Science politique et science dialectique dans le Politique de Platon

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Plat on
Science politique et science dialectique dans le Politique
de Platon
Létitia Mouze
Philopsis : Revue numérique
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Introduction
« Et qu’en est-il à son tour de notre recherche sur le politique ?
Est-ce avec pour but le politique lui-même que nous nous sommes mis
sur les bras cette recherche plutôt que pour devenir plus dialecticiens
(dialektikôterois) sur tous les sujets ? – Ici encore, évidemment, sur
tous les sujets. – Du reste, j’imagine, personne d’intelligent (noûn
echôn) ne voudrait se mettre en chasse d’une définition (logos) du
tissage pour le tissage lui-même » 1.
Cette remarque – ce n’est sûrement pas un hasard – se situe au centre
du Politique. Reste à la comprendre, et la chose peut paraître mal aisée. Une
telle assertion est en effet surprenante : voilà près de trente pages que Platon
consacre au politique, à la recherche de sa définition, c’est-à-dire, en grec, de
son logos, de l’énoncé qui correspond à son être (ousia), et tout à coup il
1
285d (les traductions proposées ici seront toutes, sauf indication contraire,
de moi).
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1
balaie ou semble balayer d’un revers de main tout ce qui a été fait et dit, en
prétendant que c’est secondaire, qu’il s’agit uniquement d’un exercice
destiné à nous faire devenir plus dialecticiens. Ceci posé, il n’en poursuit pas
moins la recherche jusqu’au logos final de l’Etranger à propos du politique, à
quoi le jeune Socrate répond (et ce sont les dernières paroles du dialogue) :
« Tu as merveilleusement achevé à son tour le portrait de l’homme royal et
politique, Etranger » 2.
Le but de cet article est de tenter de donner sens à cette remarque,
c’est-à-dire de proposer une interprétation du dialogue : ce qui est en jeu en
effet n’est rien d’autre que ce par quoi doit commencer toute explication,
tout commentaire d’un texte, à savoir quel est son thème ? quelle est sa
thèse ? Ces deux questions ne sont pas seulement suscitées par cette
assertion centrale : elles se posent aussi à la lecture de l’ensemble du
dialogue, dont on a maintes fois souligné la composition compliquée,
alambiquée, peu claire dans son intention d’ensemble. Les réponses que l’on
tentera ici de défendre et d’étayer s’appuieront donc sur une étude de cette
structure, que je présupposerai, ici comme toujours concernant Platon,
savante – entendez, non pas complexe, mais voulue, intentionnelle et
significative. Un second présupposé (également constant) de ma lecture est
que les choses doivent être simples, et qu’une interprétation a d’autant plus
de chances d’être juste, c’est-à-dire éclairante, qu’elle s’appuie sur la
littéralité du texte, ne suppose pas de dispositifs complexes, s’énonce
simplement, s’impose avec évidence, et se comprend de même, c’est-à-dire
montre que le texte dit quelque chose de quelque chose, que l’on n’a pas
affaire à des mots, mais bien à des mots qui renvoient à des choses
concrètes, réelles, simples 3. En d’autres termes, il ne s’agit pas ici de
découvrir la lune, mais seulement de lire – c’est-à-dire retrouver cette
« faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non
point, en tous cas, celle d’un homme moderne », c’est-à-dire « la faculté de
ruminer »4. Il s’agit donc de s’en tenir fermement au plancher des vaches,
celui que les « philosophes » ont une fâcheuse tendance à mépriser.
Contre Castoriadis, selon lequel l’affirmation de l’Etranger ne saurait
être autre chose qu’une boutade5, voire une antiphrase, je choisis de la
prendre au sérieux : il me semble en effet qu’aucun indice textuel n’autorise
une lecture ironique et qu’au contraire, la suite immédiate de l’assertion la
prolonge et donc la confirme. Pourtant, cela se heurte d’emblée à une
objection importante : l’activité politique est bien pour Platon capitale, et il
voit en elle l’activité du philosophe, que ce soit dans la République où il
soutient que la remise du pouvoir au philosophe, naturellement destiné à
commander6, est la condition qui rend possible la réalisation de la cité juste7,
2
311b
Dans le Sophiste, Platon reproche justement au sophiste de tenir un logos
qui ne renvoie à aucune ousia.
4
Nietzsche, préface à la Généalogie de la morale, §8.
5
Castoriadis, Sur le Politique de Platon (Seuil, 1999), p. 40
6
474b-c
3
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2
ou dans les Lois, où manifestement le législateur, celui qui organise la cité,
est un philosophe, et apte pour cette raison à accomplir cette tâche. La
question est donc de déterminer si l’on peut lire cette phrase en en respectant
la littéralité et en maintenant l’importance de l’action politique ainsi que son
caractère philosophique. Autrement dit encore, la question est celle,
parfaitement classique, du rapport entre dialectique et politique dans ce
dialogue. Or justement, cette question est aussi, à mon avis, la question
centrale, ou encore le thème, de l’œuvre : le but de Platon dans le Politique
est de lier, d’articuler, de tisser ensemble la science dialectique et la science
critique et prescriptive qu’est la politique. Ainsi que le montre le mythe du
Politique, leur point commun est le logos, notion centrale du dialogue.
La définition de la dialectique
Pour comprendre en quoi il s’agit ici de devenir plus dialecticiens, et
en quoi ceci a à voir avec la définition du politique, il faut commencer par
définir la dialectique. Cette définition n’est pas donnée dans le dialogue,
puisqu’elle l’a été dans le précédent, dans le Sophiste :
« L’Etranger : Puisque nous nous sommes accordés sur le fait que
les familles8 elles aussi se mélangent mutuellement de la même
manière, n’est-ce pas nécessairement à l’aide de quelque science que
doit cheminer à travers les discours celui qui veut indiquer de façon
correcte quelles familles sont en harmonie avec lesquelles, et
7
République 473c sqq.
Je traduis ici le terme grec genos, habituellement rendu en français par
« genre », non pas pour me distinguer, non pas non plus exactement parce que cela
me paraît en soi plus juste, mais pour tenter de contrer une tendance naturelle à
penser les « genè » du Sophiste comme des catégories logiques comportant des
espèces, ou à les identifier aux Formes intelligibles et à considérer qu’il ne s’agit
que d’un autre nom pour la même chose au fond (ces deux – selon moi –
mésinterprétations allant du reste souvent de pair). L’Etre, le Mouvement, le Même,
etc., sont en effet de grandes catégories, si l’on veut, rassemblant un ensemble de
réalités, mais des catégories dites dans un langage biologique et non pas logique.
L’Etre n’est pas une Forme, ni le Mouvement, ou en tout cas ils ne sont pas
envisagés ici de cette manière, mais comme ce qui rassemble un certain nombre
d’êtres ayant en commun d’être, d’être en mouvement, etc. Les eidè en revanche
sont ce à quoi participent les êtres sensibles et dont ils tirent leurs propriétés, qui
sont causes de ce qu’ils sont, ce qui signifie aussi que c’est seulement de manière
imparfaite, incomplète, que ces êtres sensibles sont dotés des qualités qui sont les
leurs par participation à l’intelligible. Tel n’est pas le cas pour les êtres qui, par
exemple, appartiennent à la « famille » du mouvement : ceux-là sont caractérisés par
le mouvement sans présenter « moins » de mouvement que la famille
« Mouvement » – aussi bien, comme on voit, cela n’aurait pas de sens. Bref, par
cette « nouvelle » traduction, je veux juste provoquer une incompréhension, défaire
le sentiment de « bien connu », c’est-à-dire inviter à réfléchir au sens de genos, ce
que la traduction habituelle a pour effet, me semble-t-il, de permettre d’éluder,
justement parce qu’elle est habituelle.
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lesquelles ne se reçoivent pas mutuellement ? Et en particulier si, à
travers toutes, il en est certaines qui assurent leur liaison les rendant
ainsi aptes à se mélanger, et inversement si, dans les divisions, il y en
a d’autres qui, en traversant des ensembles, soient causes de cette
division ?
Théétète : Et comment n’y faudrait-il pas une science, peut-être
même la plus haute ?
L’Etranger : Comment donc l’appellerons-nous désormais,
Théétète, cette science ? Par Zeus, ne serions-nous pas tombés à notre
insu sur la science des hommes libres, et, alors que nous cherchions le
sophiste, n’aurions-nous pas par hasard découvert d’abord le
philosophe ?
Théétète : Que veux-tu dire ?
L’Etranger : Diviser par familles, et ne pas considérer comme
identique une forme autre, ni comme autre une forme identique, ne
dirons-nous pas que c’est là la science dialectique ?
Théétète : Oui, nous le dirons.
L’Etranger : Donc celui du moins qui est capable de faire cela
saura distinguer, une nature (idea) unique répandue en tout point à
travers une multiplicité dont chaque unité subsiste cependant séparée ;
une multiplicité de natures mutuellement différentes enveloppées de
l’extérieur par une nature unique ; à l’inverse, une nature unique
traversant une multiplicité d’ensembles tout en restant une ; enfin, une
multiplicité de natures séparées et totalement distinctes. Et cela revient
à être capable de discerner la famille, et de quelle manière chacune est
capable d’entrer dans une communauté et de quelle manière non.
Théétète : Tout à fait.
L’Etranger : Mais cette capacité dialectique, tu ne l’accorderas à
personne d’autre, je suppose qu’à celui qui philosophe de façon pure
et juste »9.
Je crois qu’il est important, pour comprendre de quoi il s’agit ici, de
rester le plus littéral possible. Rappelons d’abord le contexte de cette célèbre
définition, dont M. Dixsaut souligne la difficulté10. Ayant posé l’existence de
trois grandes familles, l’Etranger s’est interrogé sur leurs rapports, et a
montré que certaines communiquent entre elles et d’autres pas. Il compare
cette communication partielle avec celle des lettres 11 : certaines s’accordent,
c’est-à-dire peuvent être associées, d’autres pas ; et parmi elles, les voyelles
font le lien entre toutes, et sont même la condition de possibilité pour que les
autres s’accordent entre elles. Or celui qui sait quelles sont celles qui
9
253b-e
« Le passage du Sophiste est, de tous ceux consacrés par Platon à la
dialectique, assurément le plus difficile à interpréter » (Métamorphoses de la
dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001, p. 151).
11
On remarquera au passage que l’exemple, c’est-à-dire en grec le
paradigme, de l’écriture est une constante chez Platon lorsqu’il veut éclairer ce qu’il
entend par dialectique.
10
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peuvent communiquer entre elles est celui qui possède une technè, un art, en
l’occurrence la grammaire12. C’est de la même façon que celui qui sait quels
genè communiquent est celui qui possède une science ou un art 13, la
dialectique. Cela signifie, non pas nécessairement ni exactement que la
science dialectique consiste tout entière à savoir quelles familles
communiquent entre elles – pas plus que la grammaire n’est exclusivement
la science de la communication des lettres – mais tout au moins que ce
savoir-là est un de ses aspects, et un aspect qui lui est essentiel, qui permet
de la cerner. Telle qu’elle est ensuite décrite dans le texte qui en parle de
manière plus précise, cette science consiste aussi à diviser les familles et à ne
pas confondre les formes14.
Tels sont les deux contenus assignés ici explicitement à cette science.
Le second paraît logiquement précéder le premier, mais aussi l’entraîner à sa
suite : il faut en effet d’abord connaître les genè pour ensuite pouvoir se
prononcer sur leurs relations mutuelles ; en même temps, les connaître c’est
forcément connaître aussi ces relations. Il ne me semble pas qu’il y ait là de
problème d’interprétation. Ainsi définie, cette science a pour objet ce qui est,
non pas dans sa globalité indistincte, mais en tant qu’elle est capable de
distinguer les articulations du réel. Le réel autrement dit n’est pas conçu
comme un bloc indistinct, mais comme différencié, mais articulé : il ne
s’agit pas non plus d’une addition d’entités strictement séparées. La science
dialectique est connaissance du réel dans ses différences et ses articulations.
C’est ce qu’explicite la relativement longue, et très difficile réplique de
l’Etranger en 253d-e15.
On voit que la référence au logos, contenu cependant dans le terme
même de dialectique, est absente de cette définition. Il faut donc la
compléter et la préciser en revenant à son début. Au moment où l’Etranger
évoque pour la première fois la dialectique sans encore la nommer, en la
mettant en parallèle avec la grammaire (et la musique), il en parle comme
d’une science (tina epistémèn) qui permet de cheminer à travers les discours
(poreuesthai dia tôn logôn) lorsqu’on veut montrer quelles sont les familles
qui consonnent et quelles non. Autrement dit, cette science du réel est la
condition de possibilité d’un logos correct sur ce qui est, et non seulement
elle a pour but un tel logos correct, mais encore elle s’élabore elle-même que
dans et par le logos – par opposition à une « science » qui s’enracinerait dans
la sensation, aisthèsis. C’est en cela qu’elle est dialectique : elle rend
possible de bien cheminer à travers les discours pour dire ce qui est.
12
Je paraphrase 253a.
Je crois qu’il n’y a pas lieu ici de distinguer, pour autant qu’on entend par
art une pratique reposant sur un savoir.
14
253d
15
Je laisserai ici de côté l’interprétation de ces lignes, cela n’importe pas
pour mon propos. Je renvoie à l’article sus-cité de M. Dixsaut (note 9) : c’est ce que
j’ai lu pour le moment de plus pertinent sur le sujet. Il me semble que peut-être l’on
peut encore affiner, c’est-à-dire simplifier, l’interprétation proposée sur la base de
présupposés analogues, mais je n’en suis pas sûre et je n’ai pas encore pris le temps
d’étudier la question.
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Autrement dit, la science dialectique est la science qui permet de dire
correctement le réel ; et la condition pour cela est de le voir correctement,
c’est-à-dire d’en percevoir les différences, les ressemblances, les
articulations, de ne pas voir du pur multiple, mais de discerner ce qui est
effectivement pur multiple16 et ce qui ne l’est pas, et comporte d’une
manière ou d’une autre une unité17. En d’autres termes encore, cette science
est la science par laquelle le réel est enserré dans les mailles de la raison et
du discours : il n’est pas pur chaos multiple, mais un ordre y est perçu. Le
réel n’est pas le divers. La science de ce qui est est dialectique car c’est le
logos qui permet de l’accomplir.
On comprend dès lors qu’elle soit la science la plus haute, la science
par excellence – elle embrasse le réel comme tel, contrairement aux autres
sciences qui sont particulières – et qu’elle soit la science propre du
philosophe, qui voit et dit ce qui est, qui appréhende le réel non pas au
moyen de la sensation (aisthésis), mais au moyen du logos18.
Ainsi, lorsque l’Etranger affirme qu’il s’agit ici de devenir plus
dialecticiens, c’est ainsi qu’il faut l’entendre : il s’agit dans le Politique
d’apprendre à mieux voir et à mieux dire ce qui est, à mieux appréhender le
réel par le logos comme le confirme la fin du passage où l’Etranger explique
que le but du dialogue n’est pas la définition du politique mais de devenir
dialektikoterous kai tês tôn ontôn logôi dèlôseôs euriktikôterous19. Il me
semble en effet que le kai, dans ce membre de phrase, n’a pas le sens d’un
« et » additif, mais d’une explicitation, et doit être traduit par « c’est-à-dire :
« … plus dialecticien, c’est-à-dire plus apte à découvrir comment montrer ce
qui est par le discours » : le dialecticien est donc celui qui, au moyen du
logos, dévoile l’être.
Il s’agit donc d’étudier le dialogue dans son ensemble et dans sa
progression en cherchant à voir comment effectivement, à chaque étape,
l’Etranger peut considérer qu’il a fait progresser son interlocuteur dans la
pratique de la dialectique, ce qui suppose aussi une réflexion sur ce en quoi
consiste cette science, que le dialogue précédent (le Sophiste) a définie. On
sera donc attentif, ici, aux éléments qui permettent d’enrichir et d’affiner la
compréhension de ce qu’est la dialectique pour Platon, et notamment à la
pratique du dialogue, à la manière dont on parvient au logos du politique.
16
C’est de cela que parle la dernière proposition de la description : être
capable de distinguer « une multiplicité de natures séparées et totalement distinctes »
(253d).
17
Il s’agit des trois autres propositions de 253d.
18
Cf. à ce sujet le fameux texte dit de la « seconde navigation » dans le
Phédon : 99d sqq. Socrate y explique en en effet que, déçu par l’ancienne physique
et en particulier par Anaxagore, il a décidé d’examiner les êtres à travers le logos. Il
oppose ainsi une méthode d’investigation fondée sur la sensation, l’aisthèsis, à une
autre fondée sur le logos : c’est dans ce changement de méthode, c’est-à-dire
d’instrument de connaissance, que consiste la seconde navigation.
19
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6
Une première remarque me servira ici de point de départ : le Politique
fournit de quoi articuler ce qu’on considère comme deux définitions
platoniciennes distinctes de cette science, celle qui en fait une science du
dialogue, de l’échange du logos, et celle qui voit en elle la science de l’être20.
En effet, au moment où l’Etranger justifie la longueur du logos en donnant à
entendre que le but est de devenir plus dialecticien, il précise la raison pour
laquelle il est nécessaire d’acquérir cette compétence :
« La foule ne voit pas, je crois, que, pour les êtres faciles à
connaître, il existe des ressemblances sensibles naturelles (aisthètai
tines homoiotètes pephukasin) qu’il n’est pas difficile de faire voir
(has ouden chalepon dèloûn) lorsque l’on veut montrer (endeixasthai)
sans difficulté et sans discours (chôris logou) l’un de ces êtres à
quelqu’un qui en demande une définition (tôi logôi aitoûnti), tandis
qu’en revanche, pour les êtres plus grands et plus importants il
n’existe aucune image claire fabriquée pour les hommes que pourrait
désigner celui qui voudrait contenter l’âme de celui qui cherche à
savoir et qu’il contenterait de manière satisfaisante en établissant une
correspondance entre l’être recherché et une perception sensible (pros
tôn aisthèseôn tina prosarmottôn). C’est pourquoi il faut s’exercer à
être capable de donner et recevoir la définition de chaque chose (dio
deî meletân logon hekastou dunaton eînai doûnai kai dexasthai) : car
les réalités incorporelles, qui sont les plus belles et les plus
grandes, c’est par une définition, et par nul autre moyen (logôi monon,
allôi de oudeni), qu’on les désigne clairement (saphôs deiknutai), et
c’est en vue d’elles qu’ont été tenus nos discours actuels (ta nûn
legomena). Or il est plus facile, en toute chose, de s’exercer sur de
petites choses que sur des grandes » 21.
L’Etranger distingue donc deux types de réalités, les réalités sensibles
que l’on peut facilement faire voir sans recourir au logos, et celles dont on ne
peut fournir aucune perception sensible, mais qui sont aussi les plus
importantes, et que l’on ne montre qu’au moyen du logos, ce qui est la raison
pour laquelle il faut s’exercer à donner et recevoir le logos. Ici donc ce qui
permet de devenir plus dialecticien c’est cet exercice. Et si ce dernier accroît
nos compétences en dialectique, ce n’est pas exactement au sens où il nous
rend plus habiles dans le maniement d’une méthode, mais au sens où il nous
rend plus aptes à atteindre, grâce à cette méthode, à cet outil, grâce au logos,
les réalités qui comptent, c’est-à-dire, pour Platon, les réalités seules réelles,
les formes intelligibles. En d’autres termes, devenir plus dialecticiens, ce qui
est le but avoué du dialogue, c’est devenir plus aptes à atteindre ces réalités,
20
Les Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, réagit
contre cette tendance tout en y souscrivant partiellement, me semble-t-il.
L’introduction, où M. Dixsaut s’explique du titre et de l’intention de l’ouvrage,
souligne en effet la parenté des différentes manifestations, descriptions, définitions
de la dialectique chez Platon (cf. p. 7). Il reste que, composée sous la forme d’une
succession d’explications de textes, cette étude ne met pas toujours suffisamment en
rapport ces manifestations. Je ne le fais guère plus ici, je cherche seulement à ouvrir
succinctement la voie pour cela.
21
285d-286a
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à saisir les formes, et le but est bien cette saisie-là. Il s’agit d’avoir la science
de l’être, ce qui signifie être capable de le montrer dans et par le logos.
Or à la fin du Politique, on donne un logos du politique, on a saisi le
politique dans et par le logos. Cela ne veut pas dire qu’il faut compter le
politique parmi ces formes dont la saisie constitue la finalité ultime du
dialogue. Autrement dit, le lien entre le but avoué de l’entretien (devenir
plus dialecticien) et sa fin effective (une définition du politique) n’est pas
celui-là, car cela resterait un lien extérieur, et le politique resterait une forme
parmi d’autres, de telle sorte que sa définition apparaîtrait un exercice
contingent. Pour que ce ne soit pas le cas, pour tisser de manière plus étroite
le rapport entre le but avoué d’un côté (devenir plus dialecticien), le
cheminement et la fin effectifs de l’autre (la définition du politique), il faut
revenir sur ces derniers, refaire le voyage : de quelle manière parvient-on à
cette définition ? Et dans la mesure où le cheminement, qui consiste à donner
et recevoir le logos, est dialectique, la question devient : comment procède la
science dialectique pour parvenir à ce logos ultime, quelle méthode met-elle
en œuvre ? De quelle façon devient-on plus dialecticien ?
« S’exercer à être capable de donner et recevoir le logos »
Les moyens de parvenir au logos final sont divers. Toutefois, une
méthode est constamment mise en œuvre, dans le Politique comme dans le
Sophiste, la division. Certains commentateurs ont cependant cru pouvoir
interpréter le Politique comme signifiant l’échec de la méthode de division
mise en place dans le Sophiste, et/ou la mise en lumière d’autres procédés à
adjoindre à cette division pour parvenir à un logos correct de ce qui est et
dont on recherche cette définition22. Cette ligne interprétative me semble
fondée sur l’insatisfaction que suscite ce procédé chez beaucoup de lecteurs
de Platon : on lui a reproché d’être artificiel et de ne pas permettre d’accéder
à une connaissance.
Je crois qu’on se trompe d’objet : la méthode de division n’a jamais
prétendue être heuristique, c’est-à-dire capable de faire parvenir à une
connaissance, du moins en un certain sens. Il est en effet évident, étant
donné la manière dont elle est pratiquée, que le point de départ de la division
22
C’est par exemple le cas de J.B. Skemp, Plato’s Statesman. A translation
of the Politicus of Plato with introductary essays and footnotes (Routledge & Kegan
Paul, London, 1952, p. 18) de M. Dixsaut (op. cit., p. 245 : « [L’Etranger du
Politique] nous montre l’impossibilité d’assimiler la dialectique, en général, à la dite
« méthode de division ». Car dans ce dialogue on n’assiste à rien d’autre qu’à son
échec, ou son demi-échec ») ou de S. Rosen, Le Politique de Platon. Tisser la cité,
(Paris, Vrin 2004) : « La multiplication des prétendants au titre de roi est un premier
indice de ce que les hypothèses sous-jacentes à l’usage de la diairesis, pour ne pas
dire la diairesis elle-même, sont inappropriées » (p. 69 ; je souligne) ; « Notre
diairesis n’est absolument pas parvenue à identifier la tekhnè du gardien de
troupeau » (p. 70) ; « Le constat de l’Etranger est parfaitement clair : la diairesis est
incapable de se corriger ou de se purifier elle-même » (p. 71). pp. 69, 70, 71).
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est un être, une substance, une ousia, que l’on perçoit par les sens, ou dont
on a une idée, et que l’on scrute de manière précise pour essayer d’en
distinguer tous les éléments, les composants, tout ce qui en fait ce qu’il est,
afin de parvenir à donner de cet être une définition, un logos, qui en dise
l’essence, et ce, en reprenant tous les éléments essentiels qui le font être ce
qu’il est. La division, c’est le repérage au sein de ce bloc complexe et
composé qu’est l’être en question de ce qui, assemblé et articulé en un tout,
le constitue. En un sens donc, la connaissance de cet être préexiste à la
division et a fortiori à la définition qu’on cherche à en donner. La diairesis
n’a donc d’autre but que de rendre plus claire, plus exacte, plus précise et
aussi plus consciente cette connaissance, de manière à ce que l’être puisse
être enserré dans les mailles du discours, du logos. Les deux vont ensemble,
du reste, puisque la division s’opère au moyen du logos : on passe de la
perception sensorielle globale et confuse à l’analyse de cette perception.
Il me semble donc que, loin d’être remise en question, la « méthode
par division » est au contraire réaffirmée comme la méthode propre de la
science dialectique, ou du moins l’un de ses aspects privilégiés. C’est du
reste explicitement dit dans le dialogue au moment où l’Etranger montre
qu’un logos n’est pas trop long dès lors qu’il rend plus dialecticien :
« Nous n’aurons aucunement besoin d’une longueur appropriée au
plaisir, si ce n’est de manière accessoire ; en ce qui concerne en
revanche notre recherche dont l’objet est le problème posé, notre
raisonnement (logos) nous recommande de ne désirer qu’en second
lieu, et non en premier, les moyens de le résoudre le plus facilement et
au plus vite, mais d’honorer bien plus et en premier cette méthode qui
nous rend capables de diviser en espèces (toû kat’eidè dunaton eînai
diairein) » 23.
De fait, c’est bien par la division que le logos enserre peu à peu l’être.
Dans la mesure où la science dialectique est une science de l’être dont le but
est de parvenir à le dire exactement, la division me paraît lui être essentielle,
puisqu’elle est ce au moyen de quoi le réel nous apparaît de manière plus
claire et plus exacte. Seulement la diairesis fait l’objet d’une réflexion qui en
affine et précise le sens, contre un certain nombre de malentendus.
Si l’on observe le plan, on constate que ce sont les remarques
méthodologiques, la réflexion sur la meilleure manière de procéder afin de
parvenir à la définition du politique, qui déterminent les différentes étapes du
dialogue. Or ces remarques sont au nombre de quatre : il s’agit de la
distinction entre meros et eidos, puis du mythe, puis de la question du
paradigme, qui englobe celle de la juste mesure. Examinons-les
successivement, en faisant l’hypothèse que leur ordre d’apparition n’est pas
indifférent, et en rattachant à la dialectique ces acquis méthodologiques,
c’est-à-dire en cherchant à montrer en quoi ils permettent, non seulement de
parvenir à une définition, un logos, du politique, mais aussi et d’abord de
23
286d-e
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connaître ce qui est et de savoir comment le montrer dans le discours – ce
qui est tout un, comme on s’en souvient.
Meros et eidos : la question de l’eidos de l’homme
La première remarque méthodologique a pour but de distinguer la
division d’un procédé mécanique, de souligner son ancrage dans la nature
des choses, son caractère objectif, et enfin de dégager son but, qui est la
saisie de l’eidos.
Les deux interlocuteurs viennent de poser que la politique consiste
dans l’élevage d’êtres vivants (zôiotrophia) lorsqu’on a affaire à un élevage
en commun (koinèn trophèn), et l’Etranger lui demande alors quel nom on
lui donnera : celui de « élevage de troupeaux » (angelaiotrohian) ou celui de
« élevage en commun » (koinotrophikèn)24. Le jeune Socrate répond que ce
sera l’un ou l’autre, au hasard du déroulement du logos25, de sorte que
l’Etranger choisit alors, devant cette déclaration d’indifférence, de parler
d’élevage de troupeaux, et invite son interlocuteur à poursuivre la division et
à montrer qu’il existe deux sortes d’angelaiotrophia. Le jeune Socrate, selon
ses propres termes, s’empresse (prothumèsomai) alors de distinguer entre un
élevage se rapportant aux hommes et un autre se rapportant aux bêtes26.
L’Etranger l’arrête en lui faisant observer qu’une partie divisée (meros) doit
correspondre à un eidos, c’est-à-dire à une réalité naturelle. La faute (ouk
orthôs), dénoncée en 262c sqq., consiste donc à confondre meros et eidos :
non qu’ils soient strictement différents, mais parce que si tout eidos est bien
un meros, l’inverse n’est pas vrai 27. Cette distinction est illustrée au moyen
de deux exemples : diviser entre les hommes et les bêtes, dit l’Etranger,
revient à isoler le chiffre 10000 de tous les autres, ou à séparer les Grecs des
Barbares, en prétendant qu’on a affaire ainsi à deux entités réellement
distinctes, c’est-à-dire à deux eidè, alors qu’il ne s’agit que de merè (parties
d’un tout).
La leçon à tirer de ces exemples est que la division qui vient d’être
opérée entre les hommes et les bêtes est, ou semble, tout aussi arbitraire, que
celles qui consistent à isoler les Grecs des Barbares, ou le nombre 10000 des
autres. Autrement dit, il s’agit d’une division qui ne correspond pas à une
vraie différence naturelle. C’est suggérer que l’eidos renvoie à une entité
ayant une unité définitionnelle qui la distingue d’autres eidè. C’est bien une
partie, mais une partie naturelle. La partie de son côté n’a pas d’existence par
soi, elle est le simple fruit de la division ; en revanche, l’eidos existe
indépendamment de l’opération de division.
La distinction entre meros et eidos invite à ne pas découper
arbitrairement le réel au moyen du logos : celui-ci doit se soumettre à ce qui
24
261e
Ibid.
26
262a
27
263b
25
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est et en respecter les articulations naturelles. Ceci nous renvoie bien
entendu à un célèbre passage du Phèdre où le bon dialecticien est invité à
être à un bon cuisinier :
« Socrate : Il me semble que le reste a réellement été inventé par
jeu, mais que, dans ce qu’un heureux hasard nous a fait dire, il y a
deux procédés dont il vaudrait la peine de posséder la puissance grâce
à l’art si c’est possible. Phèdre : Lesquels ? Socrate : D’abord,
ramener à une unique nature28 ce qui est le plus souvent dispersé en
l’embrassant d’un seul coup d’œil, afin de rendre manifeste, en
définissant chaque chose, ce que l’on veut, en chaque cas, enseigner.
Ainsi tout à l’heure, à propos de l’amour, que son essence ait été
définie comme il faut ou non, en tout cas, grâce à cette définition, le
discours pouvait dire quelque chose de clair et être en accord avec luimême. Phèdre : Et quel est l’autre procédé, Socrate ? Socrate : Il
consiste à pouvoir à nouveau trancher les espèces selon les
articulations naturelles, en s’efforçant de ne briser aucune partie,
comme le ferait un mauvais cuisinier » 29.
Ici, on voit clairement en quoi cette distinction entre deux sens de
partie, un sens quantitatif, un sens naturel permet de mieux montrer la réalité
au moyen du discours.
La leçon est donc claire. Toutefois, on ne peut manquer ici, me
semble-t-il, d’être surpris : en quoi, pourquoi, hommes et bêtes ne formentils pas deux eidè séparés ? Autant c’est évident pour ce qui concerne les
Grecs et les Barbares, 10000 et les autres nombres, autant ici c’est plutôt le
contraire qui semble clair : les hommes ne se distinguent-ils pas des autres
animaux en ce qu’ils possèdent le logos ? Ce que semble suggérer ici le
texte, c’est que la possession du logos (dont il n’est pour l’instant pas
explicitement question), à supposer même qu’il soit considéré comme
différenciant les hommes des autres animaux, ne suffit pas à faire des
hommes un eidos à part. Et de fait l’Etranger procède à son tour à une
division de l’ensemble des animaux correspondant à des caractéristiques
strictement biologiques et physiologiques (ceux qui vivent dans l’eau/ceux
qui vivent sur terre, ceux qui volent/ceux qui marchent, ceux qui ont des
cornes/ceux qui n’en ont pas, etc.) jusqu’à ce qu’on parvienne à l’homme,
qui se trouve dès lors défini et situé par rapport aux autres animaux, non pas
sur la base de la possession d’un faculté particulière et spécifique, mais sur
la base de particularités strictement physiques30. Quelle leçon dialectique
tirer de cela, en-dehors de la première et la plus évidente concernant le sens à
donner à la division, procédé naturel et non mécanique ?
Le texte donne à constater que la diairesis peut prendre parfois des
voies différentes, qu’il y a plusieurs manières parvenir au même résultat,
28
Le terme grec est idea, que j’avais initialement, et à tort à mon avis, traduit
(ou plutôt transcrit) par idée.
29
265c-e (je me permets de citer tout en la modifiant légèrement – cf. note
28 – ma traduction, parue au Livre de Poche en 2007).
30
263e-266e
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autrement dit, qu’il existe plusieurs sortes de division naturelles et non pas
nécessairement une seule : en effet, l’Etranger distingue entre une voie
courte et une voie longue permettant toutes deux de parvenir à l’eidos de
l’homme31. La méthode réclame aussi de la patience : « A trop se bousculer,
on aboutit plus lentement… à une bonne division », observe l’Etranger32.
Mais tout ceci ne me paraît pas le plus intéressant.
Il semble en effet, au premier abord, qu’être bon dialecticien, dans ce
cas particulier, ce soit comprendre que le logos n’est pas une différence
constituant une articulation naturelle par laquelle un eidos nouveau et
singulier apparaît. Une communauté essentielle semble suggérée entre les
hommes et les autres animaux, ou encore, ce qui semble souligné, c’est
l’essentielle animalité de l’homme. Or ceci est problématique. Cela fait
certes sens pour Platon dans la mesure où, comme il l’écrit dans les Lois, la
quasi-totalité de l’œuvre politique consiste à s’occuper des affects, car
l’homme est essentiellement un être d’affects – un animal33. Mais, comme
on va le voir, cela entre en contradiction avec la leçon à tirer du mythe sur ce
plan, de telle sorte que les deux sont à lire et à interpréter ensemble. Voyons
donc d’abord ce qu’il y a à tirer du mythe, et revenons ensuite à cette
première leçon méthodologique.
Le mythe : l’eidos de l’homme, animal rationnel et politique
Un deuxième tournant du dialogue se situe à la suite de la première
définition du politique comme pasteur à laquelle l’Etranger et le jeune
Socrate aboutissent. En 267c en effet, l’Etranger émet un doute : le
programme a-t-il été bien rempli ? Le doute vient de ce que, s’il revient bien
au pasteur de prendre soin des bêtes sous tous les aspects que cela comporte
(soins médicaux, nourriture, etc.), en revanche, concernant les hommes,
beaucoup de professionnels peuvent se targuer de prendre soin, tels un
pasteur, du troupeau humain (boulangers, cordonniers, médecins, etc.) D’où
la remarque de 268c :
« N’est-ce pas à juste titre que nous avons été saisis, il y a
quelques instants, de la crainte et du soupçon d’avoir certes réussi à
tracer en parole la silhouette du roi, mais de n’avoir pas encore édifié
jusqu’au bout avec précision la statue du politique tant que nous ne
l’aurons pas dégagé de ceux qui se collent autour de lui en prétendant
partager avec lui le pastorat, et que nous ne l’aurons pas séparé de
ceux-là et révélé lui seul dans sa pureté ? »
D’aucuns voient là l’aveu de l’échec de la méthode par division34, et le
recours au mythe qui s’ensuit leur paraît un moyen complémentaire, distinct
de la diairesis. Tel n’est pas mon avis, et ce n’est pas non plus ce que dit
31
265a
264b
33
Cf. Lois I, 636e, V, 732e
34
Comme Stanley Rosen par exemple (cf. note 22).
32
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Platon. L’Etranger signale ici que la division effectuée jusqu’ici (et non la
division en soi) est insuffisante puisqu’elle ne saisit pas le politique luimême dans sa pureté, mais tout un groupe de pasteurs, ou de prétendants
légitimes au titre de pasteur. A quoi s’attend-on dès lors ? A ce que le
pasteur doive à son tour être divisé, c’est-à-dire à ce que la division se
poursuive. Or le mythe sert effectivement à reprendre la division.
Reprenons en effet son contenu. L’Etranger évoque pour commencer
trois mythes. Le premier est celui selon lequel Zeus prit position dans la
querelle opposant Atrée et Thyeste pour la possession du pouvoir en
inversant la course du soleil et des autres astres (d’est en ouest au lieu
d’ouest en est)35. Cette inversion est nommée dans le texte metabolè. Ce
faisant Zeus désignait comme détenteur légitime du pouvoir Atrée. Le
deuxième mythe est le récit de la royauté de Kronos 36. Le troisième est le
mythe selon lequel les gens autrefois naissaient de la terre37. On remarquera
que ces trois mythes ont un sens politique. C’est explicite pour le premier,
qui répond à la question de savoir qui doit régner légitimement. C’est allusif
pour commencer en ce concerne le second, rapporté un peu plus loin, et qui
raconte la manière dont la vie se déroulait au temps où régnait Kronos – une
vie d’abondance et de facilité caractérisée par l’absence de communauté
politique. Quant au troisième mythe, il s’agit en fait du mythe de
l’autochtonie auquel se réfère Platon dans la République, au moment où il
justifie le mensonge en politique, et qui consiste à dire que tous les habitants
d’une même cité sont frères car tous nés de la terre38.
En un sens, c’est le plan de la suite du dialogue qui est ainsi donné :
en effet, s’il s’agit tout d’abord, à l’issue du passage sur le mythe, de montrer
que l’humanité actuelle appartient non plus au temps pré- ou a-politique de
Kronos, mais à celui (politique celui-là) de Zeus, il s’agit ensuite de
distinguer le véritable politique de ses rivaux, c’est-à-dire des prétendants
illégitimes au pouvoir (référence au mythe d’Atrée et Thyeste) ; et enfin de
montrer comment la paix et l’unité de la cité sont réalisées par ce politique
véritable au moyen d’une pratique analogue à celle du tissage. Concentronsnous pour le moment sur le premier aspect, sur la distinction entre temps de
Zeus et temps de Kronos.
L’Etranger fait d’un même pathos (événement) la cause (aition) de ces
trois faits étonnants (thaumastôn), à savoir « le fait que la translation de
l’univers a lieu, tantôt dans le sens de sa rotation actuelle, tantôt dans le sens
contraire » 39. En effet, l’univers, corporel, ne peut être immobile, ce qui ne
35
268e-269a
269b
37
Ibid.
38
Cf. République III, 414c sqq. Ce mythe a pour fonction d’inciter chacun à
« penser aux autres citoyens come à des frères nés comme eux de la terre » (414d,
trad. P. Pachet, Folio Essais 1993), ce qui est la condition fondamentale d’existence
de la cité : celle-ci repose sur l’amitié, la philia, sans laquelle ne peut se constituer
l’unité de la multiplicité des hommes qui la composent.
39
270b
36
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convient qu’aux « êtres les plus divins »40, mais il se meut d’un mouvement
circulaire, tantôt avec l’accompagnement d’un dieu, tantôt abandonné à luimême41. Le temps de Kronos, ainsi que les fils de la terre et le mouvement
du soleil d’ouest en est, appartiennent à la phase du gouvernement divin.
C’est le temps de Kronos que s’attache à décrire l’Etranger, caractérisé par le
fait que tout naissait spontanément, c’est-à-dire sans travail, pour les
hommes (donc pas d’agriculture ni de tissage de vêtement), qu’il n’y avait
pas de bêtes sauvages (c’est-à-dire dangereuses pour les hommes, et rendant
nécessaire qu’ils s’en protègent en s’abritant dans des maisons), et que les
hommes vivaient en paix (et n’avaient donc pas besoin de mener une vie
politique, régulant leurs rapports). En d’autres termes, le temps de Kronos
est un temps sans art ni politique (les deux allant visiblement de pair). Lui
succède, lorsque ce temps est révolu, une époque d’abandon de l’univers par
les dieux : les choses commencent par continuer à tourner à peu près, puis se
dégradent peu à peu, jusqu’à ce que l’univers se trouve au bord de la
destruction. Ce temps est notre temps, c’est le temps de la misère (aporia)42 :
aussi bien pour ce qui concerne la génération que la nourriture, les espèces
vivantes ne peuvent compter que sur elles-mêmes,
« et tout ce qui constitue la vie humaine est issu de là, lorsque les
dons des dieux, leur vigilance, firent défaut aux hommes, qu’il leur
fallut vivre par eux-mêmes et que c’est à eux qu’il revint de prendre
soin d’eux-mêmes, comme le monde dans son entier que nous imitons
et suivons toujours, en vivant et naissant, actuellement de cette façon,
autrefois de l’autre » 43.
Tel est le contenu du mythe, qui consiste à distinguer deux phases de
l’univers, et à identifier à l’une d’entre elles, celle de l’abandon des dieux et
de la nécessité des arts et de la politique, le temps dans lequel nous vivons.
Dès lors, l’Etranger est en mesure de dégager du mythe une leçon double
concernant une erreur (hamartèma) elle-même double :
« L’Etranger : Que prenne donc fin ce mythe et tirons-en profit
pour mesurer notre erreur lorsque nous avons présenté le roi et le
politique dans notre discours antérieur. Le Jeune Socrate : « Comment
et dans quelle mesure dis-tu que nous nous sommes trompés ? »
L’Etranger : Cette erreur fut d’un côté minime, mais de l’autre bien
plus grave et plus grande et plus importante que tantôt. Le Jeune
Socrate : En quoi ? L’Etranger : D’un côté en ce que, alors que la
question portait sur le roi et le politique de la période actuelle du cycle
et de la génération nous avons répondu en parlant du pasteur du
troupeau humain de la période contraire, c’est-à-dire d’un dieu au lieu
40
269d
Ainsi, contre l’interprétation de L. Brisson (Le Même et l’Autre dans la
structure ontologique du Timée de Platon. Un commentaire systématique du Timée
de Platon [1974] Akademia Verlag, Sankt Augustin, 1998, pp. 478-496) et en
accord avec Sylvain Delcominette (op. cit. p. 210), je pense qu’il y a deux et non pas
trois phases de l’univers.
42
274c
43
274d
41
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d’un mortel : de ce côté-là nous nous étions complètement égarés. De
l’autre, en ce que nous l’avons présenté comme gouvernant toute la
cité, mais sans dire de quelle manière ; et si, ce faisant, nos dires
étaient au contraire vrais, cependant ils n’étaient ni complets ni clairs,
raison pour laquelle c’est de manière minime que nous nous sommes
trompés sur ce point ».
La grande erreur c’est l’identification du politique à un pasteur,
identification qui suppose une confusion entre un monde gouverné par les
dieux et apolitique, et un monde politique dans lequel les hommes doivent se
débrouiller et s’organiser entre eux. Seul le dieu gouvernant les hommes
peut être appelé pasteur. Le politique lui n’est pas un pasteur. Si l’erreur est
grande, c’est parce que pasteur exclut politique, et que la définition du
politique comme pasteur est oxymorique.
C’est du reste ce que laissait soupçonner Platon au moment où il
introduisait le pastorat : revenons en effet ici à la remarque méthodologique
précédente, c’est-à-dire au texte qui aboutit à la distinction entre meros et
eidos. Au moment où se posait la question de la dénomination correspondant
à l’élevage collectif d’êtres vivants, le jeune Socrate avait répondu qu’on
pouvait l’appeler indifféremment élevage de troupeaux (agelaiotrophia) ou
élevage en commun (koinotrophikè)44, et l’Etranger, après l’avoir
complimenté sur ce détachement vis-à-vis des mots, avait adopté le premier
terme. Autrement dit, quelque chose se passe autour de cet acte de
dénomination qui donne à penser qu’il pourra plus tard poser problème.
L’erreur principielle porte en fait sur la confusion entre agelaios
(troupeau) et koinos (commun, communauté), et elle est la matrice commune
des deux erreurs dénoncées, celle qui porte sur l’identification du politique
au pasteur divin, et celle qui concerne son type d’activité. Dès lors en effet
qu’on ne distingue pas entre un troupeau et une communauté, on est
naturellement amené à identifier oxymoriquement le politique à un pasteur –
c’est ce que l’Etranger a appelé la grande erreur :
« L’Etranger : Cet art que nous avons appelé autodirectif et dont le
soin envers les animaux n’est pas individuel, mais collectif, nous
l’avons alors tout de suite appelé « élevage de troupeaux » – tu t’en
souviens, n’est-ce pas ? Le Jeune Socrate : Oui. L’Etranger : Eh bien
c’est à cet endroit que nous avons commis l’erreur : nous n’avons
nullement saisi intellectuellement ni nommé le politique, et nous
n’avons pas vu que dans cette dénomination il nous échappait » 45.
Si cette dénomination n’est pas parvenue à saisir le politique, c’est
parce que son activité ne consiste pas à élever un troupeau, parce que
précisément les hommes ne forment pas un troupeau :
« Car s’il échoit, je suppose, à tous les autres pasteurs d’élever
chacun des troupeaux, le politique en revanche n’a pas droit au nom
44
45
261e
275d
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15
que nous lui avons attribué, mais il aurait fallu leur en attribuer un à
tous en commun » 46.
La distinction entre le temps de Kronos, temps du mythe, et le temps
de Zeus, qui est le temps humain, permet, non seulement de mieux cerner le
politique, mais encore de devenir plus dialecticiens en ce qu’elle permet une
meilleure perception, appréhension, de la réalité. Il s’agit en effet
d’apprendre à ne pas confondre une période avec une autre, une réalité avec
une autre, c’est-à-dire encore d’avoir une perception juste de la réalité
humaine, avec laquelle le politique a affaire. On apprend ainsi à ne pas
confondre les plans.
Or précisément, le temps du mythe est celui d’une communauté de fait
entre les hommes et les animaux, non seulement parce qu’ils vivaient en
paix, mais encore parce que les hommes semblaient vivre alors comme des
animaux, c’est-à-dire sans faire usage du logos, à supposer qu’ils le
possédaient. Je dis « semblaient » parce que la description qui est faite de
cette vie de facilité et d’abondance exclut toute autre considération que
strictement matérielle sans pourtant qu’il soit dit explicitement que cette vie
se réduisait à cela, et surtout parce que Platon pose justement la question de
savoir si cette vie était autre chose qu’animale, si elle comportait l’usage du
logos, et laisse cette question en suspens comme indécidable :
« Eh bien, si les nourrissons de Kronos, disposant de tant de loisir
et de la faculté d’entrer en relation non seulement avec les hommes
mais avec les bêtes sauvages au moyen de discours (dia logôn),
utilisaient tous ces avantages pour pratiquer la philosophie,
commerçaient avec les bêtes et entre eux, et cherchaient auprès de la
nature tout entière à savoir si un être doué d’une faculté spéciale
percevait quelque chose de différent des autres qui puisse être recueilli
pour une meilleure intelligence des choses47, – il facile de juger que
les êtres de ce temps étaient mille et mille fois mieux pourvus en ce
qui concerne le bonheur que ceux d’aujourd’hui. Mais si, gorgés de
nourriture et de boisson, ils n’échangeaient entre eux et avec les bêtes
sauvages que des histoires (dielegonto pros allèlous kai ta thèria
muthous) telles que celles que nous disons maintenant à leur sujet,
alors en ce cas aussi, s’il faut toutefois dévoiler mon opinion, le
jugement est facile » 48.
Le critère qui permettrait de répondre à la question : quelle est la vie la
plus heureuse, celle des hommes du temps de Kronos ou celle des hommes
de notre temps ? – ce critère est donc celui du logos : le présupposé de ces
46
275d-e
Il me semble que cet objet différent de perception permettant une meilleure
intelligence des choses (phronèsis) ne peut être qu’intelligible, puisque pour Platon
ce sont les formes intelligibles qui sont causes du sensible et permettent d’en rendre
compte : cf. à ce sujet en particulier la biographie intellectuelle de Socrate et tout le
texte dit de la seconde navigation qui s’ensuit, dans le Phédon, à partir de 96a.
48
272b-d
47
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lignes est qu’une vie heureuse est une vie lors de laquelle on tente de
connaître ce qui est au moyen du logos. Toute la question est donc de
déterminer si les hommes du temps mythique usaient du logos pour chercher
à s’informer, et s’adonnaient ainsi à la philosophia, c’est-à-dire littéralement
à la recherche du savoir. La question, autrement dit, est : les hommes de ce
temps étaient-ils dialecticiens ? – puisque la dialectique est la science des
philosophes49, et qu’elle cherche à montrer le réel au moyen du logos50 – ou
bien se contentaient-ils d’échanger entre eux et avec les autres animaux des
muthoi, des histoires, semblables à celle que l’Etranger rapporte ici.
On note au passage l’opposition du muthos d’un côté et du logos et de
la philosophie de l’autre, opposition platoniciennement problématique dans
la mesure où les mythes chez Platon sont partie prenante du discours du
philosophe, et dans la mesure où le Phèdre voit dans la croyance et la
référence au mythe un caractère distinctif du philosophe, par opposition aux
« (faux) savants » 51. Je laisserai de côté le détail de cette question pour le
moment, et je me contenterai d’indiquer que le mythe se distingue ici du
logos en ce qu’il n’articule pas le réel, qu’il n’y distingue pas des eidè, et
recourt à des images sensibles : son medium est l’aisthèsis, la sensation, il
provient d’elle et s’adresse à elle. Toutefois, ceci ne l’oppose pas
irréductiblement au logos, lequel s’enracine dans la sensibilité, et ce d’autant
que le mythe suppose le logos comme outil se son expression : seuls des
êtres dotés de logos racontent des mythes. Restons-en là cependant, car ceci
nous entraînerait trop loin, encore une fois52, et prenons acte de l’opposition
entre un temps où les hommes ne font peut-être pas usage de leur logos, mais
se contentent de muthoi, sans chercher à connaître ce qui est – le temps de
Kronos, donc – et le temps de Zeus, le temps actuel, celui du déploiement du
logos et de la philosophia.
Pour l’Etranger, la question est indécidable : on ne peut savoir si les
hommes d’alors, les hommes dont la vie était facile, faisaient usage du logos
et désiraient savoir. Mais que la question soit posée et que le doute subsiste
suggère que l’on pourrait faire avec vraisemblance l’hypothèse que le logos
et la recherche du savoir, comme les arts, se déploient dans l’aporia, dans la
49
Cf. Sophiste 253c
Cf. Politique 287a
51
Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon introduction au
Phèdre (Livre de Poche, Classiques de la philosophie, 2007, en particulier pp. 170
sqq.), ainsi qu’à un article à paraître, « Ecriture et philosophie dans le Phèdre de
Platon ».
52
Je réserve le traitement spécifique de cette question, qui touche moins à
l’interprétation du Politique (encore que…) qu’à l’interprétation de ce qu’on appelle
« le platonisme », à un développement spécifique ultérieur. Remarquons seulement,
à titre indicatif, que cela n’exclut pas le mythe de la philosophie, ou plus exactement
que cela n’implique pas une opposition entre les deux, dans la mesure où le temps de
Zeus s’enracine dans celui de Kronos qu’il cherche à imiter : le logos, fruit de la
séparation, tend au muthos, langage dans lequel la séparation n’est pas advenue. Le
muthos est originel et premier.
50
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difficulté, la misère, que c’est elle qui rend philosophe53, nous obligeant à
une appréhension de ce qui est au moyen du logos. N’est-ce pas d’ailleurs la
leçon des dialogues dits aporétiques de Platon, qui s’achèvent sur la mise en
lumière de l’ignorance des interlocuteurs de Socrate qui jusque là croyaient
savoir – c’est-à-dire, non pas sur une réponse à la question posée, mais sur
une aporie ? Une telle conclusion, apparemment décevante, a pour effet de
libérer la place pour le désir de savoir, c’est-à-dire pour la philosophie : en
témoigne l’insatisfaction des lecteurs de ces dialogues, qui voudraient savoir
ce que pense(nt) vraiment sur la question posée Platon et/ou Socrate, et ne
s’aperçoivent pas que leur désir (de savoir) est précisément ce que le
dialogue veut susciter54.
L’aporie rend donc philosophe, c’est-à-dire dialecticien. C’est
pourquoi l’on peut soupçonner qu’en-dehors d’elle il ne peut y avoir de
philosophie (de désir de savoir), et donc pas non plus de logos utilisé en vue
de connaître ce qui est : la seule sensibilité suffit. Dès lors, effectivement, les
hommes du temps de Kronos peuvent paraître légitimement devoir rester
étrangers à la philosophie et à la dialectique. Cependant ce ne peut être non
plus une certitude, et c’est pourquoi l’Etranger laisse en suspens la question,
considérée comme indécidable55. La seule chose qui soit sûre, c’est le lien
53
De même qu’Eros est philosophe en tant que fils de Penia, en tant qu’il est
par nature dans l’aporie, l’indigence : le désir par essence est manque, et c’est en ce
manque que constitue son caractère aporétique, de même que c’est ce manque qui, el
constituant comme désir, le constitue également comme ingénieux, euporos,
cherchant sans cesse des solutions à son aporie. Le désir n’est pas un manque subi,
mais un manque dynamisant : Erôs est sans cesse en train d’inventer des solutions à
des problèmes sans cesse renaissants. Cf. Banquet 203c sqq.
54
A ceci près évidemment que ce désir ne serait réellement philosophique,
platoniciennement parlant, que s’il portait, non pas sur ce que pense en réalité
Socrate ou Platon, mais sur ce qu’il en est en réalité de l’essence du beau, de la
vertu, du courage, etc. C’est en effet une attitude non philosophique (au moins selon
Platon) que d’attendre la réponse d’un maître qui saurait, qui serait savant. Socrate
lui ne sait pas, il n’est pas savant (sophos) mais philosophe, et cherche à savoir. Cela
ne signifie pas au demeurant qu’il n’a pas une idée sur la question, qu’il n’a pas luimême une doxa. Seulement il n’identifie pas cette doxa à un savoir, une sophia,
qu’il pourrait transmettre telle quelle, comme une vérité révélée. La seule chose que
l’on puisse ainsi transmettre, et soumettre à l’examen, ce sont les histoires
anciennes, les mythes, la parole anonyme de la tradition, venue du fond des âges et
donc peut-être divine. Socrate philosophe n’a rien d’autre à transmettre, en tant
qu’homme, que son désir de savoir : comme la plus belle femme du monde, il donne
ce qu’il a – c’est-à-dire, en un sens, rien.
55
Je suis donc ici en désaccord avec l’analyse de S. Delcominette (op. cit.),
qui s’oppose à l’interprétation traditionnelle selon laquelle le temps de Zeus est le
temps de la philosophie tandis que celui de Kronos est celui du mythe, et qui
considère que c’est dans le temps de Kronos que se déploie la philosophie (cf. pp.
173 sqq.). Si en effet il a raison de souligner que l’on ne saurait ainsi trancher, dans
la mesure où justement l’Etranger laisse la question en suspens, il reste que son
argument selon lequel le temps de Zeus est celui de l’oubli, alors que la mémoire est
la caractéristique de la philosophie ne tient pas : il oublie (justement) que la
philosophie pour Platon est un désir qui suppose un manque, une absence,
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essentiel entre aporie et logos, la première suscitant nécessairement le
second – sans que cela exclue absolument un développement de ce dernier
en-dehors d’elle. Ce qui importe ici c’est donc que les hommes du temps de
Zeus, du fait de leur misère (aporia) sont dans la nécessité d’user du logos
pour acquérir les sciences et les arts. Le mythe met donc en lumière le lien
essentiel entre art, science, politique et logos. Le développement du
paradigme du tissage confirme ce lien : de même que l’Etranger avait
distingué du tissage les arts qui lui sont auxiliaires, et sans lesquels il
n’aurait pas lieu, de même, distinguant les arts auxiliaires de la politique de
celle-ci, arts parmi lesquels on trouve l’agriculture et tous les artisanats, il
précise ce faisant que sans eux il n’y aurait pas de polis ni de politique56.
Le mythe a donc pour fonction de nous installer dans le temps du
logos, qui est aussi celui de la politique – ce qui est un indice du lien entre
politique et dialectique. Il souligne ainsi que la communauté entre les
hommes et les animaux (et aussi, d’une certaine manière, les dieux)
appartient à un temps révolu de l’humanité, un temps mythique. Il souligne
donc que les hommes de notre temps se caractérisent de manière essentielle
par la possession du logos, qui les sépare des autres animaux. Le mythe de
ce point de vue entre en contradiction directe avec ce qui semblait être la
leçon implicite de la distinction entre meros et eidos.
Pour résoudre ce problème, il faut considérer que cette distinction
intervient au moment où l’on identifie les hommes à un troupeau au même
titre que les autres animaux, alors que le paradigme du tissage va justement
montrer qu’ils ne sont pas un agrégat et que la tâche du politique consiste
précisément à en faire autre chose qu’un agrégat : il s’agira de tisser
ensemble les naturels complémentaires, doux et emportés, afin de composer
un corps modéré, afin de parvenir à une juste mesure, sans laquelle la polis –
le tissu social, si l’on veut – n’est pas. Autrement dit, le mouvement du
dialogue consiste justement à montrer, contrairement à l’impression qu’on
pouvait avoir de primer abord, que ce qui caractérisent les hommes, et les
rend politiques, c’est le logos. L’eidos de l’homme c’est donc bien d’avoir le
logos, et c’est en cela qu’il est humain. Si donc le jeune Socrate s’est trompé,
a commis une confusion entre meros et eidos dans sa manière de diviser, ce
n’est pas parce qu’il a implicitement présupposé que les hommes étaient à
part des autres animaux du fait d’une caractéristique spécifique, le logos,
mais c’est au contraire parce qu’il les a mis sur le même plan que les
animaux en considérant qu’ils formaient eux aussi un troupeau. Les
considérer ainsi, c’était en effet d’emblée les mettre sur le même plan que les
animaux, sans voir que le fait qu’ils aient le logos impliquait que leur
communauté n’était pas un troupeau – mais une polis. Dès lors qu’il partait
du présupposé qu’ils formaient un troupeau analogue à celui des autres
l’éloignement de ce qui nous comblait autrefois. Cela correspond très exactement à
la situation du temps de Zeus – dieu lié à la philosophie dans le Phèdre, d’ailleurs :
cf. 252e.
56
287d
Letitia-Mouze-Platon-Politique.doc
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19
animaux, il manifestait donc qu’il n’avait pas pris en compte leur spécificité
intellectuelle, de sorte que c’est dans le cadre de son propre cheminement, de
manière interne, que valait la critique que lui fait l’Etranger d’avoir
confondu meros et eidos : non distingué des autres animaux par le logos,
l’homme ne peut donc être mis à part d’eux, si ce n’est pas une succession
de divisions fondées sur les caractéristiques physiques. Dans ce cas, on
parvient effectivement à un eidos physique, dont on voit immédiatement le
caractère insuffisant. Autrement dit, l’Etranger, lorsqu’il interrompt le jeune
Socrate au moment où celui-ci met à part l’homme et les autres animaux,
l’invite en fait à réfléchir à l’eidos de l’homme. Et c’es cet eidos que le
mythe a pour fonction de dégager : il apparaît ainsi que l’homme est un
animal ayant le logos, donc un animal politique57.
Je ferai ici l’hypothèse que cette leçon sur l’eidos de l’homme fait
partie de ce qui rend plus dialecticiens, c’est-à-dire que cette aptitude ne se
résume pas à une question de forme, de méthode, mais qu’elle englobe un
contenu. En effet, qu’a-t-on acquis à l’issu de ces deux remarques
méthodologiques de l’Etranger ? On a appris à distinguer entre les hommes
et les dieux, les hommes et les autres animaux, et l’on sait – ce qui va de pair
avec les deux grandes distinctions évoquées – que l’homme est un animal
logikos, donc politikos. Autrement dit, grâce au logos et par le logos, on a
divisé le réel et isolé dans le réel ce qui relève du logos, à savoir le champ
humain, et donc politique. Tout se passe ainsi comme si le premier savoir
dialectique était un savoir réflexif, un savoir de l’être dialectique – l’homme
en tant qu’il faut usage de son logos – sur son propre être dialectique – c’està-dire sur le fait qu’il possède le logos et ne peut connaître ce qui est qu’au
moyen de cet instrument. En d’autres termes encore, être plus dialecticien,
c’est d’abord se savoir dialecticien. Et ce savoir en implique un second
d’emblée, qui en est la conséquence immédiate : le savoir de soi comme être
politique – parce que dialecticien.
On voit ainsi se dessiner, non seulement un ordre logique dans les
remarques méthodologiques qui structurent le Politique, mais aussi un lien
étroit entre dialectique et politique. Tout se passe comme si devenir plus
dialecticiens s’avérait progressivement la condition nécessaire pour devenir
homme politique. Je propose de mettre à l’épreuve cette hypothèse de lecture
en poursuivant le passage en revue progressif du dialogue.
Venons-en maintenant, dans cette perspective, à la deuxième erreur
que le mythe du Politique a mise en évidence, à côté de celle qui consiste à
identifier le politique à un pasteur. Cette seconde erreur est liée à la
première, puisqu’elle consiste à concevoir l’activité politique comme une
trophè, un élevage, terme trop vague et qui concerne aussi de manière trop
spécifique le corps, la nourriture qu’on lui apporte afin de le faire grandir et
prospérer, et qui correspond effectivement à ce que fait le pasteur, mais qui
ne décrit pas précisément, en revanche, l’art politique :
57
De même d’ailleurs que chez Aristote : cf. Politiques I, 2
Letitia-Mouze-Platon-Politique.doc
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« Tout d’abord, comme nous disions, il fallait changer le nom et le
rapprocher davantage du soin (epimeleia) que de l’élevage (trophè), et
ensuite, diviser celui-ci : elles ne sont pas petites les sections qu’il
comporte encore sans doute » 58.
Ces sections sont d’abord celle du pasteur divin et du soigneur
humain, comme l’a enseigné le mythe, ensuite, en ce qui concerne le soin, il
faut distinguer entre le soin imposé par la force et le soin consenti, ce qui
correspond à l’opposition entre tyran et roi59. Ici, le jeune Socrate croit à
nouveau, à tort, être arrivé au but 60. Une fois de plus, il va trop vite et c’est
ce que souligne son interlocuteur dans sa réplique immédiate :
« En réalité, à mon avis, la silhouette du roi n’apparaît pas encore
achevée : au contraire, de même que parfois des statuaires, en se
hâtant à contre-temps et en faisant des ajouts à leurs œuvres plus qu’il
ne faut, les ralentissent, de même, parce que nous voulions révéler au
plus vite et de façon grandiose l’erreur commise dans notre précédent
exposé, dans la pensée que pour le roi il convenait d’avoir recours à
des exemples grandioses, nous nous sommes équipés d’une
prodigieuse masse de mythe et nous avons été forcés d’en utiliser une
plus grande que nécessaire. C’est pourquoi nous avons allongé notre
exposé sans du tout être parvenus à la fin du mythe, et que notre
discours, tel un portrait, semble pourvu de manière tout à fait
satisfaisante des contours extérieurs, mais n’avoir pas encore reçu
l’animation (enargeia) que seules donnent les teintes et le mélange des
couleurs »61.
Nous n’avons que les contours extérieurs, c’est-à-dire quelque chose
comme le schéma de ce qu’est le politique : il prend soin des hommes. Mais
ceci reste vague, ce n’est que le contour général. Il s’agit maintenant de
donner un contenu à cette activité. Soigner c’est la perigraphè62, il faut
maintenant donner l’enargeia63. La question qui se pose est alors : comment
procéder ? Comment aller plus loin ? Le mythe nous a ramené au niveau
humain, nous a invité à plus de modestie, plus de mesure, à ne pas surévaluer
le personnage – bref, à le dégonfler, en un sens. En d’autres termes encore,
le mythe avait pour fonction de nous faire sortir du mythe, de distinguer
entre le temps du mythe et le temps humain. Le mythe introduit donc une
division, et ce faisant permet la bonne poursuite de la division64.
58
276c-d
276e
60
277a
61
277a-c
62
277c
63
Ibid.
64
Je ne suis donc pas tout à fait d’accord ici avec S. Rosen lorsqu’il écrit
dans Le Politique de Platon. Tisser la cité (Paris, Vrin, 2004) : « La multiplication
des prétendants au titre de roi est un premier indice de ce que les hypothèses sousjacentes à l’usage de la division, pour ne pas dire la division elle-même, sont
inappropriées. Au lieu de division et de séparation, c’est peut-être d’addition et
d’unification dont nous avons besoin » (p. 69) ; et, plus loin : « Le constat de
l’Etranger est parfaitement clair : la diairesis est incapable de se corriger ou d se
59
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C’est là qu’intervient le recours à un paradeigma, dont la fonction est
donc de donner au portrait du politique les couleurs et la vie qui lui
manquent. On a donc le contour extérieur du politique, mais pas sa chair,
constituée par son activité, comme le montre la suite du texte qui se
concentre là-dessus.
Le paradigme : le logos comme instrument de l’art politique
Pour commencer, l’Etranger explique comment fonctionne un
paradigme, un exemple65, et fournit une méthode de lecture. Il nous apprend
comment il faut utiliser le paradigme du tissage pour penser l’activité
politique c’est-à-dire de quelle manière elle va lui servir d’exemple.
Reprenons.
L’Etranger commence par poser comme nécessaire le recours à un
exemple pour passer d’un savoir possédé comme en rêve, c’est-à-dire de
manière floue, approximative, indistincte, et dont on s’aperçoit au réveil
qu’il est en fait ignorance, à un véritable savoir, c’est-à-dire, peut-on
supposer, à une perception distincte66. Toute la question est alors de
déterminer en quoi l’exemple permet la précision. C’est à cette question que
cherche à répondre l’Etranger en recourant à un exemple pour montrer
comment et à quoi sert un exemple dans la constitution du savoir.
Examinons donc d’abord ce paradigme du paradigme.
1) Le paradigme du paradigme : la constitution du savoir dans l’âme
Ce n’est pas par hasard que ce texte sur l’exemple est un texte qui
nous montre comment on parvient à un savoir. Car le propos de ce passage
est de réfléchir à la façon dont on passe d’un savoir flou à un savoir distinct.
Autrement dit, le propos porte sur la constitution de la science dans l’âme.
purifier elle-même. Pour cela, il faut recourir à l’art et en particulier au mythe » (p.
71). Si, effectivement, la division a été mal faite car elle a reposé sur une confusion
initiale entre le politique et le pasteur divin, cela ne la remet pas en cause en tant que
procédé, au contraire d’une certaine façon : il faut en effet l’appliquer à cet endroit
même, et distinguer entre une époque politique (humaine) et une apolitique (divine).
Le mythe est ainsi un instrument qui permettra à la fois d’opérer cette division-là, et
de poursuivre les divisions.
65
Ici se pose un problème de traduction que je laisserai en suspens, faute de
temps pour y réfléchir de manière satisfaisante : faut-il rendre paradeigma par
exemple, modèle, ou transposer purement et simplement le grec en optant pour
« paradigme » ? Je n’ai pas les moyens d’en décider actuellement. Je me contenterai
donc de manifester mon hésitation sur ce point en adoptant l’une ou l’autre de ces
traductions. La question n’est toutefois pas indifférente. Spontanément, j’ai tendance
à penser que le mieux serait d’exclure paradigme, terme technique en français qui
donne à penser, à tort, que l’on a affaire en grec à un terme qui l’est aussi. Mais
comme on voit je ne me suis pas sentie tenue dans cet article par ce sentiment…
66
Cf. 277d
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Pour nous faire comprendre comment fonctionne tout apprentissage, Platon a
recourt à l’exemple d’un apprentissage – celui de la lecture. Ce qu’il montre,
c’est qu’une science a besoin, pour se constituer, de recourir à des exemples,
de réfléchir par analogie. Non pas toute science, à vrai dire, mais celles qui
concernent ce que l’Etranger appelle « les objets les plus importants »,
meizonôn. Tout le problème est d’interpréter ces objets. Je ferai ici
l’hypothèse qu’il s’agit des réalités intelligibles, de ce que la perception
sensible ne peut nous donner, mais qu’on ne peut appréhender qu’au moyen
du logos67.
Examinons maintenant le contenu de ce paradigme du paradigme.
Il s’agit de l’exemple de l’apprentissage de la lecture. Lire c’est
d’abord épeler, c’est-à-dire reconnaître les lettres. Les reconnaître, c’est les
distinguer, c’est-à-dire, dans quelque ensemble qu’elles se trouvent, être
capable de reconnaître comme identiques celles qui le sont effectivement, et
de distinguer celles qui sont différentes. Distinguer le même de l’autre, c’est
ce quoi consiste toujours chez Platon la connaissance, et c’est aussi ce que la
dialectique, cette science de l’être, nous permet de faire, dans la mesure où
c’est précisément cette distinction qui permet d’appréhender correctement
les réalités dans leur essence propre, ou encore d’appréhender, tout
simplement, l’eidos68. Or comment apprend-on à distinguer le même et
l’autre ? En commençant par le simple et en se servant ensuite de ce qui est
simple comme d’un exemple ou d’un modèle au moyen duquel on va
reconnaître les lettres à l’intérieur d’un ensemble plus complexe :
« L’Etranger : N’est-ce ainsi qu’on les69 mènerait le plus
facilement et le mieux à la connaissance de ce qu’ils ne connaissent
pas encore ?
Le jeune Socrate : Comment ?
L’Etranger : D’abord en les amenant jusqu’à ces ensembles dans
lesquels ils ont une appréhension correcte de ces mêmes éléments,
ensuite, après les y avoir amenés, en plaçant ces ensembles à côté de
ceux qu’ils ne connaissent pas encore, et puis en leur montrant, par la
comparaison, qu’une nature semblable et identique se retrouve dans
les deux combinaisons, jusqu’à ce que, ce dont ils ont une
appréhension vraie leur ayant été montré à côté de ce qu’ils ignorent,
et étant devenu ainsi, par cette monstration, des exemples, cela fasse
qu’ils épellent dans toutes les syllabes chacun des éléments, épelant
autrement celui qui est autre que les autres, et toujours identiquement
et de la même façon celui qui est identique à lui-même » 70.
67
Ibid. Le politique peut être considéré comme une de ces choses les plus
importantes dans la mesure où il s’agit de la forme, ou encore de l’essence (eidos),
du politique, qui n’existe pas dans le monde réel. Je rejoins ici S. Delcominette
(op.cit.)
68
On remarquera d’ailleurs à ce sujet que, dans le Sophiste, la grammaire
fournissait déjà un paradigme de ma dialectique : cf. 253a.
69
Il s’agit des enfants.
70
278b-c
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D’où la définition du paradigme :
« Donc, nous avons compris de manière satisfaisante ceci : un
exemple naît lorsque ce qui est identique et se trouve dans un
ensemble autre et dispersé fait l’objet d’une appréhension correcte et
d’une saisie commune dans les deux ensembles, de sorte les deux
réunis aboutissent à la formation d’une appréhension unique et
vraie ? »71.
De l’exemple, il y a tout d’abord naissance, genesis. Il n’est pas
donné, mais il se constitue, dès lors que se conjuguent identité et différence,
dès lors que quelque chose d’identique peut être identifié dans du différent
qui pourrait du coup induire en erreur et faire croire que « ce n’est pas la
même chose ». L’exemple fonctionne ainsi, semble-t-il, de manière
analogique. Il y a bien du différent, mais dans ce différent, on retrouve
quelque chose d’identique à ce qu’on percevait dans un contexte autre. Il ne
s’agit pas là de nier la différence, elle est bien affirmée, et c’est bien sur fond
de différence que l’identité surgit. Mais la différence, posée comme
prémisse, ne doit pas conduire à croire que tout est différent. C’est la base de
l’apprentissage de la lecture, la reconnaissance des lettres dans des mots
différents ; c’est aussi la base de cette lecture du monde qu’on appelle le
savoir, epistémè. Si la lecture est ici paradigme du paradigme, c’est en ce
que la façon dont on apprend à lire un texte est analogue à la façon dont on
apprend à déchiffrer le réel.
Ainsi, l’exemple de la lecture, qui est un type d’apprentissage
particulier dont nous avons une expérience directe, est-il bien un exemple
d’apprentissage en général, qui nous permet d’accéder à une compréhension
de la manière dont fonctionne tout apprentissage. L’exemple particulier
permet d’accéder à l’essence de l’apprentissage en général car on peut
transposer cet exemple à tous les autres apprentissages, qui fonctionnent de
la même façon, qui lui sont donc analogues.
Tout est en effet une question de monstration : il s’agit de montrer une
des choses les plus importantes (endeiknusthai ti tôn meizonôn)72, et pour
cela on utilise un exemple, c’est-à-dire on montre quelque chose à côté,
comme le suggère l’étymologie de para-deigma, où deigma renvoie à
deiknusthai73. Etant ainsi littéralement ce que l’on montre à côté – le texte
grec décompose intentionnellement le terme dans la présentation de sa
genèse74 –, et constitué par cette monstration, l’exemple n’existe donc
comme tel que dans et par cette confrontation. Il naît donc d’une opération
de comparaison.
Il s’ensuit que l’exemple du tissage ne devient exemple que placé à
côté de l’activité politique. En d’autres termes, c’est toute la fin du Politique,
71
278c
277d
73
Cf. 278b. On se rappellera ici que chez Platon la connaissance est question
de vision, comme le manifeste la contemplation du soleil en République VI et VII.
Cette remarque est assurément beaucoup trop rapide, mais ce n’est pas le lieu de la
développer.
74
Cf. 278b-c
72
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et pas seulement la description du tissage, qui est consacrée à la genesis d’un
paradigme. Et le tissage n’est para-digme qu’en tant qu’il est montré à côté
de l’art politique et que des points communs entre ces deux activités
différentes ressortent de cette confrontation. Quels sont ces points communs,
quelles sont ces lettres identiques dans ces ensembles différents, telle est la
question qui doit servir de fil directeur à la lecture.
2) l’art du tissage et l’art politique
Ce qu’il y a de commun au tissage et à la science politique par
l’Etranger comporte deux aspects : le premier concerne la distinction entre
causes auxiliaires et cause véritable ; le second met en jeu la pratique même
du tissage.
Lorsque l’Etranger, fort de la définition (logos) du tissage75, revient à
l’examen de la science politique il utilise la distinction qu’il vient d’établir
entre causes auxiliaires et cause véritable, mais au lieu qu’il s’agisse du
vêtement, c’est la cité qui est en question. Sont ainsi recensées une multitude
de techniques nécessaires à la cité, et donc à la vie politique – c’est-à-dire à
la vie humaine en tant que celle-ci ne peut être que politique –, techniques
qui, au fur et à mesure que l’on s’approche davantage de la science royale,
deviennent de plus en plus difficiles à distinguer de celle-ci, et tendent à se
faire passer pour elle. On en vient ainsi pour finir au « plus grand magicien
de tous les sophistes et le plus expérimenté dans l’art qui est le leur »76 :
celui-là est le plus difficile à distinguer du vrai politique, de la même façon
que dans le dialogue précédent – au moins du point de vue dramatique – tout
le problème consistait à distinguer le sophiste du philosophe, pour lequel il
se fait passer. Or sans transition l’Etranger enchaîne sur l’examen des
différents types de constitutions (politeiai), avec pour but de déterminer
laquelle est la constitution droite, c’est-à-dire dans laquelle se trouve la
science politique. Dans la mesure où il est supposé que celle-ci ne peut être
l’apanage que d’un petit nombre (étant donné sa difficulté), la seule véritable
constitution est définie comme celle où un très petit nombre de dirigeants
fait appel à la science et à la justice, que ce soit en usant de contrainte ou
pas, que ce soit en s’appuyant sur la loi ou pas 77. Les autres constitutions ne
sont dès lors que des imitations78.
Cette première réponse n’est toutefois pas considérée comme
suffisante, puisqu’elle fait l’objet d’une objection de la part du jeune Socrate,
qui s’étonne de ce que l’on puisse considérer comme droite une constitution
75
C’est en effet bien un logos du tissage qu’il s’agit d’établir (cf. 285d),
c’est-à-dire qu’il s’agit de saisir le tissage par le logos et non par une monstration
sensible – comme ce serait possible. C’est précisément dans une saisie par le logos
que les points communs apparaissent : on s’aperçoit que les mêmes termes peuvent
servir à décrire l’activité du politique comme celle du tisserand.
76
291c
77
293d-e
78
Ibid.
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qui ne recourt pas à la loi79. S’ensuit alors une critique célèbre et importante
de la loi, dont la simplicité (haploûn) est inadaptée à l’infinie diversité du
réel 80, que l’Etranger oppose au gouvernement de « l’homme royal doué
d’intelligence (phronèsis) »81. Seulement, ceci étant humainement
impossible, et l’absence de loi ou la transgression des lois étant le pire des
fléaux politiques, il faut adopter une espèce de seconde navigation en
matière politique, et décréter l’intangibilité des lois, lesquelles doivent être
« des imitations en chaque domaine de la vérité, rédigées autant que possible
d’après les instructions de ceux qui savent » 82. D’où un nouveau classement
des constitutions, celle authentique apparaissant comme un modèle
inaccessible mais à imiter (gouvernement de celui qui sait), les autres,
humainement possibles, avec la meilleure (ou la moins mauvaise)
constitution possible, le gouvernement d’un seul avec des lois, et les autres
régimes dont l’Etranger dit qu’ils sont tous le fait de sophistes83. Autrement
dit, pour l’ultime distinction, celle qui permet de mettre à part l’homme
politique véritable de celui qui ne fait que l’imiter, l’Etranger met en œuvre
une réflexion sur la vraie constitution, ce qui lui permet de définir l’homme
politique véritable (qui gouverne seul, et sans loi84) lui correspondant.
L’examen des régimes et leur classification sont donc subordonnés à ce but,
c’est-à-dire à la possibilité de ne pas confondre les sophistes avec l’homme
politique. Ils sont donc subordonnés à la diairesis, ils la servent directement,
ils sont en vue d’elle.
On remarque du coup un glissement : alors que pour le tissage il
s’agissait seulement de distinguer les causes auxiliaires et la cause véritable
du vêtement, il s’agit ici, non seulement de distinguer ces causes auxiliaires
la cause véritable, c’est-à-dire de marquer la spécificité du soin politique par
rapport aux autres arts dont le politique a cependant besoin et qu’il
79
293e
294a-c
81
294a. Cf. aussi 292d (toû phronimou basileôs), et 297a, où Platon évoque
les chefs intelligents (toîs emphrosin archousin) qui n’ont pas besoin des lois, et
réaliseront la constitution la meilleure en s’appuyant sur leur savoir politique. On
remarquera que c’est la phronèsis qui est souhaitable, et l’homme politique savant
est un homme emphrôn – de même que dans le mythe c’est la phronèsis qui pourrait
être recherchée par les hommes du temps de Kronos s’ils s’entretenaient au moyen
de logoi entre eux et avec les bêtes sauvages (cf. 272c). De même, dans le Phédon,
c’est de la phronèsis que le philosophe est amoureux (66e). Ce terme désigne la
compréhension des choses, leur intelligence, dans sa double dimension intellectuelle
et éthique – les deux étant inséparables pour Platon : l’homme qui sait est aussi ipso
facto l’homme juste (c’est ce que signifie le fameux paradoxe socratique « nul n’est
méchant de son plein gré : je me permets de renvoyer sur cette question à mon
article « Nul n’est méchant volontairement : encore une fois. Ou : L’antiintellectualisme platonicien », paru en janvier 2009 dans le cadre du colloque virtuel
« Que peut-on dire du mal ? » organisé par L. Ben-Ahmed, P. Sérange et G. Thual,
sur le site www. approximations. fr).
82
300c (trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau légèrement modifiée)
83
303b-c
84
Ibid.
80
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présuppose, – mais encore de distinguer le véritable politique de ceux qui,
sans être aucunement causes auxiliaires de la cité, se font passer pour lui.
L’identité entre le tissage et l’activité politique, c’est donc la nécessité
d’autres arts pour que l’un et l’autre accomplissent leur œuvre propre. D’où
la question : en quoi le tissage d’un côté, la politique de l’autre, sont-ils bien
causes propres, directes, de ce qu’il s’agit d’engendrer (le tissu ou la polis) ?
C’est là que se dévoile le second point commun entre ces deux activités
productrices : elles consistent toutes deux dans un entrelacement (sumplokè),
l’une, de la chaîne et de la trame85, ce qui est la définition même du tissu,
l’autre, de naturels opposés, ce qui implique que l’on a là une définition
correcte de la polis. Comme cela ne saute pas nécessairement aux yeux, il
faut s’attarder sur cette définition : en quoi consiste exactement le tissu
social, quel est et entrelacement, quelle est sa nature, comment s’effectue-til, à quoi aboutit-il ? Telles sont les questions que se posent lui-même
l’Etranger86.
Le point de départ réside dans le constat de l’opposition des
tempéraments humains (en bref : douceur ou mollesse, fermeté ou dureté) et
donc des vertus qui leur correspondent (tempérance, courage), conflit dont
l’Etranger note qu’il est source de la plus grave maladie des cités 87, c’est-àdire de la haine et de la guerre civile88. Chaque type de naturel, lorsqu’il
compose seul la cité, l’entraîne dans l’esclavage, soit par le refus de la
guerre, soit par la recherche de la guerre89. Or tout le problème politique
consiste à faire l’unité d’une multiplicité d’individus : telle est la définition
de la polis, qui par essence est sens cesse traversée d’une tension entre l’un
et le multiple. La question qui se pose au politique est donc de faire l’unité
de cette multiplicité de naturels antagonistes, multiplicité ici ramenée à deux
grands types opposés (doux et durs, pour faire bref). Comment procéder ?
Pour commencer, le politique procédera comme tous les autres arts en
éliminant les mauvais éléments 90, car seuls les bons peuvent vivre
ensemble91. Il lui faut donc tout d’abord examiner les naturels en les
soumettant à une épreuve (en l’occurrence celle du jeu), puis élever
correctement ceux qui auront été retenus92, c’est-à-dire les rendre vertueux,
après quoi il devra leur assigner à chacun une place et une fonction dans la
cité selon leur vertu propre93, en les liant et en les entrecroisant de la manière
suivante :
« En assemblant d’abord la partie éternelle de leur âme avec un
lien divin conformément à la parenté qu’il a avec celle-ci, et ensuite,
85
283b
305e
87
307d
88
308b
89
307e-308a
90
308c
91
308e
92
308d
93
309b
86
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après cette partie divine, en assemblant l’âme animale avec des liens
cette fois humains. – Que veux-tu dire par là encore ? – L’opinion
réellement vraie et ferme qui porte sur ce qui est beau et juste et bien
et sur les choses contraires à celles-ci, lorsqu’elle survient dans les
âmes, je dis que c’est une chose divine qui naît dans ce qui est de race
démonique. – En tout cas il convient de le dire. – Or ne savons-nous
pas qu’il revient à l’homme politique et le bon législateur seuls d’être
capables, grâce à la muse royale, de produire cela en ceux qui ont reçu
une éducation droite, et dont nous parlions tout à l’heure ? – C’est tout
au moins vraisemblable. (…) – Eh bien, est-ce qu’une âme
courageuse, lorsqu’elle s’empare d’une vérité de ce genre, ne
s’adoucit pas, et n’est-ce pas lorsque cela lui arrive qu’elle
souhaiterait le plus avoir part à ce qui est juste, tandis que dans l’autre
cas elle incline davantage vers une nature bestiale ? – Comment en
serait-il autrement ? – Et qu’en est-il à son tour de ce qui a une nature
modérée ? Est-ce que ce n’est pas en recevant de telles opinions qu’il
devient réellement tempérant et intelligent, de la manière dont il le
faut, du moins, dans une communauté politique, tandis que s’il n’a pas
part à ce dont nous parlons, il acquiert en toute justice une honteuse
réputation d’imbécilité. – Tout à fait. – Ainsi donc, cet entrelacement
et cette liaison des méchants entre eux et des bons avec les méchants,
nous affirmons qu’ils ne seront jamais stables, et qu’aucune science ne
voudrait jamais sérieusement s’en servir pour de tels gens ? –
Comment en effet ? – En revanche, c’est seulement en ceux qui sont
nés avec un noble caractère et qui ont été dès le début élevés
conformément à leur nature propre que cet entrelacement et ce lien
s’implanteront par le moyen des lois, c’est pour ces gens-là que ce
remède, issu d’un art, existe, et elle est particulièrement divine, come
nous le disions, cette liaison des parties dissemblables et contraires de
la vertu » 94.
Ce en quoi consiste le lien, ce qui assure la liaison et l’entrelacement,
semble être l’opinion droite, qui rend vertueux les tempéraments. Ce sont les
lois qui en sont l’instrument, c’est-à-dire le logos politique, dans la mesure
où c’est la loi qui fait naître en chacun des opinions justes grâce auxquelles
les différents types de naturels deviennent vertueux. L’entrelacement
politique est donc l’entrelacement, grâce à la vertu elle-même suscitée par la
loi, des naturels opposés devenus vertueux – de sorte que leur opposition
n’est plus source de conflits et de dissensions, mais permet au contraire de
composer un tissu, en l’occurrence la polis, la cité, qui, comme tout être, ne
peut venir à l’être que grâce à la juste mesure : la polis advient lorsque est
atteint un juste milieu entre la tempérance et le courage.
Il s’ensuit que là encore on retrouve le fil directeur du logos :
l’instrument par lequel la juste mesure est ici réalisée et la cité constituée,
c’est la loi, c’est-à-dire un logos. Si la politique suppose le logos, c’est aussi
parce que c’est au moyen de celui-ci, ou plus exactement de son imitation
qu’est la loi, qu’elle accomplit son œuvre propre. De cette manière, le
troupeau se transforme en cité. L’animal humain devient animal politique, et
ce, parce qu’il est un animal rationnel.
94
309c-310a
Letitia-Mouze-Platon-Politique.doc
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28
Il reste alors à déterminer en quoi le recours au paradigme a permis,
non seulement de progresser jusqu’à la définition ultime du politique, mais
encore de devenir plus dialecticien, et le lien entre les deux.
3) Le paradigme et la science dialectique
Dans cette perspective, la parenté entre ce qu’opère la science
dialectique et l’usage qui est fait de l’exemple me paraît sauter aux yeux. En
effet, comme outil permettant d’identifier le même dans l’autre, le
paradigme est de nature dialectique, car cette identification est le but même
de la dialectique. L’exemple est ainsi un instrument permettant la saisie et la
monstration dans et par le logos des réalités plus complexes, telles que le
politique.
Faut-il dire, comme on le fait souvent, qu’il se substitue à la méthode
par division ? Il ne me semble pas, au moins pas pour commencer : tout au
contraire il est au service de la division, il la rend possible, puisqu’il permet
de reconnaît l’identique et de cerner l’eidos. Pour commencer en effet il a
permis de poursuivre la division entre causes auxiliaires et cause véritable,
jusqu’à cette ultime et fondamentale division du vrai et du faux politique95.
Ensuite, effectivement, il semble se substituer à la division, et permet de
passer à la description. Mais à ce moment, on apprend que la tâche politique
commence par un genre de division, puisqu’il s’agit d’abord d’éliminer les
mauvais éléments par un examen des naturels96, et qu’ensuite elle consiste à
assembler, unir, entrelacer, ce qui est le corollaire de la division dans la
définition de la dialectique que donne Platon dans le Phèdre97. Et dans tous
les cas, c’est le logos qui permet ces deux activités complémentaires : on le
voit clairement en ce qui concerne le tissage politique, mais c’est tout aussi
vrai du tissage lui-même, comme l’indique le texte sur la juste mesure.
4) La juste mesure et le logos
Il faut toujours partir du présupposé que les dialogues platoniciens
sont savamment construits, et que par conséquent l’ordre d’apparition des
thèmes et thèses n’est pas indifférent, encore moins laissé au hasard 98. En ce
95
De même le Sophiste a pour but de distinguer ce dernier du philosophe, et
c’est cette distinction, produite par la dialectique, qui est la condition de la définition
du personnage – c’est-à-dire de sa saisie dans un logos.
96
308c-d
97
265e sqq.
98
Je m’oppose donc ici à Castoriadis qui, dans la conclusion de son ouvrage
consacré au Politique, insiste sur le désordre qu’il croit y percevoir : « Platon,
Aristote, Thucydide suivent leur pensée et se laissent aller aux incidents et aux
digressions (…) Même compte tenue de cela, la composition du Politique reste très
bizarre » (p. 191) ; « Une construction baroque mais voulue comme telle, concertée,
consciente. Puisque, même si le déroulement du dialogue n’est pas soumis à un
rigoureux contrôle, logique à tout instant – je veux dire un contrôle formel –, la
publication du dialogue, le fait que Platon accepte comme sien ce manuscrit, sans
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qui concerne la « digression sur la juste mesure », elle intervient juste après
la définition du tissage comme entrelacement de la trame et de la chaîne, en
283b au moment où l’on met en doute l’utilité des divisions pratiquées pour
parvenir à ce logos :
« Eh bien pourquoi n’avons-nous pas répondu d’emblée que le
tissage est l’art d’entrelacer la trame et la chaîne, plutôt que de tourner
en rond en faisant inutilement de nombreuses divisions (pampolla
diorizomenoi matèn) ? » 99.
En dernière instance, il s’avérera que ces divisions ne sont pas inutiles
parce qu’elles nous rendent plus dialecticiens – de sorte que cette
« digression » apparemment mal placée débouche sur le passage central du
texte, celui dont nous sommes partis, où Platon pose que le but de
l’ensemble du dialogue n’est pas la définition du politique, c’est-à-dire
l’établissement d’un logos particulier, mais l’apprentissage du maniement du
logos en vue de connaître ce qui est, et plus précisément en vue de connaître
les réalités les plus importantes, qui sont aussi l’objet du politique100. Au
passage, on constate que la division, loin d’être remise en cause come outil
dialectique est ainsi bien considérée comme essentiel à cette science : c’est
par elle que passe visiblement l’apprentissage de la dialectique.
Pour montrer que tout ceci ne fut pas vain, l’Etranger propose un
logos, c’est-à-dire rajoute du logos à un logos que d’aucuns pourraient
considérer101 comme déjà (trop) long :
« Pour contrer une maladie de ce genre que tu pourrais contracter
plus tard – cela n’aurait rien d’étonnant – écoute un discours (logos)
qu’il convient de tenir dans tous les cas de ce genre » 102.
Il n’est pas indifférent que l’erreur consistant à estimer trop longues
les divisions concernant le tissage soit nommée ici une « maladie » : cela
indique sa gravité, c’est-à-dire son caractère éthique et non pas seulement
intellectuel. Cette erreur concerne en effet le logos et les conditions de son
bon usage : l’homme pressé ne voit pas que l’apprentissage des divisions lui
permet de connaître le réel, non pas seulement le réel sensible, mais le réel
authentiquement réel, les formes intelligibles, et en particulier les plus hautes
d’entre elles (le bien, le beau, le juste), ce qui est aussi la condition pour agir
correctement103.
quoi nous ne l’aurions pas, il ne nous aurait pas été transmis, est bel et bien un acte
conscient, délibéré, assumé, dirait-on aujourd’hui. Donc tout se passe comme si, en
laissant ce dialogue en l’état où il est, Platon avait voulu justement fournir un
exemple écrit de la pensée vivante » (pp. 192-193).
99
283a-b
100
Cf. infra, la conclusion
101
Ou même considèrent, tels ces lecteurs trop pressés (manquant sans doute
de la scholè philosophique) de Platon qui ne voient pas l’intérêt de cette définition
patiemment mise en place du tissage.
102
283b-c
103
Cf. infra, la conclusion
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Il s’agit donc de montrer à quelles conditions un logos est d’une
longueur correcte, et ce, en distinguant entre deux types de mesure, la
mesure quantitative, propre aux arts « qui mesurent le nombre, les longueurs,
les profondeurs, les largeurs, les épaisseurs par rapport à leurs
contraires » 104, et une mesure qualitative, propre aux arts « qui les rapportent
à la juste mesure, au convenable, à l’opportun, à ce qui doit être, et à tout ce
qui se tient au milieu de deux extrêmes » 105. Cette distinction – dont on
remarquera au passage qu’elle est une division, et qu’elle suppose la science
dialectique en tant que celle-ci est bien une science des divisions – est
nécessaire, car si l’on ne comprend pas qu’il existe, à côté de la première
mesure purement quantitative, une seconde façon de mesurer qui prend en
compte la juste mesure,
« Ne détruirons-nous pas, par un tel discours, les arts et toutes
leurs œuvres, et en particulier ne supprimerons-nous pas cet art
politique qui est l’objet de notre recherche, et le tissage dont nous
parlions ? Car tous les arts de ce genre, je suppose, se gardent dans
leurs activités de ce qui est au-dessus ou en-dessous de la juste
mesure, estimant, non pas que cela n’existe pas, mais que c’est une
chose mauvaise, et c’est en sauvant ainsi la mesure qu’ils produisent
toutes leurs belles et bonnes œuvres »106.
Il y a donc une façon de mesurer qui n’est pas quantitative, qui ne se
contente pas de nombrer, mais qui évalue la longueur en fonction de ce qui
est attendu. Cette métrétique (art de la mesure) est essentielle pour un certain
nombre d’arts, ceux qui produisent quelque chose, comme c’est le cas du
tissage ou de la politique, laquelle a été définie plus haut comme une science
prescriptive dont le but est par conséquent de faire advenir quelque chose
(elle est en vue d’une genesis)107. En l’occurrence, étant donné que ce qu’il
s’agit de faire advenir pour le politique est cet être animé qu’est la cité, et
que cela se fait en entrelaçant les naturels doux devenus tempérants et le
naturels fermes devenus courageux, on voit en quoi l’art politique est bien
affaire de juste mesure : la cité est un tout où les vertus s’équilibrent108. On
comprend dès lors la nécessité qu’il y a à distinguer, dans le cadre de la
recherche d’une définition du politique, ces deux arts de la mesure, afin
d’établir l’existence de l’un d’entre eux, celui qualitatif.
Mais c’est aussi à la dialectique que la métrétique est essentielle : dans
la mesure où elle est un savoir concernant le réel acquis au moyen du logos
par la division des articulations naturelles, elle doit être capable de procéder
aussi lentement et patiemment que la chose l’exige, et n’omettre aucune
division essentielle. La science dialectique, reposant sur le bon usage du
logos, implique la juste mesure en ce domaine. Dès lors, le texte qui établit
que la longueur des propos tenus est appropriée dans la mesure où le but est
de devenir plus dialecticien est aussi un texte qui montre, in fine, que la
104
284e
Ibid.
106
284a-b
107
261b
108
Cf. supra
105
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dialectique suppose une maîtrise de la juste mesure, c’est-à-dire une
connaissance de ce qui convient, de ce qui est approprié et opportun. On
notera qu’il constitue la partie centrale du dialogue, et que ce qui est à
l’origine de cette réflexion sur la juste mesure est une réflexion sur le bon
logos : il s’agit de montrer qu’un bon logos est un logos qui nous rend plus
dialecticien, quels que soient les détours nécessaires pour cela. En d’autres
termes, le logos tend par nature à la dialectique : son but étant de dire ce qui
est, il suppose et rend possible tout à la fois une appréhension correcte de ce
qui est.
Ainsi, la juste mesure, thème littéralement central du dialogue, est
aussi déterminante dans la définition de la tâche politique que dans la
définition de la tâche dialectique. En elle s’articulent les deux pôles de
l’ouvrage, qui progresse en les tissant de plus en plus étroitement ensemble.
Conclusion : Devenir plus dialecticiens/devenir plus politiciens
1) L’ordre du logos
Le logos apparaît ainsi comme un fil conducteur de tout le dialogue.
Une fois qu’on le tient et qu’on a mis en lumière son rapport essentiel
avec l’art que pratique l’homme politique (au moyen de la distinction entre
eidos et meros et du mythe), on ne le lâche plus, et tout le reste du dialogue
se déroule sur ce terrain. C’est bien en effet la question du logos qui introduit
le paradigme, avec l’apprentissage de la lecture, qui devient l’exemple même
de l’apprentissage, tout apprentissage étant donc compris sur ce modèle,
c’est-à-dire sur le modèle de l’apprentissage de la lecture des logoi écrits –
comme si apprendre avait en quelque sorte toujours avoir avec le logos : on
apprend à lire le (texte du) monde comme on apprend à lire les textes écrits.
Ensuite, l’Etranger met en place le paradigme du tissage, défini
comme une sumplokè, un entrelacement de la trame et de la chaîne109, qui
n’est pas sans rappeler la définition du logos dans le Sophiste comme
sumplokè, entrelacement de noms et de verbes 110. Le tissage pris en luimême nous renvoie donc son tour au logos, dont il est une sorte d’image.
Ceci débouche sur le problème de la juste mesure, car on se demande si les
logoi tenus jusque là ne sont pas trop longs, et il s’agit de montrer que non :
ils sont d’une longueur appropriée dès lors qu’ils nous permettent de devenir
plus dialecticiens, c’est-à-dire mieux capables de connaître la réalité au
moyen du logos – ce logos dont justement l’homme est pourvu et fait usage
depuis sa séparation d’avec les dieux. Autrement dit, nous avons, nous,
hommes, le logos, et nous devons apprendre à nous en servir pour connaître,
109
309b
262d. Rappelons ici que le Sophiste précède dramatiquement le Politique :
les deux sont donc à lire ensemble – à quoi il faut d’ailleurs ajouter le Théétète,
lequel précède à son tour dramatiquement le Sophiste.
110
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acquérir la science de ce qui est. Or ce qui permet à ce qui est, et qui est
donc à connaître, d’être, c’est précisément la juste mesure, c’est-à-dire la
proportion (logos). C’est la raison pour laquelle le logos est approprié pour
sa connaissance, non pas cependant dans un but d’érudition coupée de toute
pratique, mais parce que seule la science permet d’agir correctement 111.
Cette action qu’elle permet n’est autre que la politique, et elle s’opère par ce
logos qu’est la loi.
En un sens, le Politique c’est l’apparition progressive du logos puis du
nomos qui s’enchaînent logiquement l’un l’autre, de même que l’homme
étant un animal qui a le logos est aussi pour cette raison un animal politique
– parce que ce qui lui rend nécessaire l’usage du logos est aussi ce qui lui
rend nécessaire l’existence politique, celle-ci étant l’existence régie par le
nomos (donc par le logos, ou plus exactement par ce qui imite le logos).
On peut ainsi résumer le dialogue et en restituer l’enchaînement de
deux façons.
1. Platon commence par définir le politique comme doué d’une
science prescriptive dont le but est de s’occuper, non pas d’un troupeau
humain (mythe), mais d’une cité qu’il fait exister à la manière d’un tisserand
(paradigme), en entrelaçant les naturels tempérants et les naturels courageux
de manière à constituer une communauté équilibrée (juste mesure).
2. Cherchant à définir l’homme savant qu’est le politique, Platon
montre que l’art politique est étroitement lié au logos, pour deux raisons :
l’homme est un animal politique parce qu’il a le logos (mythe), et le
politique, à la manière d’un tisserand, fait advenir la cité en entrelaçant les
naturels devenus vertueux grâce au logos qu’est la loi (paradigme) de
manière à parvenir à une polis équilibrée (juste mesure).
Ces deux résumés peuvent être à leur tour entrelacés autour de ce
qu’ils ont en commun, à savoir le point de départ, la science du politique,
que Platon nous invite progressivement à identifier à la dialectique.
111
Il faut garder à l’esprit que la science chez Platon a une signification
autant éthique qu’intellectuelle, et même qu’elle n’a pas un sens intellectuel si l’on
entend par là un savoir qui ne mettrait en jeu que la partie rationnelle de l’âme : pour
Platon, savoir, c’est savoir avec toute son âme, cela implique que l’âme soit juste,
c’est-à-dire bien ordonnée, c’est-à-dire encore que sa partie irrationnelle soit
subordonnée à sa partie rationnelle. Seule une telle âme peut savoir, et si elle le peut
c’est parce qu’elle est juste. De sorte qu’une telle âme agit aussi nécessairement
vertueusement. Ceci permet de comprendre pourquoi Platon, au livre III des Lois
identifie le désaccord des affects et de la raison à l’ignorance la plus grave (691a).
Sur cette question importante, je me permets de renvoyer à nouveau à mon article
« Nul n’est méchant volontairement : encore une fois. Ou : l’anti-intellectualisme
platonicien » (cf. note 81), que je compte compléter prochainement par une analyse
plus approfondie de la conception platonicienne du savoir.
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2) La dialectique comme science politique
Dialectique et politique sont en effet nouées ensemble par le logos, qui
leur est commun, en tant que pour toutes les deux il est l’instrument au
moyen duquel l’une connaît et l’autre fait – en l’occurrence fait venir à
l’être, engendre112. Leur union est d’ailleurs le thème du texte tiré du mythe
dans lequel l’Etranger met en lumière le lien entre l’aporia humaine et le
logos, la dialectique, les arts, la politique. Dès lors, si dialectique et politique
vont de pair, devenir plus dialecticiens, ce qui est la finalité assignée aux
logoi tenus dans ce dialogue, n’est pas étranger à l’art politique, et ne relègue
pas nécessairement celui-ci au rang d’objet secondaire de l’investigation
menée par l’Etranger et le jeune Socrate. Il s’agit donc, à partir de ce qui a
été dégagé de la progression de l’ensemble, de mettre en lumière le lien
essentiel entre ces deux objets assignés à l’entretien.
Il n’est pas très difficile de voir que la science théorique et
prescriptive, qui assigne à chaque art sa place et sa fonction dans la cité, qui
distingue les bons naturels des mauvais afin d’éliminer ceux-ci du corps
politique, et qui forge le tissu social par un lien qui n’est autre que celui de
ce logos politique qu’est la loi (nomos), ne peut être que la science
dialectique. De fait, le savoir qu’assigne à l’homme politique véritable, dont
les hommes politiques réels ne seront au mieux qu’une bonne imitation, et
dont les objets sont le beau, le bien, n’est autre que le savoir de ces « réalités
incorporelles les plus belles et les plus grandes » que l’on ne peut saisir que
par le logos113, et qui sont celles en vue desquelles sont tenus les logoi du
dialogue :
« La foule ne voit pas, je crois, que, pour les êtres faciles à
connaître il existe des ressemblances sensibles naturelles qu’il n’est
pas difficile de faire voir lorsque l’on veut montrer l’un de ces êtres à
quelqu’un qui en demande une définition sans difficulté et sans
discours, tandis qu’en revanche, pour les êtres plus grands et plus
importants il n’existe aucune image claire fabriquée pour les hommes
que pourrait désigner celui qui voudrait contenter l’âme de celui qui
cherche à savoir et qu’il contenterait de manière satisfaisante en
établissant une correspondance entre l’être recherché et une perception
sensible. C’est pourquoi il faut s’exercer à être capable de donner et
recevoir la définition de chaque chose : car les réalités incorporelles,
qui sont les plus belles et les plus grandes, c’est par une définition, et
par nul autre moyen, qu’on les désigne clairement, et c’est en vue
d’elles qu’ont été tenus nos discours actuels. Or il est plus facile, en
toute chose, de s’exercer sur de petites choses que sur des
grandes » 114.
Devenir plus dialecticiens a pour finalité la connaissance par le logos
de ces réalités intelligibles qui sont chez Platon l’objet propre du
112
Cf. 261b, d, où la science théorique auto-prescriptive qu’est la politique
est décrite comme ayant pour but la genesis (et la trophè, qui lui est concomitante)
d’un être animé.
113
286a
114
285d-286a (je souligne)
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philosophe115. Or cette connaissance, qui n’est autre que la connaissance
dialectique (capacité à donner et recevoir le logos, appréhension du réel dans
et par le logos) est justement celle que possède le politique et qui le rend
homme politique, cette science dont on parle dès le début, qui était là devant
nous, d’emblée, et dont part la recherche sur le politique, lorsque celui-ci est
défini comme « savant »116.
Les quelques mentions que l’on a du savoir propre au politique le
confirment. Son action consiste en effet à « toujours distribuer ce que
l’intelligence et l’art déclarent le plus juste »117. Il n’est digne de commander
qu’à la condition de « vouloir et pouvoir gouverner selon la vertu et la
science et répartir correctement entre tous ce qui est juste et pieux »118. Bref,
les objets de son savoir semblent être le bien, le juste, c’est-à-dire les plus
hautes idées, celles qui dans la République sont l’objet ultime de
contemplation du philosophe-roi, condition de l’être et de la connaissance,
de l’intelligibilité. En outre, ce savoir est désigné comme « la science qui est
quasi la plus difficile et la plus importante que l’on puisse acquérir » 119,
point commun avec la dialectique telle qu’elle est définie dans la
République120.
Dans ces conditions, devenir plus dialecticien c’est aussi devenir
meilleur homme politique, c’est-à-dire apprendre à se servir du logos pour
connaître ce qui est, et plus précisément connaître le bien, le bon, le juste,
condition fondamentale pour ensuite faire121 – au moyen du logos, mais d’un
logos figé en nomos, avec tous les avantages et les inconvénients que cela
comporte.
La définition de l’homme politique n’est donc pas un simple prétexte :
elle est étroitement liée à ce qui est désigné comme l’objet principal du
dialogue. Donner le logos du politique, c’est s’exercer à devenir dialecticien,
c’est-à-dire philosophe, c’est-à-dire encore politique. Du reste, j’émettrai ici
115
Cf. République
Cf. le début du dialogue (258b). On pourrait ici se demander en quoi c’est
évident. Il me semble que ça l’est effectivement si l’on prête attention au fait que le
terme même de politikos, adjectif substantivé que l’on traduit par homme politique,
implique que cet homme possède un art, la technè politikè. Or toute technè suppose
une epistemè. On remarquera que de la même façon, la définition de la justice dans
la République était devant nos yeux dès le début de l’enquête, au moment où l’on
faisait la genèse de la cité : Cf. IV, 432d sqq., où l’on s’aperçoit que la définition de
la justice (que chacun s’occupe de ses propres affaires) coïncide avec celle de la cité
(laquelle repose sur un principe de spécialisation).
117
297a-b
118
301d
119
292d
120
Cf. livre VII, en particulier 517b-c où le savoir authentique, dans sa forme
la plus haute, apparaît comme la contemplation de la forme du bien, et532a sqq., où
ce savoir est identifié à la dialectique.
121
Cf. République 517c : « C’est [l’idée du bien] que doit voir celui qui veut
agir de manière sensée, soit dans sa vie personnelle, soit dans la vie publique » (trad.
P. Pachet, Folio Essais 193).
116
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l’hypothèse que le politique est celui qui fait véritablement usage de la
science dialectique, dans la mesure où celle-ci n’a pas pour vocation une
contemplation désintéressée de ce qui est, mais débouche nécessairement sur
une pratique122.
Le but n’est donc effectivement pas en soi la définition du politique,
mais l’acquisition de la science sans laquelle le politique ne peut accomplir
sa tâche, de la science qui, une fois acquise, fait de celui qui la possède un
homme politique véritable. Tout le dialogue tend à établir cette affinité
essentielle entre la science politique et la science dialectique, de sorte que les
deux objets (secondaire et principal) de l’entretien se rejoignent et se
confondent en un seul, comme le manifeste le paradigme du tissage, qui est
tout autant paradigme de la dialectique que de la politique : le logos est
entrelacement et son œuvre (la cité) aussi.
On remarquera en outre que si tel est le but du dialogue, il est alors
pratique et non théorique – alors que chercher une définition, un logos, de
quoi que ce soit est ou peut paraître un objectif de pure connaissance, sans
articulation à une pratique. C’est la raison pour laquelle il ne s’agit pas de
définir le politique, mais de faire de la politique.
En d’autres termes, étant donné que la science dialectique est le propre
et l’apanage des philosophes, ainsi que l’Etranger l’a montré dans le
Sophiste – dont il faut ici se souvenir qu’il précède dramatiquement le
Politique –, il s’agit de montrer que le politique est le philosophe, en deux
sens : seul peut être véritablement homme politique le philosophe, et tout
philosophe est homme politique. On comprend dès lors pourquoi la
recherche de ce qu’est le politique implique à un certain moment de parvenir
à le distinguer des sophistes123, ces êtres dont le Sophiste a montré qu’ils
étaient des imitateurs du philosophe, se faisant passer pour lui en ce qu’ils en
imitent la capacité dialectique124. On comprend aussi le sens de la trilogie
annoncée par l’Etranger au début du Sophiste, lorsqu’il propose de définir le
sophiste, le politique et le philosophe125 : définir les deux premiers, c’est en
effet ipso facto définir le troisième – de sorte que point n’est besoin de
supposer le projet effectif d’un dialogue qui porterait sur le philosophe.
Létitia MOUZE, Université Toulouse-le-Mirail
122
Ceci demanderait d’autres développements. Pour faire bref, il me semble
que l’identification que je viens de proposer de la science dialectique à la
connaissance du beau, du juste, du bien, c’est-à-dire des réalités les plus hautes
plaide dans le sens de l’hypothèse que j’avance ici : une telle science est ce qui rend
possible et même nécessaire l’action sensée et vertueuse, comme on le voit dans la
République (cf. note précédente).
123
303b-c
124
Sophiste 268c en particulier
125
216e-217a
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