Phaëton de Lully pour entrer dans la danse

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Phaëton de Lully pour entrer dans la danse Le Festival Bach de Lausanne vous propose cette année, pour entrer dans la danse, la tragédie lyrique Phaëton de Jean-­‐Baptiste Lully. Cette œuvre est idéale pour introduire l’édition 2012 de la manifestation. Certes, tout semble opposer le surintendant de la musique sous Louis XIV et le Kantor de Saint-­‐Thomas qui, sa vie durant, inscrivit « S. D. G. » (Soli Deo gloria) sur ses manuscrits. Et pourtant… La musique du Français d’adoption forme un contrepoint par rapport à celle de l’Allemand – et vice-­‐versa. Avec les multiples ressemblances, différences et éclairages qui peuvent apparaître entre deux lignes – ou lignées – musicales. Phaëton est donc une invitation à la danse, ou plutôt à une suite de danses, car un fil rouge relie les rendez-­‐vous du festival. ********* L’ouverture du présent texte est composée en trois parties, soit le rayonnement de Lully, l’influence de la musique française au XVIIe siècle et la réponse de Bach à ces deux sujets. Ces lignes enchaîneront sur des pas décrivant plusieurs figures : l’univers de Phaëton, l’argument du livret, la dimension cultuelle chez Bach, puis la réunion de deux goûts de Bach, la danse et la dimension cultuelle, sous une bannière qu’il n’aurait pas reniée. ********* Rayonnement de Lully Un parcours peu ordinaire Après un parcours peu ordinaire, Lully eut un immense rayonnement. Né à Florence en 1632, un demi-­‐siècle avant Johann Sebastian Bach, Giovanni Battista Lulli arrive en France à quatorze ans, en 1646. Une cousine de Louis XIV désire en effet parfaire son expression orale de la langue de Dante. Après quelques années au service de Mademoiselle de Montpensier, il connaît une ascension fulgurante. Il entre à la Cour où il sera baladin, violon – à savoir instrumentiste et auteur de ballets –, puis danseur. Domination en France Nommé compositeur de la musique instrumentale du roi, il conforte sa réputation à partir de 1655, trente ans avant la naissance de Bach. Il créera la tragédie lyrique, acquérant sur le plan musical l’importance de Corneille ou de Racine au théâtre. Sa production d'opéras dominera en France jusque vers 1750, année de la disparition du Kantor. Influence musicale déterminante Lully est le père de l’ouverture à la française, la plus pratiquée en Europe à l’époque baroque. Nombre de musiciens se forment auprès de lui pour ensuite répandre le goût français dans leur pays, comme Johann Sigismund Kusser et Georg Muffat en Allemagne. Son écriture pour orchestre à cinq parties sera reprise par Kusser dès 1682 à la Cour d’Ansbach, non loin de Nuremberg. Lully fera également beaucoup d'émules en formant et en dirigeant, entre 1656 et 1664, le premier orchestre doté d’une véritable discipline de jeu. Il mettait l’accent sur la tenue de l’archet et sur l’exactitude du rythme. Il est surtout influent grâce à la publication de ses oeuvres, et il n'hésite pas à comploter pour maintenir son monopole à la cour la plus puissante d'Europe. Opéras italien et français L'une des différences les plus importantes entre l'opéra français et l'opéra italien réside dans le fait que, dans le premier, le rythme est calqué sur les inflexions du texte, sur la prosodie, et non sur le rythme de la langue parlée. Cette caractéristique est très perceptible dans Phaëton. La danse Lully était extrêmement talentueux dans plusieurs domaines, en particulier comme danseur, don qu’il exploite lors de ses débuts à la cour du Roi-­‐Soleil. La danse est omniprésente dans sa production, qui compte nombre de ballets. Elle se retrouve ainsi fréquemment dans sa musique et constitue une clé d’écoute de Phaëton. Le style de danse français, auquel Lully a contribué, différait grandement de l’italien. Citons un observateur originaire de la péninsule : « Le fait de tenir normalement sa taille apparaît ici [en France] comme ridicule et démodé. La beauté consiste à bouleverser le port naturel de toute la taille […]. On élève la personne dans l’air même plus haut que chez nous, mais pas sur une ligne droite […]. » La danse stylisée Lully contribuera par ailleurs au succès de plusieurs danses qui faisaient partie intégrante du ballet de cour : la bourrée binaire, la gavotte, le passepied ou encore le rigaudon, et surtout le menuet. Cette influence s'exerce également sur la danse stylisée et s’étendra à toute l’Europe. Edition 2012 : trois concerts consacrés à la danse C’est dans le droit fil de cette approche que le Festival Bach 2012 propose trois concerts consacrés à la musique de danse pour instrument solo : successivement clavecin, orgue et violon. Influence de la musique française Grande influence en Europe De Hambourg à Vienne en passant par Prague et Varsovie, l’influence de la culture française au XVIIe siècle est très étendue. Les grandes cours font jouer des partitions dans cette veine, engagent des musiciens de France ou promeuvent la manière française. Elles consacrent parfois des sommes colossales à cet effet, comme le faisait Versailles... une cour prise pour modèle partout en Europe. La cour de Celle, à 40 km au nord de Hannovre, ne se considère-­‐
t-­‐elle pas comme un petit Versailles ? L’enseignement met aussi l'accent sur cette culture : Johann Sebastian Bach lui-­‐même apprend le français à la Rittersakademie de Lüneburg, 90 km plus au nord, où il étudie vers l’âge de quinze ans, dès 1700. Enseignement, œuvres et exécution A Lüneburg, Georg Böhm impose le goût français de l’ornementation. Nombre d’œuvres se réfèrent explicitement à la manière française, comme la Composition de musique suivant la méthode française publiée par Muffat en 1682. Enfin, des traités comme celui de Quanz détaillent la pratique d’exécution française : « Il faut que la musique à danser soit exécutée ordinairement d’une manière sérieuse, moyennant un coup d’archet pesant, quoique court et aigu, plus détaché que coulé. […] Les notes pointées se jouent pesamment, [et] celles qui leur succèdent, d’une manière fort courte et perçante. » Les Vingt-­‐quatre violons du roi L’ensemble que formaient les Vingt-­‐quatre violons du roi existait avant Lully mais il y apporta une contribution essentielle. Sa réputation traversa les frontières et fit de nombreux émules. Des musiciens issus des cours de Celle, de Hannovre et de Braunschweig par exemple, se regroupaient pour former un groupe sur le modèle lulliste. Bach, Lully et le goût français : sujets et réponse Cadre S’il est établi que Bach maîtrisait fort bien la musique française, sa connaissance des œuvres de Lully demeure une hypothèse dans la recherche musicologique actuelle. Mais il semble impossible qu’il ne les ait pas connues, tant le rayonnement du Français était immense et tant le Kantor était avide de connaissances. Grande maîtrise du style français Bach reproduit des tables de diminution à la française, s’intéressant ainsi à la pratique d’exécution. Il est confronté à tous les courants internationaux lors de ses voyages et de sa formation. En outre, étant donné le nombre d’œuvres qu’il recopie, les compositions à la manière française ne peuvent lui échapper. Dans ses premiers essais de suites pour clavier, il témoigne enfin d’une intégration consciente de ce style. Le concours Bach-­‐Marchand L’événement le plus parlant est sans doute le concours organisé en 1717 à la cour de Dresde entre Bach et le musicien français Louis Marchand, qui ne s’y présente pas... Le premier put ainsi se produire seul devant la cour et y exposer toute l’étendue de son art. Le second craignait-­‐il que son compère maîtrise mieux la manière française que lui-­‐même pratiquait le style contrapuntique ? L’épisode a en tout cas marqué les esprits au point d’être mentionné dans la nécrologie du Kantor. Filiation Lully-­‐Bach ? Cette nécrologie, justement, fait état du passage de Bach à la cour de Celle, ville proche de Lüneburg où il poursuit sa scolarité dès 1700, et qui comptait un opéra. La période de gloire de cet opéra prend certes fin une année avant, mais le musicien y aurait-­‐il entendu des œuvres de Lully, l’institution ayant continué ses activités ? Par ailleurs, des parentés thématiques existent entre les œuvres de Bach et celles de Lully. La publication et la diffusion des œuvres du Français y serait-­‐elle pour quelque chose ? Enfin, Bach connaissait Georg Böhm, lui-­‐même lié à Heinrich Elmenhorst, un théologien, poète et grand défenseur de l’opéra qui était lui-­‐même auteur de livrets. Lully étant très en vogue, Elmenhorst aurait-­‐
il possédé et transmis des œuvres du « fameux Baptiste » à Bach ? Enfin, le prince Léopold d’Anhalt-­‐Cöthen acquiert la partition de trois opéras de Lully lors d’un voyage effectué entre octobre 1710 et avril 1713. Bach en aurait-­‐il eu connaissance lorsqu’il y vécut de 1717 à 1723 ? ********* L’univers de Phaëton Philippe Quinault Phaëton est l’une des onze tragédies lyriques écrites par le tandem Lully-­‐Quinault sur la base des Métamorphoses d’Ovide. Le compositeur intervient dans l’écriture du livret, renvoyant souvent au poète sa copie pour qu’il la revoie. Leurs œuvres dominent la scène une quinzaine d’années durant les décennies 1670-­‐1680. Les Métamorphoses d’Ovide C’est sous Louis XIII et le Roi-­‐Soleil que la France connaît le plus de traductions des Métamorphoses d’Ovide. Ces textes, contenant de nombreuses figures mythologiques, sont très présents dans les esprits. Par ailleurs, en 1662 déjà, le poète Jean Chapelin avait conseillé aux proches de Louis XIV de se référer à des figures grecques et romaines pour construire une représentation du monarque. Dans Phaëton, cette référence à l’Antiquité sert aussi au panégyrique de Louis-­‐Dieudonné. Un spectacle couronné de succès Phaëton est la première tragédie lyrique représentée à Versailles après que Louis XIV s’y soit installé. Créée début janvier 1683 à la résidence royale, elle sera couronnée de succès en France puis à Amsterdam, Bruxelles, Gand et La Haye. A Versailles, on entrait au spectacle à 7 heures du soir pour en ressortir à 11 heures. A cette occasion, on pouvait pénétrer dans les appartements du roi qui – dans sa volonté de se mettre en scène – entendait sans nul doute les exposer à la vue du plus grand nombre. Le livret Le livret est original car il a pour thème l’ambition et non l'amour. Protée, figure ajoutée par Quinault, constitue un autre trait saillant. Dieu de la mer, il annoncera la chute de Phaëton. La musicologue Kathryn Baillargeon considère que cette tragédie lyrique est la plus subversive du tandem Lully-­‐Quinault à l’égard du roi. Elle relève que le Soleil, représentant le souverain dans d’autres œuvres, perd ici son pouvoir quelques instants : il ne peut venir au secours de son fils, Phaëton, pour le sauver de son voyage qui lui sera ineluctablement fatal. L’argument de Phaëton Ambition de la mère et du fils Phaëton est épris de Théone mais n’hésite pas à épouser Libye pour la gloire. Quant à Clymène, la mère de Phaëton, elle s’unit d’abord au Soleil, avec qui elle concevra son fils. Mais elle deviendra ensuite la femme de Mérops, roi d’Egypte, à des fins politiques. Rivalité entre Phaëton et Epaphus Mérops choisit Phaëton comme époux de sa fille Libye et non Epaphus, brisant ainsi l’amour qui unit ces derniers. Epaphus défie son rival de prouver son origine solaire. Phaëton, non content que sa mère en fasse le serment, entend se rendre auprès du Soleil pour en avoir confirmation. Phaëton se brûle les ailes Phaëton fait le voyage et obtient de son père les paroles attendues. Le Soleil demande à son fils quel gage il souhaite pour prouver son affirmation. Phaëton lui répond qu’il aimerait éclairer l’univers en conduisant son char. Affligé par le serment qu’il ne peut rompre, le père avertit son fils de l’issue fatale de son voyage... La gloire vaut bien la mort Mérops et Clymène saluent l’exploit de Phaëton. Mais l’aurige perd la maîtrise de son engin, menaçant terre et ciel. La déesse de la terre invoque Jupiter, qui viendra foudroyer Phaëton. Le héros est ainsi pris à son propre piège : son ambition démesurée. Mais si, pour le roi protestant Henri IV, Paris vaut bien une messe, pour Phaëton la gloire vaut bien la mort. Dimensions visuelle, auditive et cultuelle Une expérience fertile pour l’auditeur La version de Phaëton proposée ici reprend uniquement la musique de la tragédie lyrique, sa dimension auditive. Assister à cette interprétation de Phaëton permet – entre autres – de faire une expérience fertile dans la perspective des rendez-­‐vous du Festival Bach 2012. Pour des raisons qui valent le détour de deux paragraphes. Louis XIV et son image Louis XIV cultivait son image avec un soin extrême – qu’il suffise de mentionner le célébrissime portrait de Hyacinthe Rigaud dont chaque détail symbolisait le pouvoir absolu du monarque. Une focalisation sur la seule musique de Phaëton pourrait mettre en perspective les divers aspects de l’œuvre, et notamment son jeu scénique, donc sa dimension visuelle, qui tous concouraient au panégyrique du roi-­‐soleil. Que véhicule l’œuvre lorsque sa présentation met l’accent sur sa composante auditive ? Bach et le culte luthérien Si cette question n’est pas dénuée d’intérêt – tant s’en faut –, une autre approche est davantage porteuse de sens. Le luthérien Johann Sebastian Bach considérait sa musique religieuse comme un écho de la bonne nouvelle. Or depuis longtemps, dans notre société, le cadre d’exécution de ses œuvres est le plus souvent non cultuel. Que transmet donc la musique liturgique de Bach lorsque son interprétation soigne sa dimension auditive sans mettre en avant sa signification cultuelle ? Absence de l’image, métaphore de l’absence de culte Assister à une interprétation de Phaëton qui ne reprend pas sa composante visuelle permet d’imaginer, de percevoir l’importance de la dimension cultuelle dans la musique religieuse de Johann Sebastian Bach. Sans représentation scénique de l’argument de Phaëton – et donc sans panégyrique de Louis XIV –, l’auditeur peut expérimenter, par transposition, l’absence de cadre cultuel dans la plupart des interprétations de la musique liturgique du Kantor. Dimension cultuelle en contrepoint Cette expérience nécessite un certain temps. Comme l’apparition de l’image sur le papier photographique après son exposition aux rayons de lumière, eux-­‐mêmes orchestrés par le négatif. Dans ce processus, le concert joue la partition du révélateur dans la chambre noire. Tout comme la photographie a besoin du négatif pour prendre corps, la tonalité liturgique de la musique de Bach apparaît ici par son absence. Sa dimension cultuelle danse ainsi comme un contrepoint en filigrane de la version de concert de Phaëton. Une boucle est ainsi bouclée, la thématique de la mort et de la vie, sujet du festival, étant présente à la fois dans le culte luthérien et dans la tragédie lyrique de Lully. Alliance entre la danse et la dimension cultuelle Deux sujets très présents Les sujets de la danse et de la dimension cultuelle sont très présents dans l’œuvre de Bach. C’est en quelque sorte une double fugue qui se forme avec ces deux sujets, si l’on fait – une nouvelle fois – un détour de quelques lignes. La périchorèse, une dynamique Il y a plusieurs siècles, des chrétiens se sont demandé comment désigner la nature de la relation entre le Père, le Fils et le Saint-­‐Esprit. Selon le théologien Daniel Bourguet, leur conception était la suivante : chacune des trois figures est constamment en mouvement pour rester dans une dynamique, symbole de l’écoute mutuelle. Elles chechent ainsi perpétuellement à faire place aux deux autres personnes de la trinité, dans un mouvement harmonieux. Ces croyants n’ont trouvé d’autre solution que de sortir du langage courant pour exprimer cette nature très particulière de la relation trinitaire. Ils ont trouvé dans un terme de danse, la périchorèse, l’expression recherchée, qui véhicule justement l’idée de déplacement ininterrompu pour offrir un espace à l’autre, lequel en fait de même face à son ou ses vis-­‐à-­‐
vis. Dynamique de l’analyse Comment décrire la présence, dans l’œuvre de Bach, de deux éléments de nature si différente – la danse et la dimension cultuelle ? (La question pourrait d’ailleurs se poser avec d’autres aspects de ses compositions.) Ils se répondent, renvoient souvent l’un à l’autre, tant il est vrai que, dans la dynamique de l’analyse, la concentration sur le premier aspect fait tôt ou tard ressortir l’importance du second, et inversement. Double fugue La danse et la dimension cultuelle coexistent tout en laissant place à l’autre. Ainsi, ces deux traits de l’œuvre de Bach entretiennent des rapports qui s’apparentent à la périchorèse. C’est comme s'ils se combinaient, tels les deux sujets d’une double fugue, laquelle se nommerait périchorèse. ********* Bibliographie AUDBOURG POPIN, Marie-­‐Danielle, « Bach et le ‘goût français’ » in : Revue de musicologie, t. 72, N° 2, 1986, p. 271-­‐277 BAILLARGEON, Kathryn, « Of bodies chang’d to various forms, I sing » : Ovid’s Metamorphoses in Lully/Quinault Operas, University of California, 2008 BASSO, Alberto, Jean Sébastien Bach, trad. de l’italien par Hélène Pasquier, Paris : Fayard, 1985, 2 vol. BOREL, Vincent, Jean-­‐Baptiste Lully, [Arles] : Actes Sud, 2008 BUKOFZER, Manfred F., La musique baroque, trad. de l’américain, Paris : Lattès, 1982 CANTAGREL, Gilles, Bach en son temps, Paris : Fayard, 1997 GALLOIS, Jean, Jean-­‐Baptiste Lully, Drize : Papillon, 2001 LA GORCE, Jérôme de, Jean-­‐Baptise Lully, Paris : Fayard, 2002 MRACEK, Jaroslav, « Inaugurators of Bach’s French style, the ‘Vingt-­‐quatre violons du roy’ and their contemporaries », in : Alte Musik als äesthetische Gegenwart : Bach, Händel, Schütz, Kassel : Bärenreiter, 1985, p. 355-­‐369 SACKMANN, Dominique, « ‘Französischer Schaum und deutsches Grundelement’ – Französisches in Bachs Musik » in : Basler Jahrbuch für Musikpraxis, Bd. XXVIII, 2004, p. 81-­‐93 WOLFF, Christoph, The learned musician, New York : Norton, 2000 © Nicolas Quinche 
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