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DONNER SENS À LA NOTION DUTILITÉ SOCIALE ?
L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE AU CŒUR DU DÉVELOPPEMENT DURABLE :
LE CAS DES RECYCLERIES-RESSOURCERIES
Hélène TROUVÉ
Centre d'Économie de la Sorbonne - Équipe MATISSE
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Résumé : L’objet de cet article est d’examiner la convention de coordination d’utilité sociale
des associations à partir d’une approche méthodologique ancrée sectoriellement et
territorialement. L’analyse effectuée sur neuf monographies du champ de l’Insertion par
l’Activité économique met en évidence l’instabilité de la convention en raison d’un
déséquilibre entre les référentiels « réinsertion » et « activités utiles », alors que la dimension
développement durable émergeante des activités productives déployées offre des voies de
stabilisation de la convention d’utilité sociale.
Abstract : The objective of this article is to examine the established framework governing
the coordination of the social benefits of associations using a methodical approach with
respect to sectorial and geographical factors. The studies analysed outline the instability of the
framework due to the imbalance between the two benchmarks 'rehabilitation' and 'useful
activities'. Nevertheless the model of productive activities of the organisations is likely to
allow the stabilisation of the framework.
INTRODUCTION
En France une notion récurrente se trouve au cœur des débats publics et académiques sur les
associations : l’utilité sociale.
L’émergence de cette notion s’inscrit dans une problématique fiscale visant la clarification
des conditions de concurrence loyale entre organisations associatives et organisations
lucratives. C’est dans un arrêté du Conseil d’État du 30 novembre 1973, considérant que les
deux seules conditions de non-lucrativité et de gestion désintéressée ne peuvent suffire à
exonérer une association des impôts commerciaux, que la notion d’utilité sociale a émergé.
Aujourd’hui, la Circulaire 4-H-5 du 15 septembre 1998 fournit une définition opposable
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fiscalement de l’utilité sociale : « est d’utilité sociale l’activité qui tend à satisfaire un besoin
qui n’est pas pris en compte par le marché ou qui l’est de façon peu satisfaisante ». Cette
définition fiscale n’a pas été retenue par les réseaux fédératifs d’associations, de même que
par de nombreux de chercheurs, notamment car cela signifierait que dès lors que le marché
offrirait les activités susvisées, celles-ci sortiraient du champ de l’utilité sociale. Aussi les
polémiques perdurent sur l’utilité sociale des associations qui réfère, aux yeux mêmes du
législateur, à une activité d’utilité sociale (circulaire du 15 septembre 1998), ou à des acteurs
d’utilité sociale (loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998) ou
bien encore à des emplois d’utilité sociale (loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005).
Face à cette confusion législative, de nombreux travaux alimentent les réflexions sur l’utilité
sociale. Le programme « Dynamiques Solidaires » impulsé par la Délégation
Interministérielle à l’Innovation, à l’Expérimentation Sociale et à l’Économie Sociale
(DIIESES) en 2002, notamment, a contribué au financement d’initiatives de terrain et de
recherches portant sur la problématique de l’utilité sociale. Les propositions de sociologues,
économistes, historiens, politologues et géographes ont aussi donné lieu à un ensemble de
concepts visant à caractériser l’utilité sociale des associations. Tandis que le rapport d’A.
LIPIETZ [1999] fait mention des notions d’« utilité communautaire» et de « halo sociétal »,
certains préfèrent la notion d’« utilité sociétale » à celle d’utilité sociale, d’autres encore, en
réaction à la prédominance des travaux sur les externalités positives des activités associatives,
prônent l’emploi du terme de « plus value sociale » (FRAISSE, GARDIN, 2001) ou encore de
« valorisation sociale » (FRAISSE, 2006). Ce sont également différents rapports commandés
par des ministères qui ont nourri, ces dernières années, les réflexions autour de l’utilité sociale
(DECOOL, 2005 ; LIPIETZ, 1999 ; CNVA, 1995). De nouveaux organismes, inscrits dans le
champ des politiques publiques tels que l’Agence pour la Valorisation des Initiatives Socio-
Économiques (AVISE, 2003), ou encore des ouvrages grand public (ALTERNATIVES
ÉCONOMIQUES, 2003 ; CULTURE ET PROMOTION, 2001a et b) ont aussi entretenu et popularisé
les réflexions sur l’utilité sociale et leur opérationnalisation. À la lecture de ces différents
travaux, le caractère de construit social de la notion d’utilité sociale apparaît sans équivoque.
Eu égard au besoin d’outils de compréhension de cet acteur économique multidimensionnel,
apparaît une tension entre une demande d’éléments de lectures théoriques et empiriques, mais
aussi de grilles d’interprétation et de modèles analytiques éclairant le sens et la productivité
des associations et la réponse apportée par la production d’un indicateur synthétique unique :
l’utilité sociale. Dans ce contexte de tensions entre deux mouvements, l’utilité sociale apparaît
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comme un concept polysémique répondant à des mobilisations diverses et contingentes,
comme en témoignent les multiples usages de cette notion. Ils s’inscrivent néanmoins dans
trois registres distincts1, bien que parfois partiellement superposés :
1) Le registre institutionnel mobilise le rapport aux normes administratives dans le cadre de
politiques publiques. La notion d’utilité sociale est alors assimilée à une injonction des
pouvoirs publics inscrite dans des cadres légaux. L’utilité sociale est associée aux notions
de programme, dispositif et procédure.
2) Le registre identitaire renvoie à la question de la légitimité des acteurs collectifs dans leur
existence même. La notion d'utilité sociale est mobilisée comme mode de légitimation. Ce
champ est construit autour d’argumentations centrées sur la légitimité et la
reconnaissance.
3) Le registre axiologique recouvre des accords entre acteurs aux intérêts hétérogènes
débouchant sur des valeurs et finalités communes. La notion d’utilité sociale y est
déployée pour rendre intelligible les processus d’action collective. Ce dernier champ
sémantique est fondé sur les principes de concertation, consensus et compromis.
La coexistence de ces trois registres doit être mise en parallèle avec le fait que, dans les débats
publics et académiques, la notion l’utilité sociale est développée à travers trois
problématiques d’ordre sociétal : la reconfiguration de l’action publique, la reconsidération de
la valeur des associations et les relations entre les pouvoirs publics et les associations2.
Ces trois registres distincts, bien que partiellement complémentaires, amènent un certain
nombre d’auteurs à mettre en perspective le caractère de construit social de cette notion
(FRAISSE, 2006 ; GADREY, 2002 ; FRAISSE, GARDIN, 2001), appellant à l’étudier en tant que
convention sociopolitique (TROUVÉ, 2007 ; GADREY, 2004) qui se cherche pour coordonner
les représentations sociales de l’ESS.
Considérant que l’utilité sociale est une convention « qui revendique le droit à l’existence de
l’ESS non pas principalement au nom de ce qui la caractérise le plus fortement (des activités
sans but lucratif, non capitalistes et non étatiques), mais au nom d’un apport spécifique à la
collectivité » (GADREY, 2004 : 45), J. GADREY propose une définition volontairement très
générale de l’utilité sociale permettant à la fois de l’appréhender en tant que convention
sociopolitique et de mener une analyse extensive des impacts économiques, sociaux et
1 Il s’agit d’une analyse réalisée à l’occasion de la direction d’un ouvrage collectif pourtant sur l’utilité sociale
(ENGELS, HÉLY, PEYRIN, TROUVÉ, 2006). Les textes ont été étudiés à l’aide du logiciel d’analyse textuelle
MODALISA. La procédure consiste en une contextualisation des différentes occurrences « utilité sociale ».
2 Une mise en perspective de ces trois problématiques est proposée dans TROUVÉ [2004].
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environnementaux : « Est d’utilité sociale l’activité d’une Organisation d’Économie Sociale
et Solidaire qui a pour résultat constatable […] de contribuer :
- à la réduction des inégalités économiques et sociales, y compris par l’affirmation de
nouveaux droits ;
- à la solidarité (nationale, internationale ou locale) et à la sociabilité ;
- à l’amélioration des conditions collectives du développement humain durable (dont
font partie l’éducation, la santé, la culture, l’environnement et la démocratie) »
(GADREY, 2004 : 121).
Au sens de l’économie des conventions, l’incertitude qui pèse sur la coordination n’est pas
seulement une question de distribution de l’information, elle est également le fruit de la
rationalité interprétative des acteurs et le résultat de l’existence d’une diversité de principes de
coordination (EYMARD-DUVERNAY, 2006). Surmonter l’incertitude passe par la construction
individuelle et collective, intégrée à l’action elle-même, de conventions de coordination. La
coordination s’appuie donc sur une conception du « légitime » forgée par les acteurs.
Rappelons succinctement qu’une convention se présente comme une force naturelle à laquelle
on ne saurait déroger (ORLÉAN, 2004). La convention conduit à privilégier une croyance
sociale (c’est-à-dire une croyance de ce que l’on pense que les autres vont faire) sur une
croyance privée (référant à la seule préférence individuelle) (ORLÉAN, 2002). La convention
finit par apparaître comme normale dans un milieu particulier, sous l’effet d’un processus de
légitimation, dont on peut souligner deux niveaux. Un niveau de légitimation « horizontale »
(BATIFOULIER, 2004) qui prescrit aux acteurs de suivre les pratiques existantes du fait de la
menace des sanctions sociales. La recherche de l’approbation sociale, ou la crainte de la
désapprobation sociale, exerce alors une force contraignante supérieure à une préférence
rationnelle pour la conformité (EYMARD-DUVERNAY et al., 2006). La force coercitive de la
convention agit sous l’effet de cette légitimation horizontale. Pour autant, le jugement
individuel peut approuver ou contester cette force coercitive de la convention et la tempérer
dans la mesure où « les acteurs sont également des législateurs : ils ont leur propre
interprétation de ce qu’est une bonne règle » (EYMARD–DUVERNAY, 2004 : 3). Ce second
niveau du processus de légitimation de la convention ouvre des perspectives pertinentes à
explorer pour traiter de la problématique de la convention d’utilité sociale des associations.
Nous nous proposons d’identifier les interprétations de l’utilité sociale. La diversité de ces
interprétations issue de la pluralité de logiques d’action des parties prenantes sera questionnée
à partir d’une étude empirique et qualitative réalisée dans le champ de l’Insertion par
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l’Activité Économique (IAE) sur le territoire nantais. Il s’agit de révéler les représentations de
l’utilité sociale de l’IAE qu’en ont à la fois les acteurs internes aux Structures d’Insertion par
l’Activité Économique (SIAE)3 et les acteurs externes, parties-prenantes de l’IAE4. L’analyse
des représentations de l’utilité sociale des Structures d’Insertion par l’Activité Économique
recouvre la recherche du sens commun, c’est-à-dire la manière, dont les acteurs, pensent,
s’approprient et interprètent leur propre utilité sociale - en référence à la terminologie de la
sociologie de la traduction (CALLON, COHENDET, 1999 ; CALLON, 1986). La méthodologie
adoptée procède par étude de cas. Il s’agit d’explorer le sens perçu de l’utilité sociale, par
l’acquisition d’une connaissance fine des pratiques professionnelles, donnant sens aux
représentations, s’inspirant en cela de la méthodologie de l’enquête de terrain initiée par la
Grounded Theory de l’école de Chicago, attachée à l’observation des faits via la méthode de
l’entretien compréhensif.
Dans un premier temps nous décrirons les caractéristiques des Structures d’Insertion par
l’Activité Économique en lien avec la problématique de l’utilité sociale. Nous procéderons
dans un second temps à l’analyse des représentations de l’utilité sociale. A partir de l’étude
d’un corpus discursif portant sur les logiques d’action productives déployées, nous mettrons
en perspective la façon dont la valorisation les logiques d’action productives permettrait de
construire une représentation intégrée de l’utilité sociale.
I. L’INSERTION PAR LACTIVITÉ ÉCONOMIQUE : UN SECTEUR DÉDIÉ À LUTILITÉ SOCIALE ?
La spécificité commune à toutes les formes de structures constituant le secteur de l’IAE
(entreprises d’insertion, entreprises de travail temporaire d’insertion, associations
intermédiaires, chantiers d’insertion) est d’associer un accompagnement social à une activité
économique pour offrir à des personnes en difficulté sociale et professionnelle une
requalification au travail, et par le travail, afin qu’elles puissent accéder ultérieurement au
marché du travail « ordinaire ». Il en résulte une dualité des SIAE reposant sur la
concomitance des objectifs de productivité inhérents à la fonction économique, et ceux de
solidarité afférents à la fonction sociale.
Les SIAE en tant qu’acteurs à la périphérie des institutions du social, de la formation, de
l’emploi et du développement localisé, peuvent être pensées comme fondant leur identité à
3 Dans chacune des 9 monographies réalisées (représentant 3 entreprises d’insertion et 6 chantiers d’insertion),
un administrateur, le directeur, un encadrant socioprofessionnel et un salarié en insertion ont été interviewés.
4 Les entretiens réalisés auprès des acteurs externes aux SIAE et parties-prenantes du dispositif d’IAE concernent
les têtes de réseaux, les donneurs d’ordre, les prescripteurs, les instances de tutelle, et aussi certains acteurs
ressources et partenaires.
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