La fonction de la philosophie : une lecture deleuzo

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La fonction de la philosophie : une lecture
deleuzo-simondienne
Soufiane Mezzourh
Septembre 2013
Abréviations
Les œuvres de Gilbert Simondon
MEOT
IPC
IC
Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958,
nouvelle édition revue et corrigée, 2012.
Individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.
L’invention dans les techniques. Cours et conférences, (édité et
présenté par Jean-Yves Château) Paris, Seuil, 2005.
Les œuvres de Gilles Deleuze
B
DR
ID
LP
QP
Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966.
Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
L’île déserte et autres textes, (édité par David Lapoujade), Paris,
Minuit, 2002.
Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
Qu’est-ce que la philosophie (avec Félix Guattari), Paris, Minuit,
1991.
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Gilbert Simondon et Gilles Deleuze sont tous deux des
philosophes du devenir qu’il est possible de rapprocher
l’un de l’autre, non sans difficulté, autour d’une série de
points-clés assez remarquables, ne serait-ce qu’en vertu des
renvois récurrents et explicites de Gilles Deleuze vers
l’œuvre de Simondon, ou encore de la recension1 élogieuse
que celui-ci avait consacrée à L’individuation psychique et
collective en 1966. Dans ce sens, une poignée de travaux2
qui se sont intéressés au couple « Deleuze-Simondon »
(dans un sens ou dans l’autre) ont d’ores et déjà relevé un
certain nombre de lignes de convergence, mais aussi de
points de tension entre les deux philosophes. Nous avons
souhaité, à travers notre propre lecture, prolonger ce
corpus en explorant la rencontre entre Deleuze et
Simondon sur la question – peut-être moins abordée – du
philosopher. Entendre par là la fonction que l’un et l’autre
ont assignée à la philosophie en tant que mode de pensée
singulier. « À la limite, écrivent Deleuze et Guattari, n’estce pas chaque grand philosophe qui trace un nouveau plan
d’immanence, apporte une nouvelle matière de l’être et
dresse une nouvelle image de la pensée, au point qu’il n’y
aurait pas deux grands philosophes sur le même plan ? »
(QP, p. 52). Nous tenterons donc de montrer en quoi la
définition de la philosophie proposée par Simondon se
1 DELEUZE G., L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris,
Minuit, édition préparée par David Lapoujade, p. 120.
2 MONTEBELLO P. « La question de l’individuation chez Deleuze et Simondon »,
in Jean-Marie Vaysse (ed.), Vie, monde, individuation, Georg Olms Verlag,
Hildesheim Zurich-New Yor, 2003, p. 203-213 ; BARTHELEMY J-Y. « Penser
après Simondon et par-delà Deleuze », in Jean-Yves Barthélémy (dir.), Cahiers
Simondon Numéro 2, Paris l’Harmattan, 2010, p. 129-146 ; SAUVARGNAGUES A,
« Simondon et la construction de l’empirisme transcendantal », in Jean-Yves
Barthélémy (dir.), Cahiers Simondon Numéro 3, Paris l’Harmattan, 2011, p. 7-30 ;
STENGERS I. « Comment hériter de Simondon ? » in Jacques Roux (dir.), Gilbert
Simondon. Une pensée opérative, Publications de l’Université de Saint-Étienne, SaintÉtienne, 2002 p. 299-315.
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rapproche et se distingue à la fois de celle élaborée par
Deleuze, tout en précisant, à travers ces deux gestes, le
type de plan tracé par l’un et l’autre des deux philosophes
ainsi que le « mode de connaissance » déployé à cet effet.
Notre examen portera principalement (mais pas
seulement) sur deux contributions majeures : Du mode
d’existence des objets techniques et Qu’est-ce que la philosophie ?
Nous espérons, par ce choix, jeter un éclairage sur un
certain nombre de points, peut-être moins abordés dans la
littérature, du couple « Simondon-Deleuze ».
Le constat sur lequel s’ouvre Du mode d’existence des objets
techniques (désormais MEOT) est celui d’une crise, d’un
conflit entre la culture et la technique, conflit né de la
méconnaissance de la technique par la culture, qui
considère celle-ci comme une « réalité étrangère » et la
rejette à ce titre3. Simondon assigne à la philosophie, dès
les premières lignes du MEOT, un rôle tout à fait central
dans ce conflit, puisqu’elle aura en charge de le résoudre.
Elle est la seule, nous dit Simondon, à pouvoir assumer la
tâche consistant à rendre compatibles culture et technique.
Une tâche, pour mieux dire, un devoir des plus sérieux :
« La prise de conscience des modes d’existence des objets
techniques doit être effectuée par la pensée philosophique,
qui se trouve avoir à remplir dans cette œuvre un devoir
analogue à celui qu’elle a joué pour l’abolition de
l’esclavage et l’affirmation de la valeur de la personne »
(MEOT, p. 9). Comment la philosophie va-t-elle s’y
prendre pour effectuer cette prise de conscience ? En
demeurant, ce qu’elle est toujours chez Simondon, une
philosophie de l’individuation, ou encore une ontogenèse.
Il faut toujours remonter plus « loin », nous dit Simondon,
3 COMBES M. Simondon, individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel,
Paris, PUF, 1999, p. 43.
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sous peine de rester en-deçà de l’essence des objets et de
la réalité humaine. À propos des objets techniques,
Simondon écrit : « Il est impossible de rendre compte de
l’essence de la technicité seulement à partir de l’analyse de
la genèse des techniques », parce que « rien ne prouve que
ce soit une réalité indépendante », et que « cette genèse qui
engendre des objets n’est peut-être pas seulement genèse
d’objets et même genèse réalité technique : elle vient peutêtre de plus loin, constituant un aspect restreint d’un
processus plus vaste, et continue à faire apparaître d’autres
réalités après avoir fait apparaître les objets techniques »
(MEOT, p. 213 sq.).
C’est de l’unité magique primitive des rapports de l’homme
et du monde qu’il faut partir, suggère Simondon, pour
saisir ce « lointain » ; pour comprendre « le véritable
rapport des techniques aux autres fonctions de la pensée
humaine » (MEOT, p. 225). Un rapport que l’on ne peut
saisir, il est dit, que dans le cadre d’une « interprétation
génétique généralisée des rapports de l’homme au
monde » (MEOT, p. 214), dans sa relation à tous les autres
modes principaux, considérés comme des « phases » du
système d’ensemble de l’homme et du monde. De cette
notion de phase – qu’il emprunte à la mécanique des
ondes4 – si importante dans la théorie de l’individuation,
4 « Par phase, nous entendons non pas moment temporel remplacé par un autre,
mais aspect résultant d’un dédoublement d’être et s’opposant à un autre aspect ;
ce sens s’inspire de celui que prend en physique la notion de rapport de phase ;
on ne conçoit une phase que par rapport à une autre ou à plusieurs autres
phases ; il y a dans un système de phases un rapport d’équilibre et de tensions
réciproques ; c’est le système actuel de toutes les phases prises ensemble qui est
la réalité complète, non chaque phase prise pour elle-même, une phase n’est
phase que par rapport aux autres, dont elle se distingue de manière totalement
indépendante des notions de genre et d’espèce. Enfin, l’existence d’une pluralité
de phases définit la réalité d’un centre neutre d’équilibre par rapport auquel le
déphasage existe » (MEOT, p. 221).
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Simondon va tenter de saisir l’essence de la technicité, en
tant que déphasage de l’être au monde magique. Le monde
magique peut être conçu comme le rapport au monde le
plus primitif après la simple existence d’un vivant dans
son milieu : c’est l’unité magique primitive en tant que
« relation de liaison vitale entre l’homme et le monde »
(MEOT, p. 227). Simondon cherche ainsi à exprimer cette
situation antérieure à toute séparation de l’objet et du
sujet. L’univers magique connaît pourtant une première
structuration. L’espace et le temps n’y sont ni continus ni
indifférenciés. Il y apparaît des « points-clefs » qui
rythment le monde et lui donnent des polarités, « toute la
capacité du monde d’influencer l’homme se concentrant
en ces lieux et en ces moments » (MEOT, p. 228). Il se
produit ainsi une réticulation de l’espace en lieux et
moments qui concentrent et expriment les forces
contenues dans le fond de la réalité. Le vivant se
concentre sur ces points. Montagnes, sommets,
promontoires, gorges, cœur de forêt, etc., ont cette sorte
de prégnance magique à travers laquelle s’effectuent les
échanges entre l’homme et le monde. De même, dans le
devenir, il y a aussi des points saillants : commencements,
inaugurations, transitions fortes et passages, tous moments
qui permettent à l’homme de s’inscrire dans le devenir
appréhendé comme fond. Cette unité du fond et de la
forme 5 connaît un déphasage : les « points-clefs » de la
structure se séparent et s’objectivent ; la technique en fait
5 La distinction fond/forme selon la Théorie de la Forme (Gestalttheorie).
Sachant que Simondon va y apporter quelques ajustements, au premier chef
desquels se trouve la substitution de la notion de « stabilité » par celle de
« métastabilité ». À la différence de la théorie gestaltiste, Simondon considère
que l’apparition de la distinction entre figure et fond – et par là même la
structuration du système – provient d’un état de tension ou d’incompatibilité
interne au système. La découverte d’une structure serait, de ce fait, « une
résolution au moins provisoire des concompatibilités » (MEOT, p. 226).
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des figures et des objets techniques devenus fonctionnels,
instrumentaux, pendant que les pouvoirs de fond se
subjectivent sous la forme du divin et du sacré (Dieux,
héros, prêtres). Une distance s’instaure entre l’homme et le
monde. Cette distance est médiatisée par la technique
d’une part et la religion de l’autre. Alors qu’il n’y avait
qu’une unité du vivant et de son milieu, apparaît une
différence entre l’homme et le monde. Non seulement la
figure se détache du fond, mais figure et fond « se
détachent eux-mêmes de leur adhérence concrète à
l’univers et suivent des voies opposées » (MEOT, p. 233) :
il y a autonomisation des catégories de figure et de fond.
Les figures se fragmentent et les forces du fond
s’universalisent.
La technique se concentre sur le schématisme des
structures. Elle divise, sépare, détache les objets du monde
pour rendre l’action efficace. Souvent elle commence par
occuper techniquement des points-clefs saillants de
l’espace magique. Elle prend les réalités naturelles pour
leur pouvoir figural : elle isole et extrait des fragments du
monde pour agir sur lui. L’objet technique ne fait pas
partie du monde mais permet de se rapporter efficacement
à lui. La pensée technique est une pensée de la
disponibilité qui s’applique potentiellement à tout et
partout. « Il y a en fait trois types de réalité : le monde, le
sujet et l’objet intermédiaire entre le monde et le sujet,
dont la première forme est celle de l’objet technique »
(MEOT, p. 235 sq.). La religion s’empare elle du fond avec
ses qualités, ses tensions, ses forces : homogénéité, nature
qualitative, indistinction des éléments au sein d’un système
d’influences mutuelles, action à longue portée dans
l’espace et dans le temps. Elle pense en termes de
transcendance, d’englobement, de totalité. La religion
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représente l’exigence de la totalité, la technique celle de
l’analyse. La religion voit toujours au-delà de l’unité vers
l’unité absolue, des normes absolues, une connaissance
totale. Le contenu des techniques est en revanche toujours
au-dessous de l’unité, dans le fragmentaire, le parcellaire et
la pluralité. La forme de pensée de la technique est
l’induction qui cherche à dépasser la pluralité, alors que la
religion déduit, ou contemple l’unité absolue.
S’agissant des autres modes de pensée et d’existence,
indiquons-en seulement la trame générale au risque d’être
schématique : « la magie se déphase donc en technicité et en
religiosité, phases en opposition en un sens, mais qui
s’équilibrent et correspondent dans le système qu’elles
forment, à l’unité magique. Technicité et religiosité
divergent, chacune, en théorie et pratique (science et morale
pratique, issues de la technique, théologie et morale universelle,
issues de la religion). La pensée esthétique est le point neutre
entre technique et religion, c’est un mode de pensée qui
s’efforce, sur un mode spontané et subjectif, de retrouver
l’unité qu’elles ont perdue. La pensée philosophique tente,
pour sa part, de retrouver cette unité, mais sur un mode
effectif, en sorte de pouvoir faire apparaître dans la
culture, puissance de régulation de l’existence sociale »6.
La philosophie de Simondon « commence » ainsi par la
construction d’un « plan pré-philosophique », au sens
deleuzo-guattarien du terme (QP, p. 43) ; un plan magique,
antérieur à toute forme de dédoublement de l’être.
Simondon, on l’a vu, revient à un monde primitif proche
de la « physis » des grecs, c’est-à-dire une nature source de
toute existence, principe de genèse, plan unique. Il décrit
dans un passage essentiel de l’Individuation psychique et
6
Chateau J-Y. Le vocabulaire de Simondon, Paris, Ellipses, 2008, p. 43-44.
8
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collective (désormais IPC) ce qu’est cette nature : « On
pourrait nommer nature cette réalité pré-individuelle que
l’individu porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le
mot de nature la signification que les philosophes
présocratiques y mettaient ; les philosophes ioniens y
trouvaient l’origine de toutes les espèces de l’être,
antérieure à l’individuation : la nature est réalité du
possible, sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre
fait sortir toute forme individuée : la nature n’est pas le
contraire de l’homme, mais la première phase de l’être, la
seconde étant l’opposition de l’individu et du milieu,
complément de l’individu par rapport au tout » (IPC, p.
196).
Mais Simondon ne retient de la pensée de la physis que
cette exigence : « se placer à un niveau de réalité préalable
aux choses et aux individus, source de leur engendrement.
La nature n’est pas l’ensemble des choses qui existent,
mais le principe de leur existence »7. Cette conception du
« pré-philosophique » reste la même chez Simondon et
chez Deleuze. Pour l’un et l’autre, la nature préindividuelle n’est pas quelque chose que nous devrions
retrouver, à laquelle nous devrions chercher à être le plus
adéquat possible, elle n’est pas le fondement de tous les
éléments de notre expérience ; elle est une pure construction.
Mais une construction proprement philosophique : « Préphilosophique ne signifie rien qui préexiste, mais quelque
chose qui n’existe pas en dehors de la philosophie » (QP, p. 43).
La nature pré-individuelle est donc à construire pour
pouvoir rendre compte de chaque individuation, de sorte à
saisir le rapport de l’homme au monde, c’est-à-dire le
rapport entre les différents modes de pensée et
7 DEBAISE D., « Qu'est-ce qu'une pensée relationnelle ? », Multitudes, 2004/4 no
18, p. 15-23.
9
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d’existence. Toutefois, de ce plan magique ou préphilosophique, Simondon et Deleuze ne semblent pas
avoir tiré les mêmes conséquences. À commencer par la
fonction de la philosophie elle-même.
La tâche que la dernière partie de MEOT assigne à la
philosophie est une tâche de « convergence » entre les
divers modes d’être au monde de l’homme, qui se sont
progressivement scindés. Selon Simondon, depuis la
scission du mode magique primitif (phase magique) en
technique d’une part et religion de l’autre, l’être au monde
de l’homme n’aurait cessé de se partager entre des modes
« représentatifs » (du type des théories et des dogmes) et
des modes « actifs » (du type des pratiques et des normes)
sans parvenir vraiment à les réunifier. L’apparition de la
technique marquant une rupture et un dédoublement dans
l’unité magique primitive : « la technicité, comme la
religiosité, hérite d’un pouvoir de divergence évolutive ;
dans le devenir du mode d’être de l’homme au monde,
cette force de divergence doit être compensée par une
force de convergence, par une fonction relationnelle
maintenant l’unité malgré cette divergence ; le
dédoublement de la structure magique ne saurait être
viable si une fonction de convergence ne s’opposait pas
aux pouvoirs de divergence » (MEOT, p. 217 sq.). Plus que
jamais, soutient Simondon, c’est à la philosophie que
revient cette fonction (relationnelle) de convergence : car
qu’est-ce que la philosophie pour le penseur de
l’individuation, si ce n’est une « généalogie », c’est-à-dire
une pensée de la genèse, une description du devenir ? Or,
on ne saurait mieux penser la situation déliée des modes
d’être au monde humain qu’en suivant à la trace le
processus même de leur séparation. Il appartient donc à la
philosophie de « remonter » génétiquement en-deçà de la
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rupture de la religion et de la technique chacune à
l’intérieur d’elle-même, avant la rupture entre théorie et
pratique. Mais la philosophie n’est pas seulement la pensée
capable de comprendre l’individuation des modes d’être
de l’homme ; en tant que mode de pensée, elle participe de
cette individuation, elle fait partie de ce devenir. La
philosophie est, aux yeux de Simondon, la seule force de
convergence du devenir à son terme et elle seule peut, en
disant la convergence, opérer cette convergence : la faire.
Chez Deleuze, la fonction de la philosophie est tout autre.
Et si l’auteur de Différence et répétition reconnaît bel et bien
sa dette envers Simondon – notamment dans la
« construction de l’empirisme transcendantal » 8 – la tâche
qu’il assigne à la philosophe n’en reste pas éloignée de la
conception simondienne. Disons simplement, avant d’y
revenir plus en détail, que, la philosophie aux yeux de
Deleuze correspond moins à une « force de convergence »
qu’à une « force d’affrontement » : affrontement du chaos.
À la différence de Simondon, Deleuze ne procède pas par
déphasage de l’unité magique primitive, mais par coupe du
chaos. Ce qui est premier, d’une certaine façon, pour le
philosophe de l’immanence, c’est moins la « magie » que le
« chaos ». Et Deleuze d’accoucher ce dernier de « trois
filles » : l’art la science et la philosophie. Ce sont les
« Chaoïdes » (QP, p. 196). Art, science et philosophie
affrontent, chacune avec ses propres moyens, les
déplacements vertigineux et les vitesses infinies du chaos.
Le chaos peut être défini comme « un afflux incessant de
ponctualités de tous ordres, perceptives, affectives,
intellectuelles, dont le seul caractère commun est d’être
8 SAUVAGNARGUES A. Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2009. En
particulier le chapitre X.
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aléatoires et non liées »9 ; « abîme tout à fait indifférencié »
(DR, 354), écrit Deleuze, « pur spatium » (DR, 296). Mais
ce qui caractérise le chaos, c’est moins l’absence de
déterminations per se que la vitesse infinie à laquelle elles
s’ébauchent et s’évanouissent : « Le chaos chaotise, et
défait dans l’infini toute consistance » (QP, 45). Face à ce
« donné » chaotique, tout ce qu’on peut espérer, c’est d’y
voir un peu plus clair, d’y mettre un peu d’ordre. La
première phrase de la conclusion de Qu’est-ce que la
philosophie ? (désormais QP) ne dit pas autre chose : « Nous
demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger
du chaos » (QP, p. 189). C’est d’ailleurs cela même qui
caractérise toute forme de pensée : « se mesurer sans cesse
au chaos » (QP, p. 196). Un affrontement, nous dit
Deleuze, à la fois douloureux et périlleux : « Rien n’est
plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui
s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui
disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli
ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas
davantage » (QP, p. 189). Comment surmonter ce « vertige
du possible »10 ? Comment donner de la « consistance » au
chaos chaotisant ?
C’est à la philosophie que revient cette fonction de
« consistance ». Mais elle n’en a pas l’exclusivité. Car sur le
plan pré-philosophique, elle retrouve l’art et la science :
deux formes de pensée différentes (non-philosophiques)
et pourtant non moins créatrices. Toutefois, la tâche de la
philosophie reste à ce titre singulière : créer des concepts
(l’art créant des sensations et la science des fonctions).
Comment ? Nous avons besoin d’un « plan », nous dit
Deleuze, qui recouperait le chaos, c’est-à-dire de
9
ZOURABICHVILI F. Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 55.
KIERKEGAARD, Søren, Le concept de l’angoisse, p. 56.
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12
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conditions qui nous permettraient d’y trouver du sens.
Autrement dit, penser commence par l’effectuation d’une
telle coupe ou l’instauration d’un tel plan. Le plan
d’immanence est ce plan. « Il est la condition sous laquelle
du sens a lieu, le chaos lui-même étant ce non-sens qui
habite le fond même de notre vie »11. Nous ne pouvons
penser que dans l’ « Un-Tout » que forme le plan
d’immanence. C’est ce que Deleuze appelle le pli de la
pensée et de l’être (LP, p. 42), qui ne donne pas une image
de la pensée sans donner, par le même mouvement, une
matière de l’être : « réversibilité de l’être et de la pensée »12.
Le mouvement infini, capté du chaos, et conférant au plan
son trait distinctif, étant un mouvement « d’aller et
retour », un « échange immédiat » entre la pensée et l’être
qui font que « penser et être sont une seule et même
chose » (QP, p. 41). La philosophie coupe le chaos en
traçant un plan d’immanence, l’art un plan de composition, la
science un plan de référence. Chacun de ces tracés permet à la
pensée d’affronter le chaos à des vitesses vertigineuses, et
autorise – par concepts, par percepts et affects, ou par
prospects et fonctifs – la formation de la pensée, tantôt
« conceptuelle » (propre à la philosophie), tantôt
« sensationnelle » (propre à l’art) ou « fonctionnelle »
(propre à la science). Aucune de ces formes de pensée
« n'est meilleure qu'une autre » 13, mais elles sont à leur
meilleur quand elles « affrontent le chaos » (QP, p. 187).
Ainsi, guère de convergence. La fonction de la
philosophie, à côté de l’art et de la science, consiste à créer
de la nouveauté. Ce qui la définit en propre, ce qui la
ZOURABICHVILI F., id., p. 57.
MONTEBELLO P., Deleuze, Paris, Vrin, 2008, p. 38.
13 Deleuze rejoint ici Simondon sur le principe d’égalité entre formes de
pensée (MEOT, p. 217 et IT, p. 343).
11
12
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distingue du reste, c’est ce de quoi elle la créatrice, à
savoir : le concept. On voit bien que le mode par
déphasage simondien n’est pas opérant. Par insertion au
point neutre de la pensée, entre la technique et la religion,
comme le voudrait Simondon, il n’est pas sûr que la
philosophie puisse créer de la nouveauté, au sens deleuzien
du terme. Au mieux, elle s’efforcerait à les maintenir au
même niveau d’unité. Il n’est pas sûr non plus qu’elle
puisse résister à d’autres modes de pensée qui lui sont
nuisibles. Ici, le cas de la religion chez Deleuze et chez
Simondon est tranchant. Si la religion correspond à un
mode de pensée à part entière chez Simondon, qui n’est ni
inférieur ni supérieur à la philosophie, Deleuze en fait un
ennemi ancien et redoutable de la pensée, qu’elle soit
philosophique,
artistique
ou
scientifique.
La
transcendance, sous toutes ses formes, doit être
combattue, nous dit Deleuze. D’ailleurs, dans Qu’est-ce que
la philosophie ?, la religion, en tant que mode de
transcendance par excellence, n’a pas sa place au panthéon
deleuzien des Grandes formes de pensée. L’enjeu
(séculaire) de l’immanence – « pierre de touche brulante de
toute philosophie » (QP, p. 47) – étant beaucoup trop
précieux, aux yeux de Deleuze, pour accepter, en
l’occurrence, une simple insertion au « point neutre de la
pensée », à la Simondon, en vue d’une convergence entre
la technique et la religion. Deleuze écrit : « L’autorité
religieuse veut que l’immanence ne soit supportée que
localement ou à un niveau intermédiaire, un peu comme
dans une fontaine à terrasses où l’eau peut brièvement
immaner sur chaque plateau, mais à condition de venir
d’une source plus haute et descendre plus bas » (QP, p.
47). L’image de la « fontaine à terrasses » – qui rappelle, au
moins de façon imagée, la notion de déphasage chez
Simondon – implique que la religion est vieille comme le
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monde – « il n’y a jamais eu de société sans religion »14 – et
donc qu’il y a depuis toujours un Axe vertical de la
Transcendance que les terrasses horizontales d’immanence
ne font que couper après coup. Dans ce schéma, la
philosophie doit avant tout tracer un plan d’immanence à
même l’axe de la transcendance religieuse : « Le philosophe opère
un vaste détournement de la sagesse, il la met au service
de l’immanence pure » (QP, p. 46). Le philosophe
deleuzien est celui qui instaure un plan d’immanence
comme un crible tendu sur le chaos, et par le même geste,
opère une coupe de l’axe de la transcendance par son
propre plan d’immanence en coupant préalablement le chaos
par ce plan. Il se distingue en ce sens du philosophe
simondien, qui, par son souci permanent du « lointain »,
de l’unité primitive – « l’effort philosophique se trouve
donc avoir une tâche unique à accomplir, celle de la
recherche de l’unité entre les modes techniques et les
modes non techniques de pensée » (MEOT, p. 296) –
toujours en quête d’une convergence espérée.
Enfin, Simondon comme Deleuze semblent adopter peu
prou le même mode de « connaissance », la même
opération intellectuelle quant à la « saisie du devenir », à
savoir : l’intuition. D’abord parce qu’ils sont tous deux
héritiers de Bergson. Mais c’est aussi et surtout parce qu’ils
se retrouvent (au commencement) sur le même plan préphilosophique, tel que nous l’avons décrit précédemment.
Pour le dire autrement, Simondon comme Deleuze font
valoir, chacun à sa manière, l’idée que la philosophie
« s’origine » dans ce qu’elle ne maîtrise pas : « On
s’imagine que la philosophie est d’abord affaire
d’intelligence… En réalité, le philosophe ne commence
14 BERGSON, Henri, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1941
(105;1061).
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jamais à penser dans une pure possibilité, par pure
intelligence, il commence à penser en étant contraint par la
violence du monde, affecté, dans sa manière de voir, de
regarder, de sentir, immergé dans l’épreuve pathétique
d’un ‘voir’ »15. Chez Deleuze, toute philosophie dépend
d’une intuition que ses concepts ne cessent de développer.
Par conséquent, « il est de la nature de la philosophie de
ne pouvoir commencer qu’en produisant une image de la
pensée qui s’articule à une intuition primordiale (…) Le
philosophe intuitionne le monde avant de peupler ses
visions de concepts et de leur donner la forme du
pensable, par-delà le rationnel et le raisonnable, dans la
fulgurance d’une vision, d’une intuition, d’un rêve, d’une
extase, d’un excès, d’un processus pathologique ou d’une
expérience ésotérique »16.
De même, chez Simondon, le mode effectif par lequel
procède la philosophie, l’opération intellectuelle
caractéristique de la philosophie, en tant que « force de
convergence », relève de l’intuition (MEOT, p. 313).
L’intuition bergsonienne, ou plutôt l’intuition traduite à
partir d’un « bergsonisme élargi », comme « mode propre
de connaissance du devenir » (MEOT, p. 316) bien sûr, à
la différence près que « l’intuition peut s’appliquer à tout
domaine17 en lequel s’opère une genèse, parce qu’elle suit la
genèse des êtres » (MEOT, p. 322). C’est en ce sens que,
bien que n’étant connaissance ni par idée, ni par concept,
cependant, « la connaissance par intuition est réellement
médiate ».
C’est
que,
« saisie »
(plutôt
que
« connaissance »),
elle
se
rapporte
à
l’être
« réflexivement ». En effet, le rapport direct à un être en
MONTEBELLO, id., p. 32.
ibid.
17 Nous soulignons.
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devenir (telle l’observation empirique) ne peut que le
découper en série d’instantanés ; seule une reprise
réflexive est susceptible de correspondre à une genèse,
non pas analytiquement saisie mais saisie comme
l’ensemble de la genèse comme telle : une intuition, en
somme. Dans ces conditions, on voit que l’intuition du
devenir et de la genèse ne peut être que réflexive, elle ne
peut s’opérer que médiatement dans une reprise réflexive.
Indiquons à ce titre la note de précision de vocabulaire de
J-Y Château 18 : « Il est important de noter (…) que
d’ordinaire la philosophie oppose la réflexion et l’intuition,
chez Simondon, la réflexion est déclarée intuitive, mais
parce que réflexion est ce qui fait voir, ce qui donne
l’intuition, du moins ce qui est génétique. C’est ce qui fait
que ce qui est génétique par essence, comme l’être en tant
qu’être, l’individuation comme telle, est objet d’intuition, de
saisie intuitive, en même temps qu’il ne peut être l’objet que
de réflexion, de reprise réflexive de l’ontogenèse » .
Avec Bruno Latour19, on dira que MEOT est « un livre de
philosophie qui sait compter au-delà du sujet, de l’objet et
de leur combinaison. Il va même, comme on le sait,
jusqu’à sept, enchaînant les modes d’existence dans une
sorte de généalogie – qu’il appelle ‘génétique’ – largement
mythique mais qui a l’immense avantage de ne pas réduire
à deux (ou à trois) les solutions possibles ». Pour
Simondon, en effet, la saisie du monde n’exige pas que
l’on commence par partager les réalités en objet et sujet.
De plus, en dehors de l’intérêt qu’il y a pour Simondon à
réhabiliter la « magie », à faire de la technique le pendant
du religieux, et, plus tard, à extraire l’éthique de la
technique, la science du religieux et, enfin, la philosophie
18
19
Chateau J-Y. Le vocabulaire de Simondon, Paris, Ellipses, 2008, p. 98-99.
Latour B. (2010), « Prendre le pli des techniques », Réseaux, n° 163, p. 11-31.
17
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de l’esthétique, c’est la notion même d’une « pluralité de
modes d’existence dont chacun doit être respecté pour luimême, qui fait toute l’originalité de cette étrange aventure
intellectuelle » 20 . Cependant, une différence existe, et
persiste entre Simondon et Deleuze quant au rôle que doit
jouer la philosophie dans le rapport de l’homme au
monde. Si les deux philosophes, comme on l’a vu, partent
peu ou prou d’une réalité « pré-philosophique » qui les
rapprochent, il n’en reste pas moins vrai que les
conséquences qu’ils en tirent semblent les éloigner tout
autant : « force de convergence » pour l’un, « force
d’affrontement » (et de création) pour l’autre. Du
philosophe simondien qui part de la magie pour saisir le
devenir par convergence, en vue d’une prise de conscience des
modes d’existence, se distingue le philosophe deleuzien
qui affronte le chaos et crée du nouveau pour sauver sa
peau.
Mezzourh S. « La fonction de la philosophie : une lecture deleuzo-simondienne »,
Transcept.com, septembre 2003
20
ibid.
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