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L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine
sur la grammaire du thaï
Jean Philippe BABU
Introduction
Dans son ouvrage « La révolution technologique de la grammatisation »,
Sylvain Auroux soutient l’idée que l’humanité a connu jusqu’à présent deux
grandes révolutions technolinguistiques et est en train d’en vivre une
troisième, celle de l’automatisation du traitement du langage humain. La
première est celle de l’apparition de l’écriture, il y a plus de 5300 ans, en
Mésopotamie ; la deuxième est celle d’un processus que lhistorien des
sciences du langage décrit comme « la grammatisation massive, à partir d’une
seule tradition linguistique initiale (la tradition gréco-latine), des langues du
monde1 », processus dont il situe l’éclosion en Europe, à l’époque de la
Renaissance2.
La grammatisation3 est définie comme un processus conduisant à
« décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies, qui sont
encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la
grammaire et le dictionnaire4». Du point de vue de l’histoire des sciences
langage, ce processus a pour caractéristique d’être entré à partir de la
Renaissance européenne dans une phase d’extension quantitative sans
précédent conduisant en quelques siècles à une grammatisation sur les bases
de la tradition linguistique gréco-latine, non seulement des langues
vernaculaires européennes, mais aussi, et à partir de l’Europe, de toutes
langues du monde. Si le linguiste parle à son sujet d’une « révolution
technologique aussi importante pour l’histoire de l’humanité que la
révolution agraire du néolithique5 », c’est que selon lui, une fois entrée dans
cette nouvelle phase, la grammatisation « a profondément changé l’écologie
de la communication humaine et a donné à l’Occident des moyens de
connaissance et de domination sur les autres cultures de la planète6 ».
Comme les langues vernaculaires européennes et les autres langues
du monde, la langue thaï n’échappa pas à ce processus : à la fin du 19ème s.,
1 Sylvain AUROUX, 1994, p. 71.
2 « Que la grammatisation massive des langues du monde ait eu lieu à partir de l’Europe, et
qu’elle ait pris une ampleur significative à une époque si tardive, est un problème
épistémologique et historique de grande importance auquel n’a pas été encore consacré
d’étude de fond. », AUROUX, 1994, p. 78.
3 « Grammatisation » est un néologisme à ne pas confondre avec « grammaticalisation ».
4 Sylvain AUROUX, 1994, p. 109.
5 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9.
6 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9.
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apparurent des manuels d’enseignement du thaï standard intitulés Wachiwiphak
(วจีวีภาค), « Les parties du discours », utilisant une nomenclature linguistique
permettant de classer les mots de la langue thaï selon la tradition gréco-
latine. Dans la première partie de notre contribution, nous rappellerons
brièvement les origines de la tradition grammaticale gréco-latine et
expliquerons sa nature et son rôle dans la grammatisation des langues du
monde.Nous retracerons ensuite les principales étapes de la grammatisation
du thaï sur les bases de cette tradition grammaticale. Enfin, dans notre
dernière partie, nous montrerons que les deux grandes traditions grammaticales
indienne et gréco-latine, qui nourrissent la grammaire traditionnelle du thaï,
ne sont pas sans provoquer des réactions de rejet, en raison de leur
incapacité à décrire certaines spécificités de cette langue, qui, contrairement
au sanskrit et à la quasi-totalité des langues européennes, n’est pas une
langue indo-européenne.
1 L’héritage gréco-latin
1.1 La Technè Grammatikè de Denys le Thrace
1.1.1 Les huit parties de phrase
C’est à la Technè Grammatikè, attribuée traditionnellement au
grammairien alexandrin Denys le Thrace, que remonte l’origine de la
tradition grammaticale occidentale des huit parties du discours, appelées
alors « parties de phrases » (mérē lógou) : « La phrase a huit parties : le
nom, le verbe, le participe, l’article, le pronom, la préposition, l’adverbe, la
conjonction7 ». Qu’elle soit véritablement l’oeuvre de Denys de Thrace, ou
qu’elle ait été rédigée plus tardivement, la Technè Grammatikè connut une
fortune exceptionnelle : « En domaine grec, la fortune de la Technè se
mesure au fait que pendant huit à dix siècles, la majeure partie de l’activité
des grammairiens a été consacrée à la commenter8». Son influence fut
relayée par le grammairien latin Donat (4ème s.), qui, dans son traité De octo
orationis partibus, reprit la liste des huit parties du discours en lui ajoutant
toutefois l’adjectif (adjectivuum), classé comme une subdivision du nom, et
l’article (articulus), considéré comme un cas particulier du pronom. Le
traité du grammairien latin servit de base à de nombreuses grammaires
françaises scolaires jusqu’au 20ème siècle. Même si, comme le fait remarquer
André Joly, les huit parties du discours ont connu des fluctuations au cours
des siècles9, il n’en reste pas moins que : « Parmi toutes les disciplines
scientifiques, la grammaire est sans doute celle qui possède le vocabulaire
théorique propre le plus stable et le plus ancien : il s’agit des catégories
7 Traduit par Jean LALLOT,1998, p. 51.
8 Jean LALLOT, 1998, p. 32.
9 « Il suffit de se rappeler qu’en Angleterre à l’époque classique, on ne compte pas moins
de 253 manières de classer ces parties du discours », André Joly, 2002, p.11.
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grammaticales, et plus spécialement, des classes de mots ou parties du
discours10 ».
1.1.2 De la philosophie à l’art grammatical
La découverte11 des parties du discours, et plus généralement des
catégories grammaticales, est un long processus qui plonge ses racines dans
la philosophie grecque. C’est Platon, qui, le premier, dans Le Sophiste, met
en relief la nécessité de distinguer le nom (onoma) et le verbe (rhêma).
Cette distinction définit le verbe comme « le signe qui s’applique aux
actions », le nom comme « le signe vocal qui s’applique à ceux qui les
font ». Par ailleurs, Platon pose le verbe et le nom comme « deux espèces de
signe » dont l’entrelacement est une condition sine qua non du discours :
« Des noms tout seuls énoncés bout à bout ne font jamais un discours, pas
plus que des verbes énoncés sans l’accompagnement d’aucun nom12 ».
Aristote, insistera à son tour sur la complémentarité du nom et du
verbe, mais approfondira leur définition en faisant de l’absence ou de la
présence de la référence au temps un critère classificatoire : « Le nom
(onoma) est un son vocal possédant une signification conventionnelle, sans
référence au temps, et dont aucune partie ne présente de signification quand
elle est prise séparément (Peri Herm. 2, 16a, 18-20) » ; « Le verbe (rhêma)
est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses
parties ne signifie rien prise séparément, et il indique toujours quelque chose
d’affirmé de quelque chose (Peri Herm. 3, 16b, 6-8) ».
A la suite d’Aristote, les philosophes stoïciens (Zénon de Cittium,
Cléanthe d’Assos, Chrysippe, Diogène de Babylone) élaborèrent une théorie
des parties du discours en favorisant « de manièrecisive le développement
en analyse grammaticale des premières partitions, encore à dominante
logique, de Platon et d’Aristote13 ». Il leur est attribué une partition de la
phrase en cinq classes de mots : nom, appellatif, article, verbe, conjonction
(incluant la préposition appelée « conjonction prépositive»). La diversification
des critères de classification des parties du discours est le signe d’une
grammatisation croissante qui conduira à l’avènement de ce que Jean Lallot
appelle la grammaire « technique» 14 .
10 Sylvain AUROUX, 1994, p. 173.
11 « Les catégories grammaticales, les six cas du latin, le casus agendi du basque, l’élément
zéro, le double rapport de l’imparfait au passé et au présent, l’étendue d’une famille
linguistique, etc., sont des découvertes scientifiques au même titre que celles que nous
pouvons rencontrer dans les sciences de la nature. Elles sont tout aussi importantes pour
l’histoire intellectuelle de l’humanité », Sylvain AUROUX, 1994, p. 32.
12 Le Sophiste 362a, cité par Sylvain AUROUX, 1996, p. 25.
13 Jean Lallot, 1998, p. 124.
14 Jean Lallot, 1998, p. 29.
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1.1.3 De l’empereia à la technè
La Technè Grammatikè attribué à Denys Le Thrace définit la
grammaire comme « la connaissance empirique (empereia) de ce qui se dit
couramment chez les poètes et les prosateurs15 ». La contradiction entre les
termes technè et empereia16 témoigne du fait que la grammaire, dont le
statut épistémologique a été vivement débattu jusqu’au 2ème siècle de notre
ère – avec les sévères critiques de Sextus17 contre les grammairiens, par
exemple –, était en voie depuis les travaux des grammairiens alexandrins de
se défaire de son statut d’empereia, c’est-à-dire de connaissance empirique
non théorisée, pour accéder à celui de technè, autrement dit, d’art rationnel.
En fait, dans sa première partie, la Technè Grammatikè est conçue
comme « une activité appliquée, qui a pour objet le texte, en particulier le
texte poétique18 ». En ce sens, elle correspond davantage à une empereia,
une grammatistiképetite grammaire ») selon Sextus qu’à une technè. Il
n’en va pas de même avec la deuxième partie de la Technè Grammatikè,
qui, consacrée au mot et aux huit « parties de la phrase », s’éloigne du texte
et se donne pour objet la langue. Cette bipartition de la Technè Grammatikè
illustre ce que Jean Lallot appelle « la double orientation19 » de la
grammaire : « [...] d’une part, activité philologique tendanciellement
normative, [...] D’autre part, activité linguistique d’orientation descriptive,
qui opère sur la phrase (lógos) comme énoncé fini de faible dimension,
visant à mettre en évidence son fonctionnement sémantique, notamment en
établissant quelles sont ses parties constitutives ». Déjà à l’oeuvre dans les
travaux philologiques des grammairiens alexandrins20, cette double
orientation conduira à l’apparition d’une « grammaire technique21 », qui
pour Sylvain Auroux signale « une scission entre l’approche pratique
(pédagogique) et l’approche théorique des langues ».
15 Traduction de Jean Lallot, 1998, p. 43.
16 Platon opposait empereia (« connaissance empirique ») à technè (« art rationnel »).
17 Dans Pròs grammatikòus, Sextus Empiricus (2ème s. apr. J.-C.), estime que traiter de
problèmes comme « l’invention et la nature des éléments, le classement des mots en parties
du discours » est une entreprise « prétentieuse et trop curieuse ». Voir Jean Lallot, 1998, p.
71.
18 Jean Lallot, 1998, p.73.
19 Jean Lallot, 1998, p.73.
20 Les grammairiens alexandrins contribuèrent grandement à développer l’outillage
métalinguistique qui leur permettait de parler des textes anciens.
21 Jean Lallot, dont nous reprenons la formule, estime que l’ère des systématisations
grammaticales est postérieure à Denys Le Thrace, et commence probablement au 1er s. av.
J.-C., Jean Lallot, 1998, p. 29.
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1.2 Le rôle du latin
1.2.1 Une prestigieuse langue seconde
Au 5ème siècle de notre ère, après la division de l’empire romain
d’Occident en de nombreux royaumes barbares, le latin, qui avait réussi à
s’imposer à presque tous les peuples conquis, s’est progressivement
différencié en de multiples dialectes régionaux, jusqu’à devenir ces langues
que nous appelons aujourd’hui les langues romanes. Au 9ème siècle, la
situation de morcellement du latin populaire est telle, que pour les locuteurs
des langues romanes de cette époque, la langue latine est devenue une
langue seconde qu’il faut apprendre. Or, pour apprendre cette langue
seconde, les seuls outils à disposition sont les grammaires de Donat et de
Priscien22. Un extrait de la préface de la grammaire latine d’Aelfric23 permet
de comprendre ce que pouvait être le problème de l’enseignement et de
l’apprentissage du latin à cette époque : « J’ai pris la peine de traduire dans
votre propre langue pour vous, petits enfants, ces extraits du petit et du
grand ouvrage de Priscien, pour que vous puissiez, après avoir parcouru
dans cet ouvrage les huit parties du discours de Donat, faire pénétrer dans
vos jeunes intelligences, les deux langues, l’anglais et le latin, jusqu’à ce
que vous atteigniez des études plus complètes. » Il apparaît assez clairement
que les grammaires de Donat et de Priscien, à l’origine destinées à des
locuteurs ayant déjà assimilé la langue latine, peuvent servir de base, une
fois adaptées et traduites par le maître, à l’enseignement du latin langue
seconde, voire de la langue vernaculaire, comme le suggère les mots
d’Aelfric : « pour que vous puissiez [...] faire pénétrer dans vos jeunes
intelligences, les deux langues, l’anglais et le latin ». Cette évolution
marque le début de ce que Sylvain Auroux appelle une « mutation
pédagogique de la grammaire24 » au terme de laquelle la grammaire
deviendra « une technique générale d’apprentissage, applicable à toute
langue, y compris à la langue maternelle25 ».
1.2.2 Un puissant facteur d’unification théorique
En plus d’être la langue de l’Église, la langue du savoir et du
pouvoir, le latin était aussi, au sein d’une multitude de langues vernaculaires
dépourvues de grammaires, une langue déjà grammatisée, qui allait fournir
le fonds théorique commun à partir duquel allait s’opérer, par transfert, la
22 Grammairien latin, maître de rhétorique à Byzance entre 491 et 518, auteur des
Institutions grammaticales (circa 525).
23 Traducteur de textes latins en vieil anglais, enseignant au monastère de Cerne Abbas,
Dorset (987-1005), abbé de Eynscham près d'Oxford (1005-1010) et auteur d’une
Grammaire latine basée sur celles de Donat et Priscien, considéré comme la première
grammaire latine traduite en une langue vernaculaire européenne.
24 Sylvain AUROUX, 1994, p. 82.
25 Sylvain AUROUX, 1994, p. 82.
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