CHRONOLOGIE D’UN TRAVAIL EN ANTHROPOLOGIE VISUELLE AU SEIN D’UNE COMMUNAUTE PALAWAN (PHILIPPINES) Pierre BOCCANFUSO En 1993, alors que je suis intermittent du spectacle dans le privé, je décide de m’orienter vers les films documentaires ethnographiques et de collaborer étroitement avec des anthropologues. Entreprise difficile car le documentaire ethnographique n’est pas considéré par les sociétés de production audiovisuelle et les chaînes de télévision françaises. Les Deux fils du chaman (56’) En 1994, je commence à filmer au sein d’une communauté Palawan vivant en forêt, aux Philippines. Grâce à Charles Macdonald - anthropologue et directeur de recherche au CNRS, spécialiste des Philippines - j’acquiers, sur le terrain, une excellente connaissance du dialecte et des traditions Palawan. Je suis accepté par cette société et y emmagasine des images chaque année. Je délaisse la notion d’équipe de tournage en filmant seul afin de privilégier l’immersion totale et la relation de confiance entre les Palawan et moi-même. Une équipe de tournage extérieure à cette communauté créerait une barrière entre les autochtones et les différents techniciens audiovisuels. Durant quatre ans, je travaille sur ce projet d’écriture et de réalisation d’un film documentaire ethnographique destiné au grand public et reposant sur la caution scientifique de Charles Macdonald et de l’institution CNRS. En 1998, ce projet aboutit avec la finalisation et la diffusion du film Les Deux fils du chaman (56’) sur Arte, en prime time, et à l’étranger. Ce film est reconnu non seulement dans l’univers de la production de films documentaires mais aussi dans le monde de la recherche en sciences humaines. Le Chaman, son neveu… et le capitaine (87’) Ce travail de longue haleine en anthropologie visuelle, au sein de cette communauté Palawan, est pérennisé grâce au CNRS qui me recrute, le 1er décembre 2000, en tant qu’ingénieur d’études - réalisateur audiovisuel. Je continue à partir sur le terrain chaque année et même deux fois par an. Je filme le destin individuel de ces Palawan dont les rencontres, les dérives, les émotions, les problèmes et les questionnements tissent une histoire riche en rebondissements, jusqu’à atteindre l’atmosphère d’un film de fiction avec son intrigue et son dénouement. C’est la réalité elle-même avec ses événements cocasses ou tragiques, ses drames et ses joies, qui nourrit la dramaturgie du film, du simple fait que toute séquence confronte les personnages à leur destin. Derrière les péripéties de chacun des personnages du film, c’est l’avenir de la société Palawan, sa survie ou sa disparition, qui se joue sous les yeux des spectateurs. Le CNRS me soutient dans ce projet et me permet de travailler en partenariat avec une société de production audiovisuelle, spécialisée dans les films documentaires scientifiques. Cette collaboration aboutit à un deuxième film documentaire ethnographique destiné au grand public : Le Chaman, son neveu… et le capitaine (87’). Ce film est sélectionné dans plusieurs festivals internationaux de films documentaires. Il y remporte des récompenses dont une Mention au prestigieux Cinéma du Réel (Paris, 2008), le Prix du Public et la Mention Spéciale du Jury au Festival du Film Documentaire d’Agadir (Maroc, 2008), le Grand Prix au Festival du Film de Chercheur (Nancy, 2009). En 2010, il est diffusé à cinq reprises sur Planète. Y a-t-il un chaman dans l’ethnie ? (52’ et 93’) En 1995, alors que nous marchions en forêt, je me souviens avoir dit à Charles Macdonald : « cela serait bien que je puisse réaliser une trilogie sur les Palawan ». L’idée m’avait traversé l’esprit alors que je n’en étais qu’au premier tournage du premier film après les repérages de 1994. Ce n’était qu’une idée… pas encore un projet car celui-ci me semblait tout simplement lointain et inimaginable. En 2014, il est concrétisé avec la réalisation d’un troisième film documentaire ethnographique sur cette même communauté Palawan à travers les mêmes personnages que ceux des deux premiers films. Ce film, Y a-t-il un chaman dans l’ethnie ?, est décliné en deux versions : - un 52’ pour France Télévisions avec voice-over et commentaire (diffusion : France 5), - un long métrage (93’) sous-titré et sans commentaire. C’est la version long métrage qui deviendra le troisième volet de ma trilogie filmique contant - durant deux décennies - le mode de vie et l’évolution d’une population Palawan, aux croyances animistes, face aux influences extérieures à leur communauté. Pourquoi privilégier cette version long métrage ? Car l’absence de commentaire et le soustitrage systématique plonge le spectateur dans l’atmosphère Palawan et renforce l’effet de proximité. Mais ce ne sont pas les seules raisons d’un tel choix. Le changement de mode de vie et la perte partielle d’identité culturelle des Palawan sont un processus complexe et multiple, nullement linéaire. Dans la version long métrage, celui-ci peut se voir non pas dans ses ruptures, mais dans son évolution, son mouvement à deux temps, un va-et-vient constant entre deux mondes qui place ceux qui vivent à la lisière de l’un et de l’autre dans un état de dualité, de précarité et d’incertitude. Trilogie filmique Cette trilogie filmique repose sur une excellente connaissance des Palawan, sur une relation de respect mutuel, de confiance et de complicité établie avec les autochtones au cours de nombreux tournages de plusieurs mois. Mon apprentissage et ma maîtrise du dialecte Palawan est un paramètre important dans ma démarche d’immersion au sein de cette communauté au profit de la spontanéité des personnages que je filme. Le jour où je réussis à manier l’humour dans ce dialecte scelle définitivement cette complicité que je partage au quotidien avec les Palawan. Devant ma caméra, les autochtones s’expriment et évoluent naturellement habitués à me voir l’utiliser à différents moments de leur vie. Ils se disent leurs quatre vérités, se répandent en invectives, échangent des plaisanteries grivoises sans accorder une attention à ma présence. Ainsi le spectateur accède directement à la vie quotidienne de ce peuple, à ses rires et à ses interrogations, à ses joies et à ses peines. Il a l’impression d’être au milieu des Palawan, au cœur de l’action, de les voir avec son regard et non pas avec la distance d’un point de vue extérieur. Le spectateur les découvre avec ses propres émotions, et non pas à partir d’un commentaire didactique. Le résultat est une histoire vécue de l’intérieur grâce à une caméra participante. Ainsi, des séquences rares, chargées d’émotion et d’authenticité apparaissent aux yeux des spectateurs et leur permettent de partager non seulement des moments intimes, chaleureux, tendres, mais aussi des altercations, des pleurs, des moments dramatiques (tels une maladie, un décès) sans aucun voyeurisme. Pour capter l’authenticité des faits, accéder à l’intimité des situations et des personnages, je refuse toute équipe de tournage extérieure. D’un point de vue technique, je suis le seul élément étranger à cette communauté. Une équipe de tournage Palawan s’est constituée au fil des années. En effet, parallèlement à la réalisation de cette trilogie filmique, j’ai donné une grande importance à la transmission de mon savoir-faire technique au-delà des circuits universitaires et de recherche. J’ai ainsi formé à la prise de vues vidéo cinq Palawan dont mon épouse, Angelina, que j’ai amenée vers la réalisation. M’ayant toujours vu filmer, ils se sont intéressés à mon travail. Leur curiosité est à l’origine de cette formation. Ils sont devenus de véritables assistants ou opérateurs de prise de vues, précieux et performants. Grâce à cette osmose entre les Palawan et moi-même, les tournages échelonnés sur vingt ans aboutissent à un triptyque unique et exceptionnel témoignant de l'évolution du mode de vie des Palawan, de leur environnement et de leur rapport à la maladie.