1 Cours : Biographie de Muhammad et message coranique (fin) II. La vie de Muhammad : les grandes phases La biographie de Muhammad est donc très structurée comme tous les récits de ce genre. On peut distinguer deux grandes phases : mecquoise et médinoise. Etant bien entendu qu’il s’agit là de la vie de Muhammad telle qu’elle est rapportée par les sources religieuses et non telle qu’elle s’est déroulée. D’autant que les faits sont constamment ré-interprétatés par les savants et les historiens musulmans au Moyen-Âge. A. Muhammad à La Mecque Muhammad est d’abord un marchand, comme tous ses fidèles soutiens des premiers temps. Sa date de naissance est inconnue et doit se situer entre le milieu des années 560 et le milieu des années 570. Né à la Mecque. Il appartient à un clan qui fait partie de la tribu des Quraysh, celui de Hâshim et ‘Abd al-Muttalib. ‘Abd Allâh, un des fils de ‘Abd al-Muttâlib, aurait eu comme seul enfant de son épouse Amîna, Muhammad. Son père meurt très vite et sa mère aussi alors qu’il est encore enfant ; il est recueilli donc par son grand-père puis par un oncle, Abû Tâlib et ne possède aucune richesse personnelle. Il est engagé par une veuve Khadîja, alors qu’il est déjà un jeune homme. Ils se marient peu après et engendrent 4 filles ; ils adoptent donc un fils d’Abû Tâlib, ‘Alî, et affranchissent un esclave, Zayd, pour l’adopter. Jusque-là, Muhammad mène donc une vie « normale » donc, même si on avance un certain nombre d’éléments qui auraient souligné sa prédestination Muhammad aurait pris l’habitude de se retirer pour méditer dans une grotte, comme les hanîfs (sortes d’ermites), de la région. C’est là que à l’âge de 40 ans, vers 610, selon la tradition (mais cela n’est pas précisé dans le Coran, seulement dans Sunna : le hadîth), l’ange Gabriel lui serait apparu pour lui ordonner « Récite » ou « Lis » (« iqrâ’ », mot dont la racine est la même que celle qui donne le mot Coran : Qur’ân), avant de lui révéler la Sourate 96 sur l’Unicité de Dieu. Traumatisé par son aventure, d’autant que Gabriel ne s’était pas identifié, craignant d’être possédé, M. se confie à Khadîja. Elle lui aurait alors conseillé d’aller trouver un chrétien, Waraqa b. Nawfal, qui confirma l’origine divine du message. Gabriel aurait enseigné à Muhammad la prière. Dans un premier temps, le nouveau message est gardé secret par peur des représailles des Quraysh et les convertis sont peu nombreux ; ils pratiquent en cachette. Selon les érudits 2 musulmans du Moyen Âge, ce serait vers 613 que Dieu demanda au prophète de divulguer largement son message (« Publie ce qui t’est ordonné ! » Coran XV, 94). En obéissant, Muhammad accomplit en quelque sorte sa véritable entrée dans l’histoire. À partir de ce moment, le prosélytisme devint un devoir pour lui, l’exposant à des persécutions croissantes. Pour comprendre la virulence de ces dernières, il faut se rappeler le contexte d’essor de l’islam : tribal ; et d’un point de vue religeiux, polythéiste ou monothéiste. La description de la décennie dite « mecquoise », de 613 à l’exil des croyants vers Médine (l’hégire) en 622, est marquée dans la Tradition par la forte dimension de contestation de l’ordre social établi apportée par le message de Muhammad. Celle-ci explique en retour la réaction hostile des élites de la ville. L’islam aurait attiré en particulier ceux qui ne faisaient pas partie des branches majeures de Quraysh, les pauvres, les esclaves, et les jeunes. Les notables qurayshites défendaient de leur côté les bénéfices de la foire qui se tenait au moment du pèlerinage annuel à La Mecque et leur rôle de gardiens du sanctuaire qui en était le cœur. Les fondements de leur pouvoir étaient donc menacés par cette nouvelle religion, et l’accent mis de manière croissante sur l’unicité de Dieu par Muhammad était en particulier inacceptable. Mais ce furent ses attaques contre les idoles mecquoises qui aggravèrent la situation. En outre, les hommes les plus âgés, considérés comme plus sages et détenteurs de l’autorité, voyaient s’affirmer de jeunes gens pleins de foi qui, s’opposant aux dieux de leurs ancêtres et à leurs aînés, allaient à l’encontre d’un ordre considéré comme naturel. Ordre religieux et ordre tribal étaient ainsi remis en cause (« Il a bafoué nos dieux, insulté notre religion, rabaissé nos sages et taxé nos ancêtres d’égarement »). Il est à parier que l’annonce par Muhammad de la punition divine qui frapperait ceux qui refuseraient de se convertir ne dut pas arranger les choses. Un petit groupe, varié, se serait alors joint à lui. Une quarantaine de personnes que la Tradition désigne comme les Compagnons du Prophète. L’islam est alors une secte, comme l’est le christianisme des premiers temps. Dans un premier temps, les individus importants de la ville ne se sentent pas menacés et il n’y a pas d’opposition, mais quand la nouvelle religion commence à se développer, ils s’organisent pour boycotter les premiers fidèles, une partie part pour l’Éthiopie où elle est bien accueillie. À cette époque, la solidarité est toujours plus tribale que religieuse et Abû Tâlib protège Muhammad des persécutions. En 619, son épouse et son oncle meurent. Le prophète cherche alors une communauté plus accueillante sans succès. Années très dures entre 619 et 622 (date de l’hégire). 3 Mais bientôt, des habitants de Médine convertis à l’islam (Yathrib à l’origine = Madinat al-nabî : « la ville du prophète ») le contactent au cours du pèlerinage qu’ils accomplissent à la Mecque. Cet oasis réunit des tribus importantes, dont quelques-unes sont juives. Deux accords sont passés entre Muhammad et certains habitants de Yahtrib qui préparent l’installation du prophète dans la ville. B. La phase médinoise Les habitants de Médine invitent les musulmans qui y partent peu à peu, Muhammad et l’un des premiers compagnons, Abû Bakr, partent en dernier le 24 sept. 622 : c’est la hijra du prophète. C’est le début d’une nouvelle ère, mais dont la date ne sera décidée qu’en 637 ou 639 (tout comme l’an 0 date du VIe siècle) = 16 juillet. Tous ceux qui l’ont accompli sont désignés comme les muhâjirûn, au nombre de 70 plus ou moins. Cette sorte de bannissement est présenté comme un choix de rupture avec la Mecque et le contexte originel de Muhammad, même si on peut penser que dans les faits cela s’apparente plus à un banissement (situation devient intenable) ; cette rhétorique de la rupture reviendra à nouveau plus tard, propre à nombre de nouvelles religions. Ces convertis qui répondaient à des exigences personnelles en adoptant cette religion sont donc coupés de leur cadre tribal (mecquois) : il est nécessaire d’inventer une nouvelle organisation sociale ; cela est fait à médine. On assiste à la fondation de la communauté des croyants (umma) ou mu’minîn et à la mise en place d’un accord concernant au départ également les non-musulmans non hostiles. En effet, l’arrivée de Muhammad à Médine, préparée par un pacte, est rapidement suivie par la rédaction de la « Charte de Yathrib » (parfois appelée « constitution de Médine »), dont la Tradition a transmis le texte. Cette charte insiste sur la solidarité des membres de la communauté et sur le rôle d’arbitre de Muhammad par-delà les logiques tribales qui divisaient l’oasis avant son arrivée. Elle établit des règles de vie en société et les bases d’un État encore embryonnaire. Médinois qui accueillent les musulmans dans un premier temps sont appelés Ansâr (« ceux qui aident »). Les muhâjirûn (ceux qui ont fait l’hégire) formant un clan à eux tout seuls. Les juifs gardent leur religion mais versent de l’argent pour faire la guerre (car un des buts principaux est de définir la participation de chacun au combat). Médine est le haram (sanctuaire, espace sacré) de la nouvelle religion. On passe d’une organisation tribale à une organisation territoriale : embryon d’Etat, d’où le nom de Constitution, bien entendu exagéré, en réalité il vaut mieux 4 avec de Prémare l’appeler « Charte de Yathrîb » (car non même de Médine n’apparaît pas) : sorte d’engagement réciproque… Au cours des dix dernières années de sa vie, passées à Médine, Muhammad est présenté dans la Tradition comme ayant posé les bases d’une communauté idéale de référence qui a nourri par la suite le mythe d’un « âge d’or » médinois des origines : il s’agit d’une reconstruction. Le messager de Dieu se fait modèle juridique et politique, édicte des normes sociales et devient un combattant de la foi. Cette période est également celle où, d’après la Tradition, se mettent en place les principaux rituels religieux musulmans. Jusqu’ici en effet, l’accent était surtout mis sur la prière, rite commun pratiqué en cachette au sein d’un environnement hostile et signe principal d’appartenance à l’islam. Son déroulement est précisé, dans le cadre nouveau, et mal connu historiquement, qu’est la mosquée construite à Médine par Muhammad. La période médinoise est aussi marquée par la réorientation de la prière vers La Mecque, alors qu’elle s’effectuait auparavant en direction de Jérusalem. Au cours de ces dix années, Muhammad définit aussi le jeûne du mois de ramadan et l’aumône qui marquait son terme. Enfin, en 631, Abû Bakr dirigea le premier pèlerinage musulman (hajj) à La Mecque, suivi par celui de Muhammad l’année de sa mort en 632 : est censé être le modèle de la pratique du pèlerinage. Progressivement, en outre, pour des raisons qui sont aussi liées à la viabilité économique de la communauté de Médine, Muhammad édicte des règles concernant le combat et la répartition du butin qui en découle en cas de victoire. De manière générale, cette phase est caractérisée par des prises de position de plus en plus dures vis-à-vis des juifs, nombreux à Médine, et des « hypocrites » (munâfiqûn), que le Coran accuse d’une conversion de façade, et qui semblent avoir constitué un parti d’Auxiliaires médinois opposés au prophète. Les années qui séparent Muhammad de la mort sont occupées à asseoir son pouvoir dans la ville et à combattre la Mecque : alterne affrontements avec Mecquois et mesures contre certains clans de Médine. Une série de batailles l’opposent donc aux Mecquois qui sont rapportées par la tradition et la participation à celles-ci est un motif de gloire. En 624 : bataille de Badr où les Mecquois sont vaincus. Cet succès renforcent également la position de Muhammad à l’intérieur de Médine : cela fait taire ceux qui étaient moyennement convaincus, les Munâfiqûn ou hypocrites et 5 l’autorise à penser à engager la lutte contre les juifs qui représentent un défi idéologique par leur existence même : ne peuvent se soumettre que partiellement sans conversion. Il profite d’un incident entre un juif et un musulman : un mort de part et d’autre pour juger en faveur de l’exécution de tout le clan des forgerons, les Banû Qaynuqâ’, ceux-ci obtiennent la commutation de leur peine en bannissement collectif et confiscation de leurs propriétés. Mais les Mecquois veulent leur revanche d’autant que leurs intérêts économiques sont affectés. Pour cela, en mars 625, moment où cultures et élevage sont vulnérables, est choisi : 3ooo hommes participent à l’attaque, ils campent à proximité de Médine, sur la colline de Uhud. Muhammad décide d’attaquer pour préserver la ville, mais tous les Médinois ne sont pas convaincus et ils ne le suivent pas tous, la bataille est très dure mais personne ne remporte vraiment cet affrontement. La position de Muhammad n’est pas très solide et il décide de chasser le plus puissant clan juif de l’oasis avant de confisquer leurs terres qui sont essentiellement distribuées entre les muhâjirûn. En 627, les Mecquois ont réuni une grande coalition, mais les Médinois restent dans leur oasis et leurs adversaires ne sont pas équipés pour mener un siège : échec. La bataille, en raison du fossé creusé autour de la ville pour la défendre, s’appelle « la bataille du fossé ». Muhammad est renforcé et élimine derniers juifs de l’oasis dont avait craint, à tort, la trahison, de manière à ne plus craindre ce genre d’éventualité. Après cette date, M. cherche à assurer aux siens le contrôle de la route commerciale avec la Syrie : un messager est envoyé aux Byzantins, la conversion de la tribu des Judham qui tient le sud de la Palestine est obtenue et des alliance matrimoniales nouées : succès. En 628, la décision est prise de faire un pèlerinage à la Mecque vers laquelle les musulmans prient depuis leur rupture définitive avec les juifs (avant priaient vers Jérusalem) ; la Ka‘ba est conçue comme une fondation d’Abraham par la nouvelle religion, M. demande donc la permission d’accomplir un pèlerinage personnel (‘umra, par contraste avce le hajj, les deux pratiques étant anté-islamiques et redéfinies par l’islam ensuite). Choix difficile des Mecquois qui n’ont pas la supériorité militaire. Il est donc décidé de passer une trêve de dix ans entre les deux adversaires et que le pèlerinage n’aura lieu que l’année suivant. Au printemps de 629, le pèlerinage a lieu, accentuant les dissensions internes à la Mecque. En janvier 630, M. franchit le pas et décide de prendre le contrôle de La Mecque. Il gagne la ville avec 10000 hommes : peu de sang coule, la Ka‘ba est vidée des idoles et devient le lieu fondamental de la religion musulmane, les Quraysh se soumettent et se convertissent. Les 6 habitants de Tâ’if suivent. De 630 à 632, date de sa mort, M. cherche à étendre son influence parmi les habitants de la péninsule arabique, beaucoup plus par la persuasion et l’intérêt bien compris que par la guerre. En printemps 632, le prophète annonce qu’il va faire le pèlerinage une dernière fois : c’est cet exemple qui est la base des pratiques postérieures assure la tradition. Il meurt peu après auprès de ‘Aisha, son épouse, fille de Abû Bakr. C. Le message coranique : Muhammad se veut le sceau des prophètes : clôt le cycle des prophéties et lui donne tout son sens, introduit également une rupture avec la jahiliyya, temps d’avant l’islam, de l’ignorance. En effet, bien que le contexte religieux du Hijâz soit monothéiste et polythéiste, le Coran insiste sur le scond. On ne s’arrêtera pas ici au message coranique proprement dit, qui n’est pas du ressort de l’historien. Disons que l’unicité de Dieu est l’affirmation présentée comme la plus antinomique avec le contexte mecquois auquel Muhammad appartient. Strates diverses et une des questions que soulève l’étude du Coran est qu’il a été réordonné après la mort du prophète (des sourates les plus longues aux plus brèves) dans un sens que l’on estime grosso modo inverse à celui de la chronologie de la révélation. Dans ses strates les plus anciennes, le message est condensé et puissant : met l’accent sur la grandeur d’Allah, sur l’importance de faire le bien et sur l’inéluctabilité du jugement dernier. Au fur et à mesure, textes plus nombreux sur les différences entre les musulmans et les juifs mais aussi de plus en plus de règles de conduite edictées, donc plus long également. Des tentatives de chronologie ont été menées de R. Blachère à J. Chabbi qui insiste sur le durcissement du message face à l’incompréhension dont est victime le prophète de son vivant. Se développe également à cette époque une pratique religieuse embryonnaire. Pour se convertir, il suffit de réciter la confession de foi (ou shahâda) : « il n’y a de divinité qu’Allâh et Muhammad est son envoyé (rasûl) ». L’islâm ou « soumission » est un terme ambigu : on a souvent dit que soumission à Dieu, en réalité = soumission à un nouveau pouvoir qui se définit religieusement. La notion de qibla, direction de la prière existe également déjà (mais pas la mosquée telle qu’elle s’imposera par la suite) et celle de jihâd (combat pour la foi ou effort individuel sur le chemin de la foi, pas seulement militaire) aussi. Un certain nombre de devoirs s’organisent peu à peu : zakât ou aumône légale, prières quotidiennes et collective le vendredi et jeûne du mois de ramadân. Mais tout cela est encore loin de former un tout organique. 7 Il faut retenir que le Coran et les pratiques religieuses tels que nous le connaissons aujourd’hui n’existe pas encore. En particulier, le Coran n’est pas encore mis par écrit en entier. CCL : Il faut donc retenir que l’islam naît dans un contexte donné (celui du désert arabique), notamment religieux et ne peut donc être une radicale nouveauté, des continuités et des influences se lisent. Aurait pu en rester là et convaincre une partie des Arabes, mais il apparaît également dans un contexte d’affaiblissement des empires environnants qui explique ce que nous verrons lors du prochain cours, à savoir son expansion extrêmement rapide en Orient. 8 De la mort de Muhammad aux Omeyyades Lire les chapitres 4-5 de Sénac Introduction : La question de la survie de l’islam au-delà de la mort de Muhammad se pose d’autant plus que, contrairement aux origines du christianisme où l’on assiste progressivement à la conversion d’un État structuré, celui de l’Empire romain, ici pas de structure étatique, cadre seulement tribal et nomade. Il n’existe que la très simple charte de Yathrib et des pratiques politiques et religieuses encore peu assises. En outre, M. n’a pas d’héritier mâle, le principe dynastique ne peut donc s’instaurer ; il n’a pas non plus désigné de successeur. À la fois donc problème structurel et difficulté circonstancielle. Toutefois difficulté plus large qui est celle de la relation entre le politique et le religieux (vrai pour tous les Etats du Moyen Age) : comment à la fois être fidèle à des règles religieuses qui sont une des bases fondamentales de la légitimité politique et répondre aux nécessités de l’exercice du pouvoir ? La question est immédiate en islam car c’est un prophète qui meurt et qu’il avait usé de la guerre pour s’emparer de l’autorité politique (contrairement au Christ par exemple). Enjeu immense de la phase qui suit la mort du prophète : qu’est-ce que la succession d’un prophète ? L’islam va-t-il durer dans le temps et réussir à mettre en place des structures politiques durables ? Comment ? À la fois problème politique et problème religieux. À la mort de Muhammad, il n’y a en effet ni véritable État islamique (embryon) et ni structures religieuses qui rendent certaines la pérennité de ce message qui aurait pu disparaître comme tant d’autres. Deuxième enjeu de cette période : l’islam va-t-elle rester une religion limitée à la péninsule arabique et aux Arabes ou bien va-t-elle réussir à donner une réalité à la dimension universelle qu’elle revendique ? Et comment ses représentants vont-ils s’y prendre : prosélytisme ou conquête ? Autant de questions qui aujourd’hui semblent oiseuses car nous connaissons la réponse, mais cette évolution n’allait pas de soi. On commencera donc par retracer l’évolution chronologique de cette période avant de revenir sur les grands enjeux mis en lumière.