Systématicité et ouverture de la Logique de la philosophie selon G

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Systématicité et ouverture de la
Logique de la philosophie
selon
G. Kirscher
In
Bulletin de philosophie
N° 7, Rennes, CRDP, 1992, p. 85-91
SYSTÉMATICITÉ
ET OUVERTURE
de LA LOGIQUE DE LA PHILOSOPHIE
SELON
G. KIRSCHER
Sans doute l'un des obstacles
à la connaissance
de
la philosophie
d'Eric Weil est-il la difficulté de son æuvre majeure, Logique de la
philosophie
(Paris, Vrin, 1950).
DiJfrculté qui se traduil souvenb
chez le
lecteur par une question : comment Ie discours de 'Weil peut-il être
systérnatique
sans
être une redite pure et simple de celui de Hegel ?
Comment
peut-il prétendre
"dépasser"
Ie conlenu hêgélien loui en en
conservant la forme systématique
?
Pour tenter de répondre
à une telle quesbion,
encore
faut-il
ùccepùer
de
lire la Logique
de la façon
dont
elle demande
elle-même
à être
lue ; c'esl-à-dire
en prenant pour Iil conducteur le principe que Weil
ènonce
clairement au début de son ouvrage lorsqu'il distingue deux
discours,
celui qu'il nomme
lbrplicotion el celui
qu'il nomme
Ia doctrine.
Tel est précisément
le point de départ qu'adopte
l'ouvrage récent de
Gilbert Kirscher, La Philosophie
dVric Weil, Paris : PUF, 1989, pour
mener à bien une interprétation
de I'ensemble
de la Logique de-
la
philosophie.
C'est cette interprétation que nous
voudrions
présenter,
en
espxirant
seulement
ainsi pouvoir faciliter l'accès
du lecteur au texte
d'Eric Weil lui-même.
Le livre de
G. Kirscher procède
à ce
qu'il nomme
une
quesrion
principale, adressée
à la,
Logique de Io philosophie : en quel sens le
système
est-il ouvert ? De quelle manière
pense-t-il
l'ouverlure du
discours
philosophique
? (p. 15)
C'est souligner
d'emblée
ce qui est sans
doute le paradoxe
majeur
de la pensée
weilienne : le fait qu'elle
articule
deux thématiques
à première
vue impossibles
à arlicuier. Entre le
système
el I'ouverture, il semble
en efiet qu'il faille choisir. Ou il y a
système,
et cela veut dire
que
l'écart
entre
le
discours et
sa
vérité
se réduii
toujours
: l'ouverture ne
surgil que
pour
disparaitre
; son
seul sens
esl de
se sursumer dans la pure médiation
avec
soi qu'est
l'identité close
du
système. Ou il y a ouverture,
et l'idée
de système est le symptôme d'un
aveuglemenL de la philosophie
sur elle-même
; elle indique un oubli,
I'oubli de l'altéri!é
radicale,
de
la différence originaire d'où
naib le
discours
el que
celui-ci désigne
sans
le savoir,
à lravers
les
béances,
les failles, les
écarts irréductibles
qu'y met,
à jour le geste qui en déconstruit la
systématicité. Weil, pourtant refuse
de choisir.
Non parce que le choix
sereit impossible
ou indécidable.
Mais parce que la question
du choix
se
pose
autrenenL. Ii ne s'agiù
pas
de choisir entre le système et sa
déconstruction, entre la fermeture du discourg et l'ouverture du langage,
ou si lbn préfère entre I'Abeolu et le Fini ; mais entre la philosophie et son
refus, entre la cohérence
du discours et ce qui en constitue l'autre radical,
la violence ou le silence. Encore
faut-il cependant que la préférence pour le
discourg ne fasse pas oublier le choix. Le discours nait, mais il ne nait pas
de lui-même, il a un commencement,
avec lequel il ne peut se confondre.
La première partie du livre de G. Kirscher montre que
c'est d'abord
que
réside
la spécificité
de la pensée
de
lileil : dans
le fait de
prendre
au sérieux
Ia question du commencement
de la philosophie,
de penser un
commencement qui en soit réellement
un (p. 123). Commencement un et
double à la fois, que G. Kirscher qualifie successivement de paradoxal
(p.25),
d'ambigu
(p.
3?),
d'aporétique
(p.
149).
réside
l'aporie
? En ceci
que le commencement
est à la fois mouvement
vers le discours et discours,
philosopher
tendu vers la philosophie,
qui se voit déjà en elle et qui
pourtant n'y est jamais totalement, liberté de l'être fini qui se réfléchit
dans
l'infini de
la vérite
sans
jamais
réussir
à s'y réfléchir absolument.
Le paradoxe
du philosopher
weilien est tou[ entier dans ce
dédoublement
de l'Un, dans ce lien entre unité et distance
qui n'est ni
unite absolue,
ni distance
absolue, mais toujours entre-deuy
(p. lb0) :
l'être {ini veut parvenir à l'Infini, mais toujours I'Infrni renvoie
au fini, et
le lini à l'Infrni, en un mouvement réflexif qui empêche
chacun des
deux
termes de se confondre
absolument
avec
l'autre, ou de s'en séparer
absolument. Tout I'enjeu de la Logiquz ù La
philosophie
va consister à
maintenir ce lien paradoxal que la marche du discours
tend sans
cesse
à
anéantir. Des la première catégorie, Ie discours
parait devoir s'abîmer
dans le fond silencieux qu'est
Ia vérité, et le rôle du logicien
est
de
rappeler
que cette fermeture'même serait invisible sans le commencement,
I'ouverture originaire, la décision
initiale au discours
qui permert de faire
apparaitre sa fermeture et d'en parler. C'est dire que si le discours
progresse
et s'éloigne
de
son
commencement,
cet
éloignement n'est
jamais
une rupture définitive. Non parce que la philosophie
serait condamnée à
répéter indéfiniment son début (p. 221),
mais parce qu'elle ne peut
jamais
le surmonter
absolument
(p.
140).
G
Kirscher
écrit
que
.Ie discours
weilien
ne cessera
dc garder I-o,
trace dc son commencement
aporétiqrzz'
(p. 150).
Autrement dit, le progrès
du discours est un re-commencemeni
(p. 201,
p.395), un mouvement qui consiste à renaitre de sa fermeture pour
s'ouwir à nouveau,
et progresser
ainsi vers la compréhension
de soi-
même. Ce jeu de la fermeture et de I'ouverture se traduit par un
dédoublement, qui fait du texte de'Weil
un texte à deux voix,
ne cessent
de se mêler la voix du philoeophant
et celle de
la philosophie
(p. 140),
en
une polyphonie qui n'est ni pure harmonie, ni pure dissonance.
Toujours,
le discours du logicien parle d'un autre, à partir d'une
distsnce
qui permet
de le voir et de voir ce
que
cet
autre
ne
voit pas.
C'est
ce
que
G. Kirscher
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nomme la distinction fondamentale
eur laquelle repose
la Logiquz d.e l.a
philosophie (p. 240), la dietinction de l'explication et de la doctrine,
qui en
fournit la règle
d'interprétation
(p.
161,
p.
391).
Pourquoi cejeu, cetbe
distance entre deux couches
de sens,
qui se
réfléchissent l'une dans I'autre, sans jamais ni "coïncidcr absolument, ni
s'absoudre lLnz de I'outre" (p. 391). A quoi renvoie cette dualite ? Que
signifie-t-elle ?
A première vue, elle semble analogue, voire identique à la
distinction hégélienne du pour nous et du pour soi : dans les deux cas, il
s'agit de mettre à jour une incompréhension, de comprendre un discours
autrement qu'il ne se comprend lui-même. Pourtant l'incompréhension
weilienne ne se confond pas avec I'inconscience
de soi hégélienne. Elle
n'est pas erreur, elle n'appelle nulle Aufhebung, et I'horizon qui permet de
l'apercevoir n'est pas celui de l'Absolu. lncompréhension veut dire ici
aveuglement, cécité, méconnaissance
de soi. Méconnaissance
qui ne tient
pas à l'inachèvement du discours, au fait qu'il ne parviendrait pas à se
fermer. Mais plutôt à son achèvemcnt et à sa fermeture. A chacun de ses
pas, le discours prétend avoir atteint la vérité. Dans la cohérence qui
constitue son contenu doctrinal, il aperçoit, ie contenu déIinitif, absolu,
dont la plénitude assouvit son désir de vérité el de présence.
Le rôle de
l'explication weilienne n'est pas de réfuter cette prétention. Il est d,e
produire une inversion du regard, dc ramener le discours
de la fin vers le
commencement, de maintenir ouvert un horizon qui tend à se fermer, en
rappelant ce que sa fermeture lui fait oublier : que le résultat ableint est
seulement un résultat, un point de vue issu d'une décision libre et
arbitraire, la réalisalion d'une possibilité à laquelle s'opposent
d'autres
possibilités. Bref, il s'agit de faire apparaître ce que toute doctrine
dissimule et se dissimule d'abord à soi-mênre
: que son contenu n'est pas le
contenu, le fond de la réalité, mais seulement un contenu, une catégorie,
i'actualisation d'une possibilité du discours, qui ne peut, sous peine de
sombrer dans l'illusion, s'ériger en vérité dernière. En tout,e doctrine,
i'explication découvre un autre. Mais cette altérité ne désigne pas une
vériLé cachée dont la doctrine n'aurait pas encore
pris conscience
; elle ne
renvoie pas à la présence
d'une réponse
que le discours serait encore
incapable
de donner. Elle n'indique
que I'absence
d'une
question
que tout
discours cesse de poser dès qu'il croit pouvoir s'égaler à la vérité : la
question de son sens, du sens de cette vérité à laquelle il pense être
parvenu. A chaque étape de son parcours, le discours peut s'achever. Ii
peut se refermer sur la cohérence d'un poinl de vue qui lui permet
d'embrasser le tout de la réalité . La Logiquz de Ia philosophie ne conteste
nullement la possibilitré
d'une telle compréhension totaie. Elle se
contente
d'en indiquer les limites, en nnntrant comment, en chaque cas, cebte
fermeture sur soi produit le refoulement de la question d'où naît tout
discours : la question
d'une orientation, d'un sens
de la vie et du monde
qui
puisse
valoir pour tout homme
en tout monde.
La fonction de l'explication est donc de détacher le sens de la
vérité, et, par là, de faire apparaitre une
nouvelle possibilité,
une nouvelle
catégorie, qui pose la question du sens de la vérité atteinte par la
précédente
et permet au discours de poursuivre
sa marche.
Entre l'énoncé
et l'énonciation, entre le dire et le dit, l'explication révèle un écart, une
distance irréductible, dont l'irréductibilite indique que le sens
excède
la
vérité, ou, si I'on préfère, que le discours ne peut jamais coincider
parfaitement avec
lui-même. La distance
weilienne
ne
se confond
pas
avec
la scission
de l'Absolu qui se sépare
de lui-même pour revenir à soi : elle
n'est
pas
fermeture,
mais
ouverture, se donne à voir l'ouverture
même
du discours. Est-ce à dire, cependant,
que cette ouverture serait une
ouverture radicale ? L'impensé de toute catégorie
est-il un impensable ?
L'excès
du sens
par rapport à la vérité, sa non-coïncidence
avec
les
contenus
concrets
qui en sont Ia représentation ou la figuration
fait-il du
sens un infigurable, une pure altérité, un jeu de la différence
irréprésentable, impensable,
dont toute pensée porterait la marque ?
G. Kirscher évoque cette interprétation dans
le chapitre
qu'ii consacre à la
categorie
du Sens, pour en montrer l'inadéquation : .si la distinction du
sens
formel et du sens
concret
peut fond.er
la critique radicale de toute
idal.otrie
- cLttÊun
sens corcret n'est Ie sens absolu -, on se gardera, à
ll,nuerse,
dz uoir dans I'explication du sens
formel, Ia célébrqtion de
llnfigurable. Car tout aussi bien, In forme uidc n'esl Ie sen-s
el n'a de sens
que pur q,utant
qublle
se
remplit, (p.
358-359).
Autrement dit, la distance
qui ne cesse jouer au cæur du discours,
l'ouverture
essentielle
que
traduisent
son dédoublement eb son recomrnencement,
renvoient
à l'unité
qui le constitue- Unité qui n'est ni un fond, ni une absence de
fond.
Mais
une forme,
une unité formelle, vide,
sans contenu, dont
le vide
exprime
la
distance
que crée dans le langage le questionnemenl
sur le sens. La
catégorie qui permet au discours de se comprendre
ne renvoie ni à
l'inlïnité vide d'un abime dont l'altérité radicale
excède
loute identité ; ni
à l'identité pleine d'un absolu
qui ne se différencie de soi que pour enclore
ses différences dans la cohérence
fermée
du systèrne.
L'unité du Ser^:
est
toute entière distance ; elle est la distance
qui permet à la philosophie
d'interroger tout contenu concret, de lui poser
la question
de son sens,
pour
I'articuler avec les
autres en
un parcours
ordonné, dont
l'ordre
est
fonction
du degré de
réflexion
présent
en
chacun de
ces contenus
concrets.
Le paradoxe
du début n'est
jamais surmonté.
Il n'a fait que se
réfléchir, etla Logiqu.e
de
Ia
philosoplie est
le parcours
qui résulte de
cette
réflexion,
de ce
jeu sans cesse
recommencé.
On
pourraib
certes objecter
que
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