La fonction de la philosophie : une lecture deleuzo

La fonction de la philosophie : une lecture
deleuzo-simondienne
Soufiane Mezzourh
Septembre 2013
Abréviations
Les œuvres de Gilbert Simondon
MEOT
Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958,
nouvelle édition revue et corrigée, 2012.
IPC
Individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989.
IC
L’invention dans les techniques. Cours et conférences, (édité et
présenté par Jean-Yves Château) Paris, Seuil, 2005.
Les œuvres de Gilles Deleuze
B
Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966.
DR
Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
ID
L’île déserte et autres textes, (édité par David Lapoujade), Paris,
Minuit, 2002.
LP
Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
QP
Qu’est-ce que la philosophie (avec Félix Guattari), Paris, Minuit,
1991.
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Gilbert Simondon et Gilles Deleuze sont tous deux des
philosophes du devenir qu’il est possible de rapprocher
l’un de l’autre, non sans difficulté, autour d’une série de
points-clés assez remarquables, ne serait-ce qu’en vertu des
renvois récurrents et explicites de Gilles Deleuze vers
l’œuvre de Simondon, ou encore de la recension1 élogieuse
que celui-ci avait consacrée à L’individuation psychique et
collective en 1966. Dans ce sens, une poignée de travaux2
qui se sont intéressés au couple « Deleuze-Simondon »
(dans un sens ou dans l’autre) ont d’ores et déjà releun
certain nombre de lignes de convergence, mais aussi de
points de tension entre les deux philosophes. Nous avons
souhaité, à travers notre propre lecture, prolonger ce
corpus en explorant la rencontre entre Deleuze et
Simondon sur la question peut-être moins abordée du
philosopher. Entendre par là la fonction que l’un et l’autre
ont assignée à la philosophie en tant que mode de pensée
singulier. « À la limite, écrivent Deleuze et Guattari, n’est-
ce pas chaque grand philosophe qui trace un nouveau plan
d’immanence, apporte une nouvelle matière de l’être et
dresse une nouvelle image de la pensée, au point qu’il n’y
aurait pas deux grands philosophes sur le même plan ? »
(QP, p. 52). Nous tenterons donc de montrer en quoi la
définition de la philosophie proposée par Simondon se
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
1 DELEUZE G., L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris,
Minuit, édition préparée par David Lapoujade, p. 120.
2 MONTEBELLO P. « La question de l’individuation chez Deleuze et Simondon »,
in Jean-Marie Vaysse (ed.), Vie, monde, individuation, Georg Olms Verlag,
Hildesheim Zurich-New Yor, 2003, p. 203-213 ; BARTHELEMY J-Y. « Penser
après Simondon et par-delà Deleuze », in Jean-Yves Barthélémy (dir.), Cahiers
Simondon Numéro 2, Paris l’Harmattan, 2010, p. 129-146 ; SAUVARGNAGUES A,
« Simondon et la construction de l’empirisme transcendantal », in Jean-Yves
Barthélémy (dir.), Cahiers Simondon Numéro 3, Paris l’Harmattan, 2011, p. 7-30 ;
STENGERS I. « Comment hériter de Simondon ? » in Jacques Roux (dir.), Gilbert
Simondon. Une pensée opérative, Publications de l’Université de Saint-Étienne, Saint-
Étienne, 2002 p. 299-315.
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rapproche et se distingue à la fois de celle élaborée par
Deleuze, tout en précisant, à travers ces deux gestes, le
type de plan tracé par l’un et l’autre des deux philosophes
ainsi que le « mode de connaissance » déployé à cet effet.
Notre examen portera principalement (mais pas
seulement) sur deux contributions majeures : Du mode
d’existence des objets techniques et Qu’est-ce que la philosophie ?
Nous espérons, par ce choix, jeter un éclairage sur un
certain nombre de points, peut-être moins abordés dans la
littérature, du couple « Simondon-Deleuze ».
Le constat sur lequel s’ouvre Du mode d’existence des objets
techniques (désormais MEOT) est celui d’une crise, d’un
conflit entre la culture et la technique, conflit né de la
méconnaissance de la technique par la culture, qui
considère celle-ci comme une « réalité étrangère » et la
rejette à ce titre3. Simondon assigne à la philosophie, dès
les premières lignes du MEOT, un rôle tout à fait central
dans ce conflit, puisqu’elle aura en charge de le résoudre.
Elle est la seule, nous dit Simondon, à pouvoir assumer la
tâche consistant à rendre compatibles culture et technique.
Une tâche, pour mieux dire, un devoir des plus sérieux :
« La prise de conscience des modes d’existence des objets
techniques doit être effectuée par la pensée philosophique,
qui se trouve avoir à remplir dans cette œuvre un devoir
analogue à celui qu’elle a joué pour l’abolition de
l’esclavage et l’affirmation de la valeur de la personne »
(MEOT, p. 9). Comment la philosophie va-t-elle s’y
prendre pour effectuer cette prise de conscience ? En
demeurant, ce qu’elle est toujours chez Simondon, une
philosophie de l’individuation, ou encore une ontogenèse.
Il faut toujours remonter plus « loin », nous dit Simondon,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
3 COMBES M. Simondon, individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel,
Paris, PUF, 1999, p. 43.
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sous peine de rester en-deçà de l’essence des objets et de
la réalité humaine. À propos des objets techniques,
Simondon écrit : « Il est impossible de rendre compte de
l’essence de la technicité seulement à partir de l’analyse de
la genèse des techniques », parce que « rien ne prouve que
ce soit une réalité indépendante », et que « cette genèse qui
engendre des objets n’est peut-être pas seulement genèse
d’objets et même genèse réalité technique : elle vient peut-
être de plus loin, constituant un aspect restreint d’un
processus plus vaste, et continue à faire apparaître d’autres
réalités après avoir fait apparaître les objets techniques »
(MEOT, p. 213 sq.).
C’est de l’unité magique primitive des rapports de l’homme
et du monde qu’il faut partir, suggère Simondon, pour
saisir ce « lointain » ; pour comprendre « le véritable
rapport des techniques aux autres fonctions de la pensée
humaine » (MEOT, p. 225). Un rapport que l’on ne peut
saisir, il est dit, que dans le cadre d’une « interprétation
génétique généralisée des rapports de l’homme au
monde » (MEOT, p. 214), dans sa relation à tous les autres
modes principaux, considérés comme des « phases » du
système d’ensemble de l’homme et du monde. De cette
notion de phase qu’il emprunte à la mécanique des
ondes4 si importante dans la théorie de l’individuation,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
4 « Par phase, nous entendons non pas moment temporel remplacé par un autre,
mais aspect résultant d’un dédoublement d’être et s’opposant à un autre aspect ;
ce sens s’inspire de celui que prend en physique la notion de rapport de phase ;
on ne conçoit une phase que par rapport à une autre ou à plusieurs autres
phases ; il y a dans un système de phases un rapport d’équilibre et de tensions
réciproques ; c’est le système actuel de toutes les phases prises ensemble qui est
la réalité complète, non chaque phase prise pour elle-même, une phase n’est
phase que par rapport aux autres, dont elle se distingue de manière totalement
indépendante des notions de genre et d’espèce. Enfin, l’existence d’une pluralité
de phases définit la réalité d’un centre neutre d’équilibre par rapport auquel le
déphasage existe » (MEOT, p. 221).
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