POLITIQUE
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de faire croire à leurs citoyens qu’ils
cherchaient à promouvoir l’intérêt
général, alors qu’ils s’occupaient sur-
tout de poursuivre leurs intérêts par-
ticuliers ; ils ont ainsi dévoyé les mo-
dèles de leurs finalités proclamées.
Ensuite, ils se sont sabotés récipro-
quement : chaque fois qu’un acteur
voulait vraiment mettre en œuvre
l’un ou l’autre de ces modèles dans
l’un ou l’autre pays, il s’en est trou-
vé d’autres, au-dedans comme au-de-
hors, qui ont cherché à faire échouer
sa tentative. Enfin, quoi qu’ils en
disent, les pays les plus dévelop-
pés n’ont le plus souvent aucun in-
térêt à voir se développer ceux qui
le sont moins, et donc les en ont
généralement empêchés. En consé-
quence, jusqu’à présent, dans leur
grande majorité – à quelques excep-
tions près, mais non des moindres –,
les acteurs du Sud qui ont dit vouloir
faire, ou essayé vraiment de faire du
développement, ont rarement été as-
sez forts ou assez honnêtes (ou les
deux), pour surmonter ces trois obs-
tacles majeurs. Ce sont donc moins
les modèles en eux-mêmes qui doi-
vent être incriminés que les acteurs,
tant au Sud qu’au Nord, qui s’en sont
inspirés et ont prétendu les mettre
en œuvre.
COMMENT S’Y PRENDRE
À L’AVENIR ?
Le diagnostic ci-dessus débouche
sur une impasse désespérante : en ef-
fet, avec les humains tels qu’ils sont,
il n’y a aucune raison que les choses
changent à l’avenir. Il me semble
très irréaliste d’espérer que les col-
lectivités humaines, qui se livrent
à une compétition effrénée depuis
des millénaires, comprennent tout à
coup que celle-ci les a presque tou-
jours entraînées, d’une part, dans
une impitoyable logique de guerre
et, d’autre part, dans une logique
de croissance parfois plus destruc-
trice que créatrice. Mais ne déses-
pérons pas : rien n’est impossible
et d’ailleurs, point n’est besoin, pa-
raît-il, d’espérer pour entreprendre !
Cependant, si les raisons énoncées
plus haut pour expliquer les piètres
résultats sont bien réelles, alors, il
faudra imposer le développement
à tous ceux qui n’en veulent pas
(même s’ils disent le contraire) ! Et
pour y parvenir, il faudra construire
patiemment une force sociale et po-
litique capable de mobiliser assez
d’énergie, et fondée sur une utopie
crédible du développement. Quelles
pourraient être cette utopie et cette
force1 ?
L’utopie pourrait être celle de
l’économie autogestionnaire (ou so-
ciale solidaire), à condition qu’elle
ne se limite pas à être « une éco-
nomie pauvre pour les pauvres » et
qu’elle s’inscrive dans un projet poli-
tique. En effet, cette économie peut
constituer un mode de production
alternatif au capitalisme néolibéral
mondialisé, à condition qu’elle de-
vienne capable, ce qui est loin d’être
le cas aujourd’hui, de rivaliser avec
lui sur son propre terrain, sans ce-
pendant engendrer les mêmes coûts
sociaux, écologiques et culturels. Le
défi est donc énorme. Pour qu’il y ait
quelque chance de réussir, il faut
que les acteurs engagés dans cette
voie obtiennent le soutien politique
des États et des organisations inter-
nationales, sans quoi, soit ils ne se-
ront pas compétitifs, soit ils repro-
duiront les mêmes effets négatifs.
Cette utopie ne pourra donc deve-
nir efficace que si elle s’inscrit dans
un projet plus large, celui d’un dé-
veloppement éthique et durable. Un
tel modèle suppose évidemment un
contrôle de la compétition (écono-
mique et internationale) par la vo-
lonté politique des États, ce qui im-
plique, notamment, une régulation
de la croissance économique, de l’in-
novation technologique et de l’évo-
lution démographique. Et cela, sans
retomber dans les excès de bureau-
cratie des régimes communistes !
La force pourrait être celle du
mouvement altermondialiste, à
condition qu’il parvienne à propo-
ser un projet alternatif clair et mo-
bilisateur et qu’il surmonte ses di-
visions internes. Et, là aussi, le défi
à relever est considérable ! Son uto-
pie pourrait être celle dont je viens
de parler à condition que les nom-
breuses tendances qui composent
aujourd’hui le mouvement altermon-
dialiste parviennent à se mettre d’ac-
cord entre elles pour le soutenir, ce
qui est loin d’être évident. En outre,
il est essentiel que ce mouvement
surmonte ses fortes réticences en-
vers son organisation interne : qu’il
se donne des finalités, des normes
de fonctionnement, des ressources,
des stratégies de lutte et... une au-
torité qui en soit garante.
Il est essentiel, pour construire
cette force, de bénéficier de l’appui
du « vieux syndicalisme » européen
– celui qui a su, par la mobilisation
sociale, donner au capitalisme un vi-
sage plus humain grâce à l’État Pro-
vidence. Mais cette alliance suppose
un gros effort de réforme de part et
d’autre, car la collaboration entre les
forces de l’ancien monde et celles
du nouveau est loin d’être facile au-
jourd’hui. En outre, il importe aussi
de fédérer dans cette force de nom-
breux mouvements sociaux actuel-
lement dispersés et trop faibles : les
consommateurs, les femmes, les éco-
logistes, les exclus, les défenseurs
des droits humains...
Bref, nous avons du pain sur la
planche. Mais rappelons-nous que le
mouvement ouvrier a mis un siècle
et demi pour trouver son chemin et
imposer ses exigences ! !
1 J’ai développé ces idées dans un livre sous presse : G. Bajoit,
Pour une sociologie de combat, Fribourg (Suisse), Academic Press,
2010. Voir surtout le chapitre 6 : « Résistance et alternative au
capitalisme ».