Terminologie grammaticale et nomenclature des formes verbales Sémantiques Collection dirigée par Thierry Ponchon Déjà parus André ROMAN, Grammaire systématique de la langue arabe, 2011. Julien LONGHI, Visées discursives et dynamiques du sens commun, 2011. Boris LOBATCHEV, L'autrement-vu, l'axe central des langues, 2011. Fred HAILON, Idéologie par voix/e de presse, 2011. Jean-Claude CHEVALIER, Marie-France DELPORT, Jérômiades. Problèmes linguistiques de la traduction, II, 2010. Rita CAROL, Apprendre en classe d'immersion, quels concepts, quelle théorie ?, 2010. Bénédicte LAURENT, Nom de marque, nom de produit: sémantique du nom déposé, 2010. Sabine HUYNH, Les mécanismes d’intégration des mots d’emprunt français en vietnamien, 2010. Alexandru MARDALE, Les prépositions fonctionnelles du roumain, 2009. Yves BARDIÈRE, La traduction du passé en anglais et en français, 2009. Gerhard SCHADEN, Composés et surcomposés, 2009. Danh Thành DO-HURINVILLE, Temps, aspects et modalité en vietnamien. Etude contrastive avec le français, 2009. Odile LE GUERN et Hugues de CHANAY (dir.), Signes du corps, corps du signe, 2009. Aude GREZKA, La polysémie des verbes de perception visuelle, 2009. Christophe CUSIMANO, La polysémie. Essai de sémantique générale, 2008. Vincent CALAIS, La Théorie du langage dans l’enseignement de Jacques Lacan, 2008. Julien LONGHI, Objets discursifs et doxa. Essai de sémantique discursive, 2008. Jonas Makamina BEKA Terminologie grammaticale et nomenclature des formes verbales © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55401-6 EAN : 9782296554016 Non pas à moi, Seigneur, non pas à moi, mais à Ton Nom seul, donne gloire et louange. Merci, mon Dieu, d’avoir placé sur ma route des parents, des formateurs et des amis qui m’ont aidé à te connaître et, ipso facto, à expérimenter ta miséricorde. **** A Thérèse, Hermione, Rodrigue, Illich, Ivan et Gunhild, mes compagnons de chaque jour dans ce pèlerinage précaire qu’est la vie sur la terre des hommes. A toi aussi, défunt Arnauld Bena Nsunda, que le destin a inopinément arraché – tu n’avais alors que dix semaines d’existence terrestre ! – à l’affection des tiens. Avant-propos Cet ouvrage est la version remaniée d’une partie de ma thèse de doctorat. J’ai par conséquent bénéficié, en amont et en aval de cette entreprise, d’excellentes critiques d’experts : celles des professeurs émérites Marc Wilmet (Université libre de Bruxelles & Vrije Universiteit Brussel) et Jean-Claude Chevalier (Paris VII), en particulier. Je leur dis, ab imo pectore, ma reconnaissance et mon admiration. Le contenu de ce livre consistera en un aperçu historique et en un essai de description de la terminologie des formes verbales. Il couvrira la période allant de 1531 à la fin du vingtième siècle. Mais, il importe de le signaler, mon objet d’étude échappe à tout cloisonnement strict. Dans cet ouvrage, il sera, ça et là, question des retours en arrière (Antiquité, Moyen Age) et des recours à telle ou telle production linguistique ultérieure à l’an 2000. En effet, le problème terminologique traverse toute l’histoire de la grammaire lato sensu. Chez les grammairiens latins du 1er au VIe s. ap. J-C., par exemple, historiens et/ou théoriciens de la langue recensent (v. Jean Collart et alii, 1978 : 201-203 ; Antoine Arnauld et Claude Lancelot, 1660 [1676, 1966] : 114) au moins sept étiquettes pour les seules formes du « subjonctif » : adiunctiuus, coniunctiuus, subiunctiuus (allusion à l’idée de dépendance), adhortatiuus et optatiuus (quand la forme apparaît dans la phrase matrice ou indépendante), modus potentialis, modus concessivus. En revanche, des formes appartenant à un même paradigme se scindent en deux ou plusieurs modes : le tiroir « futur » éclate en promissivus (amabo, habebo, legam, etc.) et en conjunctivus (amavero, habuero, legero, etc.). Notons, à ce propos, que tous les grammairiens latins – Marius Fabius Quintilianus (1er s. ap. J-C.), Valerius Probus (2e moitié du 1er s. ap. J-C.), Aulus Gellius (1er-IIe s. ap. J-C.), Sextus Pompeius Festus (fin du IIe s. ap. J-C.), Aelius Donatus (IVe s. ap. JC.), Flavius Sosipater Charisius (IVe s. ap. J-C.), Dositheus (IVe s. ap. J-C.), Gaius Marius Victorinus (IVe s. ap. J-C.), Macrobe (début Ve s. ap. J-C.), Consentius (Ve s. ap. J-C.), Servius (1ère moitié du Ve s. ap. JC.), Sergius (Ve s. ap. J-C.), Cledonius (Ve s. ap. J-C.), Pompeius (Ve s., ap. J-C.), Diomedes (= Diomède en français : VIe s. ap. J-C.), Priscianus Caesariensis (VIe s. ap. J-C.), etc. – rangeaient, exception faite de Marcus Terentius Varro (1er s. av. J.-C.), les formes verbales du type amavero dans le mode « subjonctif » (v. Jonas Makamina Bena, 1999 : 2 ; 2002 : 351 ; 2003a : 125). L’écueil traversera facilement les frontières linguistiques de la latinité. Le Donait françois, publié par l’Anglais Jean Barton1 avant 1 Voir Albert Dauzat (1947 : 15) et Jean-Claude Chevalier (1994 : 10). 7 1409, et l’Esclarcissement de John Palsgrave (1530) considèrent le tiroir du type j’aurai aimé comme un « subjonctif ». Pierre de La Touche (1696) et François-Séraphin Régnier-Desmarais (1706) adoptent la même attitude à propos du « futur 2 » (je ferois) et du « futur 2 composé » (j’aurois fait). Ils forgent une terminologie propre à chacun d’eux pour désigner le sauriez2 et l’auriez-su : « premier futur » et « second futur » d’après François-Séraphin RégnierDesmarais ; « second imparfait » ou « imparfait conditionnel » et « second plusqueparfait » ou « plusqueparfait conditionnel » selon Pierre de La Touche ; enfin, l’abbé Pierre-François Guyot Desfontaines (1738) qualifie « seroit » de « futur du subjonctif » ou « futur conditionnel ». Pour eux, ces deux formes appartiennent au subjonctif. Désormais, le futur souffrira de nombreux flottements terminologiques qui entraîneront de réels problèmes de fond : l’abbé Charles-Noël De Wailly (1754) créera l’étiquette « futur antérieur » pour la forme composée, l’abbé Gabriel Girard (1747, 1762) invoquera le « mode suppositif » pour les formes du type j’aimerai et j’aurai aimé, Léon Clédat (1927, 1928) isolera l’aurez-su du saurez et parlera de « mode conjectural » pour le premier, Henri Yvon (1956 : 166-167) regroupera les deux tiroirs et ceux du mode « conditionnel » dans un seul mode qu’il nommera « suppositif probable » pour le saurez et l’aurez-su, « suppositif incertain » pour le sauriez et l’auriez-su. Il emprunte « suppositif » à l’abbé Gabriel Girard (1747) et « incertain » à Antoine Oudin (1632). Enfin, si la grammaire scolaire, à bout de souffle par rapport à cette question, a, en dépit de quelques combattants d’arrière-garde, fini par capituler en reconnaissant, aux formes du « conditionnel », la nature « indicative » et le statut de « tiroirs futurs », les hostilités ne se sont, pour autant, pas estompées. Une des principales campagnes à ce propos est celle menée par Federico Ferreres Maspla et Amparo Olivares Pardo. Ces deux linguistes ont collaboré, en 1998, à une recherche visant à dissocier le sauriez du saurez pour le rapprocher du saviez. A leur avis, « ces deux temps, l’imparfait et le conditionnel, se constituent en temps inactuels, sub-positionnels de l’indicatif, relatifs parce que définis par rapport aux trois époques de ce mode, représentées par le passé simple, le présent et le futur ».3 2 Jacques Damourette et Edouard Pichon (1930-1950) désignent les tiroirs (temps verbaux) en indiquant tout simplement la forme correspondante du verbe savoir et non en recourant à la terminologie traditionnelle : le savez (présent), le saviez (imparfait), le sûtes (passé simple), le saurez (futur simple), etc. Nous recourons provisoirement à ce mode de dénomination. 3 Pour un conditionnel monosémique en français et en espagnol, communication faite en juillet 1998 au XXIIe Congrès International de Linguistique et Philologie Romanes. 8 Mon point de vue ? Le système verbo-temporel du français compte plus d’un tiroir inactuel. Cette caractéristique ne particularise, par conséquent, ni le saviez ni le sauriez. Quant à l’opposition temps absolus/temps relatifs – c’est une trouvaille de l’abbé Gabriel Girard (1747, 1762) –, elle constitue aujourd’hui – surtout près de soixante ans après le merveilleux article d’Henri Yvon dans Le Français Moderne (1951 : 265-276) – un débat anachronique (v. Jonas Makamina Bena, 1999 : 2). Ces tiroirs – le saurez, le sauriez, l’aurez-su et l’auriez-su – et l’exemple du couple passé 1/présent composé reflètent la situation de l’ensemble de la nomenclature grammaticale, en général, celle des formes verbales, en particulier. Pour étayer mon propos, voici les nombreux avatars terminologiques des tiroirs sûtes et avez-su (v. Jonas Makamina Bena, 2003b : 164-165 note 143) : indeffinite tens/prétérit parfait (John Palsgrave), prétérit dès longtemps passé ou parfait défini/prétérit dès longtemps passé ou depuis peu ou prétérit indéfini (Jacques Dubois), prétérit parfait indéterminé/prétérit parfait déterminé (Louis Meigret), prétérit simple/prétérit composé (Robert Estienne, Jean Pillot, Jean Garnier), prétérit oriste/prétérit aoriste (Petrus Rami), parfait/aoriste (Jean Nicot), un prétérit parfait temps défini/un second prétérit temps indéfini (Charles Maupas), parfait simple ou défini/parfait composé ou indéfini (Antoine 0udin), prétérit indéfini/prétérit défini (Laurent Chifflet revient à Louis Meigret), indéfini ou aoriste/défini (Antoine Arnauld et Claude Lancelot), définy/parfait (Jean D’Aisy), parfait défini simple/parfait indéfini (Pierre de La Touche), prétérit indéfini/prétérit défini ou parfait ou absolu (François-Séraphin Régnier-Desmarais), prétérit [simple]/composé du présent (Claude Buffier), prétérit smple/prétérit indéfini (Pierre Restaut), aoriste absolu/prétérit absolu (abbé Gabriel Girard), parfait défini/parfait indéfini (Noël-François De Wailly), présent défini antérieur périodique/prétérit positif indéfini (Nicolas Beauzée), période où l’on est plus/période où l’on est encore (Etienne Bonnot de Condillac), prétérit/parfait (Albert Dauzat), priscal ou le sûtes/antérieur pur ou l’avez-su (Jacques Damourette et Edouard Pichon), passé simple/passé composé (termes décidés par la commission de la nomenclature grammaticale de 1910 et vulgarisés, depuis lors, par la grammaire scolaire, mais aussi en usage chez la plupart des linguistes d’aujourd’hui), passé 1/présent composé (Marc Wilmet). Tout compte fait, la terminologie grammaticale est, je ne me lasserai jamais de le rappeler, à la fois ambiguë, diversifiée, incohérente et inexacte. L’unanimité des linguistes s’arrête, malheureusement, à ce constat, leurs points de vue divergent quant à l’attitude à adopter face à cette gangrène qui ronge l’ensemble des parties de langue. Au début de cet avant-propos, j’ai dit toute ma reconnaissance à MM. Marc Wilmet et Jean-Claude Chevalier. J’associe à l’hommage rendu à ces deux linguistes d’autres personnes – leurs noms seront cités selon un ordre alphabétique décroissant – dont les points de vue et/ou les marques de sympathie ont beaucoup compté : Jacques, Giuliana, Jacqueline (y compris son fiancé Emmanuel) et Irène4 Yansenne, Dan 4 Irène Yansenne-Tissot a été rappelée auprès du Seigneur le 3 mai 2002. En dépit de son décès précoce, cette merveilleuse amie et sœur en Christ occupera toujours un coin bien chaud dans la mémoire de chaque membre de la famille Bena. 9 Van Raemdonck, Wiklund Torbjörn, Ulla-Gretha et Gösta Stenstrom, Liliane et Adrien Susan, José et Jacques Makamina Songadio, Laurence Rosier, Ian Robert Perry, Wilda et Robert Otto, Marcelline et Benjamin Nzailu, Esther et Ruben Nzabani Makamina, Joséphine et Bernard Ntoto, Elisabeth et Josef Nsumbu, Rosalie et Ferdinand Nsilulu, Véronique (Mabengi) et Charles D. Ngangu, Brigitte et JeanRichard Mwila, Perpétue et Médard Mukadi, Marcelline et Debbat Mpaku, Albert Mbulamoko, Immaculée et Pierre-Richard Mamba, Jeanne et Esaïe Mabavengi Makamina, Bernard Laruelle, Jean Kitoko Makamina, Julien Kilanga, Bach et Edouard Jason, Danielle et Robert Ham, Bikuri Fumuni, Margaret et Åke Eriksson, Annick Englebert, Godelive et Hubert Dugogi, Martine et Dika Manke, Raphaël Diansukina Toko, Agnès Derynck, Anne-Rosine Delbart, Gunhild et Runar Broman, Vianney Brintet, Jacqueline et Isaac Bilongo Makamina, Judith Basolo, Magda et André Baric, Emmanuel Bamba, Xenia et Jean Baltatzis, Thérèse Badiakwau. A mon arrivée à l’Université libre de Bruxelles, Nicole Manand, secrétaire administrative de la section philologie romane, Odile Hennecart et Bénédicte Wanthier, deux étudiantes de licence à la faculté de philosophie et lettres (philologie romane), m’ont offert une amitié sincère et sans ambiguïté. Cette belle amitié m’a aidé à mieux faire face à mes nombreux moments de doute et de solitude. Mes remerciements s’adressent aux uns et aux autres pour leur important investissement dans la concrétisation de ce projet. Qu’ils se rassurent, et ce n’est pas une simple formule de politesse, le souvenir de leur générosité ineffable survivra à l’inexorable fluidité du temps. Bruxelles, le 10 février 2011 10 Introduction Le 18 février 1949, Gustave Guillaume (1973 : 107-108) brossait, dans sa leçon à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, un tableau peu flatteur de la terminologie grammaticale : La terminologie grammaticale – fixée par un long usage, par la tradition – est peu satisfaisante. Elle correspond à des vues qui sont pour une grande part étrangères au véritable mécanisme de la langue, ignoré de ceux qui ont établi cette terminologie, devenue celle de l’enseignement. A quoi il faut ajouter que la terminologie traditionnelle, de caractère philosophique, toute pénétrée de logique formelle, a eu cette infortune d’être retouchée inconsidérément par des esprits moins pénétrants que ceux qui l’avaient conçue. Ce point de vue est, aujourd’hui comme hier, partagé par la plupart des grammairiens lato sensu. Pour illustrer notre propos, voici quelques prises de position représentatives de la tendance générale : Nicolas Beauzée (1767, I : 500-501) : Mais cette analyse […] m’a montré, dans la décomposition des Temps usités chez les différents peuples de la terre, des idées élémentaires qu’on avoit pas assez démêlées jusqu’à présent ; dans la nomenclature ancienne, des imperfections d’autant plus grandes, qu’elles étoient tout-à-fait contraires à la vérité ; dans tout le système enfin, un désordre, une confusion, des incertitudes […]. Robert-Léon Wagner (1947 : 59) : […] presque tous les termes de la nomenclature en usage dans nos grammaires « sont » inexacts et trompeurs. Gérard Moignet (1981 : 163) : La nomenclature de la grammaire didactique traditionnelle, qui n’est pas la tradition grammaticale, est notoirement incohérente. […] la terminologie grammaticale traditionnelle est défectueuse. Louis Holtz (1981 : 11) : Il est un domaine en particulier où la simplification et la réduction imposées à l’école aboutissent à des résultats désastreux : c’est celui de la terminologie. La grammaire ne gardant plus que le souvenir lointain de ses fondateurs, n’est plus capable de justifier elle-même les concepts dont elle use. Elle ne discerne plus les nuances et tombe même dans l’incohérence. Josette Rey-Debove (2001 : 5) : Les terminologies des sciences humaines [celle de la linguistique en particulier] sont […] déviantes, plurielles et inflationnistes […]. Le verdict des uns et des autres est à la fois sévère et amer : la terminologie grammaticale est incertaine, incohérente, inexacte, incomplète, contraire à la vérité, trompeuse, confuse, désordonnée, défectueuse, désastreuse voire déviante, en plus d’être plurielle et inflationniste. L’on ne pouvait faire meilleur état des lieux ! Ces appréciations négatives rejoignent, par ailleurs, la position des membres de la commission chargée de rédiger la nomenclature grammaticale de 1910 (France) : Les mots que nous conservons ne se recommandent ni par leur signification propre, ni par leur valeur historique ; tout le monde sait que le vocabulaire grec laisse beaucoup à désirer ; la plupart des termes employés ont un sens très vague : article, pronom, adverbe ; quelques-uns n’en ont pas du tout : imparfait, plus-que-parfait, subjonctif (Henri Yvon et Maxime Lanusse, 1929 : 10). 11 Tout compte fait, les linguistes reconnaissent unanimement que le métalangage grammatical est défaillant. Ce ne sera donc pas notre propos dans cet ouvrage. En revanche, nous nous efforcerons de donner des réponses aux trois questions suivantes : 1° une terminologie « parlante » est-elle possible et nécessaire en grammaire ? 2° quelle(s) piste(s) les linguistes devraient-ils explorer pour rationaliser la nomenclature et la description des formes verbales ? 3° comment les grammairiens ont-ils forgé, au fil des siècles, la nomenclature des formes verbales ? L’essentiel de notre réflexion scientifique concernera évidemment la troisième question. Elle se passe donc, pour le moment, de tout commentaire. Quant aux première et deuxième questions, elles ont germé dans notre pensée à cause de l’indifférence – feinte ou réelle ? – des linguistes à l’égard de la nécessité d’un engagement terminologique conséquent. Marc Wilmet (1997 : 107) parle carrément de « mépris » : Les linguistes affichent volontiers leur mépris à l’égard de la terminologie. Ils n’ont que partiellement raison. On sait depuis Michel Foucault (1966) que l’image d’une science en progrès constant est idéalisée. Les conquêtes de la réflexion humaine, comme les civilisations, sont mortelles, il sera quelquefois prudent de les fixer dans un vocable […]. Isidore de Séville ne nous avait pas attendu : « Si nomina nescis, perit et cognitio rerum. » Ce manque d’intérêt se transforme même en un douloureux sentiment – c’est notre propre jugement de valeur – de résignation chez tel ou tel linguiste. Relevons quelques cas de figure. Antoine Meillet (1936 : 31)5 : Etant traditionnels, les termes qu’on emploie dans la grammaire [...] sont, pour la plupart, peu satisfaisants et plus propres à induire en erreur qu’à suggérer des idées justes. [...] mais il n’est guère de terme employé en morphologie qui n’offre de graves inconvénients : les meilleurs sont ceux qui ne suggèrent aucun sens, aucun emploi défini, qui sont des noms arbitraires. Toutefois un terme qui suggère une idée fausse perd son venin dès qu’on l’a défini d’une manière exacte. Gustave Guillaume (1973 [leçon du 18 fév. 1949] : 108) : […] Mon opinion, qui était aussi celle de Meillet, est que l’exactitude en soi de la terminologie grammaticale est chose d’importance secondaire. […] Aussi n’y a-t-il pas lieu, à mon sens, d’entreprendre aucune réforme de la terminologie grammaticale. Le mieux qu’on puisse faire est d’adopter purement et simplement la terminologie consacrée par l’usage […]. Autrement dit les mots de la nomenclature grammaticale ne seront jamais meilleurs que lorsque, par eux-mêmes, étymologiquement, ils ne signifieront plus rien et ne seront que les signes, arbitrairement choisis, renvoyant à des réalités perçues et délimitées avec justesse. Les mots de la nomenclature grammaticale, pour le linguiste qui les adopte – et doit les adopter – sans critique, ne doivent pas être plus que les signes conventionnels dont se sert la mathématique pour la désignation symbolique des concepts lui appartenant. 5 Le propos d’Antoine Meillet est tiré de l’article « Sur la terminologie de la morphologie générale » publié, en 1928, dans la Revue des études hongroises et repris in extenso dans Linguistique historique et linguistique générale (1936). 12 Holger Sten (1952 : 9) : Nous dirons encore deux mots avant de passer à des études des formes : Ces formes, il faudra leur donner des noms, ne serait-ce qu’à titre d’étiquettes. Quels noms faudrait-il choisir ? Evidemment il serait très bien de trouver des dénominations qui correspondent exactement aux fonctions des formes. Mais serat-on jamais d’accord sur les valeurs des formes ? Un certain pessimisme sur ce point est du moins admissible, et il est peu souhaitable que chaque conception individuelle apporte une terminologie. Il sera donc encore mieux d’employer des étiquettes vides de sens. Robert-Léon Wagner et Jacqueline Pinchon (1962 : 10) : En attendant qu’on la [la terminologie] réforme nous ne voyons pas l’intérêt de la renouveler. Une innovation individuelle en entraînerait d’autres, et en fin de compte personne ne s’y retrouverait plus. Alain Berrendonner (1983 : 10) défend aussi la même thèse : le recours au formalisme. Quant à Ferdinand de Saussure (1916 : 31), Léon Bondy (1960 : 128-129, 141) et Henri Bonnard (1965 : 163)6, ils privilégient, comme l’abbé Pierre-Joseph Thoulier D’Olivet (1786 : 496)7 bien avant eux, la définition des termes au détriment de leur adéquation avec les faits de langue qu’ils dénomment. Enfin, Louis Hjelmslev (1928 : 57) subordonne le choix du vocabulaire technique au goût de chaque grammairien. A la lumière de la position des uns et des autres, il est évident que les grammairiens – peu importe qu’ils soient théoriciens et/ou praticiens – proposent, soit de tolérer la terminologie traditionnelle, soit de recourir à des signes conventionnels i.e. d’utiliser, pour reprendre cette expression d’Holger Sten, « des étiquettes vides de sens ». Alternative qui n’offre, selon nous, aucune solution satisfaisante. Les différentes thèses reprises ci-dessus représentent malheureusement, avouons-le avec regret, l’attitude de la plus grande partie des linguistes contemporains. Nous récuserons brièvement, l’une après l’autre, ces prises de position dans le corps de cet ouvrage. Avant de continuer cette introduction, nous avons un aveu à faire : en dehors des prises de position plus ou moins isolées auxquelles nous avons jusqu’ici fait allusion, il existe de nombreux travaux sur la terminologie grammaticale. Certains, comme les différents codes de terminologie grammaticale, les articles d’Henri Yvon (1953, 1954, 1956) et celui d’Henri Bonnard (1965), ainsi que la thèse de Jozef Mertens (1968), vont même dans la même direction qu’une partie importante de ce livre. Il faudrait aussi signaler le colloque international de Grenoble consacré, du 14 au 16 mai 1998, au 6 En matière des choix terminologiques, Henri Bonnard conseille la prudence : « Il faut donc être très modeste, très prudent et ne s’attaquer qu’aux termes vraiment nocifs, en cherchant à modifier leur définition plutôt qu’à les remplacer par d’autres. » 7 La préface de cet ouvrage – elle fut adressée à Messieurs de l’Académie – date du 30 mars 1767. 13 « métalangage et terminologie linguistique » (Bernard Colombat et Marie Savelli, éds, 2001). Quelle est, dès lors, l’originalité de notre ouvrage ? Commençons par une observation générale. Contrairement aux autres travaux, nous allons au préalable répertorier, chez les grammairiens, les critères définitoires et classificatoires des formes verbales avant d’en retenir les plus pertinents. Notre description critique des différentes dénominations en usage pendant la « période cible » se construira sur la base des critères que nous aurons sélectionnés au préalable. Les codes de terminologie feront l’objet d’une critique en règle dans la suite de ce texte. Nous allons, par conséquent, nous limiter à dire, à ce niveau, que leur mode de conception n’a rien à voir avec notre démarche scientifique. A en croire certaines indiscrétions, les membres des différentes commissions se décidaient parfois sur le parti à prendre à l’issue d’un vote ! Quant à Henri Yvon et Henri Bonnard, leurs choix terminologiques, fondés quasi exclusivement sur le sens, sont loin d’être satisfaisants. Le mépris des critères syntaxiques et morphologiques constitue de leur part une grave erreur de jugement. Citons, à l’appui de notre propos, des exemples précis. Henri Yvon (1956 : 165-167) proposera les termes suppositif probable (= futur et futur antérieur) et suppositif incertain (= conditionnel présent et conditionnel passé). Tandis que Henri Bonnard (1965 : 165-166) défendra la validité du terme gérondif et pensera un moment, mais sans se déterminer vraiment, à l’usage des termes fictif et irréel pour désigner le mode conditionnel. Pour ce qui est de la thèse de Jozef Mertens (1968)8, la ressemblance partielle de nos thèmes ne devrait pas faire illusion. Son travail diffère du nôtre sur plusieurs points : 1° il concerne un siècle, le XVIIe, contre près de cinq siècles (de 1531 à 2000) ; 2° à notre avis, il se présente sous la forme d’un compte-rendu, d’un inventaire chronologique, plus ou moins désintéressé9, des termes appliqués au « verbe français » au XVIIe siècle, alors que notre texte se veut une description critique ; 3° il porte sur le « verbe français », un sujet plus englobant que le nôtre dans la mesure où nous ne nous intéresserons qu’aux « formes verbales », i.e. les « tiroirs » grammaticaux de Jacques Damourette et Edouard Pichon, les « temps verbaux » de la tradition grammaticale scolaire. En effet, Jozef Mertens (1968) aborde l’étude du verbe par le biais des variables plus ou moins éloignées de notre préoccupation : 8 Nous n’avons eu connaissance de l’existence de l’étude de Jozef Mertens que quelques mois avant le dépôt de notre thèse de doctorat dont cet ouvrage est la version remaniée. 9 Jozef Mertens refuse de prendre position. C’est un observateur neutre, pour ne pas dire indifférent. 14 différentes conjugaisons (pp. 9-18), verbes auxiliaires vs verbes principaux (pp. 18-23), verbes réguliers vs verbes irréguliers (pp. 2327), verbes personnels vs verbes impersonnels (p. 30), etc. Enfin, le colloque de Grenoble a réuni un corps de spécialistes des questions linguistiques. Les contributions des uns et des autres à la problématique du métalangage et de la terminologie sont d’une grande valeur épistémologique. Mais deux textes seulement, ceux de JeanMarie Fournier (2001 : 443-456) sur « le nom des temps dans les grammaires françaises des XVIIe et XVIIIe siècles » et de MarieMadeleine De Gaulmin (113-129) sur « de la certitude du mode à l’incertitude des modalités ou problèmes de modes », ont traité directement d’une partie bien infime, à notre goût, de l’objet proprement dit de notre ouvrage. La différence du contenu de ce livre avec ces deux travaux est à la fois quantitative et qualitative. Jean-Marie Fournier s’est limité à deux siècles et aux tiroirs de l’indicatif tandis que Marie-Madeleine De Gaulmin ne s’est pas prononcée sur les différents modes pris individuellement. Contrairement à notre démarche, ils n’ont pas pris position par rapport au choix de tel ou tel terme appliqué aux formes verbales. En somme, notre objectif est triple : 1° réécrire (c’est le but principal de ce travail), ne fût-ce que modestement, l’histoire du métalangage grammatical appliqué aux tiroirs verbaux pour la période allant de 1531 à 2000 avec, en amont, quelques repères : les travaux de Marcus Terentius Varro (Ier s. av. J.-C.), d’Aelius Donatus (IVe s. ap. J.-C.), de John Palsgrave (début XVIe s. ap. J.-C.) ; 2° montrer brièvement et, après chaque thèse contraire, qu’une terminologie explicative est à la fois nécessaire et possible ; 3° essayer de re(dé)nommer les modes verbaux, en nous appuyant sur des modèles existants – nous nous inspirerons notamment des théories sur la chronogénèse (Gustave Guillaume) et sur le repère (Marc Wilmet). En effet, la recherche en linguistique – l’allégation couvre d’ailleurs l’ensemble des sciences – exige du chercheur des choix théoriques préalables. C’est le prix à payer pour assurer au travail un minimum de validité et, in fine, aux résultats un degré élevé de fiabilité. L’on réduit ainsi dès le départ le risque de dispersion, de dérapage et d’apories. Nous nous proposons de préciser, dans un premier temps, le sens des paramètres théoriques qui sous-tendent l’ensemble de la dialectique dans ce travail, avant de procéder, dans un second temps, à une critique plus ou moins systématique des termes appliqués aux formes verbales tout au long de 469 années concernées par cette étude. Cette précision de sens concernera les concepts « grammaire (linguistique) », « terminologie » et « verbe ». L’on reconnaîtra, dans la triade, les chaînons essentiels du thème de notre ouvrage. La signification de chacun de ces trois concepts de base (grammaire et 15 verbe10, en particulier) – confessons-le d’emblée – se laisse difficilement saisir. Elle se meut au fil des siècles et au gré de courants et d’écoles linguistiques. Nous en donnerons un aperçu historique depuis les origines des spéculations sur le langage dans l’Antiquité grecque jusqu’au terme final de la période de nos investigations. L’option, de notre part, de la perspective diachronique offrira l’occasion de saisir les invariants et les changements sémantiques successifs. En revanche, de brèves touches synchroniques permettront de confronter entre eux divers points de vue contemporains. A propos de l’importance de l’histoire dans les études linguistiques, nous reprenons à notre compte cette prévention de Marc Wilmet (1976 : 8) : En soi, l’histoire n’est pas explicative, elle constate ; elle met toutefois au jour les ressorts secrets de l’évolution, invitant le linguiste à rechercher l’accord profond de la vision historique et de la vision descriptive, complémentaires, nullement antagonistes. Dix-huit années plus tard, Jean-Claude Chevalier (1994 : 4) défendra plus ou moins le même point de vue, en même temps qu’il stigmatisera l’attitude des défenseurs de la thèse contraire : [...] du côté du lecteur grammairien, l’histoire est éclairante. Un certain état d’esprit contemporain, techniste, récuse toute utilité à une histoire, même récente, jugée dépassée. Pour nous, nous estimons que, dès les origines, dès les philosophes grecs, a été défini un champ de concepts qui n’a pas tellement changé ; il est utile de confronter les modèles nouveaux à ces modèles anciens ; on gagne souvent du temps, de l’efficacité et de l’esprit critique. Les indications lexicographiques et sémantiques sur les termes « grammaire », « verbe » et « terminologie » et l’inventaire des critères définitoires des formes verbales rempliront une fonction propédeutique par rapport à l’ensemble de la réflexion spéculative. Autrement dit, nous nous proposons d’éclairer a priori notre approche des observables linguistiques construits par d’autres. La nomenclature des formes verbales oscille, en effet, entre la modernité et la tradition. Ce verbe de mouvement traduit bien l’évolution en dents de scie dont nous rendrons compte dans la suite de ce texte. Nous tirerons argument des descriptions verbales de Marcus Terentius Varro (Ier s. av. J.-C.) et d’Aelius Donatus (IVe s. ap. J.-C.) pour montrer que les systèmes verbaux produits du XVIe au XXe siècles ont, dans la plupart des cas, dévalué la sous-catégorisation antique des formes verbales. Nos conclusions sur les descriptions verbo-temporelles et verbomodales des différents grammairiens de notre corpus seront d’autant plus justes qu’elles tiendront compte d’une réalité linguistique – « forme verbale = temps-époque + temps-durée » – déjà connue et exploitée dans l’Antiquité romaine. 10 En 1696, Pierre de La Touche (L’Art de bien parler françois, p. 113) butait, au sujet du verbe, à la même difficulté : « Il est très difficile, écrivait-il, de donner une définition exacte du verbe. » 16 Contrairement à ce que notre démarche pourrait faire penser au lecteur, notre prise de position ne se basera pas sur l’ignorance, par les auteurs de grammaires, des termes modernes « aspect », « actualité », « virtualité » ou « inactualité », « procès », etc., mais sur des faits de langue connus de leurs prédécesseurs. Ces réalités linguistiques sont, pour la plupart, connues dans l’Antiquité avant que la postérité ne leur attribue les expressions métalinguistiques susmentionnées. Il n’y aurait, par conséquent, pas lieu de parler d’anachronisme au sujet de nos différentes critiques à l’égard de tel ou tel grammairien. Notre ouvrage comprendra sept chapitres. Au premier, nous allons définir les trois concepts de base de notre ouvrage : la « grammaire », la « terminologie » et le « verbe ». Nous insisterons, in fine, sur ce que nous entendons par « formes verbales ». Nous consacrerons essentiellement le deuxième chapitre aux différents critères définitoires des formes verbales. Quant au troisième, il concernera « les grammairiens français du XVIe siècle et l’ombre d’Aelius Donatus ». Nous ferons également allusion à Marcus Terentius Varro, un des relais incontournables entre les grammairiens grecs et la postérité. En effet, la grammaire est une création du génie grec. Aussi, sera-ce nécessaire de prendre en compte le système verbal de ces deux héritiers de la science péripatéticienne. Comparer les paradigmes verbaux et modaux des grammaires produites entre le XVIe et le XXe siècles à ces deux savants de l’Antiquité romaine sera d’autant plus producteur que connaître le passé d’un fait linguistique peut aider à en éclairer le comportement dans le présent. Le contenu des trois premiers chapitres de cet ouvrage préparera plus directement à la critique de la nomenclature des modes et des tiroirs verbaux des siècles ultérieurs (du XVIIe au XXe s.). Nous traiterons de cette matière au quatrième chapitre. Nous nous proposons d’y parvenir par le biais de l’approche descriptive. La période cible s’étend, il importe de le rappeler, sur près de cinq siècles. Il serait par conséquent illusoire de prétendre atteindre à l’exhaustivité. Nous nous en tiendrons, pour chaque période retenue, à quelques grammairiens représentatifs et à quelques faits saillants. Le cinquième chapitre portera sur l’examen des différents codes de terminologie officiels produits en France et en Belgique entre 1910 et 1997. Nous procéderons par une étude qui passe, en suivant l’ordre chronologique, d’un code de terminologie à un autre. Ce qui nous permettra de mieux mettre en exergue l’évolution en dents de scie – elle est faite à la fois de constance, de progrès et de régression – qui caractérise le contenu de ces codes officiels. Dans la mouvance des réformes terminologiques officielles, nous aborderons également quelques initiatives avant-gardistes individuelles. Nous consacrerons le sixième chapitre à un « essai de re(dé)nomination des modes verbaux ». Ce sera notre manière d’inviter 17 les linguistes contemporains à un engagement terminologique désambiguïsé et, ipso facto, plus conséquent. Enfin, nous ferons, à la lumière des classifications verbo-temporelles des grammairiens de notre corpus, du septième et dernier chapitre un espace de synthèse, le récapitulatif des différentes dénominations appliquées aux formes verbales de l’Antiquité au XXe siècle. La nature des problèmes à résoudre dans notre ouvrage nous impose de diversifier nos sources. L’on attendrait, par conséquent, en vain de voir triompher tel ou tel modèle théorique dans la sélection de nos définitions, dans l’analyse des différents critères définitoires des formes verbales, dans la critique du métalangage en usage et dans notre essai de re(dé)nomination des modes verbaux. Il n’y aura pas d’apriorisme à ce sujet. A la place d’un parti pris rigide, nous privilégierons l’éclectisme. 18 Chapitre premier : La grammaire, la terminologie, le verbe Ce chapitre consistera dans l’explication, dans une perspective historique et lexico-sémantique, des trois principaux paramètres constitutifs de la substance de la thématique dont nous traitons dans ce livre : la grammaire, la terminologie et le verbe. En vue de préciser le cadre conceptuel de notre sujet et d’en fixer les limites, nous allons donner, de chaque terme de cette triade, quelques indications sémantiques et lexicographiques. 1.1 La grammaire Le terme grammaire coiffe de nombreux sens. Il ressortit à des significations aussi disparates que « art de parler », « art de bien parler », « pratiques scolaires », « modèles théoriques », « normes à inculquer », « ensemble d’instructions à connaître et à mettre en pratique », « règles de compétence », « règles à suivre ou à intérioriser », « ensemble de règles sous-jacentes à une langue », « étude des problèmes de représentation », « étude systématique des éléments d’organisation d’une langue », « étude du système taxiématique du langage », « théorie qu’est la langue ». Entre ces diverses approches, une passerelle : l’objet d’étude, i.e. la langue prise soit dans sa réalité puissancielle, soit dans sa réalité effective. En cause dans cette multiplicité de sens, un accusé principal : le cadre épistémologique d’après lequel on étudie la langue. Nelly Flaux (1993 : 16) présente, en plus du point de vue du grammairien sur la langue, une deuxième raison principale : le changement de l’objet étudié. Nous nous inscrivons en faux contre cette allégation. Nous soutenons, bien au contraire, que le « grammate » – terme ancien pour désigner le « greffier » ou le « scribe » de l’usage –, le grammairien philosophe et idéologue, le grammairien pédagogue, l’historicistecomparatiste, le structuraliste dans sa pluralité, tous ont un seul objet d’étude : le langage humain. Le changement concerne corrélativement le rôle du grammairien et le cadre épistémologique ou, si l’on veut, la perspective. Une autre difficulté, quand l’on cherche à définir la grammaire, vient du fait qu’elle a, en amont comme en aval, des disciplines qui lui sont sinon identiques, du moins semblables : la philologie, la rhétorique (Pierre Guiraud parle de « stylistique des modernes ») et la linguistique. Mais il existe aussi deux principaux sens dérivés consécutifs à la métonymie et à l’analogie. Michel Arrivé (1989)11 distingue une 11 Le Français dans le monde, numéro spécial consacré à la grammaire (janvier 1989). 19 grammaire et la grammaire. Dans le premier cas, estime-t-il, le terme équivaut à un livre de grammaire, tandis qu’il s’agit de théories grammaticales dans le second. En réalité, la référence à « livre de grammaire » remonte au XVIIe siècle, au Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) : « on appelle une grammaire un livre qui contient les règles de la grammaire de chaque langue. » Par ailleurs, à partir de l’acception « ensemble des principes et des règles qui président à l’exercice d’un art » (Trésor de la langue française, le Petit Larousse), d’aucuns ont appliqué le terme grammaire à la musique, à la peinture, etc., i.e. « à n’importe quelle entité dont le fonctionnement ou la mise en pratique repose sur un ensemble de règles » (Nelly Flaux, 1993 : 23). Nous laisserons de côté ces deux acceptions plus ou moins marginales. 1.1.1 Grammaire-art vs grammaire-science Deux variantes se partagent le statut de grammaire-art : « art de parler » (Antoine Arnauld et Claude Lancelot, 1660) et « art de bien parler » (notamment Jean Despautère, 1537 ; Petrus Rami, 1562 ; Charles-François Lhomond, 261814 [11780]) : Grammatica quid est ? - Ars recte scribendi recteque loquendi, poetarum enarrationem continens… - Estne grammatici exponere historicos et oratores ? Quidni ? - Cur igitur in deffinitione, poetarum solum meministi ? Quia poeta verus quodam modo omnis scriptor est : uti homo omnis creatura : et anima, teste Aristotele, omnia, quia omnium imagines in se recipit : ita divinus poeta omneis scriptores praestat… Poetis proximi sunt grammatici (Despauterius, cité par Charles-Louis Livet, p. 256, note 2) 12. Grammaire, cest ung art de bien parler, qui est de bien et correctement user du langage, soit en prosodie ou orthographe, cest a dire en vraye prolation ou escripture (Petrus Rami, cité par Charles-Louis Livet, p. 184). La Grammaire est l’art de parler et d’écrire correctement. Pour écrire et parler, on emploie des mots : les mots sont composés de lettres (Charles-François Lhomond, 26 1814 (11780) : 1). Cette bipartition date de la confusion faite au XVe siècle par l’humaniste italien Lorenzo Valla ou Della Walle. Il inaugure en effet, dans ses Elegantiae, une tendance de la grammaire où se mêlent art de parler correctement et art de bien parler, où fusionnent la grammaire et le style. Deux siècles plus tard, les auteurs de Port-Royal (16601 : 245), Antoine Furetière (1690, le Dictionnaire universel) et le Dictionnaire de l’Académie (dans sa première édition parue en 1694) aggraveront 12 Version française : « Qu’est-ce que la grammaire ? - C’est l’art de parler et d’écrire correctement, comprenant l’explication des poètes. - Est-ce que le grammairien n’a pas à expliquer les poètes et les historiens ? - Si, sans nul doute. - Pourquoi donc votre définition ne parle-t-elle que des poètes ? - Parce que le vrai poète est à lui seul, en quelque sorte, tous les écrivains, comme l’homme est toutes les créatures, comme l’âme, selon Aristote, est tout, parce qu’elle a en elle les images de tout. Ainsi le poète divin, dépasse tous les écrivains… Le plus près possible des poètes sont les grammairiens. » Le poète par excellence, c’était alors Clément Marot. 20