I N T E R V I E W Entretien avec Stéphane Garelli, IMD Lausanne «Dépasser le simple stade de l’efficacité» Après la période euphorique des années nonante, nous devons, selon Stéphane Garelli, refaire une réflexion approfondie sur nos valeurs fondamentales. En ce qui concerne l’économie suisse, le spécialiste de la compétitivité internationale réclame plus de courage envers le progrès économique, un assouplissement du marché de proximité, une meilleure surveillance des conseils d’administration et davantage de transparence. Viktor Moser Panorama: Dans votre commentaire concernant le rapport sur la compétitivité mondiale en 2002 («World Competitiveness Yearbook»), vous parlez d’un «nouveau réalisme». Que signifie ce terme en relation avec la globalisation? Garelli: On vient de sortir des années les plus passionnantes depuis des décennies, marquées (entre autres) par le boom de la télécommunication et de l’internet ainsi que par l’explosion des bourses. Tout était disponible: capital, technologies, etc. Après avoir vécu un peu sur un «nuage», on revient à des problèmes plus fondamentaux. La première leçon à en tirer est que les entreprises construites sur des bases peu solides peuvent disparaître, même si elles sont grandes et puissantes. C’est bien le cas de la plupart des entreprises issues de la «nouvelle économie» qui, suite à une croissance trop rapide, ont perdu le sens de la réalité. Deuxièmement, la crise actuelle ne reflète pas seulement une crise conjoncturelle cyclique mais aussi une remise en cause d’un système dans la mesure où les informations fournies par les entreprises sont souvent mises en doute. Cette perte de confiance est due au fait qu’il n’y a pas de véritable contrôle des entreprises par les conseils d’administration. Par conséquent, il faut développer un système de gestion avec des membres plus indépendants qui osent poser des questions embarrassantes. C’est dans ce contexte que la Bourse de Zurich vient d’introduire un nouveau code de conduite avec pour but d’améliorer la transparence et la qualité des informations. PANORAMA 5/2002 Vous mentionnez surtout les grandes entreprises, alors qu’en Suisse les petites et moyennes entreprises (PME) représentent le pilier le plus important de l’économie. Comment se présente leur situation? Tout d’abord, les grandes entreprises font beaucoup travailler les petites à travers la sous-traitance; ainsi, toute une série de petites entreprises ont été sinistrées suite à la disparition de Swissair. En ce qui concerne le contrôle des PME, les mécanismes sont très complexes. Mais elles se montrent plus responsables à l’égard des travailleurs et des clients. Absolument. Contrairement aux grandes entreprises, qui ne peuvent pas se permettre de renoncer aux dividendes pendant deux ou trois ans, les petites, elles, sont prêtes à faire des sacrifices financiers pour garantir la survie à longue échéance. De plus, un pays qui réussit doit avoir une base de PME extrêmement performantes parce que ce sont elles qui ouvrent l’accès au marché domestique. En Suisse, 2 ⁄3 du produit intérieur brut dépend des entreprises de proximité. Notre problème fondamental, est que nos PME n’ont pas le même taux de croissance que les grandes entreprises. Ce manque de dynamisme est largement dû au fait qu’on n’a pas ouvert le marché local aux spécialistes des nouvelles technologies. Que faut-t-il changer pour améliorer cette situation? La surréglementation du marché met un frein au changement. Il faut donc simplifier les mécanismes et améliorer le fonctionnement le plus vite possible. Le déficit principal de notre marché de proximité ne se situe pas au niveau de la tech20 nologie ou des compétences, mais dans sa complexité. Pour obtenir un permis quel qu’il soit, il faut contacter plusieurs niveaux politiques. Nous aurions véritablement besoin d’une «commission permanente pour la simplification des lois» … Un autre problème fondamental en Suisse est l’absence d’une culture de la croissance économique. En tant que pays des assurances, garant de la qualité, il nous manque le sens du risque. Dans le débat politique, on cherche d’abord le moyen de faire des économies au lieu d’axer les buts sur la croissance économique. Etant donné qu’avec un taux de croissance annuel de trois pour cent, les dettes publiques seraient liquidées à moyen terme, il faut identifier les mesures qui génèrent cette croissance, notamment au sein de l’économie de proximité. Exemple: tandis qu’une dérégulation au sein des télécommunications (Swisscom) va provoquer une croissance considérable, la réduction des bureaux de poste ou la privatisation des CFF n’apporteraient rien du tout. Dernière remarque par rapport à notre pays: comparée aux sociétés anglo-saxonnes, aux pays scandinaves ou à la Hollande, notre économie corporative manque de transparence. J’aimerais bien revenir au niveau global. En lisant votre rapport sur la compétitivité mondiale en 2002, j’ai eu l’impression qu’on se trouve dans une véritable phase de transition. Vous avez mentionné que ce ne sont non seulement les valeurs tangibles, mais des éléments tels que la marque, la clientèle, les ressources humaines qui deviennent de plus en plus décisifs, en ajoutant littéralement: «En 2002, la compétitivité implique quelque chose de plus que la simple efficacité.» Foto: Steffen Schmidt I N T E R V I E W Entretien avec Stéphane Garelli, IMD Lausanne Stéphane Garelli: «Un problème fondamental en Suisse est l'absence d'une culture de croissance.» Si demain je vous vends ABB, je vends des usines, des machines, des bâtiments. Par contre, si je vous vends Amazone com, je ne peux vous offrir que des valeurs intangibles, telles qu’une marque, un nombres de clients qui s’élève à 80 millions par mois qui font confiance à l’entreprise, etc. Alors que les systèmes comptables ne sont pas en mesure de quantifier l’intangible, la Bourse l’a fait, et cela par des valeurs intuitives. Par conséquent, quand les marchés s’effondrent et si vous avez des actifs tangibles, il y a un prix plancher. Ce qui n’est plus le cas pour les valeurs intangibles. Autrement dit, vous continuez à descendre. En ce qui concerne les ressources humaines, il n’y a aucun doute qu’elles représentent un élément essentiel d’une entreprise – élément qui est considéré par la comptabilité tout simplement comme un coût. Si vous investissez dans la qualificaPANORAMA 5/2002 tion de votre personnel, cela n’a aucune répercussion sur la valeur de votre entreprise. On se retrouve face à une véritable contradiction: d’une part, les ressources humaines sont les actifs qui ont le plus de valeur, d’autre part, il n’existe pas de moyens pour exprimer cette valeur dans la comptabilité. En plus, comme personne n’est propriétaire de ses employés, il faut tout faire pour être un «employer of choice» (employeur modèle). Aucune entreprise ne peut se permettre de ne pas être attractive pour des personnes bien qualifiées; tout au contraire, elle doit se montrer capable de les garder. Selon des enquêtes faites aux Etats-Unis, les entreprises les plus sociales sont en même temps les plus performantes … Bien sûr, elles attirent les meilleures personnes. Aujourd’hui, les entreprises 21 doivent être sensibles aux problèmes de l’environnement et aux questions éthiques ou sociales, parce qu’il s’agit de valeurs qui ont une grande importance parmi les jeunes. Par exemple, pour attirer les jeunes et les personnes très compétentes, les entreprises pétrolières ont commencé à s’engager dans les domaines de l’environnement et dans des programmes sociaux. Quelle est l’importance de la qualité du travail en tant que telle, ou de la santé? Elle est fondamentale, surtout en ce qui concerne la «work-life-balance», l’équilibre entre la vie privée et le travail. Les entreprises ont dû changer leur attitude générale qui était d’exercer une emprise sur les employés. De plus en plus, les responsables se rendent compte qu’il faut respecter la vie privée de leurs collaborateurs et créer des conditions favorables I N T E R V I E W Entretien avec Stéphane Garelli, IMD Lausanne pour leur environnement familial (par ex.: trouver un job pour la ou le partenaire, mettre à disposition une crèche pour les enfants au sein de l’entreprise, etc.). Il y a même des entreprises qui offrent des stages d’été pour les enfants de leurs employés afin qu’ils comprennent le travail de leurs parents. Bref, pour être compétitif, nous devons dépasser le simple stade de l’efficacité. Est-ce qu’on peut parler – dans un certain sens – d’un retour aux anciennes valeurs? Certainement, le paternalisme traditionnel est dépassé. Néanmoins, tout en reprenant ses idées de base, comme par exemple la responsabilité portée à l’égard des travailleurs, on les concrétise à un autre niveau. Ainsi, il existe plusieurs entreprises britanniques qui donnent la possibilité à leurs employés de fréquenter des conseillers ou conseillères psychologiques pendant la pause de midi. Bien entendu, cette offre est mise à disposition et payée par l’entreprise. Au cours des douze années que j’ai passées en tant que Senior Adviser auprès du management européen de Hewlett Packard, j’ai eu la possibilité de voir des contributions considérables dans une entreprise particulièrement innovatrice. Comme nous étions convaincus que les gens travaillent mal quand ils travaillent trop, on ne permettait alternativement qu’à une seule personne de rester plus longtemps au bureau tandis que les autres devaient rentrer à domicile. Cette pratique me paraît être en contradiction avec la tendance à effacer les limites entre le temps libre et le travail. Les expériences faites avec le travail à domicile sont plutôt négatives. Au début, la personne concernée se sent plus libre, ce qui augmente la productivité. Mais au bout d’un moment, l’isolement se fait de plus en plus sentir, la personne ne participant pas à la culture de l’entreprise. Par conséquent, la démotivation augmente. C’est pour cette raison qu’après l’«outsourcing», on revient plutôt vers l’«insourcing». La fameuse flexibilisation concerne en premier lieu le temps de travail et non pas son lieu. Après avoir favorisé la flexibilité et la mobilité, les responsables des PANORAMA 5/2002 entreprises se sont rendu compte qu’il est judicieux de fidéliser les gens. Dans ce contexte, on redécouvre un certain nombre de principes qu’on adapte au monde d’aujourd’hui. Stéphane Garelli est professeur à l’IMD (International Institute for Management Development) à Lausanne et à l’Ecole des Hautes Etudes Commerciales de l’Université de Lausanne. Depuis 1987, il est directeur de la série de rapports sur la Compétitivité Mondiale (World Comptitiveness Yearbook). Adresse: IMD, chemin de Bellerive 23, case postale 915, 1001 Lausanne. [email protected] www.imd.ch sur l’IMD et ses activités, en anglais. www.garelli.ch sur la personne, son CV, ses activités, etc., en anglais et français. Formation professionnelle P: Quelle est votre opinion concernant le système éducatif en Suisse? G: Contrairement à «économie suisse», je pense que des investissements dans le secteur de l’éducation sont indispensables. Les problèmes se posent surtout au niveau universitaire où je constate un manque d’ouverture. Pourquoi ne sommes-nous pas à même de motiver des jeunes universitaires étrangers à rester deux ou trois ans Suisse? Notre système d’apprentissage a une longue tradition qu’on commence à détruire par l’augmentation de la scolarisation et par un certain «snobisme du diplôme». Au lieu de marginaliser cette voie de formation, il faudrait la revaloriser parce qu’elle permet d’acquérir des connaissances essentielles pour une entreprise. 22 Zurück zu Grundwerten Das unsanfte Erwachen aus dem Boom der Neunzigerjahre zeige, dass auch grosse Unternehmen von der Bildfläche verschwinden könnten. In seinem Interview mit PANORAMA spricht der Lausanner Wirtschaftsprofessor Stéphane Garelli darüber hinaus von einer eigentlichen Vertrauenskrise, da die Kontrolle der Unternehmen zu wünschen übrig lasse. Gleichzeitig finde eine Rückbesinnung auf grundlegende immaterielle Werte statt wie das Firmenimage, die Marke, die Kundschaft oder die Qualität der menschlichen Ressourcen. Paradoxerweise handle es sich um eben diese Werte, welche durch eine Firmenbuchhaltung nicht beziffert werden könnten. Dessen ungeachtet müssten die grossen Unternehmen bestimmte ethische Grundsätze respektieren, wenn sie für junge, talentierte Fachleute attraktiv sein wollten. Von wachsender Bedeutung seien zudem humane Arbeitsbedingungen, welche namentlich auch ein ausgewogenes Gleichgewicht zwischen Arbeit und Privatleben beinhalten. Nachdem während einer gewissen Zeit ein Höchstmass an Flexibilität und Mobilität verlangt worden sei, entdeckten die Firmen nun wieder den Nutzen eines Stamms von treuen Angestellten. Sie kehrten also – unter veränderten Vorzeichen – zu alten Werten zurück. Was die Schweiz anbetrifft, sind nach Garelli die engen Vorschriften für kleine und mittlere Betriebe zu lockern, generierten diese doch zwei Drittel des Bruttoinlandproduktes. Nötig sei auch der Wandel von der Mentalität der Sparsamkeit zu einer offensiven, risikofreudigen Wachstumsstrategie. Einen hohen Stellenwert misst Garelli dem betriebsnahen Berufsbildungswesen bei. VM