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Cependant, le provincialisme allemand, avec ses multiples législations différentes du commerce et des
métiers, devait bientôt devenir une entrave insupportable à cette industrie, dont le niveau s'élevait
énormément, et au commerce qui en dépendait. Tous les deux kilomètres un droit commercial
différent, partout des conditions différentes dans l'exercice d'un même métier, et partout d'autres
chicanes, des chausse-trapes bureaucratiques et fiscales, souvent encore des barrières de corporations
contre lesquelles aucune concession ne prévalait ! Et avec tout cela les nombreuses législations locales
diverses, les limitations du droit de séjour qui empêchaient les capitalistes de lancer en nombre
suffisant les forces de travail disponibles sur les points où la terre, le charbon, la force hydraulique et
d'autres ressources naturelles permettaient d'établir des entreprises industrielles ! La possibilité
d'exploiter librement la force de travail massive du pays fut la première condition du développement
industriel ; partout, cependant, où l'industriel patriote rassemblait des ouvriers attirés de toute part, la
police et l'assistance publique s'opposaient à l'établissement des immigrants. Un droit civil allemand,
l'entière liberté de domicile pour tous les citoyens de l'Empire, une législation industrielle et
commerciale unique, ce n'étaient plus là les rêveries patriotiques d'étudiants exaltés, c'étaient
désormais les conditions d'existence nécessaires de l'industrie.
En outre, dans chaque Etat, dans chaque petit Etat, autre monnaie, autres poids et autres mesures
souvent de deux ou trois espèces dans le même Etat. Et de ces innombrables monnaies, mesures ou
poids, pas un seul n'était reconnu sur le marché mondial. Est-il étonnant dès lors que des commerçants
et des industriels, qui échangeaient sur le marché mondial et avaient à faire concurrence à des articles
d'importations, dussent faire usage encore des monnaies, poids et mesures de l'étranger ; est-il
étonnant que le fil de coton dût être dévidé en livres anglaises, les tissus de soie fabriqués au mètre, les
comptes pour l'étranger établis en livres sterling, en dollars et en francs ? Et comment pouvait-on
réaliser de grands établissements de crédit dans ces régions monétaires restreintes, ici avec des billets
de banque en gulden, là en thalers prussiens, à côté en thalers-or, en thalers à « deux tiers », en marks-
banque, en marks courants, à vingt, vingt-quatre gulden, avec les calculs, les fluctuations infinis du
change ?
Et lorsque, enfin, l'on parvenait à surmonter tout cela, combien de forces n'étaient pas passées dans
toutes ces frictions, combien de temps et d'argent n'avait-on pas perdu ! Et en Allemagne aussi, on
commença enfin à se rendre compte qu'aujourd'hui, le temps, c'est de l'argent.
La jeune industrie allemande avait à faire ses preuves sur le marché mondial, elle ne pouvait grandir
que par l'exportation. Il fallait pour cela qu'elle jouît à l'étranger de la protection du droit international.
Le commerçant anglais, français ou américain pouvait se permettre plus encore au-dehors que chez lui.
La légation de son pays intervenait pour lui, et, en cas de nécessité, quelques navires de guerre
intervenaient aussi. Mais le commerçant allemand ! C'est tout au plus si dans le Levant, l'Autrichien
pouvait compter sur sa légation, et encore ne l'aidait-elle pas beaucoup. Mais lorsqu'à l'étranger un
commerçant prussien se plaignait à son ambassade d'une injustice dont il avait été victime, on lui
répondait presque toujours : « C'est bien fait pour vous, qu'avez-vous à faire ici, pourquoi ne restez-
vous pas gentiment chez vous ? » En outre, le ressortissant d'un petit Etat ne jouissait nulle part
d'aucun droit. Où que l'on allât, les commerçants allemands se trouvaient sous une protection étrangère
française, anglaise, américaine, ou ils s'étaient rapidement fait naturaliser dans leur patrie nouvelle.
[Remarque d'Engels au crayon dans la marge : « Weerth ». (N.R.)] Et même si leur légation avait
voulu s'employer pour eux, à quoi cela aurait-il servi ? Les consuls et les ambassadeurs allemands
étaient traités outremer comme les décrotteurs de chaussures.
On voit par là comment les aspirations à une « patrie » unique avaient un arrière-plan très matériel. Ce
n'était plus le Drang nébuleux de corporations d'étudiants rassemblées à leurs fêtes de la Wartburg5, «
où le courage et la force flamboyaient dans les âmes allemandes », où, sur une mélodie française, on «
entraînait le jeune homme au souffle de la tempête, à aller au combat et à la mort pour la patrie » [Les
deux citations sont tirées d'une poésie de Hinkel. (N.R.)], afin de restaurer la romantique souveraineté
impériale du moyen âge ; où le jeune homme soufflant comme la tempête devenait sur ses vieux jours
le valet tout à fait commun, piétiste et absolutiste, d'un prince. Ce n'était pas non plus l'appel à l'unité,
qui s'était déjà fort rapproché de la terre, des avocats et autres idéologues bourgeois de la fête des
libéraux de Hambach6, qui pensaient aimer la liberté et l'unité pour elles-mêmes, et ne se rendaient pas
du tout compte que l'helvétisation de l'Allemagne en une République de petits cantons, à laquelle