Trois romanciers philosophes Il existe dans la production française

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© Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 18/04/2017
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Trois romanciers philosophes
Il existe dans la production française de ces cinq dernières années un certain nombre de philosophes qui
s'essaient au roman. S'essayer au roman, ce n'est pas mettre, en parfait amateur, un genre au service
d'une cause quelconque, comme c'était encore le cas dans les années 1920 jusqu'à l'existentialisme,
de Romain Rolland à Jean-Paul Sartre, à la grande époque du roman à thèse. De thèse, les romans
d'aujourd'hui n'en défendent pas. S'essayer au roman, c'est mettre le roman à l'épreuve de l'essai, et
l'inverse, rendant les deux genres parfaitement poreux. Les trois romans dont il va être question ici ont en
partage, dans leur singularité, un traitement analogue de la matière et de la manière narratives. Ce qui fait
leur force, dans leur brièveté même, c'est leur capacité à se saisir d'une situation, d'une théorie ou d'un
événement historique (ou des trois à la fois) pour en faire le terrain de réflexions, voire de méditations. Non
pas, dieu merci, qu'ils se donnent à lire comme des paraboles que commenteraient de fastidieuses gloses :
tout au plus soulèvent-ils, sans les résoudre, un certain nombre de problèmes ou de questions, sur lesquels
le lecteur a charge à son tour de réfléchir. En un mot, ces romans donnent à penser et, par là même,
font la preuve que la fiction constitue un dispositif réflexif tout autant sinon plus efficace que le discours
philosophique canonique. C'est du moins, ainsi reliés, qu'on aimerait lire ici Le ParKde Bruce Bégout
(2010), Le Principe de Jérôme Ferrari (2015), Histoire du basilicd'Olivier Dubouclez (2015). Bégout (né
en 1967) enseigne la philosophie à Bordeaux et est spécialiste de la phénoménologie de l'ordinaire ; Ferrari
(né en 1968), prix Goncourt 2012 pour Le Sermon de la chute de Rome, enseigne la philosophie à Abou
Dhabi ; Dubouclez (né en 1978), spécialiste de Descartes, est chercheur post-doc à l'université de Liège.
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Bruce Bégout, Le ParK
Le ParK, avec majuscules pour en signaler toute la frappe conceptuelle, « sa singularité absolue », écrit
l'auteur, c'est un parc d'attractions porté au comble de la cruauté et de la bêtise humaines, la somme de
tous les parcs qu'a inventés notre civilisation du loisir. Il se situe sur une île privée, quelque part en Malaisie,
et entend « ouvr[ir] une nouvelle ère du divertissement de masse ». A la fois camp de concentration,
ghetto, réserve, foire, cimetière, parc zoologique, le ParK tient non pas de l'utopie, mais de son contraire,
la dystopie. On ne décrira pas ce qui s'y passe et qui relève de l'horreur absolue, du scabreux ou du
cauchemardesque, mais aussi de l'humour à la fois noir et jaune (à l'instar, parmi d'autres attractions, de
ce Théâtre de l'Utérus qui permet au touriste de chevaucher des spermatozoïdes « lors d'une éjaculation
soudaine dans les conduits féminins »). « Est-ce un musée dédié aux différentes formes du parcage
humain et animal à travers les âges ? Un laboratoire à ciel ouvert où s'expérimentent, à la vue de tous,
les futures pratiques du contrôle social ? » se demande le narrateur qui a eu la chance de visiter « par
deux fois le ParK ». Ce que l'on retiendra de ce récit à bien des égards kafkaïen, c'est l'entremêlement
très réussi d'un récit-promenade à travers ce lieu plus virtuel qu'autre chose, en ce qu'il totalise les
expériences destructrices de l'homme, et d'une analyse tantôt sociologique tantôt philosophique du concept
même de parcage (qui rappelle évidemment Foucault), mais qui se donne aussi, à travers un « nous »
faussement académique, comme la parodie ou le pastiche d'écrits scientifiques : « Que le parc soit par
conséquent naturel, municipal, national, zoologique, commercial ou à thème, il impose partout le recours
à l'autorégulation organique. » Deux personnages hauts en couleur portent le récit. Kalt, le gestionnaire
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absent du ParK, sorte de Walt Disney de la perversion, Licht, son lieutenant, vivant sur place en stylite
perché dans une vraie tour d'ivoire, où il rédige son Introduction à la neuro-architecture, œuvre inachevée
dont une série de fragments sont reproduits, dans le style de celui-ci : « (…) non la carte du Tendre, mais
celle de Cortex, l'exploration infra-affective des zones inconnues de la charpente cellulaire du corps et de
l'esprit humain. » Fiction et essai, dans ce roman, cessent de s'opposer et s'imposent comme modes de
pensée à part entière.
Bruce Bégout, Le ParK, Allia, 2010, 152 p.
Olivier Dubouclez, Histoire du basilic
L'Histoire du basilic d'Olivier Dubouclez, salué par Éric Chevillard, interroge ce curieux animal légendaire
aux pouvoirs dévastateurs, le basilic. Non pas en historien, encore que le roman se nourrisse d'une
documentation précise, notamment sur les récits de sa légende selon laquelle, au 17e siècle, à l'époque des
premiers voyages en Orient, on s'est mis à le considérer comme une véritable espèce, douée de pouvoirs
guérisseurs impressionnants et auxquels Richelieu voulut recourir pour soigner en vain son phlegmon.
« Personne ne saurait affirmer catégoriquement que le basilic n'existe pas », écrit d'emblée le narrateur.
Double négation qui génère le passionnant récit de Sr Bertier, qui se mit en tête de capturer un basilic,
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avec toute une armée d'hommes, dont certains périrent : « Le bilan fut en réalité désastreux : un Abyssin
perdit la vie lors de l'assaut ». Opération réussie à moitié : l'animal meurt au fond de son coffre de cuir.
Mais c'est pour Bertier un succès : « il avait porté sa collection jusqu'à un indépassable sommet. » Ce récit,
aux accents borgesiens, se double d'une théorie de la fascination, que symbolise l'animal de légende.
Elle est développée habilement d'après les notes et les méditations de Sir Thomas Browne, ce médecin
et théologien du 17e siècle (qui a aussi fasciné Poe dans Double assassinat de la rue Morgue). Un extrait
résume sa conception : « Mais dans la fascination, cette distance qu'impliquant encore l'admiration se
trouvait abolie pour laisser la place à un étrange contact qui se faisait par les yeux, à la faveur duquel
quelque chose de lointain et de séparé se trouvait soudain uni à soi, à la manière d'une peau amoureuse. »
Superbe définition qui déporte l'histoire du basilic sur un phénomène existentiel dans lequel peut se
reconnaître, entre autres, le sentiment amoureux : le regard qui tue. Ou encore, plus trivialement, l'œil
photographique, ainsi que le rappelle l'épisode de l'homo iracundus, le semeur de discorde qui agresse
de sa caméra les voyageurs d'un train : « Nous venions de lui concéder, nos visages à découvert, nus et
sans défense, au moins dix ou quinze secondes de nos existences. » Le récit n'est donc pas que savant :
il plonge aussi dans les souffrances du narrateur qui, çà et là, évoque ce qu'on pourrait appeler son basilic
intérieur, formé de souvenirs lointains, de terreurs enfantines, d'images archaïques de honte et de haine de
soi. L'histoire de cette « vilaine bestiole », qui de tout temps « rampe sous un meuble du salon familial »,
de la même manière qu'elle a pu terroriser la Rome de Léon X, s'apprécie certes pour l'immense savoir
encyclopédique qu'elle convoque, mais elle fascine surtout par ses pouvoirs de faire vaciller en soi, le temps
de la fiction, nos certitudes : il n'est pas sûr, en effet, que le basilic n'ait été qu'un animal légendaire.
Olivier Dubouclez, Histoire du basilic, Actes Sud, 2015, 208 p.
Voir aussi Le paradoxe du basilic. Note sur un animal borgésien
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Jérôme Ferrari, Le Principe
Avec Le Principe, Jérôme Ferrari nous conduit dans un autre monde, éminemment philosophique lui
aussi. Celui de la physique quantique, à travers ce personnage hautement problématique que fut Werner
Heisenberg. Prix Nobel de physique en 1932, inventeur du fameux « principe d'incertitude », fondateur de
la physique quantique, confronté au régime nazi qu'il n'a pas fui, puis à l'invention de la bombe atomique.
Le roman pourrait n'être qu'une sorte de biographie intellectuelle qui montrerait la destinée d'un savant
exceptionnel aux prises avec sa conscience et luttant pour faire accepter ses théories, ce dont il est
question à de très nombreuses reprises et de façon discrète dans les allusions aux débats avec d'autres
mathématiciens et physiciens (von Lindemann, Bohr, Sommerfeld, mais aussi Planck et Einstein). La force
du roman de Ferrari est ailleurs : elle tient moins dans la maîtrise de son sujet (le principe d'incertitude) que
dans la manière dont il le traite en recourant avec brio à la technique de l'adresse, dont on n'avait rarement
vu l'équivalent depuis la Modification de Michel Butor, Si par une nuit d'hiver d'Italo Calvino ou Lambeaux
de Charles Juliet. Ce « vous » adressé de part en part du roman à Heisenberg par un apprenti philosophe,
sommé d'expliquer le principe d'incertitude à une jeune et séduisante maître de conférence, alors qu'il est
persuadé que ses compétences consistent justement à pouvoir commenter ce qu'il n'a pas lu, installe une
tension qui porte à elle seule le récit, dans une sorte d'anachronisme qui met face à face un jeune homme
et ce savant qui aurait pu être son père. Une adresse en forme de reproche et d'admiration, d'empathie et
de répulsion, qui portraiture le savant allemand dans sa folle ambition intellectuelle et démiurgique (« voir
au-dessus de l'épaule de Dieu »), mais aussi dans ses fragilités d'homme blessé par l'histoire. Manière
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