Techniques et vérité de Olivier Abel, professeur de philosophie et d'ethique à la Faculté libre de théologie protestante de Paris (paru dans Chercheurs de Dieu, n°165, mars 2008) Vérité. Jadis le scandale de l’existence même du mal, reproché à Dieu jusqu’à nier son existence, a ébranlé la foi chrétienne. Aujourd’hui un nouveau scandale éclabousse toutes les églises, toutes les religions : c’est la prétention de chacune à être le seul chemin de la vérité. Comme le moquait Nietzsche, les dieux sont morts, oui, ils sont morts de rire en entendant l’un d’eux dire qu’il était le seul. Certes la conviction absolue d’avoir raison est fascinante, parce qu’elle nous délivre du chaos de l’incertitude, et que nous sommes prêts à croire sur parole quelqu’un d’aussi convaincu. Mais cette prétention a toujours porté dans ses flancs, à plus ou moins long terme, la justification de la violence et les religions doivent ensuite en supporter l’accusation. Le pluralisme de la tolérance contemporaine comporte cependant un péril inverse et non moins grave, le sentiment nihiliste qu’il n’y a que des petites opinions individuelles qui flottent à côté les unes des autres, et que tout se vaut. Cette situation d’ailleurs encourage le prosélytisme le plus agressif, puisque seule la force numérique d’une opinion fera sa vérité, réduite à sa performativité, à son efficacité. On est d’autant plus fanatique qu’au fond on a peur de son propre scepticisme. Pour éviter ce double écueil, il est bon de repartir de la superbe affirmation johannique que « la vérité vous affranchira » (Jean 8-32). Le rapport à la vérité suppose des sujets libres, libres d’avoir pour la vérité quelque chose comme de la reconnaissance. La vérité se reconnaît à la sincérité de son témoin. D’où l’importance du locuteur pour la crédibilité du propos : qui peut dire quoi ? La même parole sans effet et presque fausse dans une bouche, dans une autre bouche aura une autorité immense. Il y a pour chaque parole une voix porteuse. C’est cela, le témoin. A quoi reconnaît-on un bon témoin ? C’est d’abord la cohérence de son témoignage, la cohérence existentielle par laquelle une vie, loin de contredire le discours affiché, en atteste la probité. C’est ensuite la place qu’il laisse aux autres témoignages, car il ne cesse de montrer autre chose que luimême. Un témoin qui se prétendrait le seul bon témoin et qui écarterait les autres ferait rire, comme si son témoignage contenait la vérité à quoi il se réfère. Le témoin a donc à la fois le courage de se confronter, de ne pas craindre de dire toujours sa vérité, et l’humilité de s’effacer, de ne pas prétendre dire à lui seul toute la vérité. Du même mouvement nous trouvons ainsi une éthique de la vérité comme véracité. Pourquoi est-il si important de ne pas mentir ? C’est que le mensonge est une parole qui ruine la confiance dans la parole. Et que nous n’avons rien d’autre que la parole pour témoigner, pour dire vrai et faire crédit aux paroles des autres. Mais dans l’autre sens nous devons sans cesse renoncer à unifier et à totaliser trop vite le Vrai : peut-être même est-ce une autre définition possible du mensonge, que toute parole qui prétend clore et achever la vérité. Le philosophe Paul Ricœur, parlant des religions, reprenait l’image de Théodore Monod, que celui qui n’a pas encore gravi tout son côté de la montagne ne saurait prétendre voir ou connaître les autres côtés. Et il parlait lui-même de sa conviction protestante comme d’un « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes » (La critique et la conviction, Paris : Calmann-Levy, 1995, p. 219). Nous avons ici la base d’un œcuménisme solide. Dieu aime la multiplicité de la création, qui chante l’unité de Dieu. Et nous sommes dans le multiple de l’histoire, l’unité étant une figure de ce que nous espérons, 1 et qui ne nous appartient pas. Comme si l’unité était un point de fuite, visé au travers même de la diversité des Ecritures. Car il y a des figures diverses de la vérité, comme diffractée dans les grands genres littéraires qui composent la Bible. Autre est la vérité narrative des grands récits bibliques, autre la vérité imminente des prophéties, autre la vérité poétique des psaumes, la vérité des paraboles évangéliques, la vérité des lettres pauliniennes qui dit la tension entre ce qui est et ce qui n’est pas. Et comme lecteurs nous faisons nous-mêmes cercle autour d’une vérité plus vaste que nos interprétations. Si je dis cela, c’est que nous avons une conception trop plate et étroite de la vérité comme monologue, comme discours quasi ou pseudo scientifique. Ou pire peut-être de la vérité comme silence contemplatif. Il y a bien un silence qui fait place à cette vérité dont j’ai dit qu’elle nous échappe, mais ce silence n’est pas ailleurs que dans l’intervalle de nos conversations. Si la vérité est logos, verbe et parole, elle n’est pas un discours unique. Elle se tient dans la conversation même. Et comme dans l’écart des quatre évangiles, elle indique la compatibilité de ce que nous croyons au départ incompatible. Elle exige notre conversation, et nous montre sans cesse combien nous avons besoin les uns des autres. Et Dieu lui-même a préféré le risque de la conversation humaine, plutôt que le silence de la solitude. 2