- Le Vietnam : une nouvelle réussite du modèle de développement asiatiqueJean-Bernard VERON, avril 2005, pour la Jaune et la Rouge. 1- Le point de départ : un pays pauvre, exsangue, au développement économique et social bloqué Au tournant des années 80 le Vietnam sort de trois guerres successives, avec la France d’abord, les Etats Unis ensuite et, enfin, au Cambodge lors de l’épisode des Khmers Rouges. Ces conflits ont incontestablement renforcé le sentiment national et, de ce fait, conforté le régime, mais ce furent plus de quarante années peu ou prou perdues pour le développement du pays. Le Vietnam est alors désespérément pauvre à l’aune tant du produit par tête, qui est de l’ordre de 100 dollars, que de l’équipement en infrastructures ou de l’accès aux services sociaux de base (santé, éducation, eau potable). Malgré la prédominance des activités agricoles, il peine certaines années à assurer son autosuffisance alimentaire. Non que le gouvernement n’ait rien fait -et il faut, de ce point de vue, souligner ses efforts pour éduquer et soigner- mais plutôt parce que les maigres ressources nationales étaient drainées par la guerre et que le modèle économique en vigueur s’avérait peu efficace. Le sursaut vint de la prise de conscience que le mécontentement grandissant des populations, en particulier rurales, étaient un facteur de risque pour la pérennité du régime : après tant d’épreuves elles attendaient les dividendes de la paix et comparaient avec amertume leur situation à celle des autres pays de la région portés par une vigoureuse dynamique de croissance. En outre, la Chine montrait, depuis l’arrivée au pouvoir de Deng Ziao-Ping, qu’un pays socialiste pouvait profondément modifier les règles du jeu économique sans mettre en péril sa stabilité politique. Enfin, le retrait du Cambodge permettait de consacrer des ressources accrues au développement, dans le temps même où l’effondrement de l’Union Soviétique tarissait l’aide qu’en recevait le Vietnam. Le changement de cap est formellement daté du 6ème Congrès du Parti communiste vietnamien (dit du Doï Moï, ou renouveau) en 1986 avec les premières réformes économiques centrées sur la dé-collectivisation de l’agriculture. Depuis, touche après touche et de cette manière prudente et progressive qui caractérise la prise de décision au Vietnam, on fait aux mécanismes de marché une place croissante dans la régulation des activités économiques, le secteur privé, tant national qu’extérieur, gagne en importance, le pays s’ouvre aux échanges ainsi qu’aux capitaux étrangers et se prépare à intégrer l’Organisation mondiale du commerce (OMC). 2- Un nouveau dragon est né Les résultats de cet aggiornamento ne se firent pas attendre. Depuis maintenant une quinzaine d’années le taux de croissance du PIB est, en moyenne, de 7 % par an1, ce qui a permis de multiplier cet agrégat par 6 (6,5 milliards dollars en 1990 et 39 en 2004). Quant au revenu moyen par tête et quoique la population ait augmenté d’un tiers, il a été presque quintuplé pendant la même période (de 98 à 482 dollars). Bien que le Vietnam appartienne encore à la catégorie des Pays les moins avancés selon le classement des Nations Unies, l’impact social de ce dynamisme économique est flagrant : le pourcentage de pauvres2 est tombée de 70 % de la population en 1990 à 29 % en 2004. De ce point de vue, le Vietnam ne devrait rencontrer aucune difficulté pour atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement3, et ce avant la date buttoir de 2015. Cette croissance est tout à la fois le produit et la conséquence d’une profonde transformation des structures de l’économie nationale qui voit se réduire la part des activités agricoles (39 % du PIB en 1990 et 22 % en 2003) au profit de l’industrie (respectivement 23 % et 43 %). On notera toutefois que ce changement ne résulte pas d’un déclin de l’agriculture mais de son rythme de croissance moins rapide. En effet, comparativement à d’autres pays du « Sud » engagés dans un processus de développement accéléré, le secteur rural vietnamien est en expansion. A titre d’illustration, le pays qui, avec une production de 15 à 16 millions de tonnes de riz, peinait à couvrir ses besoins à la veille du Doï Moï a plus que doublé les tonnages (35 millions de tonnes en 2003) et est devenu le troisième exportateur mondial de cette céréale. Le même constat vaut pour le café, dont la récolte est passée de 12000 tonnes à 755000 tonnes, ou pour le caoutchouc (48000 et 363000 tonnes). Corrélativement, le Vietnam n’a pas connu de déplacement massif des populations rurales vers les villes, puisque 80 % des Vietnamiens vivaient à la campagne en 1990 et qu’ils sont encore 75 % en 2003. Cette quasi stabilité est le fruit d’une politique affichée comme telle par les autorités. Nul doute qu’elle fut judicieuse en son temps, mais elle est probablement aujourd’hui un frein à la poursuite de l’amélioration de la productivité moyenne de l’économie4. Lesdites autorités en conviennent désormais et, sans sacrifier la modernisation des campagnes, elles ne font plus de l’exode rural une malédiction qu’il convient de combattre. Ces performances impressionnantes sont certes à mettre au compte des réformes économiques qui ont libéré les énergies entrepreneuriales. Mais elles n’auraient pas été possible sans, simultanément, un effort d’investissement exceptionnel et sans un élargissement des débouchés par le biais d’un ouverture croissante sur l’extérieur. S’agissant du premier point, la formation brute de capital fixe, qui représentait 12,6 % du PIB en 1990, atteint aujourd’hui 35,1 %. Tout aussi remarquable est l’envolée de l’épargne nationale. Sur la même période elle est passée de 2,9 % du PIB à 28,2 %, ce qui signifie que le Vietnam finance aujourd’hui les quatre cinquièmes de ses investissements au moyen de ses 1 Toutes les données chiffrées mentionnées dans cet article ont été tirées de la base statistique de la Banque asiatique de développement. 2 Sont considérées comme pauvres, selon les standards de mesure internationaux, les personnes ayant un revenu inférieur à 1 dollar par jour. 3 Ces objectifs, solennellement fixés par les Nations Unies en 2000, visent, pour les principaux d’entre eux, à réduire la fraction des populations vivant dans une extrême pauvreté, à généraliser l’enseignement primaire et à diminuer les mortalités maternelle et enfantine. Force est de constater aujourd’hui qu’à l’exception des pays d’Asie à croissance rapide, ils ont peu de chance d’être atteints dans les dix années à venir. 4 Et ce de deux manières : - le transfert de population des campagnes vers les villes s’accompagne en général du passage d’un secteur peu productif à une secteur plus productif ; - le dégonflement de la main d’œuvre dans les campagnes permet une hausse de la productivité du travail agricole. ressources propres. Même en tenant compte du fait qu’une fraction encore majoritaire des investissements est portée par le secteur public au sens large (budget national et entreprises d’Etat), l’effort d’épargne n’en est pas moins remarquable eu égard au faible niveau de revenu de la population. En ce qui concerne l’ouverture sur l’extérieur, elle s’est imposée pour cette même raison de la faiblesse des revenus qui bride le développement du marché intérieur. C’est ainsi que les exportation ont été multipliées par 8 entre 1990 (2,4 milliards dollars) et 2003 (20,2 milliards dollars) et qu’elles équivalent désormais à 60 % du PIB. Les performances dans le domaine des investissements étrangers sont moins flamboyantes puisque, après avoir atteint un maximum de presque 2 milliards dollars à la veille de la crise financière asiatique de 1997/98, ils plafonnent depuis autour de 1,5 milliards dollars par an. Les causes les plus vraisemblables de ce piétinement sont de deux ordres. D’une part, la Chine voisine fonctionne comme un insatiable « pompe aspirante », et ce aux dépens non seulement du Vietnam mais également de tous ses voisins. D’autre part, la réglementation vietnamienne sur les investissements étrangers reste relativement contraignante. 3- La primauté donnée à une gestion économique prudente ainsi qu’à la stabilité politique et sociale Ce bref panorama ne serait pas complet sans souligner deux points complémentaires. Le premier est la grande prudence dont font preuve les autorités dans leur gestion des paramètres macroéconomiques. Cela se marque de diverses manières. En ce qui concerne l’endettement extérieur, le Vietnam s’est libéré de la dette contractée vis à vis des pays qui appartenaient à l’ex bloc socialiste et mène depuis une politique rigoureuse. C’est ainsi que l’encours de la dette est passé de 380 % du PIB en 1990 à 38 % en 2002 et que son service ne représente que 6 % des exportations de biens et services. Ce dernier ratio, fort modeste, s’explique également par la composition de la dette extérieure : elle provient, pour les 9/10èmes, de prêts concessionnels fournis par les bailleurs de l’aide publique. Mais il est vrai que cet engouement desdits bailleurs5, qui injectent bon an mal an près de 2 milliards de dollars dans le développement du Vietnam, est largement fondé sur ses performances dans le développement économique et social. Cette gestion macroéconomique de « bon père de famille » vaut aussi pour le processus très graduel d’ouverture du marché financier sur l’extérieur. A la différence de certains pays voisins, tels que la Thaïlande, la Corée du Sud ou l’Indonésie, qui s’ouvrirent aux capitaux extérieurs avant que leur système financier ne soit assez robuste pour supporter les violents allers et retours propres à ces ressources6 et qui en firent durement les frais lors de la crise asiatique, le Vietnam traversa ladite crise sans autre dommage qu’un modeste tassement de son taux de croissance7. Toujours dans le domaine macroéconomique, on notera la politique de change qui, depuis la fin des années 90, maintient une parité à peu près stable entre le dong 5 Le Vietnam est aujourd’hui le premier récipiendaire des concours très concessionnels IDA de la Banque mondiale. 6 Il s’agit en effet de capitaux financiers, susceptibles de repartir aussi vite qu’ils sont arrivés, et non pas d’investissements directs. 7 Tel fut également le cas de la Malaisie et de la Chine qui n’avaient pas céder aux sirènes de l’ouverture ni n’avaient pas été contraintes d’avaler les rudes potions du FMI. et le dollar, ce qui, glissement de cette dernière monnaie aidant, permet aux exportations vietnamiennes de se placer aisément sur les marchés extérieurs. Le second point méritant d’être souligné, et qui accompagne le rapide développement économique du pays, est la stabilité du régime. Inspiré du modèle soviétique mais progressivement épuré des archaïsmes économiques qui contribuèrent tant à la déconfiture du modèle en question, le régime vietnamien reste celui d’un Etat-Parti à direction collégiale, régulant par cooptation interne la sélection des dirigeants, contrôlant le gouvernement, l’administration et l’armée et appuyé sur un puissant appareil sécuritaire. Jamais remis en cause jusqu’à ce jour, il tient sa survie dans un monde où les pays qualifiés de socialistes se raréfient, à sa capacité à coller aux mutations de la société vietnamienne, qu’il freine parfois mais qu’il n’entrave jamais. A n’en pas douter, cette flexibilité est une des forces du système tout comme la relève progressive des générations précédentes, que marquèrent les guerres, par des cadres plus jeunes, techniquement mieux formés, plus attentifs aux changements et à l’ouverture sur l’extérieur. Un autre élément de robustesse du régime est incontestablement sa réussite en termes de développement économique et social, qui le légitime aux yeux de la population. Ainsi, la santé et l’éducation sont correctement dispensées, dans un pays qui reste objectivement très pauvre et la croissance a globalement permis d’améliorer le niveau de vie moyen des Vietnamiens. 4- Une nouvelle application du modèle asiatique Sans minimiser les mérites propres au Vietnam, il faut mettre ces bons résultats à l’actif de ce que l’on pourrait appeler le modèle de développement asiatique. Celui-ci connaît certes des variantes, qui tiennent aux particularités des sociétés nationales, à leur histoire, à la configuration des régimes politiques ainsi qu’aux points de départ du processus de développement, mais il est frappant de constater que les mêmes recettes produisent peu ou prou les mêmes effets dans nombre de pays de la région, et cela quelle que soit l’idéologie dont ils se réclament. En succession pressée Hong Kong et Singapour, Taïwan et la Corée du Sud, la Malaise, la Chine et la Thaïlande et, enfin, l’Indonésie (jusqu’aux troubles politiques au lendemain de la chute du régime de Suharto) ont engrangé des performances économiques flatteuses, bien supérieures à celles de l’Amérique Latine, de l’Afrique et du Moyen Orient, au point que certains de ces pays rejoignent maintenant le monde dit développé. Le modèle en question se caractérise par des similitudes touchant tant aux politiques mises en œuvre qu’au fonctionnement des institutions qui encadrent et régulent les activités économiques : - un Etat fort, capable et désireux d’exercer un pilotage centralisé de l’économie sans étouffer toutefois les initiatives individuelles ; - un taux d’investissement élevé et durable, servi d’une part par un taux d’épargne non moins élevé et, d’autre part, par un système financier plus tourné vers les besoins des entreprises que vers la satisfaction des particuliers ; - une libéralisation progressive du jeu économique mais le maintien, sur la longue période, d’un contrôle politique rapproché de la société ; - l’alliance étroite entre l’appareil d’Etat et les opérateurs économiques, ce qui est évident dans le cas des entreprises publiques mais l’est également, de manière plus subtile, pour les acteurs privés ; - une gouvernance technique, financière et économique de qualité, du moins à l’aune de ce qu’elle est habituellement dans les pays en développement ; - une ouverture graduelle et dissymétrique sur l’extérieur (soutien des exportations, maintien de barrières sélectives aux importations, fermeture du marché intérieur aux entrées de capitaux spéculatifs étrangers) ; - de bons fondamentaux macroéconomiques (gestion raisonnablement prudente du budget, de la monnaie et de la dette). Ce modèle se caractérise également, dans la sphère politique, par le faible rôle dévolu à la société civile ainsi que par un décalage, qui peut atteindre plusieurs décennies, entre le décollage économique et l’émergence d’un système politique pluraliste8. A l’évidence, ce décalage n’est politiquement et socialement accepté que parce que le modèle produit rapidement des résultats économiques qui permettent d’améliorer le sort matériel des populations et qui assiéent ainsi sa légitimité sur son efficacité en termes de développement. 5- En conclusion, les défis à venir Ce passage en revue de la situation du Vietnam et des fondements de sa réussite donne à penser que les perspectives d’avenir sont plutôt bonnes. Cela ne signifie toutefois pas que tout péril est écarté, que le développement est définitivement sur les rails et que la stabilité du régime est inébranlable. Les défis structurels sont effet de taille. Il faut d’abord que la machine économique continue à produire des emplois à un rythme soutenu pour absorber tant le croît démographique naturel9 que l’exode rural. Or cette création continue d’emplois ne se peut sans la poursuite d’une croissance économique forte. Celle-ci sera de plus en plus fonction d’une part d’une diversification des activités vers des créneaux à plus haute productivité et, d’autre part, d’une montée en gamme qualitative. L’économie vietnamienne devra donc sortir d’un modèle qui reste fondé sur la quantité et les produits simples ou bas de gamme. Il faut ensuite que les inégalités, mécaniquement induites par la croissance, entre monde rural et monde urbain, provinces riches et pauvres, détenteurs du capital et salariés, ne se creusent pas au delà du raisonnable, sous peine de troubles sociaux et de contestation du régime. Plus conjoncturellement, le Vietnam va être confronté, dans les années à venir, à des risques d’instabilité accrue du fait d’une ouverture de plus en plus large sur l’extérieur dans le cadre de son adhésion à l’OMC et, à terme, de la libéralisation de son marché des capitaux.. Il peut certes en espérer de nouvelles dynamiques de croissance mais perdra en contrepartie la maîtrise de certains paramètres économiques nationaux. Il lui fauidra également mener à bien la réforme de son système financier public, accablé par les mauvaises créances, et liquider, redimensionner ou privatiser les entreprises publiques en minimisant l’impact sur l’emploi. Toutes tâches d’autant plus difficiles que le régime devra gérer la réduction progressive de son contrôle direct de la sphère économique et, à plus long terme, son repli en bon ordre sur 8 Il est intéressant de noter que ce constat vaut aussi bien pour les pays qui se réclament du « socialisme » que pour ceux qui sont fermement « capitalistes ». 9 Ce sont en effet 1,5 millions de personnes supplémentaires qui arrivent chaque année sur le marché du travail du fait de la seule croissance démographique. les fronts du contrôle policier de la population, du monopole de la production idéologique et du verrouillage du système politique. Objectifs qui ne sont toutefois pas inatteignables ainsi que le montrent d’autres pays d’Asie de l’est et du sud-est qui ont su, avant le Vietnam, mener à bien ces transitions. Il est bien évidemment trop tôt pour hasarder un pronostic, de réussite ou d’échec, mais deux facteurs lourds pèseront sur l’avenir du pays. Le premier est, en réaction contre certaines conséquences négatives du processus de mondialisation fortement mis en lumière lors de la crise asiatique, le resserrement des liens régionaux. Comme l’Europe occidentale hier, l’Asie orientale est aujourd’hui en passe de créer un espace de collaboration commerciale, financière et économique qui, faisant tampon avec le reste du monde, est de nature à stabiliser l’environnement dans lequel se déploie le développement du Vietnam. Le second, et ceci n’est pas sans lien avec cela, est l’irrésistible montée en puissance de la Chine, notamment dans cet espace régional en devenir, et l’incertitude de l’impact qu’aura ce phénomène sur les petits pays voisins. Les éléments positifs sont l’énormité du marché chinois et le dynamisme de son économie. Mais ce même dynamisme, combiné à d’immenses gisements de main d’œuvre à très bas coût, peut tout aussi bien soumettre le Vietnam à une concurrence trop rude, délocaliser vers la Chine l’accumulation du capital et, in fine, le vassaliser économiquement.