1/ Jacques Girin* novembre 1991 Langage et culture d’entreprise : Y-a-t-il un langage d’entreprise?1 1- Introduction “Les indigènes cherchent divers objets - arbres, affleurements de corail, tas de pierres ; ils discourent sur leur véritable nom, se le montrent du doigt, confrontent leurs opinions. Ils finissent par prendre une décision, qui est l’aboutissement du discours, de leurs déplacements, du choix des désignations, du maniement des ustensiles ; en effet, lorsqu’ils arrivent à un accord, ils laissent des signes, marquent les arbres et abattent les jeunes arbres”2. Remplaçons les “divers objets” des Trobriandais étudiés par Bronislaw Malinowski par des usines, des marchés, des techniques financières, et nous voilà dans un comité de direction discutant de stratégie. Remplaçons-les par des machines, du personnel, des budgets, et nous sommes dans le cercle de qualité d’un atelier. Lorsqu’un accord survient, on laisse des signes, par exemple un relevé de décisions. Il arrive aussi que l’on abatte de jeunes - ou de vieux arbres... Malinowski, comme tous les ethnologues de terrain, savait bien que le langage et la culture entretenaient des liens étroits. Son mérite particulier a été de souligner le côté actif du langage à l’intérieur d’une culture : “La principale fonction du langage n’est pas d’exprimer la pensée ni de reproduire l’activité de l’esprit, mais au contraire de jouer un rôle pragmatique actif dans le comportement humain. Ainsi conçu, il compte parmi les grandes forces culturelles et complète les activités physiques.”3 * CNRS, Directeur du Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique. paru dans T. Globokar (Ouvrage dirigé par) : Entreprise, société, communauté, Tissages invisibles, éditions Autrement et Ministère de la recherche, série “recherches en cours”, 1993, pp. 170194). 2 Bronislaw Malinowski : “Théorie ethnographique du langage”, dans Les jardins de corail, François Maspero, 1974, page 242. 3 ibid. 1 2/ L’entreprise est aujourd’hui, dans nos sociétés modernes, la forme la plus aboutie de l’action collective, laquelle est de moins en moins fondée sur des activités physiques. Comment ne pas croire, par conséquent, que le langage y joue au degré le plus élevé ce rôle “pragmatique actif” qui est le sien chez les jardiniers de la Nouvelle-Guinée ? S’il existe quelque chose comme une “culture d’entreprise”, le langage doit nécessairement y entrer au titre de composant essentiel. Il en résulte assez naturellement que, si l’on croit important de s’intéresser à la culture d’entreprise, il faut alors considérer comme une question cruciale celle du langage (d’entreprise). Comme cette dernière affirmation résume assez fidèlement la thèse que je voudrais soutenir, ma démonstration s’arrêtera là, et le reste de ce texte ne sera consacré qu’à examiner quelques petites difficultés qui se présentent lorsqu’on veut faire quelque chose d’une telle proposition. En reprenant cette démonstration dans l’ordre inverse, on peut en effet en découvrir plusieurs. La première difficulté se trahit dans la parenthèse : “le langage (d’entreprise)”, car on sait bien - ou on devrait savoir - qu’il ne suffit pas de nommer une chose pour qu’elle se mette à exister. C’est précisément la raison de cette parenthèse, que je m’efforcerai d’ôter tout au long de ce texte, en essayant de tracer les éléments d’une problématique - une manière de poser des problèmes pertinents et d’avancer dans leur étude - tenant compte de ce qu’il est aujourd’hui possible d’entreprendre en matière d’études du langage dans l’entreprise. Ici, rien ne remplace vraiment les exemples d’analyses concrètes qui, pour peu nombreux qu’ils soient encore, occuperaient cependant plusieurs volumes. Je ne pourrai donc qu’esquisser et suggérer, mettre en scène quelques éléments de conceptualisation, et renvoyer, pour plus de détails, à d’autres textes. La deuxième difficulté réside dans la question des rapports entre langage et culture. Dire que “le langage compte comme une grande force culturelle”, c’est exprimer un genre de relation assez complexe à cerner. Pour mieux approfondir cette relation, il faudra s’intéresser un peu à un problème très fondamental, savoir comment se fabrique le sens à partir de mots et des phrases. On ne saurait mieux faire que d’interroger, là-dessus, les spécialistes du langage, qui répondent unanimement qu’ils n’en savent rien, et que le problème est beaucoup plus compliqué que ne le croit le béotien. Bien que convaincants, leurs arguments fournissent assez d’éléments pour fabriquer une petite théorie de la 3/ signification suffisante pour notre usage, mais un peu plus “sophistiquée” que les conceptions courantes qui, elles, conduisent à des erreurs. Au milieu de cette théorie, se rencontre une notion ordinaire et vague, celle de “contexte” : c’est justement la discussion de cette notion qui me servira à examiner un peu plus précisément la question des rapports entre langage et culture. La troisième difficulté tient à la notion de culture d’entreprise, qui a fait l’objet, dans les années récentes, de volumineux débats. Ce texte n’a pas pour vocation d’y apporter une nouvelle contribution, n’y d’en reprendre tous les arguments, mais il faut bien prendre position, et adopter une perspective. J’indiquerai donc quelle sorte de réalité je veux désigner en faisant usage de cette expression, et cela ne pourra être considéré que fortuitement comme une contribution au débat général. Remettant à nouveau les choses à l’endroit, on trouvera donc le plan de ce texte : culture d’entreprise, culture et langage - qu’il faudra décomposer en deux parties - et, en conclusion, langage d’entreprise. 2- Culture d’entreprise : position L’idée de culture recouvre incontestablement quelque chose d’assez vaste et de relativement confus4, et cependant nécessaire. Une position raisonnable quant à la réalité recouverte par cette notion me semble découler des trois remarques suivantes. Premièrement, la culture se rapporte à la fois à des manières de sentir, de penser et d’agir, suivant la définition durkheimienne du fait social5. La capacité à ressentir une émotion en écoutant une musique, celle d’analyser une partition, celle de composer ou de jouer d’un instrument, voilà ce que pourrait être, par exemple, une culture musicale. Deuxièmement, elle ne peut se concevoir que de manière différentielle : ce n’est pas, par exemple, un fait de culture, que de distinguer le haut du bas, le 4 Pour un inventaire et une discussion des principales définitions qui ont été données de ce terme en anthropologie, on peut se reporter à P. Mercier : “Anthropologie sociale et culturelle” dans J. Poirier (sous la direction de...) : Ethnologie générale, Gallimard, Pléïade, 1968, pages 881-1036. Pour un état récent de la question sur la culture d’entreprise, voir les différentes contributions réunies sous le titre “Vie symbolique” dans J.-F. Chanlat (sous la direction de...) L’individu dans l’organisation, les dimensions oubliées, Presses de l’Université Laval et Éditons Eska, Québec-Paris, 1990. 5 Voir par exemple E. Durkheim : Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1974, page 5. 4/ passé du futur, le devant du derrière, ou encore l’homme des animaux et des choses, car tous être humains de toutes les civilisations le font sensiblement de la même manière. En revanche, c’est un trait de culture que de distinguer une musique d’un bruit, une composition picturale d’un maculage, une action intentionnelle d’un réflexe ou d’une causalité naturelle. Car ce qui est musique ou peinture pour les uns n’est que bruit ou maculage pour d’autres, et ce qui suppose une intention pour les uns - par exemple la maladie ou la mort imputée à des sorts - n’est que phénomène naturel pour d’autres. Troisièmement, elle se rapporte de manière cruciale à la question du sens. La culture, c’est ce qui permet de donner un sens à ce qui arrive. Le sens étant entendu comme ce que l’on sent, ce que l’on dit (l’interprétation, le commentaire, la réponse verbale), mais aussi ce que l’on fait, d’un événement, d’une action, d’un message. Ainsi, la culture fait la part entre la puanteur et l’odeur délicieuse, s’agissant, par exemple, d’un fromage, déclenchant ainsi le haut le coeur ou la salivation. Elle fait sentir le fumet que dégagent les femmes sublimes du marché de Harrar - robes de soirée et cheveux enduits de beurre rance - comme délectable ou repoussant. Elle permet de saisir un reproche là ou d’autres entendraient une simple remarque, une menace derrière une observation anodine, un ordre déguisé en requête, et conditionne par conséquent les réponses pratiques que ces messages vont engager. Quatrièmement, la culture est le fait d’un groupe, mais ne désigne en aucun cas une réalité partagée de la même manière par tous les membre de ce groupe. La culture d’un groupe est, bien au contraire, sa capacité à saisir de manière différenciée la signification d’un événement, d’un message, d’une action. Ce point est essentiel, car la notion de culture a trop souvent été comprise, à tort, comme renvoyant à des “évidences partagées” par tous. Une telle conception renvoie à un type de société où le lien social se réduirait à ce que Durkheim appelait la “solidarité mécanique”, reposant sur l’existence d’un groupe indifférencié d’individus en tous points semblables. Cela n’est pas le cas, on le sait bien, même dans les sociétés traditionnelles étudiées par les anthropologues. Qui chasse, qui taille les outils, et qui fait la cuisine ? Qui raconte les mythes fondateurs ? Qui peut donner un sens à un événement malheureux ? Qui peut plaisanter avec qui ? Les générations, les genres, les liens de parenté, le système social en général, distribuent ces éléments de culture, qui forment système. Si l’on peut parler de la culture, c’est parce que le tout s’articule de manière plus ou moins harmonieuse, et non pas parce qu’il y aurait une manière d’agir, de sentir, de penser, commune à tous. 5/ La transposition de la notion de culture, issue de l’anthropologie, au cas de l’entreprise appelle encore trois réserves très importantes, si l’on ne veut pas risquer d’ajouter au caractère normalement confus de la notion elle-même de pures et simples erreurs. En premier lieu, l’anthropologie s’intéresse classiquement à rendre compte de ce que l’on appelle des “totalités”, généralement une société traditionnelle relativement close, dans laquelle on entreprend de mettre en relation tous les éléments de la vie sociale. L’économique, le social, le politique, le religieux, les systèmes de parenté, les catégories du savoir, etc., ne peuvent être séparés, et c’est ce tout, qui forme une culture. Nous ne sommes absolument pas dans ce cas lorsqu’il est question de l’entreprise, car des pans entiers de la vie sociale en sont absents. Au cas par cas, il peut, certes, arriver que la religion, les liens de parenté, voire les pratiques sexuelles, doivent être considérés comme des éléments structurants d’une culture d’entreprise, mais ce n’est pas la configuration la plus commune. En France, par exemple, l’entreprise, à l’image de l’État, est laïque, et l’on ne se livre pas à la prière au moment de lancer un nouveau produit, ni à la bénédiction lorsqu’on met en service une centrale nucléaire, ce qui, pourtant, ne saurait faire de mal. L’entreprise ne règle pas (sauf à travers les horaires de travail et les menus des cantines) la manière dont on prend son sommeil ou sa nourriture, pas plus que le choix du conjoint. La culture d’entreprise n’est qu’une fraction de la culture et celle-ci, fort heureusement lui échappe en grande partie. Lorsque des entreprises tentent abusivement d’élargir leur emprise sur ce point, voulant par exemple imposer leur définition de la normalité, stigmatisant tour à tour ou simultanément les obèses, les tabagiques ou les homosexuels, il ne convient plus de parler de culture d’entreprise, mais de totalitarisme, ce qui est une tout autre question. Bref, autant il est relativement facile de parler de culture nationale ou régionale, de la culture d’une classe sociale, etc., en se référant à des sortes “totalités”, où tous les aspects de la vie sociale sont présents, autant le cas de l’entreprise est différent. Celle-ci n’est pas la source principale, la cause première, ni quoi que ce soit de ce genre, d’une culture, mais elle est seulement l’un des lieux où une culture se re-crée, et où elle peut acquérir des traits spécifiques. Par exemple, l’entreprise ne réinvente pas le rapport hommes/ femmes, mais elle le réactive et l’actualise à sa manière, différente suivant les cas. L’entreprise est une réalité ouverte sur l’extérieur, par lequel elle est travaillée, et qu’elle 6/ travaille à son tour. Lorsqu’une entreprise innove, que ce soit en termes de produits, de modes de gestion, de relations sociales, etc., il peut arriver que cette innovation se diffuse et devienne partie intégrante, et parfois majeure, de la culture au sens large : l’audiovisuel, avec tout ce qu’il a pu changer et continue de changer dans la société civile et dans la vie politique, en est un exemple particulièrement criant, mais il y en a bien d’autres, d’importances inégales. Tout ce qui change durablement le rapport des hommes à leur travail, comme peut l’être, par exemple, une authentique gestion participative, est une action de l’entreprise sur la culture au sens large. Il en résulte que la notion de culture d’entreprise ne peut être comprise que comme une fraction de culture : au sens où elle est immergée dans une culture ou des cultures plus larges, et au sens où elle ne comporte pas cet aspect de totalité qui caractérise une culture authentique. En second lieu, la remarque qui a été faite plus haut doit conduire à concevoir la culture d’entreprise comme composée de sous-ensembles partagés (en partie) et distribués (en partie) dans la communauté humaine dont on parle, comme un assemblage. ‘“Distribué” veut dire que ces sous-ensembles forment un tout, une sorte de système dynamique. Les compétences, les savoirs-faire, les capacités à raisonner, sont spécialisés et distincts, et ce n’est que leur articulation qui forme une culture. Savoir imaginer un produit nouveau, le fabriquer, le vendre, cela ne suppose certainement pas que tous les agents qui participent à cela agissent, pensent, ressentent de la même manière. C’est une compétence distribuée, au sens où elle suppose, dans les services de recherche, des gens capables de concevoir un objet fabricable, mais aussi, dans les bureaux d’études et les ateliers, d’autres personnes capables de découvrir comment il faut régler telle machine, ajuster tel processus, pratiquer de telle et telle manière, chez les commerçants, de ce qui peut relier ce produit particulier à des attentes ou à des rêves du public, etc. Les significations associées à cet objet et à ce qui l’entoure sont donc multiples, distinctes, réparties entre un grand nombre de personnes. Enfin, la culture telle qu’elle est caractérisée par les anthropologues correspond à des sociétés relativement stables dont les différentes composantes s’articulent en un tout réputé cohérent. Il n’en est absolument pas de même de nos sociétés modernes, et par conséquent de l’entreprise. Des évolutions et des influences de toutes sortes affectent tous les systèmes de repérage, devenus plus 7/ labiles que jamais, sujets à se contredire et à se recomposer de mille manières. L’idée d’une culture formant un système stable, où tous les éléments trouveraient en permanence un sens par rapport à tous les autres éléments, qu’il s’agisse de la société “globale” - de plus en plus difficile à définir - ou de l’entreprise, ne peut plus être d’aucun usage. Il faut au contraire considérer la culture comme quelque chose qui se produit chaque jour, autant que quelque chose qui se reproduit ou se transmet, et par conséquent, également, comme quelque chose d’instable qui ne peut connaître qu’un degré de cohérence relatif, toujours à retrouver. Ces réserves n’interdisent pas d’utiliser la notion de “culture d’entreprise”, mais imposent seulement d’en élaborer une définition qui en tienne compte. Cette définition, je vais tenter précisément de l’élaborer à partir d’une réflexion sur le langage. 3- Langage et culture, première approche : les contextes de signification et d’action Bien que cela soit moins notoire, la notion de “langage” est, au même titre que celle de “culture”, une notion assez confuse. Ce qui est défini très précisément par les spécialistes - on serait presque tenté de dire “était défini précisément” - ce sont plutôt des concepts comme celui de la langue de Saussure ou de la compétence de Chomsky, qui ont fondé des formes successives de la linguistique structurale. En venir à parler du langage, c’est évoquer bien autre chose, de beaucoup plus vaste et hétéroclite, à tel point que ceux qui s’y intéressent n’osent souvent plus se réclamer de “la linguistique”, mais plutôt des “sciences du langage”, un pluriel qui pourrait sonner à bien des oreilles comme une retraite. Très grossièrement, on dira que ces sciences réintroduisent la parole et la performance, précédemment exclues de la définition de l’objet strict de la linguistique. S’intéresser au langage, c’est par exemple accorder attention à la manière dont les gens produisent ou co-produisent des énoncés, relever les différences dans les manières de parler, chercher les correspondances entre ce qui est dit par les uns et les autres, s’interroger sur les intonations, les musiques, les silences, etc. Le prix à payer est connu : il s’agit d’estomper les frontières entre la linguistiques et les autres sciences de l’homme et de la société, ou du moins d’accepter que les territoires précédemment partagés, dorénavant, se recouvrent largement les uns les autres. 8/ Quoi qu’il en soit de sa définition exacte, le langage est étroitement lié à la culture. Il sert notamment à l’exprimer, à la transmettre, mais aussi et surtout à l’accomplir. J’entends par accomplir la culture, le fait de réaliser des actes qui ont un sens dans cette culture, de la manière dont ils sont réputés devoir se réaliser : saluer, plaisanter, invectiver, s’excuser, ordonner, requérir, conseiller, reprocher, etc. Les rites, les mythes, comme les discours des Présidents Directeurs Généraux ou les manuels de procédures, c’est du langage, et c’est de la culture. Le langage, cependant, n’est pas le tout de la culture, comme le montrent les travaux sur les rapports interethniques, et les difficultés que peuvent rencontrer à communiquer des personnes parlant la même langue, mais ne partageant pas la même culture6. Une des propriétés de la culture est également de permettre que des choses soient signifiées ou qu’elles soient faites sans être dites, ou encore que le sens résulte d’une combinaison de dit et de non dit : il suffit, pour un français, de converser avec un suédois, pour apprendre que la différence culturelle se manifeste de manière beaucoup plus flagrante dans le traitement des silences que dans l’articulation des mots. Si le sens est au coeur de l’idée de culture, la question de savoir comment des mots et des phrases échangés entre des interlocuteurs font sens est évidemment cruciale pour mieux cerner les rapports entre langage et culture. La théorie de la signification est longtemps demeurée cantonnée dans un cadre conceptuel emprunté aux ingénieurs des télécommunications : à une extrémité, un émetteur code, à l’autre, un récepteur décode ; entre les deux, se véhiculent de l’ “information” ou des “contenus”. Les problèmes qui peuvent surgir dans ce cadre sont principalement les suivants : le codage et le décodage ne fonctionnent pas exactement sur les mêmes principes ; des pertes interviennent dans l’acheminement du message ; du bruit se surajoute au signal. Ce que l’on a appelé le “modèle du code”7, ou encore la “vision ferroviaire”8 du langage, a subi une série d’accidents théoriques, survenus notamment du fait qu’un certain nombre de chercheurs se sont penchés sur des phénomènes 6 Voir par exemple John GUMPERZ, ed.: Language and Social Identity, Cambridge University Press, 1982 7 D. Sperber et D. Wilson : WILSON, Deirdre : Relevance, Communication and Cognition. Blackwell, Oxford, 198, page 2. 8 G. Fauconnier : Espaces mentaux, Aspects de la construction du sens dans les langues naturelles, Éditions de Minuit, collection "propositions", 1984, page 9 9/ très simples et quotidiens qui apportaient pourtant de manière éclatante la démonstration de son insuffisance. Ce sont, par exemple : - la question de l’ indexicalité du langage. On a reconnu que les énoncés ne possédaient pas seulement la propriété de véhiculer des contenus, mais pouvaient également servir à désigner à l’interlocuteur des réalités qu’il devait lui-même découvrir dans son propre environnement. Les déictiques de Benveniste9 (par exemple “Je”, “demain”, ou “là-haut”) appartiennent à cette catégorie de dispositifs langagiers qui n’invitent pas l’interlocuteur à un simple décodage, mais lui demandent de prendre en considération la situation dans laquelle il se trouve lorsqu’il reçoit le message : “Je” est celui qui parle ; “demain” est le jour qui suit celui où l’on parle, “là-bas” est un lieu situé par rapport à l’endroit où l’on est. Plutôt qu’à représenter une réalité quelconque, ces dispositifs langagiers servent à montrer : on invite l’interlocuteur à regarder autour de lui pour découvrir les éléments qui manquent dans l’énoncé luimême. - La question des actes de langage, soulevée notamment à partir d’une réflexion d’Austin sur les “performatifs explicites” du genre “Je promets de...”, “Je jure que...”, “Je vous conseille de...”. Bien loi de transmettre de l’information, les énoncés de ce genre apparaissent comme capables de réaliser des actes socialement sanctionnés. Une fois ce phénomène reconnu, on se rend compte que beaucoup d’autres énoncés peuvent produire le même genre de résultat. Que l’on songe, par exemple, à une circulaire contenant la phrase suivante : “Il est rappelé que la journée de travail commence à 9 heures”. Si l’on “rappelle” cela, c’est bien que ce fait est déjà connu de tout le monde : l’information contenue dans un tel énoncé est donc nulle. En revanche, l’acte réalisé n’est pas anodin : dans beaucoup de circonstances, on pourra, par exemple, le comprendre comme une menace, et l’information, plutôt que “contenue” dans l’énoncé, doit être déduite par celui qui en prend connaissance : “des sanctions vont être prises”. L’ensemble de ces considérations, parmi bien d’autres, conduit à se représenter le phénomène de la signification des énoncés comme plus compliqué que ne le supposait le modèle du code. Fondamentalement, les mots et les 9 Voir notamment les chapitres "La nature des pronoms" et "De la subjectivité dans le langage" dans E. Benveniste : Problèmes de linguistique générale 1. Gallimard, collection TEL, 1966 10/ phrases ne se contentent pas de véhiculer des contenus : ils invitent celui qui les reçoit à tout un travail, que l’on peut décomposer de la manière suivante : - le travail primaire de décodage , dont on n’observe généralement la difficulté que lorsque les interlocuteurs ne manient pas exactement la même langue : l’un ne s’exprime dans sa langue maternelle, et ne dispose pas de tous les mots et tournures qui lui seraient nécessaires ; l’autre parle une langue recherchée ou savante, ou encore un jargon ou un argot, hors de portée de celui qui l’écoute, etc. Le code, même partagé, peut encore comporter des faiblesses intrinsèques, être source de certains malentendus, par exemple dans certains cas d’homonymie. - le travail de repérage des personnes, des temps, des lieux et des objets, appelé par les dispositifs indexicaux : qui est le “je” qui parle? Quel est le jour par rapport auquel se comprend le “hier” ou le “demain” ? Le lieu d’origine du “plus loin” ? Etc. Chacun connaît des exemples de difficultés liées au maniement de l’indexicalité, par exemple dans des échanges du genre : “Vous! Qui, moi ? - Oui, vous!”. Ou encore lorsque, de retour d’un voyage de plusieurs jours, on entend sur son répondeur téléphonique un “rappelle moi ce soir” dont la signification s’est perdue dans le temps écoulé. - le travail d’ interprétation , qui permet notamment de saisir l’implicite, les présupposés et sous-entendus etc., et de comprendre les actes de langage. Dois-je tenir pour acquis ce qui, précisément, n’est pas dit? Est-ce un ordre ou une plaisanterie? Conseil d’ami ou voeu impératif? Maladresse d’expression ou insulte? Etc. C’est évidemment ce dernier point qui est le plus délicat. Pour décoder, les interlocuteurs font appel à leur connaissance de la langue. Pour repérer, ils considèrent ce que l’on peut appeler la situation où se déroule l’échange. Mais pour interpréter? C’est ici, précisément, qu’il faut introduire une notion qui va nous ramener tout droit à la question de la culture. Le nom à donner à cette notion n’est pas indifférent, mais demande, de toutes façons, à être commenté. Je choisirai donc la dénomination la plus ordinaire : ce dont ont besoin les interlocuteurs pour interpréter ce qui se dit, c’est de contextes , plus précisément de contextes de signification et d’action adéquats. Le mot n’est pas entendu ici au sens étroit 11/ où l’utilisent habituellement les linguistes, pour qui le contexte est un texte qui entoure les mots et les phrases que l’on cherche à interpréter, mais dans une acception beaucoup plus large10. Un contexte de signification et d’action est une combinaison de savoirs, représentations, sensations, habitudes, qui permettent d’interpréter des mots et des phrases, mais encore des événements ou des actions11. Je suis réveillé par un bruit violent : un avion vient de passer à une vitesse supersonique ; mon voisin du-dessus a fait tomber une chaise ; c’est un orage ; c’est une bombe. Mes connaissances théoriques (par exemple ce que j’ai retenu de mes cours de physique et des ondes de choc), pratiques (je sais que les militaires s’entraînent en ce moment dans la région, ou le temps était lourd lorsque je me suis couché), mes aussi mes habitudes plus ou moins réflexes (je souffre régulièrement des maladresses de mon voisin, ou j’habite depuis plusieurs années dans un climat de guerre civile), se combinent dans des contextes distincts dont l’un va dominer, en fonction duquel je vais donner un sens à l’événement, et lui apporter la réponse qui, ce faisant, me semble convenir : me retourner en grommelant, hurler une insulte dont j’espère qu’elle traversera le plafond, aller à la fenêtre pour regarder l’orage, me jeter à terre... Un célèbre travail de William Labov12 illustre bien ce phénomène. Dans les bandes d’adolescents noirs-américains qu’il a étudiées, se pratique ce que Labov appelle un jeu de “vannes rituelles”, fausses insultes que l’on se jette au visage, et auxquelles il faut répondre en enchaînant sur d’autres vannes. Le problème, c’est que les mêmes énoncés peuvent aussi servir à lancer de vraies insultes, et que la solution ne réside que dans le choix du bon contexte : celui des luttes internes à la bande (par exemple les luttes pour acquérir une position dans la hiérarchie des statuts) - où l’insulte appelle éventuellement le coup de poing ou de couteau - ou celui des rituels - où la vanne appelle la vanne - qui renforcent le sentiment d’appartenir effectivement à la même bande. La culture de la bande, c’est justement la capacité à référer ce qui est dit à l’un ou l’autre de ces contextes sans se tromper. L’inculture - fort dangereuse, en l’occurrence c’est le fait, généralement pour une personne marginale ou extérieure au groupe, 10 Pour une discussion plus précise de cette notion et de cette terminologie, notamment en rapport avec les travaux de Bateson et de Goffman, je renvoie à mon chapitre “Problèmes du langage dans les organisations” dans J.-F. Chanlat (sous la direction de...), op. cité, pp. 37-77. 11 Voir sur ce point Erving Goffman : Frame Analysis, Harvard University Press, 1974, notamment pages 10-11.. Pour une discussion, voir “Problèmes du langage...”, op. cité. 12 W. Labov : "Les insultes rituelles", dans Le parler ordinaire : la langue dans les ghettos noirs des EtatsUnis, tome 1, Éditions de Minuit, collection "Le sens commun", 1978, pp. 223-288. 12/ de ne pas disposer des contextes adéquats : ce que l’on appelle ne pas comprendre la plaisanterie... On peut alors risquer une définition de la culture : la culture, c’est l’ensemble des contextes de signification et d’action partagés et distribués dans une collectivité humaine 13. J’insiste à nouveau sur le terme distribué : la médecine moderne fait partie de ma culture dans la mesure où je sais à peu près dans quelles circonstances je dois faire appel à un médecin, et dans quelles autres je ferais mieux de me tourner vers la prière, ou simplement de prendre des vacances. Je n’ai pas besoin, pour cela, de partager les mêmes “évidences” avec mon médecin, encore moins d’en savoir autant que lui sur son art. Il me suffit, en fait, de partager avec lui, et avec la plupart de mes contemporains, une conception assez générale et évidemment floue sur les bords, selon laquelle certaines difficultés que l’individu moderne peut rencontrer relèvent effectivement de la médecine, d’autres de la métaphysique, d’autres encore de son mode de vie. La culture d’entreprise désignerait alors l’ensemble des contextes de signification et d’action partagés et distribués dans la collectivité humaine que forme une entreprise déterminée, dans la mesure où ces contextes sont pertinents par rapport à l’activité des agents de l’entreprise. Reprenant une remarque faite plus haut, il sera généralement non pertinent de considérer des questions telles que la sensibilité artistique, les convictions religieuses, ou les pratiques sexuelles, pour examiner ce qu’il en est de la culture d’entreprise. En revanche, un phénomène trahissant une culture d’entreprise serait, par exemple la capacité collective à tomber d’accord sur le fait que tel ou tel événement s’interprète fondamentalement dans un contexte technique, humain, juridique, de stratégie, etc., et à mobiliser les ressources dont on dispose dans chacun de ces domaines pour lui donner sa signification et décider des actions à entreprendre. Une telle culture peut comporter des aspects spécifiques, qui différencient une entreprise d’une autre, mais aussi un grand nombre d’aspects communs, non spécifiques à l’entreprise, relevant éventuellement d’une culture industrielle, d’une culture moderne, etc. En somme, ce serait le type de traitement apporté à un événement, un message, une action, l’accord acquis sans trop de difficulté sur ce type de trai13 On reconnaîtra dans les considérations présentées ici l’adaptation, avec quelques nuances importantes, d’une idée de Goffman : “Pris ensemble, les cadres primaires d'un groupe social particulier constituent un élément central de sa culture" (op. cité, p. 27). 13/ tement, plutôt que le traitement spécialisé lui-même, qui manifesterait l’existence d’une culture. L’exemple qui suit illustre ce point. Nous avons été sollicités, il y a une quinzaine d’années, par des spécialistes des questions de sûreté nucléaire, qui nous ont tenu, en substance, ce discours : “nous maîtrisons parfaitement l’aspect technique de la sûreté, mais nous voudrions que vous nous aidiez à en explorer la dimension humaine”. Il y avait là, très clairement, dans la tête de nos interlocuteurs, un partage de la réalité signifiante en deux contextes distincts et séparés : contexte technique et contexte humain. Un incident ne pouvait prendre son sens que dans l’un ou l’autre de ces contextes : défaillance technique ou défaillance humaine, pouvant éventuellement se combiner dans des circonstances singulières, mais relevant d’analyses distinctes. Notre propre perception du problème était différente. Par exemple, il apparaissait que certains techniciens omettaient de se contrôler les mains en quittant leurs laboratoires, et risquaient ainsi de transporter chez eux des particules radioactives. Défaillance humaine (ils ne respectaient pas les consignes) ? Problème technique (on pouvait imaginer un dispositif n’autorisant la sortie qu’après le contrôle des mains) ? En fait, ces personnes disposaient de très peu de temps entre le moment où s’arrêtait leur travail et celui où ils devaient prendre le car qui les reconduirait chez eux. Autre exemple : un service spécialisé dans la protection radiologique était à la disposition des laboratoires pour les aider à conduire dans de bonnes conditions de sûreté des opérations délicates. Les circonstances dans lesquelles il était obligatoire d’y faire appel étaient réglementées. On constatait que, dans certains cas se situant aux limites de la réglementation, les responsables de laboratoires préféraient se passer de cette assistance. Comportement irresponsable ? Défaut de précision technique des règlements ? En fait, les interventions du service de protection radiologique faisaient l’objet d’une facturation interne. Y compris en termes de sûreté, les responsables des laboratoires pouvaient fort bien juger préférable de dépenser leur budget d’une autre manière, par exemple dans l’acquisition de matériels, lorsqu’ils se sentaient capables de conduire sans assistance les opérations en cause. Au total, toute une série d’observations de ce genre, interprétées par les “indigènes”, soit en termes de “facteur humain”, soit en termes de “facteur technique”, nous semblaient pouvoir être mieux comprises dans un autre contextes, ni technique, ni humain, par exemple un contexte gestionnaire, prenant en compte l’incidence des modes de gestion sur les comportements. Or 14/ il s’est avéré que cette prise en considération était très difficile, car elle heurtait de front un ensemble de conceptions relatives à l’indépendance d’action des membres de l’organisation à l’intérieur de domaines réputés séparés. Ainsi, les administratifs ne pouvaient admettre que les dispositions légitimes qu’ils prenaient pour contrôler des dépenses étaient susceptibles d’avoir, à travers leur incidence sur les comportements, des conséquences pour la sûreté. Autrement dit, la culture de l’organisation, inscrite notamment dans une répartition d’attributions et de rôles, interdisait de penser la question de la sûreté autrement que dans l’opposition entre contexte technique et contexte humain, et détournait le regard d’autres possibilités d’interprétation. 4- Langage et culture, deuxième approche : la mise en mots des contextes et l’expression de la culture À grands traits, le schéma présenté ci-dessus consiste à considérer que les productions langagières (les mots et les phrases que des individus énoncent) se prêtent à un triple traitement de la part de ceux qui les reçoivent : le composant littéral est objet d’un travail de décodage ; le composant indexical exige un repérage (principalement le repérage des participants, des temps, des lieux et des objets) ; le composant contextuel invite à une interprétation. S’agissant de ce dernier composant, on a postulé que les membres d’une même culture disposaient d’une gamme déterminée de contexte d’interprétation, mais que les compétences pour mobiliser ces contextes pouvaient être distribuées. Face à la nécessité d’interpréter un message, un événement ou une action, une première décision consisterait ainsi à choisir dans cette gamme le contexte adéquat, puis à opérer l’interprétation, ou à la faire opérer par les personnes réputées compétentes. Voici par exemple un événement que je reconnais comme technique (respectivement, commercial, financier, humain, etc.), je m’adresse au service technique (respectivement, commercial, financier, humain, etc.) qui me fournira l’interprétation utile. De la même manière face à un message verbal. Le contexte - fait de savoirs, représentations, sensations, habitudes - est donc simplement cette chose que l’on mobilise comme instrument d’interprétation du texte, une fois opéré le travail de décodage et celui de repérage. 15/ Ce schéma assez simple cache deux difficultés, dont la première réside dans le fait que certains éléments langagiers contenus dans le message lui-même peuvent avoir pour fonction, non pas, ou pas seulement, d’être des parties du message (sujettes, par conséquent à interprétation en contexte), mais de contribuer à désigner le contexte adéquat pour l’interprétation de ce message. Cela est évident dans le cas des “performatifs explicites” tels que “Je vous promets que...”, “je vous ordonne de...”, qui ont pour véritable fonction de dire dans quel contexte doit être interprété la suite : contexte moral de la promesse, contexte d’autorité, etc. La même fonction apparaît lorsque sont prononcées des phrases telles que “je plaisantais” ou “c’est un ordre” ou “ce n’est qu’un conseil”, qui servent à recontextualiser ce qui vient d’être dit. D’autres mots sont plus ou moins dédiés à des contextes particuliers. Quand on dit “bonjour” ou “merci”, on entend évidemment situer la partie concernée de l’échange dans un contexte relationnel. Les vocabulaires techniques et les jargons de métiers, bien que faisant parfois l’objet d’usages détournés, renvoient en général directement à des contextes bien spécifiques, tels qu’il y a peu d’ambiguïté sur les systèmes d'interprétation à mettre en oeuvre. Le style, enfin - il suffit de songer au style administratif, à celui de l’article scientifique14, à celui du compte rendu de décisions -, joue parfois un rôle analogue. Au total, les mots et leur agencement dans un message sont susceptibles d’avoir une double fonction : appeler, en tant que partie du message, l’interprétation en contexte ; désigner, en tant que “méta-message”, le contexte dans lequel le locuteur attend que l’interprétation soit faite. Si l’on revient à la notion de culture, on peut dire alors que les contextes partagés et distribués dont elle est faite sont partiellement repérables dans des faits de langue : mots et tournures spécialisés, styles d'expression, etc. Le langage, en ce sens, exprime, mais seulement partiellement, la culture. La deuxième difficulté tient à la nature même du contexte comme “structure d’interprétation”. En fait de “structure”, un contexte est composé d’éléments pour partie explicites ou explicitables, pour partie d’éléments im14 Voir G. Perec : “Experimental Demonstration of the tomatotopic organization in the soprano (Cantatrix sopranica L.)”, ainsi que B. Latour et P. Fabbri : “La rhétorique de la science, pouvoir et devoir dans un article de sciences exactes”, Actes de la recherche en sciences sociales n° 13, février 1977. 16/ plicites, et même d’éléments non explicitables, c’est-à-dire, au fond, non isolables les uns des autres. Ce n’est donc pas une “structure” au sens classique d’un ensemble d’oppositions et de relations entre des éléments isolables, mais un composé comportant à la fois des éléments isolés et structurés, et des éléments peu distinguables les uns des autres, aux frontières floues, évoquant plus un magma qu’un cristal. Soit par exemple une décision de justice. Le président de la cour d’assises vient de prononcer un jugement selon lequel l’accusé a été reconnu coupable d’homicide volontaire, qu’il a bénéficié de circonstances atténuantes, et qu’il est condamné à 15 ans de réclusion criminelle. Ce jugement - acte de langage d’une portée considérable, puisqu’il va entraîner l’exercice de contraintes physiques durables sur la personne du condamné - s’interprète par rapport à toute une série d’éléments plus ou moins explicites : à une extrémité, des textes de loi, qui disent par exemple ce qu’est un homicide, de quelles peines il peut être sanctionné, etc. ; à l’autre extrémité, l’intime conviction de la cour et des jurés. L’intime conviction, on le sait d’expérience, considérera comme significativement plus grave le meurtre d’une petite fille que celui d’un mâle adulte et en bonne santé, bien qu’aucun texte de loi ne fasse cette distinction, et les circonstances atténuantes joueront moins en faveur de l’accusé. Les textes reconnaissent d’ailleurs le caractère fondamentalement ineffable de l’intime conviction : “la loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : «Avez-vous une intime conviction ?» ” (article 353 du code de procédure pénale). Le contexte de la justice pénale comporte par conséquent des éléments qui vont du plus explicite (les textes de loi) au plus informel et inexprimé (l’ “intime conviction” des jurés et l’ “impression faite sur leur raison”). Lorsqu’un jugement déterminé paraît traduire une évolution de l’appréciation que des jurys populaires portent sur certains faits, il suscite le commentaire, au travers desquels on va tenter, en particulier, de faire ce que, précisément, la loi ne leur demande pas : rendre compte des raisons de leur intime conviction. Fixant une 17/ terminologie qui va, par exemple, poser comme distinctes des notions qui n’étaient pas séparées jusque là, constituant ou modifiant des échelles explicites de gravité, ils peuvent contribuer à faire évoluer une jurisprudence, voire même à provoquer une modification de la loi. Ce qui veut dire que, en parlant du contexte de signification de la décision de justice, en tentant de rendre argumentables les convictions exprimées par un jury, on modifie ce contexte de signification lui-même. Il en va de même de la technique. Certains utilisateurs expérimentés de micro-ordinateurs savent déceler, au bruit qu’il fait, le commencement de défaillance d’un lecteur de disquettes, ce qui peut être particulièrement précieux pour éviter de perdre en un instant des journées entières de travail. Cette compétence d’interprétation est particulièrement difficile à expliciter et à transmettre, bien que l’on ait vu apparaître sur le marché des logiciels qui simulent divers bruits signalant des fonctionnements anormaux. D’autres éléments concernant le fonctionnement de la machine font, en revanche, l’objet de textes qui s’enrichissent au fil du temps, et mettent à la portée des utilisateurs une compétence de plus en plus large concernant l’interprétation des événements qui peuvent survenir dans l’utilisation de leur machine. Parvenir à transformer une compétence interprétative jusqu’alors tacite en instructions, manuels, notes techniques, etc., c’est évidemment agir de manière très importante sur le contexte technique. Cela est vrai, encore, des contextes relationnels, par exemple dans la dimension de l’autorité. Des textes de loi, accords de branche et d’entreprise, contrats de travail, fiches de postes, organigrammes, etc., contribuent à donner un sens à la notion d’ordre adressé par un supérieur à un subordonné, à cerner les contours de ce qui peut être légitimement ou normalement considéré comme tel. Mais l’exercice effectif de l’autorité ici et maintenant mobilise encore bien d’autres choses, qui relèvent par exemple de pratiques et usages locaux, et ne sont jamais entièrement explicitées. Le fait de vouloir dire quels sont ces pratiques ou ces usages - ce qui est parfois demandé, spécialement par des subordonnés lorsqu’ils ont le sentiment que les pratiques et les usages ne sont pas “normaux” - constitue une modification très importante des conditions dans lesquelles l’autorité peut s’exercer. L’explicitation consiste en effet, non seulement à tracer des frontières nettes entre des domaines précédemment interpénétrés, à stabiliser ces frontières, mais encore à se soumettre à des 18/ principes de cohérence plus rigoureux que ceux qui articulent entre eux les savoirs tacites. L’expression langagière de la culture est donc une action sur la culture elle-même, de la même manière que le commentaire artistique est susceptible de changer le regard que l’on porte sur une peinture, l’écoute que l’on peut avoir d’une musique. On peut résumer cela en disant que parler de la culture, des contextes de signification et d’action qui la composent, tenter de mettre en mots ces contextes, c’est effectivement transformer profondément cette culture. Au total, les rapports entre langage et culture peuvent s’énoncer de la manière suivante : - La production et l’interprétation d’énoncés langagiers est un fait de culture. La production d’énoncés susceptibles d’être convenablement interprétés suppose le maniement de signaux, notamment langagiers, généralement articulés à d’autres types de signaux, capables de désigner à l’interlocuteur les contextes d’interprétation et d’action adéquats : vocabulaire, style, marques de toutes natures, permettant de signifier, généralement sans avoir à le dire : “ceci est une assertion sur le monde susceptible d’être mise à l’épreuve des faits”, “ceci se réfère à des valeurs que l’on ne saurait contester”, “ceci est un conseil”, “ceci est un ordre”, “ceci est une forme de salutation”, “ceci est une plaisanterie”, etc. L’interprétation adéquate des énoncés suppose un certain partage de ces contextes de signification et d’action composant la culture, ou au moins une connaissance de la distribution des compétences dans la collectivité considérée, de manière à savoir à qui l’on doit s’adresser pour une interprétation convenable. Ces productions et ces interprétations constituent une actualisation de la culture, dans la mesure où, lorsqu’elles sont réussies, elles contribuent à renforcer le sentiment de la capacité collective à penser, agir et sentir de manière congruente. - Une culture s’exprime partiellement dans des textes écrits ou dans des énoncés répétés qui constituent la partie la plus structurée des contextes d’interprétation et d’action. Ces textes, lois, règlements, procédures, manuels, mais aussi proverbes, aphorismes, slogans, etc., disent comment il faut interpréter des événements, actions, messages, et quelles conduites il convient d’adopter suivant les cas. Ils constituent la partie la plus explicite des contextes d’action et de signification composant une culture, mais chacun des contextes 19/ comporte également des éléments moins distincts, plus confus, moins structurés, dont une partie n’est jamais totalement explicitable. - L’activité de mise en mots des contextes de signification et d’action, l’explicitation des pratiques, usages, connaissances tacites, représentations communes, etc., est une production culturelle, constitue chaque fois une intervention fondamentale sur le substrat culturel de l’activité commune. On peut ajouter ici que la possibilité de cette mise en mots est probablement partiellement conditionnée par des propriétés de la langue elle-même. Si les linguistes semblent aujourd’hui s’accorder sur le fait que toutes les langues possèdent la capacité d’exprimer tout ce qui peut l’être, rejetant ainsi la forme la plus radicale de l’hypothèse dite abusivement “de Sapir-Whorf”15, ces langues peuvent différer dans leur facilité à se prêter à telle ou telle forme d’expression. 5- Langage d’entreprise : propositions Les considérations précédentes rendent maintenant possible de lever la parenthèse utilisée précédemment dans l’expression “langage (d’entreprise)”. Il existe une culture d’entreprise, composée des contextes de signification et d’action pertinents par rapport à l’activité des agents de l’entreprise. Cette culture n’est pas nécessairement spécifique, peut ne différer que marginalement de celle qui se rencontre dans d’autres entreprises. Elle n’est pas close, mais ouverte sur l’extérieur. Elle ne forme pas une totalité, puisqu’elle néglige des aspects fondamentaux de la vie des hommes entre eux et face à la nature. Elle peut cependant être qualifiée de culture dans la mesure où elle constitue l’ingrédient indispensable pour que les membres d’une entreprise sachent fabriquer, à partir d’événements, d’actions ou de messages, les significations qui leur sont nécessaires pour agir. De la même manière, et au prix des mêmes restrictions, il existe un langage d’entreprise. Pas nécessairement spécifique, certainement pas isolé de l’extérieur, ne recouvrant pas la totalité de ce qui est susceptible d’être exprimé par des mots, ne désignant pas quelque chose de partagé par tous, mais plutôt 15 Hypothèse selon laquelle les catégories fondamentales de la pensée pourraient être différentes suivant les langues, ce dont on pourrait être tenté de conclure que les langues ne possèdent pas toutes la même capacité d’expression. Cette conclusion serait contraire à la pensée de Sapir : “il est essentiel d'observer que si déficiente qu'apparaisse une société primitive jugée du point de vue de la civilisation, sa langue offre, sans exception, un appareil de symbolisme référentiel aussi sûr, complet et potentiellement créateur que les langues les plus évoluées que nous connaissions." (Edward Sapir; Linguistique, Éditions de Minuit, 1968, pages 92-93). 20/ une réalité à la fois partagée et distribuée, nécessaire, cependant, à la traduction partielle de la culture, à son accomplissement, à sa reproduction et à sa production. Ce langage d’entreprise peut être appréhendé de diverses manières, et à différents niveaux. En premier lieu, il y a le niveau de la langue elle-même, telle qu’elle est parlée et écrite dans l’entreprise. Les mots et leurs définitions doivent être connus de tous ceux qui en ont besoin pour agir, et peuvent nécessiter l’écriture de véritables dictionnaires, que certaines entreprises éditent parfois elles-mêmes. Un lexique de ce genre peut évidemment comporter à la fois des mots à usages généraux, et des mots spécialisés, qui n’exigent d’être connus que de ceux qui occupent certaines fonctions particulières, mais parfois avec un extrême précision. Ainsi, par exemple, le “code pour la sécurité des centrales nucléaires, assurance de la qualité”16, qui comporte, hors annexes, une petite trentaine de pages, en consacre six à des définitions de mots ou d’expression apparemment aussi ordinaires que “accident”, “approbation”, “spécification”, “vendeur”, etc., juge utile de préciser la signification des verbes “devoir” et “falloir” employés, soit au présent, soit au conditionnel, ainsi que la manière de marquer la différence entre le “ou” inclusif et le “ou” exclusif. Il demande aussi de “prendre des mesures pour que les personnes qui remplissent des fonctions en matière d’assurance de la qualité aient une connaissances adéquate de la langue dans laquelle la documentation est rédigée”. On mesure, sur un tel exemple, à quel point les précautions de langage sont partie intégrante des précautions techniques et organisationnelles. Dans chaque entreprise, des évolutions de toutes sortes conduisent, soit à l’usage de nouveaux mots, “importés” de l’extérieur, soit même à la création lexicale, qui peut nécessiter des compromis entre des logiques techniques, des logiques d’usage - qui font, par exemple, que les utilisateurs ont besoins d’autres mots que les concepteurs - et des logiques sociales17. Cette production peut être source de difficultés, soit dans les échanges internes, soit dans les échanges avec l’extérieur. L’aspect lexical n’est cependant pas le seul intéressant à considérer. Ainsi, bien que peu abordé jusqu’ici, l’aspect syntaxique, élément essentiel de la signification18, mériterait certainement des 16 Agence internationale de l’énergie atomique, collection sécurité n°50-C-QA (rev. 1) Voir par exemple B. Gardin : "Machine à dessiner ou machine à écrire? la production collective d’une formulation”, Langages n°93, 1989 18 Un exemple d’analyse syntaxique de la signification des énoncés produits par des ouvrières à propos de leur qualification se trouve dans J. Boutet : "Façons de dire la qualification", Mots, n°14, mars 1987, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, pp. 171-196. 17 21/ études, qui ne conduiraient probablement pas à conclure à l’existence de formes syntaxiques spécifiques à telle ou telle entreprise, car la syntaxe se prête beaucoup moins que le vocabulaire à des altérations significatives, mais peutêtre à la spécificité de certains usages. Le deuxième niveau est celui de l’interaction, soit à l’intérieur de l’entreprise, soit entre l’entreprise et l’extérieur. L’analyse des interactions, qui suppose toujours une articulation entre les aspects langagiers et non langagiers, s’est considérablement développée ces dernières années, et offre des perspectives très riches. Ce qui est central, ici, c’est de considérer la manière dont se nouent et se dénouent des situations mettant en présence des participants qui doivent, souvent dans un temps déterminé résoudre (et souvent, d’abord, formuler) certains problèmes19. Il peut s’agir de réunions, de face-à-face, d'échanges de correspondance, etc. Les indicateurs de ce qui se passe et de la manière dont cela se passe sont à la fois langagiers et non langagiers : organisation des tours de parole, gestion des silences, intonations et rythmes, rires, gestes, postures, etc. Ce courant de recherches est actuellement très actif, dans des domaines très divers, et s’intéresse notamment aux entreprises. Un troisième niveau, largement programmatique à ce stade, serait celui d’un diagnostic global sur le langage de l’entreprise et sa culture. On sait, par exemple, que, dans certaines entreprises, prédomine une forte tendance à expliciter et à écrire tout ce qui peut l’être - depuis les savoir-faire techniques jusqu’aux codes relationnels, en passant par les définitions de fonctions -, tandis que d’autres connaissent la situation inverse, où les textes de doctrine sont oubliés dans des placards, ne sont jamais mis à jour et jamais invoqués que de manière rituelle. Culture écrite dans un cas, orale dans l’autre : le nouvel entrant en sait quelque chose, qui se voit remettre dans un cas une liasse épaisse de documents, et doit, dans l’autre, tisser des relations qui lui permettront de découvrir progressivement les manières de faire et les usages. Le système formé par les manières de parler et d’entendre des différents groupes composant le personnel d’une entreprise peut parfois également faire l’objet d’un diagnostic un peu global. On connaît, par exemple, de ces entreprises où tout ce que peuvent dire les dirigeants est instantanément compris par les exécutants comme de la propagande ou de l’intoxication, et où tout ce que disent ces derniers est interprété en retour comme du bavardage, ou des revendications non fondées 19 Pour une discussion de la notion de situation, voir mon texte “Problèmes du langage...”, dans Chanlat (sous la direction de...), op. cité. 22/ issues de l’action irresponsable des sections syndicales. Il ne s’agit pas de manières de penser, d’agir, de sentir, communes à tous, bien au contraire, puisque le même acte, événement, message, va être interprété chaque fois de manière très différente par les uns et par les autres : mais il s’agit cependant d’un système cohérent, d’une culture d’entreprise et d’un langage d’entreprise, le langage du “cause toujours”, et la culture du mépris. Inversement, on rencontre également des entreprises où l’explication, l’écoute, la discussion, précèdent et accompagnent toujours l’action : autre langage, autre culture...