Le Parlant, la parole et le souffle

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AU
LECTEUR
L'oeuvre de l'anthropologiste Marcel Jousse tout entière se
développe et rayonne à partir d'une intuition centrale
le
Mimisme humain. De quelque côté qu'on aborde cette œuvre,
on retrouve cette profonde saisie anthropologique.
LE PARLANT, LA PAROLE ET LE SOUFFLE
composé de plusieurs études de Marcel Jousse, en est un nouvel
exemple et se révèle l'indispensable complément de L'Anthropologie du Geste et de La Manducation de la Parole, précédemment publiés 1.
En effet, si l'on trouve, dans ces textes, certains thèmes déjà
abordés dans les deux précédents ouvrages, ces thèmes étaient
alors étudiés d'une façon plus générale, au niveau de l'expression
globale, tandis qu'ici, ils sont étudiés avec beaucoup plus de
précision et développés surtout au niveau de l'anthropologie du
Langage.
i. Éd. Gallimard, collection « Voies ouvertes », Paris, 1974-1975.
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Le Parlant, la Parole et le Souffle
Dans les deux premiers mémoires qui constituent les premiers
chapitres du présent ouvrage, Jousse, partant de la loi spécifique
du Mimisme humain, nous tient dans l'anthropologique en
général
Mimisme humain et Style corporel-manuel
Mimisme humain et Anthropologie du Langage
De là, saisissant l'homme jusque dans sa structure physiolo-
gique, Jousse nous fait entrer dans l'étude des procédés techniques de son expression orale
Bilatéralisme humain et Anthropologie du Langage
Peu à peu, il déborde l'aspect linguistique pour entrer dans
les mécanismes explicatifs et nous conduit à l'ethnologie
en
particulier à l'ethnologie palestinienne,
en étudiant
Formulisme et Anthropologie du Langage
Sa pénétration anthropologique le fait même déboucher au
seuil de la théologie par la pédagogie d'Israël
Père, Fils et Paraclet dans le Milieu ethnique palestinien2
C'est ce mémoire qui fournit le titre de l'ouvrage le PARLANT,
la PAROLE et le SOUFFLE. Trois mots, trois simples mots qui
saisissent le mécanisme anthropologique jusque dans la formulation du mystère trinitaire chrétien.
2. Rappelons que le mot « palestinien », dans les travaux de l'anthro-
pologiste Marcel Jousse, s'applique à un milieu culturel bien déterminé
la fraction du c peuple de la Bible » qui habitait encore, au premier
siècle de notre ère, la terre dite autrefois de Canaan et à laquelle le
conquérant romain donna le nom de Palestine qui lui resta.
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Au lecteur
Judâhen Judéen, Judaïste dans le Milieu ethnique palestinien
Dans cette étude finale, Jousse nous fait constater que tous
ces mécanismes profondément anthropologiques se particularisent selon des ethnies bien définies. Ce n'est pas seulement la
doctrine qui joue, mais le terroir.
Conclusion La tradition gallo-galiléenne. S'étant saisi dans
son approfondissement anthropologique et son enracinement
de terreux, Marcel Jousse « se connaît » paysan gallo-galiléen.
Les publications de Jousse étaient surtout des aide-mémoire
pour les auditeurs de ses cours. C'est pourquoi il nous a paru
indispensable de détendre la densité de ces textes par de nombreuses et importantes notes tirées de ses cours oraux 3. Nous
avons ainsi le professeur vivant expliquant sa page écrite.
Ces annotations peuvent donc grandement contribuer à une
plus parfaite compréhension du texte dont la cohérence interne
et la profondeur presque inépuisable ne peuvent que frapper
le lecteur.
Gabrielle Baron.
3. Ces cours oraux qui avaient été pris en sténotypie sur son ordre,
Jousse nous les a personnellement confiés. Son enseignement s'est
étendu sur une période de vingt-cinq années (de 1932 à 1957). Nous
avons utilisé les notations suivantes pour désigner les auditoires aux-
quels s'adressaient les cours dont nous citons les extraits
H.E. = Ecole des Hautes Etudes; E.A. = Ecole d'Anthropologie;
S. = Sorbonne; Labo. = Laboratoire de Rythmo-pédagogie.
Nous pensons être utile au lecteur en ajoutant des sous-titres au
texte comme nous l'avons fait pour les deux ouvrages précédents
L'Anthropologie du Geste et La Manducation de la Parole.
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PRÉFACE
Les thèmes joussiens pour le lecteur qui aura franchi L'Anthropologie du Geste et La Manducation de la Parole
ne lui sont
plus étrangers. Toutefois, ces trois livres, posthumes, n'épuisent
pas V œuvre de Marcel Jousse puisqu'il reste la totalité de ses cours
dactylographiés. Une exégèse à la mesure de cette œuvre reste à faire.
Plusieurs lectures de Marcel Jousse ont été proposées celle de
médecins, dont celle du Docteur Joseph Morlaâs
l'une des
plus anciennes et des plus probantes
celle de critiques littéraires,
celle de pédagogues, d'exégètes bibliques, de philosophes, celle de
Gabrielle Baron bien sûr, « rejouant » un homme dont elle suivit
l'itinéraire et nous donnant, par là même, un livre de référence
essentiel.
Pourtant Jousse se pose comme un anthropologue. Or peu
d'hommes de cette catégorie n'en ont proposé une lecture. On peut
en déceler des traces chez Leroi-Gourhan, mais celui-ci ne cite
pas Jousse.
Il reste donc aux anthropologues à dire leur mot.
C'est ce que nous tentons dans cette préface. Toutefois, les
anthropologues aiment la totalité et celle-ci est fonction de cette
exégèse dont nous parlions. Notre lecture ne sera donc que partielle, mais il vaut déjà la peine de marquer un étonnement et une
interrogation face à une œuvre qui, si elle ne repose pas sur une
analyse de terrain, n'en propose pas moins un mouvement vers
l'Autre.
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Préface
L'anthropologue se dit tel aujourd'hui pour diverses raisons. Les
uns projettent le qualificatif même de l'anthropologie sociale ou de
l'anthropologie culturelle. Il y a là un glissement de terme, une
adaptation méthodologique, mais rien qui soit fondamentalement
différent de ce qu'on appelle en français l'ethnologie. Il y a toutefois
longtemps que l'ethnologie est pluridisciplinaire à travers les
données qu'elle commente. Sa visée est de parvenir à une interdiscipline, laquelle, n'étant plus une superposition de connaissances
encyclopédiques, se réalise dans une œuvre où chaque analyse
respecte les conditions de validité de chaque discipline impliquée.
Tel est l'autre éclairage de l'anthropologie, celui. qui justifie le mot
et celui qui fonde une réflexion englobante, face à la multiplicité
des faits et à l'autonomie des approches.
Les auteurs qui ont parlé de Marcel Jousse ont toujours souligné
combien son œuvre est interdisciplinaire. Il resterait à faire la
jonction, quitte à clarifier les voies qui vont de Marcel Jousse à
l'anthropologie actuelle du langage. Il est prématuré de le tenter,
mais il est certain que Jousse est un précurseur.
Sa problématique fondamentale le prouve. Toute son œuvre
est une réponse à cette question « Comment les hommes, placés
au sein des perpétuelles actions de l'univers, réagissent-ils à ces
actions et en conservent-ils le souvenir? »
Cette question est celle de l'anthropologue du langage face à
toute « civilisation de l'oralité ». On peut restreindre la question
et l'orienter sur les peuples qui, anciennement colonisés aux plans
juridique ou seulement économique, éprouvent la nécessité politique
de passer de l'oral à l'écrit. On peut élargir la question en faisant
valoir qu'oralité et picturalité ne sont pas toujours antagonistes
et que l'anthropologue est là face à un dynamisme qui relève de son
champ d'intérêt.
On peut dramatiser la question en faisant valoir que la conception
occidentale s'est enfermée dans sa picturalité et n'a conçu que
négativement, par absence de traits spécifiques, ce qui n'est pas
elle.
On peut encore dramatiser la question en faisant valoir que les
objets humains de l'anthropologie sont devenus aujourd'hui des
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Le Parlant, la Parole et le Souffle
sujets humains s'interrogeant non plus dans la perspective des
sciences humaines, mais comme témoins concernés et politiquement
responsables d'une civilisation historique.
On peut enfin poser la question sur un plan éthique et se demander
comment et pourquoi la civilisation occidentale a privilégié une
affirmation péremptoire d'elle-même et dont le contenu conceptuel
implique une exclusion également conceptuelle, mais aux conséquences politiques, de toute identité de l'Autre. A ce propos la
notion de « primitif » reste aujourd'hui vivace chez de nombreux
auteurs, contemplateurs de leur civilisation, pour lesquels la primitivité est une hypothèse déductivement nécessaire.
Eh oui
Une lecture attentive et en sympathie de Marcel
Jousse nous amène à ces réflexions.
Et ceci se comprend. Il y a dans l'œuvre de Marcel Jousse un
aspect critique, second certes, mais récurrent la civilisation écrite
réduisant la civilisation de l'oralité à des effets de folklore, donc
à une archéologie de l'oralité, et se réduisant elle-même à une
« algébrose tue-mémoire ». En d'autres termes, Jousse
et là
encore il est précurseur car son expression est actuelle
réagit
en face de l'ignorance que la civilisation occidentale sécrète à
l'égard de ce qui n'est pas elle. L'Autre, c'est le négatif, le manque,
le défaut, la tare. L'Anthropologie du Geste s'ouvre sur ceci:
« Le péché originel, et capital, de notre civilisation de style écrit,
est de se croire la Civilisation par excellence, LA Civilisation
unique. Tout ce qui ne rentre pas dans sa page d'écriture est, pour
elle, inexistant » (p. 3).
Il y aurait des correctifs à apporter, non dirimants d'ailleurs,
mais nous ne pouvons entrer dans les détails. On avouera que
l'amplitude de cette position envoie ses ondes bien au-delà du
projet limité de l'ethnologie. Il ne s'agit pas de dédouaner celle-ci
comme le témoin d'une ouverture salutaire. Le problème est bien
plus vaste. Il repose sur une antinomie existentielle dont l'autre
terme est représenté par divers auteurs, par exemple Mc Luhan
(Message et massage, p. 48) avant que l'homme ne sache lire
et écrire, il « vivait dans un espace acoustique espace sans limite, ni
direction, ni horizon, dans les ténèbres de l'esprit, dans le monde de
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Préface
l'émotion, au moyen de l'intuition originelle, de la crainte. Le
discours fut la carte sociale de ce marécage ». Et dans Pour comprendre les media (p. 105) « Les cultures tribales ne peuvent
pas concevoir la possibilité de l'existence de l'individu et du citoyen
distinct. Pour elles, l'espace et le temps ne sont pas continus et
uniformes leur intensité est ressentie et comprimée dans l'instant. »
Nous pourrions proposer des citations de même cuvée dans des
ouvrages d'autres auteurs sur le livre et la civilisation écrite, sur
l'histoire des dictionnaires français, sur les noms de personnes dans
le monde, etc.
Pour comprendre Marcel Jousse, il suffit de se situer a contrario.
Nous sommes toujours dans notre sujet.
Il faut dire ici que Marcel Jousse est originellement un rural. Ce
fait est essentiel dans sa biographie. Il faut le prendre comme tel
sans tomber dans le risque d'affirmer la ruralité comme une mise
en conserve d'un traditionalisme politique. Un commentaire de
Jousse pourrait y succomber, mais ce serait une récupération
malheureuse.
Marcel Jousse parle de « l'homme primordial », de « peuples
spontanés ». Les termes sont désuets et fort critiquables. Mais il
subsiste pour nous la problématique fondamentale de Jousse: il
faut savoir que sa réponse affirme la prééminence chronologique,
mais aussi au plan du vécu, du « geste humain », jeu et rejeu du
monde ambiant, « à l'origine de l'expression humaine et donc de
toutes les liturgies ».
Dans son itinéraire, Jousse a rencontré Rousselot qui saisit la
vie du langage « non plus sur la graphie humaine, mais en plein
exercice vivant, sur des bouches humaines ». L'homme est pris dans
un continuel mouvement triphasé « l'agent agissant l'agi. » C'est
« l'interaction universelle ».
Dès lors, le terrain d'observation proposé aux sciences humaines
n'est plus l'espace textuel, mais la durée gestuelle. Le langage est
la transposition
accompagnée d'une réduction
de l'expression
corporelle et manuelle sur les muscles laryngo-buccaux. Le langage
est un « geste » à finalité significative. La mémoire est valorisée.
Le savoir est rassemblé dans des textes de Style oral, symbiose du
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Le Parlant, la Parole et le Souffle
rythme et du sens. L'oralité
qui est compatible avec des fixations graphiques
est une dimension de l'anthropos, non seulement primordiale dans sa relation avec l'ethnique, mais aussi
manifeste en tout homme tant qu'il sait maintenir, à travers sa
parole, sa relation vécue au monde ambiant. Jousse a retrouvé
celle-ci dans la personne de Jésus replacé dans son milieu ethnique
palestinien, enseignant selon la pédagogie des Rabbis, de son temps,
en récitatifs didactiques de Style oral araméen.
Le livre que nous préfaçons, Le Parlant, la Parole et le Souffle,
est composé de plusieurs études publiées par Jousse à des époques
différentes et dans des revues dont les titres indiquent bien le sens
de ses recherches La Revue anthropologique, L'Ethnographie.
Ces études devaient servir d'aide-mémoire et d'outils de travail à
ses « auditeurs ». C'est pourquoi il fut nécessaire dans cet ouvrage
de compléter un texte devenu trop dense pour des « lecteurs », par
des notes explicatives prises dans ses cours oraux recueillis en
sténotypie (cf. l'avis au lecteur de La Manducation de la Parole,
p. 8) 1. Ce volume prend ainsi une double direction, anthropologique et ethnique, entrecoupée de nombreux carrefours. Quand
Jousse étudie le milieu palestinien, c'est toujours pour saisir dans
l'ethnique particulier les fondements anthropologiques. Sa recherche des lois psycho-physiologiques de l'expression et de la mémorisation lui permet de reconstituer certains textes bibliques en deçà
de leur fixation écrite et des particularités ethniques qu'imposa à
ces textes oraux leur passage à travers la culture gréco-latine.
L'homme est dans le monde
celui-ci est un lieu d'interactions
énergétiques. L'homme est lui-même agi, in-formé. Il joue ce qui
l'entoure et le rejoue à travers ses gestes. La notion joussienne de
i. Contrairement à ce qui a été écrit par ailleurs, il ne s'agit pas de
notes de cours venant d'élèves différents, mais de cours sténotypés
sur la demande même de Marcel Jousse. Ces sténotypies étaient la
propriété de celui-ci. Elles ont été confiées par lui à Gabrielle Baron
pour les transcrire et les conserver et, s'il disparaissait avant elle, pour
les utiliser au mieux. L'analogie avec le grand livre posthume de Saussure ne tient donc pas.
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Préface
rejeu est notable. Il faudra un jour que quelqu'un étudie son analogie avec la « païdeumatique » de Leo Frobenius.
L'homme est donc récepteur et transmetteur, mais parce qu'il est
d'abord mimeur. Le monde se joue comme un immense mimodrame
par l'expression du corps, des mains et de la pensée. « L'homme ne
connaît que ce qu'il reçoit en lui-même et ce qu'il rejoue. » (Anthr.
du Geste, p. 54), l'homme est « intuitivement envahi et modelé
par le réel » (K.G., p. 55). Les mimèmes étant des schèmes dynamiques de rejeu, on peut dire que l'enfant, à mesure qu'il grandit,
irradie ses mimèmes.
Jousse renouvelle un vieux mot, l'intussusception, pour signifier
cette incorporation par l'homme des actions du monde ambiant.
L'intussusception s'irradie en style corporel, se spécialise en style
manuel, puis laryngobuccal.
Quand l'homme tente d'exprimer le monde invisible, il ne le peut
qu'en médiatisant, par le symbolisme et l'analogie, le concret vécu.
La religion n'est pas une abstraction, elle est une sublimation
du concret.
Mais l'expression humaine est aussi RYTHMÉE. Jousse l'explique
en ajoutant au mimisme un autre principe qui commande le rejeu,
à savoir le bilatéralisme. L'homme partage le monde en avant
et arrière, en haut et bas, en droite et gauche. Il est bilatéralement
mimeur, selon la structure de son corps.
Le monde dans sa représentation se trouve donc centré sur
l'homme. Cette'idée n'est pas neuve, mais elle est prometteuse dans
la perspective joussienne. En effet, en tant que principe à base
physiologique de l'anthropos, elle devrait inciter à étudier ce fait
que, dans de nombreuses langues, l'expression des relations spatiales
et temporelles rejoint, au plan des signifiés, les termes propres aux
parties du corps. C'est un grand problème de la sémantique qui est
suggéré ici.
La conséquence immédiate du bilatéralisme se marque dans le
style de l'expression humaine quel qu'en soit le véhicule physique.
Ainsi s'expliquent, en particulier, ces schèmes binaires et ternaires
qui sous-tendent son expression orale.
Le formulisme est le troisième grand principe de l'anthropos.
Le Parlant, la Parole et le Souffle
« Ce phénomène du formulisme se remarque dès qu'il y a expression socialisée. A l'origine, il y a écho et reflet du réel. Ensuite,
l'expression se socialise, phase socialement indispensable pour
qu'il y ait inter-communication. On peut dire qu'il y a formule
(gestuelle ou orale) dès que, dans un milieu social, un individu
joue un geste qui sera compris et rejoué par d'autres. La loi du
formulisme est inéluctable. Elle est la base de toute pédagogie. La
vie serait impossible dans un renouvellement incessant et total de
tous nos gestes. » (H.E. 4/2/36).
Jousse nous amène alors au domaine de ce qu'on appelle communément la « littérature orale ». Le terme mérite d'être sérieusement
corrigé. D'abord il ne s'agit pas de littérature proprement dite
puisque nous sommes en oralité. Ensuite, bien que la visée esthétique
soit incontestablement présente, il s'agit avant tout de textes de
style oral dont la profération et le contenu sont intimement liés à
la vie collective. Jousse renouvelle ici une approche qui s'est trouvée
faussée
et l'est encore
par de nombreux auteurs qui voient
étroitement de la prose dans ce qui n'est pas vers, et réciproquement,
projetant une distinction élaborée à propos et en vue d'une fixation
écrite autonome. Claudel nous a d'ailleurs appris la relativité de
cette distinction. Bref la « littérature orale » soulève une critique
analogue à celle qu'on adressa, et admit, à propos de « l'art nègre ».
Il reste à cerner de plus près les relations historiques et structurelles
de l'oralité et de la picturalité. Ceci est de l'ordre d'une anthropologie du langage. Elle devra nécessairement s'inspirer de Marcel
Jousse.
Comment Marcel Jousse conçoit-il le phénomène « langue »?
L'homme mime par son corps et ses mains les êtres environnants
et leurs actions, puis en arrive à doubler ces gestes mimeurs de gestes
laryngo-buccaux sonores 2. Ceux-ci sont moins réalistes que ceuxlà, mais ils sont aussi moins dispendieux car ils réclament moins
d'énergie. Le geste corporel devient moins utile et se réduit pro2. La linguistique contemporaine ne repousserait pas cette. idée à
condition d'admettre qu'il y a un transcodage à la fois réducteur et
différenciateur.
Préface
gressivement. Cette conception génétique de Jousse ne peut certes
être acceptée comme telle. Dans son intuition fondamentale, elle
rejoint toutefois des tentatives d'explication contemporaine où des
auteurs proposent de voir dans les gestes du bras la possibilité de
différencier des signifiants. La linguistique a certes abandonné
l'espoir de retrouver dans les segments radicaux le vestige de sons
qui viendraient prolonger et réduire les gestes mimiques. Toutefois,
en dehors du comparatisme historique, la linguistique n'est pas
encore une science qui a intégré dans des synthèses les structures
des langues qui ne sont pas indo-européennes. L'expressivité est en
particulier un domaine qui ne dépasse pas la surface des monographies. Quand on retiendra le projet de Hjelmslev selon lequel la
linguistique typologique doit s'approcher « de ce qu'on pourrait
appeler le problème de la nature du langage » (Le Langage, p. 129),
il faudra bien retenir dans un commentaire critique des propositions
analogues à celles de Marcel Jousse. Et l'anthropologue du langage
ne peut que le rejoindre quand il trouve que nous travaillons trop
sur des « cadavres graphiques » dissociant parole et mélodie. L'homme
est devenu un « regardeur », il n'est plus un « récitateur ». Ce n'est
que l'un des sens que Jousse donne à cette réflexion. Il faut en
voir un autre les « cadavres graphiques » sont aussi l'aliment
d'une science qui ne conçoit pas son développement en dehors des
textes écrits, alors qu'il existe de nombreuses langues dans le monde
qui, même si elles sont connues dans des descriptions, n'ont jamais
été utilisées dans des perspectives de synthèse.
Quelle place occupent, dans une synthèse de psychologie générale
par exemple, les idéophones africains, les structures syntaxiques
chinoises dont l'analogie est soutenable avec des structures syntaxiques de certaines langues africaines, la récurrence d'images sémantiques
ou de processus identiques de conceptualisation?
dans
des langues sans rapport historique, les traces d'africanité dans
des langues créoles dont la lexicologie est étrangère aux langues
africaines?
Sommes-nous loin de Marcel Jousse? Non, car il est l'auteur
qui a très fortement insisté sur le prisme tranquillisant de la civilisation européenne qui veut, sans démordre, expliquer l'homme à
Extrait de la publication
Le Parlant, la Parole et le Souffle
partir d'elle-même. C'est bien ce qu'il veut signifier quand il écrit
« Aussi serait-il parfaitement anti-scientifique d'étudier un Hillel
et un Mahomet [et nous pouvons ajouter Jésus de Nazareth] comme
on a l'habitude d'étudier Platon et Cicéron. »
Mais c'est peut-être dans cette contestation qu'il faut chercher
la cause du silence qui fut fait autour de Marcel Jousse.
(Ris-Orangis, juin 1975)
Maurice Houis
École pratique des Hautes Études
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CHAPITRE
PREMIER
Mimisme humain
et Style corporel-manuel
Extrait de la publication
Introduction
LES BASES ANTHROPOLOGIQUES
DE L'EXPRESSION HUMAINE
Lorsque l'homme, à force d'ingéniosité et même de génie,
semble avoir vaincu et dépassé la nature, on dirait que la nature
prend alors sur lui une sourde et sournoise revanche 1.
La découverte de l'Imprimerie était une admirable victoire
sur l'espace et sur le temps. Grâce à elle, la voix grêle du penseur, transposée visuellement, pouvait se répandre par des
milliers de feuilles aux quatre coins du monde. Son écho momentané ne tombait plus dans des mémoires sujettes à la déformation
et à l'oubli. Les caractères de métal faisaient, avec de l'éphé-
mère, quelque chose d'immuable et de quasi éternel.
Mais voilà que l'homme commence à s'apercevoir des ravages
psychologiques causés par l'usage prématuré et immodéré du
livre.
A peine l'enfant sait-il articuler ses premières phrases qu'on
le condamne aux travaux forcés de la lecture. Ses yeux, si
curieux de regarder les êtres vivants et mouvants, en sont
impitoyablement détournés pour être rivés aux signes algébriques de l'alphabet. Ses mains, avides de tout saisir, n'ont plus
que la permission de manier des manuels aux pages mornes et
I. Cette étude de Jousse s'inscrit dans le déroulement de ses cours.
Elle ne fait fonc pas mention des essais et des réalisations plus ou moins
heureuses de la pédagogie actuelle pour tenter de libérer l'enfant d'une
contrainte contre nature.
Mimisme humain et Style corporel-manuel
monotones. Ses doigts, faits pour tout palper, pour tout démonter et remonter, se crispent sur un stylo, destiné à tracer des
graphies dont souvent l'orthographe ne correspond même pas
aux articulations sonores qui se jouent sur ses lèvres. Tout son
corps, fluide et spontané mimeur de tous les gestes et de toutes
les actions de l'univers ambiant, est immédiatement contraint
à se figer, sur le banc de l'école, dans l'attitude hiératique d'un
petit pharaon assis en face de sa « maison d'éternité ». Ici, pour
être sage, il faut être immobile. Le prix de sagesse est incompatible avec l'exubérance de la vie 2.
Entre l'enfant vivant et l'univers mouvant s'interpose ainsi
un monde étrange, congelé en graphies noires et mortes, au
sens difficile et souvent contestable. Les choses apprises n'ont
plus de contact avec les choses vécues. Toute l'épaisseur d'une
feuille de papier les sépare.
L'idéal, c'est de faire de l'enfant, le plus tôt possible, un
érudit, un « fichier » qui ne connaît du monde réel que ce qu'en
ont dit les livres dont on lui a imposé la lecture. A cette école,
savoir le monde, c'est savoir où et comment les livres parlent
du monde 3.
2. « Faire tenir les enfants tranquilles, c'est les brutaliser. » (École
d'Anthropologie, 30-3-1936.)
On lira avec intérêt l'excellent petit livre d'Yvonne Berge
Vivre
son corps. Pour une pédagogie du mouvement, Paris, Le Seuil, 1975.
Il s'agit, pour Jousse, d'aider l'enfant à « se construire » en utilisant et
en développant toutes ses potentialités anthropologiques qui ne sont
pas les mêmes pour tous.
« Nos méthodes trop exclusivement orientées vers l'écrit, sont
inadaptées et, disons le mot, anormales par rapport à la plupart des
enfants. » (E.A., 21-12-1930.)
« L'enfant, cette fraîcheur en quête et en puissance d'univers, nous
devons l'aider à monter ses gestes en face du réel. » (E.A., 6-11-1950.)
3. « Notre système scolaire livresque tend à retenir l'élève trop
uniquement sur les conquêtes révolues et à répéter ce que les autres
ont dit. Nous avons trop oublié la grande loi primordiale qui est
l'intérêt spontané. » (Sorbonne, 12-1-1937.)
Dans son besoin de rejeter d'inutiles servitudes, la jeune génération
semble nettement déterminée à revenir, non seulement à la parole
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