Une nouvelle photonique à base de nanotubes de carbone Bien qu’entrés dans le vocabulaire courant, les nanotubes de carbone sont des nano-matériaux relativement récents, puisque leur découverte ne date que... des années 90 ! Au-delà de leurs propriétés mécaniques et électroniques largement étudiées, ce sont leurs exceptionnelles propriétés optiques qui motivent actuellement une partie de la communauté scientifique. Parmi ces propriétés, on peut noter une forte luminescence obtenue par excitation optique ou électrique, ainsi que des effets d’électro-absorption et d’électro-réfraction. Ce sont autant d’effets physiques originaux pour ces nano-objets que l’on peut envisager d’exploiter pour des applications en photonique. Cependant, tous les nanotubes ne sont pas également intéressants pour la photonique et il s’avère indispensable de trier de façon efficace ceux qui présentent les meilleures propriétés optiques. Nous verrons que ces nanotubes particuliers présentent un gain optique, c’est-à-dire la propriété d’amplifier un flux de photons. C’est une première étape essentielle vers la réalisation d’un laser à nanotubes. é lément fondamental de la vie, le carbone a toujours été un atome surprenant, que ce soit sous ses formes traditionnelles de graphites et diamants, ou sous ses formes plus exotiques de fullerènes, nanotubes et graphène. Il existe deux grandes familles de nanotubes de carbone : les nanotubes multifeuillets, constitués d’un arrangement concentrique de feuilles de graphène repliées sur elles-mêmes de manière à former un empilement de cylindres, et les nanotubes monofeuillets, obtenus par repliement d’une seule feuille de graphène sur elle-même de manière à former un cylindre unique. L’enroulement de cette feuille de graphène se fait selon un vecteur d’enroulement, que l’on appelle vecteur chiral Ch (voir figure 1). Ce vecteur est une combinaison linéaire des vecteurs de base a1 et a 2 du feuillet de graphène, tel que : Ch = n ⋅ a1 + m ⋅ a 2 où n et m sont des entiers relatifs. Ce vecteur chiral définit entièrement la structure du nanotube (en particulier son diamètre d = | Ch |/π et son angle chiral θ), et donc ses axe du tube Les nanotubes de carbone a1 a2 B’ B B’ B θ T Ch T A Ch OA O Figure 1 – Définition du vecteur chiral Ch et repliement de la feuille de graphène pour former un nanotube ; ici n = 4, m = 2. propriétés électroniques et optiques. Il est usuel de définir un nanotube monofeuillet par ses indices chiraux : on parle ainsi de nanotube (n, m). Article proposé par : N. Izard, [email protected] E. Gaufrès, [email protected], L. Vivien, [email protected] Institut d’électronique fondamentale, UMR 8622, CNRS/Univ. Paris-Sud, Orsay. 65 Nanophysique En fait, dans un nanotube, les paires électron-trou sont soumises à une forte interaction coulombienne et forment des états liés ou excitons. Ce n’est que récemment que la communauté des nanotubes a pris conscience de l’importance de ces effets excitoniques, caractérisés par une énergie de liaison de plusieurs centaines de meV. La description des processus optiques est alors modifiée par rapport au schéma classique décrit ci-dessus. Comme illustré sur la figure 2c, l’absorption d’un photon crée un exciton S22, formé par un trou dans la bande V2 et un électron dans la bande C2. L’énergie de la transition optique est E22 moins l’énergie de liaison de l’exciton Eb2. Cet exciton S22 relaxe rapidement vers un état S11 (formé par un trou dans la bande V1 et un électron dans la bande C1), et se recombine en émettant un photon d’énergie E11 – Eb1. La structure précise et l’énergie de liaison des états excitoniques dans les nanotubes est encore un sujet de débat 66 Énergie (eV) Énergie (eV) Les propriétés électroniques et optiques Énergie (a) (b) (c) E22 des nanotubes de carbone dépendent de façon cruciale de cet enroulement (n, m). C2 S22 Certains nanotubes sont métalliques, tandis que d’autres sont semi-conducteurs avec une C1 bande interdite (ou gap) de l’ordre de 1 élecE11 tron-volt (typiquement de 0,5 eV à 2 eV) 0 0 correspondant à une longueur d’onde d’émisS11 V1 sion dans le proche infra-rouge (typiquement de 1 µm à 2 µm). La condition de métallicité V2 vient des propriétés géométriques de la structure de bande du graphène. On montre facilek Densité d’états (u.a.) Densité d’états (u.a.) ment que si (2n +m) est un multiple de 3, le nanotube a un caractère métallique, et qu’il Figure 2 – Densité d’états électroniques (a) d’un nanotube métallique, (b) d’un nanotube semiest semi-conducteur dans le cas contraire. conducteur, montrant les transitions optiques impliquées dans la photoluminescence. (c) propriétés Pour les applications photoniques, seuls les optiques d’un nanotube de carbone semi-conducteur dans une représentation excitonique. nanotubes monofeuillets semi-conducteurs sont potentiellement intéressants. Les figures 2a et 2b présentent les densités d’états électroniques de ces dans la communauté. Ces phénomènes optiques n’existent deux configurations. Le caractère unidimensionnel des cependant que dans les nanotubes semi-conducteurs. nanotubes engendre la présence de discontinuités à cerMalheureusement, aucune technique de synthèse (à ce taines valeurs d’énergies dans la densité d’états électrojour !) n’est capable de produire un ensemble de nanoniques, appelées singularités de van Hove. Les nanotubes tubes de chiralité unique (un seul couple d’indices chiraux semi-conducteurs ont un gap direct qui leur confère la pos(n, m)) ou même ayant uniquement des nanotubes métalsibilité d’émettre efficacement des photons sous pompage liques ou semi-conducteurs. L’exploitation des propriétés optique (on parle de photoluminescence) ou pompage élecoptiques extraordinaires des nanotubes pour des applicatrique (électroluminescence). La luminescence est une protions en photonique passe obligatoirement par un traitepriété que possèdent certains semi-conducteurs d’émettre ment post-synthèse pour extraire uniquement les des photons d’énergie hv, correspondant à l’énergie du nanotubes semi-conducteurs. Parmi les techniques exisgap, après une excitation externe (optique ou électrique). tantes, le procédé d’extraction par le polyfluorène (PFO), Dans les nanotubes, ce phénomène implique en général assisté par ultracentrifugation est l’un des plus prometles énergies de transition E11 = C1 – V1 et E22 = C2 – V2 teurs (voir encadré 1). Cette technique repose sur l’affinité correspondant aux deux premières singularités de van du PFO pour certains nanotubes semi-conducteurs. Hove des bandes de conduction (C ) et valence (V ). Comme L’ultracentrifugation permet de séparer les nanotubes le montre la figure 2b dans le cas de la photoluminescence, enrobés par le PFO des autres nanotubes et des impuretés. le pompage optique se fait au niveau de la transition E22, Pour faciliter l’étude de leurs propriétés photoniques, des engendrant la création de paires électron-trou. Les éleccouches minces de bonne qualité optique (transparentes trons et les trous ainsi créés relaxent très rapidement et homogènes) sont formées en évaporant le solvant du (quelques fs) vers les niveaux C1 et V1, respectivement. Ils mélange PFO/nanotubes semi-conducteurs. se recombinent alors de manière radiative en émettant des photons d’énergie E11. Propriétés optiques des nanotubes semi-conducteurs L’évaluation de la qualité d’extraction des nanotubes semi-conducteurs par le PFO est menée en comparant les propriétés optiques de trois couches minces avec : (i) des nanotubes bruts, (ii) des nanotubes ayant subi une faible centrifugation (réduction du nombre de nanoparticules et de nanotubes métalliques) et (iii) des nanotubes semiconducteurs purs. Plusieurs techniques optiques peuvent être utilisées pour évaluer la qualité de l’extraction des nanotubes semi-conducteurs : la spectroscopie Raman, la spectroscopie d’absorption et la photoluminescence. Dans un souci de clarté de lecture, seules les mesures de photoluminescence seront décrites en détail. Pour les résultats des spectroscopies d’absorption et Raman, le lecteur pourra consulter les articles en référence. Des cartographies de Une nouvelle photonique à base de nanotubes de carbone Encadré 1 Séparation des nanotubes semi-conducteurs Toutes les techniques de synthèse des nanotubes monofeuillets existant à ce jour produisent des nanotubes de nature électronique et de chiralité très variées. Pour exploiter les propriétés optiques des nanotubes semi-conducteurs, leur séparation de toutes les autres particules (carbone amorphe et nanoparticules métalliques provenant de la synthèse) et des nanotubes métalliques est indispensable. Il s’agit d’un réel défi sur lequel des avancées importantes ont vu le jour ces dernières années. Deux techniques de séparation par ultracentrifugation se sont affirmées comme les méthodes les plus performantes en terme de pureté et de sélectivité. Ultracentrifugation à Gradient de Densité (DGU) Cette technique repose sur la différence de masse volumique des nanotubes de carbone dans un solvant. Il est en effet possible de changer les densités des nanotubes en fonction de leur chiralité en les encapsulant dans différents surfactants, comme le Sodium Dodecyl Sulfate ou le Sodium Cholate. Les nanotubes semi-conducteurs sont extraits par ultracentrifugation de la solution en exploitant l’affinité entre les surfactants et des nanotubes particuliers. Pour finir, les différents nanotubes sont séparés par couches successives au sein de la solution. Cette technique est performante et permet d’extraire des quantités relativement importantes photoluminescence pour les trois couches minces ont été effectuées dans les mêmes conditions expérimentales. Cette technique consiste à enregistrer les spectres de photoluminescence pour différentes longueurs d’onde de la pompe optique excitatrice. Dans le cas des nanotubes, la longueur d’onde de pompe explore les énergies S22 tandis que la mesure de la longueur d’onde d’émission (photoluminescence) est celle des énergies S11. Une telle cartographie de photoluminescence se traduit par un ensemble de pics distincts identifiés par des couples (longueur d’onde d’excitation – longueur d’onde d’émission), correspondant chacun à un couple (S22, S11), et donc à une chiralité (n, m) bien définie. La figure 3 présente les cartographies mesurées pour les trois échantillons de référence. Nous constatons que l’échantillon de nanotubes non purifié (figure 3a) présente de nombreux pics de luminescence, traduisant la coexistence de nombreuses chiralités. En reportant ces résultats sur la carte des chiralités de la figure 3d, on constate une distribution étendue des nanotubes en terme d’angle chiral, pour un diamètre moyen de 1 nm environ. Après une extraction des nanotubes semi-conducteurs incomplète (échantillon 2), une réduction du nombre de chiralités présentes est observée, pour aboutir à deux chiralités, les nanotubes (8,6) et (8,7) après extraction complète. L’extraction des nanotubes semi-conducteurs par le PFO correspond à une sélection de l’angle chiral des nanotubes extraits. En effet, les tubes (8,6) et (8,7) ont tous les de nanotubes semi-conducteurs, le principal défaut étant que le surfactant ionique qui entoure le nanotube n’est pas facile à enlever. Ultracentrifugation assistée par un polymère aromatique (PFO) Cette technique, semblable dans sa philosophie à la DGU, repose sur l’interaction de polymères aromatiques avec des nanotubes de chiralité spécifique. De nombreux polymères peuvent être utilisés, mais le poly-9,9-di-n-octylfluorenyl-2,7-diyl (PFO) dilué dans le toluène permet d’extraire les nanotubes semi-conducteurs de manière particulièrement efficace. Ce polymère s’enroule autour de certains nanotubes semi-conducteurs, les solubilisant dans le toluène. Il est à noter que le mécanisme d’enroulement du PFO autour des nanotubes n’est pas encore parfaitement connu et est en cours d’étude. Lors de l’ultracentrifugation, les nanotubes enrobés restent en phase liquide, tandis que le reste (nanotubes non enrobés, impuretés) précipite au fond du tube à centrifuger. Le surnageant, contenant les nanotubes semi-conducteurs enrobés dans le PFO, est ensuite aisément extrait. Bien que la quantité de nanotubes semiconducteurs extraits par cette technique soit relativement faible, leur pureté est très grande, de sorte que ce procédé est bien adapté pour l’étude de leurs propriétés optiques. deux des angles chiraux supérieurs à 25°, ce qui conduit à un enroulement en biais du réseau hexagonal des atomes de carbone autour de l’axe du nanotube. Ceci se corrèle bien avec l’enroulement hélicoïdal que forme naturellement le PFO lorsque ce polymère est en solution. Une question importante demeure : quelle est l’influence de l’enrichissement en nanotubes semi-conducteurs sur l’intensité de la photoluminescence ? La figure 4 présente les spectres de photoluminescence des trois couches minces PFO/nanotubes précédemment décrites, excitées avec un laser de pompe à la longueur d’onde de 740 nm qui permet de sonder uniquement les nanotubes (8,6). La concentration en nanotubes (8,6) dans les couches minces a été ajustée de façon à être constante pour les trois couches, pour permettre la comparaison. L’effet de l’enrichissement en nanotubes semi-conducteurs (et donc de l’appauvrissement en nanotubes métalliques) est clairement observé sur la figure 4. L’intensité de photoluminescence provenant des nanotubes (8,6) est améliorée d’un facteur 3 par rapport à l’échantillon semipurifié, et au-delà d’un facteur 6 en comparaison avec l’échantillon non purifié. L’origine de cette amélioration du signal de photoluminescence est à corréler à l’élimination des impuretés (nanoparticules carbonées et métalliques) et surtout à la diminution jusqu’à disparition des nanotubes métalliques présents dans les échantillons non purifiés 67 Nanophysique (a) (b) 840 (9,8) 820 Longueur d’onde d’excitation (nm) 840 (12,1) (11,3) (10,5) 800 800 780 780 (10,6) 760 (9,4) (8,6) 740 (9,7) 820 0.6 (8,7) (8,6) 760 (8,7) 0.9 0.3 740 720 720 1000 1100 1200 1300 1400 1500 1600 0.0 1000 1100 1200 1300 1400 1500 1600 Longueur d’onde d’émission (nm) 840 (c) (d) a1 1,0 820 a2 800 2,0 1,1 3,0 2,1 2,2 4,0 3,1 5,0 4,1 3,2 (8,6) 760 5,1 4,2 3,3 780 6,0 6,1 5,2 4,3 (8,7) 7,1 6,2 5,3 4,4 8,0 7,0 9,0 10,0 11,0 12,0 13,0 14,0 8,1 6,3 5,4 7,3 6,4 5,5 9,1 8,2 7,2 6,6 740 8,3 7,4 6,5 10,1 11,1 12,1 13,1 14,1 9,2 10,2 11,2 12,2 13,2 9,3 10,3 11,3 12,3 13,3 8,4 7,5 9,4 10,4 11,4 12,4 8,5 7,6 7,7 9,5 10,5 11,5 12,5 8,6 9,6 10,6 11,6 8,7 9,7 10,7 11,7 8,8 720 1000 1100 1200 1300 1400 1500 1600 9,8 10,8 9,9 10,9 Longueur d’onde d’émission (nm) Figure 3 – Cartographie de photoluminescence pour trois degrés de pureté différents : (a) non purifié, (b) moyennement purifié (faible extraction des nanotubes semi-conducteurs et présence de nanotubes métalliques), et (c) très purifié (nanotubes semi-conducteurs uniquement). (d) Carte de chiralité des nanotubes représentée par les indices n et m. Les indices notés en rouge indiquent les nanotubes métalliques ; la distribution des nanotubes présents dans la carte (a) est sur fond orange et celle des nanotubes présents dans la carte (c) sur fond bleu. Nanotubes bruts Nanotubes faiblement centrifugés Nanotubes semiconducteurs purs 12 (8,6) Photoluminescence (u.a.) 10 8 (8,7) 6 4 2 0 1000 1100 1200 1300 1400 Longueur d’onde d’émission (nm) Figure 4 – Intensités de photoluminescence des trois échantillons de nanotubes en fonction de leur degré de purification. 68 (environ un tiers en quantité). En effet, les nanotubes métalliques offrent des chemins de relaxation non-radiatifs indésirables pour les excitons créés dans les nanotubes semi-conducteurs, réduisant considérablement le signal de photoluminescence. De fait, leur disparition dans le dernier échantillon où l’extraction des nanotubes semi-conducteurs a été effectuée de manière très efficace entraîne une forte augmentation du signal de photoluminescence. Cependant, le rôle exact de la matrice PFO sur les nanotubes semi-conducteurs (par exemple, comme couche de protection vis-à-vis de l’oxygène) reste encore inconnu, et les recherches continuent. On peut néanmoins affirmer que la présence de nanotubes métalliques et de nanoparticules est particulièrement néfaste pour la photoluminescence, et plus généralement pour toutes les propriétés optiques dues aux nanotubes semi-conducteurs. Une nouvelle photonique à base de nanotubes de carbone Encadré 2 Gain optique Il existe plusieurs mécanismes impliqués dans le processus de photoluminescence. L’absorption, où un photon incident d’énergie supérieure à l’énergie de transition promeut un électron de la bande de valence vers la bande de conduction. L’émission spontanée, où un électron de la bande de conduction se désexcite spontanément pour retourner vers la bande de valence en émettant un photon. Enfin, l’émission stimulée, où un photon incident provoque la désexcitation d’un électron de la bande de conduction vers la bande de valence avec émission d’un photon ayant les mêmes caractéristiques de longueur d’onde, phase et polarisation que le photon incident. Ce mécanisme d’émission stimulée est à la base de l’amplification d’un signal optique, et donc du gain optique et de l’effet laser. Méthodes de mesure du gain optique Il n’existe pas de méthode de mesure directe du gain optique dans un matériau. En revanche, il existe plusieurs méthodes indirectes permettant d’évaluer le gain optique. Elles sont toutes délicates et sujettes à artefacts, aussi aucune méthode n’est-elle meilleure qu’une autre. Seules la convergence et la cohérence des résultats de plusieurs méthodes permettent d’affirmer ou d’infirmer l’existence de gain optique. Voici quelques méthodes classiques pour déterminer un gain optique dans un semi-conducteur : de gain, qui favorise les longueurs d’onde voisines du maximum d’émission aux dépens des bords du spectre. – La détermination du seuil énergétique de pompe séparant le régime de perte du régime de gain est également une signature de l’observation d’un gain optique. En effet en régime de gain l’augmentation du signal est beaucoup plus importante qu’en régime de pertes. – Méthode Variable Strip Length (VSL) : cette dernière technique retiendra plus particulièrement notre attention. L’expérience est schématisée sur la figure E1. Cette technique repose sur la géométrie particulière du faisceau de pompe incident, formant un rectangle de longueur variable analogue à un guide d’onde. L’émission spontanée amplifiée est mesurée au niveau de la facette de l’échantillon, en fonction de la longueur de la zone d’excitation. L’analyse de cette évolution permet ensuite de déterminer si le milieu est dans un régime de gain optique ou de pertes à l’aide de l’équation donnée dans le corps du texte. Certaines précautions doivent être prises pour s’assurer de la validité de cette méthode. En particulier, la dispersion des nanotubes dans la couche mince de PFO doit être homogène. – Méthode d’Hakki et Paoli : elle consiste à mesurer la luminescence émise par une cavité laser de type Fabry-Pérot. Sous le seuil laser, celle-ci est modulée par les interférences de la cavité. Le contraste entre les intensités maximum et minimum (ou profondeur de modulation) est directement relié aux pertes de la cavité, positives en régime de perte et négatives en régime de gain. – Méthode pompe-sonde : celle-ci est basée sur la mesure des spectres de transmission et d’absorption. La soustraction des deux spectres donne un bilan positif en régime de gain, et négatif en régime de perte. – Rétrécissement spectral : la diminution de la largeur à mi-hauteur du spectre de photoluminescence est une signature classique de gain dans les semi-conducteurs. L’origine de cette réduction est la non-linéarité inhérente au régime Vers le laser à nanotubes de carbone Ainsi, une couche mince de nanotubes triés, contenant uniquement des nanotubes semi-conducteurs, présente des propriétés de photoluminescence considérablement améliorées par rapport à l’échantillon de base. Mais pour que les nanotubes de carbone aient un intérêt pour des applications en photonique, il faut qu’ils démontrent des propriétés non pas simplement bonnes, mais supérieures à celles des matériaux concurrents. Ceci commence par la démonstration de la présence de gain Figure E1 – Schéma de la méthode VSL. optique dans les échantillons de nanotubes. Le gain optique d’un milieu exprime sa capacité à amplifier un flux de photon qui le traverse. C’est une propriété fondamentale pour l’obtention d’un effet laser. Des explications sur les techniques de mesure du gain optique sont données dans l’encadré 2. L’étude du gain optique a été menée en déterminant les propriétés de deux couches minces PFO/nanotubes : la première, appelée échantillon A ne contient que des nanotubes semi-conducteurs (8,6) et (8,7), tandis que la deuxième couche mince, appelée échantillon B, contient un mélange de nanotubes semiconducteurs et métalliques. Les résultats de mesures du 69 Nanophysique (a) 1,0 (b) 1,0 590 mJ · cm–2 500 mJ · cm–2 35 mJ · cm–2 0,8 Émission spontanée amplifiée (u.a.) Émission spontanée amplifiée (u.a.) 0,8 0,6 g = – 32 cm–1 0,4 0,2 0,0 g = 160 cm–1 0,05 0,10 0,15 0,20 0,25 0,30 Longueur d’excitation (mm) 260 mJ · cm–2 g = – 19 cm–1 90 mJ · cm–2 0,6 g = – 24 cm–1 0,4 g = – 41 cm–1 0,2 0,0 0,2 0,4 0,6 0,8 1,0 Longueur d’excitation (mm) Figure 5 – (a) et (b) : Intensité de l’émission spontanée amplifiée en fonction de la longueur du faisceau d’excitation pour différentes énergies de pompe, pour les échantillons A et B, respectivement. gain optique réalisées sur ces deux couches sont présentés sur la figure 5. La technique utilisée, appelée VSL (Variable Strip Length) est une technique classique de mesure de gain optique dans les semi-conducteurs. Cette méthode de mesure est assez simple à mettre en œuvre et permet la détermination du gain optique en mesurant l’évolution de l’émission spontanée amplifiée émise par la tranche de la couche mince, lorsqu’on fait varier la longueur de la région excitée. L’intensité de l’émission spontanée amplifiée peut s’écrire sous la forme suivante : I(l) = I spont g net ⋅ (e g net ⋅ l − 1) où Ispont correspond à l’émission spontanée par unité de longueur, gnet est le gain optique net par unité de longueur et l la longueur du faisceau de pompe. Dans le cas de l’échantillon A (figure 5a), une densité surfacique d’énergie incidente de la pompe optique relativement faible (35 mJ·cm–2) induit une saturation rapide du signal de luminescence. Cette signature est caractéristique d’un régime de perte, c’est-à-dire que le milieu (PFO/nanotubes) ne génère pas suffisamment de photons pour aller au-delà des pertes optiques de la couche mince. Au contraire, lorsque la densité surfacique d’énergie de pompe augmente (par exemple 500 mJ·cm–2), le comportement de l’émission des nanotubes change complètement. Cette émission augmente exponentiellement avec l, ce qui est caractéristique d’un régime de gain. Ce gain a été évalué à l’aide de l’équation précédente à environ 160 cm–1, ce qui est du même ordre de grandeur que le gain optique mesuré dans d’autres nanomatériaux semi-conducteurs. Il est intéressant d’étudier également l’échantillon B, qui ne diffère de l’échantillon A que par la présence de nanotubes métalliques en petite quantité. Dans ce cas, quelle que soit la densité surfacique d’énergie de pompe incidente et la longueur d’interaction du laser de pompe, le 70 signal de luminescence sature (figure 5b). Ce comportement est caractéristique d’un régime de perte. L’extraction des nanotubes semi-conducteurs est donc un point essentiel pour obtenir le régime de gain. En effet, une infime quantité de nanotubes métalliques suffit à induire des pertes optiques (centres de recombinaison non radiative et absorption supplémentaire) suffisantes pour prévenir l’obtention de gain optique. En d’autres termes, seuls les échantillons contenant uniquement des nanotubes semiconducteurs sont potentiellement utilisables pour la réalisation de laser, première brique de base en photonique. Il est à noter que tous les résultats décrits ci-dessus ont été confirmés de manière indépendante par d’autres techniques (réduction spectrale en régime de gain, détermination du seuil de pompe séparant le régime de perte du régime de gain), décrites dans l’encadré 2. Quel chemin reste-t-il à parcourir maintenant pour réaliser un laser à nanotubes de carbone ? L’obtention d’un effet laser suppose d’avoir un milieu présentant un gain optique (les nanotubes semi-conducteurs), et un résonateur optique (aussi appelé cavité laser) avec de faibles pertes optiques ou du moins inférieures au gain obtenu à l’aide des nanotubes. C’est aujourd’hui le principal défi à surmonter pour sortir le laser à base de nanotubes de carbone du domaine de l’utopie. En conclusion, ces travaux sont les prémisses d’une nouvelle photonique à base de nanotubes de carbone ouvrant la porte vers des applications photoniques encore peu, voire pas explorées aujourd’hui. L’un des enjeux majeur est l’intégration de fonctions optiques sur des circuits intégrés (optiques et électroniques) en silicium. Les obstacles scientifiques et techniques sont considérables, et de nombreuses études tant fondamentales qu’appliquées sont encore nécessaires pour arriver à la démonstration d’un circuit photonique comportant des composants optoélectroniques à base de nanotubes de carbone, et compatible avec l’ensemble de la technologie silicium. Une nouvelle photonique à base de nanotubes de carbone POUR EN SAVOIR PLUS Sur les nanotubes de carbone, et leurs propriétés électroniques : A. Loiseau et al., « Understanding carbon nanotubes, Lect. Notes Phys. 677 », Springer, Berlin Heidelberg (2006). Sur la photoluminescence des nanotubes et le gain optique : E. Gaufrès, N. Izard, X. Le Roux, D. Marris-Morini, S. Kazaoui, E. Cassan, L. Vivien, « Optical gain in carbon nanotubes », Appl. Phys. Lett., 96, 231105 (2010). E. Gaufrès, N. Izard, L. Vivien, S. Kazaoui, D. Marris-Morini, E. Cassan, « Enhancement of semiconducting single-wall carbonnanotube photoluminescence », Opt. Lett., 34, 38-45 (2009). Le Groupe de Recherche (GDR) 3217 rassemble la communauté française des nanotubes : Graphene and Nanotubes: Science and Applications http://www.graphene-nanotubes.org. Ont également participé à ce travail : Xavier Le Roux (IEF) et Saïd Kazaoui (AIST Tsukuba, Japon). Les auteurs remercient également tous les membres de l’équipe « silicon photonics » de l’Institut d’Électronique Fondamentale et tout particulièrement Delphine Marris-Morini et Éric Cassan. Raffaele Colombelli est également remercié pour son aide apportée sur les mesures de gain optique et ses conseils très pertinents. La mise en œuvre des nanotubes a été effectuée au sein de la Centrale de Technologie Universitaire CTU-IEF MINERVE. 71