MAY CHEHAB
par d'incessants déplacements de points de vue : simultanéisme,
cubisme, autoréférentialité, vision kaléidoscopique, éclatement du sujet,
expriment dans les arts et les lettres la nouvelle révolution scientifique.
Certes, elle avait été préparée par la philosophie et les sciences. Déjà,
le perspectivisme nietzschéen rétablissait une infinité de points de vue,
tous également vrais, face à ce que Nietzsche appelait «la perspective
du troupeau».1 Dans le domaine des sciences physiques, en 1902,
Poincaré rapportait les faits de la mécanique à un espace non euclidien.
Ces idées seront développées par Einstein dans son article de 1905,
considéré comme fondateur de la théorie de la relativité, pour laquelle
tous les observateurs ont simultanément raison.2
La révolution se poursuit avec les progrès de la mécanique quantique
qui bouleverse la conception traditionnelle de la réalité. Elaborée au
tournant du siècle, elle aboutit en 1927 aux «relations d'incertitude» de
Werner Heisenberg, selon lesquelles il est impossible de mesurer
simultanément la position et la vitesse d'un objet quantique, puisque
ces deux grandeurs sont toujours assorties d'incertitudes. Impossibilité
qui,
pour le profane (et l'homme de lettres en est un), rejoint la non-
concordance relativiste de l'observé et de l'observant. En littérature,
cette non-concordance se traduit par l'impossibilité pour le 'je' narrant
de parler du 'je' narré, en d'autres termes, d'écrire une autobiographie,
d'où la multiplication de projets autobiographiques détournés. Un tel
exemple est la trilogie autobiographique de Marguerite Yourcenar, Le
Labyrinthe du Monde, où l'auteur y réussit «le tour de force d'écrire
une autobiographie dont elle est absente».3 Une autre conséquence des
1.
FR.
NIETZSCHE,
Oeuvres, Laffont, t. I, 1993, Le gai savoir, V, § 354 et 374; v.
également Louis
PINTO,
Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en
France, Seuil, Paris 1995.
2.
Sur l'influence d'Einstein sur la littérature, v. par exemple CAROL
DONLEY,
«' Springtime of the Mind': Poetic Responses to Einstein and Relativity», dans Einstein
and the Humanities,
DENNIS
P.
RYAN
ed., Hofstra University, Contributions in Philosophy,
No.32,
Greenwood Press, New York, Westport CT, London 1987, p. 119-124. Mais nous
sommes déjà dans les années 1980.
3. JEAN BLOT,
«Marguerite Yourcenar, Quoi ? L'Éternité», La Nouvelle Revue
Française (juin 1989), p. 99-101 (100).
140