CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 45216/07
présentée par Johanna APPEL-IRRGANG et autres
contre l'Allemagne
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant
le 6 octobre 2009 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Renate Jaeger,
Karel Jungwiert,
Rait Maruste,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Zdravka Kalaydjieva, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 11 octobre 2007,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, Mlle Johanna Appel-Irrgang et ses parents, Mme Kerstin
Appel et M. Ronald Irrgang, sont des ressortissants allemands, nés
respectivement en 1993, 1956 et 1954 et résidant à Berlin. Ils sont
représentés devant la Cour par Mes Reymar et Hasso von Wedel, avocats à
Berlin.
2 DÉCISION APPEL-IRRGANG ET AUTRES c. ALLEMAGNE
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants,
peuvent se résumer comme suit.
1. La genèse de l'affaire
Le 30 mars 2006 la chambre des députés de Berlin adopta la première loi
portant modification de la loi sur l'école du 26 janvier 2004 (Erstes Gesetz
zur Änderung des Schulgesetzes). L'article 1 de cette nouvelle loi prévit
l'insertion d'un nouveau paragraphe 6 à l'article 12 disposant :
« Dans les classes 7 à 10 des écoles publiques l'enseignement de l'éthique est une
matière enseignée ordinaire pour tous les élèves. L'objectif du cours d'éthique est de
promouvoir la propension et la capacité des élèves d'aborder, d'une manière
constructive, les problèmes culturels et éthiques fondamentaux de la vie individuelle
et de la coexistence sociale ainsi que les différentes propositions concernant les
valeurs et le sens, et ce indépendamment de leurs origines culturelles, ethniques,
religieuses ou idéologiques. Les élèves s'approprient ainsi les fondements pour mener
une vie autonome et responsable et acquerront compétence sociale et aptitude au
dialogue interculturel et au discernement éthique. A cette fin sont transmises des
connaissances concernant la philosophie, l'éthique religieuse et philosophique, les
différentes cultures et manières de vivre, les grandes religions du monde et les
questions de modes de vie. Le cours d'éthique prend son orientation dans les principes
généraux éthiques tels qu'ils ressortent de la Loi fondamentale, de la Constitution de
Berlin et de la mission de formation et d'éducation prévue aux paragraphes 1 et 3 de la
loi sur l'école. Le cours d'éthique est dispensé de manière neutre. Les écoles sont
invitées à aborder certains sujets en coopération avec les communautés qui dispensent
les cours de religion et d'opinions philosophiques. Il appartient à chaque école de
décider de la forme dont de telles coopérations seront mises en pratique. L'école est
tenue d'informer à temps et d'une manière appropriée les personnes investies de
l'autorité parentale sur le but, le contenu et la forme du cours d'éthique. »
En avril 2006, les requérants, d'obédience protestante, saisirent la Cour
constitutionnelle fédérale d'un recours constitutionnel contre cette loi
(no 1 BvR 1017/06). Par une décision du 14 juillet 2006, une chambre de
trois juges de la Cour constitutionnelle fédérale déclara le recours
constitutionnel irrecevable pour non-épuisement des voies de recours au
motif que les requérants auraient dû d'abord demander aux autorités
scolaires de leur accorder une dispense en vertu de l'article 46 § 5, première
phrase, de la loi sur l'école (voir "Le Droit et la pratique internes
pertinents") et, le cas échéant, porter leur affaire devant les juridictions
administratives.
Le 20 juillet 2006, les requérants demandèrent à l'école de dispenser la
première requérante du cours d'éthique.
Le 29 juillet 2006, ils saisirent le tribunal administratif de Berlin d'une
demande en référé tendant à obtenir une dispense provisoire jusqu'à ce
qu'une décision ait été rendue dans la procédure principale.
Le 1er août 2006, la loi du 30 mars 2006 entra en vigueur.
DÉCISION APPEL-IRRGANG ET AUTRES c. ALLEMAGNE 3
2. Les décisions des juridictions administratives
Par une décision du 21 août 2006, le tribunal administratif débouta les
requérants de leur demande. Il releva d'abord que si l'article 46 § 5, première
phrase de la loi sur l'école (voir "Le Droit et la pratique internes pertinents")
n'excluait en principe pas l'octroi d'une dispense totale à un cours, les
requérants n'avaient pas fait valoir une raison importante (wichtiger Grund),
au sens de cette disposition, pour obtenir une telle dispense. Ensuite, il
observa notamment que l'article 7 § 1 de la Loi fondamentale permettait à
l'Etat de Berlin d'introduire un cours d'éthique dont l'objectif était d'éduquer
tous les élèves à adopter un comportement responsable et basé sur des
valeurs, comme le décrivait l'article 12 § 6 de la loi sur l'école (voir ci-
dessus). La mission de l'école n'était pas limitée à transmettre du savoir,
mais avait aussi pour but de former les élèves afin que ceux-ci deviennent
des membres responsables de la société. Le tribunal administratif observa
aussi que le contenu du cours d'éthique était neutre et ne prétendait pas que
l'une ou l'autre conviction, religion ou croyance détienne la vérité et
l'emporte sur les autres. L'article 12 § 6 de la loi sur l'école prévoyait la
transmission des idées et principes éthiques dans leur pluralité. Cela
correspondait aux principes consacrés par la Loi fondamentale qui n'était
pas fixée sur un standard éthique précis mais prônait l'ouverture au
pluralisme des opinions religieuses et philosophiques, et qui partait de
l'image de l'homme fondée sur sa dignité et de l'idée d'un développement
autonome et responsable de sa personnalité. Le tribunal administratif précisa
enfin qu'il n'y avait aucun indice que les autorités scolaires ne garantissaient
pas la neutralité religieuse et d'opinion de l'Etat dans la pratique. Le
déroulement concret du cours d'éthique ne faisait par ailleurs pas l'objet de
la présente procédure.
Par une décision du 23 novembre 2006, la cour d'appel administrative de
Berlin entérina les conclusions du tribunal administratif. Elle confirma que
le cours d'éthique se limitait à enseigner le fait religieux et était dispensé de
manière neutre. Les grands thèmes abordés dans ce cours - humanité,
démocratie et liberté - étaient complétés par d'autres sujets tels que la
tolérance, le respect des autres convictions, la responsabilité pour la
protection des ressources naturelles et la prévention de la résolution des
conflits par la force armée, et correspondaient au standard éthique de la Loi
fondamentale. Un tel cours ne soulevait aucun problème au regard du droit
constitutionnel. Rien n'indiquait par ailleurs que dans la pratique
l'enseignement de l'éthique ne correspondait pas au plan cadre des études.
Dans la mesure où les requérants invoquaient l'interdiction prononcée par
la Cour constitutionnelle fédérale d'afficher un crucifix au mur de la salle de
classe d'une école publique1, la cour d'appel administrative considéra que la
1 Décision du 16 mai 1995, n° 1 BvR 1087/91, Recueil des décisions de la Cour
constitutionnelle fédérale tome 93, pp.1 et s..
4 DÉCISION APPEL-IRRGANG ET AUTRES c. ALLEMAGNE
première requérante ne se trouvait pas dans une situation comparable. Les
requérants avaient dénoncé l'obligation de fréquenter un cours « sans
religion, donc laïque ». Il ne pouvait donc y avoir, per definitionem,
d'ingérence dans leur liberté de religion, laquelle était du reste garantie par
la possibilité de fréquenter les cours de religion à l'école dans lesquels les
valeurs éthiques de la foi chrétienne étaient transmises. L'allégation des
requérants selon laquelle le cours d'éthique était anticlérical et antireligieux
était dénuée de tout fondement. Par ailleurs, dans la mesure où ils faisaient
référence à l' « idéologie des francs-maçons », ils semblaient confondre le
cours d'éthique avec le cours sur l'humanisme (Humanistische Lebenskunde)
qui, lui, était un cours de croyance philosophique facultatif à l'instar du
cours de religion et ne pouvait dès lors être comparé au cours d'éthique.
En ce qui concerne l'impossibilité d'obtenir une dispense, la cour d'appel
administrative considéra que le prétendu droit de choisir entre un cours de
religion et le cours d'éthique n'existait pas et était sans fondement légal.
Quand bien même le droit constitutionnel aurait peut-être permis de
concevoir le cours d'éthique comme matière de substitution pour les élèves
qui n'assistaient pas aux cours de religion, le législateur de Berlin n'était pas
empêché d'introduire le cours d'éthique comme matière enseignée
obligatoire pour tous les élèves.
3. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale
Par une décision du 15 mars 2007, notifiée aux représentants des
requérants le 19 avril 2007, la même chambre de trois juges de la Cour
constitutionnelle fédérale n'admit pas le nouveau recours constitutionnel des
requérants (no 1 BvR 2780/06).
Elle observa d'abord que le recours était recevable en dépit du fait que les
décisions litigeuses n'avaient été rendues que dans le cadre d'une procédure
en référé. Elle releva à ce sujet que les juridictions administratives avaient
abordé les questions soulevées par les requérants en détail et qu'il n'était dès
lors pas à attendre, à l'issue de la procédure principale, qu'elles établissent
d'autres faits et qu'elles aboutissent à d'autres conclusions quant au fond de
l'affaire.
Se penchant sur le bien-fondé du recours constitutionnel, la Cour
constitutionnelle fédérale estima que l'introduction du cours d'éthique
obligatoire sans possibilité de dispense n'enfreignait ni le droit de la
première requérante à la liberté religieuse, consacré par l'article 4 § 1 de la
Loi fondamentale ni le droit des deuxième et troisième requérants à
l'instruction de leurs enfants d'après leurs convictions religieuses et
philosophiques, tel que garanti par l'article 6 § 2 de la Loi fondamentale.
L'obligation d'assister au cours d'éthique ne pouvait pas être interprétée
comme une pression illicite sur les élèves et leurs parents tendant à leur
suggérer de ne plus fréquenter les cours de religion. La charge d'heures
scolaires d'un élève inscrit dans un cours de religion était certes supérieure à
DÉCISION APPEL-IRRGANG ET AUTRES c. ALLEMAGNE 5
celle d'un élève qui ne fréquentait pas un tel cours, mais pas dans une
mesure significative. De telles charges supplémentaires étaient par ailleurs
tout à fait habituelles et répandues dans la pratique scolaire dès lors qu'un
élève était inscrit à une matière facultative, et existaient indépendamment de
la question de savoir si le cours d'éthique figurait au nombre des matières
obligatoires enseignées ou non.
La Cour constitutionnelle fédérale releva ensuite que la première
requérante n'était pas contrainte d'assister à un cours dont le contenu heurtait
sa propre croyance. Si, d'après l'énoncé des articles 4 § 1 et 6 § 2 de la Loi
fondamentale, les droits fondamentaux consacrés par ces dispositions
n'étaient soumis à aucune restriction légale, ils trouvaient néanmoins leurs
limites dans les restrictions résultant de la constitution même, en l'espèce
l'article 7 § 1 de la Loi fondamentale, qui investissait l'Etat de la mission de
l'éducation. Cette mission habilitait celui-ci à poursuivre des objectifs
pédagogiques propres indépendamment des parents tout en gardant une
attitude de neutralité et de tolérance à l'égard des conceptions et idées
éducatives de ceux-ci. Il ne pouvait y avoir, de la part des autorités, ni
endoctrinement ni identification explicite ou implicite avec une croyance
précise de nature à compromettre la paix religieuse dans la société. En cas
de conflit d'intérêts, la liberté de religion de l'enfant et le droit à l'éducation
des parents devaient être mis en balance avec les impératifs de la mission
d'éducation de l'Etat. Il appartenait au législateur de mettre en équilibre, au
nom du principe de la tolérance, les tensions surgissant inévitablement dans
une école publique qui accueillait des enfants adhérant à des croyances et
opinions différentes. Par conséquent, un cours d'éthique s'orientant
exclusivement à partir des convictions d'une croyance déterminée ne serait
pas licite, pas plus que ne le serait un isolément des élèves par rapport aux
positions morales, éthiques ou religieuses défendues dans la société.
L'ouverture à la pluralité d'idées et d'opinions était un préalable constitutif
de l'école publique dans un Etat libéral et démocratique. L'Etat était dans
son droit lorsqu'il cherchait à prévenir l'éclosion de phénomènes
communautaristes à caractère religieux ou philosophique et à promouvoir
l'intégration des minorités. Sur ce point, la Cour constitutionnelle fédérale
précisa que l'intégration ne présumait pas seulement que l'opinion religieuse
ou philosophique majoritaire n'exclue pas les minorités, mais aussi qu'elle
ne se ferme pas au dialogue avec ceux qui adhérent à des croyances ou
opinions différentes. Une des missions de l'école publique pouvait être
d'enseigner et de vivre cette coexistence en pratique dans un esprit de
tolérance. La capacité des élèves d'adopter une attitude de tolérance et de
chercher le dialogue était une des conditions fondamentales pour participer
à la vie démocratique et vivre la coexistence sociale dans un respect mutuel
des différentes croyances et convictions philosophiques.
Pour la Cour constitutionnelle fédérale, les élèves et leurs parents ne
pouvaient donc pas demander que, lors des cours scolaires, les enfants ne
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