Introduction
POUR UNE APPROCHE PLURIDISCIPLINAIRE
DES MOBILISATIONS RELATIVES À LESPACE
Yves BONNY et Sylvie OLLITRAULT
Le présent ouvrage se caractérise par une double ambition. La première
et la plus évidente consiste à aborder le champ de recherche bien établi que
constituent les mobilisations sociales dans plusieurs disciplines – et en particulier
la sociologie et la science politique – à partir d’un questionnement spécifi que,
portant sur la dimension spatiale des mobilisations. Bien souvent en effet, quand
bien même elle est fortement présente, notamment dans les confl its d’appropria-
tion et d’usage, d’aménagement et d’environnement, la dimension spatiale est
traitée sur le mode d’une simple variable, d’un cadre, d’un élément de contexte,
qui ne joue aucun rôle signifi catif dans la démarche de recherche. Par-delà l’idée
banale que toute action sociale s’exprime nécessairement dans des confi gurations
sociospatiales et se déploie elle-même spatialement, la focalisation du regard
sur la dimension spatiale des mobilisations, sous de multiples formes – en tant
que cadre de vie familier, en tant qu’enjeu confl ictuel, en tant que déploiement
d’actions dans des lieux dotés d’une résonance symbolique, etc. – oblige à s’inter-
roger sur la manière d’inscrire cette dimension dans la problématisation et l’ana-
lyse. Si un tel questionnement constitue l’ordinaire de la géographie sociale, il en
va autrement pour les autres disciplines anthroposociales, et en particulier pour
les chercheurs qui travaillent sur le thème des mobilisations, y compris souvent
lorsqu’ils s’intéressent à des mobilisations à propos d’enjeux dans lesquels
l’espace est central. Réunir des chercheurs de disciplines variées pour aborder
directement cette dimension a constitué le premier objectif de cet ouvrage. Cela
a permis de faire émerger des cadrages théoriques, des concepts et des métho-
dologies à caractère interdisciplinaire où cette dimension est pleinement prise
en considération. À cet égard, nous n’avons d’autre prétention ici que d’ouvrir
des pistes demandant à être approfondies.
Mais cette première ambition s’articule avec un deuxième objectif, qui est
d’interroger, à propos et à partir de cette dimension spatiale, la notion même
de « mobilisation » telle qu’elle a été thématisée et théorisée dans le champ des
[« Espaces de vie, espaces enjeux », Yves Bonny, Sylvie Ollitrault, Régis Keerle et Yvon Le Caro (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1732-5 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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sciences sociales. L’on y entend couramment par mobilisations l’ensemble des
formes de regroupement et d’action collective prenant place dans des arènes
publiques autorisées ou non et développant une orientation à caractère politique
au sens large du terme, depuis la protestation et la contestation à l’égard des
acteurs politiques dominants jusqu’à la participation aux instances de décision
(Cefaï, 2007). Cette conception des mobilisations postule en général une coupure
assez nette entre les pratiques sociales ordinaires et les formes d’action collective
à caractère politique, ce qui conduit à négliger ou à traiter de façon très limitée
(par exemple, l’entrée en militantisme) les continuités et les relations complexes
qui se nouent entre les deux ensembles de pratiques ainsi distingués et opposés.
Elle concentre d’autre part l’attention sur les formes d’engagement issues de la
société civile (collectifs, associations, mouvements sociaux, groupes de pression,
etc.), par opposition à ce que la science politique appelle « l’action publique »,
soit tout ce qui renvoie aux décisions, réglementations, instances, dispositifs et
initiatives mis en place par les autorités publiques. Pourtant, l’on peut considérer
que celles-ci déploient en permanence ce faisant des formes de mobilisation, tant
des membres de l’univers politico-administratif que de l’ensemble des acteurs
qu’elles affectent ou sollicitent. En d’autres termes, ces deux types de séparation
et d’opposition sont loin d’aller de soi.
La réunion de chercheurs d’origines variées dans des programmes de
recherche ou des colloques, lorsqu’elle est guidée par un authentique souci de
dialogue interdisciplinaire, conduit à réinterroger de façon souvent pertinente
certaines perspectives établies. En l’occurrence, la rencontre entre la sociologie,
la science politique, l’anthropologie et la géographie (surtout lorsqu’elle intègre
une approche phénoménologique) conduit à donner à la notion de mobilisa-
tion une extension sémantique nettement plus grande que dans la littérature
spécialisée, comme par exemple la sociologie des mouvements sociaux. Nous en
sommes ainsi venus à considérer d’un côté que l’investissement le plus ordinaire
des acteurs dans leur vie quotidienne constitue déjà sous un certain regard une
forme de mobilisation, et que de l’autre les acteurs politico-administratifs se
mobilisent et mobilisent la population de multiples manières. Passer d’une
conception largement discontinuiste à une conception beaucoup plus continuiste
et dialectique de la notion de mobilisation conduit à renouveler le regard et les
problématiques de recherche d’une façon qui nous paraît féconde.
Ce double questionnement a été développé et approfondi tout d’abord dans le
cadre d’un programme de recherche 1 , puis d’un colloque international organisé
1. Ce programme de recherche, intitulé MAGIE (« Mobilisations d’acteurs et gestion intégrée
des espaces »), fi nancé par la région Bretagne, et dirigé par Y. Bonny et S. Ollitrault, s’est
déroulé entre mars 2006 et juin 2009 et a regroupé des chercheurs et enseignants-chercheurs
d’ESO-Rennes (UMR CNRS 6590 « Espaces et sociétés », Université européenne de Bretagne
– Rennes 2), du CRAPE (UMR CNRS 6051 « Centre de recherches sur l’action publique en
Europe », Université européenne de Bretagne – Rennes 1) et du LAPSS (« Laboratoire d’analyse
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en novembre 2008 qui visait à en prolonger et en élargir les problématisations
et qui portait le même intitulé que ce livre 2 . Nous voudrions présenter ici les
bases du cadre d’analyse qui est issu de ce programme et a alimenté tant l’appel
à communications du colloque que le plan de l’ouvrage. Ce cadre d’analyse se
déploie dans trois directions principales, portant respectivement sur la manière
d’articuler structuration et action, sur les formes et types de mobilisation et sur
la problématisation de la dimension spatiale des mobilisations.
LA RELATION DIALECTIQUE ENTRE STRUCTURATION ET ACTION
La démarche d’analyse en sciences sociales suppose d’intégrer ensemble en
permanence la structuration des rapports sociaux et des confi gurations sociospa-
tiales et les dynamiques issues des actions et interactions en situation. À l’encontre
des lectures simplistes et hâtives des rapports entre « individu » et « société »,
s’interrogeant de façon rhétorique ou idéologique sur le primat qu’il convient
d’accorder à l’un ou l’autre des deux termes du dualisme qu’elles ont commencé
par poser, il est possible de penser ces questions de façon pleinement dialectique
en prenant en compte la dimension temporelle constitutive des rapports sociaux
comme des mises en forme de l’espace. En effet, les acteurs agissent et intera-
gissent dans des univers sociaux et des situations qui leur préexistent, et ils sont
eux-mêmes à travers leur socialisation le produit de leur société, de leur milieu,
de leur époque, dont ils intériorisent différentes caractéristiques au cœur même
de leur subjectivité. Mais cela ne signifi e pas qu’ils soient de simples « person-
nages sociaux », dans la mesure où il faut aussi prendre au sérieux, dans l’autre
sens, l’autonomie des acteurs, leur réfl exivité, la pluralité des lignes d’action qui
s’offrent à eux, même dans les situations les plus contraintes, et leur capacité à
transformer la structuration sociale et sociospatiale. Partant de là, l’enjeu de l’ana-
des politiques sociales et sanitaires », École des hautes études en santé publique). Il s’est inscrit
dans une démarche résolument interdisciplinaire, associant des sociologues, des géographes et
des politistes. Trois axes de recherche ont constitué ce programme : « Les pratiques festives
nocturnes dans les espaces urbains centraux » (dir. Y. Bonny), « La gestion de l’eau en région
Bretagne » (dir. S. Ollitrault), « Multiusage des lieux et régulation des tensions dans les espaces
ruraux » (dir. Y. Le Caro).
2. Le colloque a été co-organisé par les laboratoires ESO-Rennes et CRAPE. Cet ouvrage ne retient
qu’une petite partie des soixante-quinze communications présentées lors du colloque. La majorité
d’entre elles sont disponibles sur le CD-rom produit à cette occasion. Le comité scientifi que du
colloque était composé des personnes suivantes : Sophie Allain (sociologie, INRA), Hélène
Bertheleu (sociologie, Tours), Maurice Blanc (sociologie, Strasbourg), Yves Bonny (sociologie,
Rennes 2), co-président, Laurent Cailly (géographie, Tours), Fabrizio Cantelli (science politique,
Bruxelles), Camille Hamidi (science politique, Lyon), Graeme Hayes (French studies, Aston
University, RU), Régis Keerle (géographie, Rennes 2), Christian Le Bart (science politique,
IEP, Rennes 1), Jean-Pierre Le Bourhis (science politique, Amiens), Yvon Le Caro (géogra-
phie, Rennes 2), Patricia Loncle (science politique, EHESP), Sylvie Ollitrault (science politique,
IEP, Rennes 1), co-présidente, Michel Parazelli (géographie, Montréal), Tom Storrie (Colleges of
further and higher education, RU), Tommaso Vitale (sociologie, Milan).
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lyse est d’articuler constamment structuration et action, afi n d’inscrire d’un côté
dans toute leur épaisseur sociale et historique l’expérience des acteurs et leurs
orientations d’action, tout en étant attentif de l’autre à leurs formes d’engagement
subjectif dans la vie sociale et aux dynamiques actionnelles et interactionnelles en
situation. Une démarche dialectique doit donc traiter la structuration comme le
produit cristallisé d’actions antérieures qui confi gure et régule les actions actuelles
et analyser celles-ci comme source d’élaboration tout autant que de reproduction
structurelle (fi gure 1, d’après M. Archer, 1998).
Figure 1 : Articuler structuration et action dans le temps
La mise en forme structurelle renvoie aux propriétés de la structuration
sociale et spatiale existante, qui sont à penser comme autant de conséquences et
de cristallisations d’actions passées. Ces propriétés issues du passé façonnent et
encadrent les acteurs contemporains, notamment à travers la socialisation, mais
aussi à travers la distribution des positions occupées par les différents acteurs
dans la vie sociale, avec les ressources et les contraintes correspondantes, ainsi
qu’à travers la confi guration des espaces, des lieux, des enjeux, des situations,
des régulations.
Les dynamiques actionnelles et interactionnelles en situation correspondent
à l’appropriation de cet héritage par les acteurs que l’on examine à un moment
donné et aux jeux d’acteurs qui se constituent sur cette base. L’on se centre ici
sur la manière dont ces acteurs font l’expérience du monde social, dont ils s’y
engagent, dont ils l’interprètent, à partir des ressources et contraintes qui les
caractérisent, de leur réfl exivité, de leur créativité, ainsi que sur l’ensemble des
processus et dynamiques qui en résultent. Ces dynamiques peuvent être pour
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partie interprétées comme une conséquence logique de la mise en forme struc-
turelle, mais elles ne s’y réduisent jamais et doivent aussi être saisies dans leur
déroulement effectif et toujours contingent et dans leurs effets émergents.
L’analyse de la reproduction ou de l’élaboration structurelle renvoie aux consé-
quences collectives des actions et interactions, à leur impact structurel. L’on
parlera de reproduction structurelle lorsque les actions et interactions confi rment
pour l’essentiel les formes de structuration et de régulation préexistantes (par
exemple, chaque fois que nous parlons nous reproduisons en même temps le
français comme langue vivante commune) et d’élaboration structurelle lorsque
les actions et interactions génèrent du nouveau, sur un mode qui peut être plus
ou moins intentionnel. Ceci aboutit alors à modifi er les propriétés structurelles
préexistantes, point de départ d’un nouveau cycle morphogénétique, puisque les
propriétés émergentes du temps « t », une fois cristallisées, contribuent à la mise
en forme structurelle des actions et interactions du temps « t + 1 ».
Ce modèle d’analyse en trois temps repose sur un découpage dans la conti-
nuité temporelle effectué par le chercheur en fonction de sa problématisation.
Ces trois temps analytiques ne doivent donc pas être confondus avec un enchaî-
nement temporel au niveau de la réalité étudiée elle-même, ils renvoient à une
construction de l’objet d’étude, lequel est en général marqué par une multiplicité
de temporalités enchevêtrées et par des boucles récursives permanentes entre
structuration et action. C’est seulement lorsque la réalité étudiée se présente
elle-même sur un mode fortement séquentiel que les trois temps de l’analyse
correspondent aussi à des phases temporelles facilement repérables dans le réel.
Soulignons d’autre part que ce modèle d’analyse peut s’appliquer à n’importe
quelle échelle temporelle, laquelle doit être choisie en fonction de l’objet d’étude
et de la problématique privilégiée, de même que les échelles spatiales à propos
desquelles l’on met en œuvre cet enchaînement analytique, que ce soit de façon
explicite ou implicite.
LES FORMES ET TYPES DE MOBILISATIONS
La question des mobilisations (mais aussi des non-mobilisations) d’acteurs est
habituellement abordée par les sciences sociales à travers des découpages disci-
plinaires et des problématisations conduisant à séparer ce qui relève des espaces
de vie des acteurs sociaux et ce qui renvoie à la construction de problèmes
publics par les mobilisations collectives et les instances politico-administratives.
L’on peut pourtant interroger cette séparation et réfl échir aux continuités et
discontinuités mais aussi aux articulations entre ce que l’on propose d’appeler
l’investissement ordinaire de l’espace et les mobilisations davantage organisées
ou institutionnalisées, qu’il s’agisse de mobilisations « par le bas » (associations,
collectifs, mouvements sociaux) ou « par le haut » (instances et dispositifs d’action
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