courent après lui et se font accroire très aisément ensuite qu'ils l'ont
trouvé. Ce qui complique étrangement les choses, puisque ce n'est plus
seulement son propre mystère et celui de l'autre qu'ils doivent affronter,
mais des fantasmes, des lubies, des rêves, des mensonges et même du
théâtre. On peut se demander parfois, considérant toutes ces erreurs,
ces déchirements, cette comédie ou cette tragédie que se jouent les
hommes et les femmes, si les vieilles civilisations ne témoignaient pas
d'une plus profonde sagesse en laissant aux parents le soin d'arranger le
mariage des enfants.
Quoi qu'il en soit, l'autre avec son mystère doit être affronté, et l'entrée
dans l'amour réel nécessite toujours un acte de courage. L'autre avec
toute l'étrangeté de son mystère propre, avec l'imprévisibilité de ses
réactions, avec la fragilité de sa sensibilité, bien plus fragile encore que le
corps lui-même, qu'un rien pourtant blesse, que le moindre choc meurtrit
et la moindre pointe déchire et fait saigner. Mais si l'amour est une
aventure haute, difficile, risquée, s'il faut un acte de courage pour y
entrer, il ne sied pas de dire « tomber » en amour. Il faut dire plutôt
monter ou « sauter » en amour.
Il y a en effet un saut, comparable à ce « saut » dans la foi dont a parlé
Kierkegaard. Selon le philosophe danois, l'existence humaine se
déroulerait en passant normalement par trois stades ; le premier est
esthétique, le second éthique, le dernier religieux. Nous naissons et
passons notre jeunesse dans l'esthétique. Nous accédons au stade
éthique par le mariage, et nous entrons finalement dans le stade religieux
par un saut dans la foi. Le dépassement de l'éthique par le religieux est
en effet non naturel, non rationnel. Il y a, toujours selon ce philosophe,
une sorte de folie du christianisme. Ce n'est pas par un raisonnement que
les hommes deviennent chrétiens, mais par un saut, un saut dans le vide.
En réalité, entre la vie insouciante, polarisée par le plaisir, qui caractérise
le premier stade, et la vie rangée, morale, raisonnable qui caractérise le
second et dans laquelle le mariage permet d'entrer, il y a aussi un saut.
Nous sautons véritablement dans l'amour, qui de nos jours ne coïncide
pas nécessairement avec la vie rangée, honnête et raisonnable. Ce n'est
plus la famille qui est la base stable de la société, l'institution
fondamentale, c'est l'État. Au-dessous de lui, il n'y a plus que des
individus qui se lient entre eux de toutes les façons possibles et dont les
liaisons sont rien moins que stables.