UN Q U É B EC INVISIBLE FRÉDÉRIC PARENT ENQUÊTE ETHNOGRAPHIQUE DANS UN VILLAGE DE LA GRANDE RÉGION DE QUÉBEC PRÉFACE DE MARCEL FOURNIER UN QUÉBEC INVISIBLE Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec Frédéric Parent UN QUÉBEC INVISIBLE Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Illustration de couverture : Paul Bordeleau Mise en pages : Diane Trottier © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 2e trimestre 2015 ISBN 978-2-7637-2508-6 PDF 9782763725093 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Des rapports de pouvoir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 La structuration familiale des rapports sociaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 À qui s’adresse cette enquête ethnographique ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 CHAPITRE 1 Considérations théoriques et méthodologiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 L’espace « relationnel » de la sociologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 L’approche ethnographique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 CHAPITRE 2 Brève histoire d’une société colonisée (1848-1975). . . . . . . . . . . . . . . . . 25 La mise en place d’une civilisation familiale paroissiale (1848-1911) . . . 27 La consolidation de la civilisation paroissiale (1912-1944) . . . . . . . . . . . 40 L’appropriation endogène de l’économie (1945-1976). . . . . . . . . . . . . . . 56 CHAPITRE 3 La civilisation paroissiale contemporaine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 La structure institutionnelle de l’Église catholique . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 Pratiques religieuses et conceptions du religieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Les figures d’exception. Les hommes de la nouvelle population. . . . . . . . 117 VI Un Québec invisible CHAPITRE 4 Une économie familiale d’entrepreneurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Le territoire, la population et l’économie régionale . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 L’économie agricole. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 L’économie industrielle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Les services . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 CHAPITRE 5 La politique du « privé ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Le conseil municipal, bastion de la population souche. . . . . . . . . . . . . . . 196 L’administration municipale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210 La municipalité régionale de comté (MRC) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217 Une politique provinciale à contre-courant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224 CONCLUSION Que reste-t-il des « guerres de clochers » ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 Modèle public et communautaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234 Modèle privé et familial. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 Postface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 ANNEXE 1 • Synthèse historique des transformations sociales dans la morphologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 ANNEXE 2 • Les matériaux utilisés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 ANNEXE 3 • Les entretiens et leur déroulement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 Remerciements C ette enquête ethnographique est le résultat d’une configuration particulière de relations d’interdépendance aux confluents d’espaces sociaux différenciés (domestique, familial, professionnel, affinitaire, etc.). Plusieurs personnes ont été reliées d’une manière ou d’une autre à ce projet formant encore aujourd’hui un réseau d’échanges de diverses natures. Je remercie tout spécialement ma conjointe et collègue Hélène qui fut dès les débuts intimement associée au projet en m’ouvrant ses réseaux familiaux, en me partageant généreusement son érudition, ses observations et ses analyses. Je remercie mes enfants qui me permettent quotidiennement de comprendre que le travail ne résume pas la vie. Je suis reconnaissant envers mes directeurs de thèse, le regretté Gilles Houle et Paul Sabourin, qui m’ont transmis le goût de connaître et qui ont été en mesure de développer mon autonomie intellectuelle tout en me permettant de mieux accepter mes limites. Je lève mon chapeau à Marcel Fournier qui a écrit la préface et qui m’a toujours soutenu depuis mes études doctorales ; à Antoine Savoye pour sa reconnaissance de mes travaux en m’ouvrant les pages de la revue française Les Études sociales et les portes de la Société d’économie et de sciences sociales ainsi que pour avoir accepté la supervision de mon post-doctorat ; à Nicolas Renahy qui m’a accueilli chaleureusement à Dijon dans son laboratoire de recherche (le Centre d’économie et de sociologie appliquées aux espaces ruraux et à l’agriculture) en plus de me faire découvrir la vivacité actuelle des enquêtes ethnographiques en France ; à Paul Bordeleau qui a réalisé la magnifique illustration de couverture évoquant d’un seul coup d’œil tout le contenu du livre ; à Gilles Routhier qui a toujours suivi avec intérêt mon parcours tout comme mon ami Jean-François Beaulieu-Paul ; à Danièle Letocha, Serge Cantin et Gérard Fabre pour leur soutien et confiance témoignés dans le partage VII VIII Un Québec invisible de responsabilités intellectuelles à un jeune sociologue qui n’avait pas encore le statut de professeur d’université. Merci à Brigitte Caulier et Romain Dubé pour leurs remarques judicieuses. Je ne pourrais pas terminer sans remercier chaleureusement mes parents qui ont toujours été présents et disponibles, ainsi que toutes les personnes du village qui m’ont généreusement fait confiance. J’espère que vous y trouverez un portrait réaliste du monde dans lequel vous vivez s’éloignant des discours parfois caricaturaux et condescendants colportés dans les médias de masse. Merci à la Faculté des sciences humaines de l’UQÀM pour les fonds de recherche accordés et à mes collègues du département de sociologie pour leur confiance. Préface C ’est avec grand intérêt que j’ai suivi la démarche de Frédéric Parent, du début de ses études doctorales en sociologie à l’Université de Montréal jusqu’à la soutenance de sa thèse en 2009. J’ai découvert un jeune chercheur doté d’une exceptionnelle culture sociologique, d’une intelligence vive, à l’esprit critique, et qui avait une véritable passion pour la sociologie du Québec, en particulier celle du Québec rural. Cette passion l’a amené à découvrir la « tradition » des enquêtes monographiques et ethnographiques au Québec qui remonte à Léon Gérin (1863-1951), le premier sociologue canadien1, et à réaliser, pour sa thèse de doctorat, une vraie enquête sur le terrain intensif – un fieldwork comme disent les Américains – auprès d’une petite collectivité en milieu rural. De Saint-Justin à Lancaster D’un Frédéric (LePlay) à l’autre (Parent), de Saint-Justin à Lancaster, tel est le trajet que nous fait faire le jeune Parent lorsqu’il s’installe à l’été 2007 dans une petite ville du Centre-du-Québec, qu’il nomme Lancaster, pour protéger l’anonymat de ses informateurs. Le premier Frédéric est Frédéric Le Play (1806-1882), un des précurseurs de la sociologie en France qui, ingénieur de profession, a mené des enquêtes systématiques, des monographies, disait-il alors, auprès de milieux ouvriers en Europe. Léon Gérin ne l’a pas connu, mais c’est lors d’un séjour à Paris que le jeune Gérin, diplômé en droit, suit, un peu par hasard, des conférences d’Edmond Demolins et de l’abbé Henri de Tourville, deux fidèles disciples de Frédéric Le Play, et qu’il découvre la sociologie. À son retour, en 1. Voir les travaux de Frédéric Parent consacrés à Léon Gérin : deux articles dans la revue française Les Études sociales, édition d’un numéro spécial de Recherches sociographiques pour le 150e anniversaire de naissance de Gérin, ainsi que son projet en cours de publication de sa correspondance familiale. IX X Un Québec invisible 1886, il prend un poste dans la fonction publique à Ottawa, d’abord secrétaire de ministres, puis traducteur des débats la Chambre des communes ; il crée une société d’économie sociale et, pendant ses vacances, il mène ses enquêtes sur le terrain. Le Québec rural, qu’observe Léon Gérin à la fin du xixe et au début du xxe siècle, est celui de familles, paysannes et ouvrières, d’un petit village de la région de Trois-Rivières, Saint-Justin, où il retourne fréquemment pendant une douzaine d’années pour y poursuivre son enquête. Léon Gérin a repris la grille d’observation de Le Play tout en la corrigeant et en l’adaptant à la situation particulière du Canada français. Son attention se porte sur les divers aspects de la vie de famille : le lieu, le travail, la propriété, les biens mobiliers, le salaire et l’épargne, le patronage, le commerce et les cultures intellectuelles, les phases de l’existence, la paroisse et la religion et le voisinage. Léon Gérin tire de ses entrevues et de ses observations plusieurs articles et une monographie, aujourd’hui classique, L’Habitant de Saint-Justin (1898). Saint-Justin est, pour Frédéric Parent, la porte d’entrée dans le Québec rural. Il se retrouve ainsi au cœur du premier grand débat entre sociologues, anthropologues, historiens au sujet de ce qui fait la caractéristique du Canada français : est-ce une société traditionnelle, voire archaïque ? Dans les années 1930-1940, en pleine période d’urbanisation et d’industrialisation, ce Québec rural, devenu exotique, tombe sous le regard, parfois étonné, de chercheurs américains : pour Horace Miner, l’auteur de Saint-Denis : un village québécois (1939)2, cette petite collectivité est une « société folk », c’est-à-dire une société quasi archaïque, qui, pour reprendre les mots de son professeur l’anthropologue Robert Redfield, ressemblerait aux peuples primitifs et où dominerait la famille3. La thèse que défend alors Redfield pour l’analyse de l’évolution des sociétés est celle du fameux processus folk-urban. Cette thèse est remise en cause, et pour des raisons différentes, par des sociologues-anthropologues aussi différents l’un que l’autre : Philippe Garigue et Marcel Rioux. C’est là, s’exclame le premier, une approche caricaturale, le Canada français étant, dès ses origines (la Nouvelle-France), « urbain4 ». Pas question non plus, poursuit le second, de parler de la société canadienne-française comme d’une société « folk » : il serait plus exact, ajoute-t-il, de la qualifier de « paysanne5 ». 2. 3. 4. 5. Horace Miner, Saint-Denis. A French-Canadian Parish, Chicago, University of Chicago Press (1939) publié en français en 1985. Robert Redfield (1939), « Introduction », dans Horace Miner, St. Denis. A French-Canadian Parish, Chicago, University of Chicago Press. Philippe Garigue, « Mythe et réalités dans l’étude du Canada français », Contributions à l’étude des sciences humaines, 3, 1956, p. 123-132. Marcel Rioux (1957), « Remarques sur les concepts de folk-société et de société paysanne », Anthropologica, no 5, p. 147-162 ; « Critique de l’hypothèse de Redfield », dans Belle-Anse, Préface XI Plus fondamentalement, comme le montre Rioux dans sa mono­graphie de l’île Verte, il s’agit d’une petite société qui, sous son allure folklorique et traditionnelle, fait face à de grandes transformations : industrialisation, urbanisation et sécularisation. Bref la modernisation. C’est le French Canada in Transition d’Everett-C. Hughes, que traduit en français Jean-Charles Falardeau sous le titre tout à fait exact de Rencontre de deux mondes6. Cette question de la modernisation est aussi au cœur de travaux que mène par la suite Marcel Rioux dans le bas du fleuve et en Gaspésie, d’abord à l’île Verte (1954) puis à Belle-Anse (1957). La tradition de l’enquête ethnographique ou monographique en milieu rural ou semi-urbain va par la suite se maintenir avec les travaux de Colette Moreux, Fin d’une religion ?, à Saint-Pierre (ou Saint-Hilaire) et Douceville en Québec (ou Louiseville) (1982), et de Marc Lesage, avec Microcité. Enquête sur l’amour, le travail et le sens de la vie dans une petite ville d’Amérique (à Trois-Rivières) (1997). Sans oublier, en sciences politiques, l’étude de Vincent Lemieux, Parenté et politique : l’organisation sociale à l’île d’Orléans (1971), et en anthropologie celle de Michel Verdon, Anthropologie et colonisation au Québec : le dilemme d’un village du Lac-Saint-Jean (1973) préfacé par Marcel Rioux. Frédéric Parent connaît très bien tous ces travaux, il les cite et les discute. Que sont devenus ces petits villages du Québec rural ?, se demande-t-il. La thèse qu’il défend dans son ouvrage est toute en nuances : certes ces villages ont conservé des « vestiges » des collectivités folk, par exemple la dominance de la famille et des réseaux d’alliance, mais ils sont loin d’être restés immobiles. Une société invisible ? Lancaster ? Qu’est-ce que ce village au nom anglais perdu au Centredu-Québec ? Dans le premier chapitre de son ouvrage, Frédéric Parent retrace l’histoire de ce village et de la région qui l’entoure. Il y a bien eu des Anglais dans cette région, dont des loyalistes qui avaient quitté les États-Unis au moment de la guerre de l’Indépendance. D’autres villages dans la région ont des noms anglophones : Inverness, Leeds, etc. L’ouvrage de Frédéric Parent est le résultat d’une réflexion théorique approfondie et d’une recherche empirique minutieuse mêlant observations, entrevues et dépouillement d’archives. Le premier chapitre est tout à fait 6. Ottawa, Musée national du Canada, 1957, p. 75-84. Sur ce débat, voir aussi Hubert Guindon, Tradition, modernité et aspiration de la société québécoise, Montréal, Saint-Martin, 1990. Mon collègue sociologue Jacques Hamel vient de rééditer ce classique de la sociologie américaine chez Boréal Express. XII Un Québec invisible passionnant pour celui qui s’intéresse aux histoires locales ou régionales. Mais, en raison de l’obligation d’anonymat, le nom du village a dû être modifié. Même pour moi qui connais très bien la région – ma mère Jeannette Marquis est née dans le « village » de Lancaster, et mon père Joseph-Eudore vient d’une ville voisine –, il n’est pas facile de m’y retrouver, car tous les noms ont été changés : cantons, villes et villages, paroisses, cours d’eau, institutions, journaux, personnalités publiques. L’objectif que se donne Frédéric Parent pour son enquête est de décrire dans sa complexité et dans ses multiples dimensions (historique, religieuse, économique et politique) « l’expérience de vie en société » d’une petite collectivité rurale ; il met en évidence l’importance de la parenté et des réseaux locaux d’interconnaissances et d’alliances. Mais il ne s’agit pas d’une société traditionnelle, d’une société qui n’aurait pas changé : c’est au contraire un milieu rural en pleine transformation qui est traversé par des conflits sociaux. Le sous-titre de la thèse est tout simplement « conflits sociaux et enracinement territorial ». Faut-il qualifier Lancaster de « société invisible » ? Certes les milieux ruraux sont peu ou mal connus et souvent entourés de mythes. L’ouvrage de Frédéric Parent permet de lever le voile sur un mystère : celui de la grande région de Québec, qui, majoritairement rurale, a tendance à voter « conservateur ». Le Québec rural que découvre Frédéric Parent est une société qu’il qualifie de « tranquille », à la suite du politologue Pierre Drouilly, et qui, après avoir traversé la période très agitée de la Révolution tranquille, a dû, depuis les années 1980, s’adapter, non sans résister, à un ensemble de changements liés aux politiques de régionalisation qui se traduisent, sur le plan local, par une plus grande intervention de l’État. Si « conservatisme » il y a, c’est principalement dans l’opposition qu’une partie de la population manifeste envers une telle intervention de l’État. Qu’il s’agisse de religion, d’économie ou de politique, l’analyse que Frédéric Dion présente de Lancaster et de sa population est tout à fait originale. Il s’agit d’une étude exemplaire, que j’ai d’ailleurs présentée dans mon livre, Profession sociologue, paru aux Presses de l’Université de Montréal, comme la meilleure recherche ethnographique récente en sociologie au Québec. Marcel Fournier Professeur titulaire, Département de sociologie, Université de Montréal Prix Léon-Gérin 2013 Introduction Les dictionnaires biographiques européens contiennent l’histoire des guerriers, des hommes de génie, des savants, des artistes, des grands littérateurs, de tous ceux, en un mot, qui se sont distingués de la foule par leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes ; mais dans un jeune pays comme le nôtre, encore à moitié couvert de forêts, nos principaux grands hommes doivent être nos défricheurs […]. Pas un canton, pas une paroisse, pas un village qui ne recèle quelqu’un de ces hommes [et femmes] au cœur de lion qui par leur seul travail, leur énergie et leur persévérance sont parvenus à l’indépendance, quelquesuns même aux honneurs civiques et politiques. Leurs noms devraient être connus et passer à la postérité1. L a ruralité revêt depuis longtemps un caractère emblématique pour le Québec. Refuge par excellence d’une société conquise exclue des réseaux politiques et économiques dominants, le monde rural fut l’un des principaux lieux de développement de la société canadiennefrançaise en Amérique. Après la Conquête, l’habitant responsable du « miracle canadien », de la survivance d’une société francophone dans un continent anglophone, se fait colon et étend son occupation au-delà des anciennes paroisses trop « étroites » des rives du fleuve Saint-Laurent, vers l’arrière-pays des cantons déjà arpentés par le pouvoir britannique ; c’est la naissance des « régions ». Antoine Gérin-Lajoie, auteur de la célèbre complainte Un canadien errant, a écrit l’une des rares descriptions minutieuses du processus de colonisation du XIXe siècle. Paru pour la première fois en 1862, Jean 1. Antoine Gérin-Lajoie, Jean Rivard, le défricheur, dans Les Soirées canadiennes, 2, 1862, p. 319. 2 Un Québec invisible Rivard est devenu un classique incontournable de la littérature canadienne2. L’objectif de l’ouvrage était selon son auteur de « stimuler l’ardeur de la jeunesse et d’exercer une heureuse influence sur l’avenir de la colonisation3 ». Gérin-Lajoie crée, avec Jean Rivard, une œuvre d’éducation populaire, distribuée à plusieurs générations d’élèves, en écrivant ce qu’il estime être « une peinture aussi vraie que possible de la vie réelle4 ». Pour convaincre le lecteur que son récit n’a rien d’invraisemblable, il insère à la fin de son ouvrage des « notices sur quelques défricheurs célèbres5 ». Son « récit de la vie réelle » est aujourd’hui considéré comme l’une des premières monographies sociales au Canada, parce qu’il constitue un premier effort d’observation directe et comparée de milieux sociaux au Québec6. De plus, Gérin-Lajoie s’« inspire » de l’ingénieur français Frédéric Le Play (1806-1882), inventeur de l’approche monographique en sociologie, dont l’influence sur lui, bien qu’elle soit diffuse et non systématique, n’en sera pas moins présente. Les efforts de Gérin-Lajoie pour mieux faire connaître les régions de colonisation seront poursuivis vingt ans plus tard, dans les années 1880, par son fils Léon Gérin, reconnu comme étant le premier sociologue canadien7. Que sont devenus ces défricheurs dont Gérin-Lajoie trace le portrait dans Jean Rivard ? Il avait bien espoir qu’un jour quelqu’un poursuivrait son travail biographique de ces « célèbres défricheurs », mais ce ne fut pas le cas. Quant au Dictionnaire biographique du Canada, publié depuis 1966, il ne contient sûrement pas le nom de l’un de ces défricheurs. Il faut se rendre à l’évidence, les agriculteurs ne passent pas à l’histoire et ne l’écrivent pas non plus, même s’ils la vivent. À travers les discours médiatiques et la littérature savante sur le sujet, nous avons constaté le peu de place accordée 2. À l’époque de sa parution en 1862, Jean Rivard a connu une popularité exceptionnelle et l’ouvrage fit l’objet de nombreuses rééditions et d’une publication dans le journal Le Monde de Paris : « il s’agit de la deuxième publication littéraire la plus diffusée du Canada français au XIXe siècle » (Paul Sabourin, « La contribution leplaysienne à la naissance d’une science économique hétérodoxe au Québec », Les Études sociales, no 151, 2010, p. 62). 3.Gérin-Lajoie, op. cit., p. 319. 4. Les avis demeurent partagés encore aujourd’hui quant au statut à accorder à l’ouvrage d’Antoine Gérin-Lajoie (monographie, roman à thèse, etc.). Léon Gérin affirme à un journaliste de La Tribune de Sherbrooke du jeudi 6 septembre 1946 : « Mon père a toujours prétendu qu’il avait connu personnellement tous ses personnages. Il a connu bien des défricheurs, notamment dans les Cantons-de-l’Est et il nous a toujours dit qu’il n’y avait rien, dans Jean Rivard, qui n’ait été observé sur le vif. » Archives des Jésuites au Canada (AJC), Fonds Léon Gérin, #5538-3. 5. Antoine Gérin-Lajoie, Jean Rivard, économiste, dans Le Foyer canadien, 2, 1864, p. 353. 6. Frédéric Parent et Paul Sabourin, « Les sciences sociales au Québec : l’héritage leplaysien », Les Études sociales, no 151, 2010, p. 6. 7. Frédéric Parent (dir.), « Actualité de l’œuvre de Léon Gérin », Recherches sociographiques, vol. 55, no 2, 2014. Introduction 3 à la parole des « ruraux » ; c’est un point de vue extérieur (disons pour simplifier « urbain ») qui prévaut souvent sur le point de vue des principaux intéressés. Des rapports de pouvoir Lucie Sauvé, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation relative à l’environnement, et la journaliste Denise Proulx mentionnent, en introduction de leur ouvrage Porcheries !, que les agriculteurs sont « victimes » du développement capitaliste et qu’ils « se retrouvent aliénés à un système de production qui les enfonce dans l’endettement et cause la détresse psychologique8 ». La journaliste Proulx ajoute un peu plus loin que les « agriculteurs, devenus des producteurs agricoles, ont vu peu à peu se distendre les liens avec leur communauté9 ». Il est difficile d’admettre que les agriculteurs se détachent de leur « communauté » alors que la majorité des fermes, dans le village étudié, appartient à des « familles souches » profondément enracinées localement. Le discours des observateurs de la scène politique québécoise reflète lui aussi un point de vue conçu de l’extérieur sans qu’on ait pris la peine d’analyser les réalités rurales. Ce discours met souvent l’accent sur l’idée qu’il existerait un « mystère de la grande région de Québec », paradoxe que l’on pourrait résumer ainsi : les circonscriptions électorales de cette région, majoritairement rurales, ont historiquement tendance à voter pour des partis politiques « conservateurs » : le Crédit social, l’Union nationale et plus récemment l’Action démocratique du Québec (ADQ) et la Coalition avenir Québec (CAQ). Démographiquement, ces circonscriptions sont massivement francophones, la population est plus faiblement scolarisée, plus âgée et le salaire moyen y est plus bas que celui de l’ensemble du Québec. L’usage dominant et quasi exclusif des statistiques dans la recherche universitaire et gouvernementale et des sondages dans le milieu médiatique d’aujourd’hui ne facilite pas la connaissance approfondie des territoires ruraux dotés d’une cohérence spatiale exogène ou extérieure au milieu, parce qu’il suggère l’idée que l’espace social est une addition d’individus statistiques extraits de leurs relations sociales concrètes. On comprend mal qu’une population « défavorisée » (moins scolarisée avec un plus faible revenu) vote pour des partis politiques de droite et 8. 9. Denise Proulx et Lucie Sauvé (dir.), Porcheries !, Montréal, Écosociété, 2007, p. 16. Denise Proulx, « Portrait social », dans Proulx et Sauvé (dir.), op. cit., p. 128. 4 Un Québec invisible adopte les discours libertariens qui placent au-dessus de tous les « libertés individuelles » et relèguent au second plan l’intérêt collectif ou, pour mieux dire, la justice sociale. En servant ainsi les intérêts de la classe dominante, les dominés ne participent-ils pas à la perpétuation de leur asservissement ? Comment cela se fait-il ? Nous pourrions certes tenter d’expliquer cette situation par une sorte d’aliénation : les classes populaires sont guidées par les médias de masse, les « radios poubelles », les chaînes de télévision commerciales qui favorisent la reproduction sociale. Ce n’est peut-être pas entièrement faux, mais cela demeure une explication extrêmement partielle. Pour résoudre le « mystère de la grande région de Québec », et plus généralement des classes populaires, il faut aller au plus près de cette réalité. Il faut rencontrer les ruraux, il faut les entendre, les écouter et les regarder, non pas pour considérer leurs paroles et leurs pratiques pour des « vérités », mais pour mieux comprendre à partir de ces éléments le monde dans lequel ils vivent. Nous pensons qu’il existe des conditions sociales d’existence qui favorisent le développement d’idées politiques particulières. Les représentations du monde, ici en particulier les idéologies politiques, ne sont pas indépendantes des conditions fondamentales du développement des sociétés ou plus précisément de la structure des rapports sociaux dominants. La structuration familiale des rapports sociaux L’écriture d’une ethnographie (ou monographie) de village à partir d’une enquête de terrain était pour nous le meilleur moyen de rendre compte du monde dans lequel vivent les ruraux. La description des relations sociales concrètes telles qu’elles se déroulent et se vivent aujourd’hui dans un village québécois est l’objectif premier de cet ouvrage. À cet objectif sociographique s’ajoute celui d’expliquer ou de comprendre les relations qui se nouent et se dénouent dans la campagne québécoise. Par la saisie de processus sociaux généraux qui structurent les relations dans un village particulier, nous espérons rendre plus intelligible l’organisation sociale du monde contemporain. En effet, l’étude intensive d’un village québécois dans ses dimensions historiques (chapitre 2), religieuses (chapitre 3), économiques (chapitre 4) et politiques (chapitre 5) nous a permis de saisir le modèle dominant d’organisation des relations sociales (socio-logiques) qui permet justement de mieux comprendre, entre autres, les idéologies politiques de ce « Québec Introduction 5 tranquille ». Ce modèle se retrouve sur tout le territoire québécois, bien qu’il ne s’exprime peut-être pas suivant les mêmes modalités ni avec la même force. Les relations sociales dans les espaces religieux, économiques et politiques du village sont fortement organisées dans et par les rapports familiaux endogènes. La prégnance du modèle filial n’est pas particulière au village étudié, comme d’autres l’ont récemment observé au Québec dans la région beauceronne10 et en France dans un village ouvrier de Bourgogne11. Cette structuration dominante des rapports sociaux par les relations familiales permet d’expliquer les idéologies politiques propres à la « grande région de Québec ». Nous faisons l’hypothèse que leur opposition à l’intervention étatique trouverait un élément d’explication dans le fait que la famille constitue le centre des réseaux de relations sociales qui assure la reproduction de ces mêmes familles sur un même territoire depuis plusieurs générations, en leur donnant un ensemble de ressources telles qu’un réseau d’interconnaissance et un patrimoine foncier. L’attention obsessive portée à la propriété privée et à la transmission du patrimoine familial, observée dans la tradition monographique, renvoie au fait que la famille souche n’a de « valeur » que dans l’espace local. C’est son enracinement dans un territoire villageois à travers les réseaux de parenté et d’alliances qui fondent son prestige, et cette population estime dorénavant que son pouvoir local est mieux protégé par l’absence de régulation étatique des activités économiques et politiques. La place dominante de la population souche dans l’ensemble des activités sociales du village montre la persistance de l’enracinement territorial, même si cet enracinement s’est transformé depuis les dernières décennies, et permet de réviser une interprétation dominante de la société contemporaine. L’éclatement ou la fragmentation du monde commun, la perte de sens, le désintérêt de la population pour la politique et la montée d’une société des identités sont autant d’éléments qui définissent, me semble-t-il, une vision du monde largement répandue, dans l’espace médiatique, journalistique, et parfois aussi dans les travaux en sociologie du Québec et en sociologie générale. L’individualisme serait en quelque sorte la logique dominante d’organisation des rapports sociaux, ou, en d’autres termes, l’individu la catégorie dominante d’organisation des rapports humains. La cohérence du monde actuel ne se retrouverait plus dans nos appartenances primaires (la famille, le voisinage, le village, le 10. Jacques Palard, La Beauce inc., Montréal, PUM, 2009. 11. Nicolas Renahy, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005. 6 Un Québec invisible quartier) trop précaires et trop fluides. Dans De la division du travail social, Durkheim annonçait déjà, à la fin du XIXe siècle, une sorte de virtualisation du monde. Il écrivait : On verra, en effet, comment à mesure qu’on avance dans l’histoire, l’organisation qui a pour base des groupements territoriaux (village ou ville, district, province, etc.) va de plus en plus en s’effaçant […] les liens qui nous y rattachent deviennent tous les jours plus fragiles et plus lâches. Ces divisions géographiques sont, pour la plupart, artificielles et n’éveillent plus en nous de sentiments profonds12. Si les regroupements fondés sur des divisions géographiques s’effacent de plus en plus, ce n’est pas qu’ils disparaissent pour autant ; ils sont tout simplement moins « visibles », parce qu’ils ne correspondent peut-être plus forcément à ce qui est institué « officiellement » ou politiquement. Sans nier la Révolution tranquille comme période importante de rupture dans l’histoire du Québec, les années 1980 représentent un moment décisif dans le village, au moment où s’accélère la régionalisation des activités sociales, notamment religieuses et politiques, et que les villageois se sentent de plus en plus dépossédés de leurs pouvoirs locaux. Notre enquête ethnographique réalisée en 2007-2008 et entre autres celles de Vincent Lemieux à l’île d’Orléans, de Colette Moreux à SaintHilaire et Louiseville, de Michel Verdon dans les années 1960-1980 nuancent cette vision dominante du monde contemporain tout en réactualisant d’une certaine façon la folk société que les anthropologues et sociologues de l’Université de Chicago avaient cru observer au Québec dans les années 1930 en y dégageant la place fondamentale de l’organisation familiale dans la structuration du Québec. Nous y reviendrons dans la postface consacrée à une réflexion sur les interprétations historiographiques du parcours social du Québec. N’allons pas plus loin pour le moment, puisque les résultats de l’analyse de la vie d’un village québécois peuvent difficilement se comprendre si nous n’avons pas dès le départ clairement délimité le champ d’observation. Étudier la « vie sociale » d’un village n’a pas du tout la même signification qu’étudier, par exemple, la vie psychologique des villageois. Nous ferions également preuve d’une certaine naïveté en pensant pouvoir accéder à la réalité concrète seulement par le recours à l’observation « directe » du village. Nous proposons ainsi, en première partie du chapitre 1, une brève théorie descriptive des rapports sociaux, objet de la sociologie. En plus de définir ce que nous entendons par « rapports sociaux », nous décrivons les deux formes élémentaires des rapports sociaux que sont les 12. Émile Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris, PUF, 1967, p. XXXII.