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PANORAMA 5/2002
Viktor Moser
Panorama: Dans votre commentaire concer-
nant le rapport sur la compétitivité mondiale
en 2002 («World Competitiveness Year-
book»), vous parlez d’un «nouveau réa-
lisme». Que signifie ce terme en relation
avec la globalisation?
Garelli: On vient de sortir des années les
plus passionnantes depuis des décennies,
marquées (entre autres) par le boom de la
télécommunication et de l’internet ainsi
que par l’explosion des bourses. Tout était
disponible: capital, technologies, etc.
Après avoir vécu un peu sur un «nuage»,
on revient à des problèmes plus fonda-
mentaux.
La première leçon à en tirer est que les
entreprises construites sur des bases peu
solides peuvent disparaître, même si elles
sont grandes et puissantes. C’est bien le
cas de la plupart des entreprises issues de
la «nouvelle économie» qui, suite à une
croissance trop rapide, ont perdu le sens
de la réalité.
Deuxièmement, la crise actuelle ne reflète
pas seulement une crise conjoncturelle
cyclique mais aussi une remise en cause
d’un système dans la mesure où les infor-
mations fournies par les entreprises sont
souvent mises en doute. Cette perte de
confiance est due au fait qu’il n’y a pas de
véritable contrôle des entreprises par les
conseils d’administration. Par consé-
quent, il faut développer un système de
gestion avec des membres plus indépen-
dants qui osent poser des questions em-
barrassantes. C’est dans ce contexte que la
Bourse de Zurich vient d’introduire un
nouveau code de conduite avec pour but
d’améliorer la transparence et la qualité
des informations.
Vous mentionnez surtout les grandes entre-
prises, alors qu’en Suisse les petites et moy-
ennes entreprises (PME) représentent le
pilier le plus important de l’économie. Com-
ment se présente leur situation?
Tout d’abord, les grandes entreprises font
beaucoup travailler les petites à travers la
sous-traitance; ainsi, toute une série de
petites entreprises ont été sinistrées suite à
la disparition de Swissair.
En ce qui concerne le contrôle des PME,
les mécanismes sont très complexes.
Mais elles se montrent plus responsables à
l’égard des travailleurs et des clients.
Absolument. Contrairement aux grandes
entreprises, qui ne peuvent pas se per-
mettre de renoncer aux dividendes pen-
dant deux ou trois ans, les petites, elles,
sont prêtes à faire des sacrifices financiers
pour garantir la survie à longue échéance.
De plus, un pays qui réussit doit avoir
une base de PME extrêmement perfor-
mantes parce que ce sont elles qui ouvrent
l’accès au marché domestique. En Suisse,
23du produit intérieur brut dépend des
entreprises de proximité. Notre problème
fondamental, est que nos PME n’ont pas
le même taux de croissance que les
grandes entreprises. Ce manque de dyna-
misme est largement dû au fait qu’on n’a
pas ouvert le marché local aux spécialistes
des nouvelles technologies.
Que faut-t-il changer pour améliorer cette si-
tuation?
La surréglementation du marché met un
frein au changement. Il faut donc simpli-
fier les mécanismes et améliorer le fonc-
tionnement le plus vite possible. Le dé-
ficit principal de notre marché de proxi-
mité ne se situe pas au niveau de la tech-
nologie ou des compétences, mais dans sa
complexité. Pour obtenir un permis quel
qu’il soit, il faut contacter plusieurs ni-
veaux politiques. Nous aurions véritable-
ment besoin d’une «commission perma-
nente pour la simplification des lois»
Un autre problème fondamental en Suisse
est l’absence d’une culture de la crois-
sance économique. En tant que pays des
assurances, garant de la qualité, il nous
manque le sens du risque. Dans le débat
politique, on cherche d’abord le moyen
de faire des économies au lieu d’axer les
buts sur la croissance économique. Etant
donné qu’avec un taux de croissance an-
nuel de trois pour cent, les dettes pu-
bliques seraient liquidées à moyen terme,
il faut identifier les mesures qui génèrent
cette croissance, notamment au sein de
l’économie de proximité. Exemple: tandis
qu’une dérégulation au sein des télécom-
munications (Swisscom) va provoquer
une croissance considérable, la réduction
des bureaux de poste ou la privatisation
des CFF n’apporteraient rien du tout.
Dernière remarque par rapport à notre
pays: comparée aux sociétés anglo-saxon-
nes, aux pays scandinaves ou à la Hol-
lande, notre économie corporative
manque de transparence.
J’aimerais bien revenir au niveau global. En
lisant votre rapport sur la compétitivité mon-
diale en 2002, j’ai eu l’impression qu’on se
trouve dans une véritable phase de transi-
tion. Vous avez mentionné que ce ne sont non
seulement les valeurs tangibles, mais des
éléments tels que la marque, la clientèle, les
ressources humaines qui deviennent de plus
en plus décisifs, en ajoutant littéralement:
«En 2002, la compétitivité implique quelque
chose de plus que la simple efficacité.»
«Dépasser le simple stade de
l’efficacité»
Après la période euphorique des années nonante, nous devons, selon Stéphane Garelli, refaire une réflexion appro-
fondie sur nos valeurs fondamentales. En ce qui concerne l’économie suisse, le spécialiste de la compétitivité inter-
nationale réclame plus de courage envers le progrès économique, un assouplissement du marché de proximité, une
meilleure surveillance des conseils d’administration et davantage de transparence.
Entretien avec Stéphane Garelli, IMD Lausanne
INTERVIEW
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PANORAMA 5/2002
Si demain je vous vends ABB, je vends
des usines, des machines, des bâtiments.
Par contre, si je vous vends Amazone
com, je ne peux vous offrir que des va-
leurs intangibles, telles qu’une marque,
un nombres de clients qui s’élève à 80
millions par mois qui font confiance à
l’entreprise, etc. Alors que les systèmes
comptables ne sont pas en mesure de
quantifier l’intangible, la Bourse l’a fait,
et cela par des valeurs intuitives. Par
conséquent, quand les marchés s’effon-
drent et si vous avez des actifs tangibles, il
y a un prix plancher. Ce qui n’est plus le
cas pour les valeurs intangibles. Autre-
ment dit, vous continuez à descendre.
En ce qui concerne les ressources hu-
maines, il n’y a aucun doute qu’elles re-
présentent un élément essentiel d’une en-
treprise – élément qui est considéré par la
comptabilité tout simplement comme un
coût. Si vous investissez dans la qualifica-
tion de votre personnel, cela n’a aucune
répercussion sur la valeur de votre entre-
prise. On se retrouve face à une véritable
contradiction: d’une part, les ressources
humaines sont les actifs qui ont le plus de
valeur, d’autre part, il n’existe pas de
moyens pour exprimer cette valeur dans
la comptabilité.
En plus, comme personne n’est proprié-
taire de ses employés, il faut tout faire
pour être un «employer of choice» (em-
ployeur modèle). Aucune entreprise ne
peut se permettre de ne pas être attractive
pour des personnes bien qualifiées; tout
au contraire, elle doit se montrer capable
de les garder.
Selon des enquêtes faites aux Etats-Unis, les
entreprises les plus sociales sont en même
temps les plus performantes
Bien sûr, elles attirent les meilleures
personnes. Aujourd’hui, les entreprises
doivent être sensibles aux problèmes de
l’environnement et aux questions éthi-
ques ou sociales, parce qu’il s’agit de
valeurs qui ont une grande importance
parmi les jeunes. Par exemple, pour atti-
rer les jeunes et les personnes très compé-
tentes, les entreprises pétrolières ont com-
mencé à s’engager dans les domaines de
l’environnement et dans des programmes
sociaux.
Quelle est l’importance de la qualité du
travail en tant que telle, ou de la santé?
Elle est fondamentale, surtout en ce qui
concerne la «work-life-balance», l’équi-
libre entre la vie privée et le travail. Les
entreprises ont dû changer leur attitude
générale qui était d’exercer une emprise
sur les employés. De plus en plus, les res-
ponsables se rendent compte qu’il faut
respecter la vie privée de leurs collabora-
teurs et créer des conditions favorables
Entretien avec Stéphane Garelli, IMD Lausanne
INTERVIEW
Stéphane Garelli: «Un problème fondamental en Suisse est l'absence d'une culture de croissance.»
Foto: Steffen Schmidt
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PANORAMA 5/2002
pour leur environnement familial (par
ex.: trouver un job pour la ou le parte-
naire, mettre à disposition une crèche
pour les enfants au sein de l’entreprise,
etc.). Il y a même des entreprises qui
offrent des stages d’été pour les enfants de
leurs employés afin qu’ils comprennent le
travail de leurs parents.
Bref, pour être compétitif, nous devons
dépasser le simple stade de l’efficacité.
Est-ce qu’on peut parler – dans un certain
sens – d’un retour aux anciennes valeurs?
Certainement, le paternalisme tradition-
nel est dépassé. Néanmoins, tout en re-
prenant ses idées de base, comme par
exemple la responsabilité portée à l’égard
des travailleurs, on les concrétise à un
autre niveau. Ainsi, il existe plusieurs en-
treprises britanniques qui donnent la pos-
sibilité à leurs employés de fréquenter des
conseillers ou conseillères psychologiques
pendant la pause de midi. Bien entendu,
cette offre est mise à disposition et payée
par l’entreprise.
Au cours des douze années que j’ai passées
en tant que Senior Adviser auprès du ma-
nagement européen de Hewlett Packard,
j’ai eu la possibilité de voir des contribu-
tions considérables dans une entreprise
particulièrement innovatrice. Comme
nous étions convaincus que les gens tra-
vaillent mal quand ils travaillent trop, on
ne permettait alternativement qu’à une
seule personne de rester plus longtemps
au bureau tandis que les autres devaient
rentrer à domicile.
Cette pratique me paraît être en contradiction
avec la tendance à effacer les limites entre
le temps libre et le travail.
Les expériences faites avec le travail à
domicile sont plutôt négatives. Au début,
la personne concernée se sent plus libre,
ce qui augmente la productivité. Mais au
bout d’un moment, l’isolement se fait de
plus en plus sentir, la personne ne partici-
pant pas à la culture de l’entreprise. Par
conséquent, la démotivation augmente.
C’est pour cette raison qu’après l’«outsour-
cing», on revient plutôt vers l’«insour-
cing». La fameuse flexibilisation concerne
en premier lieu le temps de travail et non
pas son lieu. Après avoir favorisé la flexi-
bilité et la mobilité, les responsables des
entreprises se sont rendu compte qu’il est
judicieux de fidéliser les gens. Dans ce
contexte, on redécouvre un certain
nombre de principes qu’on adapte au
monde d’aujourd’hui.
Zurück zu Grund-
werten
Das unsanfte Erwachen aus dem Boom
der Neunzigerjahre zeige, dass auch
grosse Unternehmen von der Bildfläche
verschwinden könnten. In seinem Inter-
view mit PANORAMA spricht der Lau-
sanner Wirtschaftsprofessor Stéphane
Garelli darüber hinaus von einer eigent-
lichen Vertrauenskrise, da die Kontrolle
der Unternehmen zu wünschen übrig
lasse. Gleichzeitig finde eine Rückbe-
sinnung auf grundlegende immaterielle
Werte statt wie das Firmenimage, die
Marke, die Kundschaft oder die Qualität
der menschlichen Ressourcen. Parado-
xerweise handle es sich um eben diese
Werte, welche durch eine Firmenbuch-
haltung nicht beziffert werden könnten.
Dessen ungeachtet müssten die grossen
Unternehmen bestimmte ethische Grund-
sätze respektieren, wenn sie für junge,
talentierte Fachleute attraktiv sein woll-
ten. Von wachsender Bedeutung seien
zudem humane Arbeitsbedingungen,
welche namentlich auch ein ausgewoge-
nes Gleichgewicht zwischen Arbeit und
Privatleben beinhalten. Nachdem wäh-
rend einer gewissen Zeit ein Höchstmass
an Flexibilität und Mobilität verlangt
worden sei, entdeckten die Firmen nun
wieder den Nutzen eines Stamms von
treuen Angestellten. Sie kehrten also –
unter veränderten Vorzeichen – zu alten
Werten zurück.
Was die Schweiz anbetrifft, sind nach
Garelli die engen Vorschriften für kleine
und mittlere Betriebe zu lockern, gene-
rierten diese doch zwei Drittel des Brutto-
inlandproduktes. Nötig sei auch der
Wandel von der Mentalität der Sparsam-
keit zu einer offensiven, risikofreudigen
Wachstumsstrategie. Einen hohen Stel-
lenwert misst Garelli dem betriebsnahen
Berufsbildungswesen bei. VM
Entretien avec Stéphane Garelli, IMD Lausanne
INTERVIEW
Formation professionnelle
P: Quelle est votre opinion concernant le
système éducatif en Suisse?
G: Contrairement à «économie suisse», je
pense que des investissements dans le
secteur de l’éducation sont indispensables.
Les problèmes se posent surtout au niveau
universitaire où je constate un manque
d’ouverture. Pourquoi ne sommes-nous pas
à même de motiver des jeunes universi-
taires étrangers à rester deux ou trois ans
Suisse?
Notre système d’apprentissage a une
longue tradition qu’on commence à détruire
par l’augmentation de la scolarisation et
par un certain «snobisme du diplôme». Au
lieu de marginaliser cette voie de forma-
tion, il faudrait la revaloriser parce qu’elle
permet d’acquérir des connaissances es-
sentielles pour une entreprise.
Stéphane Garelli est professeur à l’IMD (Inter-
national Institute for Management Development)
à Lausanne et à l’Ecole des Hautes Etudes
Commerciales de l’Université de Lausanne.
Depuis 1987, il est directeur de la série de
rapports sur la Compétitivité Mondiale (World
Comptitiveness Yearbook). Adresse: IMD,
chemin de Bellerive 23, case postale 915,
1001 Lausanne. [email protected]
www.imd.ch sur l’IMD et ses
activités, en anglais.
www.garelli.ch sur la personne, son CV, ses
activités, etc., en anglais et français.
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