L`innovation sociale, enjeux - Société internationale Jean Baptiste

COLLOQUE SAYS 2014 - ECOLE D’ETE RRI 2014
SAYS CONFERENCE 2014 - RNI SUMMER SCHOOL 2014
27-30 août 2014 / August 27th-30th, 2014
Boulogne-sur-Mer/Auchy-lès-Hesdin
Nord-Pas-de-Calais, France
Emmanuelle Besançon
Docteur en sciences économiques - CRIISEA
Chargée de mission - Institut Jean-Baptiste Godin
Nicolas Chochoy
Docteur en sciences économiques - CRIISEA
Directeur - Institut Jean-Baptiste Godin
Contact :
Institut Godin
Centre de transfert en Pratiques solidaires et Innovation sociale
6 rue des hautes cornes
80 000 Amiens
00 33 3 22 72 49 53
France
L’innovation sociale, enjeux théoriques et pratiques du changement institution-
nel. Etude de cas sur une Recyclerie picarde.
Résumé :
Le progrès technique est au cœur des révolutions industrielles que nous avons connues ces deux
derniers siècles. Les circonstances actuelles nous poussent à trouver des solutions innovantes face à
la crise systémique que connaît l’occident. Si le progrès social a longtemps été attribué au progrès
technique, il n’en est plus de même aujourd’hui. C’est dans ce contexte qu’émerge l’innovation
sociale à partir des années 1970. Cette communication s’inscrit dans une perspective de clarification
à la fois théorique et empirique de celle-ci.
Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’approche dominante en France afin d’en soulever
quelques limites et de proposer une approche qui pose la question du changement de manière
centrale et permet d’aboutir à une définition élargie, dans une perspective plus institutionnaliste.
Dans un deuxième temps, nous proposerons une confrontation empirique de cette seconde
approche, afin de révéler en pratique le potentiel de transformation sociale de l’innovation sociale.
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Abstract :
Technical progress is at the heart of the industrial revolutions that we have experienced during the
last two centuries. The current circumstances drive us to find innovative solutions in front of the
systemic crisis to which the West is facing. If social progress has long been attributed to technical
progress, it is no longer true today. It is in this context that social innovation emerges from the
1970s. This communication aims to give theoretical and empirical clarifications of this one.
Firstly, we will return to the dominant approach in France in order to raise some limits and to
propose an approach that gives a central place to the question of change and allows to obtain a
broader definition, in a more institutionalist way. Secondly, we will propose an empirical
showdown of this second approach in order to reveal in practice the potential for social
transformation of social innovation.
Introduction
Le progrès technique est au cœur des révolutions industrielles que nous avons connues ces deux
derniers siècles. Les circonstances actuelles nous poussent à trouver des solutions innovantes face à
la crise systémique que connaissent les sociétés occidentales, à la fois économique, sociale,
environnementale et culturelle. Si le progrès social a longtemps été attribué au progrès technique, il
n’en est plus de même aujourd’hui (Durance, 2011) et de nouvelles considérations apparaissent ou
se réactualisent. Les enjeux soulevés par la crise environnementale et la crise démocratique vont
dans ce sens.
C’est dans ce contexte qu’émerge le concept d’innovation sociale à partir des années 1970. Il faudra
cependant attendre les années 2010 pour que celle-ci deviennent une modalité d’action publique à la
fois européenne, nationale et locale. Si les pouvoirs publics se saisissent de l’innovation sociale
(notamment dans l’optique de pallier la baisse des dotations financières), un effort de clarification à
la fois théorique et empirique semble cependant nécessaire. Cette communication s’inscrit dans
cette double perspective.
L’innovation sociale recouvre en effet des significations diverses qu’il convient d’expliciter afin de
mieux saisir les enjeux réels d’un débat au premier abord théorique. Derrière l’innovation sociale se
cachent en effet des visions contrastées qui sous-tendent des modèles de développement
fondamentalement différents (Besançon et al., 2013 ; Richez-Battesti et al., 2012).
Certaines approches insèrent l’innovation sociale dans une dynamique exclusivement marchande,
ce qui la positionne comme une modalité d’action palliative, ou encore régulatrice, ne permettant
pas de rompre avec la dynamique institutionnelle actuelle. D’autres approchent lui procurent un
potentiel de transformation sociale plus conséquent, permettant ainsi de s’interroger sur
l’éventualité d’une révolution d’une autre nature, d’ordre à la fois économique et sociopolitique. Il
convient dans ce sens d’analyser dans quelles mesures les changements peuvent réellement
s’opérer, ce type d’approche ne pouvant faire l’économie, nous semble-t-il, d’une analyse des
pratiques.
L’objet de ce papier est alors de montrer qu’une approche institutionnaliste de l’innovation sociale,
contrairement à une approche en termes d’entrepreneuriat social, permet de mieux prendre en
compte les pratiques qui sous-tendent le processus d’innovation sociale, et de mieux éclairer de
cette manière les impacts et les changements dont elle est porteuse.
2
Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’approche de l’entrepreneuriat social, encore
dominante en France, afin d’en soulever quelques limites et de proposer une approche
institutionnaliste qui pose la question des pratiques et du changement de manière centrale et permet
d’aboutir à une définition élargie. Dans un deuxième temps, nous proposerons une confrontation
empirique de cette seconde approche, afin de révéler le potentiel de transformation sociale d’un
projet porteur d’innovation sociale, à partir d’une analyse de pratiques. Nous nous appuierons pour
cela sur une initiative, la Recyclerie du Pays de Bray, basée à La Chapelle aux Pots dans le
département de l’Oise, dont l’activité repose sur le recyclage et l’insertion par l’activité
économique.
I. Une approche institutionnaliste de l’innovation sociale
L’objectif de cette première partie est d’expliciter et de justifier le cadre théorique utilisé afin
d’appréhender l’innovation sociale et la manière dont elle s’exprime en pratique dans les projets
d’acteurs. Nous cherchons ainsi à dépasser une conception statique objectivée dans la figure de
l’entrepreneur et la finalité sociale pour développer une approche en termes de pratiques qui
permette de donner une substance au concept d’innovation sociale. Dans cette perspective, le
processus de l’innovation sociale semble jouer un rôle déterminant dans les dynamiques de
changement institutionnel1 à l’œuvre.
1. Innovation sociale et entrepreneuriat social : une mise en débat de l’approche dominante en
France
En France, l’innovation sociale est couramment présentée de la manière suivante : « L’innovation
sociale consiste à élaborer des réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux ou mal satisfaits
dans les conditions actuelles du marché et des politiques sociales » (Source : CSESS2). Ces
premiers éléments de définition entretiennent des liens étroits avec l’approche de l’entrepreneuriat
social, approche encore dominante au sein de l'hexagone. En effet, si le concept est d’obédience
anglo-saxonne, il y trouve un certain écho auprès des acteurs structurants et des institutions
publiques.
Le social entrepreneurship apparaît au tournant des années 1980-1990 au Etats-Unis, dans les
milieux des écoles de gestion et des universités. La figure de l’entrepreneur social se diffuse alors
au niveau mondial, notamment par les fondations et associations qui le promeuvent, dont la plus
connue est Ashoka (Gardin, 2010 ; Seghers, Allemand, 2007). Il est néanmoins possible de mettre
en évidence deux écoles de l’entrepreneuriat social, toutes deux américaines : celle de l’innovation
sociale et celle des recettes marchandes (Dees, Anderson, 2006 ; Defourny, Nyssens, 2010 ; Richez-
Battesti et al., 2012).
La première conception, celle de l’innovation sociale, est défendue par Ashoka. Cette organisation,
créée en 1980, finit l’entrepreneur social comme « quelqu'un qui met ses qualités
entrepreneuriales au service de la résolution d'un problème social et/ou environnemental à grande
3
1 Entendu dans une perspective veblenienne comme changement des habitudes de penser (représentations) et de faire
(pratiques) (Veblen, 1998).
2 Rapport du Groupe de travail Innovation sociale du Conseil Supérieur de l’Economie Sociale et Solidaire, décembre
2011, http://www.lelabo-ess.org/IMG/pdf/GT_IS_CSESS_dec2011.pdf.
échelle. Quel que soit le domaine il s'engage, l'Entrepreneur Social se donne comme critère
majeur de réussite l'ampleur de son impact sur la société »3. L’accent est ici mis sur l’individu et
sur la finalité de son action (la réponse à un besoin ou à un problème social), ainsi que sur l’échelle
de ses impacts. Les changements sociaux qui sont recherchés (Seghers, Allemand, 2007) seraient
donc surtout le fait d’un individu, héroïque et visionnaire, avec un esprit entrepreneurial hors du
commun4. « La personnalisation de l’innovation sociale qui s’exprime ainsi, traduit le choix de
privilégier l’individu sur l’organisation » (Richez-Battesti et al., 2012, p. 20). A cet esprit
entrepreneurial vient s’ajouter « l’esprit philanthrope ». C’est en effet une solidarité de nature
philanthropique qui motiverait ce type d’entrepreneuriat, tourné vers l’assistance à autrui.
Néanmoins, si les caractéristiques individuelles de l’entrepreneur social et ses motivations sont
mises en avant, la dimension sociale de l’activité ou de l’innovation en tant que telle reste floue.
« Dans le contexte américain, l’idée d’entreprise sociale est néanmoins restée fort large et souvent
assez vague, désignant principalement des activités économiques mises au service d’un but
social » (Defourny, 2004, p. 9). Ceci nous amène à la seconde conception.
Pour l’école des recettes marchandes, l’entrepreneuriat social peut tout aussi bien prendre forme
dans le cadre d’organisations non lucratives, on parlera alors d’entreprises sociales, qu’au sein
d’entreprises dont la finalité première n’est pas sociale, on préférera alors parler de social business
(Maurice-Demourioux, 2012). Dans le premier cas, la dimension sociale reste centrale, tandis que
dans le second, elle est subordonnée à la dimension économique qui peut créer de la « valeur
sociale ». Néanmoins, cette distinction s’est par la suite estompée : « l’école des recettes
marchandes définit l’entreprise sociale comme forme d’organisation qui permet de résoudre les
problèmes de financement des NPO’s (organisations non lucratives) en développant des activités
économiques génératrices de recettes mises au profit de la mission sociale des organisations. Cette
première conception a ensuite été élargie pour considérer aujourd’hui comme entreprise sociale
toute organisation, lucrative ou non, qui déploie une activité économique marchande au profit
d’une finalité sociale » (Richez-Battesti et al., 2012, p. 20). Cette approche est notamment défendue
par la figure emblématique de M. Yunus suite à la création de la Grameen Bank au Bangladesh en
1976, popularisant alors le concept du microcrédit au niveau mondial. Elle a depuis été reprise par
des firmes multinationales telles que Danone ou encore Veolia. Pour Yunus (2011), le social
business est une nouvelle forme de capitalisme : « Il s’adapte parfaitement au système capitaliste
parce qu’il est susceptible d’amener des millions de nouveaux clients sur les marchés » (p. 74)5.
L’école des recettes marchandes, tout comme l’école de l’innovation sociale, met en avant la
fonction entrepreneuriale. L’accent est ainsi mis sur les motivations philanthropiques et les
opportunités de marché (donc la possibilité de voir se positionner des organisations lucratives). Il
apparaît aussi que l’école de l’innovation sociale insiste sur les caractéristiques de l’innovation et de
l’entrepreneur qui la produit, tandis que l’école des recettes marchandes souligne les moyens
financiers de produire l’innovation sociale, entendue comme nouvelle réponse à un besoin social
non satisfait.
Cette approche de l’innovation sociale, en termes d’entrepreneuriat social, amène plusieurs types de
remarques. Nous en évoquerons plus particulièrement deux ici.
4
3 http://france.ashoka.org/lentrepreneuriat-social
4 Cette approche renoue ainsi avec les définitions traditionnelles de l’entrepreneur formulées par les économistes,
notamment Say et Schumpeter : « Schumpeter, tout comme Say, insista sur les caractéristiques psychologiques
spécifiques de l'entrepreneur force de caractère pour l'un, capacité de jugement pour l'autre qui jouent un rôle
fondamental dans le processus dynamique de l'évolution économique » (Esposito, Zumello, 2003, p. 27).
5 L’auteur propose notamment de créer un marché boursier parallèle dédié au social business.
La première est relative à la centralité du besoin social. Au-delà de l’étendue et de la subjectivité
propre à cette notion souvent peu explicitée, nous pouvons retenir les besoins sociaux
« prioritaires » identifiés par Hillier et al. (2004, p. 139) : ceux-ci relèvent du logement, de la santé,
du vêtement et de la nourriture, mais aussi de l’éducation, de la culture et de la démocratie6.
Cependant, toute entreprise peut prétendre répondre à un besoin social. En privilégiant la finalité de
l’action, cette approche ne prend pas en considération la manière de la réaliser, autrement dit les
pratiques, qui s’inscrit nécessairement dans une vision particulière de l’innovation sociale et du
modèle de développement qu’elle implique (Richez-Battesti et al., 2012). L’innovation sociale est
alors réduite à son résultat indépendamment du processus mis en œuvre pour y parvenir et des
changements institutionnels dont celui-ci peut être porteur. En particulier, le processus est ici
centrée sur l’entrepreneur individuel, au détriment de la dimension collective qui sous-tend de
nombreuses innovations sociales.
Ceci nous amène au deuxième type de remarque, liée à la nature des changements dont il est
question. Ceux-ci s’apprécient au regard de l’ampleur des impacts sociaux générés, autrement dit du
nombre d’individus touchés par l’action. La finalité sociale mise en avant dans l’entrepreneuriat
social est généralement la lutte contre la pauvreté, en considérant le marché comme instrument
privilégié d’intégration des pauvres dans le système économique capitaliste. Aussi, l’approche en
termes de social business plus particulièrement rencontre de vives critiques relatives entre autres à
son inscription dans le capitalisme (Draperi, 2010), à son intégration aux mythes néo-libéraux
(Guérin, Servet, 2005) ou encore à la marchandisation de la pauvreté (Laville, 2010). Pour
reprendre l’exemple de la microfinance, « si l’on souhaite qu’un plus grand nombre de pauvres
accèdent aux services financiers, il faut également que les organismes de microfinance eux-mêmes
puissent accéder au marché financier. Les organisations de microfinance doivent donc confirmer
leur capacité à être rentables, ceci afin d’attirer des capitaux privés » (Guérin, Servet, 2005, p. 86).
A suivre cette logique, les organisations du secteur non lucratif seraient progressivement amenées à
se convertir en entreprises dites « classiques », dont elles respecteraient les principes de gestion et
de rentabilité, mais avec une dimension sociale.
Par conséquent, l’approche de l’entrepreneuriat social élude la question des pratiques pour se
concentrer uniquement sur la finalité sociale (la lutte contre la pauvreté) et les impacts sociaux
recherchés (l’intégration des pauvres dans le système économique). C’est la raison pour laquelle
nous développerons dans la section suivante une approche élargie de l’innovation sociale, qui
permet non seulement d’insister sur sa dimension processuelle et les pratiques sur lesquelles elle se
fondent, mais aussi de réintroduire la question du changement institutionnel de manière centrale.
2. L’innovation sociale comme processus collectif : une approche élargie orientée vers le
changement institutionnel
Nous proposons ici d’adopter une approche institutionnaliste de l’innovation sociale, développée à
partir de travaux de recherche francophones, en particulier ceux du CRISES7. Cette approche se
révèle extensive car elle prend en compte la question du besoin social sans s’y limiter. Elle vise à
montrer que le processus de mise en œuvre est tout aussi déterminant que le résultat des projets en
matière d’innovation sociale. Par ailleurs, elle part systématiquement du contexte de chaque projet
en vue de saisir les éléments de rupture dans les pratiques et les changements ainsi visés.
5
6 Ces éléments peuvent être rapprochés des dimensions objectives du bien-être au sens de Stiglitz et al. (2009).
7 Centre de Recherche sur les Innovations Sociales (Québec).
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