entre Science et Littérature, le concept de «champ

Un nouvel instrument au service de la littérature comparée :
entre Science et Littérature, le concept de «champ»
May Chehab*
De la même manière que Copernic, Nicolas de Cuse et Newton avaient
suscité la naissance du voyage spatial en littérature, ainsi au XXe siècle,
les découvertes de la physique quantique et relativiste impriment des
modifications radicales dans les représentations littéraires. Or, si cette
influence a trèst été repérée par certains critiques, elle l'a été de
manière sporadique et ponctuelle, et ce n'est que très récemment qu'une
approche d'interprétation globale, le «field concept» de Katherine Hayles,
a fait son apparition aux Etats-Unis et en France. Son postulat principal
est qu'au XXe siècle, tout influence tout, que tout se tient, que les choses
sont entre elles corrélées. C'est la notion de «champ». Par conséquent, la
littérature porte la marque, consciente ou non, des révolutions scientifi-
ques qui ont imprégné son temps. Mais pour mieux comprendre l'apport
de cette révolution, une brève récapitulation des découvertes scientifi-
ques majeures s'impose.
s le tout début du XXe siècle, la révolution que la physique
relativiste a exercée sur les esprits, n'a pas manqué de se répercuter sur
la littérature. Très médiatisée -parce que médiatisable en raison de
l'extrême concision de la formule d'Albert Einstein et de ses exemples
vulgarisés-, la théorie de la relativité bouleverse le cadre spatio-temporel
traditionnel, de même que l'ancienne certitude scientifique et métaphysi-
que de vérité absolue. Ainsi par exemple, le cadre traditionnel formé par
les deux notions séparées de l'espace et du temps est aboli par la notion
physique que tout se tient dans le nouveau monde, que rien n'y est séparé.
La nouvelle notion unique qu'Einstein nomme, faute de mieux, espace-
temps, transforme l'univers littéraire et artistique, qui en sort multiplié
* Professeur Assistant, Département d' Études françaises et de Langues
vivantes, Université de Chypre. Courriel: [email protected]y
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MAY CHEHAB
par d'incessants déplacements de points de vue : simultanéisme,
cubisme, autoréférentialité, vision kaléidoscopique, éclatement du sujet,
expriment dans les arts et les lettres la nouvelle révolution scientifique.
Certes, elle avait été préparée par la philosophie et les sciences. Déjà,
le perspectivisme nietzschéen rétablissait une infinité de points de vue,
tous également vrais, face à ce que Nietzsche appelait «la perspective
du troupeau».1 Dans le domaine des sciences physiques, en 1902,
Poincaré rapportait les faits de la mécanique à un espace non euclidien.
Ces idées seront développées par Einstein dans son article de 1905,
considéré comme fondateur de la théorie de la relativité, pour laquelle
tous les observateurs ont simultanément raison.2
La révolution se poursuit avec les progrès de la mécanique quantique
qui bouleverse la conception traditionnelle de la réalité. Elaborée au
tournant du siècle, elle aboutit en 1927 aux «relations d'incertitude» de
Werner Heisenberg, selon lesquelles il est impossible de mesurer
simultanément la position et la vitesse d'un objet quantique, puisque
ces deux grandeurs sont toujours assorties d'incertitudes. Impossibilité
qui,
pour le profane (et l'homme de lettres en est un), rejoint la non-
concordance relativiste de l'observé et de l'observant. En littérature,
cette non-concordance se traduit par l'impossibilité pour le 'je' narrant
de parler du 'je' narré, en d'autres termes, d'écrire une autobiographie,
d'où la multiplication de projets autobiographiques détournés. Un tel
exemple est la trilogie autobiographique de Marguerite Yourcenar, Le
Labyrinthe du Monde, où l'auteur y réussit «le tour de force d'écrire
une autobiographie dont elle est absente».3 Une autre conséquence des
1.
FR.
NIETZSCHE,
Oeuvres, Laffont, t. I, 1993, Le gai savoir, V, § 354 et 374; v.
également Louis
PINTO,
Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en
France, Seuil, Paris 1995.
2.
Sur l'influence d'Einstein sur la littérature, v. par exemple CAROL
DONLEY,
«' Springtime of the Mind': Poetic Responses to Einstein and Relativity», dans Einstein
and the Humanities,
DENNIS
P.
RYAN
ed., Hofstra University, Contributions in Philosophy,
No.32,
Greenwood Press, New York, Westport CT, London 1987, p. 119-124. Mais nous
sommes déjà dans les années 1980.
3. JEAN BLOT,
«Marguerite Yourcenar, Quoi ? L'Éternité», La Nouvelle Revue
Française (juin 1989), p. 99-101 (100).
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ENTRE SCIENCE ET LITTÉRATURE: LE CONCEPT DE "CHAMP"
relations d'incertitude de Heisenberg est qu'il n'est pas possible
d'effectuer d'observation sans perturber le phénomène à observer; et
qu'en retour, les observations se répercutent elles-mêmes sur le moyen
d'observation utilisé. Cette conception entraîne la naissance, en
littérature, de l'interaction auteur-lecteur.
Enfin, les relations d'incertitude marquent la mort du déterminisme
classique et la naissance de la conception probabiliste en physique,
puisque l'objet n'est jamais quelque part ; il a seulement plus ou moins
de chances de se trouver à tel ou tel endroit.
Devant l'ampleur des répercussions de ces nouvelles représentations
sur l'espace littéraire et artistique, la critique traditionnelle était dés-
armée. Ses connaissances en la matière, qui ne dépassaient pas le niveau
journalistique, ne lui permettaient guère de s'aventurer hors du texte,
ce que du reste une longue tradition structuraliste décourageait vive-
ment. Et lorsque certains chercheurs avançaient de tels rapprochements
interdisciplinaires, ces audaces étaient souvent mal acceptées par le
système universitaire, parce que mal comprises ou dépourvues de
caution méthodologique.
E apparition du concept de 'champ',4 qui comble cette lacune,
légitime et cautionne ces rapprochements. Elle peut aussi se voir comme
une réaction obligée au long règne de la critique interne, qui privilégiait
le texte et ignorait son contexte.e outre-atlantique dans les années
1980,
cette récente critique de type externe a répondu au besoin de
retrouver, dans la littérature et les arts, la nouvelle vision de l'univers,
d'autant que les écrivains ne l'explicitent presque jamais. Mais gardons-
nous de croire qu'ils n'en sont pas conscients : tous les auteurs du XXe
siècle se réfèrent plus ou moins à ces nouvelles théories. Tantôt c'est
pour les combattre, comme Paul Claudel par exemple dans sa Cinquième
Grande Ode, La Maison fermée, où il refuse l'idée de l'infinitude de
l'univers. Tantôt, elles constituent le soubassement de leur œuvre. Ainsi
les nouvelles de Borges ne peuvent se comprendre sans la référence à la
4. KATHERINE
N.
HAYLES,
The Cosmic Web: Scientific field Modeis & Literary-
Strategies in the 20th Century, Cornell University Press, 1984;
STEPHEN KERN,
The Culture
of Time and Space: 1880-1918, Harvard University Press, Cambridge, Mass. (1983) 1994.
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MAY CHEHAB
théorie mathématique des ensembles de Cantor, élaborée à la fin du
XIXe siècle.5 Pour d'autres enfin, plus nombreux, elles sous-tendent des
motifs et un cadre nouveaux. Ceux-là, comme le dit Marguerite Your-
cenar, cueillent ce qu'ils trouvent «dans l'air du temps».6
Quelles sont les étapes principales de la constitution du concept de
«champ» ? Un premier pas a été fait avec l'ouvrage de Stephen Kern,
The Culture of Time and Space -.1880-1918,,7 publié pour la première fois
en 1983, et sept fois réédité depuis, qui examine en détail l'impact des
sciences sur le premier XXe siècle littéraire et artistique en France. Je
traduis les titres des neuf premiers chapitres qui, dans leur concision,
résument la révolution qui se produit alors dans les mentalités
:
La
nature du temps, Le passé, Le présent, Le futur, La vitesse, La nature
de l'espace, La forme, La distance, La direction. Les deux derniers
chapitres examinent la temporalité de la Grande Guerre et la révolution
conceptuelle du cubisme à la lumière de ce que l'auteur appelle «La
Culture de l'Espace et du Temps», le titre même de son livre.
Un an après cette étude fondamentale, Katherine Hayles publie à son
tour son ouvrage The Cosmic Web : Scientific field Models & Literary
Strategies in the 20th Century 8 [La Toile cosmique: Modèles de champ et
Stratégies littéraires au XXe siècle], magistrale étude en deux volets,
écrite pour un public plus spécialisé que celui de Kern : elle comprend
une première partie où l'auteur expose les grandes théories scientifiques
et leurs implications en littérature. Puis une seconde partie, qui regroupe
des monographies sur des auteurs aussi variés que D. H. Lawrence,
Nabokov, Borges et Pynchon. L'auteur insiste sur le fait que ces textes
5.
V. à ce sujet le chapitre 5 de
KATHERINE
N.
HAYLES,
The Cosmic Web : Scientific field
Models & Literary Strategies in the 20th Century, p. 138-167.
6.
MARGUERITE YOURCENAR,
Les Yeux ouverts. Entretiens avec
MATTHIEU GALEY,
coll.
«Les interviews», Le Centurion, 1980. Marguerite Yourcenar dit précisément qu'il faut
«distinguer ce qui vient des ancêtres, ce qui vient de l'éducation de ce qu'on a cueilli
dans l'air du temps», p. 217.
7.
Plus particulièrement, sur le premier XXe siècle en France, v.
STEPHEN KERN,
The
Culture of Time and Space : 1880-1918.
8.
KATHERINE
N.
HAYLES,
The Cosmic Web: Scientific field Models & Literary
Strategies in the 20th Century.
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ENTRE SCIENCE ET LITTÉRATURE: LE CONCEPT DE "CHAMP"
reflètent un niveau de connaissances scientifiques très inégal chez ces
auteurs.
En France, ces travaux ont été complétés par l'action très dynamique
de la revue interdisciplinaire Alliage. Créée à l'automne 1989, cette
publication se veut «le vecteur d'une réflexion de fond sur les rapports
de la culture, de la technoscience et de la société». C'est «un espace où
la création culturelle rencontre la recherche scientifique ainsi qu'un
outil d'information sur les réalisations de la culture scientifique et
technique, les livres, films, expositions, etc.».9 Beaucoup de chercheurs
transdisciplinaires font entendre leur voix à la tribune d'Alliage.
Le 'field concept' s'attache donc, selon son créateur,10 à dégager, au
sein de disciplines différentes, des isomorphismes, en d'autres termes
des caractéristiques générales de la pensée du XXe siècle. Cette ap-
proche nouvelle est en fait une epistemologie transversale. Elle
s'apparente énormément à la littérature comparée, en ce que deux
champs de connaissances au moins sont en présence. Aucune différence
donc dans la méthodologie. Par contre, la distinction majeure tient au
domaine des connaissances, qui associe la science et la littérature. Pour
comprendre la création littéraire du XXe siècle, le critique et le
chercheur doivent dorénavant connaître aussi les grandes théories de la
physique, des mathématiques et de la biologie.
En ce sens, le concept de 'champ' est un instrument précieux pour
un renouveau de la littérature comparée, et cela à deux titres : en
fournissant d'abord une caution méthodologique supplémentaire aux
chercheurs en littérature désireux de faire des rapprochements d'ordre
scientifique
;
en permettant désormais de mieux accueillir le regard
nouveau de chercheurs provenant de disciplines scientifiques. Par cette
qualité interdisciplinaire, le concept de 'champ' s'accorde à la
philosophie d'ouverture qui caractérise la littérature comparée.
9. L'adresse du site de la revue Alliage est http://www.tribunes.com/alliage
10.
HAYLES,
The
Cosmic
Web, p. 9-10.
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