Quantification de la croissance à partir des indices dentaires Fernando RAMIREZ ROZZI Mots-clés : émail, lignes de croissance, durée de formation, hypoplasie La croissance chez l’homme moderne dure deux fois plus de temps que chez le chimpanzé. Par rapport à sa taille et au poids de son cerveau, l’homme est le mammifère qui présente la croissance la plus longue, caractérisée par une étape juvénile prolongée. Pourquoi, quand et de quelle manière cette croissance prolongée s’est-elle mise en place au cours de l’évolution des hominidés ? Ces questions sont centrales dans les nouvelles disciplines de l’anthropologie comme « evo-devo » (evolutionary development). Les études de la croissance chez les espèces fossiles se sont heurtées pendant des années à un obstacle qui semblait insurmontable, à savoir l’attribution d’un âge précis à un évènement donné de la vie de l’individu. Des travaux réalisés au cours des vingt dernières années ont démontré que l’éruption dentaire est complètement intégrée à la croissance générale de l’individu et que le développement dentaire est un moyen exceptionnel pour calibrer la croissance des individus (tableau 1) (Smith 1989 a et b ; 1992 ; Smith et al. 1994 ; voir Robson, Wood 2008). Tableau 1 : Rapport entre les variables de croissance et l’âge d’éruption de la première molaire chez les primates Variables de croissance Longueur cycle Femelle maturité sex. Age de sevrage Longueur gestation Intervalle e/ naissances Age femelle 1° naissance Mâle maturité sex. N 12 13 14 18 16 8 9 N : nombre d’éspèces L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 r 0,28 0,86 0,93 0,85 0,82 0,93 0,93 D’après Smith 1992 pente 0,09 1,06 1,07 0,24 0,66 0,76 0,76 De plus, l’existence de lignes de croissance à l’intérieur de l’émail permet d’attribuer des durées précises aux étapes de la formation dentaire (figure 1) (Ramirez Rozzi 1998). Figure 1 : Coupe schématique d’une molaire montrant la disposition des lignes de croissance dans l’émail et les deux parties de la couronne. De cette manière, les analyses de la microanatomie de l’émail dentaire ont permis de caractériser la croissance des espèces d’hominidés fossiles, de commencer à comprendre les processus sous-jacents et d’avancer des hypothèses sur le rôle adaptatif de différents types de croissance. Lignes de croissance dans l’émail dentaire Succinctement, rappelons que l’émail se forme selon deux directions, une verticale résultant de la formation des prismes par la sécrétion des améloblastes (cellules productrices de la matrice de l’émail) depuis l’union de l’émail avec la dentine jusqu’à la surface dentaire, l’autre, horizontale par l’inclusion de nouveaux améloblastes actifs au front de formation de la matrice de l’émail (matrice qui, par la suite, se minéralise et devient l’émail tel qu’il apparaît dans une dent en éruption). L’émail dentaire présente deux types de lignes de croissance qui sont intimement liées aux 41 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires processus de formation. Les striations-transversales correspondent à des lignes plus ou moins transversales à l’axe des prismes qui résultent d’un changement dans la composition minérale des prismes dû à l’activité circadienne des améloblastes. Elles présentent donc une périodicité journalière et la distance entre elles correspond à la quantité d’émail formé par un améloblaste en une journée (taux de sécrétion d’émail). Les stries de Retzius sont des lignes qui apparaissent, dans la coupe longitudinale d’une dent, comme délimitant des couches successives de l’émail aux alentours des cuspides et des couches en imbrication sur les faces latérales de la couronne. Elles représentent les pas successifs du front de formation de la matrice de l’émail. Leur périodicité est donnée par le nombre de striations-transversales qui les séparent et est comprise entre 6 à 11 chez l’homme moderne. On pense que la périodicité des stries est la même pour toutes les dents d’un même individu. Selon la disposition des stries, la couronne dentaire se divise en une partie cuspale dans laquelle les stries ne sont pas en contact avec la surface de l’émail et en une partie latérale dans laquelle les stries rejoignent la surface de l’émail et forment de faibles dépressions nommées périkymaties (figure 1). La durée de formation des couronnes peut être obtenue avec plusieurs méthodes, mais on utilise principalement une méthode pour la partie cuspale et un autre pour la partie latérale. Dans la première, le cours des prismes est suivi depuis la dentine jusqu’à la surface de l’émail et on compte le nombre de striations transversales ; si ceci n’est pas possible, la longueur du prisme est divisée par la distance moyenne entre les striations-transversales et on obtient la durée de formation en jours (figure 2). Pour la partie latérale, le nombre de stries est multiplié par leur périodicité. L’addition de la durée des deux parties permet de connaître la durée de formation de la couronne. Il est important de signaler que la formation de l’émail ne commence, ni ne finit, simultanément dans toutes les cuspides. Il est donc très important de signaler l’endroit où le décompte des lignes de croissance est effectué et de tenir compte du décalage de formation entre les cuspides. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Figure 2 : Email cuspale. L’orientation générale des prismes est indiquée par les lignes en pointillé et les striations transversales par les flèches noires. Les flèches blanches signalent des bandes à l’intérieur de l’émail, qui correspondent parfois aux stries de Retzius. Hominidés du Plio-Pléistocène La croissance prolongée chez l’humain et la croissance raccourcie chez les grands singes ont été les références de comparaison pour les hominidés fossiles à qui l’on a assigné une formation dentaire de type humain ou de type chimpanzé selon l’écart, long pour le premier et court pour le second, entre l’éruption de la première incisive et celle de la première molaire (Bromage, Dean 1985). Nous savons aujourd’hui que si l’écart entre l’éruption de ces deux types dentaires rappelle plutôt celui des chimpanzés, la formation dentaire des hominidés fossiles est particulière et que, s’il existe des similitudes entres les espèces fossiles, on découvre que chaque espèce d’hominidé présente une formation dentaire caractéristique. Il semblerait que la durée de formation des molaires n’est pas inférieure à deux ans 42 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires et ne dépasse guère trois ans chez les hominidés et les grands singes ; les différences dans la morphologie et surtout dans la taille entre les espèces résultent du concours des relations particulières pour chaque espèce entre le taux de sécrétion de l’émail, le nombre d’améloblastes actifs à chaque étape et la durée de vie active des améloblastes (figures 3 et 4) (Lacruz et al. 2008). Figure 4 : Rapport entre le taux de sécrétion de la partie cuspale et la mégadontie chez les hominidés. La mégadontie est le rapport entre la taille des molaires et la taille du corps ; les valeurs élevées indiquent que les dents sont de taille considérable. Il existe une forte corrélation (P<0,01) entre le taux de sécrétion et la mégadontie, ce qui révèle que la quantité d’émail sécrété par jour joue un rôle très important dans la taille des couronnes dentaires, peut-être plus important que la durée de formation. D’après Lacruz et al. 2008. Figure 3 : Variation du taux de sécrétion de l’émail selon les espèces d’hominidés. IC : intervalle de confiance. D’après Lacruz et al. 2008. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 43 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires Néandertaliens et hommes modernes L’observation des lignes de croissance dans l’émail requiert que les dents soient naturellement cassées ou sectionnées, ce qui constitue une limitation importante à ce type d’étude. Le développement du synchrotron et son utilisation pour l’étude de la croissance dentaire chez les hominidés fossiles permet ce type d’analyse sans avoir à sectionner les dents (Smith, Tafforeau 2008). Cependant, l’accès au synchrotron est très limité et n’est donc réservé qu’à des cas ponctuels (Smith et al. 2007, 2007). A la différence des dents des hominidés du Plio-pléistocène, les dents des hommes fossiles du Pléistocène moyen et final sont rarement cassées. L’étude de la croissance dentaire doit donc être effectuée à partir des périkymaties. La partie latérale (où les périkymaties sont présentes) comprenant un pourcentage élevé de la couronne des Figure 5 : Distribution des périkymaties dans les dents antérieures. La hauteur de la couronne a été divisée en déciles pour éviter l’effet de taille. Le nombre moyen de périkymaties est donné pour chaque décile (N° Pk). Le nombre de périkymaties augmente vers le collet dans toutes les espèces, mais l’augmentation est beaucoup plus marquée chez H. sapiens du Paléolithique supérieur. Chez les néandertaliens, près du collet, le nombre de périkymaties est plus bas que chez H. heidelbergensis, leur ancêtre, ce qui suggère que la formation dentaire chez les néandertaliens s’est spécialisée en sens opposé à celle de H. sapiens. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 incisives et des canines, l’étude du nombre et de la disposition des périkymaties a été réalisée sur ces types dentaires (figure 5) (Ramirez Rozzi, Bermudez de Castro 2004). Le faible nombre de périkymaties chez les néandertaliens indique que la durée de formation des dents antérieures était courte. Comme le rapport entre les étapes de formation de tous les types dentaires chez les néandertaliens ressemble à celui chez l’homme moderne (Tompkins 1996), une durée de formation raccourcie dans les dents antérieures doit forcement être accompagnée par une durée de formation courte dans les autres types dentaires. Les travaux effectués au synchrotron ont aussi suggéré que les hommes modernes du Paléolithique Supérieur présentaient une formation dentaire et donc une croissance prolongée tandis que les néandertaliens avaient une croissance plus rapide (Smith et al. 2007 ; 2007). Cependant, il est important de signaler que certaines populations actuelles d’hommes modernes (figure 6) présentent un nombre faible Figure 6 : Distribution des périkymaties dans l’incisive latérale inférieure chez l’homme moderne. Tandis que les européens actuels et du moyen âge montrent un nombre semblable de périkymaties, les pygmées de l’Afrique de l’ouest présente un nombre moins élevé de périkymaties près du collet. 44 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires de lignes de croissance suggérant probablement une croissance plus courte que celle des hommes modernes du Paléolithique Supérieure et que ce sont les populations européennes ou africaines, avec un mode de vie occidental, qui ont servi pour établir les standards actuels de croissances. La question reste ouverte pour des populations qui gardent encore un mode de vie traditionnel, pour lesquelles les registres des naissances sont peu fiables ce qui rend les études de croissance difficilement abordables. Hypoplasies Les études des lignes de croissance dans l’émail ont bouleversé l’étude des hypoplasies, marqueurs de stress à la surface des couronnes. En effet, classiquement, l’emplacement de l’hypoplasie dans la hauteur de la couronne était obtenu afin d’estimer l’âge auquel le moment de stress avait eu lieu chez l’individu. Par exemple, si l’hypoplasie se situait à mihauteur d’une première incisive supérieure dont la durée de formation de la couronne est de 4,3 ans, le stress était arrivé à l’âge de 2,5 ans (2,15 ans de formation de la couronne plus 0,35 ans pour la période entre la naissance et la première sécrétion d’émail sur ce type de dent). Or nous savons que la durée de formation des couronnes comprend une zone que la hauteur de la dent ne prend pas en compte et qu’elle ne s’effectue pas de façon régulière. La méthode classique conduit à des résultats erronés (figure 7). Les hypoplasies linéaires qui résultent d’un arrêt précoce de l’activité des améloblastes se présentent comme une bande plus ou moins horizontale autour de la couronne en suivant le parcours des périkymaties. Les hypoplasies comprennent une ou plusieurs périkymaties bien délimitées. De ce fait, le moment du stress peut être parfaitement obtenu en effectuant le décompte des lignes de croissance dans l’émail (Cunha et al. 2004). Des figures indiquant l’âge individuel pour chaque décile de la hauteur des dents antérieures ont été publiées par Reid et Dean (2006) et sont très utiles pour dater approximativement le stress quand le décompte des lignes de croissance ne peut être effectué directement sur la dent analysée. Notons cependant que ces figures ont été établies pour une population particulière et L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 que leur utilisation pour d’autres populations comporte probablement un certain biais. Figure 7 : Dans un schéma de la première incisive supérieure, la hauteur de la couronne a été divisée en déciles et l’âge correspondant à chaque décile a été indiqué (d’après Reid, Dean 2006). Une hypoplasie produite vers l’âge de 2,5 ans se placerait à la limite inférieure du 6° décile, donc elle a lieu quand 60% de la hauteur de la couronne a été formé. La durée de formation de la première incisive supérieure est de 4,33 ans en moyenne. Si la méthode classique est employée pour estimer l’âge auquel cette hypoplasie s’est produite, le 60% de la hauteur indiquerait qu’elle a eu lieu au moment où la dent était formée à 60%, c’est-à-dire 2,6 ans. Si l’on ajoute l’intervalle qui sépare la naissance du début de formation de la dent (0,44 ans) on estimera que l’hypoplasie a été produite à l’âge de 3 ans, ce qui est faux. Étant donné que l’hypoplasie a été formée à 2,5 ans, le résultat obtenu avec la méthode classique s’écarte d’un 20%, ce qui est considérable. Conclusion L’évolution de la croissance mais aussi la variation de la croissance entre les populations actuelles sont des champs d’étude largement ouverts. Le paramètre de formation dentaire qui donne le plus d’information sur la croissance d’un individu n’est pas connu avec certitude, mais pourrait être l’éruption dentaire (Robson, Wood 2008). 45 Quantification de la croissance à partir des indices dentaires La diversité des processus observés chez les hominidés fossiles appelle à une plus large compréhension de différents types de croissance et de leur probable rôle adaptatif. L’étude des populations actuelles, en plus de sa valeur intrinsèque, pourra largement éclaircir ces aspects. Références bibliographiques BROMAGE (T.G.), DEAN (M.C.) 1985, Re-evaluation of the age at death of Plio-Pleistocene fossil hominids, Nature 317: 525-528. CUNHA (E.), RAMIREZ ROZZI (F.V.), BERMUDEZ DE CASTRO (J.M.), MARTINON-TORRES (M.), WASTERLAIN (S.N.), SARMIENTO (S.) 2004, A new look into enamel hypoplasias: evidence from the Sima de los Huesos Middle Pleistocene site, Am. J. Phys. Anthropol. 125: 220231. 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L’auteur Fernando RAMIREZ ROZZI Directeur de Recherche au CNRS - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France) - CNRS courriel : [email protected] tél : 33 1 43 13 56 09 46