TOMBER OU SAUTER EN AMOUR ? On n`entre pas dans l`amour

TOMBER OU SAUTER EN AMOUR ?
On n'entre pas dans l'amour comme on entre dans la débauche ou dans
le vice, bien que la dimension de la sexualité, présente dans les deux cas,
implique une certaine « horizontalité » qui ne va pas nécessairement
dans le sens des aspirations proprement spirituelles de l'être humain. Le
sexe est situé au bas du corps tant féminin que masculin, et c'est sans
doute pour évoquer le mouvement de la conscience appelée soudain à
porter son attention sur le désir sexuel que, tant l'anglais que le français
évoquent une chute pour marquer le déclenchement de l'amour. Mais
l'anglais dit « tomber en amour », le français dit « tomber amoureux
». La nuance est de taille et mérite d'être clairement saisie.
Le français semble ici plus logique : la chute se fait dans le sentiment
d'abord, non dans la réalité même de l'amour. La réalité objective de
l'amour n'est-elle pas en effet trop noble pour que les hommes et les
femmes y entrent de cette façon ? Évidemment, il ne faut pas identifier
l'amour avec le sentiment amoureux ou un état affectif, fût-il
parfaitement spécifié et extrêmement violent. Car si à cet état subjectif
de l'un ne correspond pas un état analogue chez l'autre qui en est la
cause, le processus de l'amour comme réalité objective ne se met pas
vraiment en branle et l'amour ressemble à une maladie, dont il faudra se
guérir pour ne pas en mourir.
En fait, le français dit « tomber amoureux », comme il dit « tomber
malade », moins pour signifier une chute que pour marquer la
soudaineté de l'évènement. Si l'amour ne sait généralement pas quand il
finit, il sait par contre quand il commence. Son point de départ est subit.
Il est comme une blessure, et l'image de Cupidon archer lançant sa flèche
est parfaitement exacte. L'amour commence quand nous avons reçu la
flèche d'amour. Quand brusquement nous souffrons par l'existence d'un
autre qui se tient au-dehors, au loin, à l'extérieur de nous. Brusquement
le moi s'ouvre, non pour perdre quelque chose, mais pour découvrir qu'il
est incomplet, qu'il ne se suffit pas à lui-même, qu'il a besoin de l'autre,
tel autre bien précis, de sa présence, de l'intimité avec lui.
Faire l'expérience de l'amour, c'est d'abord faire l'expérience de son
imperfection fondamentale, de son incapacité à se suffire à soi-même, à
être heureux par soi-même. Cette découverte est brusque, brutale
même, comme la mort, qui frappe elle aussi, d'un coup de faux,
métaphore champêtre. Tant qu'une personne n'a pas reçu la flèche de
Cupidon, elle ne connait pas son malheur, elle vit dans l'innocence et la
naïveté de l'enfance. Elle ne sait pas ce que c'est que souffrir
moralement, ni ce que c'est vraiment que la solitude. La flèche qui se
plante dans sa chair lui en apporte la révélation. C'est bien la chair en
effet qui est touchée et qui s'émeut. L'ébranlement de l'âme qui en est
consécutif témoigne de l'enracinement de l'âme dans le corps et du fait
que ce dernier ne nous est pas extérieur. Nous sommes lui entièrement,
bien que nous ne soyons pas que lui. Or, justement, l'aventure de l'amour
sera vécue principalement par cette partie de nous-mêmes qui déborde
le corps.
Encore une fois, pour qu'on parle d'amour au sens plein du terme, il faut
que les deux personnes soient touchées et qu'elles décident de jouer le
jeu. Une certaine philosophie à la mode, identifiant le désir avec la libido
freudienne, ou avec un pur appétit de jouissances charnelles, réduit
totalement ce jeu à la recherche plus ou moins longue et difficile de la
volupté. Tout se terminerait là, au lit, et tout le reste autour ne serait que
littérature, illusion, théâtre. Mais cette conception, qui ignore ou feint
d'ignorer en l'être humain la présence de l'esprit et la dimension
proprement ontologique, et donc mystérieuse, de l'amour, est fausse.
Nous ne savons pas ce qu'est l'amour et il n'y a rien de plus sot que la
prétention de certains psychologues et sexologues de pouvoir enseigner
à le vivre. Prétention comparable à celle de ces professeurs de
« créativité », qui se croient capables, eux, d'enseigner à avoir du génie.
Vivre l'amour ne s'apprend pas des autres, mais s'apprend par soi-même
uniquement, car il s'agit de la découverte et de l'exploration non
seulement des raffinements, des merveilles, des miracles de l'instinct
sexuel, mais des profondeurs abyssales de l'être humain.
Chez tout être humain, il y a une zone de mystère, dans laquelle se situe
le meilleur de lui-même, et que l'aventure amoureuse, telle une sorte
d'expédition dans le cosmos, va permettre de découvrir. Nul ne sait
comment cela va se faire, car en même temps qu'il explore le mystère de
l'autre, il découvre le sien propre. Plus, l'amour fait naitre ou apparaitre
des puissances nouvelles dans le Moi. L'amour rend fécond et il éclaircit
les amants sur eux-mêmes, ou bien il n'est pas amour, il est une comédie
que se jouent deux individus par désœuvrement. De fait, l'amour
possède une telle réputation, un tel prestige, que tous ou presque
courent après lui et se font accroire très aisément ensuite qu'ils l'ont
trouvé. Ce qui complique étrangement les choses, puisque ce n'est plus
seulement son propre mystère et celui de l'autre qu'ils doivent affronter,
mais des fantasmes, des lubies, des rêves, des mensonges et même du
théâtre. On peut se demander parfois, considérant toutes ces erreurs,
ces déchirements, cette comédie ou cette tragédie que se jouent les
hommes et les femmes, si les vieilles civilisations ne témoignaient pas
d'une plus profonde sagesse en laissant aux parents le soin d'arranger le
mariage des enfants.
Quoi qu'il en soit, l'autre avec son mystère doit être affronté, et l'entrée
dans l'amour réel nécessite toujours un acte de courage. L'autre avec
toute l'étrangeté de son mystère propre, avec l'imprévisibilité de ses
réactions, avec la fragilité de sa sensibilité, bien plus fragile encore que le
corps lui-même, qu'un rien pourtant blesse, que le moindre choc meurtrit
et la moindre pointe déchire et fait saigner. Mais si l'amour est une
aventure haute, difficile, risquée, s'il faut un acte de courage pour y
entrer, il ne sied pas de dire « tomber » en amour. Il faut dire plutôt
monter ou « sauter » en amour.
Il y a en effet un saut, comparable à ce « saut » dans la foi dont a parlé
Kierkegaard. Selon le philosophe danois, l'existence humaine se
déroulerait en passant normalement par trois stades ; le premier est
esthétique, le second éthique, le dernier religieux. Nous naissons et
passons notre jeunesse dans l'esthétique. Nous accédons au stade
éthique par le mariage, et nous entrons finalement dans le stade religieux
par un saut dans la foi. Le dépassement de l'éthique par le religieux est
en effet non naturel, non rationnel. Il y a, toujours selon ce philosophe,
une sorte de folie du christianisme. Ce n'est pas par un raisonnement que
les hommes deviennent chrétiens, mais par un saut, un saut dans le vide.
En réalité, entre la vie insouciante, polarisée par le plaisir, qui caractérise
le premier stade, et la vie rangée, morale, raisonnable qui caractérise le
second et dans laquelle le mariage permet d'entrer, il y a aussi un saut.
Nous sautons véritablement dans l'amour, qui de nos jours ne coïncide
pas nécessairement avec la vie rangée, honnête et raisonnable. Ce n'est
plus la famille qui est la base stable de la société, l'institution
fondamentale, c'est l'État. Au-dessous de lui, il n'y a plus que des
individus qui se lient entre eux de toutes les façons possibles et dont les
liaisons sont rien moins que stables.
Il va de soi que si l'aventure amoureuse nécessite un saut, un saut non
justifié, absurde même, un saut que bien des couples n'osent plus faire
officiellement, c'est qu'elle implique un serment d'amour ou de fidélité.
L'irrationnel est là ! La folie est ! « Pour toujours », voilà deux mots qui
ne se disent pas aisément, mais qui seuls sont susceptibles de conférer à
cette aventure une dimension ontologique. Entendons par que l'amour
retentit dans l'être même des personnes, qu'il affecte, modifie, ouvre cet
être sur une réalité transcendante ou supra temporelle, lance le désir
dans l'infini.
À défaut de commencer par un acte à signification religieuse, ou encore
par un serment courageux, fait en toute liberté d'esprit, l'aventure
amoureuse devenue aussi mariage est vouée à l'échec. L'attraction
physique n'est pas pour elle une base suffisamment stable : l'instinct
sexuel est trop versatile, trop inconstant. L'amour ne peut espérer réussir
et réaliser sa promesse d'éternité que s'il se laisse emporter par un Éros
qui, comme Platon l'a enseigné, est destiné à traverser les corps, les
discours, les actes, pour s'élever jusqu'au sommet de l'être : l'idée de
Bien, le bien en soi, autrement dit Dieu. Le désir ainsi conçu est une force
ascendante, une aspiration à vivre de la vie même de l'éternel, et c'est la
relation privilégiée avec une autre personne que la flèche d'amour a
blessée en même temps que soi, qui lui permet de prendre son envol. Les
humains tombent amoureux, c'est exact, mais ils montent en amour, si
tant est qu'il s'agisse vraiment d'amour.
Après avoir décidé de faire le saut dans l'amour, ou comme disaient les
anciens Chinois, de « franchir le ruisseau » (une sorte de Rubicon), il faut
maintenir fidèlement la marche en avant. Le courage a alors besoin de la
fidélité. Fidélité et courage sont deux vertus complémentaires, donc
faites pour s'épauler. Si elles ne le font pas, si tout l'amour doit être vécu
sur le mode de la chute, qui est en fait celui de la passion car toute
chute est « passive » l'amant constatera qu'après être tombé dans
l'amour, c'est bientôt l'amour lui-même qui, inéluctablement, tombe par
terre.
Il semble bien que si nous sommes dépourvus d'amour, et d'amour pour
une ou quelques personnes singulières non d'amour en général la vie
ne soit ni bonne ni vraie, et le Moi, profondément, ignore ce qu'il est,
passe à côté de lui-même. Le réel dans son ensemble ne présente pas
alors un sens acceptable et chacun vit parce qu'il s'y sent obligé par des
croyances religieuses ou parce qu'il est trop lâche pour regarder le suicide
en face. C'est comme si de l'amour jaillissait une lumière par laquelle
seule le monde peut être perçu comme bon, aimable, sensé, et moi de
même puisque j'en fais partie. Il y a donc plus d'amour dans la
connaissance que les philosophes et les savants ne le reconnaissent
généralement. Mais cet amour est comme la lumière : invisible par elle-
même, visible seulement par les choses qui sans elle n'apparaitraient pas.
Cela est très mystérieux qu'il suffise d'aimer une personne, et une seule,
pour que nos rapports avec le monde et les autres personnes s'en
trouvent modifiés, pacifiés et qu'il nous devienne possible d'en percevoir
ou d'en pressentir la vérité. Il y a ainsi une universalité de l'amour,
comme il y a une universalité de la pensée. Il suffit d'aimer une personne
pour que toutes les autres nous deviennent aimables et, avec elles, la
totalité des choses et des êtres qui constituent le monde. Dès qu'elle
aime, en effet, une personne est non seulement portée à reconnaitre à
toutes les créatures un droit à exister et à se déployer, mais elle participe
en quelque sorte à leur existence, elle les appuie dans leur désir d’être.
Elle est frappée par la bonté, la vérité, la beauté, voire la splendeur des
choses. Tout individu, et même le plus balourd, devient poète quand
l'amour le frappe. La nature se met à chanter et il en perçoit la voix, pour
la première fois. Il est même prêt à se reproduire, ce qui revient à
accepter d'éterniser le monde ou de s'éterniser en lui.
L'épanouissement du désir, qui s'effectue dans l'amour, pousse un
individu sur la voie de sa réalisation authentique, il le met en possession
de tous ses moyens. Celui qui n'arrive pas à aimer un autre être humain
est un malheureux. Il ne s'aime pas lui-même, ou du moins il ne s'aime
pas comme il faudrait qu'il s'aime. Par conséquent, il pourra être
méchant. Car l'existence pour lui n'est pas bonne, elle est, en profondeur,
une croix qu'il doit porter ; ce qu'il parvient peut-être à oublier en
cultivant une passion qui lui fournit de fortes jouissances ou qui
augmente sa puissance, ou en se divertissant d'une manière forcenée. Ce
que le Talmud dit de la femme, pourrait évidemment se dire de l'amour,
et sans doute aussi de l'homme pour la femme : « Sans la femme,
l'homme ne connait ni bien, ni aide, ni joie, ni bénédiction, ni pardon. »
Il y a toutefois des exceptions : certains transforment ce malheur d'une
vie sans amour érotique en une œuvre de culture, qui est toujours une
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