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AVANT - PROPOS
L'occasion m'est donnée de remonter le temps. Oh, pas de beaucoup, une vingtaine
d'années suffira. La fin des années soixante me vit faire connaissance avec les coteaux
mosans flémallois. Avec deux camarades, nous constituions un trio indissociable qui,
inconscient des dangers, s'amusait à parcourir les contreforts pentus d'Aigremont à
l'Ermitage.
Gamins, à l'instar des tribus primitives, nous avions notre territoire. Il nous appartenait
de fait et peu importaient les nobles familles entre lesquelles le cadastre le partageait. Cette
mosaïque de bois, de champs, de vallons, de carrières, de terrisses et de fondrisses, c'était
notre terrain de jeux, notre école de la nature.
Nous étions curieux de tout, même et surtout de ce que les gens nommaient "mâles
biesses". Je pense particulièrement aux crapauds et tritons que nous débusquions de sous les
souches pour leur imposer une transhumance jusqu'à la première flaque d'eau que nous
estimions salvatrice pour eux. Qu'un rapace disparaisse à la cime d'un arbre, qu'un lièvre
zigzague pour s'évanouir derrière un pli de terrain, qu'une compagnie de perdreaux
s'éclipse derrière des taillis; et nous étions repartis vers d'autres aventures.
La chance ne nous était pas donnée de posséder des livres qui nous auraient permis de
nommer avec précision les éléments constitutifs de ce territoire, et le peu de savoir que
nous possédions émanait des substantifs wallons fournis par nos parents et grands-parents.
Par atavisme, nous ne concevions pas de nommer une hirondelle autrement qu'îne arondje,
un étourneau qu'îne sprêwe, une pie autrement qu'îne aguesse.
Parmi la gente végétale, les mûriers et myrtillers avaient droit à notre estime. Les autres
espèces, disons-le, moins nourrissantes, étaient appréciées. surtout en vertu de la densité de
leur feuillage derrière lequel nous nous dissimulions aux yeux inquisiteurs du garde-
chasse. S'il nous arrivait de briser quelque branche pour faire un bâton de marche, le plus
grand respect était accordé à quelques vénérables ligneux tels le chêne séculaire du vieux
chaffour ou le marronnier du château de Chokier.
Notre imagination ne connaissait pas de limite et ce n'est pas sans crainte qu'en plein
bois obscur, nous croisions la croix Galloy, ou que le souvenir effrayant du bandit
Boulboule cachant son butin dans la grotte du même nom, surgissait au moment où
intrépidement, nous vérifions s'il n'y avait pas oublié quelque pièce d'or.
De cette époque, je n ai que des souvenirs heureux, dénués de tout nuage. Il semblait à
mon père d'un civisme élémentaire de ne rien détruire ou abîmer dans la nature. Il m'a
beaucoup appris, lui qui, n'ayant pas de voiture, prenait la peine. en toute saison, de me
mener par la main parcourir les sentes du plateau des Trixhes. Dans ma naïveté infantile de
ces moments, les mots "piège", "chasse", "poison", n'avaient rien de concret. Ces
abominations, si cela existait, c'était ailleurs, pas dans "notre" territoire. Douce naïveté...
Depuis, je n'ai pratiquement jamais cessé de sillonner ces endroits et lentement, j'ai
appris le nom des choses. Pratiquement à chaque randonnée, je fais des découvertes
intéressantes, que ce soit une nouvelle plante, un insecte non répertorié ou un fossile, tout
mérite une attention particulière. Puisse cet état de chose durer encore long- temps, avant
que les fermiers, les industriels, les carriers, ne trouvent une bonne raison pour à nouveau
tout saccager comme leurs ancêtres l'avaient fait entre 1500 et 1965. Maintenant que la
nature a plus ou moins réussi à panser ses plaies, ce serait vraiment dommage car même
"après", ce ne redeviendrait probablement plus jamais comme aujourd'hui; aujourd'hui
n'étant déjà plus comme avant !