16 JEAN-MICHEL BUÉE
comprendre. Aussi se sépare-t-elle de la
tradition socratique,
en
laquelle elle voit la source d'une méprise sur son propre sens.
Elle renonce
à se
penser
dans sa nécessité
pour elle-même, et
fait
retour à son origine humaine : elle se comprend à partir de
I'homme,
dans sa
possibilité
pour l'homme.
Non plus
à
partir de
I'homme conçu
selon
la tradition, de I'animal
raisonnable
mais
de I'homme tel qu'il se montre à présent que la violence s'est
révélée
comme possibilité
humaine. L'homme n'est pas
un être
doué de raison et de discours, mais un être <
qui peut, s'il le
choisit, être raisonnable. Il est en un mot liberté en vue de la
raison (ou pour la violence)
>
7. Et la philosophie n'est rien
d'autre que l'actualisation de cette
possibilité
humaine qu'est la
raison.
Qu'en résulte-t-il ? Rien de plus
que la reconnaissance
d'un
fait, le fait que tout discours
philosophique
est l'æuvre d'un
individu concret, fini, déterminé, en un mot, historique,
parlant et vivant dans la finitude d'un monde historique,
concret et déterminé. En d'autres termes, la philosophie,
toute philosophie est historique. Car elle est l'æuvre de
I'homme, le discours
tenu par cet homme, dans ce monde
historique qui est son monde. Certes, si cet individu n'était
que cela, un être fini et déterminé, il ne parlerait pas ou du
moins, il ne tiendrait pas de discours
philosophique
; il ne
chercherait pas la raison. Il la cherche parce que, dans le fini,
il transcende le fini ; parce que, déterminé
et conditionné, il
est
libre et peut se détacher de la condition, de toute condition
dans son discours : toute philosophie vise I'inconditionné,
I'universel, l'éternel, I'infini et c'est sur le fond de I'infini que
l'homme se
voit fini et déterminé.
Mais visant I'infini dans
son
discours,
I'homme reste fini, et si le fini n'apparaît que sur
fond d'infini, c'est au fini et dans le fini que I'infini apparaît,
au sujet libre qui, dans sa finitude et celle de son
monde, s'est
décidé à ie chercher. En d'autres termes, tout discours
philosophique vise I'universel et l'éternel, mais c'est dans le
monde, dans le temps et dans I'histoire qu'il le fait, et c'est
7. Ibid., p. 68.
LOGIQUE DE LA PHILOSOPHIE
dans
ce monde et dans ce temps
que I'universel
et l'éternel se
montrent à lui. Parce qu'il est philosophique, tout discours
philosophique
vise
/e sens infini et universel dans la particula-
rité et la finitude d'un monde historique, mais parce
qu'il est
historique,
ce n'est pas le sens qu'il saisit c'est un sens,
une
cohérence, le sens concret présent dans ce monde pour
I'individu qui, s'étant décidé à l'universel dans sa situation
concrète,
n'atteint dans son discours
qu'un universel,
I'univer-
sel
concret
et particulier,
à la lumière duquel sa
situation et sa
compréhension
de sa situation deviennent compréhensibles
pour lui. L'homme peut oublier que son discours n'atteint
qu'un sens; il peut prendre ce sens
pour le sens
tout court,
comme I'illustre à la perfection
le cas du savoir absolu. Mais,
I'histoire
le montre, un nouvel homme, vivant dans
un monde
nouveau, ne se satisfera
pas de ce sens,
qu'il verra comme
partiel. Et, poursuivant librement la recherche du sens, il
tentera de dépasser
le discours antérieur, et révèlera à son
tour un nouveau sens,
qui comprendra le précédent.
mais
n'en
restera
pas
moins
partiel, parce
que
saisi
par un être historique
dans un monde historique. Etant el se sachant humaine, la
philosophie sait, par là même, que I'universel et l'éternel
qu'elle
vise
et à
partir desquels
sa
visée
est compréhensible,
ne
se montrent à I'homme que dans la particularité du temps et
de I'histoire. Si la raison n'est que pour I'homme qui la
cherche
parce qu'il décide de la chercher,
la philosophie
n'est
que la recherche historique du sens,
ou, ce qui revient au
même, sa réalité est constituée par I'histoire de cette
recherche. En un mot, elle est et se sait identique à son
histoire.
Cette histoire possède pour la philosophie une origine : la
décision
de l'homme qui choisit la raison et pose par cette
décision
le sens,
I'universel
que son discours tente de mettre à
jour. Cette origine est même une origine absolue,
puisqu'il
s'agit d'une décision
libre, irréductible à autre chose
qu'elle
même, de sorte que la succession historique des discours
cohérents se comprend comme la réaffirmation de cette
décision initiale, effectuée par d'autres hommes qui ne se
satisfont
pas du sens
concret mis à jour dans le discours
de
I'homme, qui pour la première fois s'est décidé
à chercher
le
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