Jacques Girin : Les Situations de Gestion Jacques Girin : 1983 Extrait de : "Le rôle des outils de gestion dans l'évolution des systèmes sociaux complexes, sous la direction de M. BERRY, C.R.G-École polytechnique, 1983, rapport pour le Ministère de la recherche et de la technologie." Avant-propos L'originalité de la recherche en gestion par rapport à d'autres courants (sociologie des organisations, économie industrielle, approche système, etc.) s'affirme assez clairement dans la démarche, en particulier par l'utilisation de l'approche clinique, et surtout la mise en place effective des dispositifs d'analyse et de contrôle qui en garantissent la validité. Elle se marque aussi par l'usage de certains concepts particuliers (par exemple ceux d'outils de gestion et de mécanismes de gestion) et dans une certaine manière d'aborder la question de la complexité (par exemple la "grille à quatre niveaux"). Cependant, la question de la définition propre de l'objet de la recherche en gestion reste plus ou moins pendante. Les réactions convergentes de plusieurs spécialistes des disciplines voisines montrent en tout cas que cette spécificité revendiquée est plus ou moins bien comprise. En bref, s'agit-il d'étudier les organisations avec d'autres méthodes et d'autres outils que ceux des sociologues, des systémistes ou des économistes d'entreprise, ou s'agit-il d'autre chose? Les considérations liminaires qui suivent tendent à étayer la thèse selon laquelle il s'agit effectivement d'étudier autre chose. L'objet ne serait pas l'organisation, ni l'entreprise, ni même tel ou tel "morceau" d'un système socio-économique, mais quelque chose que l'on pourrait convenir d'appeler des "situations de gestion", dont l'existence autonome exigerait effectivement une approche spécifique aussi bien dans la démarche que dans les concepts. Ce texte doit évidemment être compris comme une esquisse, une base possible pour la reformulation et l'articulation de certaines notions. Il emprunte sans vergogne et sans excès de citation au capital commun constitué par d'autres textes, réunions, discussions, etc., et divers auteurs du Centre de recherche en gestion et du Centre de gestion scientifique y retrouveront sans doute une partie de leur bien propre. 1 - Définition Nous dirons que nous sommes en présence d'une situation de gestion chaque fois qu'à un ensemble d'activités en interactions est associée l'idée d'activité collective et de résultat faisant l'objet d'un jugement, et que des agents sont engagés dans la situation de gestion lorsqu'ils se reconnaissent comme participant à des degrés divers à la production du résultat. Dire qu'à l'ensemble des activités en interaction est associée l'idée d'activité collective ne signifie pas que toutes les activités élémentaires soient orientées vers la production de ce résultat : il est au contraire possible (et généralement, c'est le cas) que certaines des activités aillent objectivement à son encontre. Parler de résultat, ce n'est pas non plus parler d'objectif, et encore moins d' "objectif collectif" faisant l'objet d'une sorte d'adhésion générale, et vers lequel toutes les volontés seraient tendues. Les finalités des activités élémentaires peuvent fort bien être opposées, le point important pour qu'il y ait effectivement situation de gestion étant seulement que ces finalités élémentaires soient en quelque sorte "dominées" par la nécessité de parvenir au résultat. Par ailleurs, il se peut fort bien qu'aucun objectif clair ne puisse être assigné à l'activité collective, mais que certains résultats fassent cependant l'objet de jugements. Au mieux, le résultat est la traduction en termes simples d'objectifs complexes. Mentionner un jugement, c'est faire référence, soit -- rarement -- à un "jugement des faits" (on trouve ou non du pétrole dans le puits que l'on vient de forer), soit -- le plus souvent -- à un jugement social externe à la situation proprement dite (les actionnaires jugent la gestion de la direction générale, la direction générale juge la gestion des directeurs d'usines et des responsables commerciaux, le chef d'atelier juge l'activité d'une équipe d'ouvriers, etc.), soit -parfois -- à un jugement social interne (les membre d'un groupement jugent le résultat qu'ils ont obtenu en se regroupant). Enfin, parler de l'engagement des participants dans la situation de gestion ne suppose pas non plus que la poursuite du résultat leur apparaisse à tous comme le but essentiel de leur activité propre, mais seulement qu'ils n'ignorent pas que le jugement existe, et que cela peut avoir des conséquences pour eux. Il est beaucoup plus fréquent que le résultat à atteindre apparaisse à chacune des personnes engagées dans la situation comme une contrainte à respecter dans la poursuite de leurs propres objectifs (gagner sa vie, garder sa place, faire carrière, etc.). Dans ce sens restricitif, on peut parler d'un "accord" sur la poursuite du résultat, accord qui peut parfaitement être tout à fait contraint pour la plupart des participants. 2 - Situation de gestion et organisation La notion de situation de gestion diffère grandement de celle d'organisation, bien qu'elles entretiennent entre elles des rapports étroits. 2-1 Il est habituel, mais non obligatoire, qu'une situation de gestion, surtout si elle possède une certaine permanence, donne lieu à organisation : on peut considérer dans bien des cas que l'organisation est la rigidification des moyens pris pour faire face à une situation de gestion. Une situation de gestion peut faire l'objet de degrés d'organisation assez différents. 2-2 Les organisations sont un lieu où se développent quantités de situations de gestion. En particulier, le modèle bureaucratique serait idéalement celui qui parviendrait à traduire en termes de situations de gestion emboîtées, hiérarchisées et articulées une situation de gestion globale en vue de laquelle cette organisation aurait été créée. La particularité de l'organisation, c'est d'instituer certaines situations de gestion assez permanentes, souvent comme pure et simple conséquence de ses propres traits organisationnels (et non pas comme résultat direct de la situation de gestion globale) : on parlera dans ce cas de mécanismes de gestion . 2-3 Plusieurs personnes peuvent être engagées dans la même situation de gestion sans appartenir à la même organisation. Par exemple, l'ingénieur conseil, l'expert comptable, l'avocat, etc., dans leurs interactions avec chacun de leurs clients respectifs, se trouvent dans des situations de gestion communes avec ces clients (résoudre un problème d'organisation, faire un bilan, gagner un procès). Dans ces cas, non seulement les différents protagonistes ne font pas "partie" de la même organisation, mais encore la situation de gestion se noue et se dénoue dans le temps, éventuellement de manière périodique (l'établissement du bilan) ou de manière plus ou moins définitive (le procès). 2-4 Les rapports entre les agents engagés dans une situation de gestion ne résultent ni directement, ni simplement, des rapports institués entre eux du fait d'une organisation ou d'une structure sociale, mais également des particularités de la situation elle-même, incluant des facteurs purement matériels. Ainsi, les "dominants" d'une situation de gestion particulières ne sont pas nécessairement ceux qui occupent la position la plus haute dans une hiérarchie organisationnelle ou sociale, comme le démontre l'observation du type de rapport qui s'établit entre n'importe quel "dominant" et le premier plombier venu au moment où une fuite d'eau ravage la salle de bains... Michel Crozier a montré qu'il peut arriver que l'association de certains traits organisationnels à des incertitudes particulières -- affectant, par exemple, la technique --, donnent naissance à des situations atypiques par rapport à l'organisation "normale" (rapports inversés entre "subordonnés" et "supérieurs"), qui peuvent prendre un caractère permanent. 3 Exemple simple de situation de gestion Le bref exemple qui suit est emprunté à un travail de thèse en cours de Christian LEVY sur le métier d'ingénieur conseil. Une des questions que se pose Lévy est de comprendre la logique de l'évolution des relations entre l'ingénieur conseil et la société à laquelle il appartient (en particulier sa hiérarchie) d'une part, et, d'autre part, entre ce même ingénieur-conseil et son client. Le client étant constitué en réalité par diverses personnes et groupes appartenant à une entreprise qui a demandé la mise en place d'un nouvel instrument informatique. Dressant une sorte de "carte" des relations plus ou moins proches et plus ou moins marquées dans le "style" (par exemple autoritarisme ou égalitarisme) entre les différents protagonistes d'une opération de conseil, il observe que cette carte évolue dans le temps : elle évolue en particulier avec l'état d'avancement du travail technique proprement dit. Ce phénomène se reproduit de manière plus ou moins cyclique, dans la mesure où plusieurs produits sont élaborés et mis en place successivement pour le même client. Grossièrement, on peut décrire cette évolution en deux points : 1- l'autorité de la part de la hiérarchie dans la société de conseil se fait d'autant plus pressante sur l'ingénieur que la relation de celui-ci à son client est plus directe et égalitaire -- et inversement; 2- la phase de conception et de mise en place du produit informatique correspond à une relation égalitaire avec les niveaux élevés de la hiérarchie du client, tandis que la phase de maintenance conduit à un type de relation où l'attente du client -- exercée par des niveaux plus bas -- se manifeste plus directement sur le mode de l'exigence. Sans entrer dans une description plus détaillée de cet exemple -- présenté ici de manière très simplifiée -- il faut se rendre compte qu'une quantité de facteurs apparemment très disparates (de la contrainte économique à la psychologie particulière de l'ingénieur) peuvent jouer un rôle déterminant à un moment ou à un autre de l'évolution du travail. On voit bien d'autre part que l'on a bien affaire à un genre de phénomène qui relève directement de ce qui vient d'être défini comme une situation de gestion. Tous les protagonistes se sentent soumis à l'exigence de parvenir à un résultat commun -- la mise en place du produit informatique considéré --, car, malgré leurs intérêts souvent divergents, si l'opération échoue, chacun d'eux est perdant. Dans ce cadre permanent, la structuration des relations varie cependant, et elle ne varie pas tellement en fonction de facteurs organisationnels (propres à la société de conseil ou propres à l'entreprise cliente), mais surtout en fonction d'autres facteurs : ici, en particulier, l'état d'avancement plus ou moins grand d'un produit informatique dont l'élaboration est soumise à des aléas à la fois matériels et propres aux savoirs qui sous-tendent cette activité, va permettre à tel ou tel autre facteur de jouer le rôle prépondérant. 4- La situation et ses contextes La notion de situation de gestion est "locale". Autrement dit, l'extension spatiale et temporelle d'une situation concrète est définissable : c'est l'interaction durable du chef d'atelier et de son équipe à l'intérieur du champ d'évaluations auquel ils sont soumis en commun, l'interaction de l'avocat et de son client jusqu'à l'issue de son procès, etc. Mais la situation de gestion ne peut s'analyser qu'en référence aux contextes à l'intérieur desquels elle se développe ou, pour dire les choses de manière légèrement différente, aux contextes qui la traversent. Par exemple, l'interaction entre le chef d'atelier et les ouvriers de son équipe peut se comprendre dans le contexte organisationnel (avec ses définitions de compétences, d'autorité, etc.), dans celui des rapports sociaux et des conflits généraux (par exemple au moment où se développe un mouvement de grève), dans celui du rapport aux objets et à la technique (par exemple au moment d'une panne), etc. Ce point est capital. On peut le voir comme une conséquence du phénomène de "totalité" mis en évidence par Mauss , ou encore comme une définition de la "complexité" de toute situation de gestion : en effet, si la situation est locale, n'importe quelle tentative d'analyse de cette situation renvoie à la globalité que, d'une certaine manière, elle "contient". Ce qui comporte comme conséquence l'impossibilité concrète d'épuiser la description de la situation. Toute la question est par conséquent de savoir quel(s) contexte(s) on va privilégier dans l'analyse. La réponse la plus courante consiste à faire confiance à la théorie dominante ou à l'épistémologie de la discipline pour distinguer ce qui est essentiel de ce qui est secondaire, les variables déterminantes des variables accessoires, les contextes pertinents des contextes qui ne le sont pas... Cette démarche, légitime en principe, fondée sur un principe de séparation et d'abstraction qui a fait le succès des sciences physiques (on peut étudier le mouvement des planètes en oubliant qu'elles ont aussi une couleur), privilégie en somme le point de vue de l'analyste : si celui-ci s'intéresse aux rapports sociaux globaux, il pourra retrouver dans une situation particulière des manifestations de la lutte des classes, et analyser cette situation de ce seul point de vue ; de même s'il s'intéresse à la dimension économique, ou s'il est technicien, ou s'il adopte un point de vue organisationnel, etc. La difficulté est que les agents -- qui ne sont pas des objets -- se font eux-mêmes une idée, dans chaque cas particulier, des variables qui sont les plus importantes pour appréhender la situation, du contexte le plus adéquat à l'intérieur de laquelle elle doit s'interpréter. Même si l'analyste peut avoir de bonnes raisons pour se convaincre que ces représentations sont illusoires ou superficielles, elles participent à la structuration de la situation et à la détermination des comportements. Ainsi, le fait que le fonctionnement d'un atelier puisse s'analyser en termes de rapports sociaux conflictuels n'empêche pas que, à certains moments, la situation peut se trouver dominée -- du point de vue même des agents -- par le sentiment d'appartenance commune à une unité dont il s'agit prioritairement d'assurer la défense ou la survie : l'inverse est également possible. En réalité, on peut considérer qu'une bonne partie de l'activité des agents qui interagissent dans une situation de gestion consiste précisément à essayer de déterminer quels sont les contextes adéquats pour la comprendre et y faire face. Savoir déterminer si la question la plus importante du moment est un problème technique, une contrainte économique, un conflit de personnes ou de groupes ... est le B.A. BA de l'activité de tous ceux qui interagissent dans une situation de gestion, et pas seulement des "gestionnaires". L'ordre d'importance de ces question peut aussi changer, soit de manière prévisible, soit lorsqu'un événement imprévu survient : c'est le cas, bien souvent, de la panne (qui fait, provisoirement, que le technique domine l'organisationnel), de la grève (où le rapport social domine), etc. Le jeu consiste aussi, pour les agents ou les groupes d'agents, à savoir imposer aux autres le contexte dans lequel devra s'interpréter et se résoudre la situation. Ce qui 'Veut dire que l'analyste se ferme toute possibilité de compréhension de la richesse intrinsèque et des possibilités d'évolution d'une situation de gestion s'il la découpe toujours suivant le même axe. La distinction opérée entre des "niveaux" tels que "la matière", les "individus", "les institutions", "la culture" (Berry et alii, op. cité) peut être comprise comme une typologie des contextes possibles pour une situation de gestion. La mise en rapport de la situation avec ces différents types de contexte conduit l'analyste à produire plusieurs schémas explicatifs, non "sommables" , qui sont plus ou moins pertinents selon que le moment où l'on considère l'évolution de la situation de gestion et la perception qu'en ont les agents eux-mêmes.