
Des considérations diverses les inspirent. Ce peut être une vue simplement réaliste : la société moderne est fondée sur l’affirmation de la liberté. À refuser de la
reconnaître, l’Église s’exclut du monde, alors qu’elle peut trouver des avantages à un ordre qui repose sur la liberté de tous : elle n’a rien à perdre au droit commun et
tout à gagner à échapper à la tutelle régalienne de l’État. A-t-elle eu à se louer de la protection intéressée du pouvoir monarchique ? Tel est le point de vue que
Lamennais, dont le nom s’inscrit aux origines du catholicisme libéral comme au principe de plusieurs des courants modernes du catholicisme, exprime en 1829 dans
l’ouvrage qu’il intitule Des progrès de la Révolution et de la guerre contre l’Église. La bataille contre le monopole universitaire, les luttes pour la liberté de
l’enseignement, les disputes autour du droit d’association et sur le statut des congrégations fournissent autant d’arguments aux thèses libérales et actualisent leur
programme. Certains bornent leurs aspirations à réclamer pour l’Église le droit de se gouverner elle-même ; d’autres vont jusqu’à appeler de leurs vœux une séparation
radicale entre société religieuse et société civile. Le mot d’ordre « l’Église libre dans l’État libre » associe dans son ambiguïté libéraux et catholiques libéraux : c’est à la
fois la formule énoncée par Cavour pour régler la question romaine (1860) et le mot d’ordre proposé par Montalembert au congrès de Malines (1863). Mais dans tous
les pays où le catholicisme, se confondant avec le passé national, était la religion d’État et où l’Église jouissait d’un statut privilégié, comme en Autriche ou en Espagne,
les vues des catholiques libéraux heurtaient trop profondément les habitudes de pensée et la sensibilité pour pouvoir atteindre autre chose que de faibles minorités,
convaincues par avance de la bienfaisance de la liberté et de sa grandeur.
Il en allait tout autrement dans les pays où les catholiques ne formaient qu’une minorité perdue dans une masse : ils avaient tout à redouter de l’application stricte du
principe de l’unité de foi. La liberté possède pour eux un mérite essentiel, qu’elle soit à conserver ou à conquérir : elle est la condition de leur existence. Dans certains
de ces pays, la liberté religieuse existait de longue date et ne leur avait jamais été contestée : c’était le cas aux États-Unis. Les prêtres français qui ont émigré pendant
la Révolution y ont découvert le bienfait de la séparation et en ont rapporté une sympathie durable pour la liberté religieuse. Ailleurs, les catholiques ont dû s’unir,
combattre, parfois s’allier à d’autres, pour obtenir la liberté. En 1828, les catholiques belges s’associent à leurs compatriotes libéraux contre la domination des
Hollandais protestants ; la révolution de 1830 et l’indépendance belge seront le fruit de cette alliance. 1829 : l’action du grand tribun irlandais O’Connel arrache
l’émancipation des catholiques d’Angleterre. 1837 : l’« incident de Cologne » marque le point de départ d’une évolution qui fera du catholicisme allemand une force
politique de premier plan. Dans tous ces pays, les catholiques ont découvert expérimentalement les avantages de la liberté pour tous ; rattachement à la liberté et la
défense des libertés catholiques se confondaient dans une même cause, où les catholiques intransigeants et ceux qui étaient convaincus de la supériorité intrinsèque
de la liberté pouvaient mêler sans problèmes leurs efforts.
La liberté, fille du christianisme
Il existe en effet une famille de catholiques qui croient à la liberté pour elle-même : ce sont eux les catholiques libéraux authentiques. À leurs yeux, la liberté se
justifie pour elle-même, indépendamment des avantages qui peuvent en résulter pour l’Église. Elle est au reste fille du christianisme : c’est l’Évangile qui en a inculqué
la notion aux hommes, c’est l’Église qui, au cours des siècles, en a enseigné les principes. C’est un faux dilemme que celui qui les contraindrait à choisir entre la fidélité
à leur foi et leur attachement à la liberté. Un Montalembert, un Lacordaire, pour s’en tenir à des exemples français, ne mettent pas, à servir la liberté, moins de ferveur
ou de conviction que les libéraux non catholiques, tels un Benjamin Constant ou un La Fayette. Ils constituent, à l’intérieur de la grande famille libérale, une branche
originale qui se propose, selon la devise du journal de Lamennais, L’Avenir (1830-1831), de réconcilier « Dieu et la liberté ». Ils sont favorables à la reconnaissance
de toutes les libertés qui symbolisent l’accomplissement de la liberté : libertés de conscience et d’expression, institutions représentatives, contrôle du pouvoir par les
assemblées délibérantes. Leur défiance de l’État les rapproche des autres libéraux. Elle n’est pas étrangère à leur indifférence à l’égard de la question sociale qui
commence à tourmenter les catholiques sociaux : ils ne partagent pas nécessairement les thèses économiques du libéralisme, mais redoutent que l’intervention de l’État
dans les rapports sociaux ait pour contrepartie le renforcement de l’autorité aux dépens, une fois de plus, de la liberté des individus.
Dans les pays traditionnellement catholiques, cette famille de catholiques libéraux a toujours été au XIXe siècle une minorité ; son importance a en partie dépendu de
ses antécédents intellectuels et religieux. Elle n’existe guère qu’en Italie et en France. Une certaine forme de religion austère, raisonnante, telle que le jansénisme
l’avait un temps exprimée, semble bien lui avoir préparé le terrain. À première vue, la filiation a de quoi surprendre : comment une théologie qui se caractérisait
essentiellement par l’affirmation de la toute-puissance divine, la gratuité absolue de l’intervention de la grâce et la misère impuissante de l’homme a-t-elle pu frayer la
voie à une philosophie qui met l’accent sur la grandeur de la liberté ? La réponse tient en partie dans les avatars du jansénisme qui, au XVIIIe siècle, s’est lié étroitement
au gallicanisme et à toutes les formes parentes de résistance à l’ultramontanisme, ainsi qu’à une volonté de réforme intérieure dans le sens d’une interprétation
rationnelle. Au Piémont, en Lombardie, on peut suivre le cheminement qui conduit d’un clergé janséniste et gagné aux thèses gallicanes et richéristes du XVIIIe siècle au
catholicisme libéral et patriote qui est, avant 1848, une composante du Risorgimento et qu’illustrent les noms de Pellico, de Manzoni, de Rosmini. L’Italie est un cas où
les circonstances politiques ont renforcé l’attraction du courant libéral : l’amour de la patrie opprimée par l’Autriche de Metternich fortifie le courant néo-guelfe qui rêve
de voir l’Église prendre la tête du renouveau national et le pape unir dans sa personne la religion et la liberté. À ce grand rêve, le début du pontificat de Pie IX (1846) a
apporté un commencement d’accomplissement, vite compromis par les événements de 1848. De même en France, la famille d’esprits qui se caractérise à partir de la fin
de la Restauration, par son attachement aux valeurs de liberté et sa volonté de les concilier avec l’Église, trouve des prédispositions dans une certaine tradition
intellectuelle qui affirmait les droits de l’intelligence et répugnait autant aux excès de l’autorité dans le gouvernement de l’Église qu’aux égarements d’une piété trop
sensible. De Royer-Collard à Imbart de La Tour, une lignée d’universitaires ne juge pas que la foi doive s’établir sur la défaite de la raison. Ce libéralisme est souvent
associé aux vestiges du gallicanisme et aux survivances d’un type de catholicisme antérieur à la Révolution. D’où sa faible audience dans le jeune clergé dont la ferveur
va à un catholicisme ultramontain dévot et militant, lié à l’intransigeance dogmatique et au culte de l’autorité. Les catholiques libéraux se défendent de vouloir
infléchir la vie interne de l’Église, ils n’en sont pas moins en désaccord avec les orientations qui y prédominent. Leur sympathie va naturellement à plus de liberté dans
l’Église : or les progrès de l’ultramontanisme ne font qu’y renforcer l’autorité et la centralisation. La plupart d’entre eux ont désapprouvé la tendance qui dispose de la
majorité au concile du Vatican. En retour, ils apparaissent suspects et font l’objet de mises en garde : leurs positions, avouées ou supposées, motivent des condamnations
doctrinales. L’encyclique Mirari vos (1832), l’encyclique Quanta cura (1864) et le catalogue des erreurs contemporaines qui l’accompagne, connu sous le nom de
Syllabus, les définitions conciliaires de 1870 anéantissent les efforts des catholiques libéraux, dispersent leurs groupes, désavouent leurs entreprises et condamnent les
postulats mêmes de leur action. Contrairement à leurs espérances, le magistère romain et l’épiscopat semblent s’acharner à affirmer l’incompatibilité de la foi