Roland Barthes et l`action des langages - E

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Université PARIS VIII (Vincennes - Saint Denis)
Ecole doctorale Pratiques et théories du sens
Discipline : Langue et littérature françaises
Thèse Nouveau régime
soutenue publiquement le 14 octobre 2008 pour obtenir
le grade de Docteur de l’université de Paris VIII
Roland Barthes et l’action des langages
par
Stéphane Vaz de Barros
Directeur de recherche :
Madame Tiphaine Samoyault Professeur à Paris VIII
Jury :
Monsieur Gérard Dessons
Monsieur Eric Marty
Monsieur Gilles Philippe
Madame Tiphaine Samoyault
Professeur à Paris VIII
Professeur à Paris VII
Professeur à Paris III
Professeur à Paris VIII
Barthes et l’action des langages
Thèse Nouveau régime préparée au Département de littérature générale et
comparée de l’Université de Paris VIII (Vincennes-Saint-Denis), 2 rue de la
liberté, 93526 Saint Denis cedex.
Résumé
Nous avons tenté de montrer dans cette thèse que l’objectif de la
sémiologie barthienne est de suggérer l’inanité du sens, et en sous-main celle
de l’Histoire que Barthes a moins ignorée par rigueur méthodologique que
par hostilité principielle au discours historique. Estimant que les hommes
produisent du sens à partir de rien, par exemple d’une opposition
sémantique, il a mis l’accent sur l’aspect arbitraire et mécanique (donc
dérisoire) du procès du sens. On a supposé que l’ « angoisse politique » est à
l’origine de cette quête de la vacuité, qu’elle a pu dicter aussi bien l’idée de
mobiliser l’action de l’écriture contre celle des langages théoriques, que le
parti de refuser l’esthétique de la transparence, soupçonnée d’avoir
collaboré à la destruction de l’ « ordre de l’Antithèse ».
Mots-clés: Roland Barthes, Analyse du discours, Formalisme, Poétique,
Rhétorique, Sémiologie, Structuralisme, théorie littéraire.
Barthes and the action of languages
Abstract
We tried to show that the purpose of the barthian semiotics is to suggest the
inanity of sense, and indirectly the inanity of the History which is ignored less
by methodological strictness than by hostility against historical speech.
Thinking that men produce sense from nothing, for instance from a semantic
opposition, he put down quite clearly the arbitrary and mechanical aspect
(therefore miserable) of the process of sense. We assume that “political
anxiety” is at the origin of this search of vacuity, of this quest of emptiness,
that it could dictate as well the idea of mobilizing the action of the Scripture
against the theoretical languages than the theoretical perspective, the
refusal of the aesthetics of transparency, suspected of having collaborated
with the destruction of the “order of Antithesis”.
Key words: Roland Barthes, Formalism, Literary theory, Poetics, Rhetoric,
Semiotics, Speech analysis, structuralism.
2
Remerciements à Monsieur Lucien Adami, Monsieur Saïd Boumghar, Mademoiselle Amélie
Da Silva, Madame Catherine Josset, Madame Nathalie Léger, Monsieur Eric Marty, Monsieur
Yakup Ozturk, Madame Tiphaine Samoyault, Mademoiselle Lise Thibeault, Madame
Roberte Touchard.
3
A Lucien Adami
4
Pour les renvois à l’œuvre de Roland Barthes, nous avons choisi de référer à la nouvelle
édition (Seuil, 2002) en cinq volumes, établie et présentée par Eric Marty. Nous utiliserons
l’abréviation OC, t. I, t. II, t. III, t. IV, t. V pour indiquer le tome auquel nous renvoyons.
5
SOMMAIRE
Résumés et mots-clés
p.2
Références de l’édition des Œuvres complètes de R. Barthes
p.5
Tables des matières
p.6
Introduction
p.9
Partie I : Sémiologie et évaluation
p.34
Chapitre 1 : Mythologie et sémioclastie
p.35
Section I - La démystification : un déniaisement pour qui ?
p.38
Section II - Le nouveau discours intellectuel
p.46
Section III - Le refus du sens
p.62
Partie II : L’action des langages intransitifs
p.70
Chapitre 1 : Le don de l’écrivain
p.71
Section I - La contre-division des langages
p.73
Section II - Poétique de l’explication et poétique de la déception
p.82
Section III - L’assomption de l’écriture classique
p.91
Chapitre 2 : Le discours du défaut des langues
p.102
Section I - Histoire abrégée d’une poétique rhétoricienne
p.104
Section II - Le français, idiome d’une civilisation du signifié
p.113
Section III - Le défaut des langues : une poétique de l’Ecrire
p.124
Partie III : La représentation mise en question
p.132
Chapitre 1 : Le rôle de l’écrivain progressiste
p.133
Section I - L’échec du réalisme phénoménologique
p.135
Section II - La confusion idéologique Réalisme/naturalisme
p.139
6
Section III - Surface versus profondeur
p.152
Chapitre 2 : L’extermination du référent
p.162
Section I - Utilisation assumée et monstration sibylline
p.164
Section II - La pensée du discontinu contre celle de la Totalité
p.174
Partie IV : La fin de l’histoire
p. 189
Chapitre 1 : La résistance à l’histoire
p.190
Section I - Le fait historique mis en question
p. 191
Section II - Michelet sans le socialisme
p. 199
Section III - L’histoire contre l’histoire
p. 207
Chapitre 2 : L’opération structuraliste
p.224
Section I - Validité versus Vérité
p. 226
Section II - L’usurpation du nom
p. 237
Chapitre 3 : Déstalinisation et déstabilisation
p. 247
Section I - La topologie des langages grégaires
p. 248
Section II - La macro-critique de la modernité théorique
p. 251
Section III - Le système des figures
p. 266
Section IV- L’Assomption oratoire du Neutre : propédeutique à
« Autre chose »
p. 278
Conclusion
p. 286
Bibliographie
p. 291
Annexe
p. 315
Index
p.325
Table des matières
7
L’observation scientifique est toujours une observation
polémique
Gaston Bachelard
La formation de l’esprit scientifique
8
INTRODUCTION
9
Pourquoi faire une thèse de plus sur Roland Barthes ? N’a-t-on pas
tout dit sur le critique littéraire le plus étudié aux Etats-Unis ? Dans
cette œuvre-fleuve, y aurait-il encore des recoins à explorer ? Peut-on
supposer qu’un aspect essentiel de la pensée de Barthes ait pu
échapper à la vigilance de la critique aussi bien qu’à celle de la
recherche académique ?
On ne compte en effet pas moins d’une trentaine de thèses soutenues
(une par an en moyenne) rien qu’en France. L’écriture fragmentaire, la
photographie, l’éthique des signes, la subversion des métalangages,
les enjeux de la théorie littéraire, le retour du sujet, Proust et le roman
absolu, telles sont les directions qui ont orienté la recherche de mes
prédécesseurs. Je ne traiterai donc aucun de ces sujets en particulier ;
je n’isolerai pas un thème, un investissement particulier, un
déplacement particulier de Barthes (la photo, la peinture, le Nouveau
Roman, la sémiologie, la théorie brechtienne de l’art, les mystiques
rhénans...) ; je ne prendrai pas l’œuvre comme une succession de
10
moments dont l’imprévisibilité serait le moteur ; je ne diviserai pas
l’œuvre en phases d’évolution comme Barthes l’a fait en se moquant
un peu du lecteur hystérique et paresseux.
Barthes remarquait que Montaigne, qui passe pour pyrrhonien, était
pourtant engagé dans l’histoire de son temps ; que Chateaubriand
l’était « plus que Sartre et Malraux réunis »1. Barthes l’était autant
bien qu’il ne l’ait pas paru.2 En général, on réduit sa période
d’engagement à la première phase voire à la deuxième phase
d’évolution (nous utilisons ces termes par commodité sans trop y
croire). La discrétion de l’obsession politique n’annule pas sa présence
dans le discours barthien. Sa critique est politique de part en part bien
que sa critique paramétrique ait pu rappeler celle de Spitzer : le
philologue autrichien pensait que le critique doit tirer sa méthode de
l’objet textuel qu’il décrit si bien que chaque étude invente ses propres
procédures d’analyses. Mais Barthes inverse la méthode du
caméléonisme critique :
La méthode contraint le choix du texte, c’est l’aspect du
pluralisme critique.3
Dans le pluralisme critique, c’est la méthode, la quaestio, le point à
débattre, le sens à imposer, qui contraint le choix du texte ou de
1
La Préparation du roman, texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger,
édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003,
p.360.
Barthes le disait à juste titre. Chateaubriand dans son discours d’entrée à
l’Académie Française, chargé de faire l’éloge d’un ennemi politique, Marie-Joseph
Chénier, clamait : « Ici se trouvent confondus les intérêts de la société et les
intérêts de la littérature. Je ne puis assez oublier les uns pour m’occuper
uniquement des autres ; alors, messieurs, je suis obligé de me taire, ou d’agiter des
questions politiques. Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une
chose abstraite, et l’isoler au milieu des affaires humaines. » Chateaubriand,
Mémoires d’outre-tombe, édition établie par Maurice Levaillant et Georges
Moulinier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2003, t.1, p.651.
2
Barthes a défini son rapport à la politique comme « Discret mais obsédé »
« Vingt mots-clés pour Roland Barthes » in OC, t. IV, p.862.
3
« Sur S/Z et L’Empire des signes » in OC, t. III, p.657.
11
l’objet créé par l’analyse verbale comme dans le Système de la mode
où Barthes entendait montrer comment les hommes créent un sens à
partir de rien, d’une opposition sémantique et critiquer ainsi, en sous
main, la « Totalité » :
Cette imagination apparemment méthodique, puisqu’elle ne fait
que mettre en œuvre une notion opératoire de l’analyse
sémantique (« le texte sans fin »), vise en douce à dénoncer le
monstre de la Totalité (la Totalité comme Monstre).4
Barthes a tenté de faire une théorie de l’histoire (il a pu s’appuyer sur
La seconde Considération intempestive de Nietzsche), en inventant
une philosophie historiale5 dont la finalité était de vider l’histoire ou
plutôt le discours historique de sa charge idéaliste qui appelle le
conflit et la mort. Le dénonciateur de la « privation d’histoire »6 allait
en devenir le théoricien. Barthes a joué l’Histoire quand il fallait, s’en
servant pour se protéger contre sa victoire à laquelle il a pu croire à un
4
Fragment Le monstre de la totalité, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in
OC, t. IV, p.752.
Le « malheur humain » ou le « malheur capitaliste » est nié dans le « rien du
monde » : « Au début, il n’y a rien, le vêtement de mode n’existe pas, c’est une
chose extrêmement futile et sans importance, et à la fin, il y a un objet nouveau qui
existe, et c’est l’analyse qui l’a constitué. C’est en cela qu’on peut parler de projet
proprement poétique, c’est-à-dire qui fabrique un objet. On pourrait rencontrer là
des exemples ou des précédents prestigieux d’une sorte de philosophie du rien, de
l’intérêt qu’il y a à travailler sur le rien du monde [...] Si l’on croit qu’il y a une
passion historique de la signification, s’il y a vraiment une importance
anthropologique du sens - et ça, ce n’est pas un objet futile, - eh bien, cette passion
du sens s’inscrit exemplairement à partir d’objet très proche de rien. Cela devrait
faire partie d’un grand mouvement critique, d’une part, de dégonfler les objets
apparemment importants, d’autre part, de montrer comment les hommes font du
sens avec rien. C‘est un peu dans cette perspective que j’ai placé mon travail, sinon
mes résultats...» « Entretien sur un poème scientifique » (1967) in OC, t. II,
p.1320-1321.
5
Cf. Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une
fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998 :
« L’Histoire et son progrès sont reconvertis en une historialité philosophique »,
p.47.
6
Voir l’analyse de cette figure mystificatoire dans « Le mythe, aujourd’hui »,
Mythologies (1957) in OC, t. I, p.861.
12
certain moment7 tout en la critiquant indirectement dans telle
mythologie, dans tels chapitres du Degré zéro de l’écriture, un
chapitre par partie, « Les écritures politiques » dans la première, et
« L’écriture et la révolution » dans la seconde. Il la refusait
subtilement dans le Michelet, où apparaît la figure démoniaque du
« Dieu-professeur » qui suspend son cours, en la détournant par le
Roman qui l’ensommeille, quand elle n’est plus qu’une caricature de
justice au nom de laquelle se commet le « crime en chaîne »8. A partir
de 1956, Barthes, sentant que le vent a tourné, engage de plus en plus
son travail contre cette déité moderne plus dangereuse que celle de
l’ancienne critique. La contre-histoire barthienne n’est pas arrogante...
elle est un modérantisme. Dans les colonnes de Théâtre Populaire, on
commence par concéder que le théâtre de Brecht n’est peut-être pas
un théâtre historique mais un théâtre de la conscience historique, qu’il
est moins un théâtre de l’explication qu’un théâtre de la lucidité, qu’il
n’est pas une théâtre historique au sens où Marx l’avait défini, qu’il
n’est peut-être même pas un théâtre de l’histoire.9 Puis le théâtre de la
conscience historique forligne en théâtre de la conscience tout court.
Comme il y avait un risque pour que ce théâtre de la conscience ait
l’air de ressembler un peu trop au théâtre de l’expression, au théâtre
7
« Rien ne peut échapper à la mise en question de l’Histoire » déclare Barthes dans
« La critique Ni-Ni » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.784.
8
Fragment L’infra-sexe, Michelet (1954) in OC, t. I, p.414.
9
Nous citons un passage où Barthes annonce son tournant critique : le théâtre
historique de Brecht n’est plus un art de l’explication, il ne redevient pas non plus
un théâtre de l’expression, mais se métamorphose en théâtre de la lucidité :
« Ces grands événements historiques de notre temps ne font pas l’objet d’une
explication. Entre l’explication et l’expression de l’aliénation humaine, Brecht
développe un plan intermédiaire, celui d’une problématique de la lucidité ; ni
théâtre d’histoire, ni théâtre d’action, son œuvre suppose sans cesse et l’Histoire,
qui explique, et l’action qui désaliène. C’est sans doute cette situation intermédiaire
qui fait que Brecht est si souvent reçu avec ambiguïté : son théâtre paraît trop
esthétique au militant et trop engagé à l’esthète ; et c’est normal, puisque son point
d’application exact, c’est cette zone étroite où le dramaturge donne à voir un
aveuglement. Et c’est sans doute parce que ce théâtre reste constitutivement en
deçà de l’explication historique, qu’il peut atteindre une très grande audience, sans
pourtant jamais trahir le principe profondément historique sur lequel il est fondé. »
« Brecht, Marx et l’Histoire » (1957) in OC, t. I, p.910.
13
de l’absurde contre lequel Barthes s’était déchaîné en le confondant
avec le « théâtre éternel », il invente une catégorie intermédiaire :
c’est le théâtre de la lucidité.10 Cet art du glissement, du retrait en
douceur, c’est un peu ce talent de prestidigitateur de Barthes que
Robbe-Grillet admirait.11Nous verrons que le Turenne du « théâtre de
l’explication » a été aussi le Clausewitz de l’ « analyse littéraire ».
Barthes veut en effet réformer l’histoire littéraire : il
l’appelle à
définir l’objet de son discours, en esquissant une « essence historique
de la littérature » :
Il faut observer que le structuralisme nous fait travailler sur une
temporalité nouvelle, sur des durées plus longues dont Vico
avait donné, si vous voulez, l’idée poétique. La rhétorique, par
exemple est une « objet » très long (2500 ans). Une nouvelle
échelle du temps historique peut amener à concevoir des objets
nouveaux.12
Il propose à l’histoire littéraire de considérer l’objet littérature sur une
échelle macro-historique qui va de la naissance de la rhétorique à sa
survivance. Deux mille cinq ans, c’est l’unité de durée du nouveau
temps historique qui ne se mesure plus en siècles mais en millénaires.
Barthes conçoit une histoire des formes qui ne se confondrait plus
avec celle des référents, avec peut-être une pensée de derrière la tête
10
« Le théâtre de Brecht n’est pas un théâtre d’histoire, c’est un théâtre de la
conscience historique. Ce théâtre n’est donc nullement politique, au sens étroit du
terme, ce n’est pas un théâtre de propagande, un théâtre qui inviterait à une action
militante. C’est essentiellement un théâtre de la réflexion, de la conscience, de la
lucidité, un théâtre de l’interrogation. Et dans Brecht, c’est précisément
l’interrogation qui est révolutionnaire, puisqu’elle tend à persuader l’homme que
son histoire lui appartient, et qu’elle ne sera rien d’autre que ce qu’il la fera. Brecht
met les hommes en face de leur propre histoire, c’est-à-dire en face de leur
responsabilité » « Brecht et notre temps » (1958) in OC, t. I, p.923.
11
Cf. Alain Robbe-Grillet : « Roland Barthes était un penseur glissant. A l’issue de
sa leçon inaugurale au Collège de France, comme je manifestais mon enthousiasme
devant la performance accomplie, une jeune fille inconnue a bondi sur moi avec
véhémence, avec colère : « Qu’admirez-vous là-dedans ? D’un bout à l’autre, il n’a
rien dit ! » Ça n’était pas tout à fait exact, il avait dit sans cesse mais en évitant que
cela se fige en un « quelque chose » : selon cette méthode qu’il mettait au point
depuis de longues années il s’était retiré de ce qu’il disait, au fur et à mesure. »
Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Ed. de Minuit, 1984, p.64.
12
« Entretien sur le structuralisme » in OC, t. II, p.885.
14
(« de derrière la tête » au sens de Pascal) : mettre à distance le
discours historique et suspendre sa fonction d’excitant de la vie
politique :
Ce qui est en mouvement depuis cinq ans - et c’était absolument
nécessaire, c’était vraiment une œuvre de salubrité parce qu’on
étouffait, moi en tout cas je suis d’une génération qui étouffait
là-dedans -, ce qui est en mouvement, c’est une tentative pour
théoriser un pluralisme historique ; on avait jusque-là une
histoire purement linéaire, purement déterministe, une histoire
moniste en quelque sorte et le structuralisme a aidé à cette prise
de conscience du pluralisme historique.13
Mais comme l’Université française n’entend pas réformer ses
méthodes héritées du positivisme « bourgeois », Barthes accentue sa
critique. Il commence par discuter les partages de l’institution
littéraire ; il propose de dissocier ce que l’histoire littéraire dans son
erreur a confondu : l’histoire et la psychologie. Il déclare qu’on peut
sans doute
faire l’histoire de l’institution littéraire mais qu’en
revanche il est impossible d’expliquer l’œuvre en explorant la
psychologie de l’auteur, en tentant de mettre en rapport sa vie et son
œuvre. Barthes a ridiculisé les démarches de l’histoire littéraire, les
ramenant à celles d’un déterminisme simpliste pour disqualifier un
enseignement qui montre - parfois - ce qui doit rester caché, la vie de
l’auteur, ses revenus, la condition du métier d’écrivain, les rapports
(servilité, cynisme, révolte) qu’il entretient avec son milieu (classe,
caste, milieu de l’édition). L’opération structuraliste n’a pas, sur le
plan théorique, rencontré la résistance qui l’eût empêché de s’imposer.
L’histoire littéraire, occupée de détails, n’a rien trouvé à répliquer.
Picard, plus valéryen que lansonien, est un des seuls à l’inquiéter par
des arguments qui ne sont pas que des « tours de langage »14 mais
13
14
« Sur la théorie » (1970) in OC, t. III, p.695.
« Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1034.
15
Barthes l’écrase par « La mort de l’auteur ».
En s’attaquant à
l’intention, Barthes frappe à la tête plutôt qu’au talon (d’Achille) des
études littéraires. Les critiques de signification (la psychocritique, le
structuralisme dialectique de Goldmann, l’histoire littéraire) tombent
en discrédit ; le règne du signifiant s’impose en substituant au « plaisir
signifiant » le plaisir du « signifiant ». Est-ce une opération subtile de
censure des contenus au nom du plaisir des formes ou conséquence
non calculée d’un hyper-formalisme ? Pierre Barbéris s’interroge sur
le caractère ambigu de ce refus du sens :
Quant à ce contenu, dont on se méfie tant (lectures,
chronologies, classifications), il est bien loin d’être uniquement
négatif. Comme tout ensemble culturel, il est double et à double
face : il tient à l’ordre mais il en est aussi un instrument de mise
en cause et de contestation. Brader le contenu, l’idée même de
contenu, n’est que révolution de gribouille.15
Mais Barthes ne répond pas aux critiques qu’il découpe et range
dans un dossier critique, peut-être à l’usage du chercheur ; il est
maintenant une sommité de la théorie littéraire, les broutilles de la
critique érudite peuvent-elles l’intéresser ? On l’invite dans les
instituts régionaux de documentation pédagogique.16 Il apporte la
15
« A propos de S/Z de Roland Barthes », L’Année Balzacienne, Paris, Garnier
frères, 1971, (pp.109-123), p.123.
Barthes était sûrement d’accord avec Barbéris sur le caractère libérateur du contenu
mais le défenseur de la forme était du côté de l’ordre. Selon Julia Kristeva « c’était
un personnage ambigu, qui était à la fois du côté de l’ordre et du côté de la
divergence » cité par Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.293
16
Barthes a tenté d’infléchir les politiques de l’enseignement littéraire dans le
secondaire. Rappelons quelques contributions qui n’ont pas eu l’éclat des grandes
conférences de Lausanne et ou celles du Collège de France : dès son deuxième
numéro, la revue Communications (mars 1963), qu’il dirigeait, a consacré un
dossier « Enseignement et culture de masse » pour lequel il a écrit « Œuvre de
masse et explication de texte » (1963) ; il n’a pas refusé au peu célèbre mais très
officiel « Bulletin de la radio-télévision scolaire » un entretien où il affirme que
« la communication n’est qu’un aspect partiel du langage » « Visualisation et
langage » (1966) in OC, t. II, p.876 ; il a été reçu par le centre régional de
documentation pédagogique de Bordeaux où il a fait un exposé sur la pédagogie du
signifiant et répondu aux questions des enseignants « Une problématique du sens »
(1970) in OC, t. III, p.507 ; le centre régional de documentation pédagogique
d’Orléans l’a convié à une « table ronde » portant sur la théorie de la lecture où
16
bonne parole du signifiant qui libère le texte des contraintes politiques
en opposant la libération du signifiant à la libération par le signifié :
Je dirai que la tâche de l’école est d’empêcher que, s’il y a ce
processus de libération, cette libération passe par un retour du
signifié. Il ne faut jamais considérer que les contraintes
politiques soient un purgatoire où l’on doit tout accepter. Au
contraire, il faut mettre en avant, toujours, la revendication du
signifiant pour empêcher le retour du refoulé. Il ne s’agit pas de
faire de l’école un espace de prêchage du dogmatisme mais
d’empêcher les contrecoups, le retour de la monologie, du sens
imposé.17
Barthes suggère aux enseignants d’éviter le retour à la morale, au
signifié, à la morale du signifié ; il montre le profit qu’il y a à faire lire
dans les marges du sens, à faire écrire des textes aux élèves plutôt
qu’à les expliquer : était-ce parce qu’il était dangereux d’apprendre à
lire le texte classique, le texte réaliste bourré de « savoir politique »18,
de « savoir total », parce qu’il était trop tôt par rapport au « point de
Barthes a avoué ne pas savoir s’il fallait en avoir une : « Pour une théorie de la
lecture » (1972) in OC, t. IV, p.171 ; il a participé à un colloque L‘enseignement de
la littérature (Cérisy, 1969) en donnant le texte « Réflexion sur un manuel » (1971)
in OC, t. III, p.945 ; Il a donné une conférence à Luchon pour l’AFEF (Association
française des enseignants de français) à nouveau sur le thème de la lecture ( « Sur
la lecture » (1975) in OC, t. IV, pp. 927-936) ; il s’est aussi occupé d’orthographe,
écrivant pour Le Monde de l’Education « Accordons la liberté de tracer » (1976)
in OC, t. IV, p.925; il a accordé un entretien à Petitjean sur le thème
« littérature/enseignement » (1975) publié dans Pratiques (n°5) in OC, t. IV, p.879.
Bien que les nouveaux programmes de l’enseignement de la littérature au lycée
(2002), aient dénoncé les dérives technicistes, qu’ils aient prescrit une « pédagogie
du sens », l’enseignement littéraire dans la pratique en est resté à la sémiologie
formalisante des années 60.
17
« Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.886.
18
Barthes qui ne savait pas naguère s’il fallait « enseigner la littérature »
(« Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p. 1022),
puisque « rien ne dit qu’il faille continuer à « enseigner la littérature »»( « Sur S/Z
et l’Empire des signes » (1970) in OC, t. III, p.666), peut-être parce qu’il a
compris par le phénomène Soljenitsyne que les forces de liberté [nous soulignons]
ne font pas acception de littérature (la littérature syntagmatico-narrative n’est plus
en soi répressive), estime qu’il ne faut enseigner que la littérature : « la
« littérature » est certes, un code narratif [mimèsis, imitation d’action],
métaphorique [sémiosis], mais aussi un lieu où se trouve engagé, par exemple, un
immense savoir politique [mathèsis]. C’est pourquoi j’affirme paradoxalement
qu’il ne faut enseigner que la littérature, car on pourrait y approcher tous les
savoirs. », « Littérature/ enseignement » (1975), in OC, t. IV, p.882.
17
l’histoire »,
à ce que Barthes appelle aussi la « dialectique de
l’histoire », le « mouvement de l’histoire »19 ? L’époque, dominée par
la contestation, était-elle trop conflictuelle pour donner à lire dans le
sens du « prêchage du dogmatisme »20 ? Etait-il souhaitable que les
élèves apprennent comme Marx l’avait fait la société capitaliste dans
la Comédie humaine ou
Lucien Leuwen, ou dans une littérature
contemporaine qui aurait su décrire ses mutations ? La finalité de S/Z
était-elle de défendre la lecture des classiques ? Où n’était-ce pas
plutôt un livre « étrange »21 où Barthes montre que depuis que la
métonymie effrénée a aboli l’ordre de l’Antithèse, la représentation est
devenue impossible ? 22
Antoine Compagnon s’est étonné que Barthes ait pu considérer la
mimèsis comme répressive en rappelant que Platon au contraire la
réputait subversive puisqu’elle sème la division dans la cité. L’auteur
du Démon de la théorie s’interrogeant sur ce qui a pu se produire pour
que la mimèsis prenne le caractère réactionnaire que Barthes lui prête
en a déduit que le théoricien du sens déçu ne parle pas de la même
chose que Platon :
19
Nous donnons deux exemples de délibération « tactique » :
« J’admettrais très bien que chaque chose venant en son temps, la réflexion
théorique sur la littérature, à un certain moment, pose ce problème de la
communication qui est un problème tactique : décidons-nous de travailler à une
communication avec un public qui à l’origine n’est pas le nôtre ? » « Critique et
autocritique » (1970) in OC, t. III, p.648.
« Doit-on lutter pour périmer le sens, le détruire, le transmuter pour atteindre par
les mots une autre zone du corps ne relevant pas de la logique syntaxique ou, au
contraire, faut-il ne pas lutter ? Là, je dis que les réponses ne peuvent être que
tactiques et que cela dépend de la manière dont on juge soi-même le point de
l’histoire où l’on est arrivé et le combat que l’on doit mener. » « Texte à deux
(parties) » (1977), in OC, t. V, p.754.
20
« Il ne s’agit pas de faire de l’école une espace de prêchage du dogmatisme mais
d’empêcher les contrecoups, le retour de la monologie, du sens imposé. »
« Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.886.
21
Je reprends à Eric Marty cet adjectif pour qualifier un livre « étrange » à plus
d’un titre… « Présentation » du tome III de la nouvelle édition revue et corrigée
par Eric Marty in OC, t. III, p.15.
22
Voir Infra chap. V : L’extermination du référent consacré en particulier à
l’utilisation de Sarrasine.
18
Chez Platon, dans la République, la mimèsis est subversive, elle
met en danger le lien social, et les poètes doivent être chassés de
la Cité en raison de leur influence néfaste sur l’éducation des
gardiens. A l’autre terme, pour Barthes, la mimèsis est
répressive elle consolide le lien social car elle a partie liée avec
l’idéologie (la doxa), à laquelle elle sert d’instrument.
Subversive ou répressive, la mimèsis ? Pour qu’elle puisse
recevoir des qualificatifs aussi éloignés, il ne s’agit sans doute
pas de la même notion : de Platon à Barthes, elle a été bel et
bien renversée mais entre les deux, d’Aristote à Auerbach, on
n’y a pas vu de mal.23
Il y a peut-être une solution à ce paradoxe. Barthes est, sur ce point,
platonicien. Barthes refuse la représentation réaliste non parce qu’elle
renforce le lien social mais parce qu’elle a provoqué l’effondrement
de
l’ordre de l’Antithèse24 - les sociétés holistiques fortement
hiérarchisées des régimes aristocratiques - en montrant ce qu’il ne faut
pas montrer : la disparité des conditions, la montée historique de la
bourgeoisie (La Comédie humaine), les ambitions effrénées de la
classe sacerdotale (Le Curé de Tours, Le Rouge et le Noir), la
corruption profonde des dirigeants politiques (Lucien Leuwen, les
Mémoires d’outre-tombe, les romans de Zola), le contrôle de la presse
par les milieux d’affaires (L’Argent,
Bel-Ami), l’étiolement de
l’ancienne société, la vulgarité de la nouvelle qui était en train de la
supplanter (A La Recherche du temps perdu), l’abrutissement
méthodique du prolétariat, la négation du libéralisme par le
déterminisme social (Zola), la déchirure inexorable du corps social
(« la dure altérité des classes ») provoquée par la lutte des classes
23
Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun,
Paris, Points Seuil, 1998, p.113.
24
Cf. Thomas Pavel : « Le critique (assurément mis au désespoir par la disparition
du noble et le triomphe du vil) n’hésite pas à tirer l’ultime conclusion de son
opposition à la fixation des langages : « L’art, dit-il, semble compromis,
historiquement, socialement. D’où l’effort de l’artiste lui-même pour le détruire. »
(OC II, p. 1522). […] C’est le projet même de destruction du signe – et non pas
quelque mystérieuse maladie du siècle – qui se proposait d’inciter l’artiste à
détruire l’art. », De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une
fiction, op. cit., p.86.
19
(L‘Education sentimentale, Salammbô), la déchéance de la petitebourgeoisie cherchant illusoirement à s’intégrer à la grande
bourgeoisie, s’alliant tactiquement au prolétariat pour lui faire payer
son exclusion du pouvoir et des prestiges sociaux, prête aux aventures
politiques, ayant peu de choses à perdre contrairement aux tenants de
l’ordre et de la richesse qui savent la récupérer dans les moments où
l’ennemi commun menace - en somme l’effondrement des économies
d’une société provoqué par le récit irresponsable comme semble le
dire Barthes en termes sibyllins dans S/Z.25 La représentation a
provoqué la coupure de 1848. Or il s’agit pour Barthes de « couper la
coupure », cette coupure qu’on « appelait maintenant noblement la
coupure épistémologique »26 remarquait-il en regrettant ce « monde
sans couture »27, sans déchirure, où l’écrivain était heureux et sans
mauvaise conscience :
Ce vide, que j’ai appelé plus haut « nihilisme » (me référant à
Nietzsche), est à la fois nécessaire et transitoire ; c’est à mes
25
Voir S/Z (1970) le chapitre « La modification » in OC, t. III, p.297. Sur les
manières de dire sibyllines, Cf. Thomas Pavel : « L’ironie veut que cette promesse,
sans laquelle le projet de S/Z demeure incompréhensible, n’y soit formulée qu’au
passage et indirectement. On y fait également allusion dans l’Effet de réel ». A la
fin de cette courte étude Barthes annonçait dans un langage sibyllin la grande tâche
sémiologique de l’art, et peut-être de la pensée, contemporains : il s’agirait
aujourd’hui, disait-il, « de vider le signe et de reculer infiniment son objet jusqu’à
mettre en cause d’une façon radicale, l’esthétique séculaire de la
« représentation » » (OC II, p.484) » De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique,
critiques d’une fiction, op. cit., p.68.
« Ces thèmes (l’inconnaissance, la déchéance de la logique catégorielle,
l’évanouissement de l’individuation), qui frôlent l’impensable, ne sont pas
exprimés de manière systématique mais jaillissent et scintillent dans un feu
permanent d’artifices. Ces revendications exorbitantes n’empêchent cependant pas
Barthes de composer avec tout ce qu’il méprise, abolit et exclut. », Idem., p.74
Rappelons enfin que Barthes n’a pas caché que son travail ne visait pas à agir
directement sur les « masses », ni même le « grand public cultivé » :
« Le travail que nous essayons de produire s’effectue à l’intérieur de groupes
restreints. C’est un travail qui a des aspects ésotériques, qui ne vise absolument pas
la masse ou les masses. » « Fatalité de la culture, limites de la contre-culture. »
(1972) in OC, t. IV, p.198
26
Barthes dit en outre sur cette coupure « Elle est marquée par le nom de Marx, au
niveau mondial ; au niveau littéraire, elle le serait par la tentative mallarméenne »
« Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.642.
27
Michelet (1954) in OC, t. I, p.309 « Voilà le grand thème micheletiste posé,
celui d’un monde sans couture ». Barthes prête à Michelet ses propres thèmes.
20
yeux la postulation actuelle du combat idéologique dans notre
société : il est trop tard pour garder le texte comme un fétiche, à
la façon des classiques et des romantiques ; il est déjà trop tard
pour couper ce texte fétiche avec le couteau du savoir castrateur,
comme le font les scientistes, les positivistes et parfois les
marxistes. Il est encore trop tôt pour couper la coupure, barrer le
savoir, sans que cela apparaisse, par rapport à ce qu’on appelle
le réel politique, comme une seconde castration de la castration.
Nous en sommes là, il nous faut vivre dans l’inhabitable.
Comme disait Brecht, et vous imaginez qu’on ne peut suspecter
chez lui une défaillance de l’espoir et de la confiance
révolutionnaire : Ainsi va le monde et il ne va pas bien.28
Barthes
a
accusé
le
réalisme29
d’avoir
collaboré
avec
la
« bourgeoisie » : pourquoi a-t-il oublié que la littérature dite réaliste,
en présentant le spectacle d’apocalypse d’une société qu’il avait
autopsiée, a pu l’appeler à changer ? Pourquoi Barthes s’est-il opposé
aux esthétiques de la transparence qui détruisent en même temps
qu’elles montrent ? Etait-ce pour préserver une société qu’il préférait
à celle qui se construisait au son des « coups de clairon,
philosophiques
et
polémiques »30 ?
Car
la
perversité
de
la
représentation fait que même l’écrivain conservateur, ami du
consensus ou partisan d’une restauration sociale, écrit toujours contre
la société surtout quand il croit la défendre, puisque « la littérature
contredit, toujours, en un sens, son propre message »31 , son message
initial. Balzac a écrit pour défendre la légitimité mais il a donné une
intelligence du réel politique à ses adversaires, Marx en particulier.
Barthes a cru trouver en Robbe-Grillet, en refusant de considérer
l’interprétabilité des Gommes ou du Voyeur, un modèle de littérature
qui ne produirait pas de sens, qui ne montrerait rien :
Ce que j’avais hautement apprécié dans le travail de RobbeGrillet, c’est précisément la recherche d’un travail romanesque
28
« Sur S/Z et L’Empire des signes » (1970) in OC, t. III, p.670.
«Ce mot réalisme a une hérédité bien lourde » « Réponse de Roland Barthes à
Albert Camus » (1955) in OC, t. I, p.573.
30
« Une société sans roman ? » (1964) in OC, t. II, p.563.
31
« L’art vocal bourgeois » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.803.
29
21
sur les signes, ou plutôt sur les non-signes, puisque le Nouveau
Roman se donnait comme une littérature du dépouillement de la
signification - ce qui paraît extrêmement intéressant et
correspondait en gros, dans le roman, à ce que j’appelais le
« degré zéro » en écriture.32
Robbe-Grillet confie dans Le Miroir qui revient l’aveuglement
délibéré de Barthes qui ne voulait pas voir son « hyperréalisme » par
exemple « la hantise du crime sexuel »33... Bruce Morissette en
montrant que La Jalousie est le récit de la déception de la classe
coloniale a enlevé à Barthes toute illusion sur la possibilité d’une
littérature déceptive, « forme la plus adulte »34. Mais Barthes n’en
continue pas moins à penser que la littérature ne peut plus représenter
les « malheurs du monde » en raison du caractère profus d’un monde
globalisé et de l’étonnement provoqué par l’horreur d’Auschwitz,
utilisant une fois de plus Brecht dans sa croisade antihistorique :
Brecht faisait remarquer très justement qu’aucune littérature ne
pouvait prendre en charge ce qui s’était passé dans les camps
nazis d’Auschwitz et de Buchenwald. L’excès, la surprise
rendent impossible l’expression littéraire. La littérature, comme
mathèsis, était la clôture d’un savoir homogène.35
Il déclare qu’il n’y pas de grand roman sur la guerre d’Algérie, qu’il
n’y a pas non plus de littérature possible sur les camps
d’extermination. Si La Jalousie n’est pas un grand roman sur la guerre
d’Algérie (ce qui n’est pas sûr), peut-on dire de même que Si c’est un
homme36, n’est pas un grand livre sur l’horreur nazie ? Qu’y a-t-il
derrière ce scepticisme ?
32
« Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.646.
Le Miroir qui revient, op. cit., p.69.
34
« La littérature, aujourd’hui » (1961), Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.414.
35
« Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.882.
36
Il est vrai que Se questo è un uomo (1947) n’a pas été traduit du vivant de
Roland Barthes (qui lisait l’italien) ; il a fallu attendre la fin des années 1980 pour
qu’un éditeur français trouve un traducteur pour qu’on puisse le lire en français
(Julliard, 1987). Admettons que Barthes ne l’ait pas lu mais admettons aussi qu’il
n’a jamais aimé la littérature de témoignage.
33
22
A l’époque de La Préparation du roman, Barthes reviendra à des
conceptions plus modérées proches de celles qu’Auerbach avaient
exposées dans Mimèsis. Le roman n’affirme rien, il ne nie rien non
plus. Il parle, il parle, et c’est tout.37 Auerbach pensait que Cervantès
n’avait pas effleuré les grands problèmes de la société espagnole de
son temps, faisant l’impasse par une sorte de fierté et d’élégance
propre à son scepticisme méridional38... Le roman est un
divertissement supérieur... Barthes, comprenant peut-être que la
menace révolutionnaire après l’acmé des années de plombs
s’irréalisait, pense qu’il est temps de revenir à un art moins ascétique
qui « lutterait moins avec les données sémantiques du langage »39.
Comme l’a finement remarqué Alain Robbe-Grillet, il n’avait jamais
cru au degré zéro de l’écriture.40 Quelle a été l’influence de Barthes
sur la production romanesque de la deuxième moitié de vingtième
siècle ? Si Barthes a cherché à épurer la production romanesque en
37
La Préparation du roman, op. cit., p.41.
« Les aventures de Don Quichotte ne dévoilent jamais aucun problème
fondamental de la société du temps » Erich Auerbach, Mimésis: la représentation
de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornelius
Heim Paris, Gallimard, coll. Tel, 1968, p.350.
39
« Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.754.
40
Louis-Jean Calvet rapporte non sans s’étonner : « Robbe-Grillet [qui] deviendra
bientôt pour eux [Barthes et Dort] le principal argument littéraire contre Camus : le
promoteur d’un roman « objectif ». Ce « romancier objectif » écrira plus tard avec
beaucoup d’humour que Barthes « à qui personne ne saurait donner des leçons de
ruse », l’utilisait en fait dans sa propre démarche : « Aux prises avec ses démons
personnels, il cherchait à toute force, pour les braver, un degré zéro de l’écriture
auquel il n’a jamais cru. Ma prétendue blancheur - qui n’était que la couleur de
mon armure - venait à point nommé pour alimenter son discours. Je me suis donc
vu sacré « romancier objectif », ou pire encore, qui essayait de l’être mais qui
manque du moindre métier, ne parvenait qu’à être plat. » Ainsi Barthes n’aurait
jamais cru au « degré zéro de l’écriture »...L’affirmation est bien sûr surprenante
et mériterait une plus longue analyse, mais Alain Robbe-Grillet se refuse
aujourd’hui à en dire plus : « J’ai déjà écrit et dit tout ce que j’avais envie de
raconter sur Roland. Je n’aime pas faire, à la légère, des confidences que je souffre
ensuite de voir imprimées. » Roland Barthes, op. cit., p.143-144.
Barthes écrit en 1956 : « J’énumérais quelques-unes des tentatives menées par des
écrivains contemporains pour échapper à la loi de fer du mythe, leurs recherches
souvent dramatiques, mais toujours infructueuse pour atteindre enfin à un degré
zéro de l’écriture, à ce meurtre de la littérature dans la littérature qui est enfin un
refus glorieux et sombre de la mythification. » « Esquisse d’une mythologie »
(1956), deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye
d’Ardennes, p.31.
38
23
posant dès le Degré zéro de l’écriture qu’un chef-d’œuvre moderne
impossible, a-t-il été suivi ? A-t-il été ce « Landru » 41 du récit, de la
« doxa narrative » ? Si Robbe-Grillet a su échapper à sa critique
« insidieusement normative »42, combien ont préféré se taire comme
le maître l’avait fait ?
Prenant acte que la littérature est fatalement représentative, Barthes a
pu considérer qu’il fallait ou bien la supprimer (c’est impossible) ou
bien la faire servir dans le combat qu’il menait secrètement contre
l’histoire ou plutôt le discours historique. La littérature est à présent
définie comme une mimèsis de langage, non pas celle des langages
« réels » que le langage littéraire devrait rejoindre comme il l’avait
proposé dans la série d’études nommée « Pour un Langage réel »43,
mais plutôt celle des langages théoriques dont il voulait défaire
l’autorité, réduire l’inflation verbale, contester le pouvoir discursif.
La sémiologie structuraliste avait déjà tenté de freiner l’expansion des
métalangages mais sans doute de manière trop astéïsque. Barthes a
abandonné, peu à peu, la théorie sémiologique, « machine de guerre
contre la loi philologique, la tyrannie universitaire du sens droit »44 et
du sens imposé. Il s’en sert encore un peu dans S/Z puis dans des
travaux secondaires d’analyse structurale sans enjeux. Etait-ce parce
41
Si Angelo Rinaldi a peu goûté S/Z, il en revanche apprécié Le Plaisir du texte.
Voir « Barthes réhabilite le plaisir de lire », Angelo Rinaldi, L’Express, 19 février
1973.
Rinaldi a bien vu la filiation entre Valéry et Barthes : « Barthes n’a pas seulement
de Valéry le profil intellectuel et la façon de procéder par éclairs dans la nuit des
mots », idem.
42
Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Grasset, Paris, 1986, p.288. L’auteur
parle aussi de « geste autoritaire » de la « critique barthésienne », idem., p.283, du
« parti critique, qui va consister à nommer ce qui doit être lu. » ibid., p.283,
d’« Attitude normative », ibid., p.283, d’« exigence castigatrice », de « dirigisme »
(terme concessif que Philippe Roger utilise pour adoucir les accusations de
« terrorisme » dont la critique de Barthes était parfois l’objet), de « tentation
normative » ibid., p.282, de « pulsion d’emprise », ibid., p.282, de « geste
d’emprise », ibid., p.286.
43
Voir Infra chap. Le don de l’écrivain.
44
Fragment Tactique/stratégie, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC,
t. IV, p.745.
24
que la science n’a pas pu détruire la science, que le structuralisme n’a
fait que retarder l’inflation des discours arrogants, que Barthes
réinvente le plaisir du texte en demandant le droit de lire des textes
dits réactionnaires puisqu’on reste « dans le signifiant » ? :
J’ai d’abord situé le plaisir dans un champ pluraliste,
antimonologiste, par conséquent sans surmoi idéologique. J’ai
expliqué qu’au fond, on avait le droit (je simplifie) de prendre
du plaisir à des textes idéologiquement réactionnaires, que le
plaisir ne faisait pas acception d’idéologie.45
On peut lire Joseph de Maistre sans vouloir rétablir la légitimité.
Finalement l’école républicaine donne à lire Balzac, Chateaubriand,
Bossuet, Baudelaire, Flaubert, peu soupçonnés de républicanisme.
Stendhal, écrivain qui n’a jamais renié son jacobinisme, considérait
même le duc de Saint Simon comme le plus grand écrivain français.
Alors Joseph de Maistre pourquoi pas ? L’avis de Stendhal est plus
réservé sur Joseph de Maistre. Stendhal était plus indigné par la
faiblesse de sa logique que par le caractère « réactionnaire » de ses
idées et se moquait de ceux qui le citaient. C’est sans doute un
préjugé de centralien que Barthes ne partage pas, ne méconnaissant
pas la force persuasive de l’argumentation affective dont il a fait la
théorie en l’appelant le nouvel art intellectuel ou le nouveau discours
intellectuel portant des valeurs de mutation :
Enfin, rien ne dit que l’avant-garde qui vient (mais y aura-t-il
toujours des avant-gardes ? La barbarie d’une grégarité totale est
toujours possible), rien ne dit que cette nouvelle avant-garde ne
doive réoccuper des positions apparemment anciennes, étant
bien entendu que sur la spirale de l’Histoire, ces positions
reviennent à une autre place.46
45
« Pour la libération d’une pensée pluraliste » (1973) in OC, t. IV, p.481.
« Barthes en bouffées de langage » (1977) in OC, t. V, p.397.
Barthes avait déjà affirmé cette idée : « Encore faut-il préciser que la « théorie »,
qui est la pratique de l’avant-garde, n’a pas en soi un rôle progressiste : son rôle actif - est de révéler comme passé ce que nous croyons encore présent : la théorie
mortifie, et c’est en cela qu’elle est d’avant-garde. »« Roland Barthes contre les
idées reçues » (1974) in OC, t. IV, p.566-567.
46
25
Dans un article de 1965 sur un livre d’Edgar Morin où ce dernier
expose son « épistémologie de la complexité » peut-être contre celle
de la simplicité des néo-positivistes, Barthes écrit que l’ancien
directeur d’Arguments nous apprend à voir de l’autre côté :
« Cette gageure n’est pas facile, moins facile aujourd’hui
qu’hier, du temps de Bonald, Fourier ou Michelet, parce que la
dialectique est une exigence infiniment plus sévère que l’utopie.
[...] Un écrivain peut déclarer la dialectique non la représenter.
Morin ne cesse de vivre cette quadrature du cercle ; son écriture,
à la fois directe et baroque, vigoureuse et précieuse, située hors
la littérature et dans la rhétorique, cherche à imposer au langage
ce qui lui répugne le plus : une dimension dialectique. [...] A
force d’énoncer de mille manières les dimensions contraires et
futures des phénomènes, elle [l’écriture de Morin] finit par
imposer l’exigence dialectique, en sorte qu’ayant lu Morin, il
n’est plus possible de voir les choses d’un seul côté ; ou du
moins, si l’on s’y obstine, c’est avec regret.47
L’auteur des Eléments de sémiologie, opposant la dialectique à
l’utopie, n’oubliait pas de glisser astucieusement « comme une
marchandise de contrebande » le nom de Bonald à côté de deux
socialistes, Fourier et Michelet. Bonald était naturalisé par deux de ses
adversaires. Le célèbre texte « De la science à la littérature » qui
mobilisait déjà la littérature et la sémiologie littéraire appelée à se
faire littérature contre l’arrogance des langages théoriques est placé
sous le patronage du même Bonald : est-ce le début de la campagne
contre les langages grégaires ou seulement le moment où elle se
déclare au grand jour en continuant un refus souterrain et initial ?
Pourquoi, dans l’article « De la science à la littérature », Barthes a-t-il
placé en exergue une citation de Bonald qui exprime une pensée qu’on
trouve aussi bien chez Charles Nodier 48? :
47
« Une écriture dialectique » (1965) in OC, t. II, p.718-719.
« L’aptitude à parler sa pensée ou à traduire ses impressions sous la forme du
discours, est une attribution spéciale de l’homme », Charles Nodier, Notions
élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture,
Genève, Librairie Droz, 2005, p.7.
48
26
L’homme ne peut parler sa pensée sans penser sa parole.49
Cette citation, au surplus, réfère à un mentalisme inhabituel chez
celui qui disait qu’il était de plus en plus impossible de dissocier la
forme du fond, vieille antinomie scolastique de l’ancienne
rhétorique... Que venait faire le militant (bien que sociologue) de la
légitimité, l’auteur du fameux Du Divorce qui avait fait abroger les
lois républicaines sur le divorce, dans un manifeste de théorie
littéraire ? Etait-ce pour signaler des préférences ?
La même année Barthes écrit un « Plaisir au langage »50 dont le titre
rappelle le « Plaisir aux classiques », qui introduisait subrepticement
les thématiques du Plaisir du texte : le plaisir contre la contestation
culturelle, contre les pusillanimes de l’histoire littéraire.51 Barthes
reprenait la vieille antienne du plaisir contre la réflexion en précisant
ingénieusement qu’il ne faut pas laisser le monopole de l’esthétique à
« nos » adversaires :
« Plaisir », je m’en suis servi un peu par réaction tactique pour
essayer de débarrasser ce que la théorie marxiste ou même
psychanalytique avait d’un peu censurant, d’un peu légal, d’un
peu « surmoïque », comme on dit, à l’égard de l’écriture. [...]
j’ai avancé ce mot non pas tellement par désir d’en approfondir
la théorie que par une sorte d’intervention tactique, par réaction,
pour rétablir un peu quelque chose qui me semblait en passe
d’être refoulé - et refoulé par qui ? Par les gens en général avec
qui je suis d’accord, avec qui je travaille? 52
49
« De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1263.
« Plaisir au langage » (1967) a paru dans la Quinzaine littéraire du 15-31 mai
1967 sous le titre « Ecrit en dansant ». Rappel de Claude Coste :
« En 1967, Roland Barthes consacre un article (« Plaisir au langage », OC II) à
Ecrit en dansant. Kallima sur un corps : toile, idole, texte dactylographié, écrit en
français par Sévero Sarduy », Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des
hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte
établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty,
Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007, p.334.
L’idée d’écrire en dansant est peut-être d’origine valéryenne. Valéry oppose la
marche (la prose) à la danse (la poésie), idée qu’on trouve déjà chez Mallarmé.
51
« Il faut affirmer le plaisir du texte contre les arrogances de la description
scientifique et les purifications de la contestation culturelle. Il faut affirmer la
jouissance du texte contre le pusillanime des vieilles littératures. » Projet de prière
d’insérer pour Le Plaisir du texte, BRT2. A.15.03, Fonds Roland Barthes, Abbaye
d’Ardennes.
52
« La dernière des solitudes » (1977) in OC, t. V, p.420-421.
50
27
Comme certains ont quand même rappelé que le plaisir du texte
n’était pas tellement nouveau, Barthes argue qu’il n’y a rien
d’absolument nouveau, que le nouveau est le retour de l’ancien à une
autre place en reprenant la métaphore de la spirale de Vico.
La figure du lecteur aristocratique est affirmée contre celle du lecteur
positiviste, la figure de l’amateur contre celle du militant, la figure du
producteur de texte contre celle du déchiffreur, du cryptanalyste. Les
caresses du plaisir, les explosions de la jouissance du texte suspendent
les analyses du « rationalisme intransigeant » et des faiseurs de sens
qui pourrait nous faire revenir à la morale53, à l’Histoire, à la « terreur
paternelle répandue par la « vérité » abusive des contenus et des
raisonnements »...54
Dans le Sade, Fourier, Loyola Barthes exalte les inventeurs de
langue, les logothètes. Est-ce pour abaisser les langages collectifs ? Il
oppose Fourier à Marx, le champ du désir au champ du besoin.
Philippe Roger a judicieusement remarqué qu’il y avait dans la
critique théâtrale de Barthes de l’époque de Théâtre populaire, un
usage anti-marxiste de Brecht.55 N’est-il pas concevable qu’il y ait eu
aussi un usage anti-marxiste de Fourier ?
53
Sur la figure de Socrate, primo-énonciateur de la Loi morale du « discours
occidental » reposant sur la paradigme Juste/Injuste qui a fondé le genre
épidictique en concurrence avec le discours (délibératif) qui ne porte que sur les
notions d’utile et de nuisible sans acception de morale : « D’une manière générale,
je n’aime pas, je n’ai jamais aimé Socrate (je ne suis pas le seul) », Le Discours
amoureux : cours à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de
Fragments d’un discours amoureux inédits, op.cit., p.341.
« Socrate est l’Empêcheur de signifiant (il s’en glorifierait d’ailleurs), celui qui
invente et impose le signifié, celui qui accouche le signifié. », Idem., p.342.
54
« De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1268.
55
Philippe Roger a discerné trois usages de Brecht chez Barthes, un usage intime,
un usage polémique (notamment contre le théâtre « progressiste ») et un usage antimarxiste... : « le troisième usage, le plus inattendu, mériterait à lui seul un long
développement ; appelons-le l’usage anti-marxiste de Brecht. Barthes en effet va
requérir chez Brecht une insolite caution, non seulement contre la conception
28
Barthes fait manœuvrer la figure du mystique avec celle du libertin
et celle du libertaire. Pourquoi les mettre ensemble ? Est-ce pour
faire contre-poids à la figure du militant de la Cause, à l’Arrogance du
pétitionnaire qui se trouverait « toujours du même côté »56 ?
Dans le Roland Barthes par Roland Barthes, il dément toute
palinodie, il s’explique à la fois pour s’offrir et se défendre. Il lâche
des demi-aveux sur son « préférentialisme » impossible à assumer
dans une France « livrée à la phrase (est de là : à la phraséologie) »57
tandis qu’on peut penser librement dans une Espagne franquiste où le
« cancer du militantisme »58 n’a pas pris :
Entre Salamanque et Valladolid
Un jour d’été (1970), roulant et rêvant entre Salamanque et
Valladolid, pour se désennuyer, il imaginait par jeu une
philosophie nouvelle, baptisée aussitôt « préférentialisme », dont
il se souciait peu alors, dans son auto, qu’elle fût légère ou
coupable.59
marxiste du « théâtre historique » (il n’aura pas grand mal), mais aussi et plus
audacieusement contre le concept marxiste d’Histoire. » Philippe Roger, « Barthes
dans les années Marx », Communications, n°63, 1996, p.59.
56
Barthes au sujet de Sollers, ou plutôt de Sollers comme figure de l’écrivain
carnavalesque dépourvu de surmoi idéologique, déclare : « Cette dévotion à
l’Ecriture (quelques pages de Paradis tous les matins) ne passe pas par l’attitude
ordinaire de l’art pour l’art, ou de l’art + un engagement du « citoyen »-écrivain [à
l’oral Barthes est plus ironique en disant « ou de l’art agrémenté d’un engagement
du citoyen-écrivain »] qui vote ou signe toujours du même côté, mais d’une sorte
d’affolement radical du sujet », Le Neutre, texte établi, présenté et annoté par
Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces
écrites, 2002, p.173.
Françoise Gaillard parle de « réaction inavouée » contre Sartre. « Barthes juge de
Roland », Communications, n°36, 1982, p.80.
Sartre a décrit le nouveau formalisme comme une idéologie que la bourgeoisie a
fabriquée pour nier que les hommes font l’histoire.
57
« Nous sommes livrés à la phrase (et de là : à la phraséologie). » Le Plaisir du
texte (1973) in OC, t. IV, p.250.
58
« Le cancer du militantisme politique a étouffé chez l’intellectuel la perception
de l’idéologique » « Sur le régime du général de Gaulle » (1959) in OC, t. I, p.985.
Dans sa réponse à cette enquête, Barthes remarque finement que « la contestation
intellectuelle [était] d’ailleurs bien plus dirigée contre le régime stalinien que le
régime bourgeois », Idem., p.985-986.
59
Fragment Entre Salamanque et Valladolid, Roland Barthes par Roland Barthes
(1975) in OC, t. IV, p.731.
29
Il déclare que les procédés du réalisme brechtien sont stupides en
s’étonnant que Brecht n’ait pas compris que le poids n’est pas dans la
bassine de la lingère mais dans la terreur que l’Histoire inspire.
Barthes conclut que l’imitation du réel politique est impossible et que
les arts socialistes de la représentation sont des illusions :
Brecht faisait mettre du linge mouillé dans le panier de l’actrice
pour que sa hanche ait le bon mouvement, celui de la
blanchisseuse aliénée. C’est très bien ; mais aussi c’est stupide,
non ? Car ce qui pèse dans le panier, ce n’est pas le linge, c’est
le temps, c’est l’histoire, et ce poids-là comment le
représenter ? Il est impossible de représenter le politique : il
résiste à toute copie, quand bien même s’épuiserait-on à le
rendre toujours plus vraisemblable. Contrairement à la croyance
invétérée de tous les arts socialistes, là où commence le
politique, là cesse l’imitation.60
La mort du jdanovisme, des réalismes « bourgeois » ou socialistes
permettait de se défaire du marxiste qui avait réfléchi sur les signes
mais qui avait surtout servi à contester de l’intérieur les esthétiques
engagées...
Avec
Fragments
d’un
discours
amoureux,
l’attaque
contre
« l’arrogance » de la modernité devient plus nette. La vulgate de la
psychanalyse sert encore mais celle du marxisme est sournoisement
refusée, subtilement dépréciée. Les Fragments d’un discours
amoureux introduisent dans le concert proliférant des figures de la
contre-marche - contre-marche est un terme hypocoristique pour
désigner un contre-mouvement de l’histoire que nous ne qualifierons
pas en terme monologique - celle de l’amoureux qui ne partage pas
« les espoirs, de type massif » de ses contemporains :
C’est un sujet qui ne participe pas directement aux grands
espoirs, de type massif, sociaux. C’est un sujet qui garde
évidemment, par sa marginalité, par sa conception du plaisir et
60
Fragment « Qu’est-ce qui limite la représentation », Roland Barthes par Roland
Barthes (1975) in OC, t. IV, p.728.
30
de la jouissance, provisoirement, historiquement, un fond
d’individualisme.61
Figure pâle à vrai dire mais figure populaire.62 Barthes oppose le
collectif (le politique, la grégarité) à l’individuel (la spécialité du
désir, l’objet unique). Il ne fait plus la distinction entre le général et le
collectif. Le langage de la psychanalyse, accusé de déprécier l’amour,
est détourné puis congédié. Le sujet de ce discours amoureux
ressemble peu malgré la filiation revendiquée à Werther qui se
réfugiait dans l’amour de Charlotte pour fuir la corruption d’un monde
aristocratique où la vraie valeur n’était plus reconnue. (Problème dont
parle Chateaubriand : la légitimité meurt parce qu’elle ne reconnaît
pas le vrai mérite qu’elle ne sait pas distinguer, passant de l’époque
« des supériorités à celle des vanités »). Les Souffrances du jeune
Werther porte une critique politique, les Fragments, une critique
contre-politique. Pourquoi Barthes a-t-il dissocié la passion politique
de la passion amoureuse à rebours de toute une tradition classique
allant de Gondi à Stendhal ?
La Leçon inaugurale, manifeste anti-positiviste63, affirme à nouveau le
rôle de la littérature, terme revalorisé pour nommer son essence
61
« Entre le plaisir du texte et l’utopie de la pensée » (1978) in OC, t. V, p.535.
Il semble que quelque chose se soit perdu – au-delà du largage de la
psychanalyse, exigé par la rigueur idéologique, victime collatérale du « Pas de
métalangage » dirigé contre le sociolecte marxiste - en passant du cours si riche, et
si beau du Discours amoureux (nous mettons l’italique puisque, par le travail
d’édition de Claude Coste, c’est maintenant un livre) au Fragments d’un discours
amoureux. Barthes l’a reconnu bien qu’il ait argué d’une vérité de l’auteur, vérité
politique de l’obsession anti-monosémique finalement assez triste et plate : « Le
livre sur le Discours amoureux est peut-être plus pauvre que le séminaire, mais je
le tiens pour plus vrai. » Roland Barthes, Comment vivre ensemble (2002 [1976]),
p.178 cité par Claude Coste in Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique
des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits,
op. cit., p.19
63
Yves Bonnefoy a commenté la Leçon en ces termes : « Je me sentais assez loin
de la pensée de Barthes, sur certains points, mais cette différence n’était
absolument pas à mes yeux une raison de refus ou de polémique, et dans ma
première leçon - et après avoir lu la sienne avec un réel assentiment sur quelquesuns de ses aspects essentiels - j’ai d’ailleurs pu dire ce que je pensais et pense
toujours : à savoir qu’entre la critique qui se propose d’être un discours
62
31
historique au sens monumental, historial, dans le combat contre le
« fascisme » des langages grégaires ; l’histoire est anthropologisée,
l’histoire des corps contre celle de la raison, contre la raison dans
l’histoire :
Si l’on considère un instant la plus sûre des sciences humaines,
à savoir l’Histoire, comment ne pas reconnaître qu’elle a un
rapport avec le fantasme ? C’est ce que Michelet avait compris :
l’Histoire, c’est en fin de compte l’histoire du lieu fantasmatique
par excellence, à savoir le corps humain ; c’est en partant de ce
fantasme, lié chez lui à la résurrection lyrique des corps passés,
que Michelet a pu faire de l’Histoire une immense
anthropologie. La science peut donc naître du fantasme.64
Pourquoi le corps est-il le seul référent de cette histoire calculée en
millénaires ?
Dans Le Neutre, Barthes suggère que le malheur humain n’est pas
seulement produit par le « malheur capitaliste » mais aussi par
l’histoire de la raison, par la naissance de la dialectique par laquelle
les faibles ont abattu le règne des forts. Etait-ce pour cette raison que
Barthes veut défaire l’arrogance de la raison en fondant (en
confondant) l’intellect et le sentiment ?65
Enfin La Préparation du roman fera la théorie d’une littérature à la
fois lisible et absolue qui résiste à l’interprétation : le haïku est la
forme brève qui résiste autant au sens qu’au non-sens. Le roman
absolu devait représenter la forme longue de cette résistance au
« fanatisme du sens »66 appelée à décrire la vibration du monde sans
jamais s’arrêter sur un sens.
scientifiquement rigoureux et les attestations obstinés dont se sent obscurément
responsable le souci de la poésie, il n’y a nullement matière à conflit, mais au
contraire un terrain de rencontre, d’échanges loyaux, de collaboration fructueuse. »
Roland Barthes au Collège de France, textes réunis par Nathalie Léger et présentés
par Thomas Clerc, Paris, IMEC, coll. Inventaires, 2002, p.10.
64
La Leçon in OC, t. V, p.445.
65
Yves Bonnefoy l’a bien vu : « Son œuvre a eu pour devenir inusuel et très
remarquable, la fusion progressive de l’intellect et du sentiment, je dirai même du
cœur. », Roland Barthes au collège de France, op. cit., p.11.
66
« Cher Antonioni » (1980) in OC, t. V, p.903.
32
Nous avons placé des partitions au début de chaque chapitre pour la
clarté de l’exposition. Nous ne décrirons pas formellement et de
manière détaillée le plan général de notre travail mais pour résumer
provisoirement nous dirons que nous l’avons divisé en quatre parties :
la première partie entend montrer que dans la sémiologie barthienne,
le politique n’est pas un résidu du théorique : la sémiologie, science
provisoire, veut
démontrer
l’inanité du sens, de l’Histoire en
soulignant l’aspect arbitraire et mécanique (donc dérisoire) du procès
du sens. Dans la deuxième partie on décrit comment
Barthes a
mobilisé l’action de l’écriture contre celle des langages théoriques.
Dans la troisième partie on montre que Barthes refuse l’esthétique de
la transparence parce qu’elle a collaboré à la destruction de l’ordre de
l’Antithèse. Enfin dans la dernière partie, nous expliquons que Barthes
a moins ignoré
l’histoire par rigueur méthodologique que par
hostilité principielle au « discours historique ».
33
PARTIE I
SEMIOLOGIE ET EVALUATION
34
CHAPITRE 1 : MYTHOLOGIE ET SEMIOCLASTIE
Les grenouilles demandent un sens
Roland Barthes
La linguistique de Saussure, mise à la mode moins par Lévi-Strauss que par
Merleau-Ponty, a fourni à Barthes un appareil théorique pour sa critique
contre-idéologique. Ce mélange des doctrines et des lexiques opéré par la
sémiologie barthienne a été réprouvé par les tenants de la sémiologie restreinte
qui n’ont pas accepté ce recyclage ou plutôt ce détournement de savoir à des
fins de lutte contre-idéologique
:
Après Merleau-Ponty, le véritable et très efficace et très brillant
agent de publicité de la pensée saussurienne dans le domaine
des sciences humaines a été Roland Barthes, et dès les articles
qui composeront Mythologies (1957), donc dès les années 19541956. Les références à Saussure, et à toute la terminologie
saussurienne, signe surtout, symbole, algèbre linguistique,
sémiologie, signifiant, signifié, langue et parole, pullulent
littéralement, jettent tout le vocabulaire saussurien d’un seul
coup sur le marché intellectuel au niveau des pages culturelles
des hebdomadaires. Malheureusement, cette popularité
foudroyante s’accompagne d’une distorsion constante des
concepts clés du saussurisme.67
67
Georges Mounin, Saussure ou le structuraliste sans le savoir, Seghers, coll.
Philosophes de tous les temps, 1968.
35
Mais si on prend au sérieux la sémiologie barthienne, une question ne
peut pas ne pas se poser : pourquoi Barthes a-t-il étendu l’arbitraire du
signe à l’ensemble des productions culturelles ?68 :
Je venais de lire Saussure et j’en retirai la conviction qu’en
traitant les « représentations collectives » comme des systèmes
de signes on pouvait espérer sortir de la dénonciation pieuse et
rendre compte en détail de la mystification qui transforme la
culture petite-bourgeoise en nature universelle.69
Est-ce pour mettre en question le matérialisme historique ? :
En postulant la primauté et l’arbitraire du symbolique la
sémiologie mettait d’emblée en question le matérialisme
historique.70
Nous allons rappeler les principes par lesquels Barthes a tenté de
donner une assise scientifique à une sémiologie qui l’était très peu
comme il l’a d’ailleurs reconnu :
68
Lévi-Strauss a condamné ce conventionnalisme intégral chez des
confrères : « Les malentendus dont fourmille l’article de M. Haudricourt et Granai
se ramènent à deux erreurs qui consistent, l’une à opposer abusivement le point de
vue diachronique et le point de vue synchronique, l’autre à creuser un fossé entre la
langue, qui serait arbitraire à tous les niveaux, et les autres faits sociaux qui ne
sauraient avoir le même caractère. Pour avancer ces affirmations, il est frappant
que nos auteurs choisissent d’ignorer l’article de Roman Jakobson Principes de
phonologie historique et l’article, nom moins mémorable, d’Emile Benveniste où
celui-ci s’interroge sur le principe saussurien de la nature arbitraire du signe
linguistique. » Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale I et II, Paris, Plon,
1958 et 1973 p.106-107.
Thomas Pavel qu’on ne peut pas soupçonner de complaisance à l’égard de l’auteur
des Structures de la parenté (cf. Le Mirage linguistique : essai sur la
modernisation intellectuelle qui critique en particulier le « phonologisme »)
rappelle qu’il n’y avait rien d’évident à appliquer aux systèmes culturels l’arbitraire
du signe :
« Dans le Cours de linguistique générale de Saussure, Barthes apprend que les
signes linguistiques sont arbitraires, obligatoires, et systématiques. […] Ces idées,
vraies du point de vue scientifique et parfaitement à leur place en linguistique
synchronique, se métamorphosent en spéculations incertaines, voire en instruments
de lutte idéologique, pour peu qu’on généralise les propriétés des langues naturelles
à l’ensemble des comportements symboliques » Claude Bremond / Thomas Pavel,
De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin
Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998, p.37-38.
69
« Avant-propos (Février 1970) aux Mythologies » in OC, t. I, p.673.
70
C’est l’hypothèse de Thomas Pavel. Idem., p.40.
36
Le propos des Mythologies n’est pas politique mais idéologique.
[…] Le propre des Mythologies, c’est de prendre
systématiquement en bloc une sorte de monstre que j’ai appelé
la « petite-bourgeoisie » (quitte à en faire un mythe) et de taper
inlassablement sur ce bloc ; la méthode est peu scientifique et
n’y prétendait pas ; c’est pourquoi l’ouverture méthodologique
n’est venu qu’ensuite par la lecture de Saussure la théorie des
Mythologies est l’objet d’une postface ; théorie partielle
d’ailleurs, car si une version sémiologique de l’idéologie a bien
été esquissée, il aurait fallu et il faut encore la compléter par une
théorie politique du phénomène petit-bourgeois.71
Nous verrons d’abord que Barthes n’a pas cru longtemps que son
entreprise de démystification puisse corriger « un monde qui ne va
pas bien » puisque le mythologue est peut-être moins un
révolutionnaire qu’un révolté dont la parole perpétue la division des
langages au lieu de l’annuler (Section I - La démystification : un
déniaisement pour qui ?).
Nous traiterons ensuite du paradigme
langue/parole sur lequel Barthes a construit sa sémiologie en analysant
les raisons pour lesquelles il y a renoncé. Puis nous rappellerons
pourquoi Barthes a cherché à inventer un nouveau discours
intellectuel qui ne se plierait pas aux contraintes logico-discursives du
discours de la « raison » ou de la « science » (Section II - Le nouveau
discours intellectuel). Nous analyserons ensuite la théorie sémantique
de la sémiologie barthienne en remarquant comment Barthes a
distingué symbolisation et communication en se référant moins à
Emile Benveniste qu’à Raymond Ruyer. Nous
montrerons que
l’effort de théorisation du troisième sens avec ses raffinements de
niveaux sémantiques était dirigé contre le sens plein et la monosémie.
Nous verrons
enfin pourquoi Barthes a défendu l’idée de
l’indissociabilité du fond et de la forme qu’il avait reprise à Flaubert
(Section III - Le refus du sens).
71
« Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1031.
37
SECTION I - LA DEMYSTIFICATION : UN DENIAISEMENT POUR
QUI ?
§1
La sémiologie, méthode de déchiffrement montrant le procès du
mythe
Le projet des Mythologies est lié à une entreprise de dévoilement. Le
terme de « dévoilement », bien que repris à Sartre, ne doit pas
s’entendre au sens métaphysique de « parousie » ; le discours contremythique n’est pas chargé de retrouver un sens vrai dissimulé derrière
les apparences qui rétablirait une présence à soi. La contre-mythologie
n’est pas un piège métaphysique. L’opposition conceptuelle
apparence/vérité est sans pertinence pour l’analyse du mythologue qui
ne dissèque pas des substances mais des formes de discours liées à un
moment historique. Le déchiffrement, de même que le dévoilement,
n’est pas l’exhumation d’un sens mais la monstration d’une opération.
Une lecture en quelque sorte « au ralenti » car
si le mythe est
décomposé, il se dissout. Il ne peut tromper qu’un lecteur pressé ou de
mauvaise foi, ne pouvant mordre sur l’esprit d’un lecteur attentif tant
sa grossièreté le déjoue.
La contre-mythologie serait donc un
dévoilement au sens où elle montrerait les opérations sémantiques
(mais pour qui ?) par lesquelles on est mystifié afin qu’on prenne ses
responsabilités à l’égard des représentations sociales en circulation
dans la presse, dans la littérature d’alibi, dans la logosphère.
38
§2
A quoi sert un mythologue ?
Tout discours est susceptible de se dégrader en mythe. Son champ
d’élection est imprévisible. La géographie des mythes est instable. Il
faut donc une méthode sûre qui puisse les identifier et les dissoudre
par l’analyse. Le mythologue met au point une méthode de
déchiffrement statique pour analyser les processus par lesquels la
« culture innocente » avalise un état culturel en état naturel. C’est
cette opération subreptice de naturalisation que Barthes veut non pas
mettre au jour car « le mythe ne cache rien »72 mais décomposer.
72
Pour Chomsky les phénomènes de mystification n’ont aucune profondeur si bien
qu’il est peu utile de faire de grandes dépenses d’analyses sophistiquées, un peu de
scepticisme ordinaire suffit : « Quiconque accepte de se soustraire au système de
propagande idéologique s’apercevra de la transparence des phénomènes en
question, et du mode typique de distorsion fabriqué par l’intelligentsia. Tout le
monde en est capable. Si cette analyse est souvent très mal faite, c’est parce qu’en
général la réflexion portant sur l’idéologie est produite pour défendre les intérêts
d’une classe et non pour rendre compte des événements. Précisément à cause de
cela, il ne faut pas donner l’impression que seuls des intellectuels pourvus d’une
formation spéciale sont capables d’un travail analytique. En fait, c’est ce que veut
faire croire l’intelligentsia ; elle se prétend engagé dans une entreprise ésotérique,
inaccessible aux personnes normales. Et c’est un parfait non-sens. Les sciences
sociales assez généralement, et surtout l’analyse des affaires contemporaines, sont
totalement accessibles à quiconque veut bien s’y intéresser. La « profondeur »,
« l’abstraction » de ces questions font partie de l’illusion répandue par le système
de contrôle idéologique, dont le but est d’éloigner la population de ces thèmes en la
persuadant de son incapacité à organiser ces propres affaires ou à comprendre la
réalité sociale sans l’intermédiaire d’un tuteur. Pour cette simple raison, je refuse
de relier l’analyse des questions sociales à des thèmes scientifiques qui, eux,
exigent une formation spéciale et technique, des références intellectuelles, avant de
pouvoir être traités. Dans l’analyse de l’idéologie, il suffit de regarder les faits en
face, et de vouloir suivre une argumentation. Seul le bon sens cartésien, « la chose
du monde la mieux partagée », est exigé...C’est l’approche scientifique de
Descartes - si par là vous entendez la volonté de regarder les faits avec un esprit
ouvert, de tester les hypothèses, et de suivre une argumentation jusqu’à ses
conclusions. Mais au-delà, aucun savoir ésotérique spécial n’est requis pour
explorer des « profondeurs » qui n’existent pas. » Noam Chomsky, Langue,
Linguistique, Politique : dialogues avec Mitsou Ronat, traduit de l’anglais et
présenté par Mitsou Ronat, Paris, Flammarion, coll. Champ, 1977, p.34.
39
§3
Point de méthode
Le jargon « sémiologique » peut rebuter par son aspect à la fois
sommaire et barbare, sa taxinomie binaire. Je ne reproduis pas le
schéma du signe et de la connotation qu’on reproduit partout (non
sans grand sérieux) dès qu’on traite la « période sémiologique ». Je
vais essayer de réduire l’ennui à m’intéressant moins à la structure
formelle du mythe qu’à l’effet qu’il produit.
§4
Le mythe, une parole dogmatique, circulaire et rassurante
Le discours mythique tire sa « force intentionnelle »73, son pouvoir
impressif de persuasion de son caractère tautologique. Le mythe ne dit
rien qu’il n’ait déjà préalablement posé. Cette parole circulaire non
seulement n’explique rien mais constate, foncièrement, l’inanité des
explications, excepté la sienne imposée comme le dernier recours de
l’intelligible. Elle assume le topos de la vanité des explications mais
sans le pathos du suicide de l’intellect. Elle impose donc non pas
même un sens dogmatique qui introduirait des fractionnismes mais le
réel qui ne souffre aucune contestation. C’est un discours
confirmatoire qui n’apprend à son destinataire que ce qu’il sait déjà ;
un discours plein où il n’y a pas de place pour le doute ou pour l’autre
qui oserait l’infliger, s’il pouvait. C’est un certain réel, interpolé
fabriqué par la fusion du signe et du référent. Ce discours ne s’habilite
non pas comme discours sur le réel mais tout simplement comme le
discours du réel.
73
« Postface Le mythe aujourd’hui » Les Mythologies (1957) in OC, t. I, p.837.
40
Il n’apprend rien sur un état du monde mais il rassure par les images
du monde qu’il fabrique, ne disant que ce qu’il faut dire sur un sujet
donné par rapport à un auditoire donné, ne battant pas la campagne et
ne faisant pas l’entendu avec qui ne l’est pas. Il n’est donc pas un sot
discours malgré sa platitude.
Le mythe n’est donc pas un message au sens où il transmettrait un
savoir sur le monde, une « information », une connaissance
supplémentaire, un contenu « objectif » mais au sens phatique du
terme : il
présuppose
un émetteur, un « producteur de mythe »
qualifié et un récepteur.
§ 5
Le producteur de mythe : un parleur cynique
Le producteur de mythe est un parleur qualifié qui sait faire agir les
passions des publics qu’il entreprend. Il croit ou il ne croit pas à ce
qu’il énonce, peu importe pourvu que le lecteur adhère à son propos et
à-propos, au moment opportun ; c’est presque une question de kairos.
(Le mythe est historique).
Cet énonciateur cynique a charge de produire une parole évidente,
légitime pour un public acquis d’avance, un discours osmotique où il
n’y a pas de place pour le malaise que produit quelquefois la
réflexion, un discours spontané qui émanerait d’une nature et non pas
d’une histoire.
§ 6
Le lecteur du mythe
Le récepteur du mythe est un lecteur complaisant qu’il faut ménager.
Approprié à son insipience ou à sa mauvaise foi, le mythe peut
s’imposer au lecteur qui cherche à se rassurer sur la pérennité d’un
41
ordre. Ainsi le lecteur de Paris-Match ne lit pas dans « le salut du
nègre au drapeau français » un démenti aux anticolonialistes mais le
simple rappel innocent d’un ordre immobile. Considérer le salut du
nègre comme un démenti, c’est déjà reconnaître qu’on puisse
contester, à tort ou à raison, la souveraineté française. Le « salut du
nègre » n’est qu’un fait rappelant l’étendue des possessions et du
génie assimilateur de la nation française. Tout est en ordre. Le salut du
nègre est noté par acquis de conscience et non pas pour éveiller les
doutes.
§7
Une parole, sans jeu destinatoire, pour qui ?
Face au producteur de mythe, parleur osmotique accordé au lecteur le
plus probable, quelle est l’utilité du mythologue qui s’est investi luimême dans son rôle de redresseur de sens ? S’il sait pourquoi il écrit,
s’il peut se rassurer à cet égard, en est-il de même, concernant la
destination effective de sa parole ? Son langage d’expert ne lui
confère-t-il pas un statut d’exclusion par rapport au langage réel de
ceux qui seraient habilités à faire l’histoire ?74
Le public sur lequel le mythologue pourrait produire un effet moral se
réduit à celui du lecteur relaps de l’Histoire (Le lecteur perspicace le
défait sans secours avec un peu de scepticisme ordinaire) qui ne veut
pas savoir ce qu’il sait très bien : par exemple la fin de l’Empire
français, les injustices que son pays commet pour perpétuer une
domination que l’Histoire est sur le point de renverser.
Barthes dit qu’il n’a endossé le titre de mythologue que parce qu’il
était motivé par le matériel (mythologique) qu’il déchiffrait. Au fond
ce titre
lui semblait une imposture aussi forte que celles qu’il
74
Voir « Nécessité et limites de la mythologie » Mythologies (1957) in OC, t. I,
p.865.
42
dénonçait. Il a préféré assumer le titre de sémiologue plus approprié à
la modestie du savant derrière laquelle il s’est retranché lors de son
accès de « délire scientifique » avant de préférer celle de l’écrivain75
qui prend un plaisir plus esthétique que moral à déniaiser ses lecteurs.
§8
La mythologie, faire révolutionnaire ou éthique de la révolte ?
Le
mythologue
n’est-il
pas
plus
un
« révolté »
qu’un
« révolutionnaire » ? La révolte du moraliste ou de l’auteur d’avantgarde, est accueillie, encouragée, appréciée et récupérée par sa classe
d’origine ou d’adoption. La révolte, sinon dirigée du moins contrôlée
et surveillée devient une ruse, une concession utile qui permet à la
classe dominante de préserver l’essentiel (l’avoir, les partages léonins)
en cédant sur l’accessoire (la syntaxe, la bonne conscience). Cette
révolte se dresse contre un « mal accidentel » pour se détourner du
« mal principiel ». Le révolté subventionné n’institue qu’un leurre de
critique. Du révolté, disait Sartre, la
bourgeoisie fait son
affaire.76Barthes, en disant que le mythologue se mêle plus qu’il ne
« participe » à un « faire » du monde « non tel qu’il est mais tel qu’il
veut se faire »77 préparait sa retraite.
75
« De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1268.
Sartre écrit : « Au reste, la bourgeoisie sait bien que l’écrivain a pris secrètement
son parti : il a besoin d’elle pour justifier son esthétique d’opposition et de
ressentiment ; c’est d’elle qu’il reçoit les bien qu’il consomme ; il souhaite
conserver l’ordre social pour pouvoir s’y sentir un étranger à demeure : en bref
c’est un révolté, non pas un révolutionnaire. Des révoltés, elle fait son affaire. En
un sens, même, elle se fait leur complice : il vaut mieux contenir les forces de la
négation dans un vain esthétisme, dans une révolte sans effet ; libres, elles
pourraient s’employer au service des classes opprimées. » Jean-Paul Sartre, Qu'estce que la littérature ?, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1948, p.140-141.
77
Mythologies (1957) in OC, t. I, p.866.
76
43
§9
La mythologie perpétue la division des langages au lieu de
l’annuler : le mythologue se retire
La notion de métalangage dans les Mythologies désigne à la fois le
système second « oppressif » du mythe et le langage analytique du
mythologue obligé d’user d’une parole contre-mythique non pas pour
restituer une parole littérale mais pour montrer le « vol de langage »
opéré par le mythe. La révolution devait voler à la classe dominante le
métalangage analytique par lequel cette dernière s’était approprié le
pouvoir politique après le pouvoir intellectuel. Son emploi était donc
non seulement toléré mais justifié par l’entreprise de déchiffrement
qui ne pouvait se faire sans un langage analytique spécialisé ; c’était
une nécessité historique comme l’existence de la classe bourgeoise.
Cependant Barthes cherchant à se désengager, remarquait que le
métalangage contre-mythique souffrait d’une ambiguïté constitutive :
le mythologue pouvait se croire justifier en se mêlant à une « faire »
du monde mais en même temps il savait bien qu’il n’était pas lu par
ceux qui font l’Histoire mais par des bourgeois radicaux qui ne la font
plus depuis longtemps. Le métalangage dont use le mythologue le
sépare de ceux au nom desquels il prétend agir. La mythologie n’est
donc qu’un épiphénomène, un discours intransitif qui n’agit rien
malgré sa bonne volonté et son application à dénoncer les
mystifications bourgeoises. Elle était moins un engagement réel que
le salut nominal d’une conscience. Le métalangage est un luxe qui
exclut par là-même le mythologue de la révolution; c’est une parole
« choisie » qui n’aurait pas le caractère de la nécessité :
Le mythologue s’exclut de la révolution dans la mesure même
qu’il la choisit.78
78
« Esquisse d’une mythologie » (1956), deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02,
Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.61.
44
Et la révolution ne reconnaît qu’un langage politique où action et
réflexion sont indivises. De plus le métalangage, comme la syntaxe
classique des naturalistes, perpétue la division des langages et par
conséquent celle de la société qu’il voulait annuler.
Son usage même tactique posait donc plus de problèmes qu’il n’en
pouvait résoudre, reconnaissait Barthes en concédant curieusement à
Jdanov une lucidité qu’il ne lui a pas toujours prêtée. La critique de
Jdanov en tout cas venait à point pour justifier la retraite du
mythologue qui allait se transformer en sorcier « rassembleur d’os »
cherchant à dissoudre les imaginaires diviseurs plutôt qu’à s’opposer à
l’Ordre qu’il avait contesté (de manière plus feinte que réelle) :
Je le dis fermement, les mythes sont absolument nécessaires à
toutes les sociétés pour ne pas s’entre-déchirer. Cependant, ils
ne doivent pas être vécus comme des alibis du réel ; ils doivent
être vécus dans l’art, qui n’est pas un maître d’erreurs, comme
on le croit. L’erreur, il l’affiche. Et, à ce moment-là, elle n’est
plus dangereuse.79
79
« Des mots pour faire naître un doute » (1978) in OC, t. V, p.572.
45
SECTION II – LE NOUVEAU DISCOURS INTELLECTUEL
§1
Une sémiologie applicationniste
On a pu reprocher à Barthes d’appliquer la distinction Langue/Parole à
d'autres systèmes de signes. Sans cette extension ou plutôt cette
application du paradigme saussurien, Barthes n’aurait pas eu le
« courage de commencer »80, ni de mener ses premières investigations
sémiologiques, ses perspectives qui ont constitué l'axe principal de
ses recherches pendant les années 1957-1964. Dans ses Eléments de
sémiologie, il n'hésite pas en effet à considérer que l'essence de la
recherche linguistique consiste à différencier, dans les autres systèmes
sémiologiques, sur le modèle du langage articulé, les faits qui
appartiennent à la langue de ceux qui ressortissent à la parole :
Il est aussi inutile de se demander comment d’abord séparer la
langue de la parole : ce n’est pas là une démarche préalable,
mais bien au contraire l’essence même de l’investigation
linguistique (et plus tard sémiologique) : séparer la langue de la
parole, c’est du même coup établir le procès du sens.81
Barthes a accepté la distinction Langue/Parole non sans faire
quelques réserves mais si modérées, et si en deçà de celles que
Saussure avait d’emblée formulées, à l'égard de l’opposition
conceptuelle qu’il avait forgée, qu’elles ne menaçaient pas la
centralité du paradigme saussurien. Mais la volonté de retirer au
discours sans visée esthétique tout caractère créatif (au sens
chomskyen), a amené Barthes à considérer que cette distinction n’était
plus qu’un leurre sur lequel vivait depuis trop longtemps la sémiologie
qu’il avait initiée.
80
81
Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.439.
Eléments de sémiologie (1965) in OC, t. II, p.641.
46
Il faut rappeler que Saussure lui-même n'a pas donné la distinction
Langue/ Parole pour absolue. Elle n'était qu'un paradigme opératoire
qui permettait à la linguistique de définir son objet d'étude et de
délimiter les entours de ses investigations. La formation de ce
paradigme n'était pas un acte fondateur qui aurait émancipé la
linguistique d'autres disciplines moins régionales
comme on l'a
quelquefois supposé puisque pour Saussure la linguistique n'était
qu'une branche de la sémiologie future, elle-même coiffée par la
psychologie sociale.
§2
La parole : liberté de combinaison ou appropriation de la langue ?
Saussure avait proposé de définir
la parole de deux
manières
différentes : elle serait d’une part la possibilité pour un sujet parlant de
combiner librement les éléments d’une langue donnée ; elle résiderait
d’autre part dans l’acte de phonation individuelle. On sait que
Benveniste a insisté sur la deuxième manière qu’il a complétée en
définissant la parole comme l’appropriation de la langue par un sujet
parlant.
Barthes, quant à lui, malgré ses appels à former une
linguistique de l’énonciation, n’a retenu que la première définition, ce
qui n’est pas indifférent pour notre analyse.
On sait que Saussure a hésité à ranger les syntagmes figés dans la
parole sans toutefois pouvoir se résoudre à les placer dans la langue.
Hjelmslev, co-fondateur du cercle de Copenhague a semblé apporter
une solution au partage indécis de la langue et de la parole en épurant
le concept de Langue qu’il a divisée en trois entités hiérarchisées (le
schéma, la norme et l'usage) tandis qu'il a réduit la parole à une simple
concrétisation.
47
Barthes a jugé que cette formalisation82 permet de résoudre les
« apories » du paradigme de Saussure qui ne savait pas où ranger les
syntagmes figés, estimant qu'ils tiennent aussi bien à la langue qu'à la
parole :
Il faut reconnaître que dans le domaine du syntagme il n'y a pas
de limite tranchée entre le fait de langue, marque de l'usage
collectif, et le fait de parole, qui dépend de la liberté
individuelle. Dans une foule de cas, il est difficile de classer une
combinaison d'unités, parce que l'un et l'autre facteur ont
concouru à la produire, et dans des proportions qu'il est
impossible de déterminer.83
Selon le modèle de Hjelmslev, on peut classer les syntagmes, paroles
socialisées sans liberté combinatoire, dans la catégorie de l'usage.
La parole perd ainsi subrepticement chez Hjelmslev son statut d'acte
individuel. Certaines paroles sont contraintes par la langue, c'est-à-dire
par la collectivité. Dans une parole socialisée, la part individuelle ne
concerne plus que la phonation, l'exécution.84Dans la perspective
d’une linguistique de l’énoncé qui a toujours été celle de Barthes, cela
peut en effet paraître dramatique. Barthes, ne prenant pas en compte le
contexte, coupable de désambiguïser les énoncés, et donc soupçonné
de collaborer à la monosémie, refuse de considérer chaque énonciation
d’un même énoncé comme un acte linguistique différent. Barthes
s’oppose en cela à la plupart des linguistes pour lesquels on ne peut
réduire les actes de paroles à leurs éléments linguistiques. Saussure
82
Barthes a repris à Hjelmslev le couple notionnel dénotation/connotation qu’il a
généralisé dans sa littérature sémiologique avant de le placer, avec sa désinvolture
habituelle, au rang de « mythe scientifique ». Il a exploité la révision par
Hjelmslev du paradigme saussurien Langue/Parole qu’il commente dans ses
Eléments en notant sa « providentialité ».
83
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot et Rivages,
1998 (réimpression de l’édition originale de 1916), p.173.
84
C’était une révision sévère de Saussure : « De quelle manière la parole est-elle
présente dans la même collectivité ? Elle est la somme de ce que les gens disent et
elle comprend a) des combinaisons individuelles, dépendant de la volonté de ceux
qui parlent b) des actes de phonation également volontaires nécessaires pour
l'exécution de ces combinaisons. », Idem., p.37.
48
pensait déjà qu’il fallait situer la vraie nature linguistique d’un énoncé
ailleurs que dans sa matérialité :
Chaque fois que j'emploie le mot Messieurs, j'en renouvelle la
matière ; c'est un nouvel acte phonique et un nouvel acte
psychologique. Le lien entre les deux emplois du même mot ne
repose ni sur l'identité matérielle, ni sur l'exacte similitude des
sens mais sur des éléments qu'il faudra rechercher et qui feront
toucher de très près à la nature véritable des unités
linguistiques.85
De même Charles Bally a parlé de signes muets et de signes
extra-articulatoires et son paradigme thème/propos86, repris par
Bakhtine sous l’opposition thème/signification87, avait posé les jalons
de la linguistique de l’énonciation que Benveniste allait promouvoir.
Mais Barthes, linguiste fantaisiste, réduit le signe discursif au signe
lexical, ne voulant rien distinguer malgré les mises en garde de
Benveniste ou celles de Bakhtine :
L’essentiel du problème du décodage ne se ramène certes pas à
l'identification de la forme utilisée mais bien à sa compréhension
dans un contexte précis, à la compréhension de sa signification
dans une énonciation donnée. En bref, il s'agit de percevoir son
caractère de nouveauté et non seulement sa conformité à la
norme. Autrement dit, le récepteur, appartenant à la même
communauté linguistique, considère également la forme
linguistique utilisée comme un signe changeant et souple et non
comme un signal immuable et toujours égal à lui-même.
Le processus de décodage (compréhension) ne doit en aucun
cas être confondu avec le processus d'identification. Ce sont
deux processus profondément différents. On décode le signe, on
ne fait qu'identifier le signal. Le signal est une unité à contenu
immuable, il ne peut rien remplacer rien refléter ni réfracter.88
85
Ibid., p.172.
Voir chap. « Trois formes d’énonciation », Charles Bally, Linguistique générale
et linguistique française, Berne, Edition Francke, 1965, p.55-75
87
Voir Mikhaïl Bakhtine, Le marxisme et la philosophie du langage, traduit du
russe par Marina Yaguello, Paris, Ed. de Minuit, coll. Le Sens commun, 1977,
p.143.
88
Idem., p.100.
86
49
Répugnant à différencier les actes linguistiques sur la base nonobjective de la psychologie, Barthes a nié toute historicité au discours
dit ordinaire, au discours qui semble se répéter alors qu’il invente :
On peut bien produire la même phrase, la relation
intersubjective sera chaque fois différente, étant de nature
historique. C’est cette historicité-création qui empêche
d’opposer radicalement la création ordinaire et la création
poétique. Chaque fois, le langage s’invente dans son dire, parce
que le langage, ce n’est pas une boîte à outils, ni une forêt
d’arborescences. Le langage est l’invention du langage
continûment. Au marché, comme dans un poème. Simplement il
ne s’invente pas de la même façon ici ou là. Mais cette
différence n’est pas de l’ordre d’une opposition entre nature et
culture, spontanéité et intentionnalité. C’est plutôt une question
de degré. Dans un poème, l’invention de la relation entre éthique
et société est maximale.89
En revanche il a conféré un statut particulier au haïku malgré l’aspect
répétitif de ses thèmes :
Ils [les haïkus] disent tous la même chose : la saison, la
végétation, la mer, le village, la silhouette, et cependant chacun
est à sa manière un événement irréductible.90
De même le discours amoureux échappe au stéréotype : il pourrait se
redire, se ressasser sans jamais se répéter. On pourrait s’étonner que
Barthes ait prêté, au haïku et au discours amoureux, une prérogative
qu’il a refusée aux autres discours si on n’avait pas saisi l’intérêt
tactique d’exhausser les figures du haïkiste et de l’amoureux contre
celle du militant. Pour des raisons politiques, Barthes préférait la
répétition de l’amoureux à celle du militant. Ce refus n’était pas
premier.
89
Gérard Dessons « L’homme ordinaire du langage ordinaire » in La force du
langage : rythme, discours, traduction : autour de l’œuvre de Henri Meschonnic,
sous la direction de Gérard Dessons et Jean-Louis Chiss, Paris, Ed. Honoré
Champion, 2000, p.88.
90
L'Empire des signes in OC, t. III, p.427.
50
Il y a eu une époque où Barthes n’a fait aucune difficulté pour
reconnaître qu’un énoncé est toujours inédit :
Dans le procès de communication, le trajet du je n’est pas
homogène : lorsque je libère le signe je, je me réfère à moimême en tant que je parle, et il s’agit alors d’un acte toujours
nouveau, même s’il est répété, dont le « sens » est toujours
inédit ; mais en arrivant à destination, ce je est reçu par mon
interlocuteur comme un signe stable, issu d’un code plein, dont
les contenus sont récurrents.91
Mais Barthes a préféré par la suite se mettre dans la position de
« l’interlocuteur » qui reçoit le message comme un « signe stable »,
c’est-à-dire comme un signal, en restant sourd au caractère nouveau
de chaque énonciation.
Dans ses Eléments, Barthes, adhérait d’ailleurs aux vues modérées de
Jakobson selon lesquelles la liberté des combinaisons est nulle pour
les phonèmes tandis qu'elle est infinie pour les phrases92 ; l’influence
éphémère de la linguistique de Chomsky allait dans ce sens aussi :
La linguistique a montré que le langage est un infini, fait
d’éléments discontinus qui peuvent être infiniment combinés.93
Mais l’influence de Foucault, allant contre celle de Chomsky, ainsi
qu’une interprétation
très personnelle de Jakobson, ont ramené
Barthes à moins d’optimisme théorique. Dans sa Leçon on retrouve la
présence de Foucault aussi bien dans le choix des expressions que
dans l’idée que la langue est imposée au sujet, qu’elle n’est pas un
contrat collectif ou une convention comme le croyait Saussure ou
Benveniste mais une contrainte culturelle.94 Le sentiment linguistique
91
« Ecrire, verbe intransitif » (1970 [1966]) in OC, t. III, p.622-623.
Eléments de sémiologie (1965) in OC, t. II, p.680-681.
93
« Un univers articulé de signes vides » (1970) in OC, t. III, p.651.
94
Selon Benveniste « La langue est d'abord un consensus collectif », Emile
Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, coll. Tel,
1974, p.20.
92
51
oblige le locuteur d’une langue à parler d’une certaine manière et non
d’une autre s’il veut sinon se faire comprendre, du moins se faire
reconnaître...
§3
Situation d’interlocution et procédure d’exclusion
Les libertés discursives des sujets parlants seraient d’autre part
limitées par ce que Foucault appelle les « procédures d’exclusion »95
dont la fonction est de limiter la prolifération des discours.
Ces
procédures d’exclusion englobent à la fois : les bienséances qui
veulent qu’en société, il faille parler pour ne rien dire ou ne dire que
des choses convenues qui ne prennent personne au dépourvu (tabou de
l’objet de discours) ; le respect de certaines procédures de
qualification aux termes desquelles est conférée ou refusée une
légitimité énonciative ; les contraintes d’auditoire éprouvées aussi
bien par les enseignants que par les politiques contraints d’articuler un
discours intelligible pour le plus grand nombre d’élèves ou
d’électeurs ; la contrainte de vérité (inspirée par la volonté de vérité).
Ces contraintes s’ajoutant à celle de la langue font que la parole n’est
plus qu’une récitation de formules. Chacune des situations
dramatiques (au sens grec « d’action ») de la vie sociale
a son
répertoire de tirades, de répliques, son petit placer de formules
apprises que la masse des sujets parlants combine dans un ordre
immobile ; la pression des clichés est si forte que le sujet est moins
parlant que parlé. Il n’y a que l’écriture, et non pas le discours de
l’écrivain, qui, hors travail, est « assujetti » aux mêmes contraintes
que les autres sujets parlants, il n’y a que l’écriture, discours
Benveniste a rappelé l’importance de la maîtrise de la langue pour l’acquisition
des savoirs : « toutes les conquêtes intellectuelles que le maniement de la langue
permet », Idem, p.21.
95
Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1971,
passim.
52
individuant tant pour l’auteur que pour le lecteur par l’accès à
l’imprévisible, à l’inouï, à l’expérience de la différence, qui déroge
aux habitudes discursives.96 Barthes oppose ainsi le bruit des langages
grégaires à la symphonie des langages incomparables.
§4
L’assertivité de la langue
Pour Barthes, suivant Nietzsche, le sens est une force. La force d’un
discours tient à son pouvoir de réduction qui subsume les singularités
sous la généralité. Barthes a repris à l’idiome théorique de Foucault,
le terme d’« assujettissement » pour qualifier l’action violente du
discours. Le thème de l’assertivité de la langue n’est pas un thème
nouveau, c’est même un « vieux problème de la philosophie ».
Barthes à cet égard a cité Maître Eckart et Pascal mais il faudrait
allonger la liste des auteurs auxquels il se référait implicitement, qu’il
avait lus mais dont il n’a point parlé. Pour se limiter à la tradition
philosophique moderne, on trouve déjà l’idée de l’assertivité de la
langue chez Montaigne qui parle d’assévérance de la langue.
S’inscrivant dans cette tradition de misologie, Barthes a posé que
l’assertion est le mode premier ou mode « naturel » de tout discours :
La contrainte d’assertion passe de la langue au discours, car le
discours est fait de propositions qui sont naturellement
assertives. Ce qui fait que pour retirer, préserver le discours,
pour le nuancer (vers la négation, le doute, l’interrogation, la
96
Bally a opposé la liberté de l’écriture, reposant moins sur des lois que sur des
modes - Barthes aurait dit des règles - aux contraintes de la « langue parlée » :
« Dans la langue parlée l’interaction des individus et la contrainte sociale sont au
premier plan, tandis que la langue écrite, surtout dans ses formes littéraires et
poétiques, laisse plus de place à la volonté individuelle et au choix. On pourrait
dire sans trop exagérer, que le parlé obéit à des règles, et l’écrit à des modes »,
Linguistique générale et linguistique française, op. cit., p.24.
53
suspension), il faut sans cesse batailler avec la langue, matière
première, loi du discours.97
Aussi la langue n’a pas à produire des morphèmes pour marquer
l’affirmation. En disant « table », on asserte son existence qu’on ne
peut défaire qu’en ajoutant un morphème de négation « non », « non
table ». La langue est donc fatalement « constative ». Il n’est pas sûr
que Barthes ait cru réellement à ce qu’il avançait, n’employant un
argument à valeur accidentelle que pour les besoins de sa pseudodémonstration. Ayant étudié la structure des langues orientales (le
japonais et le coréen), Barthes n’a pas pu ignorer qu’elles notifient
l’affirmation non emphatisée par des morphèmes placés à la fin des
phrases98 mais, cherchant à culpabiliser le discours, il a pu faire
semblant de l’oublier.
§5
Les trois modalités du discours réduites à une seule
Benveniste a proposé d’appeler « modalités d’énonciation » les
relations entre énonciateurs (l’assertion, l’interrogation, l’intimation)
tandis que Meunier a parlé de modalités d’énoncé qui sont en gros
les
modalités
sémantiques
(modalités
logiques,
modalités
épistémiques, modalités hypothétiques)99 : Barthes a simplifié le débat
en refusant de les distinguer. Les marques de la modalisation que
Barthes nomme opérateurs d’atténuation,
opérateurs correctifs,
opérateurs métalinguistique, clausules d’incertitudes n’indiquent pas
la relation qu’un sujet entretient avec une proposition ; elles ne sont
97
La Préparation du roman, texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger,
édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003,
98
« J’ajoute que je me suis efforcé de m’initier quelque peu à la langue japonaise,
non certes avec la prétention de vouloir la parler, mais pour rendre compte de sa
structure et par conséquent des structures de mentalité et de sensibilité auxquelles
elle renvoie. » « Entretien à UMI » (1969) in OC, t. III, p.113.
99
Albert Meunier, « Modalités et communication », Langue Française, n°21,
1974-2.
54
plus que des précautions concessives par lesquelles on protège un
discours contre les objections possibles. Les adverbes d’incertitude,
le « nous » académique, les périphrases oiseuses, les circonlocutions
dilatoires ne sont plus que des précautions oratoires appartenant à un
code d’exposition courtoise qui n’atténuent que partiellement le
dogmatisme discourtois de tout discours. De même les modalités de
l’interrogation et du doute ne trompent personne : le questionnement
(la recherche de la vérité par exemple) n’est plus qu’une inquisition,
une demande indiscrète sur la sexualité de l’autre. L’ « ancienne
rhétorique » l’avait bien compris en nommant « question oratoire » la
figure qui réduit au silence l’adversaire. La question n’est plus qu’un
assertif déguisé, étant moins un désir de savoir qu’un moyen de
contrôler la rectitude des opinions (Barthes a contesté ce qu’il a appelé
« la police de la pensée », refusant de donner « sa carte d’identité
intellectuelle »). La question, introduisant d’emblée un biais, orientant
la réponse, n’est plus qu’une manipulation. Comme il n’y a pas de
questionnement neutre, l’interrogation est déjà une interprétation.
Aussi interroger, c’est encore affirmer et affirmer, c’est toujours
assujettir pour Barthes qui rapproche les étymologies d’« arrogance »
et d’ « assertion » pour suggérer que leur collusion est une très vieille
histoire.
§6
L’infalsifiabilité des théories barthiennes
On a quelquefois tourné en dérision la mobilité théorique dont
Barthes a fait preuve. On y a vu une sorte d’impuissance à fonder une
école critique, une duplicité, l’envie de plastronner à l’avant-garde, le
signe d’une absence de pensée, voire d’une dégénérescence
55
cérébrale.100 Barthes voulait faire croire qu’il s’agissait d’un défaut de
profondeur, d’une légèreté d’esprit :
Il ne sait pas bien approfondir. Un mot, une figure de pensée,
une métaphore, bref une forme s’empare de lui pendant des
années, il la répète, s’en sert partout (par exemple « corps »,
« différence », « Orphée », « Argo », etc.), mais il n’essaye
guère de réfléchir plus avant sur ce qu’il entend par ces mots ou
ces figures (et le ferait-il, ce serait pour trouver de nouvelles
métaphores en guise d’explications) : on ne peut approfondir
une rengaine : on peut seulement lui en substituer une autre.
C’est en somme ce que fait la Mode.101
En réalité, s’il n’a pas cherché à conforter ou à approfondir ses
théories, c’est qu’elles n’avaient qu’une valeur tactique. On a tenté de
réfuter certaines propositions avancées par Barthes sur la nature
irréaliste de la littérature dite réaliste, le caractère hasardeux de la
création verbale, l’absence de rapport entre la vie et l’œuvre :
paradoxes, au reste, abandonnés102 dans les « retours » des dernières
100
Cf. Hervé Algalarrondo :
« Un médecin qui le croise à ce moment-là formule une hypothèse : le maître était
peut-être atteint par une maladie dégénérative qui commençait à attaquer ses
facultés intellectuelles. », Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland
Barthes, Paris, Stock, 2006, p.251.
Robbe-Grillet est plus près de la vérité : « Roland Barthes était un penseur glissant
[...]. Les glissements de cette anguille [...] ne sont pas le simple fruit du hasard, ni
provoqués par quelque faiblesse de jugement ou de caractère. La parole qui change,
bifurque, se retourne, c’est au contraire sa leçon. Notre dernier « vrai » penseur
aura donc été le précédent : Jean-Paul Sartre » cité par Louis-Jean Calvet, Roland
Barthes, Flammarion, 1990, p.279.
101
Fragment Mot-mode, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV,
p.703.
102
« La vie de Proust nous oblige à renverser ce préjugé : ce n’est pas la vie de
Proust que nous retrouvons dans son œuvre, c’est son œuvre que nous retrouvons
dans la vie de Proust » « Les vies parallèles » (1966) in OC, t. II, p.812.
Ce paradoxe n’a pas résisté : « J’en reviens en effet à cette idée simple, et en
somme intraitable, que la « littérature » (car au fond mon projet est « littéraire »),
ça se fait toujours avec de la « vie » » La Préparation du roman, op. cit., p.45.
Sur le paradoxe de la mort de l’auteur en tant que Père de l’énoncé, voir infra note
25 du chap. VII : L’Opération structuraliste .
Dans le même esprit de « retour à », Barthes a condamné la signifiose et plaidé
pour un retour à la lettre : « Le texte, n’est-ce pas, est comme un gâteau feuilleté :
les sens y sont superposés comme à la manière des feuillets du gâteau. Et, en ce qui
concerne l’Evangile, ce travail serait très nécessaire. Il permettrait, après avoir
examiné tous les niveaux d’organisation des textes, d’en revenir à la lettre, sans
56
années où Barthes a semblé concéder au sens commun des positions
auxquelles il ne tenait plus ; on sait qu’il passait d’une théorie à l’autre
sans jamais prendre le soin, ni le temps d’infirmer la précédente sans
chercher à expliquer pourquoi ses idées précédentes n’étaient pas
vraies ; mais entraînée sur un terrain ou le triomphe logique est
impossible, la contre-argumentation peut moins réfuter que récuser le
scandale d’une proposition, d’une « pseudo-démonstrations »103 aussi
brillante que fragile.104 En se situant hors du vrai et du faux, en
refusant aussi bien la logique dialectique que celle du tiers-exclu105,
en déclinant le consensus des lecteurs compétents106, en abandonnant
le principe de tolérance (la validité reposant sur la cohérence du
système d’explication), en délaissant les règles de la description
que la lettre tue le texte. » « Des mots pour faire naître un doute » (1978) in OC, t.
V, p.573.
103
Barthes dans la dernière séance du Neutre parle de sa « pseudodémonstration », Le Neutre, séance 13.
104
Thomas Pavel et Bremond ont montré dans De Barthes à Balzac que S/Z du
point de vue logico-critique n’était pas très solide mais le Sur Racine ne souffre-t-il
pas des mêmes défauts ? Pourquoi porter l’attaque sur un seul point ? S/Z n’est-il
qu’un accident ?
Je rappelle le jugement porté par Régine Borderie sur ce livre démystificateur :
« Les auteurs prennent au sérieux leur cible à laquelle ils ne refusent pas non plus
leur estime, voire leur admiration, ils s’attachent, l’un après l’autre, à mettre dans
un grand jour impitoyable les failles, les contradictions qui minent son travail en lui
ôtant toute consistance théorique. Le procès est grave, désastreux pour l’auteur visé
et les postulations qu’il défend. »
Régine Borderie, « Claude Bremond, Thomas Pavel, De Barthes à Balzac.
Fictions d’une critique, critiques d’une fiction », Critique (p.1039-1044), décembre
1999, p.1039.
105
« Je fais comme si la contradiction n’existait pas, et c’est ce « faire comme si »
qui définit la fiction. Ou encore : je ne lutte pas contre la contradiction, et c’est
alors peut-être ce qui définit la « sagesse » (Le Sage ne lutte pas, dit le Tao) »
« Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.387.
« Fiction d’un individu (quelque M. Teste à l’envers) qui abolirait en lui les
barrières, les classes, les exclusions, non par syncrétisme, mais par simple débarras
de ce vieux spectre : la contradiction logique », Le Plaisir du texte (1973) in OC,
t. IV, p.219.
Thomas Pavel parle de « l’abolition de la logique et du sens commun » p.74 ; et de
la « démolition du sens commun », De Barthes à Balzac, Fictions d’une critique,
critiques d’une fiction, op. cit., p.77.
Notons toutefois que Barthes a pu employer la logique du tiers-exclu pour
montrer l’incohérence d’une position qu’il combattait.
106
« Le flottement du concept n’a pas à être rectifié par un consensus des lecteurs
compétents. », « Sur S/Z et L’Empire des signes » (1970) in OC, t. III, p.665.
57
linguistique107, en contestant les « certitudes » de la philologie,
Barthes s’est soustrait à toutes les règles connues du discours
intellectuel : il a posé en principe l’infalsifiabilité de ses théories108 :
la vérité d’une théorie ne se déduit plus de la cohérence de son
système d’explication pas plus que dans son rapport à l’objet ; sa
« vérité » est dans l’effet de vérité qu’elle produit dans l’esprit du
destinataire. Ainsi
la preuve de l’analyse sémiologique est le
sentiment linguistique du lecteur ou sa compréhension immédiate :
[Roland Barthes] : L’analyse sémiologique permet de situer la
place de l’idéologie dans le système général du sens, sans, bien
sûr, pouvoir aller plus loin, la description des idéologies
particulières relevant d’une autre science.
[Frédéric Gaussen] : Quelle garantie d’objectivité a le
sémiologue dans l’analyse qu’il fait de cette rhétorique ?
[Roland Barthes] Evidemment l’analyse de la rhétorique oblige
le chercheur à s’appuyer sur son propre sentiment de lecteur, ce
107
Cf. Hjelmslev : « La description doit être non contradictoire, exhaustive et aussi
simple que possible. L’exigence de non-contradiction l’emporte sur celle
d’exhaustivité, et l’exigence d’exhaustivité l’emporte sur celle de simplicité. »
Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, traduit du danois par
Una Canger avec la collaboration d’Annick Wewer, Paris, Ed. de Minuit, coll.
Arguments, 1968-1971, p.19.
Barthes affirme en effet : « Le principal problème de l’épistémologie, c’est la
complexité. Que ce soit en sciences, en économie, en linguistique, en sociologie, la
tâche actuelle est moins d’assurer des principes simples que de pouvoir décrire des
enchevêtrements, des relais, des retours, des ajouts, des exceptions, des paradoxes,
des ruses : tâche qui devient très vite combative, puisqu’elle s’attaque à une force
désormais réactionnaire : la réduction » « La complexité » in OC, t. V, p.630.
Après avoir avoué que la « validité » n’était qu’un alibi :
« Cette notion presque scientifique (puisqu’elle est d’origine linguistique) a son
versant passionnel ; elle substitue la validité d’une forme à sa vérité ; et de là, en
douce, pourrait-on dire, elle amène au thème chéri du sens déçu, exempté, ou
encore : d’une disponibilité en dérive. A ce point, l’acceptable, sous l’alibi
structural est une figure du désir : je désire la forme acceptable (lisible) comme une
manière de déjouer la double violence : celle du sens plein, imposé, et celle du nonsens héroïque. », Fragment L’acceptable, Roland Barthes par Roland Barthes
(1975) in OC, t. IV, p.693.
On a compris que le non-sens héroïque était l’Absurde (l’humanisme bon teint
d’Albert Camus) tandis que le « sens plein » était le « discours théologique » (le
marxo-hégélianisme).
108
Pour Mounin, Barthes fait une sémiologie à l’estomac : « On ne peut pas parler
scientifiquement de lui, écrit-il, on le prend pour un théoricien alors qu’il n’est
qu’un essayiste, il confond tout, en bref Barthes ne fait pas de la sémiologie, il fait
de la « psychanalyse sociale » » Mounin cité Louis-Jean Calvet, Roland Barthes,
op. cit., p.225.
58
qui peut choquer les habitudes positivistes reposant sur
l’expérimentation. A partir du moment où l’on étudie un
langage, on rencontre cet obstacle. Il n’y a pas d’autre
« preuve » du langage que sa lisibilité, sa compréhension
immédiate. Pour prouver l’analyse que l’on fait d’un langage,
on est toujours obligé d’en revenir au « sentiment linguistique »
de celui qui parle.109
En somme la sémiologie n’est pas un discours de la preuve mais une
évaluation qui présuppose des valeurs partagées. On peut trouver cette
logique pragmatiste sinon dangereuse du moins curieuse. Barthes
reconnaît, en outre, que « le mobile [du discours] est effacé », que
l’intention n’est pas déclarée bien qu’il ait milité pour l’assomption
discursive des « valeurs implicites » à partir desquelles on commence
à discourir :
Pas d’écriture qui ne soit, ici et là, sournoise. Le mobile est
effacé, subsiste l’effet : cette soustraction définit le discours
esthétique.110
La vérité n’est plus qu’une séduction verbale, une esthétique du
discours. Quand on proposait à Barthes de faire l’analyse idéologique
de la sémiologie, il déclarait qu’on ne pourrait la faire qu’en
sémiologue, protégeant à son tour le discours sémiologique par une
figure de système111 qui aurait caractérisé les langages dogmatiques
qu’il combattait. Car le discours qui se critique n’a pas à se soumettre
à une critique extérieure.
109
« Sur le système de la mode » (1967) in OC, t. II, p.1308-1309.
Fragment « Le léger moteur de la paranoïa », Roland Barthes par Roland
Barthes (1975), in OC t. IV, p.714. Cf. « L’inconnu n’est pas le n’importe quoi »
in OC, t. IV, p.408. Barthes y déclare à Jean Ristat : « L’opération que vous menez
ressemble assez à ce qu’on appelle dans certaines formes de publicité
cinématographique, contestables du point de vue moral, des images subliminales. »
111
Figure d’argumentation (figure d’intimidation qui ne démontre rien) servant à
protéger un discours, un système langagier contre les objections des discours
adverses. Toute opposition, toute résistance au discours n’est « expliqué » que par
l’appartenance au clan du discours opposé. Barthes donne cet exemple : la
résistance au discours marxiste ne serait pas une réticence d’ordre rationnel mais
une simple opposition de classe.
110
59
Il n’y a que la sémiologie qui puisse critiquer la sémiologie :
S’il y a un discours qui inclut le discours de l’idéologie, c’est
bien celui de la sémiologie qui, étant une science des signes, ne
peut avancer que par la critique des signes, donc de son propre
langage. D’où la mobilité de cette science, la rapidité avec
laquelle elle évolue, l’usure de son langage théorique qui prend
à peine le temps de se fixer. Une étudiante me proposait avec
malice un travail qui aurait été la critique de l’idéologie de la
sémiologie. Je lui ai dit de le faire. Pourquoi pas ? Mais le seul
travail valable là-dessus ne peut se faire qu’à l’intérieur de la
sémiologie, en tant que critique sémiologique de la sémiologie.
Sinon, on ne fera que ressasser que la sémiologie est une
idéologie sans prouver qu’elle l’est sur son propre terrain.112
Il n’y a que le discours « bourgeois » qui puisse, qui sache critiquer
le discours « bourgeois » (parce que la langue bourgeoise est le
produit de la classe bourgeoise113), il n’y a que la littérature qui puisse
critiquer la littérature :
La destruction du discours monstrueux est menée ici selon une
technique amoureuse ; elle mobilise non les armes réductrices de
la démystification, mais plutôt les caresses, les amplifications,
les subtilités ancestrales du mandarinat littéraire, comme s’il n’y
112
« Roland Barthes critique » (1971) in OC, t. III, p.988.
Barthes est revenu sur cet incident dans « L’aventure sémiologique » :
« Il y a quelques jours, une étudiante est venue me trouver ; elle m’a demandé de
préparer un doctorat de troisième cycle sur le sujet suivant, qu’elle m’a proposé
d’un air passablement ironique et cependant nullement inamical : Critique
idéologique de la Sémiologie. Il me semble qu’il y a dans cette petite « scène » tous
les éléments à partir desquels on peut esquisser la situation de la sémiologie et son
histoire récente :
- on y retrouve d’abord le procès idéologique c’est-à-dire politique, que l’on fait
souvent à la sémiologie, dénoncée comme science réactionnaire ou tout au moins
indifférente à l’engagement idéologique : n’a-t-on pas accusé le structuralisme,
comme naguère le Nouveau Roman, et ici même en Italie, si mes souvenirs sont
exacts, d’être une science complice de la technocratie, voire du gaullisme ? »
« L’aventure sémiologique » (1974) in OC, t. IV, p.521.
113
Cf. Engels : « Il est d’autant plus facile au bourgeois de prouver, en utilisant la
langue qui lui est propre, l’identité des relation mercantiles et individuelles ou
encore des relations humaines en général, que cette langue est elle-même du
produit de la bourgeoisie et que, par conséquent, dans le langage comme dans la
réalité, on a fait des rapports du commerçant la base de tous les autres rapports
humains. » L’Idéologie Allemande cité par Louis-Jean Calvet, Marxisme et
linguistique, textes de Marx, Engels, Lafargue, et Staline présentés par Louis-Jean
Calvet, précédés de « Sous les pavés de Staline, la plage de Freud ? », Paris, Payot,
coll. Langages et sociétés, 1977, p.48.
60
avait pas d’un côté, la rigueur vengeresse de la science marxiste
(celle qui connaît le réel des discours fascistes), et, de l’autre, les
complaisances de l’homme de lettres, mais comme s’il était
naturel, au contraire, de prendre plaisir à la vérité, comme si
l’on avait le droit très simple, le droit immoral de soumettre
l’écrit bourgeois à une critique formée elle-même par les
techniques de lecture d’un certain passé bourgeois ; et en effet
d’où vient la critique du discours bourgeois, sinon de ce discours
lui-même ? La discursivité est, jusqu’ici, sans alternative.114
Barthes a dénoncé les figures de système mais il n’a pas négligé d’y
recourir. Il était nécessaire de détruire, pour que le triomphe nihiliste
soit complet, tout discours « porteur de sens » en tournant en dérision
par exemple les maximes « kantiennes » de Grice (qualité, quantité,
relation, manière).115 Le discours barthien ne déroge pas aux règles
qu’il conteste : le cours sur le Neutre, par exemple, avait un objet de
discours (pertinence), un nombre suffisant de séances pour l’exposer
sans « trop ni trop peu » (quantité), une clarté d’exposition malgré les
métaphores (manière, modalité), une information sûre (qualité) dont
dépendait son ethos qu’il a consolidé par le « Il ne faut pas me
croire »116 qui semble pourtant l’enferrer dans le paradoxe du menteur.
Aussi le discours de la non-maîtrise, appelant au silence de la pensée
plutôt qu’au silence de la bouche, et rappelant le discours « sans
entente » que Blanchot oppose au « langage de la pensée » 117, reste un
discours impressif, sans «innocence », un discours de pouvoir
114
« Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité » (1975) in OC,
t. IV, p.786.
115
Voir Le Neutre, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la
direction d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2002, p.147
116
« A la limite quand je cite du bouddhisme ou du scepticisme, il ne faut pas me
croire, je suis hors maîtrise » Idem, p.97.
117
« La parole poétique ne s'oppose plus alors seulement au langage ordinaire,
mais aussi bien au langage de la pensée. »
Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1955,
Paris, p.42.
61
infiniment plus retors que le discours naïf de la science car finalement
quoi de plus autoritaire118, et de plus tyrannique que l’affect ?
SECTION III – LE REFUS DU SENS
§1
L’empire contesté du signifiant
L’obsession anti-monosémique a, sur le plan intellectuel, peu à peu
isolé119 Barthes aussi bien dans l’intellectualité progressiste qu’à
l’intérieur de la sémiologie d’obédience marxiste120. Il s’est démarqué
de
la
« sémiologie
positiviste »
(serait-ce
une
appellation
politiquement correcte pour qualifier et disqualifier en même temps ?
Barthes dans ses premiers essais contre les écritures politiques du
marxisme
avait analysé comment les langages de la valeur font
118
Barthes oppose « savoir affectif » et « savoir autoritaire » dans la figure
« « Références et citations » (qui est une des vingt figures que Barthes a
supprimées en passant du cours sur le discours amoureux au livre) :
« J’allègue une référence, je dis par exemple : Lacan, Sém. I, ou Stendhal,
Armance, mais je ne l’honore pas ; la fiche a été mal prise, ou a disparu, ou c’était
un simple souvenir, qu’on ne va pas vérifier. A quoi bon ? Ce n’est pas là le projet
du texte (de toutes manières, hors les militants du savoir, qui vérifie une citation,
une référence ? A quelle fin ? Selon quelle idéologie sinon de maîtrise, donc de
pouvoir ?). En revanche le flou, l’inachèvement veut dire quelque chose : non pas
forcément que l’auteur est paresseux, mais qu’en raison de son propos il a pris et
soutient un parti : changer d’instance, écrire selon un savoir affectif, et selon un
savoir autoritaire ; produire dans la grammaire de ce savoir une modalité nouvelle,
l’équivalent d’un subjonctif et non plus un indicatif. », Roland Barthes, Le
Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976
suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté
par Claude Coste, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, édité sous la direction
d’Eric Marty, avant-propos d’Eric Marty, p.693
119
« Cette année, j’avais l’impression que la sémiologie était en train de réussir
toute seule – car malgré la mode, elle est très isolée – son tournant : c’est-à-dire
qu’elle se rapprochait d’une pensée, d’une théorie de l’histoire. » « Structuralisme
et sémiologie » (1968) in OC, t. III, p.78.
120
Sur les rapports parfois difficiles de Barthes avec l’intellectualité marxiste :
« Un « savant » (par exemple un sémiologue bien scientifique, qui aurait
obtempéré aux injonctions de Mounin et Barbéris réunis) qui parlerait de l’amour,
ne serait pas un « sujet », mais un « self ». » Le Discours amoureux : séminaire à
l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours
amoureux inédits, op. cit., p.285.
62
l’économie de l’analyse en nommant et jugeant à la fois) pour des
raisons de divergences idéologiques, ne tolérant pas qu’on puisse faire
de la science sans mettre en crise son propre langage « sous emprise
idéologique » :
Le signifié menace toujours, notamment dans les régions
scientistes de la littérature - et même au nom du signifiant. La
sémiologie elle-même est en train d’engendrer ici et là un petit
scientisme. Ce qui sauve du risque de récupération théologique par un signifié -, c’est justement d’accentuer le plaisir de la
production.121
Derrida et Foucault ont quant à eux émis de fortes réserves sur le
« règne » du signifiant. L’auteur de La Grammatologie note qu’il est
insuffisant de ce point de vue d’opposer de manière insistante, le
signifiant au signifié (mais pour Barthes le problème est moins le
« cercle logocentrique » que la « monosémie ») : on ne résout rien en
remplaçant le signifié transcendantal par un signifiant transcendantal :
Le signifiant est un levier positif : je définis ainsi l'écriture
comme impossibilité pour une chaîne de s'arrêter sur un signifié
qui ne relance pour s'être déjà mis en position de substitution
signifiante. Dans cette phase de renversement, on oppose, par
insistance, le pôle du signifiant à l'autorité dominante du
signifié. Mais ce renversement nécessaire est aussi insuffisant, je
n'y reviens pas. J'ai donc régulièrement marqué le tour par
lequel le mot "signifiant" nous reconduisait ou nous retenait
dans le cercle logocentrique.122
Foucault, lors de sa leçon inaugurale, a demandé « la levée du
signifiant » pour prôner « un positivisme heureux »123 et Barthes l’a
regretté.124
121
« Le jeu du kaléidoscope » (1975), OC, t. IV, p.849.
Jacques Derrida, Positions, Paris, Ed. de Minuit, 1973, p.110.
123
Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1971, p.72
124
Barthes parle d’« Attaques [contre la littérature] venant éventuellement de
l’intelligentsia elle-même Foucault demandant [de] « lever enfin la souveraineté
du signifiant » La Préparation du roman, op. cit., p.354.
122
63
§2
Communication et symbolisation
Barthes s’est étonné non sans raison qu’on ait pu l’accuser de
« crocéisme » : la distinction communication/symbolisation que
Barthes a exploitée ne doit rien en effet à celle que Croce avait
inventée pour différencier « communication » et « expression ».125 Il
reste que Barthes ne voulait pas qu’on réduise le langage à la
communication comme le faisait par exemple Georges Mounin qui
récuse aussi bien la fonction métalinguistique que la fonction
poétique.126 L’instrumentalisme, avait-il confié un peu imprudemment
dans une lettre adressée à Bernard-Henry Lévy, qui n’avait pas
vocation à devenir publique, est propre aux idéologies progressistes
en général127 et la communication est le niveau le moins intéressant
de l’analyse sémiologique.128 Barthes rappelait avec un peu de
complaisance pour les travaux de Max Von Frisch que Benveniste
avait critiqués que les abeilles et les dauphins communiquent tout
aussi bien que les humains. Aussi faudrait-il chercher ailleurs que
dans la communication ce qui serait proprement humain dans le
langage
articulé
en
distinguant
« communication »
et
« symbolisation » comme l’avait fait Raymond Ruyer.129 On pourrait
125
« Je n’ai jamais identifié sens et technique, contenu et forme : suivant la
linguistique structurale (et non Croce), j’ai soigneusement distingué les signifiants
et les signifiés », Avant texte « Chose bizarre, on m’accuse de crocéisme »
[réponse de Barthes à des intellectuels italiens, à Saltini en particulier], Fonds
Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, non coté, f. 1.
126
« La fabrication des formes - qui est un moyen - ils l’érigent en fin. » Georges
Mounin, La littérature et ses technocrates, Paris, Casterman, 1978, p.7.
127
Sur la publication par Bernard-Henri Lévy de sa lettre, Barthes a confié à Eric
Marty : « Tout cela m’embête énormément... » Eric Marty, Roland Barthes, le
métier d’écrire, Paris, Seuil, coll. Fiction et Cie, 2006, p.69.
128
« Le langage, ce n’est pas seulement la communication. Le niveau de la
communication n’est qu’un des niveaux du langage, et peut-être le moins
intéressant. Le drame, c’est qu’on a exploré que ce niveau. » « Un univers articulé
de signes vides » (1970) in OC, t. III, p.653.
129
« Il ne faut pas oublier que la communication n’est qu’un aspect partiel du
langage. Le langage est aussi une faculté de conceptualisation, d’organisation du
monde, c’est donc beaucoup plus que la simple communication. Les animaux, par
64
croire que le terme « symbolisation » fait aussi référence aux travaux
de Benveniste qui
oppose la symbolisation humaine à la
communication animale : la symbolisation est la faculté de langage
propre à l’homme, la disposition innée à créer des systèmes
interprétants de signes non-analogiques ou semi-analogiques, de les
combiner et de les articuler pour produire des discours. Les animaux
ne dépassent pas le stade de la communication, du signal, et du
système interprété.
Aussi pour
Benveniste toute communication
linguistique même utilitaire ou banale est une symbolisation par
définition, puisque parler, c’est symboliser.130 En revanche Barthes
préfère réserver le terme de symbolisation aux « communications de
luxe », à la littérature, aux langages symboliques. Barthes retire donc à
la communication humaine quand elle est dépourvue de complexité, le
caractère symbolique qui la distingue de la communication animale.
Barthes aimait simplifier la science au nom de cette évaluation qui
doit précéder la science. Dans le même esprit, Barthes a psychiatrisé
le discours historique en le rapprochant du discours psychotique131 qui
exemple communiquent très bien entre eux ou avec l’homme. Ce qui distingue
l’homme de l’animal, ce n’est pas la communication, c’est la symbolisation, c’està-dire l’invention de systèmes de signes non analogiques. Les réflexions
philosophiques récentes sur ce point, celle de Ruyer par exemple, conduisent à
l’idée que, paradoxalement, le langage n’est venu à l’homme que par arrêt de la
communication. C’est toute la différence qu’il y a entre parler à quelque un (ce qui
relève de la communication) et parler de quelque chose (ce qui relève de la
symbolisation). » « Visualisation et langage » (1966) in OC, t. II, p.880.
130
« Parce que le langage représente la forme la plus haute d'une faculté qui est
inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très
largement la faculté de représenter le réel par un "signe" et de comprendre le signe
comme représentant le réel, donc d'établir un rapport de signification entre quelque
chose et quelque chose d'autre. […] La faculté symbolisante permet en effet la
formation du concept comme distinct de l'objet concret, qui n'en est qu'un
exemplaire. Là est le fondement de l'abstraction en même temps que le principe de
l'imagination créatrice. Or cette capacité représentative d'essence symbolique qui
est à la base des fonctions conceptuelles n'apparaît que chez l'homme. Elle s'éveille
très tôt chez l'enfant, avant le langage, à l'aube de sa vie consciente. Mais elle fait
défaut chez l'animal. », Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p.50.
131
Nous rappelons quelques métaphores malheureuses : « Le statut du discours
historique est uniformément assertif, constatif ; le fait historique est lié
linguistiquement à un privilège d’être : on raconte ce qui a été, non ce qui n’a pas
été ou ce qui a été douteux. En un mot le discours historique ne connaît pas la
négation (ou très rarement, de façon excentrique). Ce fait peut-être curieusement 65
ne symbolise pas ; il a réduit
la philologie et les philosophies
monologiques à des pathologies de l’esprit résultant d’un défaut de
symbolisation.132
§3
Troisième sens et avenir politique
Dans « Le troisième sens »133 proposant des hiérarchies à l’intérieur
du feuilleté du sens, Barthes place au niveau le plus bas la
communication qu’il expédie en quelques lignes comme s’il fallait
tout de même assumer les rubriques obligatoires du discours
sémanticien ; il met au niveau intermédiaire la signification ou le
procès du sens, le sens obvie a droit à plus d’égards ; il couronne la
signifiance, le sens obtus, le troisième sens auquel le sémantologue de
l’irréalisation de l’Histoire consacre l’essentiel de sa réflexion, non
sans inviter le lecteur cinéphile à comprendre que l’avenir du
signifiant est la politique de l’avenir. Militant pour le filmique
(opposé au film comme le romanesque l’est au roman) il semble
regretter que l’art d’Eisenstein ne soit pas polysémique, empêchant
mais significativement - mis en rapport avec la disposition que l’on trouve chez un
énonçant bien différent de l’historien, qui est le psychotique, incapable de faire
subir à un énoncé une transformation négative ; on peut dire que, en un certain
sens, le discours « objectif » (c’est le cas de l’histoire positiviste) rejoint la
situation du discours schizophrénique » « Le discours de l’histoire » (1967), in OC,
t. II, p.1257.
132
Si Barthes psychiatrise la démarche philologique en la réduisant à une
pathologie, ce n’est pas sans arrière-pensée politique : « Elle [l’asymbolie] est
grave au niveau de l’individu par la voie psychosomatique que j’ai indiquée plus
haut, mais il serait aussi très grave, au niveau d’une civilisation, d’arriver, par une
sorte de série de ruses de l’histoire, à un état collectif d’asymbolie. » « Une
Problématique
du
sens »
(1970)
in
OC,
T.
III,
p.512.
Barthes s’est fait plus explicite lors du cours sur le Neutre, redoublant le « nous »
participatif pour sur-impliquer son auditoire :
« Il est possible qu’à partir de l’idéosphère les soviétiques croient de bonne foi
sincèrement, ce qui nous parait à nous monstrueux, que l’opposition au régime est
une maladie mentale, le signe d’une anomalie pathologique, relevant dès lors des
hôpitaux psychiatriques », Le Neutre, op. cit., p.128.
133
« Le troisième sens, Notes de recherches sur quelques photogrammes de S.M.
Eisenstein »(1970) in OC, t. III, p.485-506.
66
par exemple de confondre le poing fermé du prolétaire avec le poing
levé du fasciste134 ; Barthes mêle dans le matériel qu’il se propose
d’analyser des photogrammes tirés des films d’Eisenstein avec un
cliché représentant Goebbels135 sans que le propos dénoté paraisse
expliquer ce thématisme... Le troisième sens qui ressemble un peu à la
fonction poétique de Jakobson ne se substitue pas au premier sens
vulgaire de la communication mais lutte contre son arrogance en la
minant par une sorte de dysfonction sémantique du signifiant qui
trouble la fonction référentielle du signe, en faisant naître un doute sur
le « réel » qu’il veut représenter. Barthes précise qu’il emploie le mot
« réel » qui ne désigne rien de précis
pour l’opposer au « fictif
délibéré »136. Le « réel » n’est que le fictif inculqué par la philosophie
réaliste (l’essentiel de la tradition philosophique occidentale : Platon
qui croit à la réalité des idées, Aristote, et bien sûr, les arrogants du
concept Hegel et Marx) et ses expressions littéraires.
§4
L’indissociabilité fond-forme
La signifiance, le troisième sens est l’ingénieuse
trouvaille par
laquelle Barthes a cherché à éloigner les fantômes référentiels imposés
par les scolastiques du fait. Mais la nouvelle intelligibilité du signe
n’a pas seulement inventé, elle a aussi repris. La notion d’illisibilité
par exemple repose sur le dogme stylisticien de l’indissociabilité du
fond
et de la forme qui permettait à Flaubert de refuser
l’instrumentalité de la prédication classique avec sa distinction res et
verba que la convenance du style accordait mais ne confondait pas. En
transformant le style (forme) en vision du monde (sens), Flaubert se
persuadait qu’il prêchait pour personne, réprouvant aussi bien le
134
Idem., p.489.
Ibid., p.499.
136
Ibid., p.498.
135
67
philosophisme de Louise Colet que le socialisme de salon de Maxime
Du Camp. Barthes a repris l’indistinction fond-forme car il estimait
que le sens n’est plus
dans le signifié comme l’avait cru la
métaphysique occidentale mais dans le signifiant comme l’a montré
Lévi-Strauss.137 Nietzsche dont la conception du style se rapprochait
de celle de Flaubert, estime de même qu’il faut abolir la distinction de
l’intérieur et de l’extérieur, du fond et de la forme, savoir intérieur et
forme extérieure, distinction qui a empêché la naissance d’une vraie
culture.138 La violente sortie de Barthes contre la critique Ni-Ni139, qui
défendait le style de décoration classico-centriste sans comprendre que
la littérature n’en était plus à chercher à sauver des ornements Barthes glisse « cela ne veut pas dire naturellement, que la Littérature
puisse exister en dehors d’un certain artifice formel »140 - mais à
préserver son existence, n’était pas inspirée par un refus plébéien de
la forme mais tout au contraire par une conception radicale du style.
Le style est l’être de la littérature et non plus son l’alibi. On n’a pas
tellement remarqué que la critique de Barthes portait moins sur le
style que sur sa récupération, et qu’il ne s’est pas associé au courant
linguistique qui a semblé remettre en cause une des notions princeps
137
« Il y a une sorte de procès général du signifié qui s’ébauche, mis en branle par
la réflexion de Lévi-Strauss d’abord, quoi qu’il en pense maintenant. » « Sur la
théorie » (1970) in OC, t. III, p. 693.
« Tout ce qui est écrit est « en mal de sens », selon l’excellente expression de LéviStrauss. » « La crise de la vérité » (1976) in OC, t. IV, p.998.
Lévi-Strauss qui avait refusé de diriger la thèse que Barthes voulait faire sur le
vêtement, a déclaré que son évolution ne l’avait pas surpris, n’ayant jamais cru que
sa première postulation fut sincère.
Selon Louis-Jean Calvet : « Lévi-Strauss, sollicité en 1958, refuse de prendre
Barthes comme thésard, le trouvant trop littéraire. Il confiera d’ailleurs plus tard à
Didier Eribon « Je ne me suis jamais senti proche de lui, et j’ai été confirmé dans
ce sentiment par son évolution ultérieure. Le dernier Barthes a pris le contre-pied
de ce que faisait le précédent et qui, j’en suis convaincu, n’était pas dans sa
nature. » Roland Barthes, op. cit., p.164.
138
« Cette culture n’a été qu’une façon de science de la culture, et de plus une
science très fausse et très superficielle. » Frédéric Nietzsche, Seconde
considération intempestive, traduit de l’allemand par Henri Albert, Paris,
Flammarion, coll. GF, 1988, p.169.
139
Voir Mythologie La critique Ni-Ni, Mythologies (1975) in OC, t. I, pp.783-785
140
Idem., p.785.
68
de l’analyse littéraire.141 Barthes n’a pas cru
à l’indistinction
signifiant-signifié malgré les déclarations contre le sens pré-établi ;
l’indistinction lui permettait simplement de reculer la « charge
idéaliste des contenus » qu’il voulait irréaliser.142 Ainsi dans un
entretien Barthes a rétabli sans y prendre garde la distinction fondforme comme André Bourrin, perspicace, le lui fait remarquer :
Eh, oui, elle venait des études rhétoriques classiques. C’était ce
que la rhétorique latine appelait res et verba : les choses d’un
côté et les mots de l’autre... La linguistique structurale actuelle
semble, d’une certaine façon, perpétuer cette division
puisqu’elle travaille sur l’opposition entre des signifiants et des
signifiés.143
Barthes reconnaît que la séparation res/verba était une conception
rhétorique que la linguistique structurale perpétue avec la dichotomie
signifié-signifiant ; Hjelmslev en distinguant une forme et
une
substance aussi bien pour le plan de l’expression que pour le plan du
contenu a permis de corriger l’erreur des Stoïciens qui avaient arrêté
le sens au signifié :
L’erreur de la rhétorique classique, c’était précisément d’arrêter
la signification à un dernier niveau, celui du fond, alors qu’en
réalité, maintenant nous savons, ne serait-ce que par les
premières formulations de Hjelmslev, que le signifié lui-même
a, comme il dit lui-même, une forme, c’est-à-dire qu’au niveau
du fond il y a une forme du fond, en quelque sorte.144
Ainsi Barthes ramène astucieusement la distinction signifiant-signifié
à celle du signe (verba) et du référent (res), ce qui lui permet de
141
Notamment les travaux de Michel Arrivé, « Postulat pour la description
linguistique des textes littéraires », Langue française, n°3, 1969-9.
142
« Plus un auteur s’engage dans l’écriture, plus il se matérialise, plus il évacue la
charge idéaliste qu’il peut y avoir dans les contenus qu’il propose. »
« Plaisir /écriture/ lecture » in OC, t. IV, p.208.
143
« Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.639-640.
144
Idem.
69
reprocher aux discours « pleins » (de contenus) de confondre le
signifié et le référent.
70
PARTIE II
L’ACTION DES LANGAGES INTRANSITIFS
71
CHAPITRE 1 : LE DON DE L’ECRIVAIN
L’écriture peut tout faire d’une
langue, et en premier lieu lui
rendre sa liberté
Roland
Barthes
Barthes a commenté dans un prière d’insérer d’une édition du Degré
zéro de l’écriture l’interrogation qui était au départ de ce livre : il se
demandait pourquoi les écrivains ne supportaient plus la « densité
spéciale »145 du langage littéraire ? Est-ce à dire que la poétique plus
prospective que descriptive du Degré zéro de l‘écriture, cherchait
moins à défendre l’usage des écritures modernes qu’à formuler une
145
« J’ai cru discerner, dans l’œuvre de certains écrivains d’aujourd’hui, la hantise
d’un non-style ou d’un style purement parlé, en bref d’un degré zéro de l’écriture
littéraire. Je me suis demandé pourquoi ces écrivains ne pouvaient plus supporter
l’espèce de densité spéciale du langage littéraire traditionnel, et j’ai cru pouvoir
fixer au milieu du XIXe siècle le moment capital où l’écrivain a jeté un regard sur
son langage, et l’a considéré non plus comme un instrument naturel, mais comme
une sorte d’objet menaçant, glorieux ou compromettant selon les cas. Il m’a semblé
que c’était là un fait très important parce qu’il introduisait pour la première fois
dans notre littérature, toujours si sûre de sa forme, une responsabilité du langage
littéraire… et que, naturellement, cette responsabilité devenait évidente, le jour
même où l’Histoire sociale obligeait les écrivains à regarder en face la dure
disparité de la société moderne. Je pense qu’il y a là l’objet d’une histoire, puisque
les écrivains ont développé en face de leur écriture des attitudes différentes selon
les époques, et d’une éthique puisque le langage, même et surtout littéraire, est une
fatalité qui nous enferme et nous affiche, et nous sépare d’autres hommes.
Naturellement, Le degré zéro de l’écriture n’est qu’une hypothèse ; il n’est que le
système qui provoque au savoir. » Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil,
coll. Pierres Vives », 1953.
72
hypothèse sur l’impossibilité pour les écrivains d’assumer un langage
littéraire ? Si Barthes a songé à mettre en cause le paradigme langue
littéraire/ langue ordinaire qui avait remplacé l’ancien partage entre
langue usuelle, langue oratoire et langue poétique que Nodier utilisait
encore au début du dix-neuvième siècle pour classer les « arts de la
parole »146, pourquoi a-t-il ensuite conféré à l’écrivain le monopole
de la création langagière, en exacerbant le paradigme langage littéraire
versus langage ordinaire autour duquel est centrée la poétique de
Jakobson qui a cherché à relativiser cette opposition en définissant par
exemple la prose littéraire comme un langage de transition entre le
langage poétique et le langage « ordinaire »147 ?
Après avoir rappelé l’histoire du paradigme langue littéraire/ langue
ordinaire, nous montrerons que Barthes dans Le Degré zéro de
l’écriture a cherché à démontrer par l’absurde l’intransitivité de
l’écriture aussi bien en pointant l’impossibilité d’inventer une
nouvelle instrumentalité par l’exemple de Camus qu’en rappelant
qu’une écriture qui cherche à rejoindre la naturalité des langages
sociaux reste littéraire par provision (Section I - La contre-division des
langages). Nous verrons ensuite qu’il a affirmé et
confirmé le
caractère intransitif du langage littéraire aussi bien en soulignant
l’échec historique du théâtre de Brecht qu’en dramatisant le caractère
polysémique du signe littéraire qui peut contredire l’intention initiale
de l’auteur (Section II - Poétique de l’explication et poétique de la
déception). Nous analyserons enfin comment Barthes a défendu
l’écriture classique qu’il aimait, d’abord au nom de ce qu’il appelait
146
Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistiques ou histoire abrégée de la
parole et de l’écriture, Genève, Librairie Droz, 2005, p.7.
147
« La prose présente à la poétique des problèmes plus compliqués, comme c'est
toujours le cas en linguistique pour les phénomènes de transition. Dans ce cas
particulier, la transition se situe entre le langage strictement poétique et le langage
strictement référentiel. » Roman Jakobson, Essais de linguistique générale : les
fondements du langage, traduit par Nicolas Ruwet, Paris, Ed. de Minuit, coll.
Reprise, 1963/2003, p.243.
73
la « flaubertisation de l’écriture » au temps du Degré zéro de
l’écriture, puis au nom d’un désir, d’un « éros du langage » (Section
III - L’assomption de l’Ecriture classique).
SECTION I – LA CONTRE-DIVISION DES LANGAGES
§1
Langue littéraire/langue ordinaire : esquisse d’un paradigme
historique
Le paradigme langue littéraire/langue ordinaire naît au moment où
l’ancienne langue monarchique, qui ne reconnaissait pas de différence
marquée d’usage entre la parole et l’écriture, excepté pour
l’orthographe148, est remplacée par celle de la bourgeoisie, la langue
romantique comme l’ont qualifiée avec un peu d’euphémie aussi bien
Sébastien Mercier que Paul Lafargue :
Depuis quatre siècles les langues littéraires de la France sont
extraites de la langue populaire, le grand fonds commun d’où les
lettrés de toutes les époques tirent les mots, les tournures et les
locutions. La bourgeoisie, […], tailla à son tour dans la
vulgaire, mais plus largement, sa langue romantique : et dès
qu’elle arriva au pouvoir en 1789, elle l’imposa comme la
langue officielle de la France : les écrivains ambitionnant la
gloire et cherchant la fortune durent l’adopter malgré leur
mauvais vouloir. La langue classique tomba avec la monarchie
féodale ; la langue romantique née à la tribune des assemblées
parlementaires durera ce que durera le gouvernement
parlementaire.149
148
Selon Rivarol : « On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce
de l’orthographe et de la prononciation dure encore. » Rivarol, L’Universalité de la
langue française, présenté par Jean Dutourd, Paris, Arléa, 1991, p.55.
149
Lafargue cité par Louis-Jean Calvet, Marxisme et linguistique, textes de Marx,
Engels, Lafargue, et Staline présentés par Louis-Jean Calvet, précédés de « Sous
les pavés de Staline, la plage de Freud ? », Paris, Payot, coll. Langages et sociétés,
1977, pp.143-144.
74
Cette langue bourgeoise, moins pure que celle de l’aristocratie, était
appropriée
aux
nouvelles
interlocutions
sociales
:
langue
parlementaire, langue des affaires, langue des armées, langue de la
nouvelle administration, jargons techniques des sciences nouvelles,
toutes ces langues étaient promues par celles des publicistes qui les
rapportaient en les fondant dans un nouveau sabir raillé par Flaubert
autant que par Baudelaire qui notait l’invasion des
locutions
militaires, les « métaphores à moustaches » dans la langue
« ordinaire » de la presse. La classe dirigeante issue de la Révolution
et de l’Empire était trop hétérogène, socialement et idéologiquement,
pour fétichiser une langue qui était de moins en moins un instrument
de plaisir social permettant un art de converser, de vivre ensemble ;
elle n’était plus qu’un moyen de commandement et de gestion des
activités sociales. Si des écrivains « isolés » comme Stendhal ou
Mérimée, qui partageaient les conceptions mondaines de l’ancienne
société non sans nostalgie ambivalente, ont logiquement conservé la
langue dix-huitièmiste avec ses exigences rhétoriques de clarté, de
netteté, de persuasion rationnelle accordées d’ailleurs à leur idéologie
progressiste,
la plupart des littérateurs ont préféré assumer une
révolution linguistique irréversible malgré la réaction
de certains
puristes comme La Harpe ou Fontanes.150 Comme il était impossible
de restaurer la « pureté » du français classique, on tenta de préserver
des lambeaux de l’ancienne langue en distinguant un usage littéraire et
un usage commun. Le clivage de la langue entraîna la régionalisation
de la langue dite littéraire alors qu’autrefois la langue des écrivains
était la langue tout court :
150
Lafargue écrit « On conçoit que des lettrés timides, des La Harpe et des
Morellet, vieillis dans les salons de l’ancien régime, aient été scandalisés par la
langue démagogique des journaux révolutionnaires ; elle choquait par trop leurs
habitudes et leur politesse académiques », Idem, p.118-119
Chateaubriand rappelle dans ses Mémoires d’outre-tombe que La Harpe parlait de
la « langue révolutionnaire » avec autant de mépris que de colère.
75
Mesure-t-on bien quelle révolution tranquille s’est opérée pour
que la langue littéraire soit désormais considérée comme un
double de la langue commune, ou comme son fantôme, et non
plus comme son idéal asymptotique ?151
Par ce séparatisme linguistique, la langue dite littéraire a commencé à
se définir par son aspect artificiel et contourné, par l’emploi réservé de
certaines figures tandis que la langue dite courante (« normale ») s’est
insensiblement
perçue
comme
l’usage
simple
et
naturel.152
Chateaubriand, se présentant à la fois comme le chef de la nouvelle
école romantique et comme l’instigateur principal de la révolution
linguistique (liée à la Révolution politique153) a dignifié le paradigme
151
Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément : le moment grammatical de la
littérature française : 1890-1940, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées,
2002, p.82
« Depuis le romantisme et surtout la révolution symboliste, la langue littéraire
n’est plus définie comme la quintessence d’une langue commune réduite à sa
pureté idéale. Le romantisme avait réévalué, voire annexé, la langue populaire en
en faisant une sorte d’alliée objective contre le mythe de la langue « pure » ; le
symbolisme avait ensuite rompu avec un autre mythe classique, celui de la langue
« claire » : pour faire parler la langue, on devait la tordre dans tous les sens, et la
langue littéraire en était venue à se séparer progressivement du parler de la tribu.
Mais ce n’est qu’avec un retard certain que la doxa va intégrer cette donnée
nouvelle. » Idem, p.85-86
Lafargue a aussi rappelé que la langue latine dès l’Antiquité s’est divisée en deux
usages : l’usage populaire et l’usage aristocratique
152
Problème que Barthes a traité dans « Ecrivains et écrivants » (1960) Essais
critiques (1964) in OC, t. II, p.403-410. On peut rapprocher l’opposition
Ecrivains/écrivants de celle de Rémy de Gourmont : « Il y a deux sortes
d’écrivains : les écrivains qui écrivent et les écrivains qui n’écrivent pas. » La
Culture des idées, Ed. Mercure de France, 1964, p.14
153
L’idée d’un lien entre l’ordre linguistique et un ordre externe, l’ordre politique
par exemple, est une idée qui apparaît au dix-huitième siècle. Elle est devenue
depuis un lieu commun du discours des écrivains : Rousseau, Sébastien Mercier,
Chateaubriand, Maïakovski, Queneau, Céline et Barthes l’ont cultivée :
« On tiendra pour suspects toute éviction de l’écriture, tout primat systématique de
la parole, parce que, quel que soit l’alibi révolutionnaire, l’une et l’autre tendent à
conserver l’ancien système symbolique et refusent de lier sa révolution à celle de la
société. » « L’écriture de l’événement » (1968) in OC, t. III, p.51.
L’idée de révolution linguistique était banale à la Renaissance ; on ne cherchait
pas encore à lier révolutions linguistiques et révolutions politiques. Le président
Pasquier dans ses Recherches sur la France parlait des nombreuses révolutions
linguistiques que la langue française avait traversées. Voir Rivarol, L’Universalité
de la langue française, op. cit., p.54.
76
littéraire/langage ordinaire en achevant de confondre prose et poésie
(processus commencé par Fénelon).
§2
L’éclatement de l’écriture classique
Estimant que les données de la consommation littéraire n’avaient pas
été modifiées par la Révolution, Barthes a minimisé la révolution
littéraire des romantiques pour inventer le mythe du déchirement de
la conscience littéraire provoquée par la coupure historique de 1848.
La révolution manquée de 1848 en révélant l’incurable division du
corps social à ses membres les plus conscients aurait bouleversé l’art
d’écrire. L’année 1848 devient, pour Barthes qui ne s’inquiétait pas
du déterminisme que cette conception suppose, le moment initial à
partir duquel s’est opérée la mutation des régimes d’écriture : la
multiplication des écritures modernes est la réponse des écrivains à
l’atomisation du corps social et à la division des publics. L’écrivain
« éclairé », constatant l’échec du libéralisme politique, tiraillé entre sa
vocation intellectuelle et sa condition sociale, est placé devant un
choix : soit perfectionner l’instrument verbal prestigieux transmis par
la tradition littéraire (aussi Barthes suggère-t-il que l’écrivain pourrait
choisir de ne pas écrire pour le « Peuple ») ; soit tenter de retrouver
une langue innocente à l’instar de Stéphane Mallarmé, présenté
comme l’écrivain de cette crise morale du langage littéraire, aurait
cherché à
désarticuler la syntaxe, axe social du langage, pour
retrouver le sens des choses. : à la fois gréviste républicain et
« aristocrate » en poésie ; à la fois victime et bourreau d’un langage
littéraire condamnée par l’Histoire ;
soit chercher à reproduire le
langage parlé pour effacer la division des langages.
77
§3
La reproduction des langages réels et l’échappée des langages
libres
La dernière possibilité (reproduire le langage réel) explique que
Barthes ait approuvé (au sens où il comprenait une démarche
esthétique qui n’était pas la sienne) que l’écrivain « appréhende », en
les reproduisant,
socialité.
ce qu’il appelait « les langages réels »154 de la
On peut trouver l’expression « langage réel » presque
insolite voire oxymorique
chez le futur nominaliste
qui allait
spéculer sur l’irréalité du langage pour insinuer celle de la littérature.
Il faut comprendre que le langage réel n’est pas le langage réaliste
mais la parole littéraire qui fait l’effort de rejoindre la langue parlée
comme Céline l’avait tenté. Le « langage réel » n’est donc pas la
« langue française véritable »155 de Queneau mais plus classiquement
le langage pratique, le langage ordinaire, la parole quotidienne qu’on
oppose depuis Chateaubriand au langage poétique, au langage
littéraire. Bien qu’il ait trouvé Queneau « extrêmement intelligent »156
bien qu’il ait considéré que Céline restait important malgré « ses
options politiques »157 parce qu’il a tenté de rejoindre la langue parlée
154
Le « départ » du Le Degré zéro de l’écriture est une série de cinq articles,
parus dans Combat dans le cadre d’une série programmée d’études intitulée « Pour
un langage réel ». I : « Triomphe et rupture de l’écriture bourgeoise » (Jeudi 9
novembre 1950) ; II : « L’artisanat du style » (Jeudi 16 novembre 1950) ; III :
« L’écriture et le silence » (Jeudi 23 novembre 1950) ; IV : « L’écriture et la
parole » (Jeudi 30 novembre 1950) ; V : « Le sentiment tragique de l’écriture »
(Jeudi 14 décembre 1950).
155
Cf. Raymond Queneau : « Les philologues et les linguistes n’ignorent pas que la
langue française écrite (celle que l’on « défend » en général) n’a plus que des
rapports assez lointains avec la langue française véritable, la langue parlée. »
Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard coll. Idées, 1965,
p.61-62.
156
Voir Le Neutre, texte établi, présenté et annoté par Thomas Clerc, édité sous la
direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002
157
« Il faut remarquer que dans la littérature, dans ce qui se publie, il n’y a pour le
moment aucune tentative réellement importante de rejoindre la langue parlée. Il y a
eu la tentative de Céline, c’est pour cela qu’en dépit de ses options politiques, il
garde une très grande importance. » « Barthes met le langage en question » (1975)
in OC, t. IV, p.916.
78
en cherchant à restituer un langage-peuple que l’écrivain ne peut
qu’approcher, Barthes n’a jamais pensé qu’un de ces langages puisse
constituer une nouvelle langue littéraire comme le voulait Queneau
qui avait songé à traduire le Discours de la méthode en néo-français
afin de lui conférer un prestige égal à l’idiome « nioutonien »158 de
Voltaire :
Barthes est resté fidèle159 malgré son penchant pour
l’hermétisme, à la « syntaxe du raisonnement ».
En remaniant
l’article « Le tragique de l’écriture », rebaptisé « L’utopie du
langage », dernier chapitre du Degré zéro de l’écriture, Barthes a
supprimé l’expression « langage réel » au sujet du travail littéraire de
Raymond Queneau, préférant parler à présent de « socialisation du
langage littéraire » pour faire comprendre que le degré parlé de
l’écriture reste littéraire malgré son aliénation aux langages de la
socialité. Barthes ne voulait pas qu’on prenne le degré parlé de
l’écriture pour le « français parlé vivant ». Les « styles de genre »160
158
Raymond Queneau écrit : « Il me devint évident que le français moderne devait
enfin se dégager des conventions de l’écriture qui l’enserrent encore (conventions
tant de style que d’orthographe et de vocabulaire) et qu’il s’envolerait, papillon,
laissant derrière lui, le cocon de soie filé par les grammairiens du seizième siècle et
les poètes du dix-septième siècle. Il me parut aussi que la première façon
d’affirmer cette nouvelle langue serait non pas de romancer quelque événement
populaire (car on pourrait se méprendre sur les intentions) mais bien à l’exemple
des hommes du seizième siècle qui utilisèrent les langues modernes au lieu du latin
pour traiter de théologie, ou de philosophie, de rédiger en français parlé quelque
dissertation philosophique ; et, comme j’avais emporté avec moi le Discours de la
Méthode, de le traduire dans ce français parlé. », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit.,
p.16-17.
159
« Qu’est-ce que l’on fait avec cette langue presque morte, très singulière qu’est
le français écrit ? Mon rôle n’est pas central dans ce domaine, parce que j’écris
classique, mais toujours pour défendre des valeurs de mutation. Vous me direz :
pourquoi vous-même vous n’essayez pas de pratiquer une écriture plus proche de la
réalité ? Quand on feint de manier des idées, que l’on écrit des essais, il est difficile
de ne pas utiliser une syntaxe qui est celle du raisonnement. Je suis donc comme le
témoin d’une époque à venir, le Moïse d’une terre promise, dans lequel je n’entre
pas. » « Barthes met le langage en question » (1975) in OC, t. IV, p.916.
« Je vis sous la fascination d’une maîtrise de la langue qui reste encore de type
classique » « Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.746.
« Céline : ironie à l’égard de ce qu’il appelle le style de bachot, la phrase française
de Voltaire, Renan, France (mais si j’ai ; moi, le goût pervers de ce style ?). » La
Préparation du roman, texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger, édité
sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.354.
160
« Le grand écrivain déteste le style de genre, mais il n’écrit rien qui n’ait un
79
malgré leur volonté de témoigner de la réalité sociale en contestant la
littérature (le beau style chez Céline, le français classique chez
Queneau) restaient d’autant plus littéraires qu’ils ont cherché à mettre
en question le langage littéraire, leur propre langage, l’appareil verbal
qui avait contesté la société avant qu’il aille s’enfermer dans sa propre
contestation pour ne pas se « dégrader » selon Blanchot en nommant
« l’essentiel ».161 L’entreprise de Queneau serait moins une révolution
de langage qu’une problématisation du langage : ainsi Barthes affirme
déjà dans Le Degré zéro de l’écriture, l’intransitivité du langage
littéraire. Le travail littéraire de Queneau ne serait qu’une question
posée au langage.162 Barthes à l’orée de sa carrière de critique
littéraire appliquant son principe de déformation
narcissique163,
valérysait l’auteur de Bâton, chiffres et lettres.
§4
L’hypothèse concessive de la nouvelle instrumentalité164
Pour éviter le double écueil des styles de genre et des écritures
intransitives, réponse désespérée d’une littérature surprise par
l’Histoire, déchirée entre son désir d’assumer la tradition et son
certain ton ; et l’on voit par l’exemple de L’Etranger que le style de race est
somme toute plus habile et moins fatiguant que la style de génie (Céline). »
« Réflexion sur le style de « L’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.77.
161
« Il faut reconnaître que la modestie prédestinée, le désir de ne prétendre à rien
et de ne conduire à rien suffiraient à faire de beaucoup de romans des livres sans
reproche et du genre romanesque, le plus sympathique des genres, qui s'est donné
pour tâche, à force de discrétion et de joyeuse nullité, d'oublier ce que d'autres
dégradent en l'appelant essentiel. Le divertissement est son chant profond »
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1959,
p.12-13.
162
« Du moins pour la première fois, ce n’est pas l’écriture qui est littéraire ; la
.Littérature est repoussée de la Forme : elle n’est plus qu’une catégorie ; c’est la
Littérature qui est ironie, le langage constituant ici l’expérience profonde. Ou
plutôt, la Littérature est ramenée ouvertement à une problématique du langage ;
effectivement elle ne peut plus être que cela. » Chapitre « L’écriture et la parole »
Le Degré zéro de l’écriture, in OC, t. I, p.221.
163
Voir « La déformation narcissique » in La Préparation du roman, op. cit.,
p.191-192.
164
Hypothèse feinte développée dans le chapitre « L’écriture et le silence », Le
Degré zéro de l’écriture, op. cit., p.216-218.
80
impossibilité, il fallait inventer une écriture transparente comme celle
d’Albert Camus,
retrouvant le caractère universel de la langue
classique et instaurant le langage indivisé d’une humanité enfin
réconciliée dans sa parole ; cette universalité serait non plus nominale
mais réelle, non pas restreinte à une classe privilégiée mais
s’adresserait à la Totalité. Cette écriture indicative serait un état de
langage non marqué, non commandé pour la consommation d’une
classe sociale particulière ni surtout comme on l’a peu remarqué par
des impératifs idéologiques que Barthes refusait déjà ; elle aurait
travaillé à la contre-division des langages sans renoncer pour autant
aux exigences internes de tout langage littéraire. Mais Barthes
s’empressait de constater que l’écriture blanche ne pouvait dissoudre
la séparation des langages : le style invisible n’est pas une absence de
style mais une préciosité austère qui détourne l’attention du lecteur
(du lecteur esthète du moins) de l’acte lucide d’information qui fait
appel à sa liberté. En constatant l’échec des écritures modernes,
Barthes se donnait le droit de choisir celle de la « grande tradition
littéraire » qu’il a pu revendiquer implicitement, à travers l’éloge de
l’écriture de Flaubert.165 Barthes a pu jouer sur le sens de
responsabilité : le problème pour l’écrivain n’est pas d’assumer une
responsabilité sociale ou de la refuser mais d’assumer dans le
déchirement un choix qui le condamne à la séparation sociale. La
responsabilité n’est pas l’affirmation d’une solidarité mais celle d’une
solitude.166 Le travail du style est le prix qu’il faut payer à la société
165
Voir le chapitre « L’écriture artisanale » Ibid., p.209-211.
Comme celle que Camus aurait choisie en écrivant La Peste : « Le monde de
Camus est un monde d’amis, non de militants. Les hommes de Camus ne peuvent
s’empêcher d’être des bourreaux ou complices des bourreaux qu’en acceptant
d’être seuls, et ils le sont. De même La Peste a commencé pour son auteur une
carrière de solitude ; l’œuvre née d’une conscience de l’Histoire, n’y va point
pourtant chercher d’évidence et préfère dériver la lucidité en morale ; c’est par le
même mouvement que son auteur, premier témoin de notre Histoire présente, a
finalement préféré récuser les compromissions – mais aussi la solidarité – de son
combat. » « La Peste, Annales d’une épidémie ou roman de la solitude ? » in OC,
t. I, p.544-545.
166
81
pour qu’elle reconnaisse l’écrivain condamné à inventer une écriture,
condamné en quelque sorte à travailler dans une société où le loisir est
devenu suspect. L’écrivain, pouvant répondre du travail de sa forme,
n’est plus le parasite d’une classe. Dans cette imagerie, l’écrivain
d’Ancien Régime ressemble un peu au personnage du Neveu de
Rameau. Barthes semble faire croire en effet que dans le siècle de la
douceur de vivre, il était aussi facile d’écrire que de parler, oubliant
que Fénelon ou Rousseau n’avaient peut-être pas moins veillé que
Corneille. Mais l’important pour Barthes n’est pas de faire une
enquête sur le travail de l’écriture des écrivains de l’époque
voltairienne, mais d’accepter le stéréotype de l’écrivain-parasite pour
lui opposer le contre-mythe de l’écrivain-artisan qui se disculpe en
effectuant une tâche (travailler sa forme) qui l’intégrerait dans un
société où le travail n’est plus seulement un moyen d’existence,
l’exercice d’une faculté ou d’un talent, mais une valeur en soi. Ce
contre-mythe de l’écrivain-artisan est
une défense du métier
d’écrivain en dépit de l’ironie qui pointe par endroits.167 On peut le
lire non pas comme une « réfutation » mais comme une réponse à
Sartre qui ne critiquait pas les écrivains-gentilshommes parce qu’ils
ont raffiné les moyens d’expressions mais parce qu’ils n’ont rien fait
d’autre. Sartre,
déclarant sans ironie que « l’exercice du métier
d’écrivain est incompatible avec le stalinisme » 168 ne condamnait pas
le métier d’écrivain mais certaines
manières de l’exercer qui
trahissent soit ses exigences externes, soit ses exigence internes (le
style) préférant que la littérature disparaisse si elle devait y renoncer.
Camus a récusé l’interprétation de Barthes qui refuse l’Histoire par procuration.
167
« Des écrivains comme Gautier (maître impeccable des Belles-Lettres), Flaubert
(rodant ses phrases à Croisset), Valéry (dans sa chambre au petit matin), ou Gide
(debout devant son pupitre comme devant un établi), forment une sorte de
compagnonnage des Lettres Françaises, où le labeur de la forme constitue le signe
et la propriété d’une corporation. » « L’artisanat du style » Le Degré zéro de
l’écriture in OC, t. I, p.209.
168
Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. Folio
Essais, 1948, p.254.
82
Sartre voulait concilier les exigences de l’art d’écrire avec celles de la
révolution, spéculant sur la fin de la dualité des publics, public réel et
public virtuel qu’il fallait fusionner pour former le public concret
(concret au sens hégélien mais aussi au sens où l’autre public était
abstrait car « introuvable »)
SECTION II – POETIQUE DE L’EXPLICATION ET POETIQUE DE
LA DECEPTION
§1
L’échec historique de la littérature de l’explication
Barthes a dit et redit son admiration pour Brecht qui avait su créer un
théâtre qui respecte les deux exigences complémentaires de la forme
et du sens, en conciliant éthique et esthétique. En expliquant que la
responsabilité politique d’un texte théâtral est liée à une responsabilité
esthétique (à la place d’un projecteur, au jeu de l’acteur) Barthes
souligne l’interdépendance de la forme et du sens. Il dénonce les
déformations abusives du « sens plein » par des mises en scènes qui
cherchent à désamorcer Brecht169 pour le faire « digérer » à un public
d’autant plus sensible à la surface de l’œuvre qu’il refuse sa critique
politique. La magnificence de la forme brechtienne selon Barthes a
permis au public de distancer les injonctions morales de l’œuvre, de
dissocier effet matériel et effet moral, d’annuler la « reproduction
efficace » du réalisme épique. Barthes conclut qu’un art engagé était
impossible puisqu’ « on » est plus sensible au travail sur le cri qu’au
cri lui-même :
Parti d’une explication théocratique du monde, Balzac n’a
finalement rien fait d’autre que l’interroger. Il s’ensuit que
l’écrivain s’interdit existentiellement deux modes de parole,
169
Barthes a contesté l’intention d’auteur pour des raisons purement tactiques et
polémiques, pour contrer l’histoire littéraire mais il a affirmé qu’en ce qui
concernait Brecht, il était resté attaché à l’intention de l’auteur. Voir infra
« L’opération structuraliste ».
83
quelle que soit l’intelligence ou la sincérité de son entreprise :
d’abord la doctrine, puisqu’il convertit malgré lui, par son
projet même toute explication en spectacle : il n’est jamais
qu’un inducteur d’ambiguïté ; ensuite le témoignage : puisqu’il
s’est donné à la parole, l’écrivain ne peut avoir de conscience
naïve : on ne peut travailler un cri, sans que le message porte
finalement beaucoup plus sur le travail que sur le cri.170
L’œuvre explique, du moins, dans sa bonne volonté, veut expliquer
mais le public, conditionné, ou empreint de mauvaise foi, résistant à
l’explication, refuserait de comprendre. De plus, l’œuvre peut
contredire son propre message comme l’avait montré la réception des
œuvres de Balzac ou de Zola, estampillé réactionnaire par Barthes qui
aimait à réduire l’engagement de l’écrivain socialiste au J’accuse,
moment d’égarement progressiste, que son œuvre infirmerait bien
qu’il faille peut-être faire une place à part pour Les Quatre évangiles
où Zola assène le « Bien social ». Si non seulement l’œuvre ne
convainc pas mais se contredit, alors elle ne peut rien expliquer, elle
feint de le faire. Elle devrait donc « s’interdire deux modes de
paroles », le témoignage et la doctrine estime Barthes qui cherche à se
libérer de son engagement.
§2
La littérature de l’être contre celle de l’avoir et du plein
Dans « La réponse de Kafka »171, Barthes feint de trouver un propos
tout à fait nouveau sur la littérature qu’il définit à présent comme « un
produit ambigu du réel » qui n’a plus qu’à poser des questions
auxquelles il ne répond plus que par le silence. Il avait écrit quelques
mois plus tôt que l’art de droite se caractérise par une indifférence aux
réponses qu’il pouvait susciter quand il parvenait à poser une
170
« Ecrivains et écrivants » (1960), Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.405.
Article paru dans France-Observateur (1960), repris dans les Essais critiques,
in OC, t. II, p.395-399.
171
84
question172, car la « violence de la question » n’est pas son fait. Mais
Barthes découvrait maintenant avec une fausse naïveté que « l’être de
la littérature » s’était mis dans sa technique. En réalité, le groupe
verbal « s’est mis » traduit moins le repli de la littérature sur son être
que celle du critique sur la littérature-métier. Cette conception n’avait
évidemment rien de nouveau. Cet avatar de l’art pour l’art était moins
nouveau par son propos que par le fait que Barthes assumait une
esthétique du refuge qu’il avait dénoncée naguère comme pour mieux
à présent s’y calfeutrer. D’ailleurs, « La réponse de Kafka » n’était
qu’une confirmation : Barthes avait déjà commencé à exposer dans
« Zazie et la littérature »173 sa « nouvelle » conception de la littérature
de l’être en l’opposant à celle du faire, de l’Avoir et du Plein.
Exploitant l’échec politique du théâtre de Brecht, Barthes a, peu à peu,
affirmé l’idée que la littérature, étant réactionnaire par structure174,
n’avait pas de réponse à donner aux questions que le monde pourrait
lui poser. La littérature, en tant que système signifiant déceptif, avait
atteint sa « forme la plus adulte »175 notamment dans l’expérience
172
« C’est dans la confusion de ces questions, dans l’indifférence de leurs réponses
que se définit un art de droite, toujours intéressé par le discontinu des malheurs
humains, jamais par leur liaison. » « Cinéma droite et gauche » (1959) in OC, t. I,
p.944.
173
Article paru dans Critique en 1959, repris dans Essais critiques in OC, t. II,
p.382-388.
174
« La littérature, tout au moins à l’échelle de l’histoire que nous connaissons, est
constitutivement réactionnaire ; non seulement par ce qu’elle est écartée de tout
« faire », mais aussi parce qu’elle se définit entièrement, même à l’intérieur du
projet progressiste, par la construction d’essences, la représentation de choses qui
sont, et non qui deviennent. » « Témoignage sur Robbe-Grillet » (1961) in OC, t.
I, p.1116.
Cf. Robbe-Grillet :
« Ou bien l’art continuera d’exister en tant qu’art ; et, dans ce cas, pour l’artiste au
moins, il restera la chose la plus importante au monde. Vis-à-vis de l’action
politique, il paraîtra toujours alors, comme en retrait, inutile, voire franchement
réactionnaire. » Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Ed. de
Minuit, coll. Critique, 1961, p.36
175
Notons tout de même qu’il s’agit moins d’un constat que d’une exigence :
« Il faut construire l’œuvre comme un système complet de signification et
cependant que cette signification soit déçue. » « La littérature, aujourd’hui »
(1961), Essais critiques in OC, t. II, p.417.
Exigence qui se répète :
85
pyrrhonienne de Bouvard et Pécuchet où Flaubert aurait montré par
l’absurde
que
la
littérature
ne
peut
rien prouver, excepté
« l’impossibilité de savoir » :
L’un des romans les plus vertigineux de la littérature française,
parce qu’il condense vraiment toutes les problématiques, c’est le
Bouvard et Pécuchet de Flaubert, qui est un roman de la copie,
l’emblème même de la copie étant d’ailleurs dans le roman,
puisque Bouvard et Pécuchet sont des copistes, qu’à la fin du
roman ils retournent à cette copie… et que tout le roman est une
espèce de carrousel de langages imités. C’est le vertige même de
la copie, du fait que les langages s’imitent toujours les uns les
autres, qu’il n’y a pas de fond original au langage, que l’homme
est perpétuellement traversé par des codes dont il n’atteint
jamais le fond. La littérature c’est un peu cette expérience-là. 176
L’écrivain, refusant d’endosser les langages qu’il copie,
« contraire d’un dogmatique »177.
déceptive, est
serait le
L’écriture, puissance signifiante
moins affirmation que négation. L’écrivain a la
responsabilité de la construction de cette machine à produire du sens
qu’on appelle « littérature » mais il refuse d’assumer la responsabilité
de contrôler les sens qu’elle produit en infirmant ou en confirmant les
interprétations.
L’impossibilité
de
savoir
ne
provoque
pas
« Je crois que le cinéma a du mal à donner des sens clairs et qu’en l’état actuel il
ne doit pas le faire. » « Sur le cinéma » (1963) in OC, t. II, p.263
Et qui se confirme : « Celui qui se met dans une pratique de l’écriture accepte assez
allègrement de diminuer ou de dévier l’acuité, la responsabilité de ses idées »,
Fragment Et si je n’avais pas lu in Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in
OC, t. IV, p.678.
176
« Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.550-551.
177
Les réflexions sur le dogmatisme de l’écriture ont pu naître quand Barthes a
changé d’orientation sans pouvoir reprendre ce qu’il avait écrit, en particulier sur
le théâtre de Brecht. Barthes a ensuite déplacé le dogmatisme vers la langue. Le
thème du dogmatisme de l’écriture apparaît pour la première fois dans
« Littérature et signification » (1963), entretien accordé à la revue Tel Quel à la fin
duquel l’intervieweur s’étonnait que Barthes ait pu dire à la fois que « l’œuvre est
dogmatique » et « que l’écrivain est le contraire d’un dogmatique ». On lui
demanda d’expliquer cette « contradiction apparente » puisqu’on ne pouvait pas
croire qu’un écrivain qui souffrait déjà d’une réputation de rigueur ait pu la
commettre par légèreté. Barthes voulait dire que l’écrivain ne peut reprendre ce
qu’il a écrit (« le caractère absolument terroriste du langage ») mais qu’en même
temps le sens de l’œuvre est offert au lecteur car l’auteur renonce à l’imposer en ne
créant que des présomptions de sens.
86
l’impossibilité d’écrire. La possibilité de l’écriture naît précisément de
l’impossibilité de savoir. L’artiste, contrairement au prêtre, n’a pas à
assumer de responsabilité particulière ou de sens final (le devoir n’est
pas absent mais il n’est plus qu’un alibi de la mauvaise conscience178),
excepté celle de travailler sa langue. C’était un retour à Flaubert et à…
Quintilien … :
Flaubert, acceptant l’héritage de classe, s’est placé dans la
perspective d’un travail du style, qui était la règle de l’écrivain
depuis Horace et Quintilien l’écrivain est quelqu’un qui travaille
son langage, qui travaille sa forme.179
L’écriture, en effet, malgré son apparente modernité n’était qu’un
retour dissimulé à une conception classique de l’écrivain180 qui le
définit comme celui qui travaille « infiniment »181 sa langue. La notion
d’écriture supplée celle de style, trop discréditée pour qu’un écrivain,
classé à l’avant-garde, puisse s’y référer.182 Le style, magnifié dans le
premier chapitre du Degré zéro de l’écriture « Qu’est-ce que
l’écriture » comme un langage secret que la critique pourrait
déchiffrer, disparaît nominalement, remplacé par l’écriture qui n’était
au départ que la troisième
dimension formelle183
par laquelle
l’écrivain situerait son langage pour se faire reconnaître par le public
178
Voir paragraphe « Origine et départ » in chap. « Le désir d’écrire » de La
Préparation du roman, op. cit.
179
« La crise de la vérité » (1976) in OC, IV, p.999-1000.
180
Barthes avoue à l’intérieur d’une parenthèse : « ( […] Je n’exclus pas ce qu’il
peut y avoir d’ancien, disons de stylistique dans la conception de l’activité
d’écriture). » « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t.
III, p.1005.
181
« Ecrivains et écrivants » (1960) « Cette parole est une matière (infiniment)
travaillée » Essais Critiques (1964) in OC, t. II, p.405.
182
« Le premier motif [justifiant l’écriture d’un journal intime], c’est offrir un texte
coloré d’une individualité d’écriture, d’un « style » (aurait-on dit autrefois), d’un
idiolecte propre à l’auteur (aurait-on dit naguère) » « Délibération » (1979) in OC,
t. V, p.669.
183
La langue, encore considérée comme un champ préalable et indifférent de
possibles linguistiques, n’est évoquée dans le premier chapitre « Qu’est-ce que
l’écriture » du Degré zéro de l’écriture que parce qu’elle est un présupposé
nécessaire aux deux autres composantes formelles.
87
qu’il a choisi.184 Barthes a essayé de conférer au travail de la langue
une connotation psychanalytique afin de donner un air moderne à une
conception qui l’est finalement très peu : il y aurait un travail de la
langue comme il y a un travail du rêve ; la langue de l’écrivain à
l’instar
du
rêve
opère
des
déplacements.185
Mais
le
sens
psychanalytique de travail n’annule pas le sens stylistique.
§3
Le dégagement
L’attitude adoptée au moment du dégagement est assez subtile voire
artificieuse. Barthes continuait à parler en apparence le langage
sartrien,
employant une formule de transition où le mot
« engagement » avait encore sa place186 ; le devoir de l’écrivain n’était
plus de prendre parti pour ou telle ou telle option politique ou
d’afficher ce parti mais d’engager une parole neutre dans le « faire »
du monde qui laisserait au lecteur le soin de décider du sens ou des
sens possibles de l’œuvre et du monde. Cette manière d’envisager
l’action de l’écrivain s’appuyait d’une manière qui pouvait paraître
paradoxale sur la théorie Brechtienne de « l’issue ». L’écrivain
poserait une question dans les termes qu’il aurait choisis pour diriger
les réponses du public sans n’en imposer aucune. Cette position,
mêlant l’idée d’un art responsable à une conception du sens suspendu,
était peu cohérente mais elle lui a permis de se défaire par degré d’un
184
C’était la part d’historicité que Barthes était prêt à concéder à l’époque du
Degré zéro de l’écriture. Le style, résultant du passé, du corps de l’écrivain,
échapperait aux déterminations historiques. L’effet de l’histoire, transformant la
société, opposé au passé individuel de l’écrivain supposé hermétique, n’atteindrait
pas la profondeur du sujet. L’individualité d’écriture, cherchant à restituer la
singularité d’une impression particulière, ou celle d’une vision privative, résisterait
à l’Histoire. Le style serait ce qui résiste au temps.
185
Voir La Leçon.
186
Robbe-Grillet avait su vider le sens politique du mot « engagement » :
« Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine
conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur
extrême importance, la volonté de les résoudre de l’intérieur. », Pour un nouveau
roman, Paris, Ed. de Minuit, 1961, p.39.
88
engagement qu’il a pu trouver pesant. Barthes ne s’est donc pas retiré
avec éclat mais sur la pointe des pieds en commettant des allusions
gênées, entortillées et si dispersées (en particulier dans la préface des
Essais critiques) qu’elles sont passées inaperçues quoi que Barthes ait
dit :
On voit bien dans les Essais critiques comment le sujet de
l’écriture « évolue » (passant d’une morale de l’engagement à
une moralité du signifiant).187
Révisant la distinction parleur/poète que Sartre avait posée dans le
premier chapitre du Qu’est-ce que la littérature ? avant de l’atténuer
dans les chapitres suivants188, Barthes étendait au prosateur le
privilège d’irresponsabilité, accordé au poète, en le lavant de
l’accusation de parler pour ne rien dire quand il ne tend pas à
dévoiler :
Il ne faut pas croire que cette exploration [du langage] est un
privilège poétique, la poésie étant réputée s’occuper des mots et
le roman du « réel » ; c’est toute la littérature qui est une
problématique du langage.189
Barthes avait tellement contesté la vérité des littératures du « réel »,
en les accusant d’envoyer les hommes à l’échafaud190, de collaborer à
187
Fragment Qu’est-ce qu’une influence, Roland Barthes par Roland Barthes
(1975) in OC, t. IV, p.683.
188
« J’ai montré plus haut que l’œuvre d’art, fin absolue, s’opposait par essence à
l’utilitarisme bourgeois. », Qu’est-ce que la littérature, op. cit., p.261.
189
« Les tâches de la critique brechtienne » (1956), Essais critiques in OC, t. II,
p.420.
Cf. Claude Simon : « Si l’on s’accorde à concéder quelque liberté à ce qu’il est
convenu d’appeler en langage populaire le poète, au nom de quoi le prosateur se
verrait-il refuser, et assigner au contraire la seule mission de conteur d’apologues,
au mépris de tout autre considération sur la nature de ce langage dont il est censé se
servir comme d’un simple véhicule ? N’est-ce pas là oublier que, comme l’a dit
Mallarmé, « chaque fois qu’il y a effort au style, il y a versification », oublier la
question que pose Flaubert dans une lettre à Georges Sand : « Comment se fait-il
qu’il y ait un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? » Claude
Simon, Discours de Stockholm, Ed. de Minuit, 1986, p.23-24.
190
« Or cette psychologie là, au nom de quoi on peut très bien vous couper la tête,
elle vient en droite ligne de notre littérature traditionnelle, qu’on appelle en style
bourgeois, littérature du Document humain […] Les antithèses, les métaphores, les
envolées, c’est toute la rhétorique classique qui accuse ici le vieux berger. La
89
la division des classes, d’aliéner les faits191, de se soumettre aux mots
d’ordre192, de produire du sens, de l’infliger qu’il était logique qu’il
défende l’intransitivité de l’écriture.
Faisant place nette, Barthes,
mainteneur refoulé, instaurait le règne du « rien à montrer » et du
« après quoi plus rien à dire » :
Le moment de vérité n’est pas un dévoilement, mais au
contraire surgissement de l’ininterprétable, du dernier degré du
sens, de l’après quoi plus rien à dire.193
§4
Le refus de l’explication
On est ainsi passé « en douce », d’une affiche marxiste à un mélange
de pyrrhonisme et de zen, d’une littérature du faire à une littérature de
l’être, d’un art de l’explication à un art de la déception, du « afficher
le parti qu’on prend » dans l’Histoire au Neutre, à l’exemption de
sens, aux doctrines intérieures, au penchant secret pour la littérature
« bourgeoise » (Gide). Barthes ne prêtait plus à la littérature le
pouvoir de transformer la société, n’évoquait plus la « maniabilité »
justice a pris le masque de la littérature réaliste, du conte rural, cependant que la
littérature elle-même venait au prétoire chercher de nouveaux documents
« humains ». […] Seulement, en face de la littérature de réplétion (donnée toujours
comme littérature du « réel » et de « l’humain »), il y a eu une littérature du
déchirement : le procès Dominici a été aussi cette littérature-là. Il n’y a pas eu ici
que des écrivains affamés de réel »
« Dominici ou le triomphe de la littérature » in Mythologies (1957) in OC, t. I,
p.710-711.
191
« Le romancier a-t-il le droit d’aliéner les faits de histoire ? » « Réponse de
Roland Barthes à Albert Camus » (1955) in OC, t. I, p.573.
L’accusation est d’autant plus curieuse que Barthes a considéré que l’histoire
autant que le roman aliènent les faits par intention : « La finalité commune du
Roman et de l’Histoire narrée, c’est d’aliéner les faits. » « L’écriture du roman » in
Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p. 189.
192
« L’aveuglement politique de Flaubert me paraît en un sens moins grave que
l’ensommeillement éthique des Lettres françaises
et l’âcreté de ses
démystifications morales plus saines que la soumission des intellectuels
communistes aux mots d’ordre politiques de leur parti. », « Esquisse d’une
mythologie » (1956), premier manuscrit, BRT2.A12.02.01, Fonds Roland Barthes,
Abbaye d’Ardennes, f. 64.
193
La Préparation du roman, op. cit., p.159.
90
du monde194 ; la littérature n’est plus qu’un objet immobile séparé du
monde qui se fait ou se défait sans que l’écrivain qui n’est plus qu’une
conscience aveuglée, une « lumière indirecte »195, puisse
« l’opacité historique »196 qui l’enténèbre.
percer
Barthes a liquidé ses
théories de l’art de l’explication d’autant plus facilement qu’il n’a
jamais cru que l’art puisse ou doive expliquer le « malheur humain ».
Dans le fameux texte sur « Le style de « L’Etranger » », il définissait
le style ainsi :
Le froid vernis du style agit comme un isolateur ; il coupe toute
induction vers des pensées encourageantes et explicatives, et sert
fidèlement comme un bon chien de garde.197
Faut-il commenter ? Dans l’article « Le tragique de l’écriture »,
Barthes avait fait semblant de préférer la « littérature de combat et
d’explication »
pour condamner « la littérature d’expression
compromise » (c’était une petite pique contre Camus et le théâtre de
l’absurde) ; mais il tenait si peu à cette idée qu’il la fit disparaître en
révisant « Le tragique de l’écriture », peu retouché malgré le
changement de titre (« L’utopie du langage »). Il n’était déjà plus
question ni plus temps d’expliquer.198
194
« Les tâches de la critique brechtienne » (1956), Essais critiques in OC, t. II,
p.345.
195
« La littérature, aujourd’hui » (1961), Idem., p. 416.
196
« La Bruyère » (1963), Ibid., p.483.
197
« Réflexion sur le style de « L’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.77.
198
Barthes a développé une rhétorique d’anti-explication pour réagir sans doute à
l’arrogance de la raison : « Si l’homme considère avec sympathie - et non avec un
mépris dévastateur - l’ardeur des mots, leur pouvoir primaire de description (guerre
au réalisme et au symbole), il reconnaîtra dans le style le premier instrument de
l’absurde, qui a pour fin de décrire et non d’expliquer » ibid., p.79.
91
SECTION III - L’ASSOMPTION DE L’ECRITURE CLASSIQUE
§1
Assomption implicite de l’écrire classique et l’alibi fonctionnel de
l’écriture du raisonnement
Le choix d’une écriture a été la question inaugurale et terminale de la
réflexion de Barthes sur le langage littéraire. Ce « Dans quelle langue
écrire ? » est un des thèmes implicites du Degré zéro de l’écriture. Il
fut aussi l’objet de la dernière séance du cours La Préparation du
roman.199 Evidemment Barthes n’avait pas prévu ce point final. On
sait qu’il envisageait de faire un cours sur Paul Valéry et un autre sur
la phrase et la notion de Thétique « inventée » par Julia Kristeva.
Une des hypothèses de la poétique du Degré zéro de l’écriture était
de créer une langue nouvelle qui aurait rejoint la langue parlée en
abandonnant les tics de l’écriture classique ou bourgeoise concédés
par l’écrivain pour que la société accepte son improductivité. La
fonction prêtée par Barthes à ces indices était d’attester le caractère
littéraire d’un ouvrage. L’écrivain peut contester les valeurs de la
société mais non pas son langage s’il veut exister. Or Barthes ne
199
Voir Nathalie Léger :
« La Préparation du roman réalise l’accomplissement d’une réflexion inaugurée
dès les pages du Degré zéro de l’écriture, déployant lentement et selon
d’innombrables ruses et détours dont l’œuvre porte témoignage, ses circonférences
autour d’une question : face à l’intraitable réalité, la littérature est-elle possible ? »
« Fiche de promotion » novembre 2003, dossier de fabrication, Fonds Roland
Barthes, Abbaye d’Ardennes.
En effet la fin :
« Quelle langue ? »« Quelle langue va-t-il écrire, notre écrivain, pour faire l’œuvre
protégée ? » La Préparation du roman, op. cit., p.366.
Rejoint les débuts :
« Je voudrais proposer ici quelques réflexions sur un problème important pour
chaque nouvel écrivain, et qui est le choix de son langage. Quelles sont les limites
de ce choix (car il est incontestable qu’elles existent) ? Sont-elles historiques ?
Morales ? Sociales ? Existentielles ? En d’autres termes, de quelle nature
exactement est la liberté formelle de l’écrivain ? » Avant texte « La littérature et
son langage », sans date (peut-être 1955 selon Eric Marty), dactylogramme, Fonds
Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, non coté, f.1.
92
pouvait concevoir qu’il y ait un langage exempté de valeur. Ainsi il
lui semblait que l’écrivain était placé devant une sèche alternative :
ou bien user d’une langue investie par les valeurs de la classe qu’il
conteste en espérant corriger ses bourgeoisismes ; ou bien se détruire
en tant qu’écrivain en refusant une langue dont il ne voit que l’aspect
répressif, oubliant qu’elle est autant un instrument de plaisir que de
pouvoir. Quant à la possibilité d’une écriture blanche dont le style de
Camus avait donné l’idée, elle était infirmée par le principe qu’aucune
écriture ne peut échapper en se répétant à son propre processus de
formalisation. Le Degré zéro de l’écriture, insistant sur l’impossibilité
des écritures modernes, malgré leurs hardiesses formelles, à rejoindre
la naturalité des langages sociaux, n’apportait aucun élément de
réponse claire : on peut à la limite déduire que Barthes suggérait un
retour à Flaubert. L’écrivain était simplement invité à continuer d’user
d’un instrument « compromis » sans que Barthes précise le degré
d’assomption utile qu’il ne faut pas dépasser si l’on tient à faire une
littérature du déchirement. Dans « La littérature et son langage »200,
Barthes définira sa position de manière plus nette.
Reprenant
partiellement les analyses du Degré zéro de l’écriture ainsi que le
thème du tragique de l’écriture, il y dresse une typologie des écritures
en distinguant quatre groupes d’écritures : les écritures du désordre
(Mallarmé, Rimbaud), les écritures blanches (Camus, Blanchot,
Robbe-Grillet) les écritures parlées (Céline, Queneau) et enfin les
écritures artisanales. Ce dernier groupe d’écrivains est divisé en deux
sous-groupes : le premier est formé par les écrivains d’esprit
conservateur (Claudel, Giraudoux) continuant et reprenant sans
« mauvaise conscience » l’écriture classique, raison pour laquelle
Barthes les juge peu intéressants ; le second sous-groupe est composé
des écrivains qui assument leur écriture dans le déchirement (Flaubert,
200
Comme le texte « La littérature et son langage » a été « oublié » et n’a pas
trouvé sa place dans les Essais critiques. Voir extrait cité infra Annexe pp.316-317.
93
André Breton, Valéry). La « littérature du déchirement »
l’expérience de la division des langages
serait
par l’écrivain qui doit
assumer la disjonction entre sa vocation sociale et les exigences
internes de la littérature. Il apparaît assez clairement cette fois-ci que
Barthes s’incluait dans le quatrième groupe divisé des écritures
artisanales. Il semble néanmoins que le choix de l’écrire classique ait
été difficile à défendre par un Barthes qui passait pour le Boileau du
Nouveau Roman.201On trouve néanmoins des traces d’une assomption
timide de l’écrire classique dans le Roland Barthes par Roland
Barthes (où le cautionnaire de l’avant-garde accélère le dégel
intellectuel initié dans le Sade, Fourier, Loyola,
avant qu’il ne
défende l’Ecrire classique, lors de la dernière séance de La
Préparation du roman, en infirmant la représentation d’un Mallarmé
réactionnaire et conformiste que Sartre avait contribué à former) et en
rappelant l’intérêt
manifesté par
Mallarmé pour les questions
politiques ainsi que ses positions républicaines et grévistes :
Filiation : accepter l’aristocratie de l’écriture202 → J’en reviens
à la conception du Livre chez Mallarmé. (Ne dites pas [que] je
maintiens un mot d’ordre vieux d’un siècle ; ce mot d’ordre a
disparu pendant ces cent ans ; il s’agit de le faire revenir à une
autre place : en spirale.) Or, Mallarmé avait du livre une
conception à la fois universaliste et aristocratique ; rappeler (car
c’est en général oublié dans la mythologie de la FigureMallarmé ; je me rappelle la suspicion de Vittorini qui croyait
Mallarmé spiritualiste, catholique, « de droite ») que Mallarmé
s’est intéressé « avec passion, parfois avec angoisse, aux
questions sociales » ; nullement étranger à une réflexion sur la
situation réelle du monde ; étant donné son idée « essentielle »
de la littérature - ou de la littérature comme essentielle -, son
201
Un exemple de dénégation barthienne :
« Je reprendrai encore les objections qui m’ont été faites, je ne crois pas du tout
que le texte puisse se définir comme un espace aristocratique d’écriture » « Où/ou
va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.558.
Barthes fait sans doute allusion au « soyons des lecteurs aristocratiques » du Plaisir
du texte.
202
Bally, à propos du français, affirmait :
« Alors que tout se démocratise, il demeure ce qu’il a été depuis l’époque classique : le truchement d’une élite et d’une aristocratie. » Charles Bally, Linguistique
générale et linguistique française, Berne, Ed. Francke, 1965, p.370.
94
attitude était ressentie comme ambiguë, paradoxale : comment
pouvait-on être d’une part « républicain et gréviste », et d’autre
part, en littérature, aristocrate raffiné ? Contradiction qui fait
partie du problème majeur de la littérature : Mallarmé ne la
résolvait pas, il l’assumait, en assumant la division du sujet,
c’est-à-dire la division des langues (à quoi résiste toujours la
Doxa): « l’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et
doit rester aristocrate. »203
Cependant la position de Mallarmé ne résout pas la contradiction
entre la vocation sociale de l’écrivain et les exigences internes de la
littérature ; elle conduit plutôt l’écrivain à assumer la division du sujet
en prenant acte de la division sociale. On pourrait étudier les raisons
qui ont détourné Barthes de défendre plus tôt l’écriture qu’il avait
apprise. L’acharnement contre l’Ecrire classique était motivé aussi
bien par des raisons tactiques (défaire le lisible classico-réaliste) que
par le souci de préserver l’image d’auteur d’avant-garde, qu’il n’avait
pas refusée et qu’il a même entretenue. Elle lui conférait un statut
particulier qui flattait son narcissisme d’auteur. Barthes voulait
paraître d’autant plus moderne qu’il ne l’était pas.204 Il n’est donc pas
sûr que le combat contre « cet avant-dernier langage »205 qu’il aimait,
était uniquement commandé par le surmoi idéologique (imposé par la
société) bien que Barthes ait reconnu qu’il aurait préféré exercer le
métier d’écrivain à une époque où sa pratique n’était pas soupçonnée
de collaborer à la « division des classes ». Sartre avait porté le
soupçon idéologique non seulement sur la personne civile de
203
La Préparation du roman, op. cit., p.381-382.
« Jacques-Alain Miller lors du colloque Prétexte : « Vous êtes là, à votre façon,
un filou ». La salle s’esclaffe, bien sûr, mais certains rires sont jaunes. Ils le seront
plus encore lorsque Robbe-Grillet expliquera délicieusement que Barthes est un
homme du passé qui fait semblant de s’intéresser à la modernité », Louis-Jean
Calvet, Roland Barthes, Paris, Flammarion, 1990, p.269.
205
« Le langage que je parle en moi-même n’est pas de mon temps ; il est en but
[sic], par nature, au soupçon idéologique ; c’est donc avec lui qu’il faut que je lutte.
J’écris parce que je ne veux pas des mots que je trouve : par soustraction. Et en
même temps, cet avant-dernier langage est celui de mon plaisir : je lis à longueur
de soirées du Zola, du Proust, du Verne, Monte Christo, Les Mémoires d’un
touriste et même parfois du Julien Green. » ff.33 « Le Plaisir du Texte »,
dactylogramme, BRT2A.15.03, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes.
204
95
l’écrivain mais également sur son écriture. Barthes a surenchéri en
idéologisant la langue, ce dont il s’est repenti non sans malaise dans la
postface des Mythologies.206 En tous cas, renversant ses positions
précédentes, Barthes a tenté de réhabiliter l’écrire classique par deux
arguments : écrire est un acte filial ; l’écrivain, défendant la pluralité
des langues, a le droit d’en choisir une qui ne soit pas celle de l’usage
commun.
§2
Ecrire, acte filial
Barthes a employé l’expression « refus d’hériter »
au sujet de la
psyché de certains personnages qui ont rompu avec la tradition qu’ils
devaient assumer par fonction. Cela serait le cas de Pyrrhus dans
Andromaque qui affirme son dogmatisme par son refus d’assumer (il
veut épouser Andromaque, une esclave, une barbare). De même, le
dogmatisme de l’écrivain consiste dans sa prétention à nier la tradition
dont il est issu, soit par ignorance, soit par dénégation. C’est une
position non-dialectique que Barthes dès Le Degré zéro de l’écriture
jugeait intenable malgré quelques accents anti-rhétoriques très
modérés pour une telle époque (il faut penser à l’évidence poétique
d’Eluard auquel Genette dans Figures I
se réfère pour s’en
persuader). L’écrivain peut s’opposer à la tradition mais il ne peut pas
faire qu’elle ne lui préexiste. Dans un chapitre non édité du Sade,
206
« Je sais que l’idéologisme a été en général vigoureusement condamné par le
stalinisme (l’idéologisme serait si l’on veut des exemples : le premier Lukács, la
« science révolutionnaire » naïvement et contradictoirement paradoxalement par la
Nouvelle critique , les « explications » de Benichou, de Goldmann ; et inversement
le contre-idéologisme, c’est la linguistique professée par Staline, l’affirmation que
certaines superstructures de la société (le langage par exemple) résistent par nature
à la division en classes ; la notion d’écriture, que j’ai avancée dans Le Degré zéro
de l’écriture, y serait aussi une idéologisation abusive. Je vois bien ce reproche, qui
me sera fait, à la fois par les mais selon des implications différentes par les
bourgeois et les communistes. », « Esquisse d’une mythologie », premier
manuscrit, BRT2.A12.02.01., Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.80.
96
Fourier, Loyola, Barthes rappelle par l’exemple de Fourier qu’écrire
est un acte filial :
Au poids de tous les livres passés, répond justement la violence
du livre à venir. Ecrire est un acte filial, c’est-à-dire renégat ; il
s’agit toujours de procéder du texte antérieur (que faire
d’autre ?) en les reniant, en les brûlant. Fourier ne cesse de citer
positivement les institutions qu’il pamphletise : Etat, Eglise,
Armée, Commerce prêtent leurs noms à la nouvelle
organisation ; comme tout écrivain Fourier pratique (révère
[incertain]) l’écriture, il rejette le livre, il profite de l’énergie de
langue accumulée par ses prédécesseurs (où prendrait-il, sinon la
sienne ?) mais il déchoit impitoyablement le produit, l’objet, le
système, le volume ; il veut hériter en espèce, non en
immeubles. Aucun bien n’est transmis, Fourier refuse tout
héritage, sinon celui-ci, qu’il ignore ou dénie (se croyant
« illitéré »): la langue, toute la langue française.207
On peut et on doit peut-être écrire contre les livres du passé (certains,
du moins) mais il serait naïf de penser qu’on puisse les ignorer.208
Fourier se présentait comme un philosophe « illitéré » mais il ne
l’était pas, d’une part par son répertoire de références culturelles qui
n’est pas annulé par sa miniaturisation mais seulement déplacé,
d’autre part par le caractère argumentatif de son propos qui n’est pas
diminué par une exposition bouffonne ou facétieuse, enfin par
l’énergie langagière dont il profite et sans laquelle il ne peut écrire.
Barthes a noté sur un in-quarto une remarque sur la suffisance de
Fourier qui est liée non pas à sa prétention à mettre un point final à
l’histoire de la philosophie mais à celle de nier toutes formes
d’héritages culturels. Il se peut que Barthes ait préféré ne pas retenir le
chapitre « La déchéance des bibliothèques » parce que l’idée de
207
Chap. « La déchéance des bibliothèques » in Manuscrit du Sade, Fourier,
Loyola, BRT2.A15.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f. 2.
208
Cf. Robbe-Grillet : « Car, si les normes du passé servent à mesurer le présent,
elles servent aussi à le construire. L’écrivain lui-même, en dépit de sa volonté
d’indépendance, est en situation dans une civilisation mentale, dans une littérature,
qui ne peuvent être que celles du passé. Il lui est impossible d’échapper du jour au
lendemain à cette tradition dont il est issu. », Pour un nouveau roman, op. cit.,
p.17.
97
filiation littéraire qu’il y développe allait dans une voie opposée à
celle de l’avant-garde telqueliste qui faisait commencer la littérature à
Lautréamont.
§3
Babel heureuse et le don des langues
Il semble que le développement de la linguistique du discours autant
que le renouveau des études sociolinguistiques aient contribué à
ramener la réflexion de Barthes sur les questions de l’interlocution
sociale négligées par l’analyse structurale. Les recherches sur l’être de
la littérature en tant que système signifiant déceptif de la « période
sémiologique » avaient ajourné la réflexion sur la pluralité des
écritures. L’histoire, c'est-à-dire la société, congédiée provisoirement,
revenait avec ses conflits et ses divisions. Il n’est pas sûr que Barthes,
qui se considérait comme un écrivain heureux et intégré ait été réjoui
par ce retour (même en spirale) :
La société est parvenue à intégrer l’écrivain. L’écrivain n’est
plus un paria, il ne dépend plus d’un mécène, il n’est plus au
service d’une classe déterminée. L’écrivain dans notre société
est presque heureux.209
La question du rôle de la littérature pour résoudre la confusion des
langues ne pouvait pas ne pas se poser quoiqu’en termes nouveaux : il
ne s’agit plus, en effet d’abolir la séparation des langages par
l’avènement d’un langage unificateur, la langue instrumentale de
Camus ou le langage-peuple dont rêvait Michelet, qui finalement n’a
pas plus de droit qu’un autre à représenter tout le langage, mais de
défendre le droit d’user de plusieurs langues en fonction de son désir,
contre la Loi. Ne prenant plus la confusion des langues pour une
malédiction (sociale), Barthes défendait la pluralité des langues :
209
« Les choses signifient-elles quelque chose ? » (1962) in OC, t. II, p.45.
98
On reproche souvent à l’écrivain, à l’intellectuel, de ne pas
écrire la langue de « tout le monde ». Mais il est bon que les
hommes, à l’intérieur d’un même idiome - pour nous, le français
-, aient plusieurs langues. Si j’étais législateur - supposition
aberrante pour quelqu’un qui étymologiquement parlant, est
an-archiste - loin d’imposer une unification du français, qu’elle
soit bourgeoise ou populaire, j’encouragerais au contraire
l’apprentissage simultané de plusieurs langues françaises, de
fonctions diverses, promues à égalité. Dante discute très
sérieusement pour décider en quelle langue il écrira Le Convivio
: en latin ou en toscan ? Ce n’est nullement pour des raisons
politiques ou polémiques qu’il choisit la langue vulgaire : c’est
en considérant l’appropriation de l’une et l’autre langue à son
sujet : les deux langues - comme pour nous le français classique
et le français moderne, le français écrit et le français parlé forment ainsi une réserve dans laquelle il se sent libre de puiser,
selon la vérité du désir. Cette liberté est un luxe que toute
société devrait procurer à ses citoyens : autant de langages qu’il
y a de désirs : proposition utopique en ceci qu’aucune société
n’est encore prête à admettre qu’il y a plusieurs désirs. Qu’une
langue, quelle qu’elle soit, n’en réprime pas une autre ; que le
sujet à venir connaisse sans remords, sans refoulement, la
jouissance d’avoir à sa disposition deux instances de langage,
qu’il parle ceci ou cela, selon les perversions, non selon la
Loi.210
On a observé fort justement que le langage de Barthes, n’était pas
exempt d’une certaine religiosité malgré la censure du surmoi laïc.
Dans Le Degré zéro de l’écriture, le terme innocent compte de
nombreuses occurrences. Le terme « péché » lui-même n’est pas
absent du vocabulaire de Barthes qu’il emploie certes la plupart du
temps dans le sens courant et figuré de faute mais la connotation
religieuse est quelquefois actualisable. Les lectures d’Angelus
Silesius, de Jean Charlier dit Gerson, Chancelier de l’Université de
Paris et théoricien de la théologie mystique, de Luis de Léon, de Jean
Tauler, de Ruysbroek, de Saint Jean de la Croix, de Jean Baruzi211 qui
pendant vingt cinq ans avait travaillé à faire connaître l’importance
210
La Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.436-437.
Jean Baruzi avait rompu avec l’enseignement positiviste de son prédécesseur
Alfred Loisy que le Vatican avait excommunié.
211
99
des courants du mysticisme dans le renouveau du christianisme de la
Réforme et les liens entre les mysticismes rhénans et espagnols, a
laissé des empreintes malgré l’ennui mortel que le discours en chaire
peut produire.212
Barthes, en prononçant son discours d’entrée au Collège de France,
n’a pas oublié d’exprimer l’admiration qu’il avait pour l’auteur de
Saint Jean de la Croix, faisant apparaître son nom dans la version
imprimée de la Leçon tandis que certains cités de la performance de
décembre 1976 perdront l’avantage de l’oral.
Il n’est pas sûr que la lecture de Pascal ou celle de Silesius l’ait
« ramené à la religion » comme on disait jadis car il se peut que
Barthes ait partagé le même secret que ce personnage de Sade qui
s’enfermait pour dissimuler à ses complices le rapport secret et
inavouable qu’il avait à Dieu213... Il se peut qu’il n’ait jamais quitté la
religion protestante qui a joué un certain rôle dans sa première éthique
(dont il s’est défait au profit de la « seconde postulation » jugée
« meilleure »), et dans son identification à certaines figures littéraires
(Sartre et Gide bien qu’ils fussent athées, étaient imprégnés de traits
moraux protestants , le scrupule chez Gide, le « fanatisme moral »
chez Sartre pour reprendre l’expression par laquelle Nietzsche
qualifiait l’obsession de Kant pour la morale) dont il était proche aussi
bien par le milieu (entre petite bourgeoisie radsoc et bourgeoisie
libérale) que par la confession d’origine. On se rappelle que chez
Sartre lui-même, athée militant, l’existence d’un mal métaphysique est
un thème qui traverse plusieurs de ses écrits. L’éthique du
dévoilement, du déchiffrement qui fut l’axe principiel de son écriture
212
« La voix de Jean Baruzi au Collège de France, me prenait délicieusement au
cervelet à travers un discours mortellement ennuyeux. », Roland Barthes, Le
Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976
suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté
par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, avant-propos d’Eric Marty,
Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, p.215.
213
Voir « Plaisir / écriture / lecture » (1972) in OC, t. IV, p.209.
100
avait un caractère métaphysique qu’un lecteur de Nietzsche n’a pas pu
ne pas reconnaître. Barthes a dénoncé avec beaucoup de constance le
caractère théologique de toute herméneutique du signifié qu’il décelait
avec l’intuition de l’ancien coreligionnaire aussi bien dans les
« critiques du signifié » que dans les opérations de déchiffrement, de
démystification de la critique idéologique qui l’agaçait beaucoup vers
la fin de sa vie non seulement à cause de ses redites mais surtout en
raison de sa prétention à découvrir la vérité sous l’erreur des
imaginaires car, par une vue nietzschéenne, ces erreurs seraient au
fond utiles.
Barthes, tenant à son petit jardin secret, a veillé à limiter les
références même codées (comme l’est le mythe de Babel dans Le
Degré zéro de l’écriture) aux grands mythes bibliques : par exemple
(nous ne faisons pas un relevé exhaustif de ces soustractions) le mythe
du sacrifice d’Isaac par Abraham est évoqué dans La Leçon mais
l’épisode biblique de Noé découvert nu par ses enfants mentionné
dans le manuscrit du Plaisir du texte disparaît dans l’édition finale. De
même, si l’allusion à Babel est conservée, celle concernant le mythe
de la Pentecôte
lié au don des langues présente dans le
dactylogramme du Plaisir du texte est aussi retirée. L’allusion très
explicite au mythe de la Pentecôte qu’on trouve dans le premier
brouillon de La Leçon a, quant à elle, été supprimée. Barthes
compensait le mythe de Babel par le mythe de la Pentecôte qu’il
interprétait selon la tradition protestante en considérant la division des
langues comme une malédiction (ce qui explique que l’expression
101
« Babel heureuse » ait
pu
lui sembler oxymorique214) : la
multiplication des écritures, un phénomène tragique qu’il fallait
annuler par la promotion d’une langue immédiate et transparente,
« primale » en quelque sorte.
Mais, à présent, récusant le
monolinguisme implicite du Degré zéro de l’écriture, Barthes ne
cherchait plus une langue transparente d’interlocution qui aurait
éclairci l’opacité des rapports de la société réifiée. L’écrivain n’a plus
à travailler à l’invention d’une langue unique pour annuler la division
des langages (signe de la division des classes), mais à s’attacher à
défendre la pluralité des langues.
214
« Le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une
punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui
travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. » Le Plaisir du
texte in OC, t. IV, p.219.
Pour l’exégèse catholique, le mythe de Babel préfigure le mythe de la Pentecôte,
il n’y a pas de solution de continuité ou d’opposition entre le premier et le second
mythe : la dispersion des habitants de Babel est moins une punition divine qu’une
mesure pour préserver la diversité humaine et rétablir un courant d’altérité
menacée par le monolinguisme.
102
CHAPITRE 2 : LE DISCOURS DU DEFAUT DES LANGUES
Dans le manifeste « De la science à la littérature », Barthes engageait
la littérature à « rappeler » aux langages théoriques la « nature
linguistique »215 de leurs discours. La même année, il complétait son
cours sur « le discours de l’histoire » par un séminaire « distinct » où
il était à nouveau question de cette rupture du milieu du dix-neuvième
siècle qui a entraîné « une mise en cause des catégories fondamentales
du langage »216:
Le discours littéraire, prenant en charge ce que la « grammaire »
ne peut plus dire, apparaît alors comme une « rémunération »,
selon le mot de Mallarmé, des manques de la langue. Cette
subversion est complétée par la constitution d’un véritable
215
« De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1269.
« Recherches sur le discours de l’histoire » (1967-1968), compte rendu
d’enseignement, in OC, t. II, p.1293.
216
103
espace du langage, mis en œuvre par la littérature, non plus
comme une simple ligne de discours au service d’une logique du
vrai, mais comme un polygraphisme visant à faire dialoguer
entre elles les écritures et les logiques.217
Le mot rémunération est bien de Mallarmé mais en quoi l’idée que le
discours supplée au défaut des langues est-elle liée à la coupure de
1848 ? Mallarmé en mobilisant ce lieu de la poétique des langues
dans Variations sur un sujet tenait-il un discours d’avant-garde ?
Nous allons rappeler
la fortune de cette poétique du défaut des
langues aussi bien chez les anciens Romains que dans la rhétorique de
l’enseignement jésuite dont Mallarmé était finalement imprégné - le
défaut des langues peut concerner la pauvreté du lexique, le défaut de
liaison entre le son et sens (thème cratyléen), la rigidité de l’ordre
direct imposée
par la syntaxe prédicative, peu
appropriée aux
mouvements et aux variations de l’humeur et du sentiment. Nous
verrons pourquoi Barthes l’a remise au gout du jour en donnant des
lettres de Modernité à un discours « plein d’ancienne rhétorique »
(Section I – Histoire abrégée d’une poétique rhétoricienne). Nous
montrerons ensuite que cette poétique a des accents de rhétorique, que
Barthes l’a mobilisé pour fissurer le discours du « quelque chose à
dire » qui serait propre à la culture française (Section II- Le français,
idiome d’une civilisation du signifié). Nous verrons enfin que, si le
discours du défaut des langues que n’est pas exempt de rhétorique, on
y trouve aussi des éléments indéniables de poétique, portant une
réflexion sur les pratiques de l’Ecrire surveillées par la responsabilité
des formes. (Section III- Le défaut des langues : une poétique de
l’Ecrire).
217
Idem.
104
SECTION
I
-
HISTOIRE
ABREGEE
D’UNE
POETIQUE
RHETORICIENNE
§1
Le défaut des langues chez les auteurs latins
Le discours sur la disette de la Langue apparaît chez les orateurs
romains puis passant de Cicéron et Quintilien à la rhétorique jésuite, il
est devenu au dix-huitième siècle un lieu commun.218 On trouve déjà
chez Cicéron l’idée que la langue propre ne peut pas tout exprimer219.
La fonction des tropes, autant pour Quintilien que pour Cicéron, est
soit de donner plus d’éclat, soit d’adoucir la dureté d’une idée, soit de
218
Diderot parlait déjà de suppléer la langue : « Combien d’adjectifs qui ne se
meuvent point vers le substantif, et de substantifs qui ne se meuvent point vers
l’adjectif. Voilà une source féconde, où il reste encore à notre Langue bien des
richesses à puiser. Il serait bon, de remarquer, à chaque expression, les nuances qui
lui manquent, afin qu’on osât les suppléer de notre temps, ou de crainte que,
trompé dans la suite par l’Analogie, on ne les regardât comme des manières de dire
en usage dans le bon siècle » « Article Substantif », Grammaire et littérature, Du
Marsais, Beauzée, Marmontel, Voltaire, Genève, Editions Slatkine, 2002,
(réimpression de l’Encyclopédie Panckoucke de 1782), t. II, p.441
On trouve l’idée de suppléer le discours chez le rhéteur Du Marsais qui pensait que
les tropes servent : à 1) « réveiller une idée principale par le moyen de quelque
idée accessoire », 2) « donnent plus d’énergie à nos expressions », 3) « ornent le
discours », 4) « rendent le discours plus noble », déguisent « les idées dures », 5)
« enrichissent une langue en multipliant l’usage d’un même mot ; ils donnent à un
mot une signification nouvelle », p.77, Du Marsais, Des Tropes ou des différents
sens, Flammarion, coll. Critique, 1988, p.75-77.
L’abbé Ducros a répandu les idées de l’encyclopédiste en faisant un abrégé du
traité de Du Marsais. Enfin l’idée de suppléer la langue était si commune qu’à
l’article Langue hébraïque de l’Encyclopédie Panckoucke, un anonyme en parle…
219
« Le dernier groupe, le troisième, celui des métaphores, a un domaine très vaste.
Il a sa naissance à la nécessité, sous la contrainte du besoin et de la pauvreté, puis
l’agrément et le plaisir l’étendit. [...] ces métaphores sont des espèces d’emprunts,
grâce auxquels nous prenons ailleurs ce qui nous manque. », Cicéron, De
l’Orateur, Livre III, texte établi par Henri Bornecque et traduit par Edmond
Courbaud et Henri Bornecque, Paris, Ed. Les Belles-lettres, 1930, p.61.
105
suppléer les manques de la langue en permettant de nommer les objets
dépourvus de nom ; le défaut d’une langue pour les orateurs romains
était
lié à la pauvreté de son fond lexical, pauvreté du latin qui
manque de terme aussi bien pour nommer, par exemple dans le
domaine agricole, le « bourgeon » de la vigne, que pour qualifier les
figures du discours.220 En effet, à part quelques exceptions comme
« translatio », le latin n’avait pas de terme pour spécifier les figures de
la parole. La pauvreté de la langue latine était une pauvreté comparée;
elle était pauvre par rapport à la langue Grecque, aussi riche par son
lexique que par sa force d’imitation.221
§2
Le défaut des langues selon la rhétorique jésuite
220
Le rhétoricien Du Marsais écrit sur cette question qui était objet de polémique :
« Je prendrai la liberté, à ce sujet, de m’arrêter un moment sur une remarque de peu
d’importance : c’est que, pour faire voir que l’on substitue quelquefois des termes
figurés à la place des mots propres qui manquent (Rollin, t. II, p.246) ce qui est
très véritable, Cicéron, Quintilien, et M. Rollin, qui pense et parle comme ces
grands hommes, disent que c’est par emprunt et par métaphore qu’on a appelé
gemma le bourgeon de la vigne : parce, disent-ils, qu’il n’y avait point de mot
propre pour l’exprimer. Mais si nous en croyons les étymologistes, gemma est le
mot propre pour signifier le bourgeon de la vigne ; et ça été ensuite par figure que
les Latins ont donné ce nom aux perles et aux pierres précieuses. En effet, c’est
toujours le plus commun et le plus connu qui est le propre, et qui se prête ensuite
au sens figuré. Les laboureurs du pays Latin connaissaient les bourgeons des
vignes et des arbres, et leur avaient donné un nom avant que d’avoir vu des perles
et des pierres précieuses : mais comme on donna ensuite, par figure et par
imitation, ce même nom aux perles et aux pierres précieuses, et qu’apparemment
Cicéron, Quintilien et M. Rollin ont vu plus de perles que de bourgeons de vignes,
ils ont cru que le nom de ce qui leur était plus connu était le nom propre, et que le
figuré était celui de ce qu’ils connaissaient moins. », Des Tropes ou des différents
sens, op. cit., p.78-79.
221
Diderot à l’article « Langue » de l’Encyclopédie Panckoucke :
« On aperçoit au premier coup d’œil que les grecs abondent en termes abstraits que
les romains n’ont pas, et qu’au défaut de ces termes, il était impossible à ceux-ci de
rendre ce que les autres ont écrit de la Logique, de la Morale, de la Grammaire, de
la Métaphysique, de l’Histoire Naturelle, etc. », Grammaire et littérature, t. II, op.
cit, p.433.
« La langue grecque est infiniment plus étendue et plus expressive que la latine ;
elle a une multitude de termes qui ont une empreinte évidente de l’Onomatopée ;
une infinité de notions qui ont des signes en cette langue n’en ont point en latin »,
Idem., p.435.
106
Pour Bernard Lamy, père de la rhétorique jésuite, les figures ne sont
pas des productions spontanées de l’esprit humain mais des
inventions, des artifices pour suppléer au « défaut » des langues par
lesquels on peut soit polir les duretés de la Langue222 (Lamy parle
des « adoucissements » du style, idée que Barthes a reprise lors du
cours sur le Neutre quand il présentait la littérature comme un sorte de
panacée contre les brutalités de la langue223), soit faire dire et
présenter les choses qu’on a dans l’esprit de la manière la plus
appropriée et la plus juste. Les « mots ordinaires » ou « l’usage
ordinaire » ne permettraient pas d’exprimer les nuances infinies et
imprévisibles de l’esprit humain224 réputé plus fécond que les langues
dans lesquelles il se matérialise, se faisant « chair » pour employer un
vocabulaire théologique :
La fécondité de l’esprit des hommes est si grande, qu’ils
trouvent stériles les langues les plus fécondes. Ils tournent les
choses en tant de manières, ils se les représentent sous tant de
faces différentes, qu’ils ne trouvent point de termes pour toutes
les diverses formes de leurs pensées. Les mots ordinaires ne sont
pas toujours justes, ils sont ou trop forts, ou trop faibles. Ils ne
donnent pas des choses la juste idée qu’on en veut donner. C’est
néanmoins ce que ceux qui parlent avec art recherchent avec
plus d’empressement ; car c’est en cela que consiste
l’éloquence.225
222
« Il y a mille moyens de tempérer les expressions dont on est quelquefois
contraint de se servir. On peut y apporter des adoucissements : pour ainsi dire, si
j’ose me servir de ces termes, pour m’exprimer plus hardiment » La Rhétorique ou
l’art de parler, Paris, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 1988, p.177.
223
« Rien à faire : dans la langue, rien qui réalise le Neutre, notre Neutre, et surtout
pas le genre neutre: rien dans la langue, mais peut-être dans le « discours », le
« texte », « l’écriture », dont la fonction est peut-être de réparer les injustices,
d’adoucir les fatalités de la langue ? » Le Neutre, texte établi, annoté et présenté
par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll.
traces écrites, 2002, p.99.
Barthes connaissait bien l’œuvre de Bernard Lamy ; des passages de La
Rhétorique ou l’art de parler cités dans L’Aide-mémoire sur la rhétorique et une
note du « Histoire ou littérature » écrit en 1960 y renvoie.
224
« Il n’y a point de langue assez riche et assez abondante pour fournir des termes
capables d’exprimer toutes les différentes faces sous lesquelles l’esprit peut se
présenter une même chose. Il faut avoir recours à de certaines façons de parler
qu’on appelle tropes », La Rhétorique ou l’art de parler, op.cit., p.160.
225
Idem., p.160.
107
Le travail du style permet de varier les manières de dire. Le brillant
rhétoricien ne dramatisait pas le défaut des langues puisqu’il serait la
conséquence de la fécondité de l’esprit humain qui reflèterait l’esprit
divin. Le défaut des langues a poussé les hommes à perfectionner
l’écriture si bien qu’elle est devenue par le travail du style qui est un
détour exact (idée que Barthes fait sienne dans la préface des Essais
critiques226), le « langage des Dieux » :
Les langues ne se sont perfectionnées qu’après qu’on a trouvé
l’écriture, et qu’on a tâché de marquer par quelques signes
permanents ce que l’on avait dit de vive voix, ou ce que l’on
avait seulement pensé. […] Un discours écrit est mort ; il est
privé de tous ces secours. C’est pourquoi, à moins qu’il ne
marque exactement tous les traits de la pensée de celui qui écrit ;
que toutes les paroles ne soient liées, et ne portent des marques
du rapport qu’ont entre elles les choses qu’elles signifient, ce
discours est imparfait, obscur, inintelligible. C’est l’écriture qui
fait apercevoir ce qui manque à une langue pour être claire : on
voit en écrivant ce qu’il y faut suppléer, ce qu’il faut y
changer.227
Mais
la poétique du Père Lamy
reposant
sur une conception
instrumentale de la langue que Barthes dénonçait, ferraillant contre
les « tableaux dans l’esprit » avant de reconnaître la part
d’instrumentalité qu’il y a dans le travail du style, et par conséquent
dans son propre travail d’écriture228, était sinon irrécupérable du
moins peu avouable.
226
Barthes y insiste sur la nécessité de varier sa parole pour la rendre « exacte ».
Voir OC, t. II, pp. 275-278.
227
La Rhétorique ou l’art de parler, op. cit., p.50.
228
« Un texte qui est pensé à l’aide de l’instrument stylistique a tout de même plus
de chance de communiquer qu’un autre, dans l’état actuel de notre civilisation et de
notre culture, parce qu’il est un instrument de diffusion et de percussion. Ne seraitce que d’un point de vue tactique, il faut donc accepter de passer par le style » « Le
jeu du kaléidoscope » (1975) in OC, t. IV, p.847.
108
§3
Défaut des langues et défaut d’attribution...
Comme on ne peut pas accuser Barthes d’ignorance, il faudrait se
demander pourquoi il a jugé bon d’attribuer le discours du style qui
rémunère le défaut des langues à Mallarmé229 plutôt qu’au Père Lamy
ou à Cicéron ? Pour l’avant-garde, pour la critique américaine, pour le
gros public du Collège, il était sans doute plus facile de revendiquer
Mallarmé qu’un père jésuite dont la rhétorique formait la base de
l’enseignement littéraire avant que l’histoire littéraire ne la remplace.
On peut inclure Mallarmé dans la modernité mais le Père Lamy,
comment faire ? N’en point parler, tout simplement. Barthes tenait à
préserver son image d’auteur d’avant-garde qu’il savait fausse mais
qu’il se gardait d’infirmer en avouant des références imprudentes qui
auraient peut-être un peu démenti la modernité du « changer la
langue » à moins qu’un tour de spirale fasse de Bernard Lamy un
auteur moderne (finalement on fait débuter l’âge moderne au
dix-septième siècle).
229
Nous donnons quelques occurrences de cette affirmation qui n’était pas
accidentelle : « Supplémenter la langue, c'est une idée de Mallarmé. Selon lui,
l'écriture, ou la littérature, ou la poésie, ça sert à supplémenter la langue. La langue,
telle qu'elle est décrite par le lexique et la grammaire, c'est quelque chose qui a des
lacunes considérables, où le sujet sent qu'il ne peut pas s'exprimer à travers les
moyens finalement assez pauvres, syntaxiques ou lexicaux, que la langue lui
donne, et d'autre part, comme je l'ai en effet dit souvent, la langue oblige à parler
d'une certaine façon et empêche de parler d'une autre. » « Entretien au French
rewiew » in OC, t. V, p.739.
« Le discours supplée la langue, le discours a pour fonction de suppléer la langue,
c’est une idée mallarméenne. » Le Neutre, séance 13 (3 juin 1978), 53’ 54’
109
§4
Mallarmé transformé en signe
Il semble que Mallarmé, dans le discours barthien, fonctionne comme
un signe, signe de l’avant-garde. Quand Barthes déclare, transformant
la phrase de Mallarmé en formule, « le vers est complètement
supérieur », il confère au mot « vers » un sens qui excède celui que
Mallarmé lui avait donné : le vers comprend tout discours qui déjoue
les paradigmes de la langue.
Lors d’une séance du Neutre, Barthes a fait une mise au point (dans
une parenthèse réflexive) sur sa manière de procéder : se déclarant
artiste en faisant référence à l’opposition nietzschéenne prêtre/artiste,
il n’a pas à se soucier du sens historique des phrases qu’il cite
(il rappelle l’acception juridique de « citer » « faire appel à »)
230
;
Barthes tire à soi, à son actualité un propos, une anecdote à partir
desquels il invente un sens.231
Barthes était libre sans doute d’interpréter de manière très personnelle
la phrase de Mallarmé en la réduisant à un point de départ pour sa
réflexion, une « direction », mais pourquoi a-t-il prononcé et réitéré
« le vers est complètement supérieur » au lieu de lire « le vers est un
complément supérieur » comme il l’avait écrit dans ses notes qu’il
avait l’habitude de lire presque à la lettre ?
Mallarmé, écrivant de manière moins absolue que le son apporte un
« complément supérieur »,
voulait dire qu’il accompagne le sens et
accentue son expression en la rendant plus sensible :
230
Le Neutre, op. cit., p.97.
« Je cherche à inventer un sens avec des matériaux libres que je libère de leur
« vérité » historique », Idem, p.98.
« Mais la meilleure façon d’aimer Bouddha, est-ce de le parler selon l’histoire ou
selon l’actualité », Ibid.
231
110
A côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce un peu ; quelle
déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit,
contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair. Le souhait
d’un terme de splendeur brillant, ou qu’il s’éteigne, inverse ;
quant à des alternatives lumineuses simples - Seulement,
sachons n’existerait pas le vers : lui, philosophiquement
rémunère le défaut des langues, complément supérieur.232
Le travail du poète consiste à trouver par le travail du vers, une force
d’imitation qui fait défaut à une langue qui peint plus pour les yeux
que pour l’oreille, qui serait privée de l’effet moral de la mélodie que
Rousseau oppose à l’effet mécanique de l’harmonie.233 Le français,
pour Rousseau était une langue du Nord qui cherche moins à séduire
l’oreille qu’à convaincre l’esprit. Loin de considérer que le français
était condamné par sa géographie comme Rousseau le croyait en
s’appuyant sur la théorie des climats, Mallarmé a émis l’idée que
l’euphonie d’une langue se travaille, que le poète peut réduire l’écart
entre le son et le sens. Cette idée symboliste doit moins au romantisme
qu’au rationalisme des Lumières. Rousseau,
reprenant le mythe
vichéen de l’antériorité du poétique sur le rationnel, postulait que la
poésie est une primeur du langage « naissant » qui disparaît par
l’apprentissage du langage perfectionné tandis que Diderot, posant
l’antériorité de l’analogue sur le transpositif234, pensait que la richesse
des onomatopées, qui constituait un critère de supériorité à l’époque
de l’invention de l’harmonie imitative, résulte non pas d’une chance
linguistique mais d’une long exercice de la parole.235 Diderot en
232
« Variations sur un sujet » in Œuvres Complètes, édition établie et annotée par
Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1979, p.364
233
Cf. Chapitre XIX « Comment la musique a dégénéré », Jean jacques Rousseau,
Essai sur l’origine des langues, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1990, p.138142.
234
Distinction faite par l’Abbé Girard.
235
« Si vous me demandez en quel temps l’hiéroglyphe syllabique s’est introduit
dans le langage. Si c’est une propriété du langage naissant, ou du langage formé,
ou du langage perfectionné ; je vous répondrai que les hommes en instituant les
premiers éléments de leur langue, ne suivirent selon toute apparence, que le plus ou
le moins de facilité qu’ils rencontrèrent dans la conformation des organes et de la
parole, pour prononcer certaines syllabes plutôt que d’autres, sans consulter le
rapport que les éléments de leurs mots pouvaient avoir ou par la quantité ou par
111
disant que les onomatopées n’ont pas de cause morale liée à des
passions, sans toutefois nier l’effet moral qu’elles produisent236, mais
qu’elles sont inventées par l’ingéniosité des poètes a pu donner à
Mallarmé l’espoir de créer un langage supérieur dans un état culturel
fort éloigné de l’« âge de la voyelle ».
Cette recherche n’avait
d’ailleurs rien d’avant-gardiste. Charles Nodier se moquait déjà du
« talent mécanique » des poètes qui cherchaient l’« harmonie
imitative » au détriment de la signification.237
leurs sons, avec les qualités physiques des êtres qu’ils devaient désigner. Le son de
la voyelle A se prononçant avec beaucoup de facilité, fut le premier employé ; et on
le modifia en mille manières différentes, avant que de recourir à un autre son. La
langue hébraïque vient à l’appui de cette conjecture. La plupart de ces mots ne sont
que des modifications de la voyelle A. [...] Quant aux Grecs, il y avait longtemps
qu’ils parlaient, et ils devaient avoir les organes de la prononciation très exercés,
lorsqu’ils introduisirent dans leurs mots la quantité, l’harmonie, et l’imitation
syllabique des mouvements et des bruits physiques. [...] je présume que ce fut en
passant de l’état de langage naissant à celui de langage formé que la langue
s’enrichit de l’harmonie syllabique, et que l’harmonie périodique s’introduisit dans
les ouvrages plus ou moins marquée, à mesure que le langage s’avança de l’état de
langage formé, à celui de langage perfectionné. » Denis Diderot, Lettres sur les
aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, Paris, Flammarion, coll. GF,
2000, p.122-123.
236
Diderot écrit à l’article « Langue française » de l’Encyclopédie Panckoucke
« Ne serait-il pas plus à propos, dira-t-on de laisser au lecteur le soin de suppléer le
mot propre étant donné, d’entendre le mot harmonieux, qu’à l’esprit, le mot
harmonieux étant donné, de trouver le mot propre. Il faut, pour que l’effet de la
musique soit produit, que la musique soit entendue : elle ne suppose point ; elle
n’est rien, si l’oreille n’est pas réellement affectée. », Grammaire et littérature t. II,
op.cit., p.440.
237
Diderot écrit dans Lettre sur les sourds et muets: « Notre langue pédestre a sur
les autres l’avantage de l’utile et de l’agréable. Mais une des choses qui nuisent le
plus dans notre langue et dans les langues anciennes à l’ordre naturel des idées,
c’est cette harmonie de style à laquelle nous sommes devenus si sensibles, que
nous lui sacrifions souvent tout le reste. », Lettre sur les aveugles suivie de Lettre
sur les sourds et muets, op. cit., p.114.
Charles Nodier pensait qu’« Il n’y a rien de plus ordinaire que d’entendre exalter
l’artifice ingénieux de l’habile écrivain qui exprime les idées par des sons
pittoresques, et qui rend en quelque sorte vivante à l’oreille la perception de la
pensée. Il y a trente ans que ce talent mécanique tenait lieu au style d’inspiration,
de sentiment et d’âme, et les esprits peu méditatifs lui accordent encore aujourd’hui
une importance qu’il n’eut jamais. Les classiques avaient quelquefois bien
recherché ce genre d’effet, mais avec une sobriété qui fait honneur à leur goût. »
« Langue organique » Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de
la parole et de l’écriture, Genève, Librairie Droz, 2005, p.27.
Bernard Lamy estime que « C’est la justesse qui fait la solide beauté d’un
discours », La Rhétorique ou l’art de parler, op. cit., p.41.
Aussi : « C’est son jugement [du discours] qui plaît quand il ne fait rien qu’avec
raison, que tous ses termes sont choisis, qu’ils sont propres et bien arrangés. C’est
112
Bien que Barthes n’ait jamais cru au mythe de l’infériorité phonique
du français, il a paru reprendre l’antinomie forgée par Rousseau entre
les langues du Nord qui sont celles du commerce, du rapprochement
par le besoin et les langues du Midi qui sont celles des passions, du
rapprochement par l’amour.238 Il semble que Barthes ait transposé le
paradigme à l’intérieur de la langue française quand il a proposé
d’opposer l’ordre du chant (ordre du signifiant, et champ du plaisir) à
l’ordre du jugement (ordre du signifié et champ du besoin). Cependant
le mythe de l’infériorité phonique du français, mythe historique
fabriqué aussi bien par Rousseau que par le chevalier de Jaucourt239,
n’a pu « mordre » sur le théoricien du génie phonique de la langue
française qui a exploité « l’érotique puissante du signifiant » pour
« déporter au loin le signifié »240 :
Je crois qu’il y a une érotique puissante du signifiant, que cette
érotique n’est pas du tout encore bien explorée, que la
psychanalyse nous donne certains moyens pour l’explorer. Mais
ce que nous admirons dans un discours. Car, enfin, ce n’est pas le son des paroles
qui en font la beauté ; autrement on trouverait plus beau le chant des rossignols que
les discours les plus éloquents. » Idem., p.41.
238
Cf. Chapitres IX et X de l’Essai sur l’origine des langues.
239
Le Chevalier de Jaucourt écrit : « On a prouvé que la Langue française était
moins propre au style lapidaire que les Langues grecque et latine. J’ajoute qu’elle
n’a point en partage l’harmonie imitative, et les exemples en sont rares dans les
meilleurs auteurs : ce n’est pas qu’elle n’ait différents tons pour les divers
sentiments ; mais souvent elle ne peint que des rapports éloignés et presque
toujours la force d’imitation lui manque. Que si, en conservant sa clarté, son
élégance, sa pureté, on parvenait à lui donner la vérité de l’imitation ; elle réunirait
sans contredit de grandes beautés. Dans les Langues des grecs et des romains,
chaque mot avait une harmonie réglée et il pouvait s’y rencontrer une grande
imitation des sons avec les objets qu’il fallait exprimer : aussi dans les bons
ouvrages de l’Antiquité, l’on trouve des descriptions pathétiques, pleines d’images ; tandis que la Langue française, n’ayant pour toute cadence que la rime, c’està-dire la répétition des finales, n’a que peu de force de poésie et de vérité
d’imitation. Puis donc qu’elle est dénuée de mots imitatifs, il n’est pas vrai qu’on
puisse exprimer presque tout dans cette Langue avec autant de justesse et de
vivacité qu’on le conçoit. » Article « Langue Française », Grammaire et littérature,
t. II, op. cit., p.448.
240
Barthes s’oppose ainsi diamétralement à Brecht qui savait bien que la beauté
phonique peut tendre à faire oublier le sens : « Que sa diction soit exempte de tout
ronron de curé et de ces cadences qui bercent le spectateur si bien que le sens se
perd. », Bertolt Brecht, Le Petit organon, traduit de l’allemand par Jean Tailleur,
Paris, Ed. L’Arche, coll. Scène ouverte, 1990, p.63.
113
elle n’est pas reçue, surtout en grande partie chez les
intellectuels qui sont, disons, une race d’esprit très monologique
- vous voyez ce que je veux dire - très dogmatique, et l’un des
points de notre combat, c’est toujours de combattre pour le
signifiant, pour sa somptuosité érotique, pour sa pulsion, pour sa
libération. Alors à ce moment-là, la langue, c’est-à-dire toutes
les langues dans leur matérialité et non pas dans leur sens où
même dans leur structure au sens abstrait, mais tout ce qui se
rapporte à la phonation, au souffle, à la présence du corps dans
la langue, c’est une chose qui toujours me passionne et qui fait
plus que me passionner, qui me séduit, qui me captive, enfin, qui
m’introduit vraiment dans la jouissance.241
Aussi Barthes a peu « souffert » du défaut qui tourmentait Mallarmé,
« l’absence de motivation » entre le son et le sens :
Lorsque je dis qu’un mot est beau, lorsque je l’emploie parce
qu’il me plaît, ce n’est nullement en vertu de son charme sonore
ou de l’originalité de son sens, ou d’une combinaison
« poétique» des deux.242
Il a revanche insisté sur la pauvreté du lexique243
et
l’aspect
« répressif » de la syntaxe, son impérativité.
241
« Pour la libération d’une pensée pluraliste » in OC, t. IV, p.475.
Fragment Mot-couleur, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV,
p.704.
243
« C’est précisément (le dire une fois de plus) parce qu’il n’y a pas de mot que le
« discours » (le poème) est justifié, nécessaire (rémunération de la langue) »
La Préparation du roman : notes de cours et de séminaires au Collège de France
1978-1979 et 1979-1980, texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, édité
sous la direction d’Eric Marty, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.77.
242
114
SECTION II - LE FRANÇAIS, IDIOME D’UNE CIVILISATION DU
SIGNIFIE
§1
L’ordre direct de la « phrase française » et syntaxe de la
prédication
Barthes, à la fin de sa carrière, s’est mis à défendre ce qu’il appelait la
phrase absolue, menacée par la phrase-affect.244 Le travail de la phrase
suppose un amour du lecteur (une « charité »). Barthes ne s’indigne
plus qu’il n’y ait pas de grammaire délocutive. Il ne confond plus la
maîtrise de la langue avec le discours de maîtrise. L’écrivain, sachant
finir ses phrases, n’est plus un maître du langage, puisqu’il se contente
de maîtriser sa langue sans chercher à maîtriser celle des autres.245 La
littérature, ne tenant plus, dans l’économie générale des discours,
qu’une place restreinte, n’est plus un langage-maître. Cette défense de
la phrase construite, du thétique, de la conscience centrée prend à
rebours les « analyses » que Barthes a faites très tôt sur l’impérativité
de la syntaxe prédicative.
L’article « Le degré zéro de l’écriture » avait suscité des
protestations.
Barthes accentuait sa critique de l’idiome classique
244
« Tant que la langue vivra » in OC, t.V, p.643-644.
« On peut se demander si la phrase, comme structure syntaxique pratiquement
close, n’est pas elle-même, déjà, une arme, un opérateur d’intimidation : toute
phrase terminée, par sa structure assertive, a quelque chose d’impératif, de
comminatoire. La désorganisation du sujet, son asservissement apeuré aux maîtres
du langage, se traduit toujours par des phrases incomplètes, aux contours, à l’être,
indécis. En fait, dans la vie courante, dans la vie apparemment libre, nous ne
parlons pas par phrases. Et, inversement il y a une maîtrise de la phrase qui est très
proche d’un pouvoir : être fort, c’est d’abord finir ses phrases. La grammaire ellemême ne décrit-elle pas la phrase en termes de pouvoir, de hiérarchie : sujet,
subordonnée, complément, rection, etc.? »
« La guerre des langages » (1973) in OC, t. IV, p.364.
245
115
dans « Faut-il tuer la grammaire ? »246 où il dénonce non seulement
les techniques du récit mais aussi le mythe de la clarté française.
La langue classique, aristocratique, codifiée en fonction de l'usage
de la Cour contre ceux de la Ville et du Peuple a imposé sa syntaxe,
son lexique, ses manières de dire, en somme ses structures mentales
que les clercs de Port-Royal ont naturalisées par leur grammaire
universelle :
L’idiome en question, dénommé « clarté française », est une
langue originairement politique, née au moment où les classes
supérieures ont souhaité - selon un processus idéologique bien
connu - renverser la particularité de leur écriture en langage
universel, faisant croire que la « logique » du français était une
logique absolue : c’est ce qu’on appelait le génie de la langue :
celui du français est de présenter d’abord le sujet, ensuite
l’action, enfin le patient, conformément disait-on , à un modèle
« naturel ». Ce mythe a été scientifiquement démonté par la
linguistique moderne : le français n’est ni plus ni moins
« logique » qu’une autre langue. On connaît toutes les
mutilations que les institutions classiques ont fait subir à notre
langue.247
Cette idée n’était pas très nouvelle. Lafargue l’avait déjà émise :
La centralisation monarchique commencée au quatorzième
siècle fit prévaloir le dialecte de l’Ile de France et de Paris
devenu capitale, sur les idiomes des autres provinces parvenus à
une forme littéraire lors de la constitution des grandes
seigneuries féodales : l’aristocratie rassemblée autour du roi put
alors créer sa langue classique en clarifiant la vulgaire et
246
Barthes a écrit, dans Combat, en septembre 1947 un de ses premiers textes
intitulé « Faut-il tuer la grammaire ». La direction de la page littéraire de Combat
présente ce texte comme une réponse de Barthes aux réactions que la parution, un
mois plus tôt, du « Degré zéro de l'écriture », article éponyme du livre publié six
ans plus tard, avait suscitées. Cet article est publié dans les Œuvres complètes
sous le titre moins polémique, plus universitaire de « La responsabilité de la
grammaire ». Ce n’est pas une résipiscence de l'auteur mais selon l'éditeur Eric
Marty, le titre que Barthes avait choisi (rappelons que le « listel » de Combat était
« De la résistance à la révolution »). La question « Faut-il tuer ? » ceci ou cela
n’était pas rare dans les pages littéraires des journaux (« Faut-il tuer les prix
littéraires ? » par exemple).
247
Critique et vérité (1966) in OC, t. II, p.770-771.
116
l’imposer aux écrivains qui prosaient et versifiaient pour son
plaisir.248
Les grammairiens classiques, légiférant pour le pouvoir royal (c’est
une vue mythique bien sûr), ont étouffé l'existence d'une langue
populaire249 (les tours populaires étaient tolérés dans la mesure où ils
ne remettaient pas en cause la structure générale de la langue) et
empêché le développement d'idées nouvelles, langue et conception du
monde étant, selon sa conception romantique de la langue250, dans une
étroite interdépendance. L’ordre direct domine déjà dans La Chanson
de Roland mais Barthes voit un rapport entre « l’écriture bourgeoise »,
caractérisée par l’ordre sujet-verbe-complément, et la philosophie de
Descartes centrée sur le sujet. Aussi refuser l’ordre direct, c’est
contester l’arrogance du rationalisme :
Ce qu’on a appelé jusqu’à Rivarol « le génie de la langue
française » recouvrait, en fait, la conviction que la français,
parce qu’on y place le sujet avant le verbe et le verbe avant le
complément, était la meilleure langue du monde. Les classiques
étaient persuadés que c’était là l’ordre logique, naturel de
l’esprit. C’est sur cette croyance que s’est édifié le nationalisme
linguistique de la France.251
248
Cité par Calvet, Marxisme et linguistique, textes de Marx, Engels, Lafargue, et
Staline présentés par Louis-Jean Calvet, précédés de « Sous les pavés de Staline, la
plage de Freud ? », Paris, Payot, coll. Langages et sociétés, 1977, p.143.
Lafargue n’a fait que reprendre le mythe du Francien élaboré par les médiévistes,
Gaston Paris, et par les historiens de la langue, Ferdinand Brunot en particulier.
249
On pourrait penser que l’idée qui veut qu’il y ait autant de grammaires que de
groupes sociaux était une importation marxiste. Ce n’est pas sûr. C’était un lieu du
discours linguistique partagé aussi bien par Marcel Cohen que par Charles Bally
« C’est l’institution sociale la plus générale, et en même temps la plus différenciée,
chaque groupement social ayant son propre langage. » Marcel Cohen, Le Langage :
structure et évolution, Paris, Editions sociales, 1950, p.7.
« Le langage humain est morcelé et varié comme l’humanité elle-même : son
morcellement reflète les divisions des sociétés et en est un signe apparent. » Idem.,
p.23.
250
Voir Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir,
enseignement, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 2003.
251
« Entretien » (1970), L’Express, 31 mai 1970, in OC, t. III, p.683.
117
§2
La clarté, exigence rhétorique ou rhétorique classicocentriste ?
Barthes a déclaré que la linguistique moderne avait infirmé le mythe
de la clarté française, en déniant à l’ordre sujet-verbe-complément la
supériorité logique qu’on lui avait prêtée. Barthes n’a pas fait
l’histoire du mythe de la clarté ; il a préféré inversé le mythe en
estimant que la construction anticipatrice « ce-suis-je » de Montaigne
est plus légitime que le « je suis cela » du fait qu’un sujet est le
produit d’une somme d’expériences qui l’institue :
Au XVI siècle, Montaigne disait encore : « Ce suis-je », et non
pas je suis cela », ce qui était parfaitement légitime, puisque le
sujet est constitué par tout ce qui lui vient et par tout ce qu’il
fait. Puisqu’il n’est vraiment lui-même qu’à la fin, comme
produit.252
Aussi constate-t-on que pour Barthes à l’instar des grammairiens qu’il
conteste, l’ordre des mots reste l’ordre des idées253.... Il ne dissocie
pas structures syntaxiques et structures sémantiques ; cela explique
peut-être que Barthes soit devenu hostile à Chomsky qui a réfuté toute
correspondance entre ces deux ordres. En outre il semble que Barthes
ait refusé de démêler deux problèmes : le mythe de la supériorité
logique de la langue française et l’exigence de clarté qui n’est pas
propre au discours français. Elle est énoncée aussi bien par les Grecs
que par les Latins qui la considéraient comme la qualité première du
style avant la convenance, la concision, l’éclat, et l’agrément. La
clarté en elle-même n’est donc pas une invention des auteurs français
des dix-septième et dix-huitième siècles. Ainsi l’auteur de la première
252
Idem.
« L’ordre des mots, c’est l’ordre des idées. » selon Albert Dauzat, Le Génie de
la langue française, Paris, Ed. Guénégaud, 1977, p.231.
253
118
grammaire portugaise vante la clarté du portugais.254 Même chez
Cicéron si sensible à l’harmonie, aux exigences instinctives de
l’oreille, la clarté de l’expression prévaut sur les autres qualités :
Les cinq qualités suivantes, qui sont pour ainsi dire les
flambeaux < du style >, à savoir clarté, brièveté, convenance,
éclat, agrément.255
Le jeune Barthes, rappelant les différentes qualités du style classique,
oubliait déjà celle de la clarté :
Le plaisir du style, même dans les œuvres d’avant-garde, ne
s’obtiendra jamais que par fidélité à certaines préoccupations
classiques qui sont l’harmonie, la correction, la simplicité, la
beauté, etc., bref tous les éléments séculaires du goût.256
§3
La supériorité logique de la langue française
Selon Meschonnic l’idée de la supériorité de la langue française
apparaît au seizième siècle, chez Meigret, auteur de la première
grammaire française écrite en français dans le contexte de la
grammatisation des langues vulgaires.257 Précurseur méconnu d’une
confusion célèbre, Meigret prétendait que la supériorité du français
tenait à l’ordre direct.
254
Voir Meschonnic « La première grammaire portugaise, en 1536, va plus vers la
précellence : « Et ainsi comme notre langue fait tout ce que font les autres, avec
plus de brièveté et de facilité et de clarté, ainsi est plus à louer sa perfection. »
Henri Meschonnic, De la langue française : essai sur une clarté obscure, Paris,
Hachette, 1997, p.362.
255
Cicéron, Division de l’art oratoire, Topique, texte établi et traduit par Henri
Bornecque, Ed. Les Belles-lettres, coll. des universités de France, 1960, p.17.
256
« Réflexion sur le style de « L’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.75.
257
« Il semble que le premier à l’énoncer soit Meigret dans sa grammaire en 1550,
quand incidemment, à la fin d’un chapitre sur la ponctuation il en vient à la
syntaxe » De la langue française : essai sur une clarté obscure, op. cit., p.220.
119
Joachim Du Bellay ne l’a pas suivi dans sa défense de l’usage du
français, préférant, finalement258, un discours d’égalité plutôt que de
précellence, pensant que toute langue peut se prêter indifféremment à
la poésie, à la philosophie, et au commerce. Au dix-septième siècle, le
Père Lamy, affirmait que la langue française refusant les obscurités
des styles « orientaux » et décadents, aimait la netteté ; le terme clarté
était employé sans qu’il soit question de supériorité logique.259 L’idée
de la supériorité logique du français, reprise par les grammairiens Le
Laboureur et le Père Bouhours (peut-être plus bel
esprit que
grammairien) restait grammairienne.260 Ce n’est qu’au dix-huitième
siècle que Condillac a conféré au discours de la supériorité logique du
français, une dignité philosophique, encore qu’il faille noter qu’il a
concédé (peut-être à Beauzée) que ce qu’on appelait « l’ordre
naturel » n’était pas une « logique naturelle » fondée sur le bon sens
mais une habitude linguistique. Selon Condillac, pour faire des
progrès autant dans la connaissance que dans l’art d’écrire, il faut
attendre qu’une langue acquière ses degrés de perfection ; les
« langues anciennes », appelées jadis savantes, ont empêché le progrès
des sciences. La supériorité de la philosophie française sur les
philosophies anciennes est expliquée par la supériorité de l’idiome
français pourvu de
conjonctions, lesquelles ont fait défaut aux
langues classiques :
L’usage des conjonctions n’étant pas connu, il n’était pas encore
possible de faire des raisonnements.261
258
Cf. le titre du premier projet de la Défense : Défense et illustration de la langue
française suivie du projet de l’œuvre intitulé De la Précellence du langage
françois, Paris, Garnier Frères, 1920
259
« Le génie de notre langue est la netteté et la naïveté. Les Français recherchent
ces qualités dans le style, et sont fort différents en cela des Orientaux, qui
n’estiment que les expressions mystérieuses, et qui donnent beaucoup à penser. »,
La Rhétorique ou l’art de parler, op. cit., p.137.
260
Voir Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Armand Colin,
coll. Bibliothèque de Cluny- Le trésor, 1962.
261
Etienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines,
Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 2002, p158.
120
Les « langues à ordre direct » offrent la possibilité de raisonner tandis
que les « langues à inversions » donnent celle d’exciter le sentiment
poétique :
Les inversions des langues anciennes étaient au contraire un
obstacle à l’analyse, à proportion que, contribuant davantage à
l’exercice de l’imagination, elles le rendaient plus naturel que
celui des autres opérations de l’âme. Voilà, je pense, une des
causes de la supériorité des philosophes modernes sur les
philosophes anciens. Une langue aussi sage que la nôtre dans le
choix des figures et des tours, devait l’être à plus forte raison
dans la manière de raisonner.262
Barthes, cherchant à défaire le discours logico-argumentatif, aimait
cette idée qu’il a rangée sans l’exploiter dans le matériel théorique
entassé pour son cours sur le haïku. Il suffit de trouer le discours en
supprimant les conjonctions pour lui enlever son arrogance rationnelle
et lui conférer la fraîcheur qu’il a perdue :
Nous retrouvons ici un mythe dix-huitièmiste du langage : cf.
Vico et l’antériorité du Poétique ; Condillac : langage originaire
parle seulement avec des images sensibles, donc pas de
conjonction (élément abstrait), régime de l’asyndète (ou de la
parataxe).263
Par son progressisme linguistique, Condillac a donné une légitimité
philosophique au mythe de la supériorité des langues dites à ordre
direct ; il a contribué à forger le mythe corollaire de l’infériorité
poétique de la langue française. Si Vico et Diderot s’opposaient sur la
question de l’antériorité du langage poétique sur le langage rationnel,
ils s’accordaient en revanche pour estimer que le français était une des
langues les plus propres à l’expression scientifique :
262
263
Idem., p.166.
La Préparation du roman, op. cit., p.120.
121
Au milieu de la barbarie du douzième siècle, s’ouvrit la fameuse
école parisienne où Pierre Lombard, le célèbre maître des
Sentences, commença à enseigner la théologie scolastique la
plus subtile, à un moment où existait encore, comme une sorte
de poème homérique, l’histoire de Turpin, évêque de Paris,
pleine de toutes les fables des héros de la France que l’on
appelait les « paladins » et dont plus tard furent remplis tant de
romans et de poèmes. C’est à cause de ce passage prématuré de
la barbarie aux sciences les plus subtiles que la langue française
est restée très raffinée, au point que, parmi toutes les langues
vivantes, c’est elle qui semble avoir le mieux restitué à notre
temps l’atticisme des Grecs, et qu’elle est meilleure que toute
autre pour raisonner dans les sciences, comme l’était le grec.264
Diderot, donnant au latin, au grec, à l’anglais, « langues du
mensonge, l’empire de la fable », ne laissait au français que l’empire
de la vérité en raison de « l’ordre didactique de la syntaxe
française »265. De même Rivarol en disant que le mouvement des
sensations ne pouvait corrompre l’ordre direct, a fait du français une
langue peu propre à la poésie : l’ordre « logique », constituant la
structure profonde de la phrase française, est si difficile à déguiser
qu’il transparaît même dans les constructions « désordonnées » du
langage poétique (syntaxe émotive, inversions) :
Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à
l’ordre direct, comme s’il était tout raison, et on a beau par les
mouvements les plus variés et toutes les ressources du style,
déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain
que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre
l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible.
C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de
notre langue.266
264
Vico, La Science nouvelle, traduit de l’italien par Alain Pons, Fayard, coll.
L’esprit de la Cité, 2001, p. 92.
265
Lettre sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p.133.
266
L’Universalité de la langue française, Paris, Arlea, 1991, présenté par Jean
Dutourd, p.72-73.
122
§4
Langue intellectuelle, langue artistique et langue poétique
Voyons à présent comment la linguistique moderne - qui semble se
réduire pour Barthes à Charles Bally - a infirmé le mythe de la « clarté
française » 267.
Bally dans sa caractérologie comparée du français et de l’allemand
pose que le français est une langue moins poétique qu’intellectuelle,
considérant que la construction progressive, l’ordre sujet-verbecomplément, empêche la discordance entre signifiés et signifiants,
c’est-à-dire le vague que cet écart permet. L’ordre direct, que Bally
préférait appeler « séquence progressive », en séparant le thème et le
propos, déclare d’emblée l’objet du discours si bien qu’il réduit
l’effort d’interprétation du destinataire :
Le français a encore cet avantage, pour la communication, d’être
une langue orientée vers l’entendeur et de disposer les signes sur
la ligne du discours de manière à faciliter la compréhension de
l’énoncé. [...] Le français unit étroitement les éléments qui
s’appellent naturellement, au lieu de pratiquer la disjonction
chère à l’Allemand ; l’habitude de séparer le thème et le propos
dans la phrase segmentée facilite aussi l’analyse de la pensée ;
enfin la séquence progressive, pièce maîtresse de la grammaire
française, consiste à dire d’abord de quoi l’on parle avant
d’exprimer l’idée qui est le but de l’énonciation.268
Ainsi le français, orienté vers la communication sociale, est
monosémique
tandis
que
l’allemand,
plus
égocentrique,
est
dystaxique. Pour le disciple de Saussure, le français est analytique,
l’allemand synthétique ; le français est trop net, trop précis pour
suggérer et évoquer tandis que l’allemand trop vague, trop diffus pour
distinguer et raisonner ; l’allemand est la langue du sentiment, de la
267
« Ce mythe a été scientifiquement démonté par la linguistique moderne »
Critique et vérité (1966) in OC, t. II, p.770-771.
268
Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, Berne, Ed.
Francke, 1965, p.367.
123
dystaxie tandis que le français celle de la raison, de la monosémie.
Ainsi il semble que Charles Bally ait très peu songé à « démonter le
mythe de la « clarté française » comme Barthes l’affirme dans une
note de bas de page qui renvoie le lecteur à Charles Bally sans insister
pour montrer que c’est un point réglé :
Voir Charles Bally, Linguistique générale et linguistique
française, 1965, le français n’est ni plus ni moins « logique »
qu’une autre langue.269
Si Barthes n’a pas pu trouver chez Bally la réfutation du mythe de la
clarté française à laquelle il nous renvoie un peu légèrement, il a pu y
reprendre l’idée que le français est une « langue intellectuelle »,
« monosémique » quand il dit que l’écrivain français est obligé de
lutter avec sa langue qui est celle d’une « civilisation du signifié » :
La culture française a toujours attaché, semble-t-il, un privilège
très fort aux « idées », ou pour parler d’une façon plus neutre, au
contenu des messages. Importe aux Français le « quelque chose
à dire », ce qu’on désigne couramment d’un mot
phonétiquement ambigu, monétaire, commercial et littéraire : le
fond (ou le fonds ou les fonds). En fait de signifiant (on espère
pouvoir désormais employer ce mot sans avoir à s’excuser), la
culture française n’a connu pendant des siècles que le travail du
style, les contraintes de la rhétorique aristotélico-jésuite, les
valeurs du « bien-écrire » elles-mêmes centrées, d’ailleurs, par
un retour obstiné, sur la transparence et la distinction du
« fond ». Il a fallu attendre Mallarmé pour que notre littérature
conçoive un signifiant libre, sur quoi ne pèserait plus la censure
du faux signifié, et tente l’expérience d’une écriture enfin
débarrassée du refoulement historique où la maintenaient les
privilèges de la « pensée ». 270
Le français est une langue du signifié car la « logique du vrai »,
fondée sur l’ordre centré de la phrase française imposé par le moule
« jésuite » que Barthes voulait fissurer, y domine :
269
270
Critique et vérité (1966) in OC, t. II, p.770-771.
« Plaisir au langage » (1967) in OC, t. II, p.1238.
124
Il est vrai, que la littérature française se débat interminablement,
beaucoup plus avec l’homme, le sujet centré, qu’avec le mythe ;
il est vrai aussi que sa langue même a été formée dans le moule
rhétorique, classique et jésuite. Sa vérité est donc aujourd’hui
d’en sortir et son passé même lui impose des voies originales de
sortie.271
L’écrivain français doit lutter avec cette langue à message, à contenu
que l’ordre direct de la phrase française rend trop clair :
Mon texte est partiellement aliéné. Je me débats avec la langue
française qui est immergée dans une civilisation du signifié. Il y
a une aliénation de la langue ; la façon dont je parle du Japon
n'est pas pensable en japonais, car ma langue, le français, est une
langue centrée sur le sujet (cf. Rivarol, pour qui le "génie" du
Français est dans le fait qu'il place le sujet avant le verbe). Mais
l'écriture, en revanche, est une redistribution de la langue, une
façon d’accéder à une désaliénation de notre langage.272
Mais cette lutte que Barthes dramatise, n’est-elle pas simplement le
travail du style par lequel on peut se soustraire aux stéréotypes
linguistiques ? Barthes est-il si éloigné d’Albert Dauzat qui a fait
remarquer que la phrase française ne se réduit pas à l’ordre logique,
« servitude grammaticale » imposée par la tradition puisque l’ordre
rythmique (inversion, mise en relief) permet à la phrase française, en
échappant à la monotonie grammaticale, de restituer la singularité
d’une impression273 ?
271
« Sur le Système de la mode et « L’Analyse structurale des récits » in OC, t. II,
p.1306.
272
« Un univers articulé de signes vides » in OC, t. III, p.654.
125
SECTION III - LE DEFAUT DES LANGUES : UNE POETIQUE DE
L’ECRIRE
§1
Défaut lexical et défaut de force d’individuation
Pour
Saussure,
la
langue
est
un
champ
« d’oppositions
différentielles » tandis que pour Barthes, elle n’est plus qu’une série
d’oppositions paradigmatiques : le sens est produit par l’opposition
des termes : par exemple l’idée de préciosité ne peut se comprendre
sans celle de grossièreté. Cette (légère) mésinterprétation structuraliste
de Saussure a permis à Barthes de construire son opposition Loi/ Désir
surimprimée sur celle de langue/discours.
La langue impose le
paradigme binaire tandis le discours permet de décrire les intensités
que la langue censure :
La société est plus structuraliste que n’importe qui. Et elle ne
reconnaît pas les intensités, elle reconnaît les oppositions de
termes, les seuils mais pas les intensités.274
La langue ne fournit pas de mot pour décrire les états intermédiaires,
idée que Barthes a pu reprendre à Nietzsche.275 La langue est une force
de réduction contre laquelle le discours constitue une force
d’individuation :
Notre langue française, en cela, comme sur d’autres points,
barbare (parce que « civilisée ») aplatit les espèces sur le genre
et censure la force d’individuation.276
274
Voir Le Neutre, séance 1, Figure Fatigue, 90’ 40’’- 90’ 50’’
« En fait fatigue → une intensité : la société ne les reconnaît pas. », Le Neutre, op.
cit., p.44.
275
« Le langage a beau, ici comme ailleurs, traîner avec soi toute sa lourdeur et
continuer à parler d'oppositions alors qu'il s'agit de degrés et de gradations
délicates » Vie et vérité, textes choisis par Jean Granier, Paris, PUF, coll. Les
grands textes, Bibliothèque classique de philosophie, 1971, p.189.
276
La Préparation du roman, op. cit., p.71.
126
§2
Le défaut de terme propre et l’esthétique de la pureté
La barbarie de la langue n’est pas seulement liée à un manque initial
tenant à la structure des langues mais provient aussi d’une politique
linguistique initiée à l’époque classique. Bien que Barthes ait déclaré
qu’il n’avait eu aucune « propension à lire » les auteurs du dixhuitième (excepté Sade), il a pu trouver chez Diderot, une critique de
la « pureté de la langue française ». Diderot, en effet, pense que le
français est non seulement impropre à l’expression des passions, mais
aussi à l’expression tout court. Ce défaut d’expression n’est pas
seulement lié à la rareté des mots dits imitatifs mais aussi au dogme
classique de la pureté de la langue :
Je loue le soin de l’orateur et le travail du musicien et du poète,
autant que je blâme cette noblesse prétendue qui nous a fait
exclure de notre langue un grand nombre d’expressions
énergiques. Les Grecs, les Latins qui ne connaissaient guère
cette fausse délicatesse, disaient en leur langue ce qu’ils
voulaient. Pour nous, à force de raffiner, nous avons appauvri la
nôtre, et n’ayant souvent qu’un terme propre à rendre une idée,
nous aimons mieux affaiblir l’idée que de ne pas employer un
terme noble. Quelle perte pour ceux d’entre nos écrivains qui
ont l’imagination forte, que celle de tant de mots que nous
revoyons avec plaisir dans Amyot et dans Montaigne. Ils ont
commencé par être rejetés du beau style, parce qu’ils avaient
passé dans le peuple ; et ensuite rebutés par le peuple même, qui
à la longue est toujours le singe des Grands, ils sont devenus
tout à fait inusités. Je ne doute point que nous n’ayons bientôt,
comme les Chinois, la langue parlée et la langue écrite.277
Ce purisme linguistique en proscrivant les mots ou les tours de langue
jugés trop hardis, a étiolé
l’expression des idées.278 Barthes a
277
Lettre sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p.131132.
278
Si Diderot était d’accord avec le chevalier de Jaucourt pour regretter que le
français ait si peu de mots imitatifs qui puissent lui conférer une « vérité
d’imitation » approchant celles des langues anciennes, il ne l’était plus pour
considérer sa pureté et son élégance comme des perfections qu’il fallait préserver.
127
radicalisé cette idée : la pureté qui ressortit à une morale castratrice279
ne se contente pas de jeter un voile pudique sur les idées dérogeant
aux bienséances mais censure purement et simplement des possibilités
d’expression qu’une « totalité » ne pourra jamais retrouver puisqu’il y
a un mot propre pour chaque idée :
Que la grammaire classique ait acquis, dans son aire sociale
limitée, un certain degré de perfection, ne doit pas masquer les
sacrifices énormes que l'emploi exclusif d'un tel instrument
coûte à l'expression d'une totalité humaine, et peut-être même à
la formation d'idées nouvelles.280
Comme il n’y a que des mots-idées281 ou des pensées-phrases,
l’ablutionnisme de langage est une sorte d’idiolecticide.
Barthes, à l’instar de Diderot, en disant que le Français est une
langue qui a besoin de supplément ne disait rien d’inouï (au sens
stylistique), et se rattache simplement à la tradition minoritaire des
néologistes (Ronsard, Chateaubriand, Flaubert) et très peu à
Mallarmé, (moins lexiste que syntacticien). L’hypercorrection lexicale
(« l’esprit » du on ne peut pas dire cela car le mot n’est pas dans le
La clarté suffisait.
279
Barthes déclare que « supprimer les adjectifs serait une opération funèbre » qui
ressortit d’ « une éthique de la pureté » (morale du langage) [...] On finirait par
mortifier la langue, il ne faut pas javelliser la langue » Le Neutre, séance 4, 103’.
280
« La responsabilité de la grammaire » in OC, t. I, p.97.
Cette idée ne sera jamais abandonnée ; je rappelle seulement une de ses
occurrences ; notons que la « totalité humaine » n’est plus que « nous, en tant que
Français » : « Il y a aussi le cas du français du seizième siècle, ce qu'on appelle le
moyen français, qui est rejeté de notre langue, sous prétexte qu'il est fait de
nouveautés caduques, d'italianismes, de jargons, de hardiesses baroques, etc., sans
que jamais on se pose le problème de savoir ce que nous avons perdu, nous en tant
que Français d'aujourd'hui, dans ce grand traumatisme de la pureté classique. Nous
n'avons pas perdu seulement des moyens d'expression, comme on dit, mais aussi
certainement une structure mentale, car la langue, c'est une structure mentale, je
rappelle à titre d'exemple significatif que, selon, Lacan, une expression française
comme "ce suis-je" correspond à une structure de type psychanalytique, donc en un
sens plus vraie, et c'était une structure qui était possible dans la langue du seizième
siècle » « Réflexion sur un manuel » (1971) in OC, t. III, p.948.
281
Barthes a parlé au sujet de Chateaubriand d’une science du mot juste : « Les
Mémoires d’outre-tombe, un miracle d’équilibre et de mesure car il possède, là, la
science du mot juste, c’est-à-dire sans démesure » « Pour un Chateaubriand de
papier » (1979) in OC, t. V, p.769.
128
dictionnaire) a néanmoins donné à ce discours un caractère insolite qui
a masqué l’aspect politique de la rhétorique du défaut des langues.
Dans une séance du cours Comment vivre ensemble 282, défendant le
droit de choisir son langage autant pour des raisons de principes que
pour des questions de techniques de sens, Barthes prône l’invention
étymologique en considérant que l’être d’une langue est moins dans
son lexique que dans sa syntaxe. Charles Nodier a eu plus de chance
car à l’époque romantique, on ne s’indignait pas encore qu’un écrivain
puisse ne pas employer « les mots de tout le monde » : il a pu sans
mauvaise conscience faire l’éloge d’une figure, le solécisme savant,
qui rappelle celle de l’invention étymologique que Barthes défendait
contre ses censeurs :
Une des premières règles de la nouvelle langue française, c’est
le solécisme, c’est-à-dire l’emploi d’un mot des deux langues
antérieures dans une acception inusitée de genre, de nombre ou
de cas. [...] Le solécisme pur et simple est celui dont on dit :
voilà qui est beau ! mais quand le solécisme a pénétré jusqu’au
sens, quand il a contraint le mot à dire autre chose que ce qu’il
signifie, quand il l’a malicieusement cousu à la phrase, sans
égard à sa valeur, le solécisme devient sublime.283
Barthes s’est souvent étonné qu’il y ait tant de querelles et de procès
concernant la pureté du lexique et qu’en même temps on ait si peu
songé à préserver tant les manières de prononcer que la syntaxe qui
s’effrite. Le lexique peut se défendre par le dictionnaire mais il n’y a
que l’usage et la socialité qui puissent fixer, pour le meilleur et pour le
pire, la structure historique d’une langue. Aussi est-il peu raisonnable
de se priver du secours d’un mot étranger quand il a une richesse
sémantique supérieure à celle d’un mot français :
282
Comment vivre ensemble, texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, édité
sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.4950.
283
Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la
parole et de l’écriture, op. cit., p.325-326.
129
Il n'y pas une langue plus pauvre qu'une autre. Par moments, si
je sens qu'un mot français n'exprime pas bien la richesse de ce
que je veux dire, la richesse de connotation, la richesse
culturelle, à ce moment-là je me sers d'un mot étranger, comme
un mot grec, qui est relativement plus libre et moins hypothéqué
par l'usage.284
En effet un mot grec peut produire un « dépaysement », donner de
l’éclat comme on disait en ancienne rhétorique. Aristote conseillait
déjà pour produire l’étonnement de semer dans son discours des mots
étrangers qui l’assaisonnent et le relèvent.285 Mais Barthes est allé plus
loin en rêvant à la constitution d’une langue totale qui rassemblerait
de manière utopique des procédés linguistiques dispersés dans toutes
les langues du monde et même dans celles qu’on ne parle plus... Le
français emprunterait au grec, la voix moyenne, au nootka la
prédication, à l’hébreu, la postposition ou l’antéposition du verbe en
fonction de l’orientation temporelle du sujet, au chinook, l’expression
du discontinu.286 Cette idée de perfectionner une langue en recourant
aux ressources lexicales d’une autre langue était opposée à celle de
Condillac qui pensait que les emprunts introduisent des confusions
dans l’histoire des mots et par conséquent
dans la spéculation
philosophique.287 Mais Barthes n’était pas ennemi de la confusion et
appelait le lecteur ou l’auditeur à déplier le sens, à faire un travail sur
le signifiant plutôt que sur le signifié qu’il fallait reculer (reprenant le
grand thème derridien du « recul des signifiés »)
284
« Entretien au French rewiew » in OC, t. V, p.739.
Rhétorique, chapitre II, Livre III « Sur les qualités principales du style ».
286
Sollers écrivain (1979) in OC, t. V, p.597.
287
Condillac écrit dans sa Logique : « Une langue serait bien supérieure, si le
peuple qui la fait, cultivait les arts et les sciences sans rien emprunter d’aucune
autre : car l’analogie, dans cette langue, montrerait sensiblement le progrès des
connaissances, et l’on n’aurait pas besoin d’en chercher l’histoire ailleurs. Ce serait
là une langue vraiment savante, et elle serait la seule. Mais quand elles sont des
ramas de plusieurs langues étrangères les unes aux autres, elles confondent tout :
l’analogie ne peut plus faire apercevoir dans les différentes acceptions des mots,
l’origine et la génération des connaissances : nous ne savons plus mettre de la
précision dans nos discours » Condillac, La Logique, Paris, Vrin, 1981, p.391-392.
285
130
§3
Nomination et création
Barthes a pu reprendre à Proust, l’idée que l’écrivain écrit dans une
sorte de langue étrangère.288 En travaillant sa langue l’écrivain
pourrait soustraire le discours à l’emprise de la langue commune...
L’écrivain seul, opposé à tous les parleurs et écrivants, pourrait par un
privilège spécial lutter contre les « rubriques obligatoires »289,
autrement dit les restrictions qu’une langue impose à ses usagers.
Une des figures par lesquelles l’écrivain peut défaire la grégarité de la
langue est la nomination qui permet non seulement de varier le banal
mais surtout d’inventer le nouveau290 par le fait de désigner ce qui ne
l’avait pas été. Barthes confère à la nomination une force heuristique
plus puissante que celle de la métaphore compromise dans la quête du
général, « empoissée » dans l’herméneutique du caché et de
l’apparent, du secret et de la profondeur. L’auteur nomme non pas
pour s’approprier les choses, exercer un pouvoir sur le lecteur esclave
enfermé dans un rôle d’entendeur, mais pour renouveler une vision du
288
« L'écriture est une langue étrangère par rapport à notre langue, et cela est même
nécessaire pour qu'il y ait écriture » « Un univers articulé de signes vides » (1970)
in OC, t. III, p.654.
Voir aussi Rémy de Gourmont qui définit le style comme un dialecte unique et
particulier à l’intérieur de la langue commune :
« Ecrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c’est exister, c’est se
différencier. Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un
dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le
langage de tous et le langage d’un seul. » La Culture des idées, Paris, Ed. Mercure
de France, 1964, p.17.
289
Jakobson appelle « rubriques obligatoires » le fait qu’une langue impose un
choix restreint le plus souvent binaire de possibilités linguistiques : par exemple de
modalités aspectuelles : par exemple, en russe, le verbe ne peut exprimer que deux
aspects : l’aspect perfectif et l’aspect imperfectif. Barthes, regrettant que le verbe
français confondent les marques de « l’aspectuel » avec celles des temps verbaux,
a utilisé dans un sens métaphorisé la notion de « rubriques obligatoires » pour
qualifier aussi bien les contraintes du langage cinématographique que les points de
théorie qu’une doctrine impose.
290
Chateaubriand cité par Antoine Albalat in L’Art d’écrire enseigné en vingt
leçons, Paris, Armand Colin, coll. L’ancien et le nouveau, 1991
131
monde figée par les habitudes linguistiques. Le nom pour Barthes
n’est pas l’inessentiel291, il n’y pas de sacrifice de l’objet au nom, car
sans nom, il n’y aurait tout simplement pas d’objet, l’origine du savoir
étant le langage. Le langage crée l’objet. Ce nominalisme
d’inspiration nietzschéenne (et valéryenne) a éloigné Barthes des
conceptions elles-mêmes nietzschéennes que Blanchot, Derrida, et
Deleuze notamment, ont développées sur la violence originaire du
langage292 : la nomination est moins l’exercice d’une violence que
l’opération par laquelle la littérature défait la grégarité de la langue en
développant les possibles du langage.
Le discours du défaut des langues est autant une poétique qu’une
rhétorique. Elle est une poétique car il est indéniable que le discours
du défaut des langues est lié à une pratique de l’écriture, qu’elle est
une théorie de l’Ecrire ; elle est une rhétorique car le discours du
défaut des langues est un discours impressif, qui tend à persuader, à
faire désirer la vérité du sujet, vérité non pas existentielle mais
politique. Barthes, Symmaque de la littérature, a tenté de redonner à
l’écrivain, exproprié
par les conceptions romantiques293, un rôle
291
Selon Sartre : « la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l’objet
nommé ou pour parler comme Hegel, le nom s’y révèle l’inessentiel, en face de la
chose qui est essentielle. » Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll.
Folio Essais, 1948, p.18.
292
Cf. Blanchot : « Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui
parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est
nommé pour l'avoir sous la forme commode d'un nom. Nommer fait seul de
l'homme cette étrangeté inquiétante et bouleversante qui doit troubler les autres
vivants et jusqu'à ces dieux solitaires qu'on dit muets. » Le Livre à venir, p.49
Cf. Derrida : « Il y avait en effet une première violence à nommer. Nommer, [...],
telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une
différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu. Penser l'unique dans le système,
l'y inscrire, tel est le geste de l'archi-écriture : archi-violence, perte du propre, de la
proximité absolue, de la présence à soi » Jacques Derrida, De la Grammatologie,
Paris, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1967, p.164.
293
Condillac a, de même, minimisé le rôle de l’écrivain dans l’invention de la
langue qui est le reflet, l’âme, le génie d’une nation : l’écrivain n’institue
plus la langue mais lui confère son dernier degré de perfection par l’invention
surveillée (par le principe d’analogie) de nouveaux tours. Cf. Essai sur l’origine
des connaissances humaines.
132
premier dans l’économie des langues qui n’a plus la tâche de créer la
langue mais celle de l’émanciper. La littérature n’a plus à militer pour
« telle ou telle option » comme Mallarmé l’avait compris mais
changer la langue, c’est-à-dire contester celle de « l’universel
reportage »294 ainsi que les langages-maîtres. Barthes a donc exploité
le thème du défaut des langues pour contester « l’arrogance » des
langages grégaires. Mais un paradoxe demeure : comment Barthes a
pu définir le langage littéraire comme un langage coupé de toute
praxis alors qu’il a engagé l’écriture dans un combat contreidéologique. N’est-ce pas reconnaître que l’écriture agit, qu’elle n’a
rien d’intransitif ?
294
Voir La Préparation du roman, op. cit., p.371.
133
PARTIE III
LA REPRESENTATION EN QUESTION
134
CHAPITRE
1:
LA
TACHE
DE
L’ECRIVAIN
PROGRESSISTE
Je ne suis pas, en art, partisan du réalisme, ni,
en sciences sociales, du positivisme
Roland Barthes
Barthes a marqué son hostilité au réalisme dès ses premiers textes.295
Il a donné des raisons pour expliquer sa suspicion à l’égard de la
représentation : elle rassure, elle moralise, elle récupère (l’histoire
d’amour fait de l’amoureux un sujet de quête comme les autres).
Sartre a reconnu d’autres pouvoirs à la représentation : elle défait une
société en lui faisant prendre conscience d’elle-même. Comment se
fait-il alors que mettre en cause l’esthétique de la transparence soit
devenu pour Barthes la tâche première et spécifique de l’écrivain
progressiste ? Pourquoi, lors d’un discours de remise de prix, Barthes
pour prier Antonioni de se désolidariser du troupeau des fanatiques du
réel, a-t-il retrouvé les expressions qu’Emmanuel Mounier avait
employées autrefois pour dénoncer les « excès de réalisme » régnant
sur la « zone d’influence communiste » des lettres françaises ?296 Estce parce que le réalisme est un dogmatisme ?297
295
Dans une parenthèse Barthes jette la formule « guerre au réalisme et au
symbolisme » « Réflexion sur le style de « l’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.79.
296
« Je vois, au surplus, que le camps des « réalistes » fanatiques s’établit en gros
sur la zone d’influence communiste. Cela s’explique aisément, si le marxisme
(nous y reviendrons plus loin) représente comme l’aristotélisme au XIII e siècle,
une protestation de l’homme inséré dans la nature, engagé dans le combat du
travail sur les choses dures et rebelles - contre l’homme « idéaliste », l’homme qui
135
Il est nécessaire de rappeler la manière (subtile et cohérente) dont
Barthes a procédé pour disqualifier le roman « aristotélicien », et ainsi
liquider la « branche aînée »298 de la modernité littéraire fondée sur
l’expérience empirique du réel plus que sur l’« acquis rhétorique ».
C’est l’ambition de ce chapitre.299Nous verrons d’abord comment
Barthes a constaté l’échec du réalisme de la temporalité en pointant
ses insolubilités (Section I - L’échec du réalisme phénoménologique).
Nous montrerons ensuite que Barthes a confondu le réalisme avec le
naturalisme afin de déplorer l’absence de « force esthétique »300 des
littératures
réalistes
(Section
II-La
confusion
idéologique
Réalisme/naturalisme). Nous verrons enfin comment il a cherché à
développer un réalisme des surfaces ou des objets pour l’opposer à ce
qu’il appelle le réalisme des profondeurs, en défendant en particulier
se nourrit d’ombres nobles et se distrait de sa condition par des élans impuissants.
Mais la passion qui s’affirme dans ce fanatisme réaliste n’est-elle pas d’origine
plus profonde que ce qu’en peut justifier la conviction rationnelle ? Par réaction
contre les évasions intimes, le marxisme s’est livré à un ressentiment farouche
contre la subjectivité. » Emmanuel Mounier, « Le réel n’est à personne » (pp.206213) « La querelle du réalisme » Esprit, n°129, 1947-2, p.207.
297
« Un des problèmes idéologiques capitaux qui se posent moins peut-être à la
recherche que dans des groupes soucieux de l’engagement de l’écriture, c’est le
problème du signifié dernier : est-ce qu’un texte possède en quelque sorte un
signifié dernier ? Et-ce qu’en décapant le texte de ses structures on va arriver, à un
certain moment, à un signifié dernier qui, dans le cas du roman réaliste, serait la
« réalité » ? »
298
Cf. Thomas Pavel, « Allusion et transparence. Sur le « code culturel » de
Sarrasine », Pavel Thomas, Travaux de littérature, Boulogne, Klincksiek, 1996,
vol IX, p.295-311.
299
Thomas Pavel écrit : « Barthes n’hésite pas, par exemple, à distinguer entre le
caractère « régressif » du réalisme et la vraie tâche des écrivains progressistes qui
consisterait à mettre en cause l’esthétique de la représentation » Claude Bremond/
Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une
fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998, p.47.
300
« Mais c’est précisément parce que Charlot figure une sorte de prolétaire brut,
encore extérieur à la Révolution, que sa force représentative est immense. Aucune
œuvre socialiste n’est encore arrivée à exprimer la condition humiliée du
travailleur avec autant de violence et de générosité. Seul Brecht, peut-être a entrevu
la nécessité pour l’art socialiste de prendre toujours l’homme à la veille de la
Révolution, c’est-à-dire l’homme seul, encore aveugle, sur le point d’être ouvert à
la lumière révolutionnaire par l’excès « naturel » de ses malheurs. En montrant
l’ouvrier déjà engagé dans un combat conscient, subsumé sous la Cause et le Parti,
les autres œuvres rendent compte d’une réalité politique nécessaire, mais sans force
esthétique. », Mythologie « Le pauvre et le prolétaire », Mythologies (1957) in OC,
t. I, p.701.
136
le
travail
d’Alain
Robbe-Grillet
(Section
III-Surface
versus
profondeur).
SECTION I - L’ECHEC DU REALISME PHENOMENOLOGIQUE
§1
Sartre et la responsabilité des formes
Il est sans doute possible de lire Le Degré zéro de l’écriture comme
une réponse au fameux Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre. La
question « qu’est-ce que la littérature ? » formulée par Albert
Thibaudet que Paulhan trouvait enfantine, sans pertinence301, était
reprise par Sartre qui la posait
à nouveau pour interroger la
responsabilité de l’écrivain. Sartre avait, au moment du Qu‘est-ce que
la littérature ?, placé cette responsabilité, moins dans la personne
civile de l’écrivain ou dans la vie empirique de l’auteur que dans la
forme, dans la technique qu’il reprend à la tradition ou qu’il invente
pour son opération de dévoilement ; puis adoptant une méthode
critique, appelée totalitaire, il a concentré son investigation, à l’instar
des lansoniens, sur les documents se rapportant à la vie empirique de
l’auteur (lettres, témoignages d’époque, journaux) à partir desquels il
entendait apprécier la valeur de l’écrivain au regard non pas de
l’histoire littéraire mais de l’Histoire tout court.
Ce retour
au
biographisme, au moment où le New criticism, avait, pensait-on, ruiné
les approches surannées de la résurrection du passé, pourrait masquer
le rôle initiateur des réflexions de Sartre sur la responsabilité des
301
Cf. Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les Lettres, Paris,
Gallimard, NRF, 1941.
Sartre a semblé oublier le questionnement d’un prédécesseur :
« Les critiques me condamnent au nom de la littérature, sans jamais dire ce qu’ils
entendent par là, la meilleure réponse à leur faire, c’est d’examiner l’art d’écrire,
sans préjugés. Qu’est-ce qu’écrire ? Pourquoi écrit-on ? Pour qui ? Au fait il
semble que personne ne se le soit jamais demandé. » Sartre (Jean-Paul), Qu'est-ce
que la littérature ? Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1948, p.12.
137
formes romanesques que Barthes a reprises en localisant la
responsabilité de l’écrivain dans son écriture.302
§2
Le réalisme de la Temporalité
Selon Sartre la technique romanesque héritée du naturalisme n’était
pas adaptée à un art du roman qui doit préserver non seulement la
liberté des personnages en train de faire l’Histoire (ou de la refuser)
mais aussi celle du lecteur en le rendant contemporain à l’énonciation
du récit.303 Le phénoménologisme en faisant du lecteur l’instituteur du
sens refuse que le lecteur soit le frère muet de l’écrivain. Il refuse
aussi que le narrateur omniscient (cinquantenaire), « narrateur toutconnaissant »304, à la subjectivité privilégiée réduise, par la nature
irréversible de son récit au passé, les possibilités d’agir des
personnages (et des lecteurs) à un destin déterminé :
302
Gilles Philippe observe qu’il y a sur la question de la responsabilité des formes
une filiation entre Sartre et Barthes et non pas d’opposition.
« On peut dire sans exagération que Barthes achève, à sa façon, la trajectoire
méthodologique que Sartre a interrompue après la guerre. », Gilles Philippe, Sujet,
verbe, complément, le moment grammatical de la littérature française : 1890-1940,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées 2002, p.200.
303
Sartre écrit dans une note : « Ainsi avons-nous appris de Joyce à rechercher une
deuxième espèce de réalisme : le réalisme brut de la subjectivité sans médiation ni
distance. Ce qui nous entraîne à professer un troisième réalisme : celui de la
temporalité. Si nous plongeons en effet, sans médiation, le lecteur dans une
conscience, si nous lui refusons tous les moyens de la survoler alors il faut lui
imposer sans raccourcis le temps de cette conscience. Si je ramasse six mois en une
page, le lecteur saute hors du livre. Ce dernier aspect du réalisme suscite des
difficultés que personne de nous n’a résolues et qui, peut-être, sont partiellement
insolubles, car il n’est ni possible ni souhaitable de limiter tous les romans au récit
d’une seule journée. S’y résignât-on même, il resterait que le fait de consacrer un
livre à vingt-quatre heures plutôt qu’à une, à une heure plutôt qu’à une minute,
implique l’intervention de l’auteur et un choix transcendant. Il faudra alors
masquer ce choix par des procédés esthétiques, construire des trompe-l’œil et,
comme toujours en art, mentir pour être vrai. », Qu’est-ce que la littérature ?, op.
cit. , p.305-306.
304
« En renonçant à la fiction du narrateur tout-connaissant, nous avons assumé
l’obligation de supprimer les intermédiaires entre le lecteur et les subjectivitéspoints de vue de nos personnages ; il s’agit de le faire entrer dans les consciences
comme dans un moulin, il faut même qu’il coïncide successivement avec chacune
d’entre elle. » Idem., p.305.
138
Même les écrivains réalistes qui veulent être les historiens
objectifs de leur temps conservent le schème de la méthode,
c’est-à-dire qu’il y a un milieu commun, une trame commune à
tous leurs romans, qui n’est pas la subjectivité individuelle et
historique du romancier, mais celle, idéale et universelle, de
l’homme d’expérience. D’abord le récit est fait au passé : passé
de cérémonie, pour mettre une distance entre les événements et
le public, passé subjectif, équivalent à la mémoire du conteur,
passé social puisque l’anecdote n’appartient pas à l’histoire sans
conclusion qui est en train de se faire mais à l’histoire déjà
305
faite.
Le savoir du narrateur-homme d’expérience est inapproprié à la
fraîcheur de l’événement inaccompli, à la singularité de chaque
situation historique. Pour remédier à cette fatalité du roman, Sartre a
proposé de pluraliser à l’intérieur du roman les énonciations sans les
hiérarchiser pour empêcher la dominance d’une voix narrative comme
dans les œuvres du « réalisme dogmatique » :
Les circonstances nous imposaient de rompre avec nos
prédécesseurs : ils avaient opté pour l’idéalisme littéraire et
présentaient les événements à travers une subjectivité
privilégiée ; pour nous le relativisme historique en posant
l’équivalence a priori des toutes les subjectivités, rendait à
l’événement vivant toute sa valeur et nous ramenait, en
littérature, par le subjectivisme absolu au réalisme
dogmatique.306
Ce procédé pour Barthes est illusoire. La polyphonie énonciative ne
déjoue pas dans le concert de la « pluri-dimensionnalité » la fatalité
d’une voix omnisciente qui se loge subrepticement dans celles des
personnages : l’auteur peut mettre en crise sa légitimité énonciative
mais non pas l’exterminer. Malgré ses efforts, Sartre n’était pas
parvenu à détruire l’autorité du romancier au savoir plein sans faire
oublier la sienne. Sa voix, reconnaissable, est moins une intervention
305
306
Ibid., p.148.
Ibid., p.228.
139
incidente qu’un pouvoir indéfectible. Barthes estime ainsi que Sartre
est « trahi par son écriture », comme il a pu le souligner par un soustitre de l’article « Le tragique de l’écriture » qu’il a préféré supprimer
lors de sa réécriture (« L’utopie du langage ») mais l’idée de l’échec
d’un « réalisme brut », sans médiation, n’en demeure pas moins :
Lorsque Sartre essaye de briser la durée romanesque, et
dédouble son récit pour exprimer l’ubiquité du réel (dans Le
Sursis), c’est l’écriture narrée qui recompose au-dessus de la
simultanéité des événements, un Temps unique et homogène,
celui du Narrateur, dont la voix particulière, définie par des
accents bien reconnaissables, encombre le dévoilement de
l’Histoire, d’une unité parasite, et donne au roman l’ambiguïté
d’un témoignage qui est peut-être faux.307
Barthes logiquement retournait contre Sartre sa propre critique. Le
« dernier bastion
de l’écriture classique »,
subsiste
malgré
les
innovations formelles par lesquelles le Réalisme de la Temporalité a
cherché à défaire l’autorité du romancier « réaliste dogmatique » en
subtilisant l’énonciation, en refusant qu’elle se divise en subjectivité
première et en subjectivité seconde. La rédaction inachevée du roman
constituant la dernière partie de la tétralogie « Les chemins de la
liberté »
a pu signifier, pour Barthes, l’échec relatif du projet
ambitieux d’une refondation du roman qui a tenté de concilier
« l’absolu métaphysique » et la « relativité du fait historique » dans
une littérature de l’historicité.308 Mais dresser le procès-verbal de la
mort du projet d’un réalisme brut et immédiat ne suffit pas. Il faut
précipiter celle du roman réaliste en dénonçant son académisme.
307
Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p.222-223.
Sartre l’appelle aussi « littérature des grandes circonstances » en l’opposant à
celle des « conditions moyennes », au naturalisme. L’analyse de Lukács est proche
de celle de Sartre: « La méthode « scientifique » de Zola débouche sur ce qui est
moyen, gris, statistiquement au milieu. Mais le point où toutes les contradictions
internes s’émoussent mutuellement, ou ce qui est grand et petit, noble et vil, beau
et infâme apparaît uniformément comme « produit » moyen, signifie la mort de
toute grande littérature. » Lukács, Balzac et le réalisme français, traduit de
l’allemand par Paul Laveau, Paris, Ed. Maspero, Petite collection François
Maspero, 1969, p.99-100.
308
140
SECTION II – LA CONFUSION IDEOLOGIQUE REALISME/
NATURALISME
§1
La régression du réalisme socialiste français
Dans le Degré zéro de l’écriture, il y a deux chapitres, qui n’ont pas
été écrits pour les lecteurs de Combat (le contenu ambigu de ces deux
chapitres auraient pu les rendre difficiles à placer). Il s’agit des
chapitres nommés « Les écritures politiques » et « L’écriture et la
Révolution ». Dans le premier Barthes attaque les écritures politiques
du marxisme, faisant une analyse de l’écriture stalinienne triomphante
sans ménager pour autant l’écriture trotskyste ou celle du parti
communiste français qu’il qualifie de « tactique ». Dans le second
inédit, Barthes critique sévèrement sous l’appellation générique
d’« écriture réaliste », l’esthétique du réalisme socialiste qu’il confond
avec celle du naturalisme.309
309
Sartre, dans son « tableau » de la littérature française, passe de Diderot à
Mallarmé, en restant silencieux sur la grande tradition du réalisme (je ne suis pas
sûr qu’en cherchant dans les recoins du Qu’est-ce que la littérature ? on puisse
trouver une allusion à Balzac ou à Stendhal ; quant au naturalisme, il préfère ne pas
citer Zola qui finalement infirme un peu sa théorie de la démission de l’écrivain) si
ce n’est pour confondre de manière étrange et peu théorique pour un lecteur de
Lukács, dans une phrase en passant le réalisme socialiste avec le naturalisme :
« Ils [auteurs et lecteurs de ce que Sartre appelait « la littérature radicalesocialiste »] ont aimé les petites gens, ouvriers parisiens, artisans, petits bourgeois,
employés, hommes de la route et le souci qu’ils avaient de raconter ces destins
individuels les a entraînés à coqueter avec le populisme. Mais, à la différence de
cette séquelle du naturalisme, ils n’ont jamais admis que le déterminisme social et
psychologique formât la trame de ces humbles existences ; et ils n’ont pas voulu, à
la différence du réalisme socialiste, voir dans leurs héros des victimes sans espoir
de l’oppression sociale. », Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.200-201.
Le naturalisme selon Lukács « a rompu radicalement avec les traditions du vieux
réalisme : à la place de l’unité dialectique du typique et de l’individuel, on met la
moyenne mécanique et statique ; situation et fable épiques sont remplacées par la
description et l’analyse. La tension de l’ancienne fable, l’action conjuguée ou
antagoniste d’hommes, qui étaient en même temps des individus et des
141
L’ordre dans lequel Barthes a placé ces deux chapitres n’est pas sans
importance. La condamnation de l’écriture stalinienne dans le
deuxième chapitre de la première partie fonctionne comme un
« comme je l’ai déjà montré » pour disqualifier les écritures réalistes
dans le chapitre « L’écriture et la révolution », intercalé dans la
seconde partie, en montrant leur collusion avec le stalinisme. Barthes
a repris ce procédé pour discréditer le réalisme balzacien en montrant
sa collusion avec la bourgeoise. Antoine Compagnon explicite le
raccourci argumentatif :
La crise de la mimèsis, comme celle de l’auteur, est une crise de
l’humanisme littéraire, et à la fin du XX e siècle l’innocence ne
nous est plus permise. Cette innocence relative à la mimèsis était
encore celle de Georg Lukács, qui se fondait sur la théorie
marxiste du reflet pour analyser le réalisme comme montée de
l’individualisme contre l’idéalisme. Refuser de s’intéresser aux
rapports de la littérature et de la réalité, ou les traiter comme une
convention, c’est donc en quelque manière adopter un parti
idéologique, antibourgeois et anticapitaliste.310
représentants d’importantes tendances de classes, est supprimée et remplacée par
l’action isolée de caractères moyens, dont les traits individuels sont artistiquement
fortuits, c’est-à-dire sans influence essentielle sur le déroulement des événements
représentés. », Balzac et le réalisme français, op. cit., p.98-99.
L’esthétique marxiste avait condamné le naturalisme parce que l’écrivain
naturaliste, spectateur isolé, sorte de reporter, ne participant pas à la praxis de la
classe ouvrière donne une image dépréciative du prolétariat, ne montrant dans la
misère que la misère. Le naturalisme est une décadence du « vieux réalisme ».
Engels désirait une littérature réaliste où l’ouvrier serait un héros positif pour le
prolétariat comme Rastignac l’était chez Balzac pour la bourgeoisie montante :
Aussi Engel a-t-il reproché à Miss Harkness [auteur de La J
eune fille de la ville] de faire apparaître la classe ouvrière comme « une masse
passive, incapable de s’aider elle-même et n’essayant même pas de le faire »
« Lettre à Miss Harkness, Avril 1888 » Marx et Engels, Sur la littérature et l’art,
choix de textes traduits et présentés par Jean Fréville, Editions Sociales, 1954,
p.317.
310
Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun,
Paris, Points Seuil, 1998, p.123. C’est un bon résumé de la position de Barthes.
142
§2
La roue de Virgile tour à tour acceptée et refusée
La sévérité dont Barthes a fait preuve à l’égard de Zola ou
Maupassant, « écrivains sans style »311, peut surprendre quand on se
rappelle qu’il savait les
apprécier. Robbe-Grillet a noté la
contradiction :
En bon terroriste, il avait choisi seulement l’une des arêtes du
texte, la plus visiblement tranchante, pour m’utiliser en guise
d’arme blanche. Mais le soir, sitôt descendu de la barricade, il
rentrait chez lui pour se vautrer avec délices dans Zola, sa peau
grasse et ses adjectifs en sauce.312
On est moins surpris quand on comprend que la critique du
naturalisme sert à introduire celle du réalisme socialiste qui a repris
les tics de l’ « écriture artistico-réaliste ». Pour ruiner sur le plan
théorique le naturalisme, Barthes le met en contradiction avec
lui- même. Bien qu’il ait dénoncé cette manière de procéder, il n’a pas
refusé d’y recourir pour abattre ses adversaires.313Le romancier
naturaliste, de même que l’écrivain communiste, auquel Barthes prête
l’intention de rendre un compte exact du réel, se contredit en refusant
d’humilier la forme, en pratiquant une écriture extrêmement raffinée
qui est sans rapport avec les objets de la réalité « vulgaire » qu’il
décrit :
311
« L’écriture et la révolution » Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p.213.
Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Ed. de Minuit, Paris, 1984, p.69.
Robbe-Grillet n’était pas dupe. Barthes a confirmé son goût pour le « lisible » : « je
lis à longueur de soirées du Zola, du Proust, du Verne, Monte Christo, Les
Mémoires d’un touriste et même parfois du Julien Green. » Manuscrit Le Plaisir du
texte, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.33
313
Par exemple Barthes «rappelle » que Picard avait dénoncé « la critique
universitaire » dans sa préface aux Œuvres de Racine : « Picard lui-même, dans sa
préface aux Œuvres de Racine parues dans la collection de la Pléiade, part en
guerre contre cette critique universitaire. » « Au nom de la « nouvelle critique »
Roland Barthes répond à Raymond Picard » (1965) in OC, t. II, p.751.
312
143
Le paradoxe, c’est que l’humiliation des sujets n’a pas du tout
entraîné un retrait de la forme.314
Barthes fait un procès à l’écriture artistico-réaliste que Zola avait déjà
intenté à son propre idéalisme rhétorique, reconnaissant qu’il n’avait
pas su secouer une manière d’écrire qu’il avait prise moins chez
Flaubert que chez Victor Hugo :
Je suis trop de mon temps, hélas ! J’ai trop les pieds dans le
romantisme pour songer à secouer complètement certaines
préoccupations de rhétorique...Moins d’art et plus de solidité...
Eh bien ! Je désirerais que nous fussions moins brillants et que
nous eussions plus de fonds.315
Dans le reproche de Barthes, on reconnaît le vieux dogme classique
qui veut que le choix de la forme, du niveau de style soient dictés par
le sujet et par le rang des personnages316. La roue de Virgile était
314
Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p.212.
Cité par Lukács qui a bien vu ce « paradoxe » : « Zola qui, comme nous l’avons
vu, critique si violemment le soi-disant romantisme de Balzac et Stendhal fut
contraint, pour échapper au moins en partie aux conséquences anti-artistiques de
son naturalisme, de se mettre à l’école du romantisme le plus pur de Victor Hugo.
Parfois Zola ressentait cette contradiction. Le maniérisme romantique, rhétorique et
pittoresque du style que la victoire du naturalisme français entraînait de plus en
plus était contraire à son amour de la vérité. Et en tant qu’homme et écrivain
honnête il ressentait nettement sa propre complexité en ce domaine. Mais il ne
présenta pas d’issue artistique à ce dilemme pour Zola. Au contraire. Plus sa
participation aux luttes partisanes fut énergique, et plus son style devient
rhétorique. Car il n’y a que deux voies littéraires pour surmonter la moyenne
monotone du naturalisme en tant que reflet mécanique de la vie quotidienne
capitaliste : ou bien on découvre la signification sociale et humaine des luttes de la
vie elles-mêmes et l’on intensifie artistiquement de manière correspondante (c’est
la voie de Balzac), ou bien on exagère de façon pittoresque et rhétorique la
description de l’arrière-plan, indépendamment du poids humain de l’événement
mis en scène (c’est la voie de Victor Hugo) », Balzac et le réalisme français, op.
cit., p.101-102.
316
Voir Bernard Lamy : « Il faut employer une manière d’écrire particulière, et que
comme chaque chose demande des paroles qui lui conviennent aussi un sujet entier
requiert un style qui lui soit propre et qui le distingue. » Bernard Lamy, La
Rhétorique ou l’art de parler, Paris, PUF, coll. L’interrogation philosophique,
1988, p.335.
Barthes a confirmé qu’il partageait cette conception classique du style : « Dante
discute très sérieusement pour décider en quelle langue il écrira Le Convivio : en
latin ou en toscan ? Ce n’est nullement pour des raisons politiques ou polémiques
315
144
critiquée dans un autre chapitre du Degré zéro de l’écriture en raison
de la conception essentialiste qu’elle présuppose mais Barthes la
reprend sans état d’âme pour mettre en relief
l’incohérence de
l’esthétique naturaliste :
Les anciennes catégories littéraires, vidées dans le meilleur des
cas de leur contenu traditionnel, qui était l’expression d’une
essence intemporelle de l’homme, ne tiennent plus finalement
que par une forme spécifique, un ordre lexical ou syntaxique, un
langage pour tout dire : c’est l’écriture qui absorbe désormais
toute l’identité littéraire d’un ouvrage.317
En mêlant tours populaires et tours littéraires dans une syntaxe qui
n’est pas celle du langage parlé, le romancier « réaliste » ne reproduit
le réel que par intermittence. Barthes donne l’exemple d’une phrase
d’André Stil318, où le « procédé naïf de l’école naturaliste » apparaît
de manière flagrante, suggérant qu’une personne qui parlerait dans la
vie réelle de cette manière serait aussi peu réaliste que ridicule :
En plein vent, bérets et casquettes secoués au-dessus des yeux,
ils se regardent avec pas mal de curiosité.
Barthes commente :
Le familier « pas mal de » succède à un participe absolu, figure
totalement inconnue du langage parlé.319
qu’il choisit la langue vulgaire : c’est en considérant l’appropriation de l’une et
l’autre langue à son sujet » La Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.436-437.
317
Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.222.
318
Romancier, d’origine ouvrière, licencié en lettres, appelé à Paris par Aragon qui
lui donne la direction de son journal Le soir, il devient ensuite rédacteur en chef de
l’Humanité. Ses éditoriaux où il prônait « l’action de masse » lui valent plusieurs
séjours en prison en 1952 et 1953. Philippe Roger observe à cet égard : « Dans le
cas d’André Stil, il n’est pas sans intérêt de noter que son roman Le premier choc
venait de faire l’objet de poursuites (motivées, notamment, par l’évocation
« réaliste » des CRS en action) ; l’emprisonnement de Stil à la santé, la campagne
menée en sa faveur (Aragon consacre à l’affaire tout un livre : le neveu de
Monsieur Duval, paru cette même année 1953), l’ensemble du contexte politique
enfin, rendent plus significatives encore les attaques non mouchetées de Barthes. »,
Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Ed. Grasset, coll. Figures, 1986,
p.254.
319
Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.214-215.
145
On pourrait trouver des phrases de Proust où le ton parlé se fond dans
une syntaxe raffinée qui n’ont pas froissé le sentiment linguistique de
Barthes :
Les noms de Swann et d’Odette de Crécy ressuscitèrent
miraculeusement pour permettre aux gens de vous apprendre
que vous vous trompiez, que ce n’était pas du tout si étonnant
que cela comme famille.320
L’autre reproche, lié au précédent,
est que l’écriture réaliste,
employant la syntaxe classique de l’écriture bourgeoisie, collabore à la
division des langages au lieu de l’annuler : les langages vivants de la
socialité sont guignolisés en pittoresque plutôt que restitués dans leur
naturalité si bien que l’écriture naturaliste, tendant plus à l’ironie qu’à
l’objectivité, n’est qu’un langage-maître perpétuant la division des
langages.
§3
Le réalisme pasticheur des écrivains communistes
Barthes observait que les écrivains communistes, affairés à contester
les déterminations de la bourgeoisie, n’avaient pas compris qu’il
fallait aussi critiquer ses représentations :
Il est remarquable que les adversaires éthiques (ou esthétiques)
de la bourgeoisie restent pour la plupart indifférents, sinon
même attachés à ses déterminations politiques. Inversement, les
adversaires politiques de la bourgeoisie négligent de condamner
profondément ses représentations : ils vont même souvent
jusqu’à les partager. Cette rupture des attaques profite à la
bourgeoisie, elle lui permet de brouiller son nom. Or la
bourgeoisie ne devrait se comprendre que comme synthèse de
ses déterminations et de ses représentations.321
320
Marcel Proust, Le Temps retrouvé in A la recherche du temps perdu, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p.606.
321
« Le mythe aujourd’hui » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.851.
146
Le jdanovisme a préféré ne pas mettre en question les représentations
bourgeoises plutôt qu’encourager l’esprit de mise en question ; et le
réalisme socialiste a pastiché le réalisme bourgeois, en reprenant ses
tics formels moins par impuissance stylistique (quoique Garaudy soit
jugé médiocre écrivain322) que par rhétorique tactique :
Il y a sûrement que l’idéologie stalinienne impose la terreur de
toute problématique, même et surtout révolutionnaire : l’écriture
bourgeoise est jugée somme toute moins dangereuse que son
propre procès.323
Pour imposer ses contenus idéologiques, cette littérature dite réaliste
avait adopté les procédés artistiques éprouvés et adaptés aux normes
esthétiques supposées du public qu’elle voulait capter. Enfin Barthes
insinue que la troisième République en
privilégiant
l’étude du
naturalisme (parce qu’il était facile de transformer une littérature
saturée de procédés stylistiques visibles en matière de contrôle
pédagogique et d’examen), pour des raisons d’idéologie affinitaires,
a
conditionné
le
public
petit-bourgeois
à
lire
les
romans
« commerciaux » lancés par les prix type Goncourt. (En URSS, les
prix Staline). Barthes dans un de ses premiers textes (inédit)324 prônait
déjà la désindustrialisation de la littérature, rejoignant ironiquement
Sainte-Beuve qui n’aimait pas non plus la littérature industrielle de
Balzac. Barthes pour se couvrir dans son dénigrement des « langages
réalistes », promeut en même temps l’écriture de Queneau qui fait
322
Barthes, cherchant à discréditer le réalisme socialiste français, a expédié Aragon
et Roger Vailland en deux lignes tandis qu’il consacre de longs paragraphes aux
écrivains « communistes » les plus médiocres. Voir « Ecriture et révolution » Le
Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.214-215.
323
Idem., p.215 Idée reprise et/ou partagée avec Robbe-Grillet :
« Ce qui explique, en fin de compte, que le réalisme socialiste n’a besoin d’aucune
recherche dans la forme romanesque, qu’il se méfie au plus haut point de toute
nouveauté dans la technique des arts, que ce qui lui convient le mieux, on le voit
chaque fois, est l’expression bourgeoise. » Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau
roman, Paris, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1961, p.38.
324
« Il faut maintenant pousser au bout la désindustrialisation de la littérature »
« L’avenir de la rhétorique » (1946), p.6.
147
l’effort de rejoindre le langage réel en cherchant à la dépouiller de tout
caractère littéraire. L’aile avancée de la bourgeoisie (Queneau est
pour Barthes, un écrivain bourgeois) consciente de l’imposture de sa
propre écriture a su, contrairement aux écrivains prolétariens, la
dépasser.325
L’écriture réaliste en refusant d’assumer son statut d’écriture rate le
« réel ». Barthes employait les guillemets pour rappeler que ce mot ne
désigne rien de très précis. Cette irresponsabilité en fait une sousécriture qui n’est qu’un « combinat de signes formels » parmi lesquels
on trouve les procédés dégradés que l’écriture de Flaubert avait
généralisés (emploi massif du style indirect libre, mentions de langage
parlé inséré dans des phrases à la syntaxe « irréprochable », recherche
d’un rythme « expressif » par la permutation des circonstants).
L’écriture « réaliste » n’est qu’une fabrication qui se fait passer pour
une « Nature » en confondant signe (le réel sémiologique, la réalité
verbale) et référent (le réel idéologique). A moins d’ignorer ou de
minimiser la responsabilité des signes littéraires, l’écrivain ne peut
donc pas croire de « bonne foi » que son écriture, pouvant miner ou
compromettre les contenus qu’elle transporte, puisse référer
directement au réel. Aussi, reprenant les analyses de Valéry selon
lesquelles le mythe est consubstantiel à la parole, avec celles qu’il a
pu trouver chez Nietzsche326, Barthes pense qu’un récit réaliste, vision
325
Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.215.
Cf. Raymond Queneau : « Tous les écrivains prolétariens ont écrit dans le français
figé de Noël et de Chaptal » Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Paris,
Gallimard, coll. Idées, 1965, p.53.
326
« Il ne nous est pas loisible de changer nos moyens d’expression, mais il est
possible de comprendre jusqu’à quel point ils sont une simple sémiologie. Il est
insensé d’exiger un mode d’expression adéquat au réel ; il est dans la nature d’un
langage, d’un moyen d’expression, de n’exprimer qu’une simple relation. Le
concept de « vérité » est absurde. Tout le domaine du « vrai » et du « faux » ne se
réfère qu’aux relations entre les êtres, non à « l’en soi »…Il n’y a pas « d’être en
soi » (ce sont les relations qui constituent les êtres) pas plus qu’il ne peut y avoir
de « connaissance en soi ». », Frédéric Nietzsche, La Volonté de puissance I,
148
sélective du réel dictée autant par un idéal que par des intérêts plus ou
moins déclarés, n’est pas plus réaliste qu’un conte merveilleux si la
conception du réel du romancier réaliste est
aussi conventionnelle
que ses procédés. Selon ce perspectivisme, l’écrivain, en mettant en
scène par son langage des éléments déterminés de la réalité, choisirait
son réel. L’écrivain réaliste ne peut pas être un observateur
incorruptible au-dessus de ses propres préjugés politiques. Ce défaut
de médiation explique pourquoi le réalisme socialiste est si peu
réaliste :
Balzac n’a pas été réaliste malgré son théocratisme, mais bien à
cause de lui ; inversement, c’est parce qu’il se prive, dans son
projet même, de toute médiation, que le réalisme socialiste (du
moins dans notre Occident) s’asphyxie et meurt : il meurt d’être
immédiat, il meurt de refuser ce quelque chose qui cache la
327
réalité pour la rendre plus réelle, et qui est la littérature.
Barthes s’opposait en cela aussi bien à Lukács qu’à Jean Fréville qui
pensaient que le grand réaliste peut décrire
le réel politique de
manière objective malgré ses utopies politiques.328
§4
Littérature de tendance et tendance en littérature
Dans le texte « Nouveaux problèmes du réalisme »329 écrit pour le
premier colloque auquel il ait participé, Barthes approfondit sa
critique du réalisme. Il reconnaît la pertinence du projet balzacien :
traduit de l’allemand par Geneviève Bianquis, texte établi par Friedrich Würzbach,
Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.90.
327
« Ouvriers et pasteurs » Essais critiques, in OC, t. II, p390.
328
Jean Fréville écrit : « Que l’observateur chez Balzac infirme le partisan, que
l’analyste contredise le métaphysicien réactionnaire, Engels y aperçoit une des plus
éclatantes victoires du réalisme. L’œuvre du romancier dément sa doctrine, son
génie dépose contre ses principes. Il triomphe, malgré ses opinions politiques,
grâce à sa méthode réaliste. » Karl Marx et Engels, Sur la littérature et l’art, textes
traduits et présentés par Jean Fréville, Paris, Editions sociales internationales, coll.
Les grands textes du marxisme, 1936, p.16.
329
« Nouveaux problèmes du réalisme » (1956) in OC, t. I, pp.656-659.
149
Balzac a saisi les rapports humains de la société en les décrivant
comme des rapports politiques. Rappelant sans insister que Balzac est
considéré par Marx et Engels comme un sommet du réalisme, il
affirme qu’ils avaient « à l’avance dénoncé sous le nom de littérature
de tendance »330 tout « art moral » visant à rassurer son lecteur.
Barthes, confirmant ce point par un argument d’autorité, cite une
phrase de Engels extraite d’une lettre à Mina Kautsky, où l’ancien
littérateur de la Jeune Allemagne critique le roman Anciens et
nouveaux dans lequel le conflit des idées occulte le conflit de la
situation réelle. En «oubliant » de donner les références de l’édition
d’où il a extrait la lettre à Mina Kautsky, Barthes complique la tâche
du critique. Jean Fréville est le premier qui ait traduit en français cette
lettre, conservée dans les archives de l’institut Marx-Lénine, lettre
qu’il présente dans un chapitre intitulé « Littérature de tendance et
tendance en littérature » de sa compilation des écrits sur la littérature
et l’art de Marx et de Engels.331 Que Barthes ait lu cette lettre dans la
première édition de 1936, pilonnée sous le régime de Vichy, ou dans
celle de 1954, il n’a pas pu y trouver une condamnation de la
littérature de tendance. Mais Jean Fréville a-t-il bien traduit la lettre
d’Engels ? Barthes a-t-il tiré le syntagme « littérature de tendance »
d’une édition anglaise ? Ce n’est pas impossible. Barthes a dit qu’il a
lu les formalistes russes dans une édition anglaise avant que Todorov
ne les traduise en français. Il reste que cette hypothèse est la moins
économique. Ne se peut-il pas plutôt que Barthes ait légèrement
330
Idem., p.657.
Jean Fréville précise dans son texte de présentation générale :
« Les lettres de Marx et d’Engels à Ferdinand Lassalle, d’Engels à Mina Kautsky, à
Margaret Harkness, à Paul Ernst, ont été publiées en 1932 dans la revue
Literatournoé Nasledstevo (L’héritage culturel) […] ces mêmes lettres furent, en
1933, éditées en volume, avec des commentaires de Georg Lukács qui écrivit
ultérieurement diverses études sur les questions qu’elles soulevaient. », « La
littérature et l’art dans l’œuvre de Marx et d’Engels » Karl Marx et Engels, Sur la
littérature et l’art, op. cit., p.19
331
150
arrangé le propos de Engels en l’interpolant ? Nous ne pouvons rien
affirmer.
Quoi qu’il en soit Engels n’emploie pas l’expression « tendance en
littérature » ni l’expression « littérature de tendance »332 mais parle au
sujet d’Eschyle ou de Schiller
de « poésie de tendance » ou de
« théâtre de tendance » dans un sens qui n’est pas du tout dépréciatif.
En effet Engels défend aussi bien la « poésie de tendance » que le
« théâtre de tendance » qu’il préfère à celle des « complications
artificielles »333, du « Word painting »334 comme l’a écrit Marx au
sujet de Chateaubriand. En revanche il critique les « tartines », la
phraséologie pseudo-révolutionnaire, les discours d’argumentation, les
prêches sur le socialisme, les professions de foi
de l’auteur qui
mettent en valeur son talent rhétorique au lieu de décrire les situations
réelles. Aussi dans la lettre adressée à Mina Kautsky, Engels dit qu’il
préfère que l’auteur cache ses opinions :
332
Jean Fréville défend la littérature de tendance sans déviation dans « La
littérature et l’art dans l’œuvre de Marx et d’Engels » : « Dans une société divisée
en classe, il n’y a pas de littérature sans tendance. Toute création artistique exprime
une attitude sociale déterminée. Mais le réalisme repousse la tendance subjective,
arbitraire, mécanique, l’idée préconçue, le roman ou la pièce à thèse, le prêche et le
schématisme. Comme l’écrit Engels, « la tendance doit ressortir de la situation et
de l’action elle-même, sans qu’elle soit explicitement formulée […] Il [le réalisme]
ne veut que saisir et rendre la vie dans ses aspects essentiels, par conséquent dans
son devenir. […] Une pareille littérature, reflet conscient de la réalité mouvante, est
une littérature de tendance, non parce qu’elle exprime la tendance subjective de
l’auteur mais la tendance objective du développement social. » Karl Marx et
Engels, Sur la littérature et l’art, op. cit., p.17.
333
« Ce qui me frappe surtout dans votre récit, à côté de sa véracité réaliste, c’est
que s’y manifeste l’audace d’une véritable artiste. Non seulement dans la façon
dont vous parlez de l’Armée du Salut […] on apprendra, peut-être pour la première
fois, pourquoi, l’Armée du salut trouve un appui aussi considérable dans les masses
populaires. Mais surtout dans la forme sans apprêt que vous donnez à la trame de
votre livre - à la vieille, très vieille histoire d’une jeune fille prolétarienne, séduite
par un homme de la classe moyenne. Un auteur médiocre aurait tenté de dissimuler
le caractère banal de la fable en l’encombrant de complications artificielles et
d’ornements, ce qui ne l’aurait pas empêché d’être percé à jour » « Lettre à Miss
Harkness, Avril 1888 », Marx (Karl) et Engels, Sur la littérature et l’art, nouvelle
édition, textes traduits et présentés par Jean Fréville, Avant-propos de Maurice
Thorez, Editions Sociales, 1954, p.316-317.
334
Idem., p.296.
151
D’où vient ce défaut, la lecture du roman nous le révèle. Vous
éprouviez probablement le besoin de prendre publiquement parti
dans ce livre, de proclamer à la face du monde entier vos
opinions. C’est déjà fait, c’est du passé, et vous n’avez plus
besoin de le répéter sous cette forme. Je ne suis aucunement
adversaire de la poésie de tendance comme telle. Le père de la
tragédie, Eschyle, et le père de la comédie, Aristophane, ont été
tous deux très rigoureusement des poètes de tendance, de même
que Dante et Cervantès, et ce qu’il y a de mieux dans L’Intrigue
et l’amour de Schiller, c’est qu’il est le premier drame politique
allemand de tendance. Les Russes et les Norvégiens modernes,
qui écrivent des romans excellents, sont tous des poètes de
tendance. Mais je crois que la tendance doit ressortir de la
situation et de l’action elles-mêmes, sans qu’elle soit
explicitement formulée, et le poète n’est pas tenu de donner
toute faite au lecteur la solution historique future des conflits
sociaux qu’il décrit. D’autant plus que dans les circonstances
actuelles, le roman s’adresse surtout aux lecteurs des milieux
bourgeois, c’est-à-dire des milieux qui ne sont pas directement
des nôtres, et alors, selon moi, un roman à tendance socialiste
remplit parfaitement sa mission quand, par une peinture fidèle
des rapports réels, il détruit les illusions conventionnelles sur la
nature de ces rapports, ébranle l’optimisme du monde bourgeois,
contraint à douter de la pérennité de l’ordre existant, même si
l’auteur n’indique pas directement de solution, même si le cas
échéant, il ne prend pas ostensiblement parti.335
Engels réprouve les déclarations subjectives, les tirades d’esprit antigouvernemental, les intrusions d’auteurs car elles n’apportent rien
d’utile à la compréhension de la situation réelle tandis qu’un narrateur
effacé, s’abstenant d’intervenir, peut produire un effet d’objectivité
sur le lecteur « bourgeois » qu’il faut ébranler. De même le réalisme
de Balzac ne réside dans ses bavardages pour la légitimité mais
dans l’analyse et dans la description des rapports réels, inspirée par la
conscience perverse de l’écrivain qui peut travailler à défaire sa
classe. Engels ne demande donc pas au romancier de refuser la
tendance en se faisant impartial mais au contraire de naturaliser son
point de vue en évitant l’idéalisme rhétorique. On peut supposer que
335
« Lettre à Mina Kautsky » Ibid., p.314-315.
152
Barthes en guerre perpétuelle contre les procédés de naturalisation du
réalisme n’était pas un proche partisan de l’esthétique de Engels.
Dans un article sur un roman d’Yves Velan, Barthes a utilisé à
nouveau sa citation incertaine pour dénoncer l’esthétique du réalisme
socialiste mais cette fois l’italique est remplacé par le romain :
Dans le Je d’Yves Velan, la médiation, c’est précisément Je, la
subjectivité, qui est à la fois masque et affiche de ces rapports
sociaux, que jamais aucun roman n’a pu décrire directement
sans sombrer dans ce que Marx ou Engels appelait
dédaigneusement la littérature de tendance : dans le Je d’Yves
Velan, ce qu’on appelle les rapports de classes sont donnés mais
ils ne sont pas traités.336
Comme il est très douteux que Engels, ait dénoncé la littérature de
tendance, il n’est pas interdit de supposer que Barthes a cherché à
battre son adversaire en reprenant et en déformant son langage,
puisqu’il est plus subtil de disqualifier le « réalisme socialiste » en le
mettant en contradiction avec ses inspirateurs historiques qu’en les
pamphlétisant. Le vol de langage est une vieille figure du discours
polémique :
Le rapport critique, le rapport de mise en cause avec les autres
langages de la société réifiée, ne peut être qu’un rapport non pas
d’agression, non pas de destruction (on ne peut jamais détruire
le langage ou alors il ne faut plus parler), c’est un rapport de
dérobement, de vol, où l’on fait semblant de parler tel langage,
mais on le truque de l’intérieur.337
Barthes rappelait, comme Nietzsche l’avait fait, que Callicles, vaincu
par Socrate, avait préféré ne plus parler plutôt que se contredire.
336
337
« Ouvriers et pasteurs » (1960) Essais critiques in OC, t. II, p.390.
« Pour la libération d’une pensée pluraliste » (1973) in OC, t. IV, p.479.
153
SECTION III – SURFACE VERSUS PROFONDEUR
§1
La crise du roman
Barthes a diagnostiqué une crise du roman338dans la répugnance que le
roman lazaréen montre pour l’exploration des profondeurs sociales ou
celles de la psyché, résistant par conséquent aussi bien au marxisme
qu’à la psychanalyse :
Seulement ce sont des crises de structure et non de production.
C’est ce qui se passe peut-être aujourd’hui pour le roman si l’on
veut bien admettre que la plupart des œuvres fortes, des œuvres
neuves qui paraissent actuellement
sont des romans
problématiques, où la fiction se double d’un remise en question
des catégories fondamentales de la création romanesque, comme
si le roman idéal, le roman innocent étant impossible, le
Littérature devait avant tout dire comment elle se fuit et
comment elle se tue, bref comment elle se refuse.339
Est-ce pour contrer le roman classique dont la forme était reprise par
le réalisme socialiste, que Barthes a repris l’idée de 1880 d’une crise
du roman mise à la mode par les symbolistes qui voulaient disqualifier
le roman naturaliste ?
On ne peut pas ne pas rappeler pour l’intelligence de notre propos
que Barthes a su exploiter en bon sophiste le discours de la crise. Il a
en effet évoqué la crise du roman, la crise du sens340, la crise du
338
Barthes parle d’une curieuse littérature de l’Empêchement (allusion à un
programme de la guerre froide ?) au sujet des romans de Jean Cayrol qui
« dénonçaient » l’univers concentrationnaire « Un prolongement à la littérature de
l’absurde » (1950) in OC, t. I, p.105.
339
« Pré-romans » (1954) in OC, t. I, p.500.
340
« Tout ce qui est écrit est « en mal de sens », selon l’excellente expression de
Lévi-Strauss. ».
154
commentaire341, la crise de la conscience bourgeoise342, la crise de la
vérité343, la crise du progressisme344, la crise de l’amour de la
langue345, la crise du style, la crise de l’histoire de la littérature346, (et
même la crise du désir347 ). Toutes ces crises ont un air de famille avec
celle de l’esprit dont Valéry a parlée dans « La politique de l’esprit » ;
en revanche Barthes a refusé le discours banal sur la crise qui se
développait depuis le premier choc pétrolier en inventant une
typologie duelle : les société à crises, les démocraties libérales, qui
verbalisent sans relâche leur propre malaise social, les sociétés où la
crise est un discours tabou, les sociétés « ethnographiques », les
démocraties populaires à l’exception de la Chine :
La crise, c’est les autres348
Si Barthes n’a pas hésité, comme il semble, à exploiter le lieu du
discours de la crise, encore faut-il peut-être se demander pourquoi (ce
n’est pas par amour pour les stéréotypes) ? S’agit-il de constater un
341
Voir le sous-chapitre « La crise du commentaire » dans Critique et vérité (1966)
OC, t. II, p.781.
342
Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.208.
343
« La crise de la vérité » in OC, t. IV, pp.997-1001.
344
Voir infra « De la déstalinisation à la déstabilisation ». Michelet avait pensé
qu’il était nécessaire qu’il y ait une « mort provisoire » du christianisme ; Barthes
a repris la formule en l’appliquant au progressisme (la « mort provisoire du
progressisme »).
345
« La situation de l’écrivain est aujourd’hui dramatique, parce qu’il est évident
que nous assistons au début d’une crise de la langue française. » « Roland Barthes
met le langage en question » in OC, t. IV, p.916.
346
« Il y a une crise du style : pratique et théorique (pas de théorie du style et
certains s’en préoccupent). Or on pourrait définir la pratique écrite de la nuance (ce
pourquoi le style est mal vu aujourd’hui) » La Préparation du roman (2003 [19781980]), texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger, édité sous la direction
d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003 p.81.
« La crise de la littérature a commencé par une crise de l’histoire de la littérature »
347
« La crise du désir » (1980) in OC, t. V, p.941-945.
348
Le Neutre, Séance 7, 94’. Barthes accentue à l’oral par ce trait « improvisé » sa
critique de la « société soviétique ». Le texte du cours du Neutre est souvent en
retrait par rapport à son énonciation, à sa performance, brûlante d’ironie. Cf. Le
Neutre (2002 [1977-1978]), texte établi, présenté et annoté par Thomas Clerc, édité
sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.142.
155
état de fait ou de mettre en crise et d’accélérer la décomposition du
roman ?
Ne pouvant avancer l’idée d’une crise de production touchant le
méta-genre de la modernité littéraire, au point de vue quantitatif,
Barthes émet celle d’une crise de structure, ou pour le dire en terme
plus classique, d’une crise de la valeur. A moins de faire appel au goût
ou au sentiment esthétique d’une aristocratie de lecteurs, c’est sans
doute peu démontrable:
Roland Barthes : - Il y a une crise du roman, et aussi, une crise
de la poésie.
Maurice Nadeau : - En 1880, une fameuse enquête a été
entreprise parmi les écrivains. Tous parlaient, Jules Renard et
d’autres, de crise du roman. Le roman n’était pas même en crise,
il était déjà mort. Au moment où Zola produisait son œuvre.
Tout le monde sait que Valery, Gide, Claudel n’ont pas voulu
écrire de romans. Ce n’était pas un genre « artistique ».
Pourtant, depuis une centaine d’années, on a assisté à la
naissance de pas mal de romanciers.
Roland Barthes : - Je dirais tout de même qu’il y a crise. Une
crise n’a pas lieu quand il se produit moins d’objets, moins de
livres ; il s’en produit au contraire de plus en plus, même en ce
qui concerne le roman, on en produit tout au moins autant. Non,
il y a crise, quand l’écrivain est obligé ou bien de répéter ce qui
s’est déjà fait, ou bien de cesser d’écrire ; quand il est pris dans
une alternative draconienne : ou bien répéter, ou bien se
retirer.349
Si on peut estimer que les tragédies de Voltaire ne valent pas celles de
Racine, que celles de La Harpe ne valent pas celles de Voltaire, il est
difficile de considérer que les romans de Céline, de Julien Gracq,
d’Aragon, d’Albert Cohen soient en valeur inférieurs aux romans des
siècles précédents. Barthes d’ailleurs ne le croyait pas. Le discours de
la crise du roman est donc une rhétorique, rhétorique habile puisque
Barthes étend par précaution la crise à la poésie pour le cas où on
l’accuserait de manquer de partialité à l’égard d’un genre mal-aimé.
349
« Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.553.
156
§2
Barthes, « pape » du nouveau roman ?
Barthes a dit avec un peu d’ironie qu’il n’a pas manqué de se joindre
au concert des grandes déclarations anti-psychologiques. Si le
Nouveau Roman a pu l’intéresser, c’est parce qu’il entendait mettre en
cause les « vieilles » représentations de la psychologie classique sur
laquelle s’était appuyée la tradition du roman « traditionnel ».350
L’anti-essentialisme de Sartre plus que la psychanalyse cautionnait
cette nouvelle manière d’envisager le roman où il n’était plus
question d’investir un savoir psychologique et encyclopédique. On a
tracé une nouvelle séparation (« théorique ») des genres reposant sur
les types de savoir qu’ils dispensent ou qu’ils refusent de dispenser351.
Le traité, savoir du général institué, s’oppose au roman, savoir du
particulier s’instituant par l’écriture. Le premier est un savoir statique
de « l’avoir » tandis que le second un savoir en mouvement qui se fait
350
Barthes a finalement estimé que le Nouveau Roman n’était pas aussi novateur
qu’il l’avait cru: « Le nouveau roman, par exemple, quel qu’ait été son intérêt, son
importance, sa réussite, représente encore une littérature assez traditionnelle - ceci
n’est pas péjoratif -. On a pu récemment faire une analyse très sociologique, et
même strictement « goldmanienne » de La Jalousie, comme un roman de la
déception de la classe coloniale en voie de perdre ses colonies. A ce moment-là, on
peut dire que Robbe-Grillet est un écrivain engagé. Mais en tous cas, sur le plan de
l’écriture, celle du nouveau roman est extrêmement lisible et ne remue pas
véritablement la langue. Le nouveau roman a modifié certaines techniques
d’énonciation, il a subtilisé les notions de psychologie du personnage, mais on ne
peut pas dire qu’il représente une littérature-limite, une littérature d’expérience. »
« Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.559.
351
Même refus de la littérature comme mathèsis chez Robbe-Grillet : « Lorsqu’il
s’agit de prouver quelque chose (que ce soit montrer la misère de l’homme sans
Dieu, expliquer le cœur féminin, ou faire naître des consciences de classe),
l’histoire inventée doit reprendre ses droits : elle sera tellement plus convaincante !
Malheureusement, elle ne convainc plus personne ; du moment que le romanesque
est suspect, il risquerait au contraire de jeter le discrédit sur la psychologie, la
morale socialiste, la religion. Celui qui s’intéresse à ces disciplines lira des essais,
c’est plus sûr.», Pour un nouveau roman, Paris, Ed. de Minuit, 1961, p.33.
Claude Simon tient à peu près le même discours ségrégationnaire :
« Je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression. D’ailleurs, si m’avait été
révélé quelque vérité importante dans l’ordre du social, de l’histoire ou du sacré, il
m’eût semblé ridicule d’avoir recours pour l’exposer à une fiction inventée au lieu
d’un traité raisonné de philosophie, de sociologie ou de théologie. » Claude Simon,
Discours de Stockholm, Ed. de Minuit, 1986, p.24.
157
et se défait dans l’écriture comme l’étymologie de poème (Poiein
faire, produire) l’atteste selon Claude Simon. L’écrivain n’est plus un
instituteur. C’est moins par « manque de but moral »352 que par refus
d’enseigner,
d’instruire,
d’informer,
d’exercer
une
action
intellectuelle. Et comme il ne cherche pas pour autant à plaire ou à
émouvoir, il n’a plus qu’à chercher ce qu’il ignore comme le dit si
bien Alain Robbe-Grillet :
L’écriture romanesque ne vise pas à informer, comme le fait la
chronique, le témoignage, ou la relation scientifique, elle
constitue la réalité. Elle ne sait jamais ce qu’elle cherche, elle
ignore ce qu’elle a à dire ; elle est invention, invention du
monde et de l’homme, invention constante et perpétuelle remise
en question. Tous ceux - politiciens ou autres - qui ne
demandent aux livres que des stéréotypes, et qui craignent pardessus tout l’esprit de contestation, ne peuvent que se méfier de
la littérature.353
Sartre avait condamné l’essentialisme classique qui enferme l’homme
dans une essence, dans un déterminisme non pas pour détruire la
culture classique mais pour défendre les possibilités de se construire
au présent. Barthes, se lovant dans les plis du discours sartrien, a
détourné la critique des essences, mettant au passage en cause le
concept d’homme354, pour discréditer une littérature de l’universel qui
avait contribué (que ce soit de manière subséquente ou de manière
délibérée ne change rien) à la déchirure du monde social. Tel est son
péché mystérieux. La promotion du roman de l’exploration des
surfaces se fait contre les survivances du roman classique et de la
352
Mot ironique de Stendhal qui n’entendait pas écrire des romans juste-milieu.
Voir la courte préface de Lucien Leuwen
353
Pour un nouveau roman, op.cit., p.138.
Claude Simon écrit : « Non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus
reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir. », Discours de
Stockholm, op. cit., p.29.
354
Cf. « La grande famille des hommes » in Mythologies (1957) in OC, t. I, p.806808.
158
« vision profonde » qu’il était nécessaire de défaire parce qu’il était
« compromis » par les mensonges séculiers de la profondeur355 :
Dans le roman traditionnel, le romancier semble remonter à
l’intérieur d’une fiction toute faite, il explore une profondeur
donnée idéalement, il fouille des temps, des cœurs ou des
rapports sociaux dont chacun est déjà une histoire très vieille.
Cayrol, au contraire, ne pose pas le mouvement du romancier
comme une remontée, mais comme une lente dérivation à la
surface d’un domaine humain.356
Mais prenant acte de la tyrannie du référent, Barthes a pu juger qu’on
ne pouvait pas défaire le réalisme sans parler son langage. Dans une
époque où l’amour des faits et du référent fait désirer du témoignage,
du « ce qui s’est réellement passé », il fallait transiger avec
l’ « histoire très vieille » qui fouille aussi bien le cœur humain que les
rapports sociaux Aussi invente-t-il le réalisme total357 qui combine les
surfaces aux profondeurs au lieu de les opposer comme il l’avait fait
dans « Pré-romans »358.
Est-ce que Barthes a créé un réalisme
« théorique » des surfaces ad hoc pour suppléer, c’est-à-dire, en réalité
dans la langue tactique du jésuite de la critique359, pour remplacer
subrepticement le réalisme des profondeurs qui continuait à inspirer
les épigones du réalisme socialiste ? Le réalisme des surfaces donne à
355
« Pré-romans » (1954) in OC, t. 1, p.502.
On trouve la même idée chez Robbe-Grillet : « Il y a aujourd’hui, en effet, un
élément nouveau qui nous sépare cette fois radicalement de Balzac, comme de
Gide ou de Madame de La Fayette c’est la destitution des vieux mythes de la
« profondeur », Pour un nouveau roman, op. cit., p.22.
356
« Pré-romans » (1954) in OC, t. I, pp.500-501.
357
« Nouveaux problèmes du réalisme » in OC, t. I, p.656-659.
358
« On dirait que le roman après des siècles de vision profonde, se fixe enfin pour
tache une exploration des surfaces. Ce parti est nouveau dans la mesure où il est
total ; il ne s’agit plus de décrire le quotidien avec la minutie de fouille du
romancier vériste, il s’agit de s’interroger au cœur même de la description, et
d’appliquer un doute essentiel aux éléments les plus communs et les mieux reçus
de la facture romanesque : à l’espace, aux objets, aux distances qui peuvent séparer
le romancier du monde et de sa création. » in OC, t. I, p.502
359
Barthes aimait à se présenter ainsi : « La littérature a ses saints, ses pontifes, ses
théologiens, ses indifférents, ses jansénistes, ses patronages, ses détracteurs, ses
fous, ses dupes, etc. ; il n’est pas mauvais qu’elle ait aussi ses jésuites qui désignent
le paradis classique par ses voies les plus faciles. » « Plaisir aux classiques »(1967)
in OC, t. I, p.63
159
l’objet une importance que le précédent, obsédé par les significations
profondes a occulté en négligeant
« l’être-là des choses », le fait
qu’elles puissent signifier ou ne pas signifier. Le réalisme des
surfaces, appelé aussi littérature de constat dans laquelle Barthes range
Blanchot peut-être de manière insolite, est appelé à faire dé-signifier
une monde plein, à le faire « rétrograder »360 à faire opérer une
mutation des régimes de sens pour désaliéner un monde assujetti à la
guerre du sens. Malheureusement l’« hyperréalisme » comme RobbeGrillet a qualifié sa propre écriture n’était pas une concession
rhétorique ; il n’échappe pas au sens d’autant plus qu’il n’a pas
cherché à le tuer comme Barthes l’avait espéré :
Mes rapports (abstraits) avec Robbe-Grillet me compliquent un
peu les choses. Je suis de mauvaise humeur ; je n’aurais pas
voulu qu’il fasse du cinéma... Eh bien là, la métaphore elle y
est... En fait, Robbe-Grillet ne tue pas du tout le sens, il le
brouille ; il croit qu’il suffit de brouiller un sens pour le tuer.
C’est autrement difficile de tuer un sens.361
Quand un critique américain, a mis au jour l’interprétabilité de La
Jalousie, Barthes a pris ses distances avec Robbe-Grillet :
Depuis la publication de l’étude Bruce Morissette sur les romans
de Robbe-Grillet, son œuvre me concerne moins. On le voit
tenté de substituer à la simple description des objets des
sentiments, des fragments de symboles.362
360
« La dernière de ces tentatives qu’on pourrait appeler la littérature de constat :
celle de Blanchot, de Robbe-Grillet : il s’agit de faire rétrograder la signification
littéraire, de ramener le système second (la littérature comme mythe) à un système
premier d’équivalences purement linguistiques sur un plan purifié où la littérature
ne serait rien d’autre que la langue, c'est-à-dire un ensemble de signes dont
l’arbitraire n’est à aucun moment naturalisé. » « Esquisse d’une mythologie »
(1956), premier manuscrit, BRT2.A12.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye
d’Ardennes, f.34.
361
« Sur le Cinéma » in OC, t. II, p.264.
« Le prix d’un art, dans un monde encombré, se définit par les opérations privatives
dont il a l’audace : non pour satisfaire à une esthétique de la contrainte (de modèle
classique), mais pour soumettre pleinement le sens, lui ôter toute issue secondaire »
« F.B. » (1964) in OC, II, p.605.
362
« Entretien sur les Essais critiques » in OC, t. II, p.620.
160
Et ce, d’autant plus que l’auteur des Gommes se mettait à faire du
cinéma, art dangereux car si la vérité n’est pas possible avec le
langage, elle peut l’être avec la reproduction analogique du
réel.363Persuadé et surtout cherchant à persuader que la littérature
objective avait détruit le mensonge en littérature (la prétention à
copier le réel), Barthes ne voyait ou plutôt ne faisait voir dans les
romans de Robbe-Grillet qu’une description mate d’objets désémantisés. Robbe-Grillet, amer, a déclaré sans détour que l’intérêt de
Barthes pour son travail tenait moins à des raisons esthétiques et
théoriques qu’à des impératifs hygiéniques et idéologiques :
Prenant dans les années 50 mes propres romans comme des
machines infernales lui permettant d’exercer la terreur, il va
s’efforcer de réduire leurs déplacements sournois, leurs
fantômes en filigrane, leur auto-gommage, leurs béances, à un
univers chosiste qui n’affirmerait au contraire que sa solidité,
objective et littérale. [...] Barthes prend le parti de ne pas
regarder du tout les monstres cachés dans les ombres du tableau
hyper-réaliste. […] Dans Les gommes ou Le voyeur, il ne voulait
voir ni le spectre d’Œdipe-Roi ni la hantise du crime sexuel,
parce que, luttant contre ses propres fantômes, il n’avait besoin
de mon écriture que comme entreprise de nettoyage.364
Alain Robbe-Grillet a pu montrer à Barthes, en participant à un
colloque organisé par Lucien Goldmann, qu’il n’entendait pas se
laisser réduire au rôle d’exécutant de la théorie. Barthes a dit qu’il n’a
pas exercé d’influence sur les auteurs du Nouveau Roman mais qu’il a
pu les aider à trouver des formules. C’est peut-être vrai pour Claude
Simon mais très peu pour Alain Robbe-Grillet qui ne manquait pas
d’inventivité théorique :
363
« Imaginez- vous une littérature-vérité, analogue au cinéma-vérité ? Avec le
langage, ce serait impossible, la vérité est impossible avec le langage » « Sur le
cinéma » (1963) in OC, t. II, p.256.
364
Le Miroir qui revient, Paris, Ed. de Minuit, 1984, p.69.
161
Il est normal que le roman, qui, comme tout art, prétend
devancer les systèmes de pensée et non les suivre, soit déjà en
train de fondre entre eux les deux termes d’autres couples de
contraires : fond-forme, objectivité-subjectivité, significationabsurdité,
construction-destruction,
mémoire-présent,
365
imagination-réalité, etc.
Il se peut même que Robbe-Grillet ait pris un peu d’avance en
déclarant que les langages littéraires « devancent les systèmes de
pensées »
en investissant
la littérature dans un combat contre-
idéologique que Barthes a repris dans un discours
entortillant
pseudo-gauchisme et aristocratisme exacerbé.366
365
Pour un nouveau roman, op. cit., p.142-143.
Robbe-Grillet écrit que « La fonction de l’art n’est jamais d’illustrer une vérité ou même une interrogation connue à l’avance, mais de mettre au mode des
interrogations (et aussi peut-être, à terme des réponses) qui ne connaissent pas
encore elles-mêmes. » Idem., p12-13.
366
Robbe-Grillet est un des rares à avoir approuvé le propos du discours inaugural
de Barthes par assentiment théorique en particulier l’idée que la littérature est un
discours qui refuse le langage fort.
162
CHAPITRE 2 : L’EXTERMINATION DU REFERENT
Pourquoi Barthes a-t-il choisi de « faire l’analyse » de Sarrasine ? Estce pour réhabiliter, sous couvert d’avant-garde, le texte classique ? Ou
n’est-ce pas plutôt pour faire la « monstration » que Balzac, père du
réalisme, était si conscient des enjeux du récit réalise qu’il a désavoué
sa propre entreprise dans un « récit-limite »367 ? (Section I-Utilisation
assumée et monstration sibylline). Balzac, légitimiste teinté de
torysme aurait en quelque sorte renié de manière anticipée la
littérature réaliste qui, en montrant la disparité des conditions, a détruit
- que ce soit de manière intentionnelle ou subséquente importe peu les sociétés d’ordre. Nous verrons également que la théorie
perspectiviste de l’oubli des sens était une machine de guerre dirigée
aussi bien contre le « réalisme » littéraire que contre la critique
historique qui cherche la structure profonde368 ou le sens profond du
367
Le mot composé récit-limite est formé sans doute sur « œuvre-limite » notion
ou expression inventée par Albert Thibaudet
368
Pierre Citron croit que les indices biographiques ont « ouvert les voies vers la
compréhension de la structure profonde de l’œuvre et du même coup de son
véritable sens. » Pierre Citron, Dans Balzac, Paris, Seuil, 1986, p.101. Un peu
avant, Pierre Citron présente son interprétation en ces termes : « Cette
interprétation s’oppose radicalement à celle de Roland Barthes, pour qui Mme de
Lanty est la femme castratrice (S/Z, Seuil, 1970, p.43). Il est d’ailleurs obligé de
modifier le texte pour l’adapter à sa théorie : « Enfin et surtout elle mutile l’homme
163
texte369. Dans la suite de ce chapitre nous rapprochons la théorie de
l’oubli de sens de celle des moments de vérité exposée dans La
Préparation du roman, dirigée elle aussi contre la totalité du sens, la
« résumption unitaire » comme l’appelait Derrida370, contre la
« théologie » de la vérité en supposant qu’elles complètent le
dispositif anti-monologique. (Section II - La pensée du discontinu
contre celle de la Totalité).
SECTION I - UTILISATION ASSUMEE ET MONSTRATION
SIBYLLINE
§1
Sens unique et sens posé avant l’analyse
Dans S/Z Barthes pense qu’il a enfin trouvé le texte lisible qui met en
cause ses propres catégories, qu’il cherchait depuis au moins « La
(M. de Jaucourt y perd son doigt) ». Mais Balzac écrit « deux doigts » ; il va falloir
faire appel au biphallisme… », Idem., p. 96
Sur la fonction de la citation chez Barthes, voir Claude Coste : « Roland Barthes ne
citant pas toujours avec une grande rigueur (la ponctuation en particulier), on a
choisi de rétablir la lettre de chaque citation. », Le Discours amoureux : cours à
l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours
amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la
direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007, p.28
Barthes « considère chaque référence moins comme un garant ou une preuve que
comme le départ d’une aventure, rappelant en cela le Montaigne des Essais. »,
Idem., p.29
Cf. Thomas Pavel :
« En décidant, enfin, de subordonner sa démarche aux spéculations concernant
l’historialité du Signe, l’auteur de S/Z se sépare irrémédiablement aussi bien de la
généralité historique des hégéliens et des marxistes que de l’érudition concrète de
la critique universitaire. », De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques
d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998,
p.51.
369
Pierre Barbéris défend aussi bien l’analyse du « sens profond » que celle du
fonctionnement du texte : « Les textes de Balzac ne sont pas la propriété des
balzaciens. Non plus que les balzaciens ne sont les détenteurs des textes de
Balzac. [...] Que serait-ce d’ailleurs qu’une spécialité purement documentaire et qui
ne viserait - ni ne parviendrait - à mieux éclairer le sens profond du texte et son
fonctionnement ? C’est ici que l’essai de Barthes est important non tant peut-être
par les résultats qu’il avance que par le problème qu’il force à poser. » « A propos
de S/Z de Roland Barthes », L’Année Balzacienne, Paris, Ed. Garnier, 1971, p.109.
370
Jacques Derrida, Positions, Ed. de Minuit, 1973, p.62.
164
petite sociologie des romans français » (1955), où il distingue la
littérature de renouvellement, consommée « par la fraction pauvre de
la bourgeoisie (enseignants) », qui a « l’authenticité et la qualité de la
littérature », d’avec les expériences de la littérature d’investigation qui
« recherchent un dépassement intégral de la littérature, et visent,
chacune à sa manière, à détruire la catégorie aristotélicienne du
roman : les notions traditionnelles comme le personnage, l’intrigue, la
psychologie, le beau style sont ici en quelque sorte dissoutes au profit
d’une expérience d’ordre existentiel, qui essaye de saisir l’homme au
moment où il fait la littérature : le roman y est avant tout mise en
question du roman. Ce sont des œuvres d’exploration des formes
romanesques. »371 Peut-on dire pour autant que Barthes cherche
« activement le sens unique » de Sarrasine puisqu’il a posé d’emblée
le sens qu’il veut imposer ? :
En dépit du programme théorique annoncé, la lecture
barthésienne de Sarrasine ne saurait se réduire à la pure volupté
du signifiant. En réalité Barthes cherche activement le sens
unique du texte qu’il croit découvrir à un niveau d’abstraction
plus élevé que celui qu’aurait trouvé une analyse décidément
réaliste. Mais comme son programme théorique lui interdit
d’exprimer le sens en termes positifs, Barthes projette sur
Sarrasine l’essence de sa propre démarche, en y trouvant « le
trouble même de la représentation » (développement XCII),
hypothèse dont le pouvoir de séduction tient autant à
l’abstraction sémiologique de l’analyse qu’à la joie de trouver
dans le texte même l’allégorie de sa destruction.372
Barthes reprend dans ce livre ses thèmes classiques, (naturalisation du
signe, contestation rénovée de la philologie au moyen de la théorie de
l’oubli des sens et de celle du texte étoilé373, dénigrement de l’histoire
littéraire, refus du contexte qui n’est plus qu’un « extérieur ») ainsi
que le thème plus ésotérique de la « compromission » de la littérature
371
« Petite sociologie du roman français contemporain » (1955) in OC, t. I, p.559.
Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une
fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998, p.79-80
373
Théorie exposée dans S/Z (1970) in OC, t. III, p.126-129.
372
165
classico-réaliste qui apparaît dans S/Z comme un thème fort, bien
qu’un peu clandestin.
§2
La rupture du contrat de lecture par le récit réaliste montrant
l’altération du référent
Le narrateur bourgeois de S/Z, double de Balzac374 (Barthes et Pierre
Citron sont d’accord sur ce point), raconte le « raconter » ce qui
montre que Balzac avait eu d’emblée conscience des enjeux politiques
du récit réaliste, qu’il n’a pas ignoré sa force transgressive. Pour
Barthes (et pour Balzac selon son interprétation), le raconter est un
acte marchand responsable où le message n’est pas la vérité du monde
mais le désir du lecteur :
Pourquoi raconte-t-on des histoires ? Pour s’amuser ou pour se
distraire ? Pour « instruire », comme on disait au XVIIe siècle ?
Une histoire reflète-t-elle ou exprime-t-elle une idéologie au
sens marxiste ? Toutes ces justifications me semblent
aujourd’hui périmées. Tout récit se pense lui-même comme une
sorte de marchandise. Dans Les Mille et une Nuits, on échange
un récit contre un jour de survie. Ici, contre une nuit d’amour.375
Le narrateur-personnage de S/Z n’a pas compris qu’il rompt le contrat
de lecture en disant le réel (le nouveau « vraisemblable inavoué »376
374
Pierre Citron présente Sarrasine comme « l’un des récits les plus étranges de
La Comédie humaine, l’un des plus complexes et peut-être l’un de ceux qui
explorent le mieux certaines zones obscures de la psychologie de Balzac. » Balzac,
La Comédie humaine, VI, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,
p.1037.
« La raison de toutes ces anomalies est que dans Sarrasine, Balzac, en partie
inconsciemment, a introduit un certain nombre de données personnelles,
biographiques et psychologique. » Idem., p.1039.
L’interprétation de Barthes ne contredit pas celle de Pierre Citron :
« Sarrasine est un texte-limite dans lequel Balzac s’avance très loin, jusque vers
des zones de lui-même qu’il comprenait mal, qu’il n’a pas assumées
intellectuellement ni moralement, bien qu’elles soient passées dans son écriture. »
« L’Express va plus loin avec...Roland Barthes » (1970) in OC, t. III, p.671.
375
Idem., p.672.
376
« L’effet de réel » (1968) in OC, t. III, p.32.
166
selon Barthes) au lieu de l’embellir, de faire une belle peinture (le
vraisemblable culturel). Madame de Rochefide, la « belle écouteuse »
refuse logiquement de payer le narrateur qui n’a pas livré la
marchandise qu’il fallait.
Le sculpteur réaliste aussi bien que le narrateur est puni et châtré parce
qu’ils ont représenté un référent altéré : l’altération de la nature pour
Sarrasine, celle de la société pour le narrateur qui montre que tout y
est frelaté depuis que la naissance ne garantit plus l’origine :
L’Or parisien produit par la nouvelle classe sociale, spéculatrice
et non terrienne, cet or est sans origine, il a répudié tout code de
circulation, toute règle d’échange, toute ligne de propriété - mot
justement ambigu puisqu’il désigne à la fois la correction du
sens et la séparation des biens.377
Ainsi l’abolition de la différence entraîne l’impossibilité de
représenter :
Il n’est plus possible alors d’opposer régulièrement un contraire à un
contraire, un sexe à un autre, un bien à un autre ; il n’est plus possible
de sauvegarder un ordre de la juste équivalence ; en un mot il n’est
plus possible de représenter, de donner aux choses des représentants,
individués, séparés, distribués.378
§3
Neutre versus Moyen
Barthes veut lire dans l’histoire de Sarrasine le « trouble de la
représentation » qui répond au désordre social provoqué par la
mitoyenneté des classes. Barthes insiste sur la mitoyenneté du
narrateur de la nouvelle de Balzac : il est de « trop » comme tout ce
qui n’est pas à sa place ; il est mitoyen au noble (la blonde madame de
Rochefide) et au vil (Zambinella ou le « ragazzo aux cheveux
377
378
Ibid, p.299.
Ibid.
167
crêpés ») ; le mitoyen est aussi le moyen, ce qui est au milieu, et le
moyen qui rapproche et confond les extrémités. Mais le moyen n’est
pas le Neutre :
Le Neutre est donc l’opposé de la Moyenne ; celle-ci est une
notion quantitative, non structurale ; elle est la figure même de
l’oppression que le grand nombre fait subir au petit nombre ;
pris dans un calcul statistique, l’intermédiaire se remplit et
engorge le système (ainsi des classes moyennes) ; le neutre, au
contraire, est une notion purement qualitative, structurale ; il est
ce qui déroute le sens, la norme, la normalité. Avoir le goût du
neutre, c’est forcément se dégoûter du moyen.379
Cette position moyenne permet au narrateur de la nouvelle de Balzac
de mettre en rapport les termes de l’antinomie, de faire entrer en
contact des natures sociales antipathiques... non sans provoquer une
« révolution physiologique ».
380
Le grand-oncle Lanty répugne à
Madame de Rochefide moins par son grand âge que par son origine
sociale qu’elle a détectée, se demandant comment Madame de Lanty
a pu tolérer la présence d’un individu aussi compromettant.
§4
Ordre de l’Antithèse et métonymie effrénée
L’esthétique de la transparence381 a
provoqué
« l’effondrement
catastrophique » (selon « l’évaluation » barthienne) des économies
379
Sade, Fourier, Loyola (1971) in OC, t. III, p.795.
« Voilà ce qui se passe, lorsqu’on subvertit l’arcane du sens, lorsqu’on abolit la
séparation sacrée des pôles paradigmatiques, lorsque l’on efface la barre de
l’opposition, fondement de toute « pertinence ». » S/Z in OC, t. III, p.173
Ce que Barthes appelle le « mariage de la jeune femme et du castrat ». Barthes
selon sa conception holistique des rapports sociaux affirme que le texte « dit que la
figure majeure issue de la sagesse rhétorique, à savoir l’Antithèse, ne peut se
transgresser impunément : le sens (et son fondement classificatoire) est une
question de vie ou de mort », Idem
381
Cf. « Allusion et transparence. Sur le « code culturel » de Sarrasine », Pavel
Thomas, Travaux de littérature, Boulogne, Klincksieck, 1996, vol IX, p.295-311.
380
168
(sémantiques, symboliques, monétaires) de l’ancienne organisation
sociale :
La transgression de l’Antithèse, le passage du mur des
contraires, l’abolition de la différence. [...] Cet effondrement
catastrophique prend toujours la même forme : celle d’une
métonymie effrénée. Cette métonymie, en abolissant les barres
paradigmatiques, abolit le pouvoir de substituer légalement, qui
fonde le sens.382
La nouvelle classe (liée à l’esthétique réaliste qui domine depuis le
dix-huitième siècle) en confondant les termes inconciliables
(noble/non-noble) qui avaient structuré l’ancienne société a rendu sa
propre différence impossible à établir (si ce n’est sur la valeur
« travail »). En remplaçant la figure de l’Antithèse qui correspond au
régime de sens de l’ancienne société par celle de la métonymie, la
nouvelle classe a hypothéqué son avenir. Le processus de la
« métonymie effréné »383qu’elle a initié la condamne à se confondre
dans la Totalité alors qu’elle espérait, en se fondant dans l’ancienne
société, instituer une nouvelle hiérarchie.
Barthes avait déjà dénoncé
la « littérature du miroir »384 où la
« bourgeoisie se dévore » mais sans donner les raisons du dégoût qu’il
éprouvait pour cette littérature où la bourgeoisie se montre et se
dénonce.
§5
Exempla et réfutation subreptice de la théorie dite « triomphe du
réalisme »
L’analyse sociocritique
de Sarrasine sur l’impossibilité pour la
bourgeoisie usurpatrice de Juillet de fonder sa légitimité sociale parait
382
S/Z, op. cit., p.299
Idem
384
« Petite sociologie du roman français contemporain » (1955) in OC, t. I, p.558.
383
169
juste bien que plaquée (la famille Lanty n’est pas représentative de la
bourgeoisie de Juillet)385 et construite à partir de «l’extérieur » du
texte que Barthes initialement ne voulait pas inclure. Le choix du
terme « extérieur » pour désigner l’entour de l’œuvre était de toute
façon discutable ; Pierre Barbéris s’en est étonné :
La méthode barthienne sur ce point tend à représenter le texte
comme une sorte d’aérolithe sans origine (même textuelle !).
Ainsi, se pose un sérieux problème critique : l’étude structurelle
doit-elle exclure l’étude génétique ? Et si oui, pourquoi ? Et
qu’y a-t-il derrière cette entreprise de déshistorisation de la
critique et de remise à plat et à zéro de tout ?386
On peut estimer que cette interprétation s’arrange un peu avec le texte
pour lui faire dire « qu’il est mortel de lever la barre séparatrice qui
permet au sens de fonctionner (c’est le mur de l’antithèse), à l’espèce
de se reproduire (c’est l’opposition des sexes), aux biens de se
protéger (c’est la règle du contrat) »387.
Il est peut-être utile de
rectifier l’interprétation de Barthes mais il n’est pas moins nécessaire
de comprendre ce qu’il a voulu faire à travers l’analyse de Sarrasine :
Si j’étais philosophe, et si je voulais écrire un grand traité, je lui
donnerai le nom d’une étude d’analyse littéraire. Sous couvert
d’une analyse littéraire, j’essayerais de libérer une éthique au
sens large du mot.388
Un lecteur attentif comprend que l’origine de la fortune des Lanty
n’est pas la spéculation mais la faveur d’un prince de l’Eglise (donc
385
Voir infra
Art. cit., p.114.
387
S/Z, op. cit., p.299.
388
«Entretien (avec Jacques Henric) » (1977) OC, t.V, p.404.
Barbéris n’est pas dupe, ne dénonçant qu’à moitié l’entreprise S/Z pour utiliser
Barthes contre la critique « académique » : « Sarrasine n’est, dans S/Z, qu’une
occasion et un point d’application. Barthes institue d’abord sans le dire,
implicitement, sans polémique inutile, sans terrorisme méthodologique et sans
mots malheureux, le procès d’une certaine critique (traditionaliste académique,
universitaire). Ce qui est en cause, c’est la lecture de type classique et l’explication
(sic) de texte. » Art. cit., p.111.
386
170
aristocratique).
La famille Lanty est noble de fraîche date mais
d’Ancien Régime quand même. Elle n’est donc pas représentative de
la bourgeoisie de Juillet comme la situation géographique de l’hôtel
peut l’indiquer. Le Faubourg Saint Honoré n’est pas la Chaussée
d’Antin ; Barthes fait semblant d’oublier la différence entre ces deux
quartiers, interprétant légèrement l’origine sociale de Lanty pour les
besoins de sa démonstration ou plutôt de sa monstration. Car il s’agit
moins d’une surinterprétation que d’une utilisation qui s’avoue telle.
Le texte de Balzac n’est plus qu’un exempla qu’il utilise pour
argumenter son propos. Il a choisi d’évaluer avec [nous soulignons]
Sarrasine mais un autre texte aurait pu remplir le même objectif
contre-idéologique :
Pour moi, qui ai toujours à cœur de revenir à la littérature
« militante », à celle qui se fait aujourd’hui et qui désire
interroger les œuvres du passé d’un point de vue en quelque
sorte excentrique, j’ai cherché pour commencer, une œuvre
« double » qui se présente d’une façon si littéralement narrative
qu’elle en vienne à contester le modèle même du récit, comme si
elle mettait le récit entre guillemets à la manière d’une citation
(et l’on sait qu’il faut que les citations soient exactes) ; une
œuvre apparemment naïve et réellement très retorse, comme
pourrait l’être le récit d’une bataille fait conjointement et d’une
seule voix par le Fabrice de Stendhal et le général Clausewitz. Je
pense avoir trouvé une œuvre de ce genre dans La Marquise
d’O, de Kleist, que j’espère pouvoir analyser un jour.389
Il n’est pas sûr que le narrateur n’ait cherché qu’une nuit (ou même
plusieurs) d’amour. Sarrasine ne partage avec Point de lendemain que
son format. Nul libertinage ici : c’est la cour d’un homme qui cherche
à s’établir dans la haute société en tentant de séduire une jeune femme
si pleine de préjugés nobiliaires, qu’elle pourrait lui préférer n’importe
quel aide de camp. Elle allume d’ailleurs sa jalousie en acceptant une
danse avec l’un d’entre eux. Les aides de camp n’étaient pas
389
« Sur le Système de la mode et « L’Analyse structurale des récits » » (1967)
in OC, t. II, p.1301.
171
forcément issus des meilleures familles mais appartenaient en tous
cas aux cercles les plus réactionnaires de la Restauration : Balzac a pu
vouloir
souligner
le
caractère ultra de
Mme
de
Rochefide.
Appartenant à la nouvelle classe qui cherche à se joindre à l’ancienne,
le narrateur veut convaincre Madame de Rochefide de l’indignité de
toute origine pour excuser la sienne. Le narrateur, ne connaissant pas
le code d’hypocrisie de la haute société, commet l’erreur (ou la
balourdise) de dire l’origine au lieu de la dissimuler. Comme Balzac,
il veut forcer les portes du faubourg Saint-Germain en présentant à la
femme qu’il courtise une alliance de classe qu’elle rejette.
Barthes en affirmant que Sarrasine ne raconte rien hors de son propre
récit n’a pas simplement repris un des lieux communs de la critique
d’avant-garde qui voit dans un roman moins le récit d’une aventure
que l’aventure d’un récit390 ; il a formulé une hypothèse intéressante
donnant un sens politique au refus des logiques du récit qui n’est peutêtre pas qu’un problème d’esthétique pure. Il n’est pas sûr que Balzac
ait songé à mettre en cause le récit391 (pourquoi aurait-il de 1831 à
1850 écrit une petite centaine de romans) ; il est en tout cas un peu
plus certain que Barthes se sert de Balzac, soit qu’il ait cherché à
contredire de manière collatérale l’interprétation du « triomphe du
réalisme » de Engels392, soit qu’il ait voulu subvertir le réalisme
390
C’est un lieu commun qu’on trouve aussi bien chez Blanchot que chez Claude
Simon ou chez Jean Ricardou :
« Ce que l’écriture nous raconte, même chez les plus naturalistes des romanciers,
c’est sa propre aventure et ses propres sortilèges. Si cette aventure est nulle, si ces
sortilèges ne jouent pas, alors un roman, quelles que puissent être par ailleurs ses
prétentions didactiques ou morales est nul lui aussi. » Claude Simon, Discours de
Stockholm, Ed. de Minuit, 1986, p.29.
391
Balzac était persuadé que la justification du roman était le « drame » social et
non pas le « drame de la chambre à coucher », Voir Les Paysans in La Comédie
humaine, IX, Etudes de mœurs : scènes de la vie de campagne, édition publiée sous
la direction de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la
Pléiade, 1978, p.64-65.
392
« Le réalisme dont je parle se manifeste même tout à fait en dehors des opinions
de l’auteur » « Lettre à Miss Harkness, Avril 1888 », Marx et Engels Sur la
littérature et l’art, textes choisis, traduits et présentés par Jean Fréville, Paris,
Editions Sociales, 1954, p.318.
172
littéraire à contenu politique pour des raisons que ne sont peut-être pas
celles
que Pierre Barbéris avance mais qui pourraient s’en
rapprocher :
Un peu comme Albert Béguin jadis, c’est à un texte non
explicitement et directement historique que s’intéresse Barthes,
à un texte qui permet de réintégrer ou d’intégrer Balzac à un
univers
« littéraire »,
psychologique,
psychanalytique,
fantastique, etc. Opération connue ? Aujourd’hui comme hier le
présupposé, l’inavoué demeurent : dans une perspective sexuelle
- ou mystique - l’histoire commence avec chacun de nous. S/Z
pourrait bien à cet égard être considéré comme constituant
aujourd’hui une contre-attaque de l’idéologie du mystère. Car en
fait, et sans toujours qu’on le dise - ou qu’on le veuille clairement, le thème « sexuel », non relié au thème historique,
renvoie implicitement, par la mise en parenthèse de la notion de
civilisation, et de l’omniprésente dialectique sociale, à une sorte
d’éternel et invariant (archétypes, complexes, « nature »
humaine) en même temps qu’il fait tout partir et d’abord, bien
entendu, la lecture, du moi immédiat. Il n’y a pas là seulement
une thèse réactionnaire classique mais aussi de manière assez
curieuse aujourd’hui une thèse gauchiste : tout commence ou
tout recommence à partir de nous. Sans doute serait-il cruel
d’insister sur les troubles et profondes raisons du succès de la
critique barthienne dans certains milieux. Sans doute aussi
faudrait-il dire qu'une semblable tentative, comme tout ce avec
quoi, qu’elle le veuille ou non, elle renoue, a été rendue
possible et voire inévitable par les aveuglements et les
absurdités d’une critique pseudo-matérialiste qui n’a voulu voir
qu’errances dans la production fantastique et « littéraire » de
Balzac.393
La théorie du « triomphe du réalisme » est reprise par Jean Fréville au sujet de
Gogol dans la première édition de sa compilation, Sur la littérature et l’art :
« Gogol partisan du régime autocratique et de l’orthodoxie a voulu servir la
noblesse, corriger simplement quelques excès nuisibles et « produire une bonne
impression sur la société » : il a dressé dans le Réviseur et les Ames mortes, un
réquisitoire impitoyable contre la sainte Russie des bureaucrates et des
propriétaires fonciers. Son réalisme, en ramassant les traits typiques de la Russie
Tsariste, en flétrissant les passions et les vices des hobereaux, en liant ces passions
et ces vices à la décadence de l’économie fondée sur le servage, lui a dicté, outre
ses opinions politiques, contre sa volonté même une œuvre où se déroule le drame
de la noblesse foncière agonisante - ( « génie noir », comme l’a nommé un critique
russe – génie par le réalisme, noir par les convictions politiques ) - a pensé
consolider la domination des hobereaux, il a, en définitive, travaillé à leur ruine. »,
Marx et Engels, Sur la littérature et l’art, textes choisis, traduits et présentés par
Jean Fréville, Paris, Editions sociales internationales, 1936, p.18
393
Pierre Barbéris a porté un jugement sévère sur l’article de Jean-Claude Reboul,
point de départ du « travail » barthien: « Il était dit que Sarrasine, c’est « une
173
SECTION II – LA PENSEE DU DISCONTINU CONTRE CELLE DE
LA TOTALITE394
§1
La théorie de l’oubli des sens dirigée contre la saisie de la
structure essentielle
La théorie de l’oubli des sens pose qu’il n’y pas de hiérarchie des
sens et que par conséquent, le critique n’a pas à dégager une structure
irréductible de signifié. Il n’y a rien d’essentiel à saisir pas plus qu’il
n’y a d’objectif littéraire essentiel à interpréter, tout signifie et
différemment en fonction de la force qui s’empare du texte. Omettre
la structure essentielle, la « structure dernière » du texte (et du
monde...), c’est refuser le « signifié dernier ».
Une certaine tradition, disons celle du grand réalisme comme l’a
appelée Lukács, dans laquelle on peut ranger Auerbach, avait cru
jusque là que le réalisme consistait dans la faculté de saisir les aspects
essentiels d’un objet, sa structure signifiante. Pour Auerbach, l’art
réaliste se caractérise par l’ambition « d'appréhender le réel dans toute
trentaine de feuillets glissés comme un signet (ou un signal) entre les mastodontes
de La Comédie humaine ». Ce qui, une fois encore, signifie - ou suppose - quoi ?
Que le signet - ou le signal ! Nuance ? - est plus intéressant - plus signifiant que les
mastodontes ? L’opération est connue, qui vise, - comme elle visait - à faire appel
au Balzac soi-disant insolite ou mystique ou surréaliste, ou poétique, ou
« littéraire », ou petit format, contre « l’autre », celui (excusez du peu) des
mastodontes, celui du réalisme et de l’histoire qui se fait. Bref, un texte vide et
prétentieux, visant - pour quelle raison ? - à privilégier Sarrasine contre le « reste »
de La Comédie humaine. Une opération de pseudo avant-garde. Un bluff. Non que
ne fussent au passage posés quelques réels problèmes, mais au hasard et sans
méthode, et sans savoir de quoi on parle. » Art. cit., p.110.
394
« Si l’on songe à la façon dont pensent, conceptualisent, formalisent et
verbalisent les sciences humaines, on s’aperçoit qu’elles ne sont absolument pas
acclimatées à un pensée véritable du discontinu : elles sont encore dominées par le
surmoi de la continuité, un surmoi de l’évolution, de l’histoire, de la filiation, etc.
Tout approfondissement de la pensée du discontinu reste essentiellement hérétique,
révolutionnaire au sens propre et nécessaire. » « Entretien (A conversation with
Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.1007-1008
174
son ampleur et sa profondeur »395 : Molière serait plus réaliste que
Racine ou Boileau, ces derniers n’ayant pas cherché à représenter la
vie réelle des couches populaires ni mêmes les rapports (ou l'absence
de rapport) que celles-ci entretiennent avec les classes dominantes. La
Bruyère serait réaliste de manière intermittente et allusive. De même
pour Lukács, l’art réaliste se définit par sa capacité à mettre en scène
« l’essentiel », à montrer la structure objective du réel : le grand
écrivain réaliste sait relier un malheur individuel à des causes
générales tandis que l’écrivain réactionnaire, ne sachant ni raconter ni
reproduire les faits sociaux essentiels396, ne voit dans le malheur d’un
personnage que des faits isolés, un cas social. Barthes avait autrefois
exposé une conception de l’art engagé qui se rapprochait de celle de
Lukács mais il n’entendait plus à présent se faire l’épigone d’un
théoricien socialiste.397
395
Erich Auerbach, Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, traduit de l’allemand par Cornelius Heim, Paris, Gallimard, coll. Tel,
1968, p.152.
396
Cf. Lukács : « Il [Engels] montre par exemple que Karl Beck est incapable de
raconter correctement une histoire : « Cette totale impuissance à raconter et à
représenter qui se manifeste dans tout l’ouvrage est caractéristique de la poésie du
« socialisme vrai » qui n’offre aucune possibilité de relier à des rapports généraux
les faits isolés à relater et d’en relever ainsi les aspects frappants et significatifs
[c’est moi qui souligne. G. L.] Voilà pourquoi, même dans leurs écrits en prose, les
« socialistes vrais » se gardent de l’histoire. Là où ils ne peuvent l’éviter, ils se
bornent soit à des constructions philosophiques, soit à une transcription dans un
registre sec et ennuyeux, de malheurs individuels et de cas sociaux. »
Georg Lukács, Marx et Engels historiens de la littérature, traduit de l’allemand par
Gilbert Badia, Paris, L’Arche, coll. Travaux, 1975, p.83.
Robbe-Grillet serait peut-être un exemple de cette impuissance à raconter le réel si
Goldmann n’avait pas montré que le Nouveau Roman n’est pas moins réaliste que
les littératures réalistes « classiques »: « Bien raconter, c’est donc faire ressembler
ce que l’on écrit aux schémas préfabriqués dont les gens ont l’habitude, c’est-à-dire
à l’idée toute faite qu’ils ont de la réalité. » Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau
roman, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1961, p.30.
397
« Cinéma droite et gauche » (1959), OC, t. I, p.943-945.
175
§2
La chasse au référent
Ce n’est pas par hasard que Barthes dans « L’effet de réel » parle
d’une petite porte de Michelet de manière apparemment insolite, dans
un article où il était surtout question de contester les attaches
référentielles du texte réaliste. Michelet a fait allusion dans l’Histoire
de la Révolution à une petite porte dérobée se trouvant au fond de la
cellule où Charlotte Corday attendait l’exécution de la sentence de
mort prononcée contre elle, peut-être pour suggérer qu’elle aurait pu
s’évader en acceptant les complicités qu’on lui offrait. En mentionnant
cette petite porte, ou plutôt, cette notation, Barthes peut vouloir faire
entendre que l’historien, en composant son tableau, emploie pour
produire un effet de réalité le même procédé que le romancier réaliste
qui cherche à donner l’impression de la vie en notant des détails
insignifiants et infonctionnels (un baromètre par exemple) qui
connotent le réel.398 Le récit historique n’est donc pas plus réaliste
que le roman à visée référentielle. Ce n’était pas la première fois que
Barthes couplait l’attaque contre le roman aristotélicien avec celle
dirigée contre le récit historique. Dans le chapitre nommé « L’écriture
du Roman » du Degré zéro de l‘écriture, on apprenait que le monde
du roman balzacien ainsi que la réalité historique restituée par
398
Barthes définissait le naturalisme comme « l’art d’amplifier l’insignifiant ». Sur
le théâtre d’Adamov:
« C’est le contraire même du naturalisme, qui se propose toujours d’amplifier
l’insignifiant » « Adamov et le langage » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.740.
Flaubert regrettait déjà que Balzac ait gonflé la vie bourgeoise (voir Bouvard et
Pécuchet).
Voir aussi Thomas Pavel :
« Barthes définit la nouvelle interprétation en l’opposant aussi bien à la recherche
de la totalité structurée, qu’à celle de la représentation d’un réalité extérieure de
l’œuvre. Celle-ci a beau aspirer à représenter la vérité du monde, le réalisme
comme on l’a vu dans « L’Effet de réel », est lui-même irréaliste, parcellaire,
erratique, confiné aux détails inutiles. », De Barthes à Balzac. Fictions d’une
critique, critiques d’une fiction, op. cit., p.60-61
176
Michelet étaient des univers « autarciques » pareils aux cosmogonies
des anciennes mythologies :
Roman et Histoire ont eu des rapports étroits dans le siècle
même qui a vu leur plus grand essor. Leur lien profond, ce qui
devrait permettre de comprendre à la fois Balzac et Michelet,
c’est chez l’un et chez l’autre, la construction d’un univers
autarcique, fabricant lui-même ses dimensions et ses limites, et y
déposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection
d’objets et se mythes.399
C’était une manière discrète mais ferme de contester en même temps,
le réalisme de Balzac et le travail historique de Michelet, dont Barthes
n’a pas manqué de souligner les « parti-pris » ainsi que le « style
partial »400. Dans La Préparation du roman, Barthes a radicalisé son
anti-objectivisme en considérant qu’il fallait soit dire tout le réel, tout
le notable du monde saisi et divisé à l’infini401, sans le trier en aspects
essentiels et en aspects résiduels ; soit refuser de faire croire qu’on
puisse parler du monde. Ce « tout ou rien » lui permet d’établir
l’échec du réalisme puisque le monde excède toujours l’œuvre.
§3
Référent et circonstant
Si Barthes ne croit pas que le récit historique et le récit réaliste aient
des attaches référentielles, il accorde un peu de référentialité au haïku,
au moment individué : « un gramme de référent » :
Noter qu’on lit l’effet et non le paysage, à peu près inexistant :
un gramme de référent, une diffusion puissante de l’effet.402
399
Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.189.
La Préparation du roman (2003 [1978-1980]), texte établi, présenté et annoté
par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll.
traces écrites, 2003, p.340.
401
Voir le sous-chapitre « La division du réel » in La Préparation du roman, op.
cit., p.118-120.
402
Idem., p.76.
400
177
Coyaud avait défini le haïku comme « ce qui arrive en tel lieu, à tel
moment ». Barthes ne valide pas ce point de vue trop référentialiste. Il
commence par déclarer que cela n’est pas « à vrai dire tout à fait
suffisant », qu’il faudrait nuancer en comprenant que la contingence
est moins ce qui arrive que ce qui entoure le sujet si bien qu’il vaudrait
mieux parler de circonstant plutôt que de contingence ; en effet bien
que le haïku « impose la certitude d’un référent », il faudrait « en
même temps » parler de circonstant. C’est un mot qu’il trouve
mauvais mais qui lui permet de conjurer le mot fatal de « référent » :
Un haïku, « c’est simplement ce qui ce qui arrive en tel lieu, à
tel moment » (Coyaud) - mais à vrai dire, pas tout à fait
suffisant ; je voudrais introduire une nuance : un haïku, c’est ce
qui survient (contingence, micro-aventure) en tant que cela
entoure le sujet - qui cependant n’existe, ne peut se dire sujet,
que par cet entour fugitif et mobile (individuation ≠ individu) →
Donc, plutôt que contingence, penser circonstance ( penser à
l’étymologie) ; - Aussi, c’est la troisième dialectique
(contradiction) que je veux pointer, après « instant/souvenir » et
« immobilité/mouvement » : bien que le haïku impose la
certitude d’un référent, cf. (15), en même temps il sollicite de
parler de circonstants (mot mal fait) plutôt que de référents. En
un sens (extrême), il n’y pas de référents dans le haïku - donc, à
proprement parler, pas de thétique ; on pose seulement des
entours (circonstant), mais l’objet s’évapore, s’absorbe dans la
circonstance : ce qui l’entoure, le temps d’un éclair.403
Barthes, ennuyé de sa propre subtilité, termine sa pseudodémonstration en disant que finalement « en un sens extrême », il n’y
a pas de référents dans le haïku » excepté les tangibilia auxquels
Barthes était « sensible » « depuis longtemps » ainsi qu’aux « mots
ayant pour référent des choses concrètes »404. Comme au temps de « la
403
Ibid., p.89-90.
« Depuis longtemps, sensible à la présence, dans un texte narratif ou intellectuel,
de mots ayant pour référent des choses concrètes, des objets - disons en gros :
404
178
littérature objective », le réalisme des objets sert à conjurer le réalisme
du concept, à poser la vérité des objets contre celle des idées. Le
retour du référent n’était qu’un leurre.
§4
La vérité de l’instant absolu contre celle de l’Histoire
Barthes proposait un retour en spirale au réalisme tout en nous
rassurant : il n’est pas question d’entendre ce terme avec ces
« connotations françaises et politiques (Zola, réalisme socialiste) mais
en général » :
Considérer comme possible (non dérisoire) une pratique de
notation, c’est accepter déjà comme possible un retour (en
spirale) du réalisme littéraire. Attention ne pas prendre ce mot
dans ses connotations françaises ou politiques (Zola, réalisme
socialiste) mais en général : pratique d’écriture qui se place
volontairement sous l’instance du Leurre-Réalité.405
Barthes considère que le haïku est la forme du réalisme immédiat, de
la vision privative du Tel, du Spécial, de l’Incomparable qu’il oppose
au réalisme qui déchiffre et qui démontre :
Il y aurait en somme deux réalismes : le premier déchiffre le
« réel » (ce qui se démontre mais ne voit pas) ; le second dit la
« réalité » (ce qui se voit mais ne se démontre pas ») ; le roman,
qui peut mêler ces deux réalismes, ajoute à l’intelligible du
« réel » la queue fantasmatique de la réalité.406
Pour défaire les solidarités historiques, il suggère de diviser
la
matière du monde à l’infini au lieu de l’abstraire en la réduisant
comme font ceux qui veulent conférer un sens à la totalité :
qu’on pourrait toucher, des tangibilia cf. Planches de l’Encyclopédie. Passages de
objets sensuels - rareté des tangibilia dans le texte classique (par exemple Les
Liaisons dangereuses), rôle fort dans la Vie de Rancé (orangers, gants) » Ibid.,
p.94.
405
Ibid., p.46.
406
Le Plaisir du texte (1973) in OC, t. IV, p.247
179
Le romanesque, comme nous l’avons entendu, c’est-à-dire
comme puissance d’expression du discontinu humain, comme
soumission à l’interstice des lois (à commencer par celles du
discours), c’est ce lien de langage (de communication. Pour une
fois, employons le mot) où l’on accepte de ne pas affronter
directement des systèmes dont chacun peut l’emporter ; c’est ce
qui dit non (toujours le pied de nez !) à la parade des
arrogances.407
Le haïku se prête à l’entreprise :
Le haïku : c’est « l’anti-dé à coudre », l’anti-condensation
totalisante.408
Il était nécessaire d’isoler chaque aspect du monde afin de retirer au
monde son intelligibilité menaçante, valoriser l’instant absolu contre
celle de l’instant lié (celle de l’Histoire, celle du roman aristotélicien) :
Le haïku est « une écriture (une philosophie) de l’instant. Une
« écriture absolue de l’instant ».409
Barthes suggérait l’inanité de « l’Histoire qui se fait » en remarquant
que les notations sur le Temps qu’il fait qu’on trouve dans le Journal
407
« Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.387
La Préparation du roman, op. cit., p.59
La quête du détail (autrement dit du « particulier » du « non-comparable ») se fait
contre celle de l’ensemble (c’est-à-dire du général, de la Totalité).
Voir Antoine Compagnon, « Discret, particulier, contingent, circonstanciel, décalé,
éphémère, le haïku incarne le Neutre. Et surtout il se présente comme un résidu, un
dépôt de réel, un « débris erratique du tissu quotidien » ; il divise, individue,
nuance le monde au lieu de l’abstraire et de la conceptualiser. », Les Antimodernes
de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des
idées, 2005, p.436
C’était peut-être trop subtil. Cf. Hervé Algalarrondo :
« Bien qu’assidus, ses auditeurs sont de plus en plus désarçonnés. « Beaucoup
avaient l’impression que Roland se moquait d’eux », note un disciple. Un samedi,
il s’intéresse aux médicaments que prennent les romanciers. Toujours cette traque
effrénée du détail qui expliquerait l’ensemble. » Hervé Algalarrondo, Les Derniers
jours de Roland Barthes, Paris, Stock, 2006, p.245.
409
La Préparation du roman, op. cit., p.85.
408
180
d’Amiel ont conservé leur actualité tandis que sa morale avait perdu la
sienne.410
§5
Les moments de vérité contre la vérité du concept
Barthes avait remarqué avec sa lucidité habituelle que le discours
fragmenté n’échappe pas au sens. Malgré l’ordre alphabétique, l’ordre
aléatoire, le sens persiste. Pour déjouer le sens, l’intelligibilité du tout,
Barthes propose une lecture qui ne cherche pas à saisir l’œuvre (et le
monde bien sûr...) sur un mode synthétique (on se rappelle que Sartre
opposait l’intelligence analytique « bourgeoise » à l’intelligence
synthétique « révolutionnaire », distinction sans doute un peu
schématique mais acceptable) :
Le Texte, qui n’est plus l’œuvre, est une production d’écriture,
dont la consommation sociale n’est certes pas neutre (le Texte
est peu lu), mais dont la production est souverainement libre,
dans la mesure où (encore Nietzsche) elle ne respecte pas le
Tout (la Loi) du langage.411
410
Idem., p.68.
« La guerre des langages » in OC, t. IV, p.364.
Le caractère politique de la pensée du discontinu pointe par endroits dans le
séminaire sur le Discours amoureux :
« Le dépiècement de la chronique (du roman) implique un problème de valeur. Ce
dépiècement ou, si l’on veut parler positivement, cette promotion du « détail » (au
détriment de l’idée même d’ensemble), ce privilège accordé chaque fois à une
figure comme à un morceau d’ivresse, cette volonté de retirer la vie, le sens de
l’ensemble, a été défini, et dénoncé, par Nietzsche (à propos de Wagner) comme
décadent », Roland Barthes, Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des
hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte
établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty,
Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007, p.363
« De même, nous sommes décadents, nos figures procèdent bien d’un geste
sémiotique ; mais pour nous, c’est en quelque sorte volontairement que nous
considérons que le discours amoureux – comme ensemble – ne vaut rien. », Idem.,
p.364
« Eh bien, notre amoureux est décadent ! Voire : wagnérien ! Car lui aussi il
hallucine, il décompose ; il sépare en petite unité, il rend le détail souverain, se
moque de l’ensemble, désagrège sa volonté, libère en lui l’individu. », Ibid., p.686.
411
181
Un lecteur « synthétique » pourrait voir que l’objectif littéraire
essentiel de Proust ne se réduit pas à nous raconter son désir d’écrire
(même s’il en est question), mais de montrer aussi que la bourgeoisie
a complété l’usurpation politique par l’usurpation mondaine. (La
Duchesse de Guermantes n’est plus qu’une Madame Verdurin).
Barthes semble idéaliser l’âge d’or de la bourgeoisie412 peut-être
parce qu’il ne l’a pas connu :
Dans le mesure (c’était du moins mon cas) où l’enfant est lié
de façon privilégiée au plan des images, à ses grands-parents
plus qu’à ses parents, trop proches de lui pour qu’il en ait une
vue imaginaire (celle qui « prend », fait relief), l’enfance
s’alimente de mythes bien plus anciens : par les souvenirs
racontés, les photos même (celles, pour moi, par exemple, de
L’Illustration), les meubles, les façons de parler, les temps
imaginaires de mon enfance n’a pas été l’après-guerre (de 14),
mais l’avant-guerre, voire la fin du siècle dernier. Si j’ai une
nostalgie, c’est d’ailleurs de ce temps-là, que je n’ai pas connu
sinon - circonstance déterminante - par le verbe. Dans l’analyse
de l’institution familiale, on mésestime, me semble-t-il, le rôle
imaginaire des grands-parents : ni castrateurs, ni étrangers,
véritables médiateurs du mythe.413
Si Barthes est un Orphée qui tue une deuxième fois ce qu’il aime, si
Orphée est un personnage défendant un ordre social condamné, alors
on peut comprendre qu’il n’ait pas voulu qu’on réduise A La
Recherche du temps perdu à un récit déceptif (au sens de Lucien
Goldmann) montrant
les conséquences « d’un certain travail »,
« stéréotype » marxiste qu’il a condamné en terme autoritaire : « la
critique n’a pas à dire ». « Et pourquoi Monsieur ? »414 :
La critique n’a pas à dire si Proust a dit « vrai » , si le baron de
Charlus était bien le comte de Montesquiou, si Françoise était
Céleste, ou même, d’une façon plus générale, si la société qu’il a
décrite reproduisait avec exactitude les conditions historiques de
412
« Le temps où ma mère a vécu avant moi, c’est ça, pour moi, l’Histoire (c’est
d’ailleurs cette époque qui m’intéresse le plus, historiquement.) » La Chambre
claire (1980) in OC, t. V, p.842.
413
« Lectures de l’enfance » (1980) in OC, t. V, p.947.
414
Mot de Chateaubriand à la Chambre des pairs.
182
la noblesse à la fin du XIX e siècle; son rôle est uniquement
d’élaborer elle-même un langage dont la cohérence, la logique et
pour tout dire la systématique, puisse recueillir, ou mieux encore
« intégrer » au sens mathématique du terme la plus grande
quantité possible de langage proustien, exactement comme une
équation logique éprouve la validité d’un raisonnement sans
prendre parti sur la « vérité » des arguments qu’il mobilise.415
Notons au passage que les cibles ne changent pas. Chacun son paquet.
Le « si le baron de Charlus était bien le comte de Montesquiou » est
une pointe contre la critique des sources tandis que le « si la société
reproduisait avec exactitude les conditions historiques de la noblesse à
la fin du XIX e siècle » est un démenti aux certitudes des
Plekhanoviens. On se rappelle que le discours de la « validité » servait
à contester le discours de la science, le « discours paranoïaque », en
gros le discours marxiste. Mais une lecture « marxiste », sociocritique
aurait-elle révolté Proust ? :
Des changements produits dans la société je pouvais d’autant
plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une
partie de mon œuvre qu’ils n’étaient nullement comme j’aurais
pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre
époque.416
Proust a pu faire référence aux « changements produits » dans la
haute société parisienne dont la description a cimenté celle d’un
précurseur, Balzac. Quoi qu’il en soit, Barthes ne veut voir dans la
415
« Qu’est-ce que la critique » Essais critiques in OC, t. II, p.505.
Le Temps retrouvé in A la recherche du temps perdu, édité sous la direction de
Jean-Yves Tadié, avec la collaboration d’Yves Baudelles, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1989, , p.545.
Il est difficile de nier que Proust n’ait pas eu le projet de décrire « la destruction
de cet ensemble cohérent » (Idem., p.535), c’est-à-dire le salon Guermantes,
symbole de la haute aristocratie. Si Proust transforme la snobe Verdurin en
Guermantes à la fin de la Recherche, n’était-ce pas pour suggérer que la
bourgeoisie qu’il détestait autant que Balzac (qui fustigeait le « népotisme
bourgeois ») a complété son triomphe sur l’aristocratie : « La succession au nom
est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de
propriété » (Ibid., p.533). Le vieux prince de Guermantes ruiné par la guerre
épouse pour se refaire l’ex-duchesse de Duras alias Mme Verdurin qui accédait au
sommet par transition. Son militarisme patriotard n’est peut-être tout à fait
désintéressé.
416
183
Recherche que la mort de la grand-mère du narrateur : elle constitue
un moment de vérité puisqu’elle montre qu’on n’éprouve pas de
chagrin quand un proche disparaît. Il ne fallait lire que les moments
pathétiques, sauter les explications, se concentrer sur la vérité des
affects pour ne pas voir celle du concept :
Puisque son écriture est médiate (il ne présente les idées, les
sentiments que par des intermédiaires), le Roman, donc, ne fait
pas pression sur l’autre (le lecteur) ; son instance est la vérité
des affects, non celle des idées ; il n’est donc jamais arrogant,
terroriste : selon la typologie nietzschéenne, il se place du côté
de l’Art, non de la Prêtrise.417
Et celle de l’ensemble « comme si nous acceptions de déprécier
l’œuvre, de ne pas en respecter le Tout, d’abolir des parts de cette
œuvre, de la ruiner - pour la faire vivre »418, qui tend vers une fin qu’il
ne faut pas prendre pour la « vérité » comme il a pu le faire remarquer
au sujet de Sarrasine :
Les rapports qui unissent Zambinella à l’œuvre d’art sont
contradictoires, ou du moins il convient de les analyser sans
tenir compte de la succession des épisodes, car rien ne dit que la
fin de l’histoire soit sa vérité.419
Barthes reprenait l’opposition proustienne vérité logique/vérité des
impressions420 en la couplant à celle du général et du particulier :
Le particulier repoussé dans les marges - bien que
périodiquement un penseur se lève et revendique pour le
particulier, le kairos, le non-comparable (Kierkegaard,
Nietzsche), la contingence. Ce sont là deux côtés : par exemple,
417
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (1978) in OC, t. V, p.470.
La Préparation du roman, op. cit., p.161.
419
« Masculin, Féminin, Neutre » (1970) in OC, t. V, p.1037.
420
« Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une
vérité possible, leur élection est arbitraire. [...] L’impression est pour l’écrivain ce
qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le
travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après », Le Temps retrouvé,
op. cit.., p.458-459.
418
184
on ne m’empêchera pas de préférer la façon dont Proust parle du
chagrin à celle dont Freud parle du deuil.421
Mais Barthes oublie que Proust revendiquait aussi et même surtout le
général puisque l’écrivain ne doit chercher et « ne se souvient que du
général422 :
Là où je cherchais de grandes lois, on m’appelait fouilleur de
détails.423
Cette confusion ou plutôt cette crase permet de disqualifier le concept
en le ramenant à une production grégaire.
§6
De la destruction de la représentation à la monstration truquée
du pseudo-réel
Dans un entretien avec Maurice Nadeau, radiodiffusé sur France
Culture, Barthes se demandait pourquoi il n’y avait plus de littérature
réaliste comme celle du dix-neuvième siècle qu’il réhabilitait de
manière surprenante : elle avait pris « une valeur de témoignage sur ce
qu’on appelle les classes dominantes » :
Même en France, au XIXe siècle, nous avons eu une très grande
quantité de romanciers qui s’engageaient beaucoup plus qu’on
ne le croit aujourd’hui ; je dirais même que le roman français du
XIXe siècle à une valeur de témoignage, de diagnostic, souvent
extrêmement cruel, sur la bourgeoisie de l’époque. Les romans
actuels, même traditionnels, n’ont plus cette espèce d’énergie de
témoignage, sur ce qu’on appelle les classes dominantes. De ce
point de vue, Zola reste très en avance sur ce que nous faisons.
C’est d’ailleurs cela qui paraîtrait intéressant à interroger.
Pourquoi n’avons-nous pas, actuellement, à côté des textes
limites, des textes d’expérience, une littérature proprement
421
La Préparation du roman, op. cit., p.88.
Le Temps retrouvé, op. cit., p.479.
423
Idem., p.618.
422
185
réaliste, qui dépeindrait de façon critique, démystifiante, la
société dans laquelle nous sommes et dont nous ne voulons
pas ? 424
On est en 1974, année de la parution de L’Archipel du Goulag.
Maurice Nadeau a quelques instants plus tôt parlé du Premier cercle
et du Pavillon des cancéreux. Barthes a dit dans un autre entretien
qu’il ne fallait pas « avoir peur de la représentation », que « son
procès a été fait trop rapidement »425. Barthes, dont le sens politique a
été souligné par Sollers426, avait compris que L’Archipel du Goulag
annonçait la « fin d’une illusion » comme Le Mariage de Figaro avait
annoncé celle de la Monarchie :
Pourquoi n’y a-t-il pas aujourd’hui (du moins me semble-t-il),
pourquoi n’y a-t-il plus un art de la persuasion - ou de
l’imagination - intellectuelle ? Pourquoi sommes-nous si lourds,
si indifférents à mobiliser le récit, l’image ? Ne voyons-nous pas
que ce sont tout de même les œuvres de fiction, si médiocre
soient-elles artistiquement (Soljenitsyne), qui ébranlent le mieux
le sentiment politique ? Ne pas dire : Eh bien, faites-le vousmême ! Peut-être croyons à moins de choses encore que
Voltaire.427
Cependant Barthes, rappelait que malgré le mérite, le courage de
Soljenitsyne, sur le plan esthétique, il était en retard de soixante-dix
ans :
Soljenitsyne n’est pas un « bon » écrivain pour nous : les
problèmes de forme qu’il a résolus sont un peu fossilisés par
rapport à nous. Sans qu’il en soit responsable - et pour cause -, il
424
« Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p557-558.
« Il ne faut pas avoir peur de la « représentation », son procès a été fait trop
vite. » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.384.
426
Sollers a confié au biographe de Barthes : « Je pense qu’il a vécu Tel Quel
comme une hystérie froidement calculée », dit aujourd’hui Sollers, pour qui
Barthes s’est appuyé sur la revue avec un grand sens politique : « Les deux parties
avaient intérêt à cela. Il est certain que l’espèce de mobilité agressive de Tel Quel a
beaucoup joué en sa faveur, dans les dix ans qui ont suivi la chose Picard.... » cité
par Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Paris, Flammarion, 1990, p.198.
427
« D’eux à nous » (1978) in OC, t. V, p.454-455.
425
186
y a soixante-dix ans de culture qu’il n’a pas traversés et que
nous avons traversés. Cette culture n’est pas forcément
meilleure que la sienne, mais elle est là et nous ne pouvons pas
la nier, nier par exemple tout ce qui s’est passé dans la littérature
française depuis Mallarmé. Et quelqu’un écrivant, disons
comme Maupassant ou Zola, nous ne pouvons pas le juger de la
même façon que quelqu’un qui soit maintenant écrivain chez
nous.428
Le fait qu’une littérature réaliste ait contribué à faire tomber les murs
d’un régime fondé sur la légitimité d’« un certain travail » (l’Histoire)
sans fissurer le système du sens mais en affirmant simplement sa
liberté, ne pouvait pas le
réconcilier avec l’esthétique de la
transparence dont les nouvelles « irresponsabilités » ne rachetaient pas
les anciennes, ne rachetaient pas celles qui avait provoqué la coupure
de 1848. Finalement Barthes rejoint d’une certaine manière Lukács :
qui considérait que Soljenitsyne reste un écrivain du réalisme
socialiste:
[Pour Lukács :] la valeur littéraire d’une œuvre est un plus sûr
garant de son apport au progrès que son apparente orthodoxie
idéologique, et peut-être liée à une attitude critique envers la
société, même lorsque celle-ci se déclare socialiste. L’écrivain
réaliste est « progressiste » par son art, et non par les opinions
qu’il affiche : Lukács, qui a soutenu Platonov, restera fidèle à
lui-même lorsque, vingt-cinq plus tard, il verra dans
Soljenitsyne, en dépit de son attitude critique à l’égard du
système soviétique, le véritable représentant du réalisme
socialiste. L’exemple de Lukács montre que, prise au sérieux, la
doctrine du réalisme socialiste risque de se retourner contre la
pratique littéraire qui s’en inspire, et en fin de compte, contre le
système politique dont elle est issue.429
Si la représentation est réhabilitée, l’esthétique reste tributaire de la
tactique de la contre-idéologie : désormais le rôle de l’écrivain n’est
plus de détruire la représentation mais de tricher avec elle.430 Barthes
428
« Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.755.
Michel Aucouturier, Le Réalisme socialiste, Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1998,
p.80-81.
430
C’était peut-être une concession à Renaud Camus qui, comme Robbe-Grillet
429
187
fait reprendre431 à l’écriture de l’imaginaire mêlée au nouveau
discours intellectuel son aventure qui ne se confond plus désormais
avec celle de l’avant-garde.432 La « fin de l’Histoire » a permis de
décriminaliser la narration. On peut maintenant se demander pourquoi
l’entreprise de liquidation du réalisme littéraire a pris des chemins
aussi détournés ? Pourquoi Barthes
n’a-t-il pas « annoncé la
couleur » ?433 Etait-ce pour ne pas éveiller les soupçons de la critique
qu’il a pu se donner des mobiles progressistes434 ? Etait-ce par
impossibilité d’assumer des positions « légères en politiques » ? Ou
bien par goût (pervers ?) du clandestin et de l’action souterraine ?
autrefois, résiste à l’emprise du maître en défendant la représentation : « Le livre
que j’ai écrit s’inscrit dans une théorie du texte. Mais j’ai voulu prendre une
certaine distance à l’égard de cette théorie en insistant sur le fait qu’il y avait
encore un certain degré de représentation. [...] Il y a beaucoup de récits,
d’anecdotes qui se croisent, s’emmêlent... » Barthes reprend: « Oui, il y a mille
histoires, et c’est ce que je voulais dire en parlant d’un texte de plaisir. Pour qu’il
soit un texte, c’est du moins mon avis, il faut que le texte, en quelque sorte, triche
avec la représentation. C’est-à-dire que la tâche du texte moderne n’est pas de
détruire la représentation, ou la narration, mais de tricher en quelque sorte avec
elles.» « Roland Barthes interroge Renaud Camus » (1975) in OC, t. IV, p.909.
431
C’est une manière de dire. Barthes était peut-être un « prélat influent » mais pas
non plus « le père Joseph ».
432
Elle se saborde peu après en 1977.
433
A l’instar de Louis Blanchard qui a dénoncé sans ambages ce qu’il appelle « la
régression formelle de l’art soviétique », autrement dit le réalisme socialiste :
« Mais ne sommes-nous pas mieux fondés à nous étonner qu’une égale
impuissance à inventer des formes nouvelles ? Il semble en effet que l’on assiste à
une véritable régression formelle de l’art soviétique.» « D’un législateur du
Parnasse » in « La querelle du réalisme », Esprit, n°130, 1947-2, p.215-216.
434
Rappelons qu’il estimait que la critique dite de gauche, du fait qu’elle trouvait
« insupportable » (ses lecteurs du moins) l’idée même d’une culture socialiste,
n’avait finalement rien de spécifique. Aussi se peut-il qu’elle ait pu prendre des
évaluations pour des corrections. On peut toutefois se demander pourquoi si peu
de critiques – à part quelques exceptions notables, en particulier Pierre Barbéris et
Thomas Pavel - ont subodoré les implications « crypto-réactionnaires » des
analyses de S/Z ?
188
PARTIE IV
LA FIN DE L’HISTOIRE
189
CHAPITRE 1 : LA RESISTANCE A L’HISTOIRE
L’histoire ne peut rien contre
l’histoire
Roland
Barthes
Barthes a évoqué pour expliquer le « départ » d’un livre ou d’un cours
plusieurs sortes d’embrayeurs d’écriture : il y a le léger moteur de la
paranoïa, le fantasme, et peut-être aussi la peur ou en terme plus
noble, plus existentiel : l’angoisse. L’angoisse, causée par la
« pression historique », est peut-être à l’origine de sa curiosité pour
Michelet. Dans le Michelet, Barthes définit l’histoire comme la
description d’objets saisis dans des processus de transformation
auxquels la littérature résiste en refusant de se laisser réduire. C’est
cette résistance à l’Histoire que nous décrirons à travers l’analyse du
Michelet et de quelques remarques qu’on trouve de loin en loin dans
des entretiens et dans d’autres textes où l’opposition à l’histoire est
plus discrète mais non moins radicale que dans l’article intitulé le
« Discours de l’histoire ». L’opposition au discours historique basé sur
le « surmoi de la continuité » est-elle liée à l’exigence du nouveau
« sujet matérialiste » ou est-elle la trace d’un anti-eschatologisme
militant ?
190
Barthes a pu forger sa conception de l’histoire en mêlant la pensée de
Vico435 - auquel il n’a pas cessé de se référer en citant la métaphore
de la spirale – à celle du sociologue américain des modes Kroeber :
Barthes semble rapprocher l’idée de la succession fermée des âges de
Vico avec celle d’une rotation structurale des formes (qui laisse
prévoir le retour de telle ou telle forme). Nous ne parlerons pas des
influences de Vico et de Kroeber qui a pu se limiter à l’emploi d’une
formule ou d’une méthode. Nous insisterons plutôt sur celles que
Lucien Febvre et Fernand Braudel ont pu exercer sur Barthes en
fortifiant son anti-positivisme (Section I-Le fait historique mis en
question). Nous verrons dans la suite de ce chapitre pourquoi Barthes
a considéré
le socialisme de Michelet, qu’il tournait en dérision,
comme un épiphénomène en essayant de comprendre pourquoi il
estimait que l’auteur de La sorcière est moins un apôtre du socialisme
qu’un prince du signifiant (Section II-Michelet sans le socialisme) ;
Nous verrons enfin comment la théorie de l’histoire que Barthes a
ébauchée se rapproche de celle que Nietzsche développe dans ses
Considérations
intempestives
(Section
III- L’histoire
contre
l’histoire).
435
« On sait que chez Vico le mouvement de l’Histoire suit des tours et des retours.
L’humanité repasse par trois phases identiques (théocratie, hérocratie, démocratie)
articulées comme les pièces d’une mécanique universelle » « Michelet, l’Histoire et
la Mort » (1951) in OC, t. I, p.109 (cette étude a paru dans Esprit en Avril 1951).
191
SECTION I – LE FAIT HISTORIQUE MIS EN QUESTION
§1
Système de valeur et sens déterminé
Lucien Febvre, historien précurseur de la Nouvelle Histoire, a
dénoncé le « faitalisme » de l’histoire historisante, reprochant à
l’histoire positiviste d’établir des faits au lieu de les choisir :
Un historien qui refuse de penser le fait humain, un historien
qui professe la soumission pure et simple à ces faits, comme si
les faits n’étaient point de sa fabrication, comme s’ils n’avaient
point été choisis par lui, au préalable, dans tous les sens du mot
choisi (et ils ne peuvent pas ne pas être choisis par lui), c’est un
aide technique. Qui peut être excellent. Ce n’est pas un
historien.436
L’auteur des Combats pour l’histoire a pu s’inspirer de la philosophie
de l’histoire de La Seconde considération intempestive de Nietzsche,
texte dans lequel le philosophe allemand propose non pas une
révision radicale des méthodes historiques elles-mêmes (Nietzsche est
attaché à la recherche méthodique de la connaissance, au progrès de la
recherche lié au « sens historien ») mais une hiérarchie des tâches. Le
travail de l’historien est subordonné aux orientations d’une
« philologie de l’avenir » tournant l’histoire en moyen d’éducation
plus qu’en moyen de connaissance. Aussi l’idée, ou la valeur est posée
au départ du travail de l’historien :
436
« L’histoire historisante » surtitré « Sur une forme d’Histoire qui n’est pas la
nôtre » Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, coll. Economie, société,
civilisation, Armand Colin, 1965, p.117. Nietzsche est plus subtil : « Nul ne peut
être à la fois un grand historien, un artiste et un esprit borné ; il ne faut pourtant pas
mépriser les ouvriers qui charrient les matériaux de l’histoire, les entassent et les
trient, parce qu’ils ne deviendront jamais de grands historiens ; il faut encore moins
les confondre avec ces derniers, mais les regarder comme les aides et les
compagnons nécessaires au service du maître d’œuvre. », Frédéric Nietzsche,
Seconde considération inactuelle : Utilité et inconvénients de l’histoire in Œuvres,
I, traduit par Pierre Rusch à partir des textes établis par Giorgio Colli et Mazzino
Montinari, édition publiée sous la direction de Marc de Launay, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p.540.
192
L’histoire historisante demande peu. Très peu. Trop peu pour
moi, et pour beaucoup d’autres que moi. C’est tout notre grief :
mais il est solide. Le grief de ceux à qui les idées sont un besoin.
Les idées, ces braves petites femmes, dont parle Nietzsche, qui
ne se laissent pas posséder par les hommes au sang de
grenouille.437
Febvre a ainsi plus insisté sur la fonction sociale de l’histoire que sur
les exigences du métier d’historien énoncées par Marc Bloch :
J’entends bien que Marc Bloch est parti de là : « Papa, expliquemoi donc à quoi sert l’histoire ? » - Et il l’a expliqué. Mais peutêtre en restant un peu trop dans les limites de la technique
historique. En refusant de pénétrer dans ce no man’s land
inexploré où l’historien juge qu’il n’a rien à faire - et le
philosophe, ou le sociologue, que c’est à l’historien seul de s’y
risquer.438
Pour défendre sa méthode historique contre celle des historiens
positivistes qui avait entassé les faits sans songer que la fonction
sociale de l’historien est de choisir et d’organiser les faits selon un
sens déterminé, Lucien Febvre s’est appuyé sur Michelet439:
C’est en fonction de ses besoins présents qu’elle récolte
systématiquement, puis qu’elle classe et groupe les faits passés.
C’est en fonction de la vie qu’elle interroge la mort.440
Mais en mettant « le sens déterminé » au départ du travail de
l’historien, Lucien Febvre n’a pu que retomber dans les conceptions
eschatologiques de l’historiographie française. En outre, si l’histoire
totale de Lucien Febvre a critiqué le « continu linéaire », elle reste
néanmoins réaliste au sens où la notion de référent n’est pas mise en
cause. En l’articulant sur d’autres classes de référents, on a seulement
437
Combats pour l’histoire, op. cit. , p.118.
Ibid., p.435.
439
Voir Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, Flammarion, 1992, passim.
440
« Vers une autre histoire », Combats pour l’Histoire, op. cit., p.437.
438
193
éloigné le référent politique
- si polémique - de manière très
provisoire comme l’a montré le retour de la contestation politique à la
fin des années 1960. Barthes a pu comprendre que faire éclater le
continu linéaire n’empêche pas l’histoire de signifier. Aussi, cherchant
à « casser le discours historique », Barthes hésite entre réduire
l’histoire à une série de notations instructurées, série qui ne doit pas,
au reste, symboliser la « triste et chaotique histoire des hommes »
(mot de Michelet que Barthes aimait à citer) ou la monumentaliser, en
changeant l’échelle de lecture - refus de découper le temps historique
en siècle, unité de lecture remplacée par le millénaire,
niveau de
perception insoupçonné par l’ « histoire historisante »441 - comme l’a
fait Fernand Braudel en relativisant le temps historique au profit du
« temps géographique ». Barthes préférant « l’histoire verticale »,
voyait ainsi chez Michelet « une euphorie du Tableau »442 qui serait le
pendant d’une fatigue du récit.
§2
Référent et accident
Si Barthes a d’abord demandé que les sciences positives comprennent
la fonction complémentaire des sciences « signifiantes » qui
ne
cherchent pas à les contester mais à les épauler :
Pendant toute la « période scientiste » c’est le fait « objectif »
qui a constitué la seule fin de toute recherche ; on n’espérait rien
d’autre que de rencontrer le fait. A cette notion de fait s’ajoute
aujourd’hui (sans forcément s’y opposer : il serait peut-être
temps de distinguer les sciences factuelles des sciences
sémiologiques [en marge] « ou du moins chaque science en
441
Barthes a pu prendre cette manière de désigner à Lucien Febvre ou directement
à Henri Berr qui l’avait inventée.
442
« Il y a une aporie du Récit, il y a une euphorie du Tableau. » « Michelet,
l’Histoire et la Mort » (1951) in OC, t. I, p.111.
194
plan factuel et un plan sémantique ») une notion nouvelle : celle
de signification.443
Il a ensuite radicalisé son point de vue en niant le caractère
scientifique des sciences positives444, puisque le positivisme est une
idéologie comme les autres. La sociologie de la connaissance, à
laquelle il accorde le dernier mot, dernier mot qu’il refuse à d’autres
imaginaires scientifiques, au profit du « discours autre », le « autre
chose » sur lequel Barthes était peu disert445, l’avait montré. Barthes a
opposé
les « sciences
factuelles » (positivistes) aux
sciences
« sémiologiques », c’est-à-dire signifiantes, en laissant supposer par
la façon de qualifier les secondes que les premières sont
insignifiantes : elles cherchent moins à faire signifier le fait qu’à
l’établir si bien qu’elles sont condamnées à l’insignifiance. Aussi
Barthes appelle à les abandonner puisqu’au fond une science qui ne
pose pas le problème de la valeur tend secrètement à sa propre
disparition. Barthes n’a pas caché la source de son anti-positivisme : il
443
« Esquisse d’une mythologie » (1956), deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02,
Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardenne, f.5.
Même modération quand il écrit que « Cette nouvelle manière de prendre
l’Histoire, dont le livre de Duby et Mandrou constitue un témoignage élargi, nous
suggère, une révision discrète mais irréversible du « positivisme », la
transformation non de ses méthodes, mais de son objet, qui est désormais moins le
fait que le fait signifiant » « Une Histoire de la civilisation française ». Une
mentalité historique » (1960), in OC, t. I, p.1062.
444
Dans l’expression « positivisme bourgeois », le qualificatif bourgeois est une
épithète pour disqualifier astucieusement son adversaire sans discuter ses méthodes
autrement qu’en invectivant, en faisant une économie de moyens intellectuels.
445
Cf. Françoise Gaillard : « Roland Barthes a senti qu’il convenait d’en appeler à
des certitudes plus originaires que celles fournies par tous les savoirs, fussent-ils
sémiotiques, plus fondamentales que celles tirées des leçons mensongères de
l’Histoire. » Françoise Gaillard, « Barthes juge de Roland », Communications,
n°36, 1982, p.80.
Le « autre chose » se substitue au « socialisme » : « Il n’y a actuellement dans le
monde aucun lieu institutionnel d’où le signifié soit banni (on ne peut aujourd’hui
chercher à le dissoudre qu’en trichant avec les institutions, dans des lieux
instables, fugitivement occupés, inhabitables, contradictoires au point d’en paraître
parfois réactionnaires). Pour ma part, le paradigme sur lequel en toute rigueur
(c’est-à-dire au delà d’une position politique préférentielle) j’essaye de me régler,
n’est pas impérialisme/socialisme, mais impérialisme/autre chose » « Digressions »
(1971) in OC, t. III, p.1003.
195
a repris à Nietzsche446 l’idée qu’il n’y a pas de fait en soi. Usant de cet
argument d’autorité, il n’a pas jugé utile de pousser plus loin l’analyse
en problématisant la notion de fait comme l’avait fait Paul Valéry en
proposant de distinguer la convention d’existence (la chose dénommée
a eu lieu ou n’a pas eu lieu) d’avec la convention d’importance
(question de la hiérarchie des faits, le fait est-il notable ou
insignifiant) :
Il faut donc choisir, c’est-à-dire convenir non seulement de
l’existence [convention d’existence], mais encore de
l’importance du fait [convention d’importance] ; et cette
convention est capitale.447
Pour Barthes, le noté procède du notable, lequel est ce qui est digne
d’être noté. Il n’y a pas de critère objectif pour décider ce qui est
digne d’être noté. Le fait historique n’a qu’une existence verbale. Le
discours historique n’est que la prosopopée d’un référent que
l’historien « naturalise » en faisant parler les événements. Ce
nominalisme radical de Barthes lui permet de contester le « réel » : il
n’y a pas de fait, il n’y a que des discours ; le discours ne restitue, ne
retrouve pas le réel mais l’institue : ainsi la politique n’est plus qu’un
446
Nietzsche écrit dans La Volonté de Puissance : « Il n'y a pas de fait en soi. Ce
qui arrive est un groupe de phénomènes, choisis et groupés par un interprète. [...]
Constatation : dans tout jugement de valeur, il s'agit d'une perspective définie, la
conservation de l'individu, d'une collectivité, d'une race, d'un Etat, d'une Eglise,
d'une foi, d'une civilisation. » Frédéric Nietzsche, Vie et vérité, textes choisis par
Jean Granier, traduit par Geneviève Bianquis, Paris, PUF, 1971, p.80.
447
Paul Valéry « Discours de l’histoire », Œuvres, I, édition établie et annotée par
Jean Hytier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p.1130
La raison de cette problématisation était exposée un peu avant le passage que nous
citons plus haut :
« Historiens ou partisans, hommes d’étude, hommes d’action, se font à demi
consciemment, à demi inconsciemment, infiniment sensibles à certains faits ou
à certains traits, - parfaitement insensibles à d’autres qui gênent ou ruinent leur
thèse ; et ni le degré de culture de ces esprits, ni la solidité ou la plénitude de leur
savoir, ni même leur loyauté, ni leur profondeur, ne semblent avoir la moindre
influence sur ce qu’on peut nommer leur puissance de dissentiment historique. »,
Idem., p. 1129.
196
discours448 ; le monde, à l’instar de sa critique, n’est plus qu’un
mythe449, un rêve que le discours souverain produit à partir d’un
« pseudo-réel ». Si la vérité est impossible avec le langage, alors
l’historien ne peut pas dire quelque chose de vrai sur ce qui est arrivé.
Paul Valéry reconnaissait qu’il y a des points d’histoire qu’il appelle
ironiquement des « accidents »450 qu’on ne peut contester. Barthes les
ignore. Car si « l’erreur historique est un phénomène adulte »451, on
peut non seulement choisir les faits, ses références historiques, au lieu
448
« Aussi faut-il comprendre, peut-être l’une des fonctions des grands systèmes
langagiers de notre histoire : christianisme, dès lors qu’il fût triomphant, marxisme
dès lors qu’il fût d’Etat, et Freudisme, dès lors qu’il passe au rang d’une vulgate,
ont donné et donnent, tout simplement : le pouvoir de parler car posséder aucun
langage (n’être possédé par aucun langage), c’est en terme vulgaire la condition
même du « paumé », les paumés de l’esclavage, du prolétariat, de l’angoisse ont
pu, peuvent enfin puiser dans une réserve de signes, jouir du pouvoir que confère la
structure obligée des signes. Lors d’un récent voyage en Chine, j’ai été frappé de ce
que la révolution donnât non seulement à manger, mais aussi à parler. ».
La Leçon, premier brouillon, BRT2.A18.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye
d’Ardennes, f.5.
449
Le nominalisme de Valéry, moins linguistique que politique, est déjà présent
dans les Mythologies. Barthes mentionne Valéry dans la première esquisse d’une
mythologie « Valéry : Mythe est le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste
qu’ayant la parole pour cause (M.L. p.256) » ; l’auteur des Mythologies ajoute
« Justesse et limites de Valéry » « Esquisse d’une mythologie », premier manuscrit,
BRT A12.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.1.
450
« Quoi de plus remarquable que de tels désaccords persistent, en dépit de la
quantité et de la qualité du travail dépensé sur les mêmes vestiges du passé ; et que
même ils s’accusent, et que les esprits s’endurcissent de plus en plus, et se séparent
les uns des autres, par ce même travail qui devrait les conduire au même
jugement ? On a beau faire croître l’effort ; varier les méthodes, élargir ou resserrer
le champ de l’étude, examiner les choses de très haut, ou pénétrer la structure fine
d’une époque, dépouiller les archives des particuliers, les papiers de famille, les
actes privés, les journaux du temps, les arrêtés municipaux ; ces divers
développements ne convergent pas, ne trouvent point une idée unique pour limite.
Ils ont chacun pour terme la nature et le caractère de leurs auteurs, et il n’en résulte
jamais qu’une évidence, qui est l’impossibilité de séparer l’observateur de la chose
observée, et l’historien de l’histoire.
Il est cependant des points dont tout le monde convient. Il est dans chaque livre
d’histoire certaines propositions sur quoi les acteurs, les témoins, les historiens, et
les partis s’accordent. Ce sont des coups heureux, de véritables accidents ; et c’est
l’ensemble de ces accidents, de ces exceptions remarquables, qui constitue la partie
incontestable de la connaissance du passé. Ces accidents d’accord, ces
coïncidences de consentements définissent les « faits historiques », mais ils ne les
définissent pas entièrement. » « Discours de l’histoire » in Œuvres, I, op. cit.,
p.1130.
451
« Versailles et ses comptes » (1954) in OC, t. I, p.483.
197
de les établir, mais aussi les déformer ou les omettre en fonction de
l’effet que l’historien veut produire :
En somme, s’agissant d’un texte, il nous faut user de la référence
historique avec cynisme : la rejeter si elle réduit et amoindrit
notre lecture, l’accepter au contraire si elle l’étend et la fait plus
délectable.452
Dans « L’effet de réel », il cite subrepticement la phrase-programme
de l’historien prussien Von Ranke (« l’historien doit chercher ce qui
s’est réellement passé »453) pour contester ce postulat qui judiciarise
l’histoire. Barthes ne croit pas plus aux faits qu’aux témoignages :
L’Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la
regarde - et pour la regarder, il faut en être exclu. Comme âme
vivante, je suis le contraire même de l’Histoire, ce qui la
dément, la détruit au profit de ma seule histoire (impossible pour
moi de croire aux « témoins » ; impossible du moins d’en être
un ; Michelet n’a pour ainsi dire rien pu écrire sur son propre
temps).454
L’historien n’a pas à juger mais à chanter. Si pour Lucien Febvre
l’histoire est encore la science de l’avenir, celle du changement
humain455, pour Barthes elle n’est plus que celle de la mémoire : le
rôle de l’histoire n’est pas de prévoir l’avenir à partir de l’analyse du
passé mais de rappeler le sens de chaque vie particulière :
Les devoirs de l’historien ne s’établissent pas en fonction du
concept général de vérité historique, mais seulement face à
chaque mort de l’histoire ; sa fonction n’est pas d’ordre
intellectuel, elle est à la fois d’ordre social et sacré.456
452
« Aujourd’hui, Michelet » (1973) in OC, t. IV, p.326.
« L’effet de réel » (1968) in OC, t. III, p.50.
454
La Chambre claire (1980) in OC, t. V, p.842.
455
« Ainsi Stendhal a le sens de l’Histoire dans toute la mesure où il a le sens du
changement. Car l’Histoire, science de l’homme, est la science du changement
humain. », Michelet et la renaissance, op. cit., p.273.
456
Michelet (1954) in OC, t. I, p.350.
453
198
Enfin, il n’est pas étonnant que le refus du fait ait entraîné celui de la
chronologie. Aussi Barthes avance que l’auteur de l’Histoire du
consulat qu’il ne trouve pas claire s’est éloigné de la chronologie :
Michelet a fondé l’ethnologie de la France en s’éloignant de la
chronologie pour regarder la société française comme des
ethnologues regardent les sociétés autres.457
Et ce, bien que Lucien Febvre dans son cours au Collège de France ait
rappelé que les dates, la chronologie étaient au départ du travail de
l’historien romantique :
Non seulement Michelet n’a jamais caché son mépris de l’àpeu-près, de la fiction historique, du roman historique, mais par
toute son œuvre, il a attesté son souci de précisions historiques.
Et d’abord des précisions chronologiques. Par quoi a-t-il débuté
ce poète, cet homme d’imagination ? Par des chronologies.
Quand il s’est décidé à donner sa vie à l’Histoire, il a commencé
par publier, en 1825, un tableau chronologique de l’histoire
moderne. De ces tableaux dont Michelet écrit (en tête de son
Précis d’histoire moderne de 1827) qu’ils sont « des espèces de
dépôts où l’on peut chercher une date, rapprocher et comparer
les faits ». […] Ce goût du fait est déjà attesté dans le discours
sur Vico : « Déjà nous voulons que les faits soient vrais dans
leurs moindres détails ; le même amour de la vérité doit nous
conduire à en chercher les rapports, à observer les lois qu’ils
régissent, à examiner enfin si l’histoire ne peut pas être ramenée
à une forme scientifique. » A plus forte raison est-il attesté dans
sa grande Histoire de France, de façon curieuse, par la table des
matières elle-même. C’est en partie, telle que Michelet la
conçoit et la rédige, une table chronologique. La date dans la
marge appelle les chapitres.458
Barthes pouvait-il l’ignorer ?
457
458
« Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.757.
Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, op. cit., p.125-126.
199
SECTION II – MICHELET SANS LE SOCIALISME
§1
Histoire statique et histoire linéaire
C’est Joseph Baruzi, frère de Jean Baruzi459qui a donné à Barthes le
désir de s’intéresser à Michelet : il a pu le lire lors de ses séjours à
Saint Hilaire du Touvet, à 1a clinique de Leysin et à Neufmoutiers où
il a terminé l’Histoire du XIXe siècle, en même temps que celle de La
Sainte Famille « texte qu’il a trouvé « lourd et ennuyeux » »460. A son
retour à Paris en 1947, il contacte René Pintard, professeur à la
Sorbonne, qui accepte de diriger la thèse qu’il veut faire sur Michelet.
Mais cherchant à concilier la méthode structurale et la méthode
histoire comme l’avait fait Marc Bloch vingt ans plus tôt, il s’achoppe
à des difficultés insolubles :
Dans les discussions avec ses amis, il explique que ses
problèmes tiennent aux rapports entre la méthode historique et la
méthode structurelle, qu’il n’est pas question pour lui de
concevoir la critique structurelle, celle qu’il estime avoir déjà
réalisée dans ses fiches, comme autre chose qu’une introduction
nécessaire mais non suffisante à la critique historique. Mais
voilà : comment réaliser cette jonction, cette complémentarité
? 461
Il se décide à rassembler ses notes pour en faire un article intitulé
« Michelet et la mort » qu’Albert Béguin fait paraître dans Esprit en
avril 1951. Barthes a rappelé que Michelet a conçu l’histoire comme
une « résurrection intégrale du passé » mais il a refusé de considérer
qu’elle était aussi pour le Père de l’Histoire le « puissant travail de soi
459
Barthes présente ainsi son initiateur : « Joseph Baruzi avait une extraordinaire
culture « marginale » : il savait faire surgir l’énigmatique du démodé. C’est lui qui
m’a fait lire Michelet, dont j’ai admiré immédiatement certaines pages
(notamment, je me le rappelle, sur l’œuf), sans doute en raison de leur force
baroque. » « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1029.
460
Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.99.
461
Idem., p.125.
200
sur soi »462 de l’humanité. En affirmant que Michelet a jugé que la
fatalité (la Grâce, la tyrannie, le caprice, en un mot l’aristocratie) était
l’envers nécessaire de la liberté (La justice, le peuple), Barthes
immobilise l’histoire dans un combat statique. Il préserve la fatalité
en estimant que la liberté ne peut se passer de son contraire, de son
aiguillon. Si la justice et la grâce règnent tour à tour sans se
dialectiser, l’histoire du monde n’est plus que le combat manichéen et
statique entre deux tendances, entre la justice et la grâce, entre le
fatum (ennuyeux) et l’élégance, entre le champ du besoin et le champ
du désir :
Parmi ces troubles de la croissance historique, il y a au premier
rang la Grâce : la Grâce, toujours couplée avec la Justice, c’est
l’arbitraire - divin ou humain -, c’est le caprice, théocratique ou
tyrannique, opposé à la régularité de la Loi naturelle (loi
républicaine). Ce couple, mi-moral, mi-vitaliste, entraîne une
véritable dichotomie de l’Histoire : tout dans l’Histoire est
Grâce ou Justice, Fatalité ou Liberté, Christianisme ou
Révolution. L’Histoire n’est que combat de l’une et l’autre,
succession tragiques d’arrêts et d’élans : la Syrie, Alexandre, les
Juifs, le culte de Marie, les Jésuites, la monarchie, Spinoza,
Hegel, Molinos, Hobbes : la Grâce. La Perse, la Grèce, les
Vaudois, la Sorcière, les protestants, Leibniz, Hoche, le XVIIIe
siècle : la Justice.463
La Révolution n’est plus qu’une victoire provisoire et sursitaire de la
liberté sur la fatalité. En réalité Michelet pensait que 1789 avait mis
fin au règne de la grâce en faisant place au règne définitif de la
justice. Il a fait, dans un moment d’abattement après la défaite de la
France contre la Prusse, une phrase sur la « fatalité » vers laquelle le
monde semblait aspiré mais il n’a pas fait de théorie sur l’alternance
nécessaire des règnes de la grâce et de la justice.
462
463
Voir Préface de 1869.
Fragment La Grâce et la Justice, Idem., p.329.
201
§2
La conversion de Michelet, historien apostat, précurseur de
la post-histoire
Pourquoi Michelet sous la plume de Barthes devient-il
un grand
historien incompris par les historiens, un grand écrivain qui a cessé de
comprendre l’histoire à partir du seuil tragique des journées de juin
1848 ? Lucien Febvre disait que 1870 avait tué Michelet :
L’amour de la France, ce fut pendant toute sa vie, la grande
religion de Michelet. Il n’est pas trop fort de dire qu’il mourut
des coups qui la frappèrent en 1870. Mais cette religion, il
entendait la servir honnêtement, dans la vérité et jamais par le
mensonge.464
Barthes, plus radical, fait mourir l’intérêt de Michelet pour l’histoire
en juin 1848465, au moment de la coupure qui a inauguré cette
nouvelle ère de l’écriture qui la rend impossible. Une connaissance
même superficielle de la vie ou de l’œuvre de Michelet (et Barthes
n’était pas sans connaissance à ce sujet) dément sans doute le mythe
de « rupture d’œuvre »466 que Barthes a inventé en s’identifiant peut464
Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, op. cit., p.127.
Barthes tient à cette idée. J’en cite quelques occurrences :
- « Michelet eut sa Vita Nova (le mot est de lui), à 51 ans, pour avoir rencontré une
frêle jeune fille de 20 ans, Athénaïs (qui devint hélas, à sa mort, une veuve abusive,
falsifiant ses manuscrits) ; il changea alors complètement d’œuvre et écrivit ses
livres sur la Nature (et non plus sur l’Histoire) : L’Oiseau, La Mer, La Montagne,
souvent beaux et étranges. » La Préparation du roman, texte établi, annoté et
présenté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil
IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.283.
- « A cinquante et un an, Michelet commençait sa vita nuova : nouvelle œuvre,
nouvel amour. » La Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.446.
- « Je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies : il faut que je choisisse ma
dernière vie, ma vie nouvelle, « Vita Nova », disait Michelet en épousant à
cinquante et un ans une jeune fille qui en avait vingt, et en s’apprêtant à écrire des
livres nouveaux d’histoire naturelle » « Longtemps je me suis couché de bonne
heure » (1978) in OC, t. V, p.467.
466
La rupture d’œuvre n’est peut-être qu’une appellation nouvelle pour qualifier
465
202
être à l’historien dont il expliquait le socialisme par l’influence de
Quinet et celle de la jeunesse des écoles qui assistait aux cours qu’il
donnait au Collège de France avant sa révocation. Michelet a écrit
l’Histoire de la Révolution après 1848. Malgré l’épreuve morale de
1870, il a trouvé la force intellectuelle d’écrire une brochure (La
France devant l’Europe). Alors pourquoi ce portrait d’un Michelet
démissionnaire ? Si l’interprétation de Barthes n’est pas une erreur,
une impuissance à restituer la vérité de Michelet, on peut se demander
quel est le mobile de cette déformation intentionnelle467, excipée par
les coups de chapeaux donnés au grand historien présenté comme un
homme brisé par l’histoire « tragique » du dix-neuvième siècle ? Car
cette image d’un Michelet affaibli par l’adversité, se rejetant sur
l’essai par dégoût pour l’histoire, rend peu compte de la vérité
historique. Michelet est mort en travaillant, la plume à la main, sans
désemparer.468Alors ? Qu’est-ce que Barthes a cherché à faire en
écrivant le Michelet ? :
Lui qui avait si grande peur des fausses morts, Michelet
sommeille, enseveli, infatué sous sa légende radicale-socialiste.
Pourtant lorsqu’on lit dans son extension cette œuvre immense
qui couvre tous les siècles, tous les espaces et tous les hommes
de notre histoire, constituant une sorte d’encyclopédie fabuleuse
ces « crises » d’écrivains dont parlent les manuels. Barthes a ironisé sur le
caractère systématique de l’explication par la crise (morale, existentielle, politique,
esthétique, etc.) des mutations d’œuvre.
467
Barthes a reconnu le caractère arbitraire de ses interprétations : « S’il parle de
Michelet, il fait sur Michelet ce qu’il prétend que Michelet a fait sur la matière
historique : il opère par glissement total (Mi, 313, I) » Roland Barthes par Roland
Barthes (1975) in OC, t. IV, p.637. Mais il ne dit rien sur la fonction de cette
interprétation mystificatrice.
468
Paul Viallaneix écrit : « La guerre de 1870 fut pour lui une sérieuse épreuve
morale : elle ruinait la confiance admirative qu’il avait accordée dès sa jeunesse, à
l’Allemagne de Luther, de Herder, de Creuzer et de Grimm. Il servit la patrie
vaincue à sa manière, d’une part en protestant solennellement de sa bonne foi, dans
La France devant l’Europe (janvier 1871), d’autre part en donnant une suite à
l’Histoire de la Révolution : l’Histoire du XIXe siècle. Mais ses forces le trahirent.
Il quitta Hyères, un monde dont l’évolution accélérée le déroutait et qui, selon lui,
« regardait » désormais « vers la fatalité ». Sur sa table, il laissait le tome III de
l’Histoire du XIXe siècle, entièrement rédigé. Il venait de mourir comme il avait
vécu, en travaillant. » Encyclopédie Universalis, Article Michelet.
203
des objets historiques, depuis l’invention de l’infanterie jusqu’à
l’alimentation du bébé anglais, une chose frappe et provoque
l’interrogation : la beauté, la puissance des mythes, opposée à la
faiblesse, à la médiocrité des idées. Ces idées, quelles sontelles ? Toutes celles, ni plus ni moins, qui formaient le credo
petit-bourgeois du XIXe siècle. L’idéologie politique de
Michelet, cette part infime de lui-même dont se souvient
seulement la postérité, tient dans le mot d’ordre guizotiste :
l’ordre, la paix, la liberté. D’où dérivent les marottes et les
antipathies de n’importe quel libéral formé vers 1830, et que ni
1848, ni 50, ni 70 ne débarrasseront de ses préjugés […]
Visiblement, ce stock d’idées [libérales et/ou socialistes]
n’épuise pas l’œuvre, et la critique historique est insuffisante : il
y a autre chose dans Michelet qu’un Guizot petit-bourgeois et
attendri.469
Ce passage inédit peut éclairer la démarche de Barthes. Il peut s’agir
de se réapproprier un auteur « enfermé » dans une idéologie (radicalesocialiste) dont Barthes n’est pas un copartageant (à tout le moins et
ce malgré ou à cause de la lecture du quotidien L’Œuvre). Il est
étrange de rapprocher Michelet de Guizot. Il est difficile de faire
passer, même en dialectisant,
l’inrenvoyable de la Monarchie de
Juillet qui a provoqué par ses entêtements la révolution de 1848 pour
une figure progressiste (socialiste ou libérale puisque Barthes ne fait
pas la différence, différence il est vrai, problématique à l’époque de
Michelet). Il est encore plus étrange de vouloir faire croire que le
socialisme exalté et frénétique de Michelet (pensée-corps s’il en fût)
n’est qu’ « une part infime de lui-même ». Notons que Barthes dans le
même esprit, commentant Tolstoï, n’a jamais insisté sur les options
politiques de l’auteur de « Résurrection » ? Est-ce parce que le
socialisme effréné de Tolstoï n’était qu’un stéréotype ? Remarquons
que Barthes reproche à Michelet de rester fidèle à son socialisme - bon
enfant ? - ou plutôt à ses « marottes » de vieux libéral de 1830
malgré 1848 [les journées sanglantes de Juin], 1850, et 1870,
épisodes « tragiques », qui rappellent aux rêveurs la « dure altérité des
469
Passage dactylographié inséré dans le manuscrit du Michelet, BRT2. A.11.02,
Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, non paginé.
204
classes ». Mais quelle conclusion Michelet devait-il tirer ? Se faire
marxiste ? Ou bien prononcer comme Flaubert (le « peuple est mineur,
quoi qu’on dise » ?) et s’enfermer dans un esthétisme ? Enfin, si
l’idéologie politique de Michelet est aussi insignifiante, pourquoi
Barthes a-t-il envisagé de faire une thèse sur les idées politiques du
Père de l’Histoire ? :
L’intérêt de Barthes pour Michelet remonte aux années quarante
et à ses lectures de sanatorium ; plusieurs années après la guerre,
Barthes envisagera encore de se consacrer à une thèse sur les
idées politiques de Michelet.470
Pourquoi vouloir nietzschéiser Michelet ? :
Tout son discours est ouvertement issu d’un choix, d’une
évaluation du monde, des substances, des corps ; pas de fait qui
ne soit précédé de sa propre valeur : le sens et le fait sont donnés
en même temps, proposition inouïe aux yeux de la Science. Un
philosophe l’a assumée : Nietzsche.471
A qui Barthes s’adressait-il ? Quel public cherchait-il à prêcher ? Le
public qui se reconnaissait dans Claudel, qui lisait peu Michelet,
auteur anti-clérical qui rappelait l’intellectualité surannée de la
troisième République ? Les lecteurs à sensibilité « progressiste » qu’il
voulait démoraliser en montrant que l’histoire n’est qu’un rêve comme
Michelet l’a compris à la fin de sa vie en revenant de son erreur, de
son messianisme révolutionnaire, ne s’occupant plus que de savoir
concret, de savoir irénique ?472 Est-ce que Barthes n’a pas prêté à
470
Philippe Roger le rappelle in Roland Barthes, roman, Paris, Edition Grasset,
coll. Figures, 1986, p.64.
471
« Modernité de Michelet » (1974) in OC, t. IV, p.528.
472
« La tâche de l’historien serait donc impossible s’il ne se confiait à la seule
puissance capable de comprendre la vie et la mort dans un même mouvement,
c’est-à-dire au Rêve : l’Histoire est un Rêve, parce qu’elle conjugue sans
étonnement et sans explication la mort et la vie. » « Michelet, l’Histoire et la
Mort » (1951) in OC, t. I, p.121.
Béguin rappelle dans sa chronique « Pré-critique » que dans « Michelet, l’Histoire
et la mort » suivi d’une « post-histoire » dont Michelet qui y vivait n’aurait su qu’y
faire :
205
d’autres écrivains sa propre fatigue, s’appuyant sur l’exemple de
Rousseau, précurseur de l’intellectuel démissionnaire, qui a rêvé de
finir sa vie en bricolant plutôt qu’en écrivant ?473 Le bricolage,
activité sans responsabilité, s’oppose à la responsabilité idéologique
de l’écriture. On peut noter en tous cas qu’il n’a trouvé personne à la
parution du Michelet pour comprendre ce livre, excepté Lucien
Febvre, encore que ce dernier n’ait pas retenu le texte de la critique
élogieuse du Michelet dans sa compilation Combats pour l’Histoire et
Albert Béguin qui a souligné fort justement le sens antieschatologique du Michelet. L’universitaire suisse, consacrant
l’essentiel de son article à défendre Barthes de l’accusation de
« profanation »474, le félicite dans les derniers paragraphes, d’avoir
donné à découvrir le « vrai sens »
de l’Histoire de France
en
montrant ses « vraies perspective internes » sans enfermer Michelet
dans les doctrines de son époque, c’est-à-dire sans tenir compte du
socialisme de Michelet que Barthes réduit à une idéologie petitebourgeoise contenant des « germes réactionnaires » :
« [Barthes] dans cette brève étude, antérieure au dénombrement des thèmes et des
images, il était surtout question de l’histoire telle que Michelet pût la concevoir :
essentiellement comme une matière à dévorer et tout ensemble dévorante ; en outre
comme un mouvement continu des origines à la Révolution, mais arrêté vers la fin
du XVIIIe siècle par l’accomplissement même de la Révolution, et rapprochait cet
embarras de celui que purent éprouver les chrétiens lorsqu’ils s’aperçurent que,
contre leur attente, la fin du monde tardait à se produire après la Rédemption. Il eût
pu songer aussi à l’incertitude de l’eschatologie marxiste, de plus en plus inapte à
dire quoi que soit du temps suivant l’avènement révolutionnaire, de l’histoire audelà de la résolution des conflits historiques. », Albert Béguin, « Pré-critique »,
Esprit, n°215, 1954-6, (pp.1013-1018), p.1018.
473
cf. La Préparation du roman, op. cit., p.286.
474
« L’originalité de Barthes n’apparaît qu’à une lecture attentive, et semble avoir
échappé à ceux que son livre a scandalisés comme une profanation comme un acte
d’indiscrète curiosité. », Art. cit., p.1013.
Barthes, sur Michelet, aimait à provoquer :
« Chez BHL, Roland croise aussi François Mitterrand qu’il retrouvera le jour de
son accident. Ce soir-là, c’est le maître qui se fait provocateur. Celui qui n’est alors
que le premier secrétaire du PS se lance dans un vibrant éloge de Michelet. Mais
d’un Michelet académique, chantre du peuple de France. Roland prend un malin
plaisir à décrire le dernier Michelet, plus complexe : une « sorcière », qui allait
« examiner dans les chiottes les excréments de sa femme ». Mitterrand est choqué
que son idole soit ainsi déboulonnée. » Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de
Roland Barthes, Stock, 2006, p.163.
206
On sort de sa lecture [du Michelet] avec le plus vif désir de
relire l’Histoire de France et la certitude d’y trouver désormais
une animation plus intense, d’en découvrir le vrai sens. C’est au
moment où il semble négliger l’œuvre que Barthes en suggère
mieux les vraies perspectives internes. [...] nous l’ [Michelet]
avions identifié à son système d’idées, à son explication des
enchaînements historiques, aux croyances qui dictaient ses
enthousiasmes ou ses sévérités. Le voici tout rajeuni, depuis que
Barthes a fixé notre attention sur ce qui, chez lui, n’est pas lié
aux doctrines de son époque, mais à cette unicité de sa personne,
qui définissent des hantises, des préférences.475
La défense de Béguin est acceptable si on estime que la recherche des
intentions de l’auteur est une opération secondaire :
Voir les images devenir des mots, voir se concrétiser leurs
associations et se cristalliser leurs groupements, est dès lors d’un
intérêt autrement palpitant que de déceler les intentions de
l’écrivain ou les liens entre sa parole et tel incident de sa vie.476
Mais, en préférant lire dans Michelet sa vérité plutôt que songer à
retrouver celle de l’historien, Barthes a transformé le « Père de
l’Histoire » en post-historien 477 :
Le sursaut de Michelet dans son siècle, siècle qu’il jugeait en
quelque sorte « éteint », c’est d’avoir obstinément brandi la
Valeur comme une sorte de flamme apocalyptique, car l’idée la
plus moderne - idée qu’il partage précisément avec Nietzsche et
Bataille - c’est que nous sommes dans la fin de l’Histoire, et,
cela, quelle avant-garde oserait encore le reprendre à son
compte ? C’est brûlant, c’est dangereux.478
475
Art. cit., p.1018.
Albert Béguin, « Note sur la critique littéraire », Esprit, n°224, 1955-3, p.450.
477
« Ce qu’il faudrait appeler d’un mot de Cournot : la post-Histoire » « Michelet,
l’Histoire et la mort » (1951) in OC, t. I, p.113.
478
« Modernité de Michelet » in OC, t. IV, p.529. Barthes écrit plus haut :
« L’Histoire – dont fait partie la Modernité – peut être injuste, dirais-je parfois
imbécile ? C’est Michelet lui-même qui nous l’a appris. », Idem., p.527.
476
207
Et en effet on sait depuis l’article de Francis Fukuyama que le
discours de la fin de l’histoire479 n’est pas d’avant-garde au « sens
courant du mot ».
SECTION III –L’HISTOIRE CONTRE L’HISTOIRE
§1
Les deux règnes en présence
Barthes n’a pas toujours su cacher l’agacement voire l’irritation qu’il
éprouvait quand on insinuait que le structuralisme avait escamoté
l’histoire au point de se méfier du mot « histoire »480 :
[Un journaliste] : Comment une société d’un certain type est-elle
arrivée à vouloir poser des problèmes antihistoriques, hors de
l’histoire sortant une fois pour toutes de l’histoire ?
[Barthes] : Mais non, nous ne sommes pas hors de l’histoire. Il
faut préciser. Ce qui est en mouvement depuis cinq ans - et
c’était absolument nécessaire, c’était vraiment une œuvre de
salubrité parce qu’on étouffait, moi en tout cas je suis d’une
génération qui étouffait là-dedans -, ce qui est en mouvement,
c’est une tentative pour théoriser un pluralisme historique ; on
avait jusque-là une histoire purement linéaire, purement
déterministe, une histoire moniste en quelque sorte et le
structuralisme a aidé à cette prise de conscience du pluralisme
historique.481
Cependant il y a eu une période où Barthes évitait, pas toujours,
d’employer le mot « histoire », préférant parler de « diachronie » novlangue du jargon pseudo-linguistique de la modernisation
intellectuelle.482 Est-ce seulement par goût pour les mots « savants » ?
479
Il est étonnant que Barthes ne fasse pas directement référence à Alexandre
Kojève, préférant citer un fidèle – Georges Bataille - des conférences à l’Ecole
pratique des hautes études. Il était peut-être difficile de marier le « seul vrai
Stalinien » avec Nietzsche, l’inspirateur du fascisme théorique (cf. Leo Strauss).
480
Le mot « histoire » est remplacé par « Civilisation » en 1947 lors de la création
de la sixième section de l’Ecole pratique des hautes études. Il a retrouvé sa place
depuis dans l’intitulé de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
481
« Sur la théorie » (1970) in OC, t. III, p.695.
482
Cf. Thomas Pavel, Le Mirage linguistique: essai sur la modernisation
intellectuelle, Ed. de Minuit, Paris, 1988.
208
Pourquoi la sixième section de l’Ecole pratique des Hautes Etudes at-elle préféré résumer ses activités par l’intitulé
« Anthropologie,
Sociologie, Sémiologie » plutôt que par « Anthropologie, Sociologie,
Histoire » que l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (sa
continuatrice) affiche aujourd’hui.483 Barthes était-il étranger à ces
choix lexicographiques ? :
L’histoire pour progresser avait besoin des autres sciences
humaines. [...] Les Mythologies, c’était un exemple à la fois de
cette orientation interdisciplinaire et de la fécondité de cette
sémiologie, « infrastructure des sciences humaines » (Julia
Kristeva) dont on verra bien l’importance quand aura fondu le
triste pouvoir des médiocres et des obscurantistes qui tentent
aujourd’hui d’occulter un des pans les plus féconds de la
recherche française. Dans les deux articles de Communications
(à quoi ajouter « Le discours de l’histoire » paru en 1968 dans
le Social Science Information) je voyais définir, d’une part, une
méthode d’analyse applicable à tout un ensemble de documents
pour les diverses sciences sociales et, d’autre part, une reprise de
la grande tradition rhétorique et logique de l’Antiquité et du
Moyen Age. [...] Pour notre Ecole la pensée et l’œuvre de
Roland Barthes, tout en se situant à part des grands courants
historiques, économistes, sociologiques, anthropologiques qui
avaient animé son développement et son influence, étaient une
de celles qui l’exprimaient et l’inspiraient les plus
spécifiquement.484
Pourquoi ce tabou lexicographique ? Le terme histoire avait-il des
valeurs, des connotations qu’il n’était plus possible d’assumer ? :
On objecte parfois que cette actualité des problèmes du sens est,
au fond, un pur phénomène de mode ; on a même été jusqu’à
483
Cf. note de Claude Coste : « Le CETSAS, ou « Centre d’études
transdisciplinaire (sociologie, anthropologie, sémiologie) », était rattaché à l’Ecole
des hautes études en sciences sociales et au CNRS. Fondé en 1973, il a été codirigé
par George Friedmann, Edgar Morin et Roland Barthes. La revue Communications
(Seuil) est rattachée au CETSAS (devenu aujourd’hui le CETSAH, l’ « histoire »
ayant remplacé la « sémiologie », Barthes (Roland), Le Discours amoureux :
séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments
d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste,
édité sous la dir. d’Eric Marty, avant-propos d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces
écrites, 2007, p.551.
484
Jacques Le Goff, « Barthes Administrateur Roland Barthes », Communications,
n°36, 1982, p.44.
209
dire que cette actualité était en rapport avec le gaullisme dans la
mesure où, à première vue, cela apparaît comme un ensemble
de méthodes qui semblent se désintéresser de l’histoire, du
concret, du social avec une apparence formelle et formalisante.
Dans leur succès, on a vu une sorte de signe de dépolitisation de
la recherche intellectuelle ; cette proposition est extrêmement
grossière : à mon avis, l’actualité des problèmes de sens est
beaucoup plus qu’une actualité. C’est une vague de fond de la
civilisation de la seconde moitié du XX e siècle.485
Barthes, en tous cas a travaillé « à un remaniement quelque peu
tyrannique » dans le champ de la recherche intellectuelle en appelant
les chercheurs à choisir entre deux règnes antipathiques : ou bien
l’histoire, ou bien l’anthropologie à laquelle Barthes accrochait sa
sémiologie :
La prééminence absolue de l’ethnologie - et derrière elle, de la
linguistique - dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss n’est pas un
simple accident de départ ; elle nous engage à accepter la
possibilité d’une remaniement quelque peu tyrannique de nos
sciences humaines : il ne suffira plus de croire de loin à une
collaboration pacifique de nos recherches ; il nous faudra de
plus en plus prendre parti sur les « règnes » qui sont appelés,
485
« Une problématique du sens » (1970) in OC, t. III, p.509. Barthes n’était pas
insensible à cette accusation au point qu’il ait envisagé d’évoquer le sujet lors de sa
Leçon inaugurale : « On a pu dire sans rire qu’elle [la sémiologie] était un produit
du Gaullisme, et que les sémiologues devaient être rangés (je cite ) « dans le parti
de l’abstraction : celui des technocrates, des fanatiques de la communication, des
planificateurs, des idéologues de la croissance etc. » [Barthes a inscrit en marge
« Lefebvre »]. Or c’est tout le contraire » La Leçon, premier brouillon,
BRT2.A18.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.17.
Claude Coste a signalé l’existence d’une autre note dans une marge du texte du
cours sur le discours amoureux, faisant allusion à ce soupçon que Barthes ne
dément - pas encore - véhémentement puisque le pouvoir aurait aussi ses marges,
« L’Amour-Passion occuperait ainsi une position sociale complexe : popularité
(incontestable) + fraction contestataire de la bourgeoisie – idéologie de minorité ?
C’est en gros la thèse d’Engels. [en note : Marg. : ≠ Idéologie dominante (sans être
idéologie révolutionnaire). Cf. structuralisme (accusation de marxistes notoires,
Lefebvre »]. […] La Marginalité : concept topique, car il ne pourrait s’évaluer en
termes politiques directs. Il peut y avoir de la marginalité à l’intérieur même du
pouvoir (cortezia) et donc des alliances, ou du moins des affinités transitoires, entre
marginalités à travers le spectre social (popularité de l’amour et bourgeoisie). »,
Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes
études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit.,
p.279. Notons que Barthes parle de « marxistes notoires » au pluriel bien qu’il ne
donne que le nom de Lefebvre.
210
semble-t-il, à rester en présence : celui de l’anthropologie et
celui de l’histoire.486
Barthes, se mettant dans le sillage de Lévi-Strauss, n’a pas hésité à le
présenter comme un rationaliste anti-rationaliste :
L’œuvre de Cl. Lévi-Strauss apparaît douée d’une vertu
cathartique : à partir d’une recherche très concrète, elle nous
oblige à mettre en question jusqu’au bout le langage même de
notre science, c’est-à-dire de notre raison. [...] l’œuvre de
Claude Lévi-Strauss met en cause la raison scientifique ellemême.487
Comme Barthes, Lévi-Strauss conjugue les élégances de l’art avec les
rigueurs de la science mais le parallèle s’arrête là. Barthes a sacrifié à
la science par nécessité de manière tactique et provisoire pour
critiquer la science sur son propre terrain. C’était là la fonction du
discours sursitaire qu’il appelle « théorie ».
§2
Un tableau synoptique des influences mystifiant ?
Barthes a répandu le mythe d’un troisième Barthes inspiré par
Nietzsche, qui tendait, en vieillissant, vers un aristocratisme teinté de
gauchisme. Philippe Roger a noté que Nietzsche était déjà très présent
dans le Barthes de 1967. Il pense qu’il faut diminuer par « les deux
bouts » la période marxiste que Barthes a marqué dans son tableau
synoptique des influences :
Marxiste, Barthes l’aurait été dès la fin de la guerre, si l’on en
croit l’entretien de Tel Quel. Jusqu’à quand ? Roland Barthes
par Roland Barthes fait durer l’ère idéologique « Marx, Brecht,
Sartre » jusqu’au tournant saussurien des Eléments de
sémiologie (1965). Soit vingt ans de marxisme. Cette relecture
486
487
« Les sciences humaines et Lévi-Strauss » (1964) in OC, t. II, p.571.
Idem.
211
inflationniste, il faut bien, textes en main, la réviser à la baisse et par les deux bouts. En aval, le désengagement de Barthes visà-vis du marxisme est patent beaucoup plus tôt, explicite dès
1959 ; s’il y a du marxisme chez le Barthes des années 60 et 70
(et où alors n’y en a-t-il pas ?), ce n’est pas le marxisme qui
régit sa démarche. En amont, même surévaluation rétrospective.
Les articles publiés dans Combat de 1947 à 1950 (par la suite
repris dans Le degré zéro de l’écriture) sont certes faufilés
d’allusions à la « division des classes ». Mais cette formulation
(d’ailleurs subtilement distincte des expressions plus correctes
de « sociétés de classes » ou « de luttes de classes ») est sans
cesse recodée dans un tout autre registre où le désir poignant
d’un « monde réconcilié » renvoie non à l’eschatologie
communiste, mais à la méditation blanchotienne sur la
communauté impossible. Ajoutons que la version livresque de
1953, loin de préciser le cadre marxiste supposé de la réflexion,
s’attache au contraire à en estomper encore le tracé pourtant fort
vague, tandis qu’apparaissent des chapitres, absents de la série
de Combat, qui prennent violemment à partie les écritures
politiques en général et les romanciers communistes français
(Stil et Garaudy) en particulier.488
Dans Le Degré zéro de l’écriture, Barthes substitue déjà la division
des classes à la luttes de classes, et ne peut cacher l’hostilité qu’il
éprouve pour les écrivains communistes, pour le réalisme (qu’il
confondait avec le naturalisme)489, pour l’écriture marxiste et pour les
écritures intellectuelles en général bien que Barthes les ait pratiquées,
en les mêlant dans ce qu’il appelle « une collusion de langages ».490
Démentant son propre découpage, Barthes a confié qu’au moment de
l’écriture des Essais critiques (1954-1963), Nietzsche était bien
présent dans son esprit :
(J’avais la tête pleine de Nietzsche, que je venais de lire ; mais
ce que je désirais, ce que je voulais capter, c’était un chant
d’idées-phrases : l’influence était purement prosodique.)491
488
Philippe Roger, « Barthes dans les années Marx », Communications, n°63,
1996, p.42-43.
489
Voir supra chap. La tâche de l’écrivain progressiste
490
Barthes parle de « collusion de langages » pour parler des différents langages
qu’il a employés... « Avant Propos (1971) des Essais critiques » in OC, t. II,
p.272.
491
« Qu’est-ce qu’une influence ? » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in
212
En réalité Barthes a eu « la tête pleine de Nietzsche » beaucoup plus
tôt : il a confié à son ami Philipe Reyberol que la lecture de Nietzsche
l’avait rendu païen.492 Dans le tableau synoptique des influences du
Roland Barthes par Roland Barthes, On note l’absence de
Kierkegaard,
celles d’Albert Béguin493, de Lucien Febvre, de
Dumézil, de Benveniste, de Baruzi que Barthes a oubliés tandis qu’il a
rendu hommage à ses disciples (Sollers, Kristeva) et à ses égaux
(Derrida, Lacan). Sollers, auquel Barthes a attribué le mérite de
travailler à une « Histoire monumentale »494, tient la première place
tandis que Lacan mis perfidement sur la même ligne que Derrida avec
lequel il était en rivalité est le dernier de la classe « Textualité ». En
revanche, le nom de Nietzsche, placé face à la dénomination
« moralité » qui subsume la dernière phase d’évolution est seul. Pas de
palmarès. Pas d’arrogance. Gide a inspiré le désir d’écrire tandis que
Nietzsche « ensemenceur d’écriture » a fixé un « pourquoi écrire »
qui supprime le point d’interrogation de la « vieille question
inutile »495 en faisant place à l’affirmation de l’écriture qui s’oppose
OC, t. IV, p.683.
492
Selon Calvet, Barthes, au début des années 30, aurait confié à Rebeyrol qu’il
était « devenu païen depuis qu’il a lu Nietzsche. », Roland Barthes, op. cit., p.54
Louis-Jean Calvet nous apprend que Barthes, lors de son séjour à Alexandrie en
1949, n’a pas lu que Jakobson : « Barthes a lu Sartre, Nietzsche » Idem., p.122
493
Barthes ne cite qu’une seule fois Albert Béguin qui l’a fait entrer aux Editions
du Seuil : « Outre Nadeau à qui je dois cette chose capitale, un début, deux
hommes se sont intéressés à ces premiers textes et m’ont demandé d’en faire un
livre : Raymond Queneau (mais Gallimard a refusé le manuscrit) et Albert Béguin
qui, avec Jean Cayrol, m’a fait entrer aux éditions du Seuil, où je suis toujours. »
« Réponses » (1970) in OC, t. III, p.1027.
494
Barthes a pu inciter Sollers, malgré son « communisme » (primesautier), à
parler d’ « Histoire monumentale ». Dans quel but ? Est-ce pour exfiltrer l’avantgarde d’éléments thématiques contre-révolutionnaires afin de contre-balancer
l’influence dominante de l’extrême-gauche ?
495
«A la « vieille question (stérile) pourquoi écrire ? le Kafka de Marthe Robert
substitue une question neuve : comment écrire ?» Le « comment écrire » épuiserait
le « pourquoi ». Barthes ne dit rien sur le « Pour qui écrire ? » « La réponse de
Kafka » (1960) Essais critiques in OC, t. II, p.396.
213
aux comminations des langages grégaires. Les parenthèses496 sontelles là pour dire qu’il s’agit d’influences implicites ? Ou bien pour
s’excuser de mettre en avant un auteur démodé (Gide) ou peu étudié
(Barthes a dit souvent que Nietzsche était méconnu en France, qu’il
n’avait pas la place qu’il mérite, qu’il n’était pas confronté à Marx ou
à Freud, et Barthes s’en affligeait497, même par ses commentateurs les
plus chevronnés, Deleuze en particulier) ? Dans le Roland Barthes par
Roland Barthes, Barthes donne le code pour comprendre la fonction
des parenthèses : le sujet y place sa voix off, espace ténu, interstice
clandestin où le sujet assume subrepticement sa parole en contredisant
les langages dont il se couvre à la fois pour se protéger498et s’en
protéger499 tout en cherchant à les défaire de l’intérieur. Le sujet libéré
par la fin de la guerre des langages (mort provisoire du
progressisme500 et suspension du purgatoire imposé aux langages de la
496
Voir Fragment Phases, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV,
p.718-719
497
Nous citons un passage du Discours amoureux où ce « regret » est formulé
sans ambiguïté: « Nietzsche, si important dans la pensée de certains contemporains
(Bataille, Klossowski, Deleuze) ; paradoxalement : aucune grande confrontation, ni
avec la psychanalyse, ni avec le marxisme. », Le Discours amoureux : cours à
l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours
amoureux inédits, op. cit., p.409
498
« Les grands systèmes, ou les systèmes suffisamment grands (le marxisme, le
sartrisme, le structuralisme, la sémiologie), ont, pour celui qui écrit, une fonction
de protection ; c’est une sorte de contrat féodal : ils vous couvrent, on les défend.
En écrivant - ou plutôt en « lâchant » - Le Plaisir du texte, j’ai renoncé à ce
contrat » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.383.
499
Voir Fragment Imaginaire, Idem., p.682. Barthes a confirmé cette « théorie » de
la parenthèse au sujet de la polémique autour d’un passage « retors »
(incontestablement) et controversé de Critique et vérité (sur la science de la
littérature « (si elle existe un jour) ». Barthes demande, avec raison, à ceux qui ne
l’ont pas compris de faire attention aux parenthèses, aux suspensions de discours,
aux pointillés de l’énonciation :
« Le message (un message de doute) était la parenthèse. ». « Fatalité de la culture,
limites de la contre-culture » (1972) in OC in t. IV, p.205
L’écriture barthienne avoue ses propres pièges qu’elle montre du doigt.
500
« Depuis 1945, il y a eu un terrible désenchantement de la classe intellectuelle et
d’abord un désenchantement politique survenu à travers certains événements
mondiaux, comme les goulags, Cuba, ou la Chine. Le progressisme est une attitude
très difficile à tenir pour un intellectuel aujourd’hui. D’où l’apparition des
« nouveaux philosophes » qui, à titres divers, ont enregistré ce pessimisme
historique et établi la mort provisoire du progressisme. » « Roland Barthes
s’explique » (1979) in OC, t. V, p.755.
214
spécialité) retrouvait peu à peu la voix étouffée du sujet par la grosse
caisse de l’Histoire. Barthes n’a pas seulement repris des formules,
« des idées-phrases »501 au philosophe anti-hégélien mais aussi une
pensée du contretemps (« non-histoire » « histoire monumentale »).502
§3
L’histoire monumentale mobilisée contre le « grand sur-moi
vide »
Barthes demandait que l’histoire fasse l’histoire de l’histoire pour
qu’on comprenne que la notion d’historicité est-elle même historique.
Si la théorie de l’histoire ne peut pas endiguer l’arrogance du discours
de la puissance historique, elle peut du moins le détourner contre soi.
On trouve aussi cette idée chez Nietzsche :
Car l’origine de la culture historique et de sa radicale
contradiction interne avec l’esprit d’un « temps nouveau »,
d’une « conscience moderne » - cette origine doit être à son tour
étudiée au point de vue historique. L’histoire doit elle-même
Voir Michelet : « J’ai cru longtemps à la transformation [possible du
christianisme]. Depuis 1854, je crois à la nécessité d’une mort temporaire pour
cette religion » cité par Lucien Febvre qui commente : « Ainsi, même après le coup
d’Etat – même alors, Michelet ne renonçait au christianisme que
temporairement. », Lucien Febvre Michelet et la Renaissance, op. cit., p.216
501
« Qu’est-ce qu’une influence ? » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in
OC, t. IV, p.683.
502
Barthes a parlé « d’histoire monumentale » au moins à trois reprises et
d’histoire à dimension monumentale dans un brouillon de la Leçon. Notons que
Barthes attribuait l’idée d’une histoire monumentale à Sollers. S’agissait-il de
dépister les chercheurs d’influences :
- « Si l’on conçoit une histoire « monumentale », il est certainement possible de
reprendre la langue, les langues, dans une totalité structurale : il y a une
« structure » de l’indo-européen (par opposition, par exemple aux langues
orientales) qui est en rapport avec les institutions de cette aire de
civilisation. » « Digressions » (1970) in OC, t. III, p.998.
- « Au XVIII e siècle, le discours amoureux a trouvé une certaine écriture, avec La
Nouvelle Héloïse, mais il y avait un discours amoureux dans Tristan et Isolde. Il
s’agit donc d’une histoire monumentale. Il y a eu tout un ensemble de siècle où ce
discours a trouvé son expression et où il était ressenti comme d’une très haute
valeur. » « Roland Barthes met le langage en question » (1975) in OC, t. IV, p.917.
215
résoudre le problème même de l’histoire ; le savoir doit
retourner son dard contre lui-même. 503
Le fait qu’il y ait des points de rencontre entre la conception de
histoire de Barthes et celle de Nietzsche nécessite peut-être de
rappeler la manière dont le philosophe allemand a envisagé
l’enseignement de l’histoire.
§4
L’histoire monumentale selon Nietzsche
Nietzsche a exposé sa conception de l’enseignement de l’histoire dans
un de ses premiers livres, les Considérations intempestives. Observant
que les études historiques détruisent le fondement de la société aussi
bien en jetant au peuple des « vérités dangereuses » qui le détruisent
en tant que peuple (elle fait prendre conscience que l’histoire du
monde n’est que la vieille histoire des conflits de classes504) qu’en
dilatant à l’infini l’horizon au point que le sujet ne peut plus s’y
circonscrire, Nietzsche propose une théorie sur les manières de faire
de l’histoire qu’il envisage sous trois angles : l’angle monumental,
l’angle antiquaire, l’angle critique. L’historien est appelé à varier ces
approches. L’angle antiquaire domine chez l’historien qui veut
conserver et vénérer le passé en rejetant le présent autant que le futur.
L’angle critique est l’angle d’attaque de l’historien qui juge et
condamne le passé pour s’en libérer. L’angle monumental est un
contrepoison aux tendances analytiques du discours historique qui
n’est qu’une culture décorative, une science où la forme, le corps sont
sacrifiés au fond, à la pensée. L’histoire monumentale cherche à
503
Frédéric Nietzsche, Seconde considération inactuelle : Utilité et inconvénients
de l’histoire in Œuvres, I, op. cit., p.550-551.
504
« L’heure est sans aucun doute extrêmement dangereuse : les hommes semblent
être sur le point de découvrir que l’égoïsme des individus, des groupes ou des
masses a de tous temps été le levier des mouvements historiques » Idem., p.564.
216
produire une culture totale. Elle n’aime pas le passé pour le passé mais
mobilise le passé pour construire le présent voire le futur auxquels
l’histoire antiquaire ne croit pas soit par scepticisme soit par amour
indéfectible du passé qu’aucun présent, et qu’aucun futur ne peuvent
ni ne doivent égaler. Mais surtout l’histoire monumentale est « au
service de la vie »505 d’une aristocratie que Nietzsche défend contre
celle du grand nombre « sur le point » de prendre conscience que
l’histoire du monde est celle des conflits d’intérêts des groupes
sociaux. Le rôle de l’histoire critique est plus ambigu. La manière
critique de considérer l’histoire peut prendre les dehors d’une action
progressiste en cherchant à détruire le passé qui s’oppose non
seulement au changement social, au mouvement de l’intelligence, de
manière d’ailleurs inefficace, mais aussi à la « nouvelle manière de
sentir », à la « nouvelle manière de penser » que l’histoire
monumentale veut imposer. Si Barthes a parlé à plusieurs reprises
d’ « histoire monumentale » et de « non-histoire », il a pris soin de ne
pas référer directement au texte des Considérations intempestives dans
lequel Nietzsche théorise ces notions subtiles. De même s’il n’a pas
fait mystère que la pensée de l’ébranlement réfère à un passage de
Nietzsche, il n’est pas allé jusqu’à donner les références précises,
renvoyant le lecteur à « quelque part » dans l’œuvre de Nietzsche. Ce
« quelque part », c’est simplement et à nouveau les Considérations
intempestives. La prudence plus que la désinvolture explique peutêtre cette réticence à avouer ses sources Barthes les a reprises quand
il a pensé506 à une histoire non-signifiante qu’il a plus cherché à
promouvoir qu’à développer.
505
« Nous ne voulons servir l’histoire que dans la mesure où elle sert la vie. », op.
cit., p.499.
506
« Au fond, l’histoire, je la sens toujours comme une sorte de bastion qu’il faut
prendre: ce n’est pas du tout pour le mettre à sac comme on a pu le reprocher
grossièrement au structuralisme, mais pour faire tomber les murailles, c’est-à-dire
pour casser le discours historique et le transformer en un autre discours, dont
l’histoire ne serait pas absente, mais qui ne serait plus du discours historique. »
217
§5
« Dire Non à la totalité »507 : sens final du sens qui veut s’en
passer
Barthes a avoué de manière indirecte la peur qu’il avait éprouvée un
dimanche de 1936, alors qu’il jouait dans la cour d’honneur de la
Sorbonne, le rôle de Darius, en pensant à « autre chose », à la victoire
annoncée du Front populaire provoquée par l’alliance du prolétariat et
de la petite-bourgeoisie :
Darius, que je jouais toujours avec le plus grand trac, avait deux
longues tirades dans lesquelles je risquais sans cesse de
m’embrouiller : j’étais fasciné par la tentation de penser à autre
chose. Par les petits trous du masque, je ne pouvais rien voir,
sinon très loin, très haut ; pendant que je débitais les prophéties
du roi mort, mon regard se posait sur des objets inertes et libres,
une fenêtre, un encorbellement, un coin du ciel : eux, au moins,
n’avaient pas peur.508
Cette victoire était le « retour en farce » (jeu de mots de Barthes sur le
« retour en force ») de 1848, qui était déjà le retour en farce de 1793 :
Barthes a pu maudire ces retours autant que l’universalisme
« bourgeois » qui avait imprudemment tenu un discours historique
« Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.10141015.
507
« Notre séminaire est un lieu suspendu ; il se tient chaque semaine, tant bien que
mal, porté par le monde qui l’entoure, mais y résistant aussi, assumant doucement
l’immoralité d’une fissure dans la totalité qui presse de toutes parts (dire plutôt : le
séminaire a sa propre moralité). [...] Bref, à sa façon, le séminaire dit non à la
totalité ; il accomplit, si l’on peut dire, une utopie partielle (d’où la référence
insistante à Fourrier). » « Au séminaire » (1974) in OC, t. IV, p.510.
508
Roland Barthes par Roland Barthes cité par Louis-Jean Calvet, Roland
Barthes, op. cit., p.59.
Louis-Jean Calvet commente : « la première représentation [du groupe de théâtre
Antique] a lieu dans la cour d’honneur, le dimanche 4 mai 1936, le jour même où
les élections portent le Front populaire. [...] On joue une pièce d’Eschyle, Les
Perses dont on ne sait si le public perçut l’involontaire rapport qu’elle entretenait
avec cette capitale journée électorale. Devant le palais royal de Suse, la foule
attend dans l’angoisse le résultat de la bataille de Salamine. Un messager arrive et
annonce le désastre : les grecs ont écrasé la flotte de Xerxès. Au milieu des
lamentations générales, le père du vaincu, Darios, sort alors de son tombeau et
maudit la folie de son fils. Dans le rôle, en haut des marches qui mènent à la
chapelle de la Sorbonne, l’acteur Roland Barthes, qui raconte plus tard son
angoisse ».
218
dont on n’avait pas prévu les conséquences. Dans La Préparation du
roman, on trouve des échos de la crainte que Barthes avait que la
« petite-bourgeoisie » recommence 1936 en cherchant le pouvoir par
le canal d’un parti qui représenterait ses intérêts509 puisque le PS avait
fait alliance avec le frère ennemi en s’accordant de nouveau sur un
programme commun, ce qui a pu provoquer chez Barthes une
angoisse politique, même « au sens électoral »510 du mot dont Le
Neutre, a pu être la trace :
Peut-être que ce qui domine cette seconde moitié du XXe siècle,
en tout cas en France, c’est un grand règlement de compte entre
la bourgeoisie et la petite bourgeoisie. Le problème historique
est de savoir si la petite bourgeoisie va faire sa percée dans le
cadre général d’un statut capitaliste (de type pompidolien) ou
dans celui d’une promotion du type PCF.511
La peur de l’histoire n’est pas une peur individuelle mais une peur
collective aussi contagieuse que la peste que Camus a si bien décrite,
raison peut-être pour laquelle Barthes n’aimait pas ce livre qu’il a
condamné au nom d’un matérialisme historique derrière lequel il
s’abritait pour se défendre contre des arguments qui avaient surpris
son habituelle dextérité discursive. Cette peur explique peut-être le
double-discours. Il faut une bonne oreille pour déceler sous la
phraséologie pseudo-marxiste et la caution sartrienne de la critique
des essences celle de l’universalisme des Lumières qu’on perçoit
même dans les Mythologies malgré l’écran des grandes déclarations
sur l’Histoire, malgré les imprécations contre la pseudo-physis qui
l’immobilise en Nature. Nous n’affirmons pas que les Mythologies et
les premiers écrits sur le théâtre ne sont pas la trace d’une conversion
509
Pour Barthes, le PS est le parti de la petite-bourgeoisie : « La désunion du
Prolétariat et de la Petite Bourgeoisie (PS) coûte sans cesse à la gauche sa
victoire. » La Préparation du roman, op. cit., p.364.
510
Le Neutre, séance 5
511
« Fatalité de la culture, limites de la contre-culture » (1972) in OC, t. IV, p.197.
219
au progressisme512 mais le caractère éphémère de cette adhésion fait
problème et tend à monter que Barthes n’a jamais « liquidé » son
centrisme politique.513 La première mythologie (1952), dans laquelle
Barthes opposait la boxe au catch auquel il accorde sa préférence à
l’instar du « populaire », peut montrer la tension entre la promotion
militante (bien que discrète) du non-historique qui allait peu à peu
s’affirmer et les velléités de critique sociale qui ont tourné court.
Posant la supériorité du catch sur la boxe, comme Aristote avait posé
celle de la tragédie sur l’épopée, Barthes y montre que le sport
« ignoble » est composé de moments autonomes contenant sa propre
fin tandis que le sport noble suppose un savoir historique, une manière
stratégique ou réflexive de concevoir le devenir :
Ce public sait très bien distinguer le catch de la boxe ; il sait que
la boxe est un sport janséniste, fondé sur la démonstration d’une
excellence ; on peut parier sur l’issue d’un combat de boxe : au
catch, cela n’aurait aucun sens. Le match de boxe est une
histoire qui se construit sous les yeux du spectateur ; au catch
bien au contraire, c’est chaque moment qui est intelligible, non
la durée. Le spectateur ne s’intéresse pas à la montée d’une
fortune, il attend l’image momentanée de certaines passions. Le
catche exige donc une lecture immédiate des sens juxtaposés,
sans qu’il soit nécessaire de les lier. L’avenir rationnel du
combat n’intéresse pas l’amateur de catch, alors qu’au contraire
un match de boxe implique toujours une science du futur.
Autrement dit, le catch est une somme de spectacles, dont aucun
n’est une fonction : chaque moment impose la connaissance
totale d’une passion qui surgit droite et seule, sans s’étendre
jamais vers le couronnement d’une issue.514
512
Cf. Appréciation de Claude Lévi-Strauss supra note 71 chap. I Mythologie et
sémioclastie
513
Louis-Jean Calvet note : « Il est intéressant qu’il se montre à ce point
enthousiasmé par ce manifeste pour l’engagement en littérature alors qu’il est
considéré par ses camarades, nous l’avons vu, comme politiquement centriste. »
Roland Barthes, op. cit., p.90.
514
« Le monde où l’on catche... » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.679-680.
220
Si le populaire est plus féru de catch que de boxe, s’il préfère le
présent au devenir, au progrès, pourquoi sacrifier au « grand surmoi
vide » qu’est l’histoire ? Cette hostilité au discours historique, au
« discours triomphant » de l’Histoire linéaire procède moins d’un
refus du sens que du refus d’un sens. La guerre du sens (contre le
sens) ne pouvait pas précéder la guerre des sens, la guerre contre un
des sens, un des langages totalisants, contre le dogmatisme auquel
Barthes préférait à tout prendre le libéralisme.515 Bien que Barthes ait
déclaré qu’il n’avait pas de stratégie516, que la tactique n’était pas
dirigée vers la victoire d’un sens final, son exigence de moralité était
dirigée contre la morale de la totalité. La haine du petit-bourgeois se
confond avec celle du militant, du réactif, du grégaire517 qui lutte
contre les prérogatives du petit nombre :
Comme, en moi, le compte petit-bourgeois n’en finit pas de se
régler (plus encore, sans doute, que le compte bourgeois), je
pense parfois, sinon à un grand livre, du moins à un grand
travail sur la petite-bourgeoisie, au cours duquel j’apprendrais
des autres (théoriciens, politiques, économistes, sociologues) ce
qu’elle est, politiquement et économiquement, comment la
définir par des critères qui ne seraient pas purement culturels.518
515
« La visée ultime reste de faire frissonner la différence, le pluriel au sens
nietzschéen, sans jamais faire sombrer le pluriel dans un simple libéralisme, bien
que cela soit préférable au dogmatisme. » « Littérature/enseignement » (1975) in
OC, t. IV, p.886.
516
« Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.390.
« J’écris au coup par coup. Par un mélange d’obsessions, de continuités et détours
tactiques. » « A quoi sert un intellectuel » (1977) in OC, t. V, p.378.
517
Barthes fait souvent référence à la notion nietzschéenne de « grégarité » et au
paradigme Actif/Réactif analysé par Deleuze (cf. Nietzsche et la philosophie).
Notons que le premier fragment du Roland Barthes par Roland Barthes est intitulé
« Actif/réactif », in OC, t. IV, p.623
Voir aussi Le Discours amoureux : « La transmission est de l’ordre du réactif, du
grégaire. » Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique
des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits,
op. cit., p.541
518
« Réponses » (1970) in OC, t. III, p. 1031.
221
Par le dernier fragment du Roland Barthes par Roland Barthes519
intitulé le « monstre de la Totalité »520 (cf. « le monstre hybride »521
selon Nietzsche comme le traduit Henri Albert) Barthes casse l’ordre
pseudo-alphabétique pour retrouver une exposition rhétorique,
donnant une entorse à son principe du refus du sens final, du sens
idéologique, du sens eschatologique.522 Les variations de l’œuvre ont
masqué le déroulement anagogique, le dépliage progressif de la vérité
de Barthes, la « vérité du sujet »523, contre celles des grands systèmes
langagiers :
J’ai donc, par conséquent, toujours des difficultés avec les
grands langages constitués de l’intellectualité actuelle, par
exemple le langage de la psychanalyse bien que je le pratique.
519
L’ordre alphabétique, censé déjouer le sens, n’était qu’un alibi, un ordre
apophatique pour refuser l’ordre logico-temporel. Barthes aurait pu finir son
autobiographie sur une note plus neutre par un fragment sur le zen par exemple, le
terminer par une autre lettre, une lettre antérieure à T pour casser un effet de sens
malicieux dont il avait prévu les risques puisqu’il déclarait à l’intérieur du Roland
Barthes par Roland Barthes qu’il avait corrigé une succession qui déjouait l’ordre
alphabétique. Philippe Roger note à propos du fragment « Hypocrisie ? » du
Roland Barthes par Roland Barthes : « De ce fragment énigmatique dans
l’architecture pseudo-alphabétique d’une construction qui ne répartit pas au hasard
ses masses ; au mitan du texte, là où se prépare l’intrusion des anamnèses » quasi
romanesque, « Hypocrisie ? » fait suite immédiate à « L’imaginaire de la
solitude », qui constitue du livre, la déclaration d’indépendance », Philippe Roger,
Roland Barthes, roman, Paris, Ed. Grasset, coll. Figures, 1986, p.313.
520
Voir supra Introduction p. 11 et note 4.
521
Frédéric Nietzsche, Considérations intempestives : de l’utilité et d
l’inconvénient des études historiques pour la vie, traduit par Henri Albert,
introduction, bibliographie, chronologie de Pierre-Yves Bourdil, Paris,
Flammarion, coll. GF, 1988, p.176.
522
« Cela nous paraît naturel, à nous Occidentaux, de penser l’Histoire (ou même
notre histoire individuelle) en termes de pessimisme ou d’optimisme, parce que
nous appartenons depuis deux mille ans à une société qui a toujours pratiqué, du
christianisme au marxisme compris, une eschatologie du Temps. Mais il y a des
pensées où le « sens » de l’Histoire n’a aucun sens : la pensée présocratique, le Tao
par exemple ; le type d’homme qu’elles produisent ou produiraient seraient
évidemment tout le contraire d’un « militant ». » « Texte à deux (parties) » (1977)
in OC,
t. V, p.385.
Cf. Nietzsche : « Le prix que nous accordons à l’histoire peut bien n’être qu’un
préjugé occidental ! », Œuvres, I, op. cit., p.508.
523
Roland Barthes, Comment vivre ensemble : simulations romanesques de
quelques espaces quotidiens : notes de cours et de séminaires au Collège de
France, 1976-1977, texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, édité sous la
direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.178.
222
C’est un langage très consistant, par là même il me blesse. J’ai
aussi un problème que je n’ai aucune raison de cacher avec le
langage marxiste dans la mesure où sous des formes de vulgates,
il tend très fortement ici et là à une stéréotypie. Au fond, tout ce
que j’écris, année après année, c’est toujours autour de ce thème
qui est un thème existentiel, parce que c’est un thème
névrotique. Naturellement, il y a aussi toute une résonance
philosophique, c’est là où, effectivement, cette espèce de
sentiment central que vous avez très bien diagnostiqué retrouve,
enfin, s’élargit à la perspective de problèmes philosophiques.524
Barthes si elliptique d’habitude ne l’est guère dans cet entretien donné
à une revue japonaise :
En réalité, sur le plan existentiel ou névrotique, je vous laisse le
choix, j’ai une intolérance profonde qui règle, au fond, toute ma
vie et toute mon œuvre et qui est l’intolérance, c’est-à-dire au
langage qui se répète et qui devient consistant à force de se
répéter. J’ai souvent parlé de ça dans des parenthèses. Je n’en ai
jamais parlé de front. Dans mon dernier texte que je viens
d’écrire, j’en parle un peu plus. Il y a le fait qu’effectivement,
dès qu’un langage prend de la consistance, et même si je pense
qu’il est vrai, mais le seul fait qu’il devient stéréotypé, alors à ce
moment-là, j’ai un mécanisme en moi presque physiologique du
langage et qui est un mécanisme de vomissement, de nausée. Je
ne peux pas supporter ça, et donc, si vous voulez, dès que je
sens qu’un certain type de langage avec toutes les idées que ça
véhicule, est en train de prendre quelque part, comme on dit
qu’une mayonnaise prend, qu’une crème prend, devient
consistante, alors immédiatement j’ai envie d’aller ailleurs ; ça
me joue des tours évidemment, ou en tous cas, ça me pose des
problèmes redoutables parce que précisément la société actuelle
est une société qui, par la force des choses (c’est un trait de son
aliénation culturelle), solidifie très rapidement certains langages,
qui développe une énergie très grande autour d ’une création de
stéréotypes, ce que j’appelle d’idiolectes, idiolectes très
consistants et par conséquent nous sommes, nous hommes
modernes, obligés de vivre en traversant sans cesse des langages
tout faits, des langages stéréotypés. Alors je suis asphyxié et je
me débats (c’est le sens de mon travail) pour essayer d’aller
ailleurs, quand un langage - et souvent même c’est un langage
qu’au début j’ai vécu dans sa fraîcheur et sa nouveauté, donc j’ai
soutenu - mais quand il devient consistant, j’ai envie d’aller
ailleurs, c’est-à-dire que je deviens un peu infidèle à mon propre
langage.525
524
525
« Pour la libération d’une pensée pluraliste » (1973) in OC, t. IV, p.473.
Idem., pp.472-473.
223
Le « tout ce que j’écris, […] c’est toujours autour de ce thème » ainsi
que le « c’est le sens de mon travail » montrent que l’aversion pour
les langages constitués de l’intellectualité n’avait rien d’accidentel.
Barthes a masqué sous le macro-historique ou l’histoire structuralisée
et par le recours dit « tactique » à la « non-histoire » sa méfiance pour
l’histoire. Bossuet (et son « histoire universelle » pré-hégélienne),
Chateaubriand (dont la lucidité historique doit beaucoup autant à
l’évêque de Meaux qu’à Ballanche), Joseph de Maistre même
(influencé par Bossuet) que Barthes lisait sans désemparer n’ont pas
eu raison de son anti-historisme.
224
CHAPITRE 2 : L’OPERATION STRUCTURALISTE
Composé de trois études écrites entre 1958 et 1960, le Sur Racine ne
paraît qu’en 1963. Le « Dire Racine » se rattache à la critique théâtrale
de l’époque du Théâtre populaire, reprenant notamment le thème de
l’opposition articulation/prononciation, tandis que « La structure » et
« Histoire ou littérature » sont les premiers textes critiques de combat
contre l’histoire littéraire. Thomas Pavel a estimé que « La structure »,
premier livre du Sur Racine, était « une des grandes réussites de la
critique littéraire anti-historique »526. Le terme « anti-historique »
n’est pas excessif bien que le théoricien du « dogmatisme
intentionnel »527 lui ait donné une valeur de compliment. Barthes s’est
étonné qu’un petit livre, auquel il ne pensait plus, ait pu susciter une
telle polémique528 d’autant plus que les conceptions exposées n’étaient
pas nouvelles, qu’il avait eu l’occasion de les faire connaître dans
deux textes parus dans des revues importantes où il accentuait sa
526
Claude Bremond /Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique,
critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées,
1998 p.42.
527
Voir Thomas Pavel, Le Mirage linguistique: essai sur la modernisation
intellectuelle, Paris, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1988, passim
528
Même étonnement chez Pierre Daix : « Vous aviez fait sur Racine, un livre qui
cherchait, disons pour être gros, des structures dans Racine ; qui cherchait à fonder
une nouvelle analyse de l’œuvre racinienne. Et vous interrogiez, à la fin,
directement les historiens de la littérature, sur le sens de leur travail et sur ce que
pourrait être une histoire réelle de la littérature. Il n’y avait là-dedans rien qui, à
première vue, ait dû provoquer une explosion. Sans doute vous posiez des
questions qu’on n’avait pas l’habitude de poser. Vous renversiez un certain nombre
d’éclairages, mais votre livre était un livre courtois où vous ne citiez personne à
comparaître devant un tribunal même idéologique. La brutalité de la réaction de
Raymond Picard n’en a été que plus étonnante, et je crois que votre petit Critique
et vérité a fait avancer les choses. » « Structuralisme et sémiologie » (1968) in OC,
t. III, p.81.
225
critique de l’histoire littéraire529 en reprenant le thème classique de
son incapacité à résoudre les tâches qu’elle s’était données.530
Quelle était la finalité de l’opération structuraliste ? - nous employons
« opération » au sens d’action calculée et concertée d’un langage sur
un autre langage. Barthes cherchait-il simplement à moderniser les
méthodes d’analyse désuètes de la vieille histoire littéraire ou bien
songeait-il déjà plus à l’action éthique qu’à la théorie littéraire ?
Quelle était l’objectif de l’intervention de la sémiologie dans le champ
de la critique et des études littéraires ? S’agissait de mettre en cause le
système des examens ou de disqualifier l’Université qui commençait
à s’ouvrir aux langages théoriques (Section I -Validité versus Vérité).
Est-ce que la critique de l’histoire littéraire n’a pas pu masquer celle
que
Barthes
dirigeait
contre
la
sociologie
« structuraliste »
d’obédience marxiste qu’il a dénoncée dès « Histoire ou littérature »
bien qu’il ait fait semblant de la trouver pertinente en lui apportant un
soutien tactique ? (Section II - L’usurpation du nom).
529
« Les deux critiques » in Modern Languages Notes (1963) repris dans les Essais
critiques, t. II, p.496-501 et « Qu’est-ce que la critique » Times Literary
Supplement (1963) repris dans les Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.502-507.
530
Selon Lucien Febvre, l’histoire littéraire n’est pas historienne :
« Histoire historique... Mais voila que rien de tout cela n’apparaît dans le gros livre
de D. Mornet. Absolument rien. Ce n’est pas que son auteur ignore que de tels
problèmes se posent. Il est l’élève de Gustave Lanson qui tenta si vigoureusement
de rapprocher l’histoire littéraire et l’histoire - de la rajeunir et de la renouveler en
l’amenant à s’intéresser à cent problèmes proprement historiques. La tentative était
vouée à l’insuccès, d’ailleurs. Car il eût fallu, pour qu’elle réussisse, constituer
fortement un corps d’historiens formés aux méthodes et initiés aux curiosités de
l’histoire proprement dite - de l’histoire sociale surtout : la plus délicate peut-être à
écrire de toutes les histoires » Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Armand
Colin, coll. Economie, société, civilisation, 1965, p.264.
226
SECTION I – VALIDITE VERSUS VERITE
§1
L’appel à la réforme de l’histoire littéraire
Dans « Histoire ou littérature », Barthes appelait l’histoire littéraire à
réviser ses objectifs. Mais au nom de quel programme ? Celui de
Lucien Febvre ? Bien que son nom revienne souvent dans l’étude,
Barthes ne se place pas sous l’autorité531 de l’historien, comme on
aurait pu croire, ne manquant pas de critiquer sa notion de « milieu »
reprise par Claude Pichois. En fait il semble que l’inspirateur soit plus
Fernand Braudel que Lucien Febvre qui a pu se moquer de l’« histoire
historique » de la littérature de David Mornet, ironiser sur son histoire
générale de la pensée à l’époque classique qui se réduit à une
« histoire littéraire pure »532 sans pour autant tracer un programme.
531
Ce « programme » est exposé dans le chapitre « Littérature et vie sociale »
sous-titré « De Lanson à David Mornet un renoncement ? » de Combats pour
l’Histoire, op. cit., p.263-268.
Lucien Febvre était un adversaire de la méthode biographique qui « médiocrise »
l’auteur : « Toute création littéraire a ses raisons et ses lois - qu’elle s’explique si
l’on veut, par d’autres raisons purement circonstancielles, extérieures et
fortuites. »« Les historiens de la littérature » Idem., p.259.
Febvre, sur ce point, était disciple de Valery (cf. « Question de poésie », in
Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, édition établie et
annotée par Jean Hytier):
« Les prétendus enseignements de l’histoire littéraire ne touchent donc presque pas
à l’arcane de la génération des poèmes. Tout se passe dans l’intime de l’artiste
comme si les événements observables de son existence n’avaient sur ses ouvrages
qu’une influence superficielle. Ce qu’il y a de plus important - l’acte même des
Muses - est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents, et de tout ce
qui peut figurer dans une biographie. Tout ce que l’histoire peut observer est
insignifiant. Mais ce sont des rencontres indéfinissables, des rencontres occultes,
des faits qui ne sont visibles que pour un seul, d’autres qui sont à ce seul si
familiers ou si aisés qu’il les ignore, qui font l’essentiel du travail. On trouve
facilement par soi-même que ces événements incessants et impalpables sont la
matière dense de notre véritable personnage. », Ibid., p.266.
532
Lucien Febvre exerçant son « démon polémique » [Barthes] sur David Mornet
qu’il cite plus pour le persifler plus que pour l’analyser : « J’ai cru que le moment
était venu de tenter ce que j’appellerai, une fois de plus, une histoire historique de
notre époque classique. » Une histoire historique ! On lui aurait dit :
« Une histoire purement littéraire » - il ne se serait pas senti chez lui, ce lourdaud
d’historien. » « Les historiens de la littérature », Ibid., p.263.
227
Quoi qu’il en soit, Barthes a demandé à l’histoire littéraire, peut-être à
sa propre instigation mais au nom de la nouvelle histoire, de renoncer
à l’histoire d’autant plus que malgré son nom, les héritiers de Gustave
Lanson n’avaient pas commencé à remplir les premiers points de son
programme.533 On avait confondu l’histoire littéraire avec les
monographies qu’on avait écrites sur les auteurs qui ne pouvaient
constituer qu’une histoire des littérateurs. Elle devait réformer ses
méthodes en renonçant à l’histoire, au contexte auxquels la littérature
résiste d’ailleurs si bien qu’il est tout à fait illusoire de vouloir
expliquer l’œuvre, « produit d’une histoire mais surtout signe d’une
résistance à l’histoire », par l’histoire, par le contexte comme l’avaient
espéré
les critiques littéraires du « signifié » depuis Taine et
Plekhanov :
Le dilemme lui-même (Histoire ou Psyché) définit la littérature
elle-même. Qu’est-ce en effet qu’une œuvre artistique sinon à la
fois le produit d’une Histoire et la résistance à cette Histoire ?
C’est là sa nature dialectique et la grandeur même de la
littérature que son ambiguïté : elle vient du temps et lui tient
tête : l’œuvre est à la fois une structure et un mouvement, c’est
une structure en mouvement, et voila pourquoi l’analyse en si
souvent difficile.534
533
Antoine Compagnon a estimé qu’il n’y avait pas trace pour l’instant d’« une
vraie histoire littéraire » : cf. le sous-chapitre « Histoire des idées, histoire sociale »
Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris,
Points Seuil, 1998, p.242-246.
534
« Voies nouvelles de la critique littéraire en France » (1959) in OC, t. I, p.979.
Les arguments de Barthes ont un air de famille avec ceux d’Albert Béguin qui ne
croit pas non plus qu’on puisse « transformer la littérature en objet de connaissance
historique » : « Je crois que, malheureusement, les défauts de Jacques Nathan
[auteur d’une Histoire littéraire] tiennent moins à sa propre insuffisance qu’à la
vacuité de son propos : on ne peut plus faire l’histoire de la littérature actuelle.
Peut-être faut-il dire plutôt qu’on ne peut plus, aujourd’hui, faire d’histoire
littéraire. Car ce qui est si évidemment démontré pour les lettres contemporaines,
dont l’histoire écrite paraît toujours si décevante, atteint dans son être même la
tentative de transformer la littérature en objet de connaissance historique. » « Les
limites de l’histoire littéraire », Esprit, n°222, 1955-1, (pp. 166-170), p.169.
La critique immanente veut référer le moins possible à la socialité :
« La critique moderne, avec un Bachelard, un Poulet, un Jean-Pierre Richard, un
Blanchot, une Roland Barthes, reprend conscience de cette existence particulière de
l’œuvre, qui est d’abord un ton de voix, le langage d’un homme, et qui ne peut être
valablement commentée que si le commentateur se situe à l’intérieur de l’univers
créé par l’auteur. Cela ne veut pas dire - bien au contraire ! - que l’on doive tenir
228
Si la forme résiste à l’histoire, alors il est nécessaire de dissocier
l’histoire des formes d’avec celle de la société535 : faire par exemple
une histoire de la fonction littéraire, une histoire de la signification
littéraire mais sur de longues
périodes, sur une échelle pluri-
millénaire montrant que la fonction du poète était dans la Grèce
archaïque d’intercéder entre les dieux et les hommes, que la fonction
littéraire s’humanisant dans les temps classiques avait eu la charge
d’instruire, de plaire, d’émouvoir, qu’elle avait depuis la rupture de
1848, celle de faire désignifier (Robbe-Grillet) un monde trop profus
ou celle de réjouir (Brecht)536 un monde « qui ne va pas bien » :
Je m’interroge sur une « macro-histoire » et cette macro histoire
c’est précisément l’histoire du signe. Je ne dis pas que les
méthodes assemblées sous le nom de structuralisme ne peuvent
pas appréhender le phénomène historique. Mais je crois que,
pour l’instant, nous n’avons pas fini d’épuiser un niveau de
perception historique qui est celui de l’histoire du signe.537
Barthes avance des arguments pour justifier cette macro-histoire sans
dévoiler ses mobiles : l’histoire de la société globale atteint peu
pour nulle la relation de l’œuvre avec son temps, avec sa société et sa vie
historique. Mais, au lieu de réduire l’œuvre de littérature au rôle mineur de
symptôme, ou de lui chercher des « causes » suffisantes dans ses déterminations
sociologiques, on commence à comprendre que l’œuvre qui compte est celle qui ne
subit pas l’influence de son milieu, qui bien plutôt est un élément créateur dans
l’évolution humaine. Elle peut être, elle est souvent révolte contre la société
présente et contre tous les déterminismes historiques, par sa nature même qui est
d’attester la liberté humaine envers tout ce qui menace de la restreindre. Qu’un
poète, un romancier, invente un mode imaginaire, et voilà brisée la chaîne des
contraintes qui nous emprisonnent dans les déroulements de l’histoire. » « Limites
de l’histoire littéraire », Idem., p.169-170.
535
« Le rêve serait évidemment que ces deux continents [Histoire et Œuvre]
eussent des formes complémentaires, que, distant sur la carte, on pût cependant, par
une translation idéale, les rapprocher, les emboîter l’un dans l’autre, un peu comme
Wegener a recollé l’Afrique et l’Amérique. Malheureusement, ce n’est qu’un rêve :
les formes résistent ou, ce qui est pire, elles ne changent pas au même rythme. »
« Histoire ou Littérature » Sur Racine (1963) in OC, t. II, p.177.
536
« Si la « nature » est signifiante, un certain comble de la « culture » peut être de
la faire « désignifier »« Le point sur Robbe-Grillet » Essais critiques (1964) in OC,
t. II, p.458.
« L’auteur ne doit pas « distraire » (c’est-à-dire tirer le public hors de la réalité.
Mais je pense qu’il doit « réjouir » (les classiques disaient « plaire ») et dans le
même temps l’amener à une critique constructive des malheurs de son temps. »
« Le théâtre est toujours engagé » (1956) in OC, t. I, p.652.
537
« Voyage autour de Roland Barthes » (1971) in OC, t. III, p.1048.
229
l’écrivain qui par définition résiste à l’histoire538 ; l’histoire littéraire
n’avait pas les moyens d’analyser aussi bien le style, expression du
moi539, signe d’une intériorité qui résiste à l’histoire que le contenu de
l’œuvre qui se réduit à sa forme, étant posé qu’il est « de plus en
plus » impossible selon le dogme de l’indissociabilité du fond et de la
forme (repris à Flaubert) de séparer l’œuvre en signifiant, la surface
verbale, et en signifié, le sens ou le « message », sans la détruire. Si la
macro-histoire du signe n’était qu’un projet, la science formelle du
récit, s’appuyant aussi bien sur Aristote que sur Propp, est devenue
une école dont l’apport à la théorie littéraire n’est contesté par
personne. Ce n’est pas nier non plus l’intérêt théorique de la
narratologie que de constater que Barthes a pu s’en servir pour
contester qu’une science littéraire des contenus soit possible.540 Plus
que la macro-histoire, elle pouvait exténuer le référent social et
historique en substituant un modèle descriptif du récit considéré sous
un angle macro-culturel et omnitemporel :
Je développais en m’attaquant au récit, cette idée que la science
littéraire - je le répète, si elle existe un jour, ne doit pas chercher
de ce côté traditionnel (histoire, contenus) mais du côté d’une
science des formes du discours, point de vue qui est le postulat
de travail de quelqu’un comme Todorov, ainsi que vous l’avez
rappelé.541
538
Barthes sur cette question (comme sur d’autres) était proche de Flaubert.
Flaubert opposait l’ingenium de l’écrivain aux lois posées par Taine, du milieu, de
la race, et du moment. Flaubert a pu inciter Taine à concéder la « faculté
dominante » pour expliquer la création littéraire.
539
« Le pop art sait très bien que l’expression fondamentale de la personne, c’est le
style. Buffon disait (mot célèbre, connu naguère de tous les écoliers français) : le
« style, c’est l’homme. » Otez le style, et il n’y a plus d’homme particulier. L’idée
de style, dans tous les arts, a donc été liée, historiquement, à un humanisme de la
personne. [...] mais aujourd’hui où la personne est une idée qui meurt, ou du moins
qui est menacée, sous la pression des forces grégaires qui animent la culture de
masse, la personnalité de l’écriture s’efface. » « Cette vieille chose, l’art … »
(1980) in OC, t. V, p.917.
540
H. R. Jauss, s’opposant à Barthes sur ce point, a défendu l’idée que « la science
de la littérature pourra parfaitement être aussi une science des contenus. », H. R.
Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude
Maillard, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978, p.126.
541
« Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.1009.
230
On ne manquera pas de remarquer avec quel art Barthes a su
rapprocher sa démarche de celle d’un confrère qui n’avait pas
nécessairement les mêmes buts idéologiques que lui. L’historien
littéraire est reclassé, dirigé non sans courtoisie vers une improbable
sociologie historiale... Cette anti-herméneutique était séduisante au
sens où elle permet à chacun d’élaborer un sens, une interprétation en
renonçant aux démarches fastidieuses de l’enquête littéraire. Si le goût
historique ne peut pas contrôler les impressions du goût personnel, si
on n’a pas l’espoir de trouver la vérité de l’auteur, l’intention de
l’auteur, pourquoi s’imposer un travail monumental ? Plus besoin
d’aller interroger les témoins encore vivants, d’aller fouiller les
manuscrits, de lire la note de la blanchisseuse, d’employer la méthode
des passages parallèles ? On fabrique un paradigme, une opposition
conceptuelle même boiteuse : on est critique :
L’opposition « plaisir/jouissance » est une de ces oppositions
volontairement artificielles, pour lesquelles j’ai toujours eu une
certaine prédilection. J’ai souvent essayé de créer de telles
oppositions : par exemple entre « écriture » et « écrivance »,
« dénotation » et « connotation ». Ce sont des oppositions qu’il
ne faut pas chercher à honorer littéralement, en se demandant
par exemple si tel texte est de l’ordre du plaisir ou de la
jouissance. Ces oppositions permettent surtout de déblayer,
d’aller plus loin ; tout simplement de parler et d’écrire.542
Si le philosophe se définit par l’invention de concepts, pourquoi le
critique ne serait pas critique par l’invention des couples notionnels
qui permettent de discourir sur l’objet « littérature » ? La différence
est que la durée de vie de ces couples notionnels est beaucoup plus
courte que celle des concepts philosophiques. Etant entendu qu’il n’y
a pas de vrai sens du texte543, il ne reste plus qu’à
étudier les
possibilités de sens d’un texte sans le coincer dans un sens particulier.
Le sémiologue
pour se défendre contre l’accusation de s’auto-
conférer un rôle magnanime précise qu’il n’est pas là pour attribuer
542
543
« Vingt mots-clés pour Roland Barthes » (1975) in OC, t. IV, p.852.
Postulat Valéryen omniprésent dans la pensée critique barthienne.
231
dans un geste libéral à chacun sa part de vérité mais de montrer que le
sens est pluriel par structure, qu’il est par conséquent impossible de
prétendre à une vérité unique comme l’avait fait la philologie et les
« critiques du signifié » qui commettent l’erreur de confondre le sens
avec la vérité. Le sémiologue comprend très bien que les critiques
puissent proposer un sens particulier corrélé à leur idéologie
particulière mais en revanche, veillant à la constitutionnalité du sens,
il ne peut admettre qu’un langage sous emprise idéologique, qu’un
métalangage théorique impose son sens comme étant la vérité du
texte. La littérature doit garder le dernier mot contre la théorie comme
l’indigène
(l’écrivain)
contre
l’observateur
(qui
continue
amoureusement la métaphore de l’œuvre) et l’observateur sur le
théoricien :
Pour moi, il n’est pas plus possible, devant l’œuvre, de revenir
en arrière sur des positions subjectives et impressionnistes, que
de s’installer à l’inverse dans un positivisme de la science
littéraire. Devant cette double impossibilité, j’essaie de préciser
des démarches scientifiques, de les éprouver plus ou moins,
mais de ne jamais les conclure par une clausule typiquement
scientifique, car la science littéraire ne peut en aucun cas et en
aucune façon avoir le dernier mot sur la littérature.544
Il semble ainsi que cet « athéisme cognitif » ait servi autant à mettre
en
relief
le
« dogmatisme »
des
critiques
d’explication,
(psychocritique, sociocritique, histoire littéraire)545 qu’à refuser les
« prétentions de la philologie ».
544
« Sur le « Système de la mode » et « L’Analyse structurale des récits » »
(1967) in OC, II, p.1303
« Le sujet du savoir a toujours été soigneusement laissé à l’extérieur du savoir ; il
s’agit maintenant, non de l’y réintégrer (ce qui serait simplement revenir à une
conception subjective de la critique) mais de l’y dissoudre ; et comme cette
entreprise de dissolution est celle-là même de l’écriture, cela revient à postuler
qu’il ne peut y avoir de science de l’écriture que l’écriture elle-même. »
Dactylogramme de la Préface à l’édition catalane de Critique et vérité, BRT A. 23,
Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.5.
545
« Toute critique d’interprétation, si elle est fondée face à une définition
canonique, dogmatique et littérale de l’œuvre, devient impossible, si l’on entend
232
§2
L’erreur de la philologie
La position de Barthes à l’égard de la philologie oscille entre une
acceptation pleine de réticence et un scepticisme radical : soit il admet
la distinction entre sens premier
et signification actuelle tout en
soulignant qu’un lecteur « concerné » ne cherche pas à pénétrer ou à
exhumer un sens « défunt », inappliqué à sa situation, soit il estime
que la philologie ne peut rien savoir car elle est entrée en crise depuis
que Nietzsche a montré que la confiance dans le langage était basée
sur une conception erronée du savoir (celle des philosophes réalistes)
qui a fait prendre le mot pour la chose. Mais il faut rappeler que
Nietzsche était nettement moins critique, moins catégorique que
Barthes à l’égard de la philologie : il pensait qu’il était heureux qu’on
n’ait pas pris conscience trop tôt de cette erreur puisque sans cette
infatuation du savoir, la recherche de la connaissance n’aurait pas pris
son essor.546 Il a critiqué d’autre part fortement les « mensonges » des
herméneutiques du Moyen Âge en défendant le sérieux de la
philologie. Aussi est-il curieux que
Barthes ait contesté « les
certitudes de la philologie » en s’appuyant sur un philosophe qui n’a
pas renié les acquis de sa formation initiale:
La restitution et la conservation des textes, ainsi que leur
explication, poursuivies pendant des siècles au sein d’une
corporation, auront finalement permis de trouver aujourd’hui les
bonnes méthodes ; tout le Moyen Âge fut radicalement
travailler à abolir ce Royaume du Signifié, qui est celui de notre culture depuis son
origine. » Dactylographe Préface de l’édition catalane de Critique et vérité, BRT2.
A. 23, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.4.
546
« Le langage est en fait la première étape dans la quête de la science. Là aussi,
c’est de la foi dans la vérité découverte qu’ont jailli les sources de force les plus
abondantes. C’est bien après coup, c’est tout juste maintenant que les hommes
commencent à se rendre compte de l’énorme erreur qu’ils ont propagée avec leur
croyance au langage. Il est heureusement trop tard pour qu’il puisse en résulter un
retour en arrière de l’évolution de la raison qui repose sur cette croyance » Frédéric
Nietzsche, Humain, trop humain I, traduit par Robert Rovini, édition revue par
Marc B. de Launay, textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzimo
Montinari, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1988, p.38.
233
incapable d’une explication strictement philologique, c’est-àdire du pur et simple désir de comprendre ce que dit l’auteur, ce fut tout de même quelque chose que de trouver ces méthodes,
il ne faut pas le sous-estimer ! Toutes les sciences n’ont acquis
de continuité et de stabilité que du moment où l’art de bien lire,
c’est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée.547
Barthes a évoqué plus que développé une philologie active (appelée
aussi philologie négative, voire « philologie réformée », néophilologie ») mais elle n’a pas eu, à l’instar de sa macro-histoire du
signe, d’existence concrète peut-être en raison du caractère exorbitant
de ses propositions :
Donc, Texte Roland : comme si j’avais découvert un manuscrit
encore inconnu et que, en bon philologue, je le compare au
texte connu, le Texte Werther. Je note des convergences : c’està-dire que je constitue l’apparat critique d’un texte double, en
confrontant les versions (leurs convergences, leurs divergences).
La grande différence, d’avec la philologie, c’est qu’il n’y a pas,
de Texte Princeps. Il s’agit donc d’une philologie réformée,
seconde, d’une néo-philologie, retour en farce de l’ancienne
philologie légale, castratrice.548
La contestation de la philologie est restée un discours.549
§3
Un anti-intentionalisme tactique
Si en termes d’influence critique, Barthes l’a emporté sur Picard, sur
le fond, il n’est pas certain que l’auteur de Critique et vérité, ait tout à
fait convaincu. Picard a eu beau jeu de noter les contradictions de
547
Idem., p.206-207
Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 19741976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et
annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC,
coll. traces écrites, 2007, p.291
549
« La sémiotique littéraire bouscule un peu la notion même de critique, […] Il se
peut que le commentaire de livres devienne un genre caduc, que la critique ellemême disparaisse. Au fond, la critique en tant que critique a commencé il n’y a pas
très longtemps, une centaine d’années. Cela peut aussi très bien disparaître.»
« Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.647-648.
548
234
Barthes sur l’intention, s’étonnant qu’il puisse rejeter la recherche de
l’intention de l’auteur tout en s’y référant de manière principielle.550
Antoine Compagnon, héritier critique du structuralisme littéraire, a
enfoncé le clou en démontrant par l’absurde que tout texte présuppose
une intention qu’elle soit consciente ou en acte.551 Cependant il n’est
pas sûr que Barthes ait cru autant que Valéry au caractère accidentel
de la création verbale. Si Barthes a nié qu’il y ait un rapport simple
entre l’intériorité de l’auteur et le travail de sa plume, en déclarant par
exemple qu’il avait écrit les Mythologies dans un climat intérieur de
550
Nous donnons quelques exemples qui montrent que Barthes a cru à l’intention
d’auteur qu’il a contestée par tactique. Sur l’intention en parlant des photographies
de Pic qui accompagnent le texte de Mère Courage et ses enfants : « elle aident à
découvrir l’intention profonde de la création » Préface de Mère Courage et ses
enfants (1960) in OC, t. I, p.1064.
Sur le livre de Michel Butor mal accueilli par la critique, Barthes pour le défendre
réfère au projet de l’auteur : « Car Mobile a un sens, et ce sens est parfaitement
humain (puisque c’est de l’humain qu’on réclame), c’est-à-dire qu’il renvoie d’une
part à l’histoire sérieuse d’un homme, qui est l’auteur, et d’autre part à la nature
réelle d’un objet, qui est l’Amérique. » « Littérature et discontinu », Essais
critiques (1964) in OC, t. II, p.440.
« Dans les essais que j’ai écrits, et qui concernaient la littérature et non le théâtre,
j’ai souvent lutté pour qu’on ne limite pas la lecture d’un texte à un sens défini. Or,
dès qu’il y a spectacle, j’ai besoin qu’il y ait un sens fort, unique, responsabilité
morale ou sociale. Car je suis toujours fidèle aux idées de Brecht auxquelles j’étais
très attaché quand je m’occupais de théâtre. » « Un contexte trop brutal » in OC, t.
V, p.657-658.
Oui mais pas seulement au théâtre comme nous l’avons rappelé par l’exemple de
Mobile.
Outre les exemples que j’ai déjà donnés montrant que Barthes était
« intentionnaliste » autant qu’on peut l’être, je fournis l’extrait d’une note de
Barthes sur un travail de Louis Fournier qui a paru dans une revue (« Bouvard et
Pécuchet, comédie de l’intelligence », The french rewiew, vol. XLVII, n°6, spring
1974-9).
Cette annotation trahit des positions plus orthodoxes que celles qu’il a montrées.
Louis Fournier, interprétant Bouvard et Pécuchet écrit : « Paul Bourget l’a
interprétée [cette œuvre] dans sa perspective anti-intellectualiste : les deux
bonshommes pensent trop, de cette pensée néfaste qui précède l’expérience plutôt
que de s’y assujettir. Il y a certainement de ça dans le Bouvard mais je crois tout de
même qu’il y a plus fondamental. ». Barthes qui a barré ce passage inscrit dans la
marge inférieure : « Depuis quand Flaubert
se préoccuperait-il tant de
méthodologie scientifique ? Comment concevoir que Flaubert voie la Pensée
comme le mal ? Cela est contraire à toute la correspondance. » Faut-il insister sur
le « toute la correspondance » ?
551
Cf. Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, op. cit., sous-chapitre
« Retour à l’intention », pp.97-110.
235
débâcle affective552 qui était à l’opposé de l’écriture pleine de verve et
de causticité qui les caractérise, il n’a pas pour autant refusé les
rapports d’inversion entre la vie de l’auteur et l’œuvre envisagée
comme une compensation. Barthes a porté un coup sévère aux
critiques d’intention en déclarant la mort de l’auteur qui n’était peutêtre qu’une ruse
visant à détruire la critique d’explication en la
privant de son objet. Si la formule était nouvelle, le projet de mettre
l’auteur hors-sujet ne l’était pas pour deux raisons : Paul Valéry avait
déjà proposé une histoire de la littérature sans auteur :
Une Histoire approfondie de la Littérature devrait donc être
comprise, non tant comme une histoire des auteurs et des
accidents de leur carrière ou celle de leurs ouvrages, que comme
une Histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la
« littérature », et cette histoire pourrait même se faire sans que
le nom d’un écrivain y fût prononcé.553
Barthes, à son tour, a demandé dès l’article « Histoire ou Littérature »
qu’on « ampute » l’auteur des études littéraires. Il proposait pour se
faire à l’historien littéraire, cet « interlocuteur implicite » rien moins
que d’abandonner la vieille méthode biographique puisqu’elle réfère
moins à l’auteur qu’à sa personne civile dont la connaissance ne peut
pas faire approcher le secret de la création.554 Barthes a donné plus
552
Barthes a pu faire allusion à sa passion pour Robert David.
Paul Valéry, « L’enseignement de la poétique au Collège de France, Variété, in
Œuvres, I, op. cit., p.1439.
554
Cf. Nietzsche : « Que quelque chose de bon ou de juste se produise, dans le
domaine des actions, de la poésie ou de la musique, aussitôt l’homme cultivé et
privé de substance s’empresse d’oublier l’œuvre pour s’enquérir de l’histoire de
l’auteur. Si celui-ci a déjà plusieurs ouvrages à son actif, il faut aussitôt qu’on lui
explique le sens de son itinéraire passé et la direction vraisemblable de son
évolution future. On le compare à d’autres, on le dissèque, on l’interroge sur le
choix de son sujet, sur sa façon de le traiter, on le décompose pour le reconstruire
de manière plus satisfaisante, on le corrige et on l’admoneste. Les événements les
plus étonnants peuvent se produire, l’essaim des historiens neutres est toujours là,
prêts d’aussi loin qu’ils l’aperçoivent, à prendre toute la mesure de l’auteur. »
Frédéric Nietzsche, Seconde considération inactuelle, Œuvres, I, traduit par Pierre
Rusch à partir des textes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, édition
publiée sous la direction de Marc de Launay, coll. Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2000, p.532.
553
236
de force à sa proposition en rejoignant celle d’une certaine
psychanalyse :
Le texte littéraire ne révèle donc pas une individualité (celle de
l’auteur) et il n’est plus chargé de transmettre un message. C’est
qu’il n’y a plus personne : la psychanalyse a montré, en effet,
que le sujet humain n’était pas plein et cohérent comme on le
pensait, mais divisé, éparpillé en miettes que ne réunit aucune
unité.555
Si le sujet est vide, alors il n’y a plus personne pour assumer les
discours qui le traversent. En supprimant l’auteur en tant que
producteur de sens, Barthes a pu chercher à contrer les démarches
critiques qui interprètent le sens
en tentant de mettre en rapport
l’œuvre et la personne qui l’a produite. Mais il a pu aussi tenter de
préserver la figure de l’auteur des investigations indiscrètes, des
inquisitions qui allaient jusqu’à le transformer en patient.556
555
Nous avons cité cet extrait d’entretien sans doute réécrit sans pouvoir savoir si
l’auteur de ces lignes est Dominique James résumant à grands traits la pensée de
Barthes ou si c’est Roland Barthes lui-même. « Un univers articulé de signes
vides » (1970) in OC, t. III, p.651.
556
Barthes a pu ne pas aimer une démarche critique qui met à nu la « misère des
familles » comme, de même, il détestait la littérature type Mauriac où « la
bourgeoisie se mange » :
« La distance était nécessaire à Barthes, personnellement, pour communiquer avec
autrui, en préservant l’exorcisé (exorcisant le préservé), le sujet, dans le royaume
dont on ne parle pas et dont autrui ne doit pas parler. Tout ce qui concernait
l’existence subjective était pour lui indicible, soit trop précieux, soit impudique,
obscène, peut-être honteux. » Edgar Morin, « Le retrouvé et le perdu », Roland
Barthes, Communications, n°36, 1982, p.3.
237
SECTION II - L’USURPATION DU NOM
§1
Modernisme théorique et vieille vieille critique
S’il est peu douteux que Barthes ait cherché à disqualifier ce qu’il
appelait « la critique universitaire »557, il est moins facile de savoir
pourquoi. Faut-il croire que l’ambition de Barthes était de contester le
système des examens558 ? N’était-ce pas un piètre dessein pour un
théoricien de l’action des langages ?559 Que voulait dire Barthes par
exemple quand il a déclaré que l’Etat gaulliste veut bien « céder
l’Université aux communistes et aux contestataires » à partir du
moment qu’il contrôle la Télévision et la Radio ? :
557
Si Barthes réfère à la « vieille vieille critique » (sur cette notion voir Antoine
Compagnon, La troisième république des lettres de Flaubert à Proust, Paris, Seuil,
1983), est-ce seulement parce qu’on y compte des noms prestigieux résonnant
comme des arguments d’autorité ? : « Depuis une centaine d’années, un débat sans
cesse renouvelé oppose l’université et certains courants de la critique littéraire : ce
n’est pas aujourd’hui que Proust, Péguy et Thibaudet, chacun à partir de la distance
qui lui était propre, ont parlé de critique universitaire ou critique des professeurs. »
Dactylographe Préface de l’édition catalane de Critique et vérité, BRT2. A. 23,
Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.2.
558
Cf. Louis-Jean Calvet :
« Il nous faut ici revenir à « l’affaire Picard. Barthes pense en effet qui si Picard
l’a attaqué, et durement, ce n’était pas seulement pour défendre une chasse gardée,
Racine, mais parce que tout l’édifice universitaire était menacé par la « nouvelle
critique ». Le fait de nommer la critique universitaire, de la distinguer, de dire tout
simplement : il existe une critique universitaire, mettait en question la clé de voûte
du système (les critères d’examen) en faisant de cette critique non une vérité mais
une opinion : dès lors, pensait-il, que l’on fait éclater l’aspect historiciste de la
littérature, il devient difficile voire impossible d’interroger un étudiant, de le juger.
Et c’est précisément cela, le système du contrôle du savoir, qui est à ses yeux
contesté en mai 68. Il imagine donc peut-être que le prolongement naturel de ce
mouvement se trouve dans son séminaire, dans ses écrits, et ne comprend pas
pourquoi il se trouve lui-même critiqué, presque rejeté du côté de Picard et de ses
pairs. » Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.206.
559
Thomas Pavel est peut-être plus près de la « vérité » :
« En minimisant l'importance de la vérité dans les sciences de la signification, la
réponse de Barthes (Critique et vérité, Seuil, 1966) laissait entendre que l'aile
avancée du structuralisme était en fin de compte peu disposée à accepter "le niveau
d'intelligence" que l'on consentait bien à lui accorder. Parmi les partisans de la
nouvelle formalité linguistique, ils s'en trouvaient donc, qui loin d'ajouter
paisiblement un surplus de technicité aux soubassements du grand édifice
philologico-herméneutique, en inaugurait ouvertement la démolition. Il ne
s'agissait aucunement de laisser provisoirement de côté la référence et le sens en
faveur de l'articulation des signes, mais d'œuvrer au remplacement inexorable de
ceux-là par ceux-ci. » Thomas Pavel, Le Mirage linguistique: essai sur la
modernisation intellectuelle, op.cit., p.64-65
238
En France, actuellement, par exemple, l’Etat veut bien lâcher
l’Université, s’en désintéresser, la concéder aux communistes et
aux contestataires, car il sait bien que ce n’est pas là que se fait
la culture conquérante ; mais pour rien au monde il ne se
dessaisira de la Télévision, de la Radio ; en possédant ces voies
de cultures, c’est la culture réelle qu’il régente560
Barthes a déploré ce partage qui donnait aux langages théoriques la
possibilité d’entrer à l’université alors que la critique immanente en
restait exclu 561 :
Ce que la critique universitaire est disposée à admettre (peu à
peu et après des résistances successives), c’est paradoxalement
le principe même d’une critique d’interprétation, ou si l’on
préfère (bien que le mot fasse peur), d’une critique idéologique ;
mais ce qu’elle refuse, c’est que cette interprétation et cette
idéologie puissent décider de travailler dans un domaine
purement intérieur à l’œuvre ; bref, ce qui est récusé, c’est
l’analyse immanente : tout est acceptable, pourvu que l’œuvre
puisse être mise en rapport avec autre chose qu’elle-même,
c’est-à-dire autre chose que la littérature : l’histoire (même si
elle devient marxiste), la psychologie (même si elle devient
psychanalytique), ces ailleurs de l’œuvre seront peu à peu admis
; ce qui ne le sera pas, c’est une travail qui s’installe dans
l’œuvre et ne pose son rapport au monde qu’après l’avoir
entièrement décrite de l’intérieur, dans ses fonctions, ou comme
on dit aujourd’hui, dans sa structure ; ce qui est rejeté, c’est
donc en gros la critique phénoménologique (qui explicite
l’œuvre au lieu de l’expliquer), la critique thématique (qui
reconstitue les métaphores intérieures de l’œuvre) et la critique
structurale (qui tient l’œuvre pour un système de fonctions).
Pourquoi ce refus de l’immanence (dont le principe est d’ailleurs
souvent mal compris) ? On ne peut donner pour le moment que
des réponses contingentes ; peut-être est-ce par soumission
obstinée à l’idéologie déterministe, qui veut que l’œuvre soit le
« produit » d’une « cause » et que les causes extérieures soient
plus « cause » que les autres.562
Dans ce passage Barthes oppose déjà l’explicitation de l’œuvre
(travail sur le signifiant qu’on déplie) à l’explication (recherche du
560
« La paix culturelle » (1971) in OC, t. III, p.884.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Il n’est pas prouvé que Gaston Bachelard, JeanPierre Richard, Jean Starobinski, Georges Poulet pour ne citer que les plus célèbres
aient souffert d’un quelconque ostracisme.
562
« Les deux critiques » (1963), Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.500.
561
239
sens). Si l’histoire littéraire admet les langages théoriques (marxisme,
psychanalyse), c’est que leur idéologie déterministe les rapproche :
Sans certes le souhaiter, je ne serais nullement étonné qu’un
jour, par exemple, une certaine Université vienne occuper la
place de l’Université traditionnelle et que Picard renaisse en
quelque censeur positiviste, sociologiste ou « marxiste » (je
mets des guillemets pour indiquer qu’il s’agirait d’un certain
marxisme) : il en existe déjà.563
Opposé à
l’histoire littéraire, Barthes a apporté un soutien à un
courant critique qui s’en démarquait : la critique thématique. Restant
dans le signifiant, se contentant de critiquer les œuvres, de déchiffrer
le style, ne portant pas sa critique, directement ou indirectement, sur
les structures de la société, la critique thématique ne parle qu’en son
nom (et non pas au nom de la « Cause », de la « Science », de
l’« Institution ») :
Le thème est une notion utile pour désigner ce lieu du discours
où le corps s’avance sous sa propre responsabilité, et par là
même déjoue le signe.564
Cependant il n’a pas osé s’en servir pour contrer les « théologies du
signifié » (sociocritique, structuralisme génétique, histoire littéraire,
psychocritique) tant elle lui semblait disqualifiée. L’opposition de
Barthes à la « vieille Sorbonne » l’a fait ranger dans le camp du
progressisme scientifique et politique à une époque où l’on avait
oublié que la contestation de l’ordre ne part pas d’un seul endroit :
Barthes explique alors souvent à ses amis qu’il y a deux façons
pour l’intellectuel de critiquer la société : soit au nom d’un
ailleurs, le tiers-mondisme, ou d’un avenir radieux, soit au nom
d’une tradition, et l’on tombe alors dans la critique
réactionnaire, type Joseph de Maistre. Entre ces deux modes de
positions critiques, pense-t-il, il n’y a rien et l’intéresse la
recherche d’un nouveau discours, de nouveaux angles
d’attaque.565
563
564
565
« Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1034.
Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p. 750.
Roland Barthes, op.cit., p.277.
240
Il est vrai que l’opposition au positivisme n’était plus l’apanage des
penseurs réactionnaires ; la conversion de Charles Maurras dément
toute identification
facile entre positivisme et progressisme.
Cependant malgré ses récupérations, le positivisme, comme tout
rationalisme, penche inéluctablement vers une culture de l’explication
(opposée aux conceptions magiques de l’art). Mais pour Barthes, il
semble que l’historicisme, le positivisme, le sociologisme, c’est tout
un :
Les arguments de Picard, disons plutôt : ses tours de langage,
quoique apparemment issus d’une vue sur-esthétisante de la
littérature, auraient très bien pu, et donc pourront très bien venir
d’un lieu adverse : l’historicisme, le positivisme, le
sociologisme, par exemple. C’est qu’en réalité ces lieux n’en
forment qu’un, qui est en gros celui de l’asymbolie.566
Si il est possible d’expliquer l’hostilité de Barthes au « sociologisme »
mêlé d’histoire littéraire d’un Benichou par son refus de la critique
instituée, comment comprendre celle qu’il a conçue pour le
sociologisme de Lucien Goldmann qui n’a pas eu la même
reconnaissance ?
§ 2
Les deux sociologies structuralistes
Barthes a fait remarquer à plusieurs reprises que le mot
« structuralisme » était appliqué à des entreprises opposées au sens
politique :
Certes, ce mot, imposé le plus souvent de l’extérieur, recouvre
actuellement des entreprises très diverses, parfois divergentes,
parfois même ennemies.567
566
567
« Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1034.
« De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1265.
241
Louis-Jean Calvet a interprété le conflit Barthes/Goldmann comme
une mesquine rivalité d’école :
Lucien Goldmann, nous l’avons vu, a tenté de susciter un
courant anti-Barthes, laissant entendre qu’il était du côté de la
Réaction. Au-delà de ces petites mesquineries qui fleurissent
parfois dans le milieu universitaire, il ressent très mal d’être ou
de se croire, pour la première fois de sa vie, contesté.568
Le différend était peut-être plus profond. Barthes regrettait qu’on
puisse qualifier de « structuraliste » aussi bien « l’épistémologie
génétique » de Piaget que la « critique de Goldmann »569, terme
derrière lequel ce dernier a pu chercher à restaurer le « vieux schéma
déterministe » de la cause et du produit570. Pourtant Goldmann,
s’éloignant de Lukács, avait proposé une « sociologie structuraliste »
en critiquant celle des contenus qui cherchait dans l’art littéraire un
reflet mécanique de la société. La sociologie structuraliste, plus
dialectique, considérait que la littérature était un élément constitutif
de la « conscience possible » d’un groupe social exprimée par un
« individu exceptionnel » :
568
Louis-Jean Calvet dans Roland Barthes réduit l’enjeu du conflit à des
questions d’ego. Goldmann, tentant de contrôler les comités d’action étudiants,
aurait cherché à prendre une revanche sur un concurrent :
« On sollicite les différents enseignants de l’Ecole, certains viennent en
observateurs curieux, d’autres en militants ; Barthes, lui, commet un impair : il se
déclare prêt à tenir un séminaire sur les relations entre le langage et le mouvement
étudiant, ou le langage et la révolution. Eclat de rire des étudiants, qui considèrent
que l’heure n’est pas aux séminaires ; satisfaction de Goldmann, pas si mécontent
de voir un concurrent racinien se disqualifier aux yeux du public estudiantin. »
Roland Barthes, op. cit., p.203.
Il est sûr en tous cas que Barthes n’était pas vraiment en phase avec le mouvement
de Mai 68 :
« Dans une interview télévisée enregistrée en 1970, il parle de Fournié, son
camarade au sanatorium, militant trotskiste, qui l’avait initié au marxisme, et a une
formule qui éclaire son rapport aux suites de mai 68 :
« Ce trotskisme d’alors, dit-il en substance, n’avait rien à voir avec le gauchisme
actuel et ses débordements idéologiques... » Idem., p.205.
569
« Réponse à une enquête sur le structuralisme » (1965) in OC, t. II, p.715.
570
« Littérature et signification » (1963), Essais critiques in OC, t. II, p.517.
242
Le grand écrivain est précisément l’individu exceptionnel qui
réussit à créer dans un certain domaine celui de l’œuvre littéraire
(ou picturale, conceptuelle, musicale, etc.), un univers
imaginaire cohérent ou presque rigoureusement cohérent, dont
la structure correspond à celle vers laquelle tend l’ensemble du
groupe. [...] On voit la différence considérable qui sépare la
sociologie des contenus de la sociologie structuraliste. La
première voit dans l’œuvre un reflet de la conscience collective,
la seconde y voit au contraire un des éléments constitutifs les
plus importants de celle-ci, celui qui permet aux membres du
groupe de prendre conscience de ce qu’ils pensaient, sentaient,
faisaient sans en savoir objectivement la signification.571
Mais Goldmann a présenté le Nouveau Roman comme une nouvelle
forme de réalisme572 qui décrit
les contradictions des sociétés
capitalistes et l’évolution de leurs structures essentielles : les romans
de Robbe-Grillet qui décrivent un monde, fonctionnant comme une
société anonyme, où plus personne n’assume de responsabilité
morale573 ainsi que le roman sans personnage de Nathalie Sarraute
sont à mettre en rapport avec le stade impérialiste du capitalisme qui
ne fait plus comme le capitalisme individuel, de la personne un
élément central :
Le thème de ces deux romans [Les gommes, Le voyeur], la
disparition de toute importance et de toute signification de
571
Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque des idées, 1964, p.219.
572
Goldmann a pu penser à Barthes quand il écrit : « On a beaucoup parlé des
problèmes formels dans les romans de Robbe-Grillet. Il est peut-être temps de
parler de leur contenu. », Idem., p. 197.
Goldmann entendait peut-être contester le monopole interprétatif du
« structuralisme statique » sur le Nouveau Roman. Il a concédé à la sémiologie
barthienne, qualifié de structuralisme statique par opposition à son « structuralisme
dynamique » une pertinence très mesurée : « Les méthodes récentes de la critique
littéraire, - structuralisme génétique, psychanalyse et même structuralisme statique
avec lequel nous ne sommes pas d’accord, mais dont certains résultats partiels sont
incontestables, - ont enfin mis à l’ordre du jour de constituer une science sérieuse,
rigoureuse et positive de la vie de l’esprit en général et de la création culturelle en
particulier. », Ibid., p.11.
573
Robbe-Grillet écrit : « Le roman de personnage appartient bel et bien au passé, il
caractérise une époque : celle qui marqua l’apogée de l’individu. », Pour un
nouveau roman, op. cit., p.28.
243
l’action individuelle, en fait à mon avis, deux des ouvrages les
plus réalistes de la littérature romanesque contemporaine.574
Si pour Lucien Goldmann il y a homologie entre structure économique
et structure artistique :
La disparition de l’individualisme sur le plan de l’économie
(processus que les penseurs marxistes ont enregistré sous la
forme de la transformation de l’économie libérale en économie
de monopoles, du passage du capitalisme classique à
l’impérialisme), et la transformation homologue du roman
caractérisée précisément par la disparition du personnage
individuel et du récit biographique.575
Ce n’est pas le cas pour Barthes :
Il est vrai que l’objet est lancé par l’infra-structure mais il
n’existe pas de rapport mimétique par exemple entre la structure
du roman et la structure économique.576
Réclamant une sociologie des formes qu’il appelle socio-logique,
Barthes envisage néanmoins qu’une vraie sociologie structuraliste
puisse « coexister » (terme de la guerre froide pour souligner la
divergence idéologique) avec celle de Goldmann requalifiée en
« sociologie des contenus » pour faire comprendre que l’expression
« sociologie structuraliste » de Goldmann est
mal employée
puisqu’elle porte sur du contenu :
Le niveau auquel se place Goldmann est essentiellement
idéologique: que devient dans cette macro-critique, la surface
verbale de l’œuvre, ce corps parfaitement cohérent
de
574
Pour une sociologie du roman, op. cit., p.202-203.
« Si on donne au mot réalisme le sens de création d’un monde dont la structure est
analogue à la structure essentielle de la réalité sociale au sein de laquelle l’œuvre a
été écrite, Nathalie Sarraute et Robbe-Grillet comptent parmi les écrivains les plus
radicalement réalistes de la littérature française contemporaine. » Idem., p.209.
575
« Introduction aux premiers écrits de Lukács » in Lukács, La Théorie du roman,
traduit de l’allemand par Jean Clairevoye, texte présenté par Goldmann, Paris,
Gonthier, 1963, p.183.
576
« Entretien sur le structuralisme » (1966) in OC, t. II, p.884.
244
phénomènes formels (au sens le plus extérieur du terme),
écritures, rhétoriques, modes de narration, techniques de
perception, critères de notation, qui font eux aussi le roman ? La
« forme » de Goldmann semble paradoxalement laisser passer
« les formes » , comme si toute la spécialité littéraire577 du
roman était épuisée par ce passage de l’abstrait au récit, ou
Goldmann la fait tenir. Autrement dit, le projet éthique du
romancier, même et surtout si l’on accepte la façon dont
Goldmann en rend compte, ne peut que rencontrer, précisément
pour se médiatiser, ce qu’on appellera ici un imaginaire c'est-àdire en définitive un langage, et ce langage demande lui aussi sa
sociologie. On serait ainsi amené à concevoir aujourd'hui deux
critiques (ou deux sociologies) complémentaires : une critique
idéologique, que j’appellerai pour ma part sémantique,
puisqu‘elle s’occuperait du contenu (que Goldmann appelle « la
forme ») et une critique sémiologique, puisqu’elle s’occuperait
des « formes » ; on pourrait appeler cette sociologie des formes
une socio-logique, dans la mesure où elle essaierait de rendre
compte de la manière éminemment signifiante dont les
romanciers classent leurs paroles.
Ces deux sociologies
peuvent-elles coexister ? Collaborer ? Entrer, si l’on peut dire,
en fonction ? Ce que l’on peut dire, c’est que la seconde, étant
elle-même une activité classificatrice, n’aurait je crois, aucune
peine à reconnaître la place et l’importance (sinon la vérité) de
la première.578
Si Barthes refuse de considérer qu’une manière de penser puisse
constituer une forme bien qu’il ait reconnu qu’il y a des formes du
fond, des figures de pensée (la figure de système579 par exemple) qui
caractérisent formellement un type de discours, c’est parce que le
structuralisme génétique est un déterminisme déguisé :
Même Goldmann, si soucieux de multiplier les relais entre
l’œuvre et son signifié, cède au postulat analogique : Pascal
appartenant à un groupe social politiquement déçu, leur vision
du monde reproduira cette déception, comme si l’écrivain
n’avait d’autre pouvoir que de se copier lui-même. Et pourtant,
si l’œuvre était précisément ce que l’auteur ne connaît pas, ce
qu’il ne vit pas ? Il n’est pas nécessaire d’être psychanalyste
pour concevoir qu’un acte (et surtout un acte littéraire, qui
577
Albert Béguin emploie l’expression de « spécialité littéraire » aussi. Barthes
trouvait barbare le mot littératurité qu'on [Genette ?] a remplacé par littérarité.
578
« Les deux sociologies du roman » (1963) in OC, t. II, p.250.
579
Voir supra la section Le nouveau discours intellectuel in chap. I : Mythologie
et sémioclastie
245
n’attend aucune sanction de la réalité immédiate) peut très bien
être le signe inversé d’une intention.580
On peut observer que Barthes s’appuie à nouveau sur un postulat de la
critique thématique (l’œuvre n’est pas un reflet mais une
compensation) pour récuser les théories sociocritiques. Dans les
quelques inédits que l’édition des Œuvres complètes ont donné à lire,
on remarque un texte étonnant écrit en 1962 où Barthes analyse la
production littéraire dans les termes de la « théorie sociale de LukácsGoldmann » dont il semble assumer le point de vue bien qu’il ait
travaillé à une théorie trans-sociale de la production littéraire qui
refuse tout déterminisme :
Quel est l’objet de nos grands romans passés ? Presque toujours
une société qui se défait, comme s’il y avait accord entre la
durée romanesque et le temps historique qui ruine, ensable,
élimine, futilise. La Comédie humaine, Les Rougon-Macquart,
Le Temps perdu sont des histoire [sic] d’une classe qui meurt
(l’aristocratie de Balzac), qui pourrit (la bourgeoisie dans Nana)
ou s’irréalise (la noblesse chez Proust)581. S’il n’atteint cette
dimension, le roman manque l’histoire (ce qui ne veut pas dire
qu’il ne puisse alors nouer avec elle des rapports plus indirects).
Nous n’avons eu en France aucun grand roman sur la guerre
d’Algérie (j’entends par la dimension, qui est essentielle à la
forme canonique du genre) : c’est que sans doute elle n’était
qu’épiphénomène sinistre, non défection profonde d’une société
française qui semble rester immobile, résistant aussi bien à la
littérature romanesque des grands morts historiques qu’aux
coups de clairon, philosophiques et polémiques, des sociétés qui
se construisent.582
Dans les accès de sincérité qui ont ponctué la fin de sa carrière, il a
aussi reconnu la force dialectique de la théorie sociale bien que
l’absence de « grand roman » contemporain dans la société réifiée la
contredise… :
580
« Histoire ou littérature », Sur Racine in OC, t. II, p.191-192.
Voir supra chap. IV : La tâche de l’écrivain progressiste .
582
« Une société sans roman ? » (1964) in OC, t. II, p.563.
581
246
Ce schéma est assez convaincant, par sa fermeté et aussi sa
force dialectique, absente des premières systématisations
culturelles du marxisme de style plekhanovien → Cependant, il
pose d’énormes questions, notamment celle-ci, qui est notre
question : les romans actuels, c’est-à-dire une poussière de
romans et pas de « grand roman », ne semblent plus être le dépôt
d’aucune intention de valeur, d’aucun projet, ou d’aucune
passion éthique ; pour autant que je puisse en juger, autant
d’expressions parcellaires de situations, de contestations
particulières : dépérissement ou suspension de l’éthique vraie →
en ce sens, régressif : absence d’une Transcendance romanesque
( → plus de « grand » roman) → Or, ces romans adviennent
dans une société où le capitalisme continue, où le monde réel
dénie, c’est évident les rêves d’harmonie.583
Il reste à savoir si Barthes a refusé la sociocritique par antidéterminisme ou par anti-marxisme dissimulé.
583
La Préparation du roman, texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger,
édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil/IMEC, coll. traces écrites, 2003,
p.363.
247
CHAPITRE 3 : DESTALINISATION ET DESTABILISATION
Barthes a distingué dans le champ de l’interlocution sociale, deux
types de discours, deux grandes formes de domination rhétorique584 :
le règne et le triomphe. Cette typologie duelle des effets de discours
rappelle aussi bien la distinction pascalienne démontrer/argumenter
que celle de Kant (persuader/convaincre). Si l’ambition de Barthes
n’est pas d’inventer des catégories inouïes pour l’analyse du discours,
que cherche-t-il à faire à travers cette description apparemment
scientifique des effets de langage ?
Nous montrerons dans ce chapitre
que Barthes s’est opposé au
triomphe des langages théoriques (Section I - La macro-critique de la
modernité théorique) aussi bien en « théorisant » l’espace du discours
(Section II - La topologie des langages grégaires) qu’en concertant la
levée des figures de l’amateur, du socialiste libertaire, de l’amoureux
contre celle du militant (Section III - Le système des figures) ; nous
584
Voir « La guerre des langages » in OC, t. IV, p.362-363.
248
terminerons en faisant l’hypothèse que l’éthique du neutre (on désigne
par ce terme aussi bien le cours du Neutre que l’esprit qui l’a présidé)
était une propédeutique à « autre chose »» (Section IV- L’Assomption
oratoire du Neutre : propédeutique à « Autre chose »).
SECTION I – LA TOPOLOGIE DES LANGAGES GREGAIRES
§1
Les modes de domination rhétorique
Le règne ou le discours régnant est fondé sur la persuasion ; peu
démonstratif, il s’appuie sur les valeurs implicites
d’une société
donnée, préférant ne pas argumenter mais pouvant au besoin faire
appel à des arguments affectifs ainsi qu’aux arguments d’autorité
quand il est contesté. C’est le discours de la doxa, sûre d’elle-même,
qui n’a pas à se justifier, le discours entre soi, entre gens qui se
comprennent. Sa légitimité ne le pousse pas à ergoter. Il exploite la
croyance populaire selon laquelle un discours trop justifié serait un
discours de mensonge. La force du discours régnant tient au fait qu’il
est d’emblée accordé aux opinions courantes. C’est pourquoi Barthes
l’appelle « discours endoxal » (opposé au discours paradoxal des
nouvelles discursivités) en référence, disait-il, à Aristote. Le discours
endoxal passe inaperçu car il est à la fois feutré, diffus, incolore, nonmarqué pour parler en terme linguistique. Tout le monde le parle sans
le savoir. C’est l’idéologie et l’imaginaire tout ensemble qui parlent.
Barthes qualifiait aussi cette manière de parler « discours encratique »
car elle se développe à l’abri du pouvoir qui l’encourage comme
toutes les légalités. Le discours encratique n’est pas le discours d’une
classe restreinte qui détient à elle seule le pouvoir (le jargon des
technocrates par exemple est refusé par le doxa) mais le discours de
tous ceux qui veulent en faire partie. Il est donc parlé aussi bien par la
249
classe dominante que par la petite-bourgeoisie (que Barthes nommait
quelquefois « classe promotionnelle »). Son auditoire est universel.
Le triomphe ou le discours triomphant est un système langagier plus
élaboré que le discours encratique. Il se remarque au caractère marqué
de son lexique. Il doit faire preuve d’ingéniosité, se faire pédagogue
pour qu’on daigne lui prêter l’oreille. Il recourre aux arguments
contraignants, il s’appuie sur une rationalité, il démontre, il veut
d’autant plus convaincre que son pouvoir de persuasion reste faible. Il
peut produire, sur le coup, au moment où il est proféré,
une
impression forte de vérité qui s’affaiblit dès que les raisons évoquées
sont oubliées ou embrouillées dans la mémoire du destinataire. C’est
un discours quelquefois « rugueux », qui demande un effort, une
contention d’esprit. Il doit construire son auditoire. Son agressivité
peut éloigner les esprits timides et consensuels. Son argumentation ad
rem peut décourager les esprits enthousiastes et superficiels. Il est
donc pénible à suivre. Aussi faut-il qu’il simplifie son appareil de
raisons, qu’il dilue ses valeurs dans celles de la moralité régnante pour
subsister et se faire reconnaître (sa
valeur théorique s’annihile,
perdant en profondeur ce qu’il gagne en étendue). C’est à ce moment
qu’il acquiert peu à peu une légitimité restreinte, qu’il se légalise tout
en
perdant en même temps sa fraîcheur excitante de discours
acratique parlé hors des pouvoir et des « vouloir-saisir », se mutant en
système langagier, que « n’importe qui » (même les « imbéciles »)
peut s’approprier sans produire un effort de réflexion :
Chacun sait que le sociolecte marxiste peut être parlé par des
imbéciles : la langue sociolectale ne s’altère pas au gré des
accidents individuels, mais seulement s’il se produit une
mutation de discursivité (Marx et Freud ont été eux-mêmes de
ces mutants, mais depuis eux la discursivité qu’ils ont fondée ne
fait que se répéter.)585
585
« La division des langages » (1973) in OC, t. IV, p.359.
250
Ce langage fort supplante quelquefois la moralité précédente ou se
contenterait de coexister avec elle, ce qui rend l’espace du discours
« inhabitable » : le sujet est pris en écharpe entre l’arrogance de la
doxa et celle de la theoria, entre un discours de victoire et un discours
de triomphe, entre le discours socialo-communiste et sa rhétorique de
l’égalité et le discours gauchiste ou théoriciste :
[Barthes] : Actuellement, nous assistons à un glissement de
l’arrogance vers la gauche. Il y a un discours de gauche arrogant
et c’est ce qui fait le cœur de mon problème personnel. Je suis
divisé entre ma situation dans un lieu politique et les agressions
de discours qui me viennent de ce lieu.
[Le journaliste Jean-Jacques Brochier] : Cependant, si l’on se
réfère à l’époque des Mythologies, qui est à peu près l’époque
où des intellectuels comme Edgar Morin ont été exclus du Parti
communiste, l’arrogance du discours stalinien était beaucoup
plus forte que maintenant.
[Barthes] : Oui, c’est vrai. Il y a plus d’arrogance discursive
aujourd’hui dans le gauchisme que dans le communisme. Mais,
si je puis dire, ça n’en est pas mieux pour ça. Parce que ça veut
dire que le langage communiste passe dans le langage un peu
poisseux de la doxa, du naturel, de l’évidence, du bon sens, du
« cela va de soi ». On est encore pris entre ces deux langages
dont j’ai esquissé le mode de dominations en parlant du règne de
l’un et du triomphe de l’autre. On est pris entre un règne et un
triomphe et c’est pour cela que le lieu est difficile à habiter.586
J’ai cité ce passage car Barthes y est plus explicite que d’habitude : la
doxa n’était pas le « discours libéral » mais les discours progressistes.
On comprend que cette typologie des langages forts visait le
« discours marxiste » que Barthes aimait à réduire à une stéréotypie.
§2
Le mauvais stéréotype
Barthes a ainsi expliqué son intolérance à l’égard des langages
théoriques par une sorte d’hyperesthésie au stéréotype qui l’empêchait
586
« Vingt mots-clés pour Roland Barthes » (1975) in OC, t. IV, p.863.
251
de rester un « bon sujet politique ».587 La valeur d’un langage ne
réside pas dans sa vérité mais dans sa fraîcheur.
Dans les Mythologies, il remarquait que le discours mythique est un
discours de répétition cherchant à imposer un sens de manière retorse.
Par la répétition un discours historique se donne pour vrai si bien que
les opinions figées par la paresse, par le défaut d’examen passent pour
des vérités naturelles sur lesquelles le droit de critique est suspendu.
Ainsi Barthes notait que la réussite institutionnelle, très relative, de la
sémiologie était liée à son processus de pétrification car la doxa de la
vérité permanente
réprouve, condamne, voire interdit la variation
d’opinion.
SECTION II – UNE MACRO-CRITIQUE
DE LA MODERNITE
THEORIQUE ORIENTEE
§1
Un marxisme d’opposition plus que d’adhésion
Il faut rappeler que Barthes ne s’est jamais affilié, n’a jamais adhéré à
aucun mouvement se réclamant du marxisme (excepté sa collaboration
à Théâtre Populaire). Il a en revanche pleinement participé au
mouvement de déstalinisation588 initié par la revue Arguments créée
587
Voir Fragment Un mauvais sujet politique, Roland Barthes par Roland Barthes
(1975) in OC, t. IV, pp.741-742
588
Barthes a accordé non sans réticence un entretien à la revue Scarabée
International où il revient sur cette collaboration :
« En tout cas, quand on a fait cette tentative - je comprends, maintenant, pourquoi
j’en avais parlé à Fortini -, il y avait un mouvement de déstalinisation chez les
intellectuels, dont Raggionamenti avait été un premier signe. Gulliver, c’était la
même chose, un terrain d’entente avec les Allemands, et les Italiens, alors que,
malgré tout, le reste de l’intellectualité n’était pas encore « déstalinisée », si je puis
dire. Il y avait là une sorte d’originalité qui permettait de se réunir. » « Vie et mort
des revues » (1979) in OC, t. V, p.780.
Sur l’entretien portant sur la revue Arguments :
« J’ai manifesté une certaine résistance à vous donner un rendez-vous, non pas
pour des raisons personnelles, mais justement pour des raisons plus théoriques ou
plus existentielles ; c’est que je constate sans cesse en moi-même que je suis un
252
par Edgar Morin qui appelait à une « révisionnisme généralisé » 589.
Barthes y a collaboré moins par ses articles – il a peu écrit pour
Arguments - que par sa présence aux réunions du comité de rédaction
dont il était membre.590 Pourquoi une telle assiduité ? Est-ce parce que
Barthes n’a pas été convaincu très longtemps que le marxisme puisse
se définir comme un discours de vérité. Dans Le Degré zéro de
l’écriture, il notait déjà par exemple que si le marxisme se donne
comme un langage de la connaissance, il peut néanmoins prendre les
traits d’un langage de la valeur, y compris chez Marx quand l’auteur
du
Capital
oppose
l’internationalisme
au
cosmopolitisme.591
L’inflation de l’élément moral qui n’est pas absent chez Marx luimême a peu à peu solidifié des analyses provisoires en vérités
très mauvais témoin de l’époque où j’ai vécu et où je vis. Je n’ai pas de mémoire
historique » Idem., p.774
« Je pourrais vous dire la date de parution de L’Esprit des lois de Montesquieu,
mais je serais incapable de vous dire sans grand effort celle, par exemple, de la fin
de la guerre d’Algérie. » Ibid., p.774.
589
Arguments, n°14, deuxième trimestre, 1959.
590
Maria-Teresa Padova interrogeant Barthes pour la revue Scarabée International,
trouve le fait curieux : « Vous avez [dit-elle] publié dans Arguments quatre ou cinq
articles seulement » Barthes dit qu’il « ne se rappelle de rien » excepté l’article
Ecrivains/écrivants. Maria-Teresa Padova reprend : « Le sujet de vos articles sont
tout à fait différents de la ligne de la revue. Vous avez quand même participé aux
réunions et aux débats du groupe [lié à la revue] Arguments : cela signifie-t-il que
c’était le mouvement Arguments qui vous intéressait ? Barthes élude la question (il
a fait la théorie de la réponse à côté dans une figure du Neutre) et déclare : « il y
avait des raisons personnelles, j’étais poussé à connaître des intellectuels italiens.
Je ne connaissais pas l’Italie, sauf comme touriste, et j’étais donc très intéressé à
l’idée de ces rencontres ! » Ibid., p.775.
Barthes a écrit l’article « Scandale du marxisme » pour Combat (21 juin 1951) et
l’article « A propos d’une métaphore (Le marxisme est-il une « église » ?) » pour
Esprit (novembre 1951)
Sur l’objectif de la revue Arguments:
« Elle a montré [...] qu’il était possible de réfléchir sur le monde en dehors des
clichés et des stéréotypes du marxisme stalinien. » Ibid., p.776
« Arguments n’était pas lié à une gauche politique, n’était lié à aucun parti, les
contradictions sont au niveau du rapport entre le pouvoir et les partis ; c’était une
revue d’intellectuels, on ne peut même pas dire que c’était une revue de gauche. Il
y a toujours cette ambiguïté, par exemple, prenez le mouvement politique actuel :
vous avez une gauche qui s’exprime dans les partis, mais le gauchisme qui existe,
qui a des journaux, des quotidiens, des groupes, une sensibilité, est-ce qu’on peut
dire que le gauchisme est de gauche ? Je crois qu’on ne le dirait pas. » « Vie et
mort des revues » Ibid., p.777.
591
« Les écritures politiques » Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I,
p.185-186.
253
permanentes qu’il n’est plus question d’approfondir ou de corriger.
Dans un article consacré à Description du marxisme, centrant son
propos sur la métaphore de « nouvelle église » par laquelle Roger
Caillois avait qualifié le « marxisme », Barthes attirait l’attention du
lecteur sur ce bon succès de librairie (neuf tirages en un an) avec une
certaine insistance, ayant consacré deux articles lors de l’année 1951
où il n’a pas écrit plus de six articles592. Il y semble regretter que
Caillois, en se focalisant sur « la caricature du dogmatisme
moscovite » (appellation dénigrante qu’il reprend peut-être moins
pour s’en indigner que pour s’en gargariser), n’ait pas vu ce que « le
marxisme propose d’important ». L’important n’est pas pour Barthes
le socialisme réel (dans un seul pays ou dans plusieurs) mais
l’ébranlement de « nos » certitudes593. C’était réduire le marxisme à
un jeu d’esprit, à une méthode d’exercitation théorique.594
592
Barthes a écrit l’article « Scandale du marxisme » pour Combat (21 juin 1951)
et l’article « A propos d’une métaphore (Le marxisme est-il une « église » ?) » pour
Esprit (novembre 1951).
593
La rhétorique de l’ébranlement est une importation nietzschéenne. Selon
Nietzsche la science ébranle, produit un « tremblement de concepts » (Frédéric
Nietzsche, Seconde considération intempestive, traduit de l’allemand par Henri
Albert, Paris, Flammarion, coll. GF, 1988, p.175. « Tremblement de concepts » est
meilleur que « tremblement intellectuel » (comme le traduit Pierre Rusch) mais
nous continuerons néanmoins à renvoyer à l’édition de Marc B. de Launay)
« La vie s’effondre, elle perd force et courage, quand l’ébranlement intellectuel
suscité par la science ôte à l’homme le fondement de toute certitude et de toute
quiétude, la croyance en une réalité constante et éternelle. », Nietzsche, Seconde
considération inactuelle : De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie,
in Œuvres, I, traduit par Pierre Rusch à partir des textes établis par Giorgio Colli et
Mazzino Montinari, édition publiée sous la direction de Marc de Launay. Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p.572.
« La vie elle-même s’effondre, s’affaiblit et perd courage quand le tremblement de
concepts que produit la science enlève à l’homme la base de toute sécurité, de tout
son calme, sa foi en tout ce qui est durable et éternel. »
594
Françoise Gaillard a vu que la sémiologie, outre ses bénéfices idéologiques, a
pu satisfaire sa « concupiscence » pour l’esprit : « La sémiotique, cette science
des signes émis par une société, qu’on a eu de plus en plus tendance à confondre
avec eux ? Elle l’a tenté, elle l’a séduit, car elle retournait en exercice gratuit de
l’intelligence le dogmatisme des politiques de l’alternative. » « Barthes juge de
Roland », Communications, n°36, 1982, p.79-80.
254
§2
D’un marxisme d’opposition à l’opposition au marxisme
L’opposition de Barthes au marxisme n’était pas un contre-pied
radical. Il n’est pas passé comme d’autres intellectuels de l’orthodoxie
stalinienne à l’orthodoxie libérale, d’un dogmatisme à l’autre mais
d’une adhésion incertaine à une opposition feutrée.
On note aussi bien dans les Mythologies que dans les critiques de
Théâtre Populaire une résistance à parler le sociolecte marxiste. Il
n’emploie que deux fois le terme « superstructure » dans une note des
Mythologies qu’il a supprimée et dans l’article de Combat « Triomphe
et rupture de l’écriture bourgeoise », terme qui disparaît du chapitre du
même nom du Degré zéro de l’écriture.595 La notion de lutte de
classes est implicitement refusée, remplacée par celle de la division
des classes qui exhale un petit parfum jauressiste. Le nom de Marx
apparaît plus souvent que celui de Joseph de Maistre qui entre dans
l’index des noms en 1960 dans le texte où Barthes théorise
l’opposition écrivains/écrivants mais il n’est finalement pas sûr que
le premier ait eu plus d’influence que le second qui possédait aux
yeux de Barthes une supériorité de style sinon de pensée.
Barthes est entré insensiblement en dissidence en écrivant le Système
de la mode, essai aride dans lequel il plaide pour la philosophie du
Rien contre celle de la Totalité en enrôlant Mallarmé contre Hegel.596
595
Barthes écrit dans Combat (jeudi 9 novembre 1950) : « Il se pourrait par
exemple que le problème des superstructures soit résolu un jour en direction d’un
examen des formes et des structures, et non de l’histoire traditionnelle des idées, où
les relais sont plus nombreux et plus complexes. »
Et dans « Esquisse d’une mythologie » : « La contestation la plus fréquente
apportée par l’intelligentsia bourgeoise au marxisme porte sur la théorie des
superstructures ; c’est aussi naturellement, la plus falsifiée. » Note 15 de la page 63
de « Esquisse d’une mythologie », deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02, Fonds
Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f. non paginé.
596
Voir « Sur le grand mouvement critique » visant « à dégonfler les objets
apparemment importants » « Entretien autour d’un poème scientifique » in OC, t.
II, p.1320-1321.
Barthes a mis sur le compte d’un tempérament français son anti-hégélianisme… :
255
Lors de la Leçon inaugurale, il se servira à nouveau de Mallarmé,
parade contre celles des arrogances, pour contester Marx en catimini.
L’opposition initiale au marxisme n’était pas déclaratoire mais
détournée597, se cachant dans des périphrases de modalisation qui
laissent entendre que l’auteur des Mythologies ne reprenait pas à son
compte, par exemple, les analyses marxistes portant sur les rapports
de production.598 La « science marxiste » que Barthes requalifiait en
discours pour contester « l’idéologie totalitaire du référent » était à
ses
yeux
un
« mal social,
idéologique »599, expressions par
lesquelles il a pu désigner à mots couverts ce qu’il appelle aussi « une
certaine aliénation politique »600 mais dans un des brouillons de La
Leçon, les précautions oratoires disparaissent : le marxisme n’est plus
qu’ « un pouvoir-parler pour les opprimés » formulation si brutale
qu’il a préféré ne pas la garder. Cette correction par suppression a
rendu difficile l’interprétation du propos de
Barthes au sujet du
fascisme de la langue : la langue fasciste n’est pas la langue
linguistique mais les langages de groupes, le langage chrétien, le
langage freudien, le langage marxiste, le langage gauchiste601 ; le
« (Toujours ce refus français de l’hégélianisme) » Fragment « Une philosophie
simpliste » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.740.
597
« Je ne parlerais pas de « vérité » marxiste. Il y a un « discours » marxiste, il y a
une expérience marxiste, un espoir marxiste, peut-être même une science marxiste,
qui son incontournables – même si l’on peut prendre à leur égard des « détours » »
« Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. IV, p. 384.
598
« Dans le Je d’Yves Velan, ce qu’on appelle les rapports de classes sont donnés
mais ils ne sont pas traités. » « Ouvriers et pasteurs » (1960) Essais critiques
(1964) in OC, t. II, p.390.
599
« Entretien autour d’un poème scientifique » (1967) in OC, t. II, p.1320.
600
« Entretien » (1969) in OC, t. III, p.114. Le texte de cet entretien qui a paru dans
une revue japonaise UMI était inédit en France avant qu’Eric Marty ne l’inclue
dans son édition des Œuvres complètes.
601
« [en marge Barthes note « pouvoir parler »] de là peut-être peut-on comprendre
la jouissance manifeste qui s’attache à l’usage des grands systèmes langagiers, des
grands sociolectes (j’appelle ainsi une structure discursive forte, faite d’éléments
insistants et disposant en son sein d’un figure de raisonnement qui lui permet de
décrire son extérieur en terme de réduction ; bref qui ne reconnaît la différence que
comme un défaut qu’elle seule peut interpréter - ce qui a pour cause - qu’il n’est
pas bon d’y mettre le petit doigt. Le christianisme, et le marxisme dès lors qu’ils
furent d’Etat, le Freudisme et le gauchisme eux-mêmes, dès lors qu’ils deviennent
un langage de groupe, même minoritaire, et passent de l’affirmation à la répétition,
256
langage contre-révolutionnaire est absous car son parleur est une
casse-cou, il n’a pas d’influence.602 C’est oublier l’importance de
Joseph de Maistre très lu pendant tout le dix-neuvième siècle jusqu‘à
ce que le positivisme de Maurras le relègue au musée de idées
réactionnaires en redonnant un souffle neuf à une extrême-droite
penchant plus pour le gallicanisme que pour le papisme.603L’irruption
de la Nouvelle philosophie que Barthes a sinon encouragée, du moins
défendue604 (avec Michel Foucault, contre Gilles Deleuze) a libéré son
anti-marxisme
qu’il camouflait de moins en moins au point que
Deleuze ait invité Barthes à clarifier ses « positions ». Barthes, appelé
à s’expliquer, a parlé de convocation :
ont engendré et engendrent une jouissance : la jouissance de pouvoir parler. » La
Leçon,deuxième brouillon, BRT2.A18.01.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye
d’Ardennes, p.5.
602
« Un pur écrivain, sans influence », Le Neutre, texte établi, annoté, et présenté
par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll.
traces écrites, 2002, p.203.
Cf. Antoine Compagnon : « En chemin vers l’antimoderne, dans Le Neutre, les
provocations les plus intolérantes de Joseph de Maistre étaient innocentées », Les
antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque des idées, 2005, p.413.
603
J’ai repris à Madame Françoise Gaillard le terme de « déstabilisation » :
« Sa rébellion contre la force des choses se choisira des armes en conséquence : pas
le bélier de l’attaque frontale, mais le cheval de Troie qui assure de l’intérieur le
travail de déstabilisation. Elle empruntera des voies alors peu explorées
politiquement, celles de la décomposition et non de la destruction. L’essentiel pour
lui, consiste à déjouer des stratégies et non à réagir par la dénonciation. [Françoise
Gaillard cite le fragment La tâche historique de l’intellectuel du Roland Barthes
par Roland Barthes] », Art.cit., p.77.
Voir aussi Eric Marty : « On dira que Barthes est un Kierkegaard qui aurait
compris l’inutilité, voire la vanité, de la révolte contre l’Esprit du temps. Plutôt que
de contester polémiquement le savoir objectivant de la theoria, Barthes cite la
theoria en la dépossédant du savoir et du processus d’objectivation qu’elle
véhicule. » Eric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, coll.
Fiction et Cie, 2006, p.223
604
Notamment dans une digression orale du Neutre (d’autant plus significatif que
Barthes n’aimait pas improviser) ainsi que dans un entretien où la défense est
néanmoins moins chaude : « Je connais Glucksmann, nous avons travaillé
ensemble et j’aime ce qu’il fait. Quant à L’Ange, je ne l’ai pas lu mais on m’en
parle. Vous comprenez : je passe mon temps à me sentir très proche de ces
positions, et à m’en écarter d’une distance incalculable. Pour des raisons de style,
je suppose, pas de style d’écriture mais de style général... » « A quoi sert un
intellectuel » (1977) in OC, t. V, p.372.
257
Une semaine plus tard [après la malencontreuse publication par
Bernard-Henri Lévy de la lettre que Barthes lui a envoyée],
Barthes me confie qu’il a été « convoqué » par Deleuze à une
sorte d’amical tribunal où il a dû s’expliquer. Il me dit qu’il a
défendu deux thèses. La première, c’est que le puritanisme antimédia n’a pas de sens, la seconde, c’est que la critique du
marxisme et des grands systèmes de la modernité ne doit plus
faire l’objet d’un tabou.605
On peut regretter que Barthes ait eu tant de courage au moment où le
marxisme cherchait moins à s’étendre qu’à consolider ou arrondir des
positions menacées par l’échec historique des projets qu’il avait
inspirés :
Je ne crois pas qu’on puisse seulement avoir avec Marx le
rapport qu’on a avec un écrivain. On ne peut s’abstraire des
effets politiques, des inscriptions ultérieures par quoi le texte
concrètement.606
Mais il faut reconnaître aussi que cette opposition n’était pas nouvelle
Principe d’explication : cette œuvre va entre deux termes :
- Au terme originel, il y a l’opacité des rapports sociaux. Cette
opacité s’est tout de suite dévoilée sous la forme oppressante du
stéréotype (les figures obligées de la rédaction scolaire, les
romans communistes dans Le Degré zéro de l’écriture). Ensuite
mille autres formes de la Doxa.607
Barthes n’a pas « réfuté » - terme impropre pour qualifier l’opération
barthienne - le marxo-hégélianisme sur le terrain de l’analyse
économique ou de la spéculation philosophique. Il était plus élégant
(autant au sens mondain qu’au sens mathématicien) de refuser
l’adversaire en faisant remarquer dans une émission grand public que
pour sa part, on juge peu pertinent de « s’imposer » la lecture de
Hegel quand on n’a pas à préparer l’agrégation de philosophie :
605
Eric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, op. cit., p.70.
« A quoi sert un intellectuel » (1977) in OC, t. V, p.372.
607
Fragment opacité et transparence, Roland Barthes par Roland Barthes (1975)
in OC, t. IV, p.712.
606
258
[Jacques Chancel :] Lorsqu’on vous suit, on peut penser que
vous êtes allé au-delà de vos études, de votre licence de lettres.
Mais vous dites également : « je peux dire que je n’ai pas lu
Hegel et je n’en suis pas malade !
[Barthes :] Je n’ai pas dit que je ne l’avais pas lu. J’ai dit qu’on
peut le dire parce que nous sommes dans un monde culturel où il
y a un « sur-moi », une contrainte qui fait que l’on se croit
obligé de lire certains livres et que l’on se sentirait coupable de
ne pas les avoir lus. J’ai simplement voulu réagir contre cette
contrainte.608
Comme Jacques Chancel n’a pas l’air d’en croire ses oreilles :
Ne pas lire tel ou tel livre n’est donc pas une faute exorbitante ?
Barthes réitère :
Ce n’est pas une faute que dans un certain sens. Si l’on veut
passer l’agrégation de philosophie il faut avoir lu Hegel.
Autrement, ce n’est pas une faute.609
Il était plus rusé de refuser le discours de l’adversaire en insistant sur
le caractère stéréotypique de ses propositions. (Cependant la
dénonciation du stéréotype n’est-elle pas un stéréotype ?).
Si Barthes a pu dire que la guerre des langages (conflit des
idéologies) obligeait chacun à faire un choix, il s’étonnait en revanche
qu’on puisse, à l’instar du militant, se confondre avec un des langages
éphémères que l’Histoire versatile impose : il défendait l’idée qu’on
puisse assumer un langage (le sociolecte marxiste par exemple) par
« conformisme prudent », par « mimétisme conscient et délibéré ». La
608
« Entretien avec Jacques Chancel » (1975) in OC, t. IV, p.900-901
Idem., p.903.
Jacques Chancel a pu prendre pour argent comptant une phrase du Roland Barthes
par Roland Barthes :
« (Répression : n’avoir pas lu Hegel serait une faute exorbitante pour un agrégé de
philosophie, pour une intellectuel marxiste, pour un spécialiste de Bataille. Mais
moi ? Où commencent mes devoirs de lectures ?) » Fragment « Et si je n’avais pas
lu... » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.678.
609
259
sincérité pas plus que la vérité que ce langage peut porter, n’est un
critère de choix. Il était en effet moins dangereux de parler un langage
de manière ludique et opportuniste plutôt que l’assumer sérieusement
: un monde plus machiavélique610 serait même moins violent car il y
serait impossible de tuer au nom d’un langage, au nom du nom.
Barthes semblait ainsi reconnaître indirectement qu’il avait parlé les
jargons théoriques (marxiste ou freudien) moins par conviction que
par politique.611 Aussi est-on trompé par les petites déclarations de
sincérité612 qu’il a jetées autant pour brouiller les pistes que pour se
défendre 613 :
Il y a bien sûr toute une « morale » mondaine qui recommande
le silence pour éviter les pièges de la parole = thème de morale
classique, la dissimulation : Bacon (Francis), Essais de morale,
p.249. Art de se voiler et de se cacher → trois modes ou degrés
610
Sur le machiavélisme voir Le Neutre, op. cit., p.128.
« Les grands systèmes, ou les systèmes suffisamment grands (le marxisme, le
sartrisme, le structuralisme, la sémiologie), ont, pour celui qui écrit, une fonction
de protection ; c’est une sorte de contrat féodal : ils vous couvrent, on les défend.
[Couvrir au sens aussi de dissimuler ?]En écrivant - ou plutôt en « lâchant » - Le
Plaisir du texte, j’ai renoncé à ce contrat » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC,
t. V, p.383.
Barthes a pu parler les langages théoriques pour d’autres raisons : faire plaisir à ses
amis ou les séduire en partageant verbalement leurs idéosphères. Voir Le Discours
amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études suivie de Fragments
d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste,
édité sous la dir. d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007
612
« Je ne suis le militant d’aucun système. J’ai traversé avec beaucoup de
passion, des systèmes comme le marxisme ou comme la psychanalyse ou comme le
structuralisme ; mais je ne me suis jamais conduit en face de ces systèmes ou
même à l’intérieur d’eux comme un militant. » « Sur l’astrologie » (1976) in OC, t.
IV, p.1010.
Philippe Roger rappelle qu’il ne fallait pas prendre les déclarations de « sincérité »
(valeur qu’il n’estimait pas plus que celle de la vérité) de Barthes trop au sérieux :
« l’attitude de Barthes, au delà de ses fréquentes protestations de loyalisme, n’est
pas exempte d’ambiguïtés - voire de roueries. » Philippe Roger, Roland Barthes,
roman, Paris, Ed. Grasset, coll. Figures, 1986, p.306.
613
Edgar Morin a insinué (dans une parenthèse) que le marxisme de Barthes n’était
qu’une façade : « Nous voyons Roland Barthes répudier sans doute à jamais son
catholicisme politique (du reste toujours extérieur) dans cette grande party de
l’intelligentsia de gauche venus fêter les protestataires du monde dit communiste. Il
avait jusqu’alors besoin de diverses officialités pour cacher sa dissidence profonde.
Désormais, et aussi grâce à la consécration acquise, je veux dire pas seulement la
gloire littéraire, mais surtout le Collège, il se reconnaît et s’admet dans sa, ses
marginalités. » « Le retrouvé et le perdu », Roland Barthes, Communications, n°36
1982, p.6.
611
260
: 1) homme réservé, discret et silencieux qui ne donne pas de
prise sur lui et ne se laisse pas deviner ; 2) dissimulation
« négative » (il vaudrait mieux dire « dénégatrice ») : signes
trompeurs → paraître autre qu’on est réellement ; 3)
dissimulation « positive » ou « affirmative » = feindre
expressément, se dire formellement autre qu’on est → Bacon
recommande un usage tactique des trois degrés : « Le meilleur
tempérament et la meilleure combinaison <...> serait d’avoir,
avec une réputation de franchise, l’habitude du secret, la faculté
de dissimuler au besoin, et même celle de feindre lorsqu’il n’y a
pas d’autre expédient.614
L’écrivain, exposé à la curiosité du public, aux investigations d’une
critique inquisitrice ne pouvait pas se contenter du degré « honnête »
de dissimulation (discrétion, réserve). Thomas Pavel parle de
« répudiation du marxisme »615. Cependant aucun engagement réel
n’a corroboré comme on l’a noté sans s’en étonner616 des adhésions
614
Le Neutre, op. cit., p.51.
« Partielle d’abord, la répudiation du marxisme a graduellement conduit Barthes
à abandonner tout effort de ménager des liens entre la sémiologie et la pensée
historique pour se rallier au structuralisme, dont l’influence ne faisait que
s’accroître, à la fin des années 1950. Cet abandon, déjà présent dans certaines des
Mythologies (Barthes ne découvrait-il pas dans la catch, et sans aucune médiation,
l’exaltation du théâtre antique ?), se lit clairement dans les textes publiés après
1960 (date de l’entrée de Barthes à l’Ecole pratique des hautes études VI e section),
en particulier dans Sur Racine (1963) et dans Introduction à l’analyse structurale
des récits (1966), Claude Bremond / Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions
d’un critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin
Michel Idée, 1998, p.40-41. Remarquons que si certaines mythologies n’ont rien de
marxistes, notamment celle intitulée « Le monde où l’on catche » que nous
commentons (supra chap. La résistance à l’histoire) c’est moins par « abandon »
que par conversion incomplète ou relaps.
616
Louis-Jean Calvet rappelle que Barthes a refusé de signer l’appel des 121 :
« Parmi eux, entre Edgar Morin et Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes qui se
sépare ainsi à la fois de son vieil ami Nadeau, malgré ses sollicitations, de JeanPaul Sartre dont il admirait dans les années quarante la théorie de l’engagement, et
de Bernard Dort, lui aussi signataire. C’est peut-être à partir de ce refus, pense
aujourd’hui Nadeau, que leurs routes divergent, même si, nous le verrons plus loin,
ils se rejoindront toujours dans les moments importants. Pour Bernard Dort, le
refus de Barthes jette entre eux une ombre. »
Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.168.
Louis-Jean Calvet rapporte que « Morin, qui se souvient d’en avoir parlé avec
Barthes, ne sait plus s’il partageait les mêmes arguments et s’il refusa sa signature
pour les mêmes raisons. » Idem., p.169.
Sur le positionnement politique plus qu’élastique de Roland Barthes :
« [Bernard-Henri Lévy] : Au fond, s’il fallait vous définir, l’étiquette d’
« intellectuel de gauche » collerait pour une fois assez bien.
Ce serait à la gauche de dire si elle me comprend parmi ses intellectuels. Pour moi,
je veux bien, à condition d’entendre la gauche non pas comme une idée mais
615
261
verbales qui n’engagent au fond personne. Barthes a octroyé d’autant
plus facilement aux langages rivaux du soupçon certaines concessions
verbales qu’il ne se faisait pas scrupule de les reprendre si la tactique
l’exigeait.617 De plus, estimant que le sujet n’est pas responsable des
langages que la société lui impose, il insinue qu’il n’est pas réaliste de
juger l’usage d’un langage en termes de morale et de fidélité :
Moi, je cherche et j’essaye, peu à peu, de me libérer de tout ce
qui m’est ainsi imposé intellectuellement. Mais lentement...Il
faut laisser faire ce travail de transformation.618
§3
L’espace du discours empoissé par l’emprise culturelle
L’absence de choix réel est aggravée par l’immobilité des langages
dont l’endurance est à toute épreuve même à celle de l’histoire. La
culture est un « jouet » qu’elle ne peut pas casser : les argumentations
comme une sensibilité obstinée. Dans mon cas : un fond inaltérable d’anarchisme,
au sens le plus étymologique du mot. » « A quoi sert un intellectuel » (1977) in
OC, t. V, p.372.
Sur le discours de Giscard d’Estaing que Barthes est allé écouter à l’Elysée:
« Quant au contenu, il s’agissait évidemment d’une philosophie politique articulée
sur une tout autre culture que celle d’une intellectuel de gauche. » A quoi sert un
intellectuel » Ibid., p.373.
Notons que Barthes ne dit pas « sur une tout autre philosophie politique que la
mienne ».
617
Ainsi Barthes déclare : « Je pense qu’à vrai dire le seul modèle acceptable de la
science est celui de la science marxiste tel qu’il a été mis à jour par les études
d’Althusser sur Marx, la « coupure épistémologique » qu’il énonce à propos de
Marx faisant apparaître la science d’aujourd’hui et dégageant la science de
l’idéologie. » « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t.
III, p.1007
Mais il a promptement démenti ce soutien de manière, il est vrai, alambiqué, lors
d’un passage à l’ORTF : « Je ne pense pas que l’idéologie s’arrête avant Balzac
(par rapport à nous), ou plutôt (puisque l’objet de mon travail n’était pas Balzac,
mais le texte) avant le Récit classique. » « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1037
Le « « avant Balzac (par rapport à nous) » peut vouloir dire après Balzac, c’est-àdire au moment du « deuxième Marx ».
618
« Propos sur la violence » (1978) in OC, t. V, p.553.
« En m’acculant à mentir sur mes goûts (ou mes dégoûts) la société manifeste sa
fausseté, c’est-à-dire non seulement son hypocrisie (ce qui est banal) mais aussi le
vice du mécanisme social, dont l’engrenage est faussé. » Sade, Fourier, Loyola in
OC, t. III, p.769.
262
pas
plus que les informations ne peuvent modifier les opinions,
maîtresses du monde :
Cet élargissement ou ce renouvellement épistémologique est
d’autant plus souhaitable que la recherche des « effets » semble
assez décevante ; on sait que la sociologie des communications
de masse considère actuellement, selon ses derniers travaux, que
l’information modifie rarement : elle confirme surtout des
croyances, des dispositions, des sentiments et des idéologies qui
sont déjà donnés par l’état social, économique ou culturel du
public analysé. En somme, toute recherche d’information
visuelle, si elle était vraiment libre, devrait admettre que les
effets de cette information font problème jusqu’au bout et qu’il
faudra peut-être reconnaître un jour qu’ils sont faibles ou
nuls.619
Les médias ne créent pas les mythes mais exploitent un état culturel,
des dispositions mentales. La puissance des mythes ne provient pas
des virtuosités fallacieuses d’un discours sophistiqué mais s’explique
plutôt par le caractère osmotique du mythe qui ne contrarie pas à
l’imaginaire de ses destinataires. Le discours mythique est accordé
aux passions du public. Barthes, faisant retour à une conception
rhétorique du public, a dramatisé cette emprise culturelle qu’il détecte
aussi bien dans la « Pleine Littérature » (syntagme qu’il a formé sur la
« Pleine Rhétorique » de Fabbri) que dans le discours intellectuel de
type progressif. L’écrivain, ayant mission de dissoudre les
imaginaires, va donc montrer qu’il faut refuser la première opinion qui
nous vient à l’esprit. L’écrivain, paradoxal par nature, devait donc
porter secours aux discours minorés (le discours libéral par exemple.
Barthes voulait réhabiliter un individualisme qui serait plus
énigmatique que petit-bourgeois) en luttant contre le discours
triomphant selon une dialectique très pascalienne des pesées et des
contre-pesées :
619
« L’information visuelle » (1961) in OC, t. I, p.1142.
263
Il n’aime guère les discours de victoire. Supportant l’humiliation
de quiconque, dès qu’une victoire se dessine quelque part, il a
envie de se porter ailleurs. […] Passée au plan du discours, la
victoire la plus juste devient une mauvaise valeur de langage,
une arrogance : le mot, rencontré chez Bataille, qui parle
quelque part des arrogances de la science, a été étendu à tous les
discours triomphants. Je subis donc trois arrogances : celle de la
Science, de la Doxa, celle du militant.620
Il faut ainsi non seulement rejeter les opinions de son milieu, de sa
classe dont on reste solidaire malgré un défaut apparent d’adhésion,
mais aussi les idées propres à la caste intellectuelle qui ne forment
qu’un tissu de préjugés à peine supérieurs à ceux du sens commun :
Sans parler des tâches, des perspectives générales que vous vous
êtes fixées en créant cette revue, il est un point, à la fois simple,
minimal et essentiel, où votre revue pourrait avoir un rôle actif,
efficace, nécessaire. La caste intellectuelle est pleine de
préjugés, et nommément de préjugés politiques. Il faut
s’attaquer à ces préjugés, de toutes les manières possibles, par
l’analyse, par le verbe. Il faut libérer les intellectuels de leur surmoi. Je crois deviner à travers les questions que vous m’avez
posées, que vous pouvez le faire.621
Barthes ne réhabilite pas pour autant le sens commun : le refus de la
théorie s’ajoute au refus du sens commun si bien que l’espace du
discours devient « inhabitable ». Cette évolution était sans doute
prévisible : Barthes concédait déjà au temps des Mythologies que le
discours mythique n’était pas absent à « gauche », qu’il pourrait même
s’y développer, malgré la maigreur des imaginaires progressistes, et y
dominer.
620
Fragment L’arrogance in Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t.
IV, p.627.
« Mon champ est ce que l’on pourrait appeler « l’intempestif court » : sentir qu’un
thème, un vocabulaire commence à s’écailler […] et intervenir en faveur de la
valeur qui est encore démodée » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V,
p.390.
621
Idem., p.391.
264
§4
Langage politique et langage idéosphérique
Vidé de toute puissance d’opposition par ses dogmatistes qui l’ont
réduit à l’état de vulgate pour que chacun puisse le parler sans effort et
sans réflexion, le marxisme devient persona non grata.622 La vulgate
marxiste ne constituait pas à la différence du langage de la révolution
française, une langue politique mais un discours politisé de l’extérieur
par des tics idéosphériques :
Dans les tomes X et XI de sa monumentale Histoire de la
langue française des origines à 1900 (Colin 1937), Brunot a
étudié, avec minutie, le langage de la révolution française.
L’intérêt est le suivant : ce qui est étudié, c’est un langage
politique, au sens plein du mot : non pas un ensemble de tics
verbaux destinés à « politiser » de l’extérieur le langage (comme
il arrive souvent aujourd’hui), mais un langage qui s’élabore
dans le mouvement même d’une praxis révolutionnaire.623
Ainsi le prolétariat, contrairement à la bourgeoisie conquérante de la
révolution, parlant ses besoins en termes petit-bourgeois, ne sait pas
inventer son propre langage politique :
Chaque fois qu’il y a une vitupération de l’idéologie bourgeoise,
il y a conjointement une sorte d’occultation de la question : d’où
est-ce que je parle ? Je voulais simplement revendiquer, mais
toute la modernité le fait, depuis Blanchot, en faveur de discours
essentiellement réflexifs et qui amorcent, miment en eux le
caractère infini du langage, ne se ferment jamais sur la
démonstration d’un signifié. En essayant d’amener au jour une
réflexion sur l’érotisme de la lecture, je ne fais que contrer le
discours dogmatique. Aujourd’hui, on confond dans une même
accusation le discours dogmatique et le discours terroriste. Le
discours dogmatique s’appuie sur un signifié. Il tend à valoriser
622
« Vous savez, la limite, l’ordre, la barbarie sont toujours possibles. Lénine
disait : « socialisme ou barbarie ». On peut dire aussi socialisme et barbarie au
moment où l’on voit se figer dans la culture de masse une culture du stéréotype.
Alors, il faut poursuivre...et l’on verra ensuite. » « Roland Barthes critique » (1971)
in OC, t. III, p.990-991.
623
Avant texte, « La division des langages » (1973), dactylogramme, Fonds Roland
Barthes, Abbaye d’Ardennes, non coté, p.7.
265
le langage par l’existence d’un signifié dernier : d’où les rapports
bien connus entre le discours dogmatique et discours
théologique. Ce signifié prend souvent la figure d’une Cause :
politique, éthique, religieuse. Mais à partir du moment où le
discours (je ne parle pas des options d’un individu) accepte de
s’arrêter sur cette butée d’un signifié, alors il devient
dogmatique. Le discours terroriste a des caractères agressifs
qu’on peut ou non supporter, mais il reste dans le signifiant : il
manie le langage comme un déploiement plus ou moins ludique
de signifiants.624
Barthes, exploitant la doxa stylisticienne qui sémantise les structures
grammaticales, affirme qu’il est dérisoire de prétendre changer les
structures sociales sans modifier celles de la langue625 : il ne reste
plus qu’à se taire ou refaire la langue...se taire ou se faire poète
puisque discours et langue sont indissociables.
Ces faits et bien d’autres persuadent combien il est dérisoire de
vouloir contester notre société sans jamais penser les limites
mêmes de la langue par laquelle (rapport instrumental) nous
prétendons la contester : c’est vouloir détruire le loup en se
logeant confortablement dans sa gueule.626
Certains gauchistes l’avaient compris. Mais Nietzsche a-t-il refait
l’allemand avant d’inventer « une nouvelle manière de sentir » ? En
posant une exigence aussi coûteuse qu’inutile, Barthes n’a-t-il pas
cherché à rendre impossible la critique idéologique ?
Rien à faire : le langage, c’est toujours de la puissance ; parler,
c’est exercer une volonté de pouvoir : dans l’espace de la parole,
aucune innocence, aucune sécurité.627
624
« Plaisir /écriture / lecture » in OC, t. IV, p.203.
Comprenant le danger à présenter la langue comme un instrument d’oppression,
la linguistique soviétique post-marriste a distingué « structures linguistiques » et
« structures mentales ».
626
L’Empire des signes (1970), OC, t. III, p.354-355.
627
Entretien (A conversation with Roland Barthes) (1971) in OC, t. III, p.889.
« La lutte culturelle devra se développer à travers et malgré les ruses du pouvoir,
ce qui obligera à un véritable travail, plus patient, plus tactique. J’ai vu par
exemple des motions d’étudiants en français, qui avaient le souci, très louable, de
démystifier les manuels scolaires et universitaires et de montrer que ces manuels
étaient bourrés d’idéologie bourgeoise. Il est très bon que les étudiants eux-mêmes
625
266
Sa critique amicale de la sexuisemblance de Damourette et Pichon ne
montre-t-elle pas que son déterminisme linguistique était plus
politique que théorique ?
.
SECTION III – LE SYSTEME DES FIGURES
§1
La figure de l’amoureux contre celle du militant
Barthes
a dit qu’il n’avait pas
cherché à faire en écrivant les
Fragments d’un discours amoureux la philosophie de l’amour comme
le prouve le singulier « d’un » qui veut faire entendre que le roman par
fragments n’est pas un traité du général mais une fiction du particulier.
Mais, en employant dans la préface du livre, l’article défini « le » pour
qualifier ce discours qui aurait échappé au métalangage analytique en
se faisant « dramatique »628, il montre d’emblée les mobiles réels de
fassent ce travail, à condition qu’ils sachent que c’est un problème en fait déjà très
ancien ; et aussi très difficile, malgré l’évidence du but, pour lequel on a cherché
bien des méthodes d’analyse ; depuis Marx, Nietzsche, Freud, la critique, la
déchirure des enveloppes idéologiques dont notre société entoure le savoir, les
sentiments, les conduites, les valeurs, est le grand travail du siècle. Il ne faudrait
pas chaque fois repartir à zéro. » « Structuralisme et sémiologie » (1968) in OC, t.
III, p.80.
628
« Comment est fait ce livre » Fragments d’un discours amoureux (1977) in OC,
t. V, p.29.
« Le savoir qu’elle mobilise [la littérature] n’est ni entier, ni dernier. [...] Parce
qu’elle met en scène le langage au lieu, simplement, de l’utiliser, elle engrène la
savoir dans le rouage de la réflexivité infinie : à travers l’écriture, le savoir réfléchit
sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n’est plus épistémologique, mais
dramatique. » La leçon (1977 [1978]) in OC, t. V, p.434.
Claude Coste a montré que Barthes n’a pas retenu dans la composition du
Fragments d’un discours amoureux une postface conclusive d’une trentaine de
pages sur laquelle il a beaucoup travaillé :
« A ces vingt figures inédites s’ajoute une longue post face (« comment est fait ce
livre »), entièrement différente du texte liminaire que connaît le lecteur.
Longuement remanié, mis au propre par Roland Barthes, cet ensemble d’une
trentaine de pages, conçu comme un panorama théorique après l’énumération des
figures, a disparu assez tardivement dans l’élaboration du livre au profit de la
version la plus courte placée au début des Fragments d’un discours amoureux. »,
Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes
études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi,
267
son projet bien que la distinction entre « motif » et pulsion » exposée
dans une figure « abandonnée » ne soit plus déclarée.629 Il a donné au
reste des explicitations sur la finalité de ce livre qui contredisent son
travail d’effaçure :
La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante :
que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême
solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets
(qui le sait ?), mais il n’est soutenu par personne ; il est
complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré,
ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du
pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts).
Lorsqu’un discours est de la sorte entraîné par sa propre force
dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne
lui reste qu’à plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il d’une
affirmation. Cette affirmation est en somme le sujet du livre qui
commence.630
L’ambition pragmatique (au sens d’action d’un langage) était ailleurs.
La figure de l’amoureux proche de celle du mystique était dressée
contre celle du militant.631 Rappelons que Barthes se flattait de trouver
présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, avantpropos d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, p.23
Claude Coste souligne l’intérêt de Barthes pour cette postface : « Il existe une
version manuscrite et deux versions dactylographiées, ce qui montre bien tout
l’intérêt que Roland Barthes lui a longtemps accordé. », Idem., p.31
La rhétorique « castratrice » de l’inconclusion a pu le dissuader de dévoiler de
manière trop directe le projet argumentatif du livre :
« Le refus de toute conclusion sur le discours amoureux n’interdit pas de poser la
question du sens du séminaire (le sens n’est jamais dans la conclusion sauf à titre
de leurre rhétorique. Le sens est paramétrique. ) », Ibid., p.544
629
Voir la figure « Motif et pulsion
Le motif de ce livre est privé. Mais dans sa pulsion (ce qui pousse, bat, dérive,
revient à des places différentes) se découvre peu à peu, au fur et à mesure que le
livre se fait. Ce qui apparaît est ceci : au fond de ce livre, la blessure. Amoureuse ?
Non, sociale. », Ibid., p.707
630
En exergue des Fragments d’un discours amoureux in OC, t.V, p.27.
631
Selon Claude Coste, il y avait des points de rencontre entre les thèmes du
« séminaire élargi » ou « grand séminaire » et le « séminaire restreint » ou « petit
séminaire » : « Le « séminaire restreint », après plusieurs séances portant sur
l’exercice de la « thèse », et malgré la diversité des exposés, entre également en
relation avec le sujet du « séminaire élargi » », Le Discours amoureux : séminaire
à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours
amoureux inédits, op. cit., p.20-21.
Claude Coste rappelle : « L’année suivante, en 1975-1976, Roland Barthes partage
son enseignement entre le « grand séminaire » (« Discours amoureux, suite ») et un
268
dans le succès de son livre l’indice sinon la preuve que l’intellectuel
n’avait plus procuration pour parler au nom de l’universel :
Il se peut donc, en définitive, que l’accueil fait au livre, soit
l’indice (parmi d’autres) d’un certain changement de l’opinion à
l’égard du rôle qu’on attribuait à l’intellectuel, dont on voit bien
qu’il n’a plus procuration pour parler au nom de l’universel.632
Philippe Roger, interrogeant Barthes pour Play Boy, faisait
remarquer qu’il y avait un « phénomène Barthes » qui ne tenait peutêtre pas seulement « à l’importance et à la diversité de son œuvre
publiée »633, insinuant que l’auteur des Fragments accédait à une
notoriété qui n’était pas que la conséquence directe de son talent.634
« petit séminaire » (qui porte sur « les intimidations de langage »). […] (deux
grèves, les 15 et 22 avril 1976, réduisent les heures de cours de cette année-là). »,
Idem., p.20-21
Mais malheureusement on n’a pas retrouvé les notes de cours de Barthes de ce
séminaire sur les « intimidations de langage » qui n’était peut-être pas sans
caractère politique : « Seules les notes du « séminaire élargi » ont été conservées, à
l’exception de la dernière séance que Roland Barthes consacre à l’audition de
lieder et dont il ne reste aucune trace. Du « séminaire restreint », plus libre de ton,
plus improvisé aussi, les seules notes qui existent se trouvent dans les archives
privées des étudiants constituant l’auditoire. », Ibid., p.20-21
Si bien que : « « A moins bien sûr, de retrouver et de comparer les notes prises par
les étudiants, il est absolument impossible de savoir quelle a été la teneur exacte de
ces quelques séances. », Ibid., p.254
632
« Populaire et contemporain à la fois » in OC, t. V, p.541.
Mettre en question le rôle de l’intellectuel se dévouant à l’interprétation
prolétarienne des faits culturels était un projet auquel Barthes avait déjà
réfléchi : « Les problèmes que nous sommes en train de poser sont liés, non
seulement à une situation de classe, cela va de soi, mais aussi de caste : là aussi il
faudrait apprendre à penser le rôle politique de l’intellectuel. Il n’est pas un
procureur. Il n’a pas à parler au nom du prolétariat : il a parlé en son nom propre
pour faire état, dans une perspective révolutionnaire, de ce qui lui manque, de ce
qui amoindrit ses activités intellectuelles, des aliénations que la société actuelle lui
impose dans sa condition d’intellectuel. Il sera d’autant plus révolutionnaire qu’il
prendra la mesure de sa propre aliénation et pas seulement de celle des autres »
« Plaisir / écriture / lecture » (1972) in OC, t. IV, p.204-205.
633
Barthes lui-même l’a reconnu : « La science du sens, qui connaît actuellement
une promotion extraordinaire (par une sorte de snobisme fécond), nous apprend
paradoxalement que le sens, si je peux dire, n’est pas enfermé dans le signifié »
« Sur le Cinéma » (1963) in OC, t. II, p.261.
634
Philippe Roger ne conteste pas plus que l’auteur de ces lignes qui n’a pas le
moindre doute sur la valeur littéraire de l’auteur sur lequel il a choisi de travailler.
269
Le fait d’opposer la figure de l’amoureux, obsédé par l’objet unique, à
celle du militant dénonçait par son simplisme le système binaire des
figures. Barthes a noyé sa critique du marxisme dans celles des
« langages théoriques », appellation générique qui ressemble à un
pluriel intensif : la « cible »635 était Marx. Le freudisme, force
auxiliaire de la modernité théorique, était plutôt ménagé. Il fallait
envelopper la critique du marxisme dans une macro-critique de la
modernité théorique. Barthes a trouvé une victime, le discours
amoureux, et un chef d’inculpation, la censure du champ du désir dans
le discours intellectuel par le champ du besoin ; mais quand on
reconnaît en même temps que le langage chrétien n’existe plus, que la
psychanalyse, langage qui a remplacé le précédent, permet de faire
l’analyse du sentiment amoureux tandis que le langage marxiste n’en
parle pas car historiquement, Marx a eu à résoudre des problèmes de
besoin, l’accusation ne risque-t-elle pas de paraître aussi légère
qu’entêtée ?
A-t-on reproché au structuralisme de Jakobson de ne pas avoir produit
un Art d’aimer. ? Stendhal n’a pas écrit contre la philosophie de son
époque mais s’en est servi, bien qu’en apparence elle s’y prêtât très
peu, pour faire sa doctrine de l’amour ; et quand il est passé au roman,
il a tout naturellement mêlé l’action politique à celle de l’amour.
Barthes fait le contraire : il oppose l’amour à la politique en se
plaignant que l’époque n’ait pas écrit son De l’amour bien qu’il ait
refusé d’articuler savoir
politique et savoir romanesque.636 Son
ambition était autre : à travers la promotion de la figure de
l’amoureux, Barthes cherchait à
détourner son lecteur d’une
responsabilité politique que le sur-moi de l’Histoire (« la pression
635
« Aspect historique. La cible, l’enjeu de la sémiologie (au sens où je l’entends
aujourd’hui, c’est-à-dire depuis 1968 environ) est le métalangage. », Roland
Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études
1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.548
636
« A interroger (je pose seulement la question) : le rapport du texte amoureux et
du texte politique. », Idem., p.126
270
historique » dixit Sartre637) avait imposée à ses croyants. Il n’était
plus question de s’étouffer dans la compacité d’une grégarité en
parlant le langage de la « névrose de politisation »638 ; il s’agissait de
faire le vide par le sentiment pour se retrouver seul
comme
l’exercitant qui se prépare à l’interlocution divine en oblitérant de sa
conscience les langues mondaines qui trouble le commerce
spirituel.639 Si notre analyse est partielle, elle ne vise pas pour autant à
réduire le cycle sur le discours amoureux à une diversion tactique au
discours politique.640 Son champ d’expériences (au sens nietzschéen)
est plus riche que l’intention postulée dans l’exergue des Fragments
637
Cf. réflexion de Jean-Paul Sartre sur l’allergie à l’Histoire. La disposition « à
vivre hors du moment où ils se trouvaient » (comme dit Chateaubriand au sujet de
la camarilla ultra-royaliste) est peut-être un trait culturel français : « Il est frappant
d’abord que ni les radicaux ni les extrémistes n’ont souci de l’Histoire, bien qu’ils
se réclament les uns de la gauche progressive, les autres de la gauche
révolutionnaire : les premiers sont au niveau de la répétition kierkegaardienne, les
seconds à celui de l’instant, c’est-à-dire de la synthèse aberrante de l’éternité et du
présent infinitésimal. Seule, à cette époque où la pression historique nous écrasait,
la littérature des ralliés offrait quelque goût de l’histoire et quelque sens historique.
Mais comme il s’agissait de justifier des privilèges, ils n’envisageaient, dans le
développement des sociétés que l’action du passé sur le présent. » Jean Paul Sartre,
Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1948, p.205-206.
638
« En mai 68, on proposa à l’un des groupes qui se constituait spontanément à la
Sorbonne, d’étudier l’Utopie domestique - on pensait évidemment à Fourier ; à
quoi il fut répondu que l’expression était trop « recherchée », donc « bourgeoise » ;
le politique est ce qui forclôt le désir, sauf à y rentrer sous forme de névrose : la
névrose politique, ou plus exactement : la névrose de politisation. » Sade, Fourier,
Loyola (1971) in OC, t. III, p.776.
Son hostilité principielle à Mai 68 était aggravée par le style « hystérique » du
militant qui s’excitait pour « la politique ».
Barthes a pu être agacé par mai 68 qui contredisait ses prophéties. Andy Stafford
note à ce sujet que Barthes a pu prononcer un jugement que la suite de l’histoire a
sévèrement contredit : « L’idée révolutionnaire est morte en Occident » disait
Barthes dans le « refus d’hériter », article sur Philippe Sollers publié dans Le
Nouvel Observateur du 30 avril 1968. Il est possible de considérer ces premiers
mots d’un texte important comme une malheureuse répétition de la faute de
prévision commise par André Gorz en 1967 » « Pour une critique génétique
politique et poétique, Le cas de S/Z », Genésis, n°19, 2002, p.140.
639
« Tous ces protocoles préparatoires, en chassant du champ de la retraite les
langues mondaines, oiseuses, physiques, naturelles, en un mot les langues autres
ont pour but d’accomplir l’homogénéité de la langue à construire. » Ibid., p.746
640
Mais, insistons, cette dimension n’est pas absente : « Le discours amoureux
m’a paru solitaire, non par rapport à la masse des gens qui sont ou ont été
amoureux (masse qu’il est difficile d’évaluer, mais qui est sûrement importante),
mais par rapport à ce qui intéresse et à ce que disent les intellectuels
d’aujourd’hui. » « Populaire et contemporain à la fois » (1978) in OC, t. V, p.541.
271
d’un discours amoureux. La parution du Discours amoureux peut
montrer comment Barthes a immolé sinon aplati une réflexion ample
et forte (restituée par le travail d’édition) à l’obsession politique.
§2
La figure du socialiste libertaire contre celle du socialiste
autoritaire
Pourquoi
Barthes promeut-il Fourier ? Est-ce seulement pour ses
petits pâtés ? Par souci d’actualité ? Pourquoi cet intérêt pour le texte
de Fourier plein de « redondances insupportables »641 ? Etait-ce parce
que Fourier supplémente « le champ du besoin par le champ du désir »
inexploré par le marxisme monologique ? Sans dédaigner l’attrait
affectif des « petits pâtés », de ce biographème, nous supposerons que
la dernière possibilité est la raison principale de l’intérêt que Barthes a
porté à un théoricien adogmatique qui accepte la pluralité des
opinions, refusant la logique restreinte du tiers-exclu, et prônant à
l’égard de tous les systèmes de pensée, une tolérance intégrale bien
que condescendante puisque ces systèmes ne sont pas estimés pour
leur valeur de vérité mais pour leur pouvoir d’exercitation. Barthes
prône-t-il l’éclectisme pour autant ? :
Pour refaire le monde (y compris la Nature), Fourier a mobilisé :
une intolérance (celle de la Civilisation), une forme (le
classement), une mesure (le plaisir), une imagination (la
« scène »), un discours (son livre). Tout cela définit assez bien
l’action du signifiant - ou le signifiant à l’action. Cette action
fait lire sans cesse un manque éblouissant, qui est celui de la
science et de la politique, c’est-à-dire du signifié.
Ce que Fourier manque (d’ailleurs volontairement) désigne en
retour ce que nous manquons nous-mêmes lorsque nous
refusons Fourier : ironiser sur Fourier, c’est toujours - à si juste
raison que ce soit du point de vue de la science - censurer le
signifiant. Politique et Domestique (c’est le nom du système de
Fourrier), science et utopie, marxisme et fouriérisme sont
641
« Plaisir / écriture / lecture » (1972) in OC, t. IV, p. 201
272
comme deux filets dont les mailles ne coïncident pas. D’un côté,
Fourier laisse passer toute la science, que Marx recueille et
développe ; du point de vue politique (et surtout depuis que le
marxisme a su donner un nom indélébile à ses manques),
Fourier est tout à fait à côté : irréel et immoral. Mais en face
l’autre filet laisse passer le plaisir, que Fourier recueille. Désir et
Besoin se laissent fuir, comme si les deux filets, se superposant
alternativement jouait à la main chaude. Le rapport du Désir et
du Besoin n’est cependant pas complémentaire (en les emboîtant
l’un dans l’autre, tout serait parfait), mais supplémentaire :
chacun est le trop de l’autre. Le trop : ce qui ne passe pas. Par
exemple, vu d’aujourd’hui (c’est-à-dire après Marx), le
politique est une purge nécessaire ; Fourier est l’enfant qui se
détourne de la purge, qui la vomit.
Le vomissement du politique, c’est ce que Fourier appelle
l’Invention [ou le nouveau absolu].
[...]
C’est en somme pour cette raison purement structurale
(ancien/nouveau) et par l’effet d’une simple contrainte du
discours (parler seulement là où il n’y a pas encore eu de parole)
que Fourier tait le politique.642
Marx et Fourier ne sont donc pas complémentaires mais
incompatibles. Fourier supplémente Marx non pas au sens où il
apporte le nécessaire de fantaisie à une théorie lourde et insuffisante
mais au sens plus radical qu’il peut s’y opposer. Barthes emploie
« supplémenter » au sens fort de « prendre la place de »643 bien qu’il
ait accepté par tactique, par charité que le lecteur mystifié par la
philosophie comme dit Fourier, comprenne « supplémenter » au sens
de « mettre en plus »
lui évitant ainsi
une névrose de double-
contrainte (Barthes concède l’iréniste « et ceci et cela » au lieu du
tranchant « ou bien ou bien » raisonnement alternatif contraignant).
Il est ravi de trouver chez ce « charmant philosophe » tant une
critique impitoyable de la philosophie des Lumières qui a produit la
Terreur qu’une conception cyclique de l’histoire requalifiée par une
métaphore commerciale en « carrière sociale du genre humain » avec
642
Sade, Fourier, Loyola (1971) in OC, t. III, p.777-778.
Ce sens fort de « supplémenter » se retrouve dans « le discours supplémente la
langue » : c’est-à-dire la littérature conteste l’idéologie pour la remplacer ou la
supprimer.
643
273
phase ascendante (ordre incohérent ascendant, ordre combiné
ascendant) et phase descendante (ordre combiné descendant, ordre
incohérent descendant). Le théoricien de la combinaison sociale qui
critiquait l’incohérence de la civilisation que la philosophie avait
soutenue pour défendre ses propres intérêts corporatifs regrettait que
les européens allassent répandre la philosophie des Lumières (alibi
anti-colonialiste) qui avait « produit un tel chaos »644 dans ses propres
foyers. De plus non seulement Fourrier ne partageait pas
l’ « égalitarisme grossier » 645des oweniens mais surtout il était opposé
à ce que le changement social se fasse à travers un processus étatique
comme Barthes l’a bien noté :
Ne chercher le bien que dans des opérations qui n’eussent aucun
rapport avec l’administration ni le sacerdoce, qui ne reposassent
que sur des mesures industrielles ou domestiques et qui fussent
compatibles avec tous les gouvernements sans avoir besoin de
leur intervention. (I, 5)646
Barthes, se plaçant sous l’autorité de Fourier a pu argumenter contre
les arrogances de l’esprit majoritaire qui depuis mai 1968 n’étaient
plus l’apanage du camp droitier sans désavouer son combat apparent
contre l’Ordre bourgeois.647 L’utopie fouriériste permettait sinon de
644
Fourier écrit : « Quand on voit les nations accueillir cette philosophie qui a
produit un tel chaos politique, faut-il s’étonner si le genre humain est arriéré des
plusieurs mille ans dans sa carrière sociale ? » Charles Fourier, Œuvres complètes,
Ed. Anthropos, 1966, t. I, p.37.
645
« Le mobile de toute construction (de toute combinaison) fouriériste n’est pas la
justice, l’égalité, la liberté, etc., c’est le plaisir. Le fouriérisme est un eudémonisme
radical. », Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p.772.
646
Barthes met ce commentaire en note de bas de page. Idem., p.778.
647
Eric Marty se rappelle que « De manière plus triviale [par rapport au Neutre],
Barthes a des positions modérées. Je me souviens qu’un jour, dans un taxi avec
Youssef, je les entends critiquer la position des communistes qui exigent que le
Programme commun de la gauche étende à leurs filiales le processus de
nationalisation prévu pour les grandes entreprises qui sont sur la liste. Je suis un
peu choqué de cette pusillanimité, moi qui, il y deux ou trois ans seulement,
militais à Lutte ouvrière. », Roland Barthes, le métier d’écrire, op. cit., p.71
Barthes était à tout prendre moins irrité par Giscard que par Mitterrand. Il a
répondu à l’invitation du premier sans se faire prier mais a renâclé à rencontrer le
274
résoudre la contradiction sociale du moins d’imaginer une issue non
violente au « conflit social », à la fatalité de la « dure altérité des
classes ». Enfin Barthes a songé à construire l’image d’un Fourrier
contre-révolutionnaire pour justifier ce qu’il appelait « les contremarches de l’histoire »648 chargées de rectifier les « excès » suscités
par les philosophies collectivistes649 mais il a préféré renoncer à
publier les chapitres de « La déchéance des bibliothèques » et de
«L’engrenage » dans lesquels Fourier apparaît comme un théoricien
très peu socialiste.
premier secrétaire du Parti socialiste. Il maugréait contre les « casse-pieds de
l’engagement » qui n’avaient pas compris qu’on était « à la fin de l’histoire » :
« Jusqu’ici, la sensibilité de gauche se déterminait par rapport à des cristallisateurs
qui n’étaient pas des programmes mais de grands thèmes : l’anticléricalisme avant
1914, le pacifisme dans l’entre-deux-guerres, la Résistance ensuite, puis encore la
guerre d’Algérie...Aujourd’hui, pour la première fois, il n’y a plus rien de tel : il y a
Giscard, qui est tout de même un maigre cristallisateur, ou un « programme
commun » dont je vois mal comment, même s’il est bon, il pourrait mobiliser une
sensibilité. C’est ce qui est nouveau pour moi dans la situation actuelle : je ne vois
plus la pierre de touche. » « A quoi sert un intellectuel » in OC, t. V, p.373.
648
« Fourier raisonnant toujours en contre-marche, ce qui est bénéfique en
Harmonie procède nécessairement de ce qui est discrédité ou réprime en
Civilisation » Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p.795.
649
Barthes a confié à Jacqueline Sers « Depuis deux cent ans, nous sommes
habitués par la culture philosophique et politique à valoriser énormément, disons,
le collectivisme en général. Toutes les philosophies sont des philosophies de la
collectivité, de la société, et l’individualisme est très mal vu. Il n’y a plus de
philosophie de la non-grégarité, de la personne. Peut-être faut-il justement assumer
cette singularité, ne pas la vivre comme une sorte de dévalorisation, mais repenser
effectivement une philosophie du sujet. Ne pas se laisser intimider par cette morale,
diffuse dans notre société, qui est celle du surmoi collectif, avec ses valeurs de
responsabilité et d’engagement politique. Il faut peut-être accepter le scandale de
positions individualistes, bien que tout ceci demanderait à être précisé.
[Jacqueline Sers pour le journal La réforme] : Cela ne me paraît pas un scandale.
Ne faut-il pas d’abord « être », avant « être avec » ?
[Barthes] : Oh, si, c’est un scandale pour tout ce qui pense et théorise, disons,
depuis Hegel ! » « Propos sur la violence » (1978) in OC, t. V, p.553.
275
§3
La figure du lecteur aristocrate contre celle du lecteur aliéné, du
consommateur
Dans la société « réifiée » (Barthes a repris ce terme à Goldmann ou à
Lukács) le lecteur se voit contraint de consommer les biens culturels
que la bourgeoisie a produits et qu’elle impose aussi bien par la voie
de l’institution scolaire que par celle du marché de l’édition. Sous
l’Ancien Régime, au niveau de ce qu’il appelait « la classe heureuse »,
Barthes pensait qu’il n’y avait pas de division entre producteurs
littéraires et lecteurs : il y a eu des périodes dans l’histoire où le
rapport entre producteur et lecteur était moins aliéné, plus égalitaire,
plus démocratique qu’à l’époque démocratique elle-même. C’est
l’Ecole Républicaine qui, en refusant d’enseigner l’art d’écrire, le
« code de la production littéraire » (la rhétorique), en sacralisant la
littérature, en logeant les écrivains dans une sorte d’empyrée
inaccessible au commun des lecteurs, a transformé une pratique
sociale en mystère d’initiés, détruisant les chances d’interlocution
inhérentes au champ dialogique de l’écriture.650 Les théories de
l’amateur ont une coloration progressiste : Barthes semble y contester
la censure exercée par un marché aux mains d’une oligarchie
éditoriale dont les impératifs sont plus d’ordre économique
qu’esthétique. Mais l’objectif des théories de l’amateur était tout
autre.651
650
Evidemment les accusations portées contre l’Ecole républicaine n’ont rien
d’objectif. Sartre a parlé de la passivité du public bourgeois du dix-huitième siècle
auquel pourtant les jésuites avaient appris la rhétorique :
« Ainsi, en face d’un public de demi-spécialistes qui se maintient encore
péniblement et qui se recrute toujours à la Cour et dans les hautes sphères de la
société, la bourgeoisie offre l’ébauche d’un public de masse : elle est, par rapport à
la littérature, en état de passivité relative puisqu’elle ne pratique aucunement l’art
d’écrire, qu’elle n’a pas d’opinion préconçue sur le style et les genres littéraires,
qu’elle attend tout, fond et forme, du génie de l’écrivain. » Qu’est-ce que la
littérature, op. cit., p.107.
651
Le « plaqué » marxiste des théories de l’amateur n’est qu’un habillage (au sens
sémiotique de Gréimas) d’une pensée ancienne (1945 au moins) perfusée peut-être
par la lecture de quelque sociologie de la musique, celle de Max Weber peut-être :
276
Il s’agit d’« accentuer le plaisir de la production » pour détourner la
pulsion grégaire du lecteur en quête du sens :
Le signifié menace toujours, notamment dans les régions
scientistes de la littérature - et même au nom du signifiant. La
sémiologie elle-même est en train d’engendrer ici et là un petit
scientisme. Ce qui sauve du risque de récupération théologique par un signifié -, c’est justement d’accentuer le plaisir de la
production, c’est se faire soi-même un producteur, c’est-à-dire
un amateur. La grande figure d’une civilisation qui se libérerait
serait celle de l’amateur.652
C’est pour lutter contre la monosémie, le dogmatisme que Barthes
veut que le lecteur devienne écrivain, un producteur de texte, rompant
avec la réception passive du lecteur aliéné. Ce n’est pas seulement
pour que les élèves deviennent de délicieux écrivains, composant des
« symphonies de langages incomparables » que Barthes demande
qu’on abandonne l’explication de texte en tant que pédagogie, qu’on
supprime les programmes nationaux ; c’est surtout pour déjouer le
prêchage dogmatique qui fabrique des militants grégaires du signifié.
L’amateur ou plutôt le lecteur aristocrate s’oppose ainsi au lecteur
aliéné, au militant, au réactif. Le premier périme l’opposition auteur
actif/lecteur passif en transformant sa lecture en écriture,
en
répondant au livre dans sa langue tandis que le second décline
l’invitation implicite d’entrer dans la production du signifiant,
s’abstenant d’écrire - excepté dans le courrier des lecteurs pour
« Une civilisation n’est belle que dans la mesure où il y circulation naturelle entre
les œuvres de ses grands hommes et la vie intime de ses individus et de ses foyers.
« Famille en train de jouer de la musique », ce tableau de mœurs si fréquent dans
l’iconographie du XVIII e siècle est impossible de nos jours, où l’on entend de la
musique mais où on la pratique peu. (Ceux qui ne jouent pas d’un instrument ne
peuvent sentir la grandeur de la musique ; ils n’en connaîtront jamais les plaisirs,
plaisirs si ardents qu’on leur sacrifie en général presque tous les autres) »,
« Concerts de musique de chambre pour trois étudiants de Belledonne » (1945) in
OC, t. I, p.83. Les simples auditeurs, non initié à l’exercice du beau ne sont pas
encore
des
victimes
de
l’irréversibilité
des
rôles
d’agents
(producteur/consommateur) mais des exclus du cercle. En 1945, Barthes n’a pas
encore lu Marx.
652
« Le jeu du kaléidoscope » (1975) in OC, t. IV, p.849.
277
récriminer - pour approuver ou rejeter, consentir ou contester, restant
en somme dans le signifié. Le lecteur aristocratique s’oppose non
seulement au lecteur réactif mais aussi au spécialiste, au philologue
« condamné » à faire une lecture ordonnée, exhaustive, patiente,
informée. Rappelant ironiquement qu’aucun n’écrivain n’avait pris la
plume pour qu’un philologue fasse un appareil critique et le réduise en
Sorbonne, Barthes prône dans Le Plaisir du texte, une pratique de la
lecture désinvolte très éloignée des règles rigoureuses de l’analyse
structurale (exhaustivité, simplicité, cohérence, critères auxquels il
préfère à présent la « complexité ») ou de celles de la philologie
« positive ». Le lecteur libéré du surmoi idéologique porte
son
attention sur certains points du texte, sur les articulations du récit par
exemple en sautant les explications, les analyses, ne cherchant pas à
interpréter mais goûtant la saveur des mots, les « bonheurs
d’expression »653, expression blanchotienne dont il a pu se moquer
naguère mais qu’il reprend à présent sans état d’âme dans sa lutte
contre les « théologies du signifié transcendantal ».654
SECTION IV - L’ASSOMPTION ORATOIRE DU NEUTRE :
PROPEDEUTIQUE A « AUTRE CHOSE »
Lors d’une séance du Neutre655, Barthes a proposé une critique
radicale, bien que superficielle, de la théorie marxiste de l’histoire. En
refusant la théorie marxienne de l’histoire, Barthes n’a pas cédé à un
mouvement d’actualité. On trouvait déjà dans le chapitre du Sade,
653
Nous en citons une occurrence : « Des formules, des bonheurs d’expression »,
Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976
suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.454
654
« Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.886
655
C’est la séance 9 du Neutre où Barthes déplie les figures « Rites », « Conflit »,
et « Oscillation ». La figure « conflit », la plus polémique, est placée entre les deux
autres figures, comme si Barthes continuait à se censurer (On oublie facilement les
« milieux » de discours). Voir Le Neutre, op. cit., pp. 165-170.
278
Fourier, Loyola consacré à Fourier un paragraphe où il refusait la
notion de superstructure, au nom d’un merveilleux réel qu’il opposait
au réel idéal, merveilleux réel qui serait de l’ordre du romanesque
tandis que le réel idéal serait celui du roman :
Nous sommes habitués à identifier le « réel » et le résidu :
« l’irréel », fantasmatique, idéologique, verbal, proliférant, en un
mot le « merveilleux », masquerait à nos yeux le « réel »,
rationnel, infrastructural, schématique ; du réel à l’irréel, il y
aurait production (intéressée) d’un écran d’arabesques, tandis
que de l’irréel au réel, il y aurait réduction critique, mouvement
aléthique, scientifique, comme si le réel était à la fois plus
maigre et plus essentiel que les sur-structions dont on le
recouvre. Fourier, évidemment, travaille sur une matière
conceptuelle dont la constitution dénie cette opposition et qui est
celle du merveilleux réel. Ce merveilleux réel est opposé au
merveilleux idéal des romans ; il correspond à ce que pourrait
appeler, en l’opposant précisément au roman, le romanesque.656
L’attaque est feutrée : la superstructure est appelée « sur-struction ».
Tempérant l’audace de ses propositions par des prudences
d’exposition, il semble aussi mettre en question la notion d’idéologie
définie par Marx comme une inversion du réel. Mais il a préféré ne
pas exploiter cette voie qui l’aurait amené « logiquement » (mais
Barthes avait une conception très personnelle de la logique) à renoncer
au thème de la naturalisation, reposant sur le schéma marxien de
l’idéologie657, dont il se servait pour dénoncer l’hégémonie culturelle
de la petite-bourgeoisie qui a renversé l’Histoire des deux cent
dernières années en Nature. Barthes reproche au marxisme de
656
Sade, Fourier, Loyola, op. cit. , p.785.
A ce sujet, il n’est pas impossible que Barthes ait mêlé, dans une collusion de
langage Marx à Pareto que Raymond Aron a tiré de l’enfer des bibliothèques.
Perelman remarque : « Pareto a excellemment remarqué en des pages pénétrantes
que le consentement universel invoqué n’est bien souvent que la généralisation
illégitime d’une intuition particulière. »
Chaïm Perelman, Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, Ed. de
l’université de Bruxelles, 1976, p.43.
657
279
naturaliser le conflit658 en faisant de la « lutte de classes » le moteur
de l’histoire : le conflit était sans doute une catégorie du discours
philosophique depuis Héraclite mais le dix-neuvième siècle l’a
excessivement valorisé à travers les philosophies et les mouvements
de pensées dit progressistes : Marx de même que Freud a fait du
conflit (le conflit des classes pour Marx et le conflit intrapsychique
entre les instances du moi chez Freud) non seulement un principe
explicatif mais aussi un principe d’action ; en revanche il ne fallait pas
prendre Nietzsche pour
une philosophe du conflit, lequel avait
condamné la dialectique par laquelle les faibles ont abattu les forts.659
Pour disqualifier la théorie de la lutte de classes que Barthes
rebaptisait « théorie du conflit social », il note que le verbalisme des
philosophes marxistes a un rapport métonymique avec le contenu de
leur doctrine, citant en exemple « un ami Lucien Lefebvre660 que
j’aime beaucoup ». Dans cette critique cavalière qui ne s’attache pas
au fond mais chercher à disqualifier l’adversaire en faisant naître des
doutes sur son ethos, Barthes refuse d’employer le terme « histoire ».
658
« Bien entendu, c’est la possibilité de dire une même chose de plusieurs façons,
c’est la synonymie, qui permet au langage de se diviser ; et la synonymie est une
donnée statutaire, structurale, et en quelque sorte naturelle du langage ; mais la
guerre du langage, elle, n’est pas « naturelle » : elle se produit là où la société
transforme la différence en conflit »
« La guerre des langages » in OC, t. IV, p.361-362.
659
« Il semble qu’à la fin du XIXe siècle amplification et approfondissement des
philosophies du conflit : Marx, Freud (sans oublier, sur un autre plan, Darwin) : le
conflit n’est pas un mal, c’est un moteur, un fonctionnement. Chose à noter : la
théorie du conflit semble souvent déteindre « métonymiquement » sur le
« caractère » des philosophes du conflit : exemple : Henri Lefebvre : rappel
constant du moteur conflictuel du monde, et lui-même théâtre de la pugnacité : ça
arrive souvent avec les marxistes. Attention : précaution : se retenir de joindre à ces
deux hommes le troisième ordinairement inévitable Nietzsche : ce n’est pas
directement un « philosophe » du conflit. […] La lutte = seulement = moyen par
lequel les faibles triomphent des forts » Le Neutre, op. cit., p.166.
660
A l’oral dans Le Neutre, Figure conflit, Séance 6
Philosophe marxiste exclu du Parti Communiste Français en 1958. Cet « ami »
avait écrit sur le structuralisme : « ce fut l’idéologie du pouvoir » L’Idéologie
structuraliste, Points Seuil, 1975, p.9 « L’idéologie de la classe dominante,
travestie en scientificité », idem., p.7
« On détourna l’attention en faisant appel à des « structures » mentales ou sociales
intemporelles, donc antérieures ou extérieures au monde moderne et à ses
problèmes », Ibid., p.10.
280
Reconnaissons néanmoins que Lefebvre aimait la polémique, et que
Barthes avait le droit de se dire son ami, ayant défendu Lefebvre
autrefois contre la presse « muette ». Barthes non seulement refuse
« la lutte des classes » en tant que pratique politique mais aussi en tant
que théorie explicative : dénichant une étude (le schismo-génétique)
de Grégory Bateson, sociologue de la nouvelle communication qui a
observé dans une
micro-société de Bali, un mode de régulation
sociale qui ne passe pas par le conflit, il croit tenir une réfutation de
Marx qu’il présente prudemment dans l’exposition de la figure
nommé « conflit », argumentation que sa voix travaillée et son
humour rendent sinon convaincante du moins agréable à écouter :
Gregory Bateson, psychologue et ethnologue américain (Vers
une écologie de l’esprit, I, Seuil, 1977, p.124), s’est intéressé au
principe d’existence du conflictuel, ce qu’il appelle le schismogénétique (schisma : fente, séparation, dissentiment). Fait
exceptionnel : n’a pas trouvé de « séquences schismogénétiques » à Bali – fait qui, sous certaines conditions (à
nuancer), semble contredire les théories du conflit social
(déterminisme marxiste).661
Le « musicien du sens », plus obsédé par l’action d’un langage662
que par sa musique, par ce nouveau tour de pensée, laissait lui derrière
lui un anti-marxiste modéré comme Raymond Aron qui n’a jamais
songé, pas plus que Nietzsche, à mettre en cause le modèle explicatif
de la théorie marxienne de lutte de classes comme moteur de
l’histoire.663
661
Le Neutre, op. cit., p.168.
Barthes a expliqué la différence qu’il faisait entre l’expression et l’action d’un
langage : « Ces formes de contre-culture me paraissent être surtout des langages
expressifs : c’est-à-dire qu’ils ont surtout l’utilité de permettre à certains individus,
à de petits groupes sociaux, de s’exprimer, de se libérer sur le plan de l’expression.
Mais je fais une très grande différence entre l’expression et l’action d’un
langage » « Fatalité de la culture, limites de la contre-culture » in OC, t. IV, p.195.
663
En réalité Barthes ne nie pas le conflit de classes mais cherche à le rendre moins
« oppressant » par le mythe ou par un discours irréaliste voire par l’ironie : « Les
divisions du rapport social existent bien, elles sont réelles, il ne le nie pas et écoute
avec confiance tous ceux (fort nombreux) qui en parlent. » Fragment La division
sociale, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.740.
662
281
Barthes opposait ainsi les « philosophies du conflit » à son Neutre
qu’il rapproche de la douceur et de l’apathie des sceptiques. Pourtant
le caractère asymétrique du Neutre n’a échappé à personne ; Barthes
a reconnu ce qu’il appelait « l’aporie du Neutre », concédant que le
neutre n’était qu’un désir, que la violence du neutre contredisait ce
désir :
Je pourrais, et c’est d’ailleurs ce que je fais, reconnaître qu’il y a
en moi des éléments « petit-bourgeois » (sans entrer ici dans la
discussion de cette qualification maudite). 1) Ces traits ne sont
pas clandestins (même si je ne les connais pas tous moi-même) :
le Roland Barthes les expose à plusieurs reprises,
consciemment. 2) Dans mon discours, il y a sans doute des traits
« niniques » : parfois, affaissement du Neutre en refus balancés,
refuge commode dans un certain discours libéral, cela souvent
par fatigue (assumer vraiment le je ne sais pas demande une
énergie, une fraîcheur).664
En somme le neutre n’était pas neutre mais Barthes, notant l’aporie
dans un geste libéral continuait à le « faire désirer », sans s’arrêter à
des
considérations
paralysantes
qui
rendraient
tout
discours
impossible à tenir :
Je ne m’occupe plus de l’aporie qui consiste à ne pas
recommander le Neutre, à le déprendre des images, à ne pas
l’adjectiver, à ne pas dé dogmatiser à son sujet et à cependant lui
reconnaître une bonne image, des vertus, à le faire désirer.665
Barthes avait de toute façon posé le droit de se contredire en refusant
les répressions de la logique.666Un signe de la résistance du public,
effarouché par des références qui n’étaient pas les siennes667, est
664
Idem., p.115.
Ibid., p.117.
666
Barthes a habilement exploité le thème de la répression : répression de la
science adiaphorétique, répression non seulement du sens commun mais aussi du
sens tout court, répression de la loi républicaine, répression de la normalité dans le
discours psychanalytique, répression des majorités dans les discours progressistes,
répression du discours politique de la petite-bougeoisie qui naturalise sa
mythologie historique de l’universel en nature.
667
Barthes en déclarant qu’il avait pris le matériel livresque du cours sur Le
Neutre dans une bibliothèque familiale, voulait peut-être suggérer que son contenu
665
282
l’accueil froid que le Neutre a reçu malgré l’art Barthien d’inculquer
en douceur, « d’énoncer doucement ». En tous cas, Barthes a réprouvé
poliment mais fermement les auditeurs « pervers » qui ne seraient
venus l’écouter au Collège que pour se réjouir de la déception que
l’assomption oratoire d’un apostalisme généralisé était en train de
provoquer. Le Neutre n’a peut-être pas provoqué l’adhésion qu’il
espérait.668 L’entreprise « contre-titanesque » 669 du Neutre a échoué à
était lié à un imaginaire de classe qui contredisait les préjugés de l’Esprit du
temps. En se cantonnant à sa bibliothèque, il congédiait les sur-moi d’exhaustivité
et d’objectivité, remplacé par l’esthétique du travail qui ne prend pour matière que
les livres « bien écrits » (c’était le retour du goût). Il n’a pas divulgué le contenu
signifiant de cette bibliothèque, se contentant de citer dans sa bibliographie les
livres acceptables pour un public réticent. Barthes dans son autobiographie a dit
qu’on lisait « à la maison » un quotidien anti-clérical L’Œuvre. Le « dernier »
Barthes lisait des quotidiens qui ne reflétaient sûrement pas un « optimisme sans
progressisme » mais il y trouvait un matériel à critiquer (que pensait Barthes de
l’épigraphe « maoïste » de Libération « Peuple prend la parole et garde-la » ? Estce un credo pour lui ?) . Il ne se gênait pas pour insister sur le caractère bienpensant du Monde qui fait « jouir » deux fois son lecteur en frappant tantôt à
gauche tantôt à droite, il ne manquait pas de souligner le caractère mythique des
thèmes gauchistes de Libération (nucléaire, bavures policières, immigrés tabassés
dans les commissariats etc.) :
« Nous ne vivons plus l’accélération de l’Histoire mais l’accélération de la petite
histoire. C’est donc précisément dans le discours militant qu’on peut retrouver des
mythes, parce que c’est un discours fixe, immobile. Aujourd’hui, même dans
Libération, il y a une mythologie très forte. La bavure policière, par exemple, est
en train de devenir un mythe gauchiste. Il y en a d’autres : l’écologie, l’avortement,
le racisme. Je ne veux pas dire que ce sont des problèmes qui n’existent pas.
Seulement, ils sont maintenant presque devenus des mythes. » « La crise du désir »
in OC, t.V, p.942.
Mais : « journal très bien fait » disait-il par concession :
« Je n’aime pas le langage militant. [...] Un journal comme Libération, qui est très
bien fait et que j’aime beaucoup, véhicule un type de discours avec les mêmes
thèmes, les mêmes stéréotypes. » Idem., p.942.
668
De manière plus générale certains ont semblé déploré que Barthes n’ait pas eu
un influence plus délitante sur les derniers carrés de l’intelligentsia marxisante :
[En particulier la personne qui a questionné par écrit Barthes pour La revue
Wunderbloch dirigée par Raphaël Lellouche] : « Depuis le Degré zéro et
l’introduction de Brecht, « premier marxiste à réfléchir sur les effets du signe »,
vous avez mené une lutte pour la reconnaissance de l’irréductibilité du
sémiologique. A cet égard, vous avez fait historiquement figure de porte-parole de
l’avant-garde vis-à-vis d’un milieu intellectuel qui dans sa composante marxiste ne
vous a pas, hélas, été toujours d’une grande écoute. Après la rupture de Mai 68 et
le début de la recomposition des forces au sein du mouvement ouvrier et de ses
intellectuels, comment jugez-vous l’évolution actuelle au regard des thèmes de
votre lutte initiale ?
« Texte à deux (parties) » in OC, t. V, p.390.
283
produire l’effet décollant sur un public aliéné par vingt cinq siècles de
philosophie. Barthes se consolait en tous cas en disant qu’un cours
travaille « comme le bois travaille » en se déformant ou en se
solidifiant…
669
Rafaël Castillo-Zapata estime que « De toutes ces utopies du discours, la plus
constante est peut-être celle du rêve romanesque, la plus réitérée tout au long de la
réaction contre-titanesque de Barthes face aux discours autoritaires qui se
solidifient dans une prétention d’unité et d’universalité » Rafaël Castillo-Zapata,
« Parcours de Barthes », communications, n°63, 1996, p.75.
284
CONCLUSION
285
Si je reprenais la typologie que Barthes a dressée
dans Le Plaisir du texte670, je dirais que j’ai joué tous les rôles qu’il
décrit : j’ai d’abord été le lecteur hystérique : lisant au premier degré,
prenant pour argent comptant un texte retors, j’ai donné dans les
panneaux du « chasseur de mythes »671 qui savait aussi en produire.
Puis j’ai enchaîné les rôles : lecteur obsessionnel, j’ai lu plusieurs fois
un texte
qui résistait à l’interprétation comme le devait le texte
illisible ; lecteur paranoïaque, j’ai pris plaisir à lire un texte qui veut
faire entendre autre chose672 ; lecteur fétichiste, j’ai aimé à découper et
à citer certains endroits du texte. Avons-nous eu plus de bonheur que
les « rares exégètes » dont parle Philippe Roger ?673
670
Voir Le Plaisir du texte (1973) in OC, t. IV, p.258-259
Pour « expliquer » qu’il ait pu accepter l’invitation de Giscard d’Estaing,
Barthes déclare à Bernard-Henri Lévy : « Un chasseur de mythe, comme vous
savez, ça doit aller partout. » « A quoi sert un intellectuel » in OC, t. V, p.373
672
« Contrairement à ce que l’on attendrait, ce n’est pas la polysémie (le multiple
du sens) qui est louée, recherchée ; c’est très exactement l’amphibologie, la
duplicité ; le fantasme n’est pas d’entendre tout (n’importe quoi), c’est entendre
autre chose (en cela je suis plus classique que la théorie du texte que je défends). »,
Roland Barthes par Roland Barthes (1975), in OC, t. IV, p.652
673
« L’itinéraire barthésien est une « aventure », répètent à l’envi ses rares
exégètes ; et la leur, souvent tournent court, guidée par nulle Ariane. L’œuvre de
Barthes se défend bien, elle ne livre guère de fil qu’à retordre. De là, une fréquente
671
286
Nous avons du moins essayé de faire le lien entre l’antipathie que
Barthes concevait pour l’Histoire (elle niait un art de vivre porteur
d’un ordre social auquel il était resté soudé) et son aversion pour ce
qu’on appelle «le réalisme ». Nous avons souligné le caractère
essentiellement politique de sa sémiologie qui visait une exemption
du sens. Cette exemption, cette annulation du sens voulait mettre fin
aux discours de la doxa. La doxa n’est pas seulement l’opinion droite
qui veut dominer mais désigne aussi l’état du corps social déchiré par
des postulations inconciliables. (La postulation marxiste et la
postulation libérale).
Dans les bibliothèques universitaires (dans celles où j’ai travaillé car
je n’ai pas fait d’enquête exhaustive à ce sujet), les volumes de cette
œuvre au statut incertain, ambigu de critique et de création, travestie
comme Zambinella, dont l’intérêt ne s’épuise pas dans l’effet tonique
qu’elle a produit sur la théorie littéraire, sont rangés dans le rayon
littérature du vingtième siècle peut-être plus par prophylaxie que par
déférence, et malheureusement peu dérangés excepté quand un
professeur fait un cours sur l’affaire Picard. Vanité des lettres.
Pourtant Barthes disait que l’intellectuel s’il est « sans pouvoir », n’est
pas « sans action ».674 Le sémiologue marxiste Georges Mounin, le
philosophe marxiste Henri Lefebvre ont contesté l’action de
l’intellectuel « dissolvant », le soupçonnant voire l’accusant de faire le
jeu du « pouvoir » mais au reste sans rien prouver.
mauvaise humeur des critiques les mieux intentionnés. » Roland Barthes, roman,
coll. Figures, Edition Grasset, Paris, 1986, p.14.
674
« Mythologie » (1974) in OC, t. IV, p.570. Réponse à l’enquête « Les
intellectuels en question » (1974) dirigée par Renaud Matignon à l’occasion de la
parution du livre de Georges Suffert, Les Intellectuels en chaise longue, Plon,
1974.
287
Il reste que le « pourquoi écrire ? » de Barthes n’avait rien de futile
quoi qu’il ait dit. L’obsession politique était le moteur de l’œuvre ; la
« recherche » en théorie littéraire n’était qu’un prétexte.675
Barthes a dit que Chateaubriand était à la fois légitimiste et libéral,
c’est-à-dire progressiste et réactionnaire. Chateaubriand a en effet
servi la légitimité mais on oublie souvent qu’il y avait chez cet enfant
du dix-huitième et des Lumières des éléments indéniables de
progressisme (combat en faveur de la liberté de la presse, rôle trouble
dans la chute des Bourbons, amitiés républicaines). Barthes parlait-il
de Roland Barthes quand il parlait de Chateaubriand ? :
Chateaubriand est plus qu’un mémorialiste ; c’est un homme qui
inscrit en lui la blessure d’une mémoire divisée, d’un temps disjoint,
d’une histoire en deux parties : avant la Révolution, après. C’est cet
avant et cet après qu’il redit sans cesse ; il ne veut rien abandonner de
l’ancien ni du nouveau ; […] il était à la fois légitimiste et libéral,
c’est-à-dire pour parler approximativement réactionnaire et
progressiste : attitude folle, qu’il n’a pu tenir que parce qu’il était
écrivain ; car l’écrivain est là, me semble-t-il, pour représenter d’une
façon obstinée la contradiction du temps, ce qu’il y a en lui de vie et
676
de mort.
675
Comme le titre bien trouvé d’un séminaire consacré à la personne et/ou l’œuvre
de Barthes. Comment les dissocier ?
676
«Lecture de l’enfance » (1980), in OC, t. V, p.948. Antoine Compagnon
suppose que la lecture des Mémoires d’outre-tombe a pu tourner Barthes vers un
conservatisme d’écriture voire de pensée. Cf. Les Antimodernes de Joseph de
Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 2005,
« Barthes, pénétré des Mémoires d’outre-tombe, semble avoir renoncé à tout devoir
d’être moderne. », p.415.
Barthes a-t-il fait semblant d’être surpris par la beauté des Mémoires d’outretombe - que les anthologies de morceaux choisis auraient défigurées - pour se
justifier d’aimer et de faire aimer un auteur réputé réactionnaire ? Car en réalité
Barthes avait non seulement un goût très ancien pour Chateaubriand (la « tartine
succulente » de la « phrase chateaubriandesque » « Réflexion sur le style de
« L’Etranger » (1944), in OC, t. I, p.78) mais aussi une connaissance « précoce »
de l’œuvre sans laquelle il n’aurait pas pu écrire la préface aux Mémoires d’outretombe que le Club français du Livre lui avait commandée, préface qu’on n’a pas
retrouvé (du moins à ma connaissance) : « J’ai dit l’origine personnelle du
Michelet. Racine était une pure commande. Grégory du Club français du Livre,
m’avait demandé une préface pour les Mémoires d’outre-tombe. Cela me plaisait
beaucoup mais le professeur qui avait établi le « bon » manuscrit le refusa à
Grégory, qui, ayant besoin d’un Racine, me le demanda (« il fallait un calculateur,
ce fut un danseur qui l’obtint »). » « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1033.
Barthes en mentionnant cette phrase célèbre du Mariage de Figaro semble
288
Barthes a dit que son « avant » et son « après » était 1968, coupure
confirmant celle de 1848. On pourrait comparer les collusions de
langages de Barthes aux
bigarrures du parcours intellectuel de
Chateaubriand (mais nul parcours chez Barthes sinon de détour).
Mais Barthes a plus de politesse que Chateaubriand qui a préféré
l’intégrité de ses idées – le surmoi de l’écrivain - et la rudesse de ses
phrases - le théâtre du langage - à la vie chétive d’un cousin
conspirant, sur la mort duquel il a continué à faire des phrases de
martyrologue. On a pu reprocher à Barthes son absence de franchise,
cette politesse de l’esprit si inactuelle qu’on ne trouve plus le nom qui
la qualifie dans nos mauvais dictionnaires bien que Proust l’ait
employé.677
On peut estimer que cette manière de le présenter ne « colle » pas
avec l’aspect « intellectuel de gauche modérée » que François Wahl,
son éditeur très avisé, a cultivé en veillant à retrancher les rares et
très minimes mais très significatifs écarts de langages d’un Barthes
déjà extrêmement prudent à l’égard des pièges de la parole. La
question de la censure ou plutôt de l’auto-censure dans l’œuvre de
Barthes est un problème qu’on n’a pas encore bien étudié. Quoi qu’il
en soit, c’est cet aspect récessif 678 que nous avons voulu, sans
intention polémique, le cadre de cette réflexion ne s’y prête pas,
mettre sinon en lumière, du moins au premier plan. Le côté récessif
de Barthes n’annule pas l’autre côté : le Barthes d’avant la perception
de la « rupture d’œuvre », le Barthes de mes dix-sept ans éblouis par
reconnaître indirectement, qu’il était en somme plus compétent pour introduire,
commenter, faire aimer Chateaubriand que spéculer sur l’homme « aux deux mille
mots ».
677
L’astéïsme de tante Léonie commenté par son neveu, par le narrateur de A La
recherche du temps perdu. Ce passage est cité par Barthes in Roland Barthes par
Roland Barthes.
678
A ce sujet, voir en particulier le fragment « La récession », Roland Barthes par
Roland Barthes (1975), t. IV, p.726. Pour nous récessif n’est pas synonyme de
conservatif ou de conservateur. C’est une crise de direction.
289
l’intelligence critique du « français [vivant] le plus intelligent » (avis
d’un certain docteur)679 : ce Barthes n’est peut-être qu’un effet de
lecture ; mais on aurait tort de corriger ce beau contresens lié la
« puissance de retombée » d’une œuvre ouverte à tous vents. Les
soviétiques ont continué à considérer que Le Voyage au bout de la
nuit était un livre communiste malgré les options politiques
ultérieures de Céline.
Les « phases d’évolution » ne sont qu’un
roman pédagogique680. Nous avons montré au contraire qu’il y a eu
d’emblée collusion de langages plutôt que succession ; la rupture
d’œuvre ne réfère pas à une évolution intellectuelle de l’auteur mais
reproduit celle du temps, celle de l’Histoire.
Il y a bien des points que je n’ai pas pu éclaircir. Il est encore trop
tôt. L’accès restreint à certaines archives, fragiles ou non, a pu nous
réduire par moment à supputer. Mais la cohérence du système
d’explication (principe de tolérance) peut suppléer au défaut de
preuves « matérielles » que nous n’avons pas pour autant négligées.
Nous avons exploité autant qu’il était possible les archives du Fonds
679
Cf. Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland Barthes, Paris, Stock,
2006.
680
« Le découpage d’un temps, d’une œuvre, en phase d’évolutions – quoiqu’il
s’agisse d’une opération imaginaire – permet d’entrer dans le jeu de la
communication intellectuelle : on se fait intelligible. » Roland Barthes par Roland
Barthes (1975) in OC T. IV p.719
Bernard Comment (ainsi que Philippe Roger), s’appuyant sur cette phrase de
Roland Barthes au sujet de l’œuvre de Gide, pense qu’il est vain de découper
l'œuvre en tranche :
« Pourtant, derrière ces Barthes, et au fondement d’orientation parfois divergentes,
voire contradictoires, se trouve la cohérence d’un projet : celui du Neutre, entendu
non comme un compromis, une forme amoindrie, mais comme la tentative
d’échapper aux obligations et contraintes du logos, du Discours. On essaiera donc
d’appliquer à Barthes lui-même son invite à lire l’œuvre de Gide comme un réseau
dont il ne faudrait lâcher aucune maille : « Je crois tout à fait vain de la découper
en tranches chronologiques ou méthodiques. Elle aurait presque besoin d’être lue,
comme certaines Bibles, avec un tableau synoptique de références, ou encore
comme ces pages de l’Encyclopédie où les notes marginales donnaient au texte sa
valeur explosive. Gide est souvent son propre scholiaste. » Roland Barthes, vers le
neutre, Paris, Christian Bourgois, 2003, p.14.
Je partage ce point de vue jusqu’à un certain degré. Mais reconnaissons que malgré
son caractère artificiel la périodisation peut servir à deux choses : à entrer dans
l'œuvre ou à l'éditer par masse.
290
Roland Barthes déposées par l’ayant-droit, Monsieur Salsedo, qui n’a
pas trouvé le temps de répondre à nos demandes appuyées autant par
Madame Nathalie Léger que par ma directrice Madame Tiphaine
Samoyault qui a intercédé. Nous avons fait une théorie au sens
chomskyen du terme. Demain si d’autres preuves sont versées au
dossier, nous sommes prêts à l’améliorer ou à l’abandonner.
Pour se récréer - car l’intellectuel travaille quoi qu’on pense dans un
pays où le « professeur » est aussi estimé que l’instituteur dont il
question dans Maitre Puntila et son Valet Matti - Barthes aimait à
bricoler et à brûler des papiers au fond du jardin de sa villa. Il faut
peut-être modestement en prendre son parti - sans verser dans un
scepticisme Valéryen – en continuant à travailler.
291
BIBLIOGRAPHIE
292
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présenté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris,
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séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, texte
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1.2 Documents sonores MP3 : Cours au Collège de France
Barthes (Roland), Comment vivre ensemble : simulations
romanesques de quelques espaces quotidiens : notes de cours et de
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séminaires au Collège de France, 1976-1977, édité sous la direction
d’Eric Marty, Paris, Seuil, 2002.
Barthes (Roland), Le Neutre : notes de cours au Collège de France :
1977-1978, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll.
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Barthes (Roland), La Préparation du roman : notes de cours et de
séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, édité sous
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1.3 Manuscrits, dactylogrammes du Fonds Roland Barthes déposé à
l’Abbaye d’Ardennes (excepté documents et manuscrits à
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Spitzer (Leo), Etudes de style, traduit de l’anglais et de l’allemand par
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Staline (Joseph), A propos du marxisme en linguistique, les Editions
de la Nouvelle Critique, 1951, 67 p.
Starobinski (Jean), Les Mots sous les choses : les anagrammes de
Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, coll. Le chemin, 1994,
160 p.
Starobinski (Jean), L’Œil vivant. La relation critique, Paris,
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Zen et psychanalyse, traduit par Théo Léger, Paris, PUF, coll.
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318
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Gérard Granel, présenté et annoté par Jean-Pierre Cometti, édité par
G. H. Von Wright, Paris, GF Flammarion, 2002, 224 p.
Wimsatt (W.K.) avec Beardsley (Monroe C), The Verbal Icon: Studies
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1967, 299 p.
5. Divers
« L’apport marxiste à la critique littéraire », Lucien Goldmann,
Arguments
« Modalités et communication », Albert Meunier, Langue Française,
n°21, Février 1974
Pierre Citron, « note » sur Sarrasine, L'année Balzacienne 1966, Paris,
p.369-370
Grammaire et littérature, Du Marsais, Beauzée, Marmontel, Voltaire,
Genève, Editions Slatkine, 2002 (réimpression de l’Encyclopédie
Panckoucke de 1782)
6. Thèses, lues ou consultées, sur l’œuvre de Roland Barthes
Barbe (Norbert-Bertrand), Roland Barthes et la théorie esthétique,
dirigée par Robert Smayda, thèse soutenue à Orléans en 1996,
Villeneuve-D’ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, 629 p.
Bensmaïa (Reda), Montaigne, Roland Barthes, Frédéric Nietzsche, la
forme de l'essai : étude sémiologique et génétique du genre, dirigée
par Gérard Genette, 1980, E.H.E.S.S, 280 f.
Calvignac (Jacques), Séduction de l'imaginaire écriture
romanesque, dirigée par Jean-Marie Goulemot, 1995, Tours
du
319
Coste (Claude), Ecriture et morale dans l'œuvre de Roland Barthes,
dirigé par Claude Leroy, 1995, Paris X
El Hassane (Heddi), Forme et sens de l'image dans l'œuvre de Roland
Barthes, dirigée par Lucette Mouline, 1993, Bordeaux, 269 f.
Fumihiko (Endo), La pensée éthique de Roland Barthes, dirigée Julia
Kristeva, 1993, Paris VII, 502 ff.
Laouyen (Mounir), L'autobiographie à l'ère du soupçon, Barthes,
Sarraute, Robbe-Grillet dirigée par Alain Montandon, 2000,
Université de Clermont-Ferrand II, 655 f.
Peletin (Véronique), Figures du sujet dans l'œuvre de Roland Barthes,
dirigée par Lucette Mouline, 1988, Bordeaux III, 397 ff.
Dumont Riva (Angela), Fragments de Roland Barthes et abécédaire
de Gilles Deleuze, dirigée par Eveline Caduc, 2000, Nice-Sophia,
369 ff.
Reza Fallah Nejad (Mohammad), Roland Barthes et la critique de Proust,
thèse dirigé par Antoine Compagnon, soutenue à Paris IV
Yong Hee (Han), Enjeux de la théorie du texte dans l'œuvre de Roland
Barthes, dirigée par Gérard Dessons, 2003, Paris VIII, 368 ff.
320
Annexe
Extrait du texte « L’écriture et son langage », non coté, Fonds
Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.6.
« Et l’écriture classique se trouve elle aussi finalement compromise
dans ce procès que l’écrivain bourgeois s’intente à lui-même. Or cette
compromission de l’écriture, il y a plusieurs moyens d’essayer de la
surmonter : on peut la détruire, la fuir, ou au contraire l’assumer en
toute lucidité. Ainsi naît en France, vers le milieu du siècle dernier,
une pluralité des écritures modernes, dont chacune représente une
tentative tragique de l’écrivain pour fuir sa condition de classe en
redonnant à son langage d’une société désaliénée libre [ajouté au
crayon]
Dans le langage de la modernité (c’est-à-dire en France
depuis 1850 environ), on peut grossièrement distinguer quatre morales
de l’écriture littéraire : un premier groupe serait composé par ce que
l’on pourrait appeler les écritures du désordre (Mallarmé, Rimbaud,
les surréalistes). La destruction systématique de l’ancien ordre
rhétorique est d’abord conçue comme la recherche absolument
nécessaire d’une nouvelle innocence de la Littérature : mais aucun
désordre ne peut se maintenir dans la durée, il finit toujours par
produire un nouvel ordre ; au terme de cette recherche tragique, il n’y
a plus pour l’écrivain conséquent avec lui-même qu’une solution : le
silence, seule innocence véritable du langage : on connaît le silence
final de Rimbaud, l’agraphie croissante de Rimbaud Mallarmé [ajouté
au crayon], le sabordage de certains surréalistes.
Une autre façon d’innocenter le langage littéraire, c’est
de tenter d’écrire en évitant à tout prix ces signes caractéristiques,
dont nous avons indiqués quelques-uns à propos du roman et de la
poésie. Certains écrivains français, surtout depuis une douzaine
d’années (Camus, Blanchot, Cayrol), chacun à sa manière, se sont
efforcés d’obtenir une sorte d’écriture « basique », ni réelle, ni
321
littéraire qui pourrait laisser à l’écrivain la responsabilité complète de
sa pensée ou de son art, sans l’entraîner dans une compromission
involontaire de la forme : il s’agirait de réaliser une absence idéale du
style. Malheureusement cette ambition ne peut exister qu’à l’état de
tendance, car dès qu’un écrivain écrit un peu longuement et développe
son œuvre, des automatismes verbaux se créent, des signes
apparaissent, et là où il n’y avait d’abord qu’un non-style, ce sont
bientôt les signes de ce non-style qui apparaissent, et l’impasse est
refermée. On pourrait appeler ce second groupe d’écritures modernes,
les écritures blanches.
Le troisième groupe serait constitué par les écritures
parlées (Céline, Queneau, Prévert). Ici, l’on essaye d’obtenir une
innocence du langage littéraire, par un retour de l’écriture à la nature
sociale, et même sociable du langage. Les écrivains qui pratiquent
cette écriture (plus ou moins régulièrement, bien sûr, et de toutes
manières il ne s’agit ici que d’une classification grossière) essayent de
réduire l’écart entre la langue parlée et la langue écrite (écart assez
considérable, on le sait, au point que l’écriture littéraire traditionnelle
est véritablement anachronique par rapport à la sensibilité générale du
français parlé) ; ils emploient donc une écriture profondément
socialisée, reproduisant au plus près le lexique, la syntaxe, le débit, et
même la graphie de la langue populaire. Seulement quelque juste et
généreux que soit l’intention de ses écrivains, ils se heurtent très
rapidement à une impossibilité : comme il n’y a pas dans la société
française actuelle, de langage parlé socialement universel, mais qu’il y
a autant de langage que de groupe sociaux, l’écriture socialisée est
forcément particulière, et par là même elle ne peut être rien de plus
qu’une écriture pittoresque (ce qu’est déjà, par exemple, le jargonconcierge chez Henri Monnier). Queneau, par exemple, entre autres,
qui est le plus systématique des ces écrivains, n’arrive pas à dépasser
une écriture parlée cocasse, son langage reste comique.
Le quatrième et dernier groupe se composerait de ce que
j’appellerais les écritures artisanales. C’est le groupe le plus nombreux
; il comprend tous les écrivains qui pratiquent encore de nos jours la
grande écriture traditionnelle du français littéraire (par exemple, pour
ne citer que les vivants : Claudel, Montherlant, Mauriac, Breton).
322
Beaucoup de ces écrivains recourent à cette écriture anachronique
sans même la mettre en discussion, comme si elle constituait un
langage éternel, qui serait par essence celui du bon écrivain : ces
écrivains inconscients ne nous intéressent pas. Par contre, il y a des
écrivains qui se réfugient dans le français classique par une décision
lucide : ayant constaté l’impossibilité d’innocenter réellement le
langage littéraire, ils préfèrent assumer consciemment tous ses
caractères, et racheter la gratuité de la forme, son inanité sociale, par
le travail qu’il coûte : les écritures littéraires sont en effet des écritures
dont toute la valeur est fondée sur la notion de travail : l’écrivain de
l’écriture classique traditionnelle, actuellement s’assimile à un
véritable artisan, qui se penche longuement sur la matière verbale et
emploie à la traiter beaucoup de patience, de savoir, et d’ingéniosité :
le premier des écrivains « artisanaux » conscients a été Flaubert ;
d’autres, plus récents, et dont la pensée est par ailleurs bien engagée
dans des problèmes très modernes n’en ont pas moins continué à
pratiquer cette écriture-travail (Gide et Valéry par exemple qui disait
que « la forme coûte cher »). Evidemment, à l’égard de cette grande
écriture littéraire, nous ne pouvons avoir qu’un sentiment ambigu, car
nous nous trouvons devant une langue à la fois splendide et morte, qui
constitue une véritable rituel des lettres françaises : c’est une écriture
qui est à nos yeux, aussi lointaine, et aussi admirable qu’a pu l’être,
par exemple l’Antiquité pour un homme de la Renaissance.
Il n’est donc pas exagéré de dire qu’il y a actuellement
une véritable impasse des écritures modernes mais cette impasse, c’est
celle-là même de l’histoire : la littérature est un luxe admirable, sans
doute, mais étant socialement particulière, elle est discréditée aux
yeux même de ceux qui la produisent, puisque tout écrivain digne de
ce nom ne peut accepter d’écrire sans croire à l’universalité. »
323
INDEX ŒUVRES, OUVRAGES
324
1.1 Index Œuvres, ouvrages, articles de Roland Barthes
A quoi sert un intellectuel (1977), 221, 257, 258, 262, 275, 286
Accordons la liberté de tracer (1976), 17
Aujourd’hui, Michelet (1973), 198
Au nom de la nouvelle critique (1965), 143
Au séminaire (1974), 218
Avant Propos des Essais critiques (1971), 212
Aventure sémiologique (L’) (1974), 60
Barthes en bouffées de langages (1977), 25
Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité (1975),
61
Brecht et notre temps (1958), 14
Brecht, Marx et l’histoire (1957), 13
Cette vieille chose, l’art (1980), 230
Chambre claire (La) (1980), 182, 198
Cher Antonioni (1980), 32
Choses signifient-elles quelque chose (Les) (1962), 98
Cinéma droite et gauche (1959), 85, 175
Comment vivre ensemble (2002 [1976]), 31, 129, 222
Concert de musique de chambre par trois étudiants de Belledonne
(1945), 277
Contexte trop brutal (Un) (1979), 235
Crise de la vérité (La) (1976), 68, 87, 155
Crise du désir (la) (1980), 155, 283
Critique et autocritique (1970), 18, 20, 22, 69, 234
Critique et vérité (1966), 116, 123, 124, 155,214, 225, 232, 233, 234, 238
D’eux à nous (1978), 186
De la science à la littérature (1967), 27, 28, 43, 103, 241
325
Degré zéro de l’écriture (Le) (1953), 13, 24, 72, 73, 74, 78, 79, 80, 82, 87, 88,
90, 92, 93, 96 99, 101, 102, 115, 116, 137, 140, 141, 143, 144, 145, 147, 148, 155,
176, 177, 212, 253, 255, 258
Délibération (1979), 87
Dernière des solitudes (La) (1977), 27
Deux critiques (Les) (1963), 226, 239
Deux sociologies du roman (Les) (1963), 245
Digressions (1971), 195, 215
Discours amoureux (Le) (2007 [1974]), 27, 28, 31, 62, 100, 164, 181, 209,
210, 214, 221, 234, 260, 267, 268, 270, 278
Discours de l’histoire (Le) (1967), 66
Division des langages (La) (1973), 250, 265
Ecrire, verbe intransitif ? (1970), 51
Ecriture de l’événement (L’) (1968), 76
Ecriture dialectique (Une) (1965), 26
Ecrivains et écrivants (1960), 76, 84, 87
Effet de réel (L’) (1968), 20, 166, 176, 198
Eléments de sémiologie (1965), 26, 46, 51
Empire des signes(L’) (1970), 17, 21, 50, 57, 266
Entre le plaisir du texte et l’utopie de la pensée (1978), 31
Entretien (A conversation with Roland Barthes) (1971), 17, 87, 174, 218,
230, 262, 266
Entretien avec Jacques Chancel (1975), 259
Entretien (avec Jacques Henric) (1977), 170
Entretien autour du poème scientifique (1967), 12, 255, 256
Entretien sur le structuralisme (1966), 14, 244
Entretien sur les Essais critiques (1964), 160
Entretien à Umi (1969), 54
Essais critiques (1964), 22, 76, 84, 85, 87, 89, 91, 108, 153, 160,183, 212, 213,
226, 229, 235, 239, 242, 256
326
F.B (1964), 160
Fatalité de la culture, limites de la contre-culture (1972), 20, 214, 219, 281
Fragments d’un discours amoureux (1977), 30, 31, 267, 268, 272
Guerre des langages (La) (1973), 115, 181, 248, 280
Inconnu n’est pas le n’importe quoi (L’) (1973), 59
Information visuelle (L’) (1961), 263
Jeu du kaléidoscope (Le) (1975), 63, 108, 277
La Bruyère (1963), 91
L’Express va plus loin avec…Roland Barthes (1970), 166
Leçon (1978 [1977]), 31, 32, 46, 51, 88, 99, 100, 101,145, 197, 202, 210, 215,
256, 257, 267
Lecture de l’enfance (1980), 288
Littérature et signification (1963), 86, 242
Littérature, aujourd’hui (La) (1961), 22, 85, 91
Littérature/enseignement (1975), 17, 18, 220, 277
Longtemps, je me suis couché de bonne heure (1978), 184, 202
« Histoire de la civilisation française ». Une mentalité historique
(Une) (1960), 195
Masculin, Féminin, Neutre (1970), 184
Michelet (1954), 13, 20, 190, 191, 198, 203, 204, 206, 207, 288
Michelet, l’Histoire et la Mort (1951), 191, 194, 205, 207
Modernité de Michelet (1974), 205, 207
Mots pour faire naître un doute (Des) (1978), 45, 57
Mythologies (1956), 12, 13, 21, 35, 36, 37, 38, 40, 42, 43, 44, 68, 90, 96, 136,
146, 158, 176, 197, 209, 219, 220, 235, 251, 252, 255, 256, 261, 264
Neutre (Le) (2002[1977-1978]), 29, 32, 57, 61, 66, 78, 107, 109, 110, 126, 128,
155, 219, 257, 260, 261, 278, 280, 281, 283, 290
Nouveaux problèmes du réalisme (1956), 149, 159
Œuvre de masse et explication de texte (1963), 16
Où/ou va la littérature (1974), 86, 94, 156, 157, 186
327
Ouvriers et pasteurs (1960), 149, 153, 256
Paix culturelle (La) (1971), 239
Petite sociologie du roman français contemporain (1955), 165, 169
Plaisir au langage (1967), 27, 124
Plaisir aux classiques (1944), 159
Plaisir du texte (Le) (1973), 24, 27, 29, 57, 94, 95, 101, 143, 179, 214, 260,
278, 286
Plaisir /écriture/ lecture (1972), 69,100, 266, 269, 272
Point sur Robbe-Grillet (Le) (1962), 229
Populaire et contemporain à la fois (1978), 269, 271
Pour la libération d’une pensée pluraliste (1973), 25, 114, 153, 223
Pour un Chateaubriand de papier (1979), 128
Pour une théorie de la lecture (1972), 17
Préface à Brecht, « Mère courage et ses enfants » (1960), 235
Préparation du roman (La) (2003 [1978-1980]), 11, 23, 32, 54, 56, 63, 79, 80,
87, 90, 92, 95, 114, 121, 126, 133,155, 164, 177, 180, 184, 185, 202, 206, 219, 247
Pré-romans (1954), 154, 159
Problématique du sens (Une) (1970), 16, 66, 210
Prolongement à la littérature de l’absurde (Un) (1950), 154
Propos sur la violence (1978), 262, 275
Qu’est-ce que la critique (1963), 183, 226
Recherche sur le discours
d’enseignement) (1967-1968), 103
de
l’histoire
(compte-rendu
Réflexion sur le style de « L’étranger » (1944), 80, 91, 119, 135, 288
Réflexion sur un manuel (1971), 17, 128
Réponse à une enquête sur le structuralisme (1965), 242
Réponse de Kafka (La) » (1960), 84, 85, 213
Réponse de Roland Barthes à Albert Camus (1955), 21, 90
Réponses (1971), 15, 37, 200, 213, 221, 240, 241, 262, 288
328
Responsabilité de la grammaire (1947), 116, 128
Roland Barthes contre les idées reçues (1974), 25
Roland Barthes critique (1971), 60, 265
Roland Barthes interroge Renaud Camus (1975), 188
Roland Barthes met le langage en question (1975), 78, 79, 155, 215
Roland Barthes par Roland Barthes (1975), 12, 24, 29, 30, 56, 58, 59, 86,
89, 114, 203, 212, 213, 214, 215, 218, 221, 222, 240, 252, 256, 257, 258, 259, 264,
281, 286, 289, 290
Roland Barthes s’explique (1979), 23, 79, 187, 199, 214
S/Z (1970), 11, 16, 17, 18, 20, 21, 24, 57, 163, 164, 165, 166, 168., 169, 170,173,
188, 271
Sade, Fourier, Loyola (1971), 28, 94, 97, 168, 262, 271, 273, 274, 275, 279
Scandale du marxisme ? (1951), 253, 254
Sciences humaines et Lévi-Strauss (Les) (1964), 211
Société sans roman ? (Une) (1964), 21, 246
Sollers écrivain (1979), 130
Structuralisme et sémiologie (1968), 62, 225, 267
Sur l’astrologie (1976), 260
Sur « S/Z » et « L’Empire des signes (1970), 11, 17, 21, 57
Sur la lecture (1975), 17
Sur la théorie (1970), 15, 68, 208
Sur le cinéma (1963), 86, 160, 161,269
Sur le « Système de la mode » et l’analyse structurale des récits (1967),
125, 171
Sur le « Système de la mode »(1967), 59
Sur Racine (1963), 57, 225, 229, 246, 261, 288
Système de la mode (1967), 12, 255
Tâches de la critiques brechtienne (Les) (1956), 89, 91
Témoignage sur Robbe-Grillet (1961), 85
329
Texte à deux (parties) (1977), 18, 57, 179, 185, 213, 220, 221, 255, 259, 263,
267, 285
Théâtre est toujours engagé (Le) (1956), 229
Troisième sens (Le) (1970), 66
Univers articulé de signes vides (Un) (1970), 51, 64, 125, 131, 237
Versailles et ses comptes (1954), 197
Vie et mort des revues (1979), 252, 253
Vies parallèles (Les) (1966), 56
Vingt mots-clés pour Roland Barthes (1975), 11, 231, 251
Visualisation et langage (1966), 16, 65
Voies nouvelles de la critique littéraire en France (1959), 228
Voyages autour de Roland Barthes (1971), 229
Zazie et la littérature(1959), 85
Nota Bene :
Nombre d’articles et d’entretiens cités par tome
t. I
Articles : 17
Entretiens : 0
t. II
Articles : 12
Entretiens : 8
t. III
Articles : 7
Entretiens : 11
t. IV
Articles : 9
Entretiens : 12
t. V
Articles : 7
Entretiens : 11
330
1.2 Index œuvres et ouvrages des autres auteurs cités
Ames mortes (Les), 173
Andromaque, 96
Ange (L’), 257
Anthropologie structurale I et II, 36
Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes (Les), 180, 257,
288
Archipel du Goulag (L’), 186
Argent (L’), 19
Art d’écrire enseigné en vingt leçons (L’), 131
Balzac et le réalisme français, 140, 142, 144
Barthes à Balzac (De). Fictions d’une critique, critiques d’une fiction,
12, 19, 20, 36, 57, 136, 164, 165, 176, 225, 261
Bâtons, chiffres et lettres, 78, 79, 148
Bel-Ami, 19
Bouvard et Pécuchet, 86, 176, 235
Capital (Le), 253
Combats pour l’histoire, 192, 193, 206, 226, 227
Comédie humaine (La), 18, 19, 166, 172, 174, 246
Cours de linguistique générale, 36, 48
Culture des idées (La), 76, 131
Curé de Tours (Le), 19
Dans Balzac, 163
De la Grammatologie, 132
De la langue française : essai sur une clarté obscure, 119
Défense et illustration de la langue française suivie du projet de
l’œuvre intitulé De la Précellence du langage, 120
Démon de la théorie, littérature et sens commun (Le), 18, 19, 142, 228,
235
331
Derniers jours de Roland Barthes (Les), 56, 180, 206, 290
Description du marxisme, 254
Discours de la Méthode, 79
Discours de Stockholm, 89, 158, 172
Division de l’art oratoire, Topique, 119
Du Divorce, 27
Education sentimentale (L’), 20
Encyclopédie Universalis, 203
Entretiens d’Ariste et d’Eugène (Les), 120
Espace littéraire (L’), 61
Esprit des lois (L’), 253
Essai sur l’origine des connaissances humaines, 120, 132
Essai sur l’origine des langues, 111, 113
Essais de linguistique générale : les fondements du langage, 73
Etranger (L’), 80
Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les Lettres (Les), 137
Force du langage (La) : rythme, discours, traduction : autour de
l’œuvre de Henri Meschonnic, 50
Formation de l’esprit scientifique (La), 8
France devant l’Europe (La), 203
Génie de la langue française (Le ), 118
Gommes (Les), 21, 161, 243
Grammaire et littérature (Encyclopédie Panckoucke), 106, 112, 113
Histoire de France, 199, 207
Histoire de la langue française des origines à 1900, 265
Histoire de la Révolution, 176, 203
Histoire du XIXe siècle, 200, 203
Humain, trop humain I, 233
332
Idéologie Allemande (L’), 60
Idéologie structuraliste (L’), 280
Intellectuels en chaise longue (Les), 287
Jalousie (La), 22, 157
Jeune fille de la ville (La), 142
Langage (Le) : structure et évolution, 117
Langue est-elle fasciste (La) ? Langue, pouvoir, enseignement, 117
Langue, Linguistique, Politique : dialogues avec Mitsou Ronat, 39
Réalisme socialiste (Le), 187
Mille et une Nuits (Les), 166
Lettres sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, 112,
122, 127
Linguistique générale et linguistique française, 49, 53, 94, 123, 124
Littérature et ses technocrates (La), 64
Livre à venir (Le), 80, 132
Logique (La), 130
Lucien Leuwen, 18, 19, 158
Mariage de Figaro (Le), 186, 288
Marquise d’O (La), 171
Marx et Engels historiens de la littérature, 175
Marxisme et la philosophie du langage (Le), 49
Marxisme et linguistique, 60, 74, 117
Mémoires d’outre-tombe, 11, 19, 75, 128, 288
Mémoires d’un touriste (Les), 95,141
Mer (La ), 202
Mère Courage et ses enfants, 235
Michelet et la Renaissance, 193, 199, 202, 215
Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale
23, 175
333
Mirage linguistique (Le) : essai sur la modernisation intellectuelle,
36, 208, 225, 238
Miroir qui revient (Le), 14, 22, 143, 161
Mobile, 235
Montagne (La), 202
Neveu de Monsieur Duval (Le), 145
Nietzsche et la philosophie, 221
Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole
et de l’écriture, 26, 73, 112, 129
Nouvelle Héloïse (La), 215
Œdipe-Roi, 161
Oiseau (L’), 202
Ordre du discours (L’), 52, 63
Paradis, 29
Pavillon des cancéreux (Le), 186
Paysans (Les), 172
Peste (La), 81
Petit organon (Le), 113
Point de lendemain, 171
Positions, 63, 164
Pour un nouveau roman, 85, 88, 97, 147, 157, 158, 159, 162, 175, 243
Pour une esthétique de la réception, 230
Pour une sociologie du roman, 243, 244
Précis d’histoire moderne, 199
Premier cercle (Le), 186
Premier choc (Le),145
Problèmes de linguistique générale II, 51, 65
Prolégomènes à une théorie du langage, 58
Quatre évangiles (Les), 84
334
Qu'est-ce que la littérature ? 43, 82, 89, 132, 137, 138, 141, 271, 276
Recherche du temps perdu (A La), 19, 146, 182, 183, 289
Recherches sur la France, 76
République (La), 19
Rhétorique ou l’art de parler (La), 107, 108, 112, 120, 144
Réviseur (Le), 173
Roland Barthes au Collège de France, 32
Roland Barthes, 16, 23, 56, 58, 68, 95, 186, 200, 213, 218, 220, 238, 240, 242,
261
Roland Barthes, le métier d’écrire, 64, 257, 258, 274
Roland Barthes, roman, 24, 145, 205, 207, 222, 260, 287
Roland Barthes, vers le neutre, 290
Rouge et le Noir (Le), 19
Rougon-Macquart (Les), 246
Saint Jean de la Croix, 100
Sainte Famille (La), 200
Salammbô, 20
Sarrasine, 18, 136, 163, 165, 167, 169, 170, 171, 172, 173,184
Saussure ou le structuraliste sans le savoir, 35
Science nouvelle (La), 122
Seconde considération inactuelle : Utilité et inconvénients de
l’histoire in Œuvres, 192, 216, 236, 254
Seconde considération intempestive, 12, 68, 192, 254
Si c’est un homme, 22
Souffrances du jeune Werther (Les), 31
Sujet, verbe, complément : le moment grammatical de la littérature
française : 1890-1940, 76, 138
Sur la littérature et l’art, 142, 149, 150, 151, 172, 173
Sursis (Le), 140
335
Temps retrouvé (Le) in A la recherche du temps perdu, 144, 183, 184,
185
Théorie du roman, 244
Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, 279
Tristan et Isolde, 215
Troisième république des lettres de Flaubert à Proust (La), 238
Tropes ou des différents sens (Des), 105, 106
Universalité de la langue française (L’), 74, 76, 122
Variations sur un sujet, 111
Variété, 236
Vers une écologie de l’esprit, 281
Vie et vérité, 126, 196
Volonté de puissance I (La), 148, 196
Voyage au bout de la nuit, 290
Voyeur (Le), 161, 243
336
INDEX AUTEURS, PERSONNES, PERSONNAGES
337
Abbé Ducros, 105
Abraham, 101
Adamov (Arthur), 176
Albalat (Antoine), 131
Albert (Henri), 68, 222, 254
Algalarrondo (Hervé), 56, 180, 206, 290
Althusser (Louis), 262
Amyot (Jacques), 127
Andromaque, 96
Antonioni (Michelangelo), 32, 135
Aragon (Louis), 145, 147, 156
Aristophane, 152
Aristote, 19, 67, 130, 220, 230, 249
Aron (Raymond), 279, 281
Arrivé (Michel), 69
Aucouturier (Michel), 187
Auerbach (Erich), 19, 23, 174
Bachelard (Gaston), 8, 228, 239
Bacon (Francis), 260, 261
Bakhtine (Mikhaïl), 49
Ballanche (Pierre Simon), 224
Bally (Charles), 49, 53, 94, 117, 123,124
Balzac (Honoré de), 21, 25, 83, 84, 141, 142, 144, 147, 149, 150, 152, 159, 163,
164,166, 167, 168, 171,172, 173, 176, 177, 183, 246, 262
Barbéris (Pierre), 16, 62, 164, 173, 188
Baruzi (Jean), 99, 200
Baruzi (Joseph), 200
338
Bataille (Georges), 207, 208, 214, 259, 264
Bateson (Gregory), 281
Baudelaire (Charles), 25, 75
Beauzée (Nicolas), 105, 120
Beck (Karl), 175
Béguin (Albert), 173, 200, 206-207, 213, 228, 245
Benichou (Paul), 96, 241
Benveniste (Emile), 36, 37, 47, 49, 51, 52, 54, 64, 65, 213
Berr (Henri), 194
Blanchard (Louis), 188
Blanchot (Maurice), 61, 80, 93, 132, 160, 172, 228, 265
Bloch (Marc), 193, 200
Boileau (Nicolas), 94, 175
Bonald (Louis de), 26
Bonnefoy (Yves), 31, 32
Borderie (Régine), 57
Bossuet (Jacques Bénigne), 25, 224
Bouddha, 110
Bouhours (Dominique), 120
Bourget (Paul), 235
Bourrin (André), 69
Braudel (Fernand), 191, 194, 227
Brecht (Bertolt), 13, 14, 21, 22, 28, 30, 73, 83, 85, 86, 113, 136, 211, 229, 235, 283
Brémond (Claude), 57
Breton (André), 94
Brochier (Jean-Jacques), 251
Brunot (Ferdinand), 117, 265
Buffon (Georges Louis Leclerc, comte de), 230
339
Butor (Michel), 235
Caillois (Roger), 25
Callicles, 153
Calvet (Louis-Jean), 16, 23, 56, 58, 60, 68, 74, 95, 117, 186, 200, 213, 218, 220, 238,
242, 261
Camus (Albert), 21, 23, 58, 73, 81, 82, 90., 91, 93, 98, 219
Camus (Renaud), 187
Castillo-Zapata (Rafaël), 284
Cayrol (Jean), 154, 159, 213
Céline (Louis-Ferdinand Destouches dit), 76, 78, 79, 80, 93, 156, 290
Cervantès (Miguel de), 23, 152
Chancel (Jacques), 259
Chaptal, 148
Charlier (Jean - , dit Gerson), 99
Charlot, 136
Charlotte, 31
Chateaubriand (François René, vicomte de), 11, 75, 76, 128, 131, 151, 182, 224,
271, 288, 289
Chomsky (Noam), 39, 118
Cicéron, 105, 106 109, 119
Citron (Pierre), 163, 166
Claudel (Paul), 93, 156, 205
Clausewitz (Karl Von), 14
Cohen (Albert), 156
Cohen (Marcel), 117
Colet (Louise), 68
Compagnon (Antoine), 18, 19, 235, 238, 257, 288
Comment (Bernard), 290
Condillac (Etienne Bonnot de), 120, 121, 130, 132
340
Corday (Charlotte), 176
Corneille (Pierre), 82
Coste (Claude), 27, 31,164, 209, 210, 267, 268
Cournot (Antoine Augustin), 207
Coyaud (Maurice), 178
Creuzer (Friedrich), 203
Croce (Benedetto), 64
Croix (Jean de la), 99, 100
Daix (Pierre), 225
Damourette (Jacques), 267
Dante (Durante Alighieri dit), 99, 144, 152
Darius, 218
Darwin (Charles), 280
Dauzat (Albert), 118, 125
David (Robert), 236
Deleuze (Gilles), 132, 214, 221, 258
Derrida (Jacques), 63, 132, 164, 213
Descartes (René), 39, 117
Dessons (Gérard), 50
Diderot (Denis), 105, 106, 111, 112, 121, 122, 127, 128, 141
Dort (Bernard), 23, 261
Du Bellay (Joachim), 120
Du Camp (Maxime), 68
Du Marsais (César Chesneau), 105, 106
Duby (Georges), 195
Dumézil (Georges), 213
Eckart (Johannes dit, Maître), 53
Eisenstein (Sergueï), 66-67
341
Engels (Friedrich), 60, 142, 149, 150-153, 172, 175, 210
Eribon (Didier), 68
Ernst (Paul), 150
Eschyle (écrivain), 151, 152, 218
Fabbri (Pierre), 263
Fabrice (Del Dongo), 171
Febvre (Lucien), 191-194, 198, 199, 202, 206, 210, 213, 215, 226, 227,
Fénelon (François Salignac de la Mothe, dit), 77, 82
Flaubert (Gustave), 25, 37, 67, 68, 75, 81, 82, 86, 87, 89, 90, 93, 128, 131, 144, 148,
176, 205, 230, 235
Fontanes (Louis de), 75
Fortini, 252
Foucault (Michel), 51, 52, 53, 63, 257
Fourier (Charles), 26, 28, 97, 271-275, 279
Fournié (Georges), 242
Fournier (Louis), 235
Freud (Sigmund), 60, 185, 214, 250, 267, 280
Fréville (Jean), 140, 149, 150, 151, 173
Friedmann (Georges), 209
Fukuyama (Francis), 208
Gaillard (Françoise), 29, 195, 254, 257
Garaudy (Roger), 147, 212
Gaussen (Frédéric), 58
Gautier (Théophile), 82
Genette (Gérard), 96, 245
Gide (André), 82, 90, 100, 156, 159, 213, 214, 290
Girard (Abbé), 111
Giraudoux (Jean), 93
342
Giscard d’Estaing (Valéry), 262, 274, 275, 286
Glucksmann (André), 257
Goebbels (Joseph Paul), 67
Gogol (Nikolaï), 173
Goldmann (Lucien), 16, 96, 161, 175, 182, 241-246, 276
Gondi (Jean François Paul de -, cardinal de Retz) 31
Gorz (André), 271
Gourmont (Rémy de), 76, 131
Gracq (Julien), 156
Granai (Georges), 36
Gréimas, 276
Grice (Paul), 61
Grimm (Jacob), 203
Guizot (François), 204
Harkness (Miss), 142, 149, 150, 172
Haudricourt (André-Georges), 36
Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), 67, 132, 201, 255, 258-259, 275
Henric (Jacques), 170
Héraclite, 280
Herder (Johann Gottfried), 203
Hjelmslev (Louis), 47- 48, 58, 69
Hobbes (Thomas), 201
Horace (Quintus Haratius Flaccus, dit), 87
Hugo (Victor), 144
Jakobson (Roman), 36, 51, 67, 73, 131, 213, 270
Jaucourt (Louis de Jaucourt, chevalier de), 113, 127
Jauss (Hans Robert), 230
Jdanov (Andreï), 45
343
Kant (Emmanuel), 100, 248
Kautsky (Mina), 150, 151, 152
Kierkegaard (Soren), 184, 213, 257
Kojève (Alexandre), 208
Kristeva (Julia), 16, 92, 209, 213
Kroeber (Alfred Louis), 191
La Bruyère (Jean de), 91, 175
La duchesse de Guermantes, 182
La Fayette (Madame de), 159
La Harpe (Jean-François de), 75, 156
Lacan (Jacques), 62, 128, 213
Lafargue (Paul), 74, 75, 76, 116, 117
Lamy (Bernard), 106-109, 112, 120, 144
Lanson (Gustave), 226, 227, 228
Launay (Marc de), 254
Lautréamont (Isodore Ducasse, dit le comte de), 98
Le Goff (Jacques), 209
Le Laboureur (Louis), 120
Lefebvre (Henri), 210, 280, 281, 287
Léger (Nathalie), 92, 291
Lellouche (Raphaël), 283
Léon (Luis de), 99
Léonie (tante), 289
Lévi-Strauss (Claude), 35, 36, 68, 154, 210, 211, 220, 261
Lévy (Bernard-Henri), 64, 206, 258, 261, 286
Loisy (Alfred), 99
Lombard (Pierre), 122
Lukács (Georg), 96, 140, 141, 142, 144, 150, 175, 187, 244, 276
344
Luther (Martin), 203
Maïakovski (Vladimir), 76
Maistre (Joseph de), 25, 224, 240, 255, 257
Mallarmé (Stéphane), 27, 77, 89, 93, 94, 95, 103, 104, 109-112, 114, 124, 128, 133,
141, 187, 255, 256
Malraux (André), 11
Mandrou (Robert), 195
Marty (Eric), 5, 18, 64, 92, 116, 256, 257, 258, 274
Marx (Karl), 13, 18, 21, 28, 67, 149-153, 172, 173, 211, 214, 250, 253, 255,
256, 258, 262, 267, 270, 273, 277, 279, 280, 281
Maupassant (Guy de), 143
Maurras (Charles), 241, 257
Meigret (Louis), 119
Mercier (Sébastien), 74, 76
Mérimée (Prosper), 75
Merleau-Ponty (Maurice), 35
Merlin-Kajman (Hélène), 117
Meunier (Albert), 54
Michelet (Jules), 13, 20, 26, 32, 98, 155, 176, 177, 190, 191, 193, 194., 198,
199, 200-208, 215
Mitterand (François), 206, 274
Moïse, 79
Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 175
Molinos (Miguel de), 201
Montaigne (Michel de), 11, 53, 118, 127, 164
Monte Christo, 95, 143
Montesquieu (Charles de), 253
Morin (Edgar), 26, 209, 237, 251, 253, 260, 261
Morissette (Brice), 22, 160
Mornet (David), 226, 227
Mounier (Emmanuel), 135, 136
345
Mounin (Georges), 35, 58, 62, 64, 287
Nadeau (Maurice), 156, 185, 186, 213, 261
Nathan (Jacques), 228
Neveu de Rameau (Le), 82
Nietzsche (Friedrich), 12, 20, 53, 68, 100, 101, 126, 148, 153, 181, 184,
191, 192, 193, 196, 205, 207, 208, 211-217, 222, 233, 236, 254, 266, 267, 280,
281
Nodier (Charles), 26, 73, 112, 126, 129
Noé, 101, 150
Noël, 148
Orphée, 56, 182
Padova (Maria-Teresa), 253
Pareto (Vilfredo), 279
Pasquier (Etienne), 76
Paulhan (Jean), 137
Pavel (Thomas), 12, 19, 20, 36, 57, 136, 164, 165, 168, 176, 188, 208, 225, 238, 261
Péguy (Charles), 238
Perelman (Chaïm), 279
Philippe (Gilles), 76, 138
Piaget (Jean), 242
Picard (Raymond), 15, 143, 186, 225, 234, 238-241, 287
Pichois (Claude), 227
Pichon (Edouard), 267
Pintard (René), 200
Platon, 18, 19, 67
Platonov, 187
Plekhanov (Gueorgui), 228
Poulet (Georges), 228, 239
Propp (Vladimir), 230
Proust (Marcel), 10, 56, 95, 131, 143, 146, 182-186, 246, 289
Pyrrhus, 96
346
Queneau (Raymond), 78, 79, 80, 93, 147, 148
Quintilien (Marcus Fabius Quintilianus, dit), 87, 105, 106
Racine (Jean), 143, 156, 175, 225, 238
Reboul (Jean-Claude), 173
Ricardou (Jean), 172
Richard (Jean-Pierre), 228, 239
Rimbaud (Arthur), 93
Rinaldi (Angelo), 24
Ristat (Jean), 59
Rivarol (Antoine dit le comte de), 74, 76, 117, 122, 125
Robbe-Grillet (Alain), 14, 21, 22, 23, 24, 85, 93, 97, 137, 143, 157, 158,
159, 160-162, 175, 187, 229, 243
Rochefide (Madame de), 167, 168, 172
Roger (Philippe), 24, 28, 29, 145, 205, 211, 212, 222, 260, 269, 286, 290
Rollin (Abbé), 105
Ronsard (Pierre de), 128
Rousseau (Jean-Jacques), 76, 82, 111, 113, 206
Rusch (Pierre), 254
Ruyer (Raymond), 37, 65
Ruysbroek (Jan Van), 99
Sade (Donatien Alphonse François, comte de Sade dit le marquis
de), 100, 127
Saint Simon (Louis de Rouvroy, duc de), 25
Sainte-Beuve (Charles Augustin), 147
Salsedo, 291
Saltini, 64
Samoyault (Tiphaine), 291
Sand (Georges), 89
Sarduy (Sevéro), 27
Sarrasine, 167
Sarraute (Nathalie), 243, 244
347
Sartre (Jean-Paul), 11, 29, 38, 43, 56, 82, 83, 89, 94, 95, 100, 132, 135,
137-140, 157, 158, 181, 211, 261, 271, 276
Saussure (Ferdinand de), 35, 36, 37, 46, 47, 48, 51, 123, 126
Sers (Jacqueline), 275
Silesius (Angelus), 99, 100
Simon (Claude), 89, 157, 158, 161, 172
Socrate, 28, 153
Soljenitsyne (Alexandre), 17, 186, 187
Sollers (Philippe), 29, 186, 213, 215, 271
Spinoza (Baruch), 201
Spitzer (Leo), 11
Stafford (Andy), 271
Staline, (Iossif Djougachvili, dit), 60, 73, 95, 145
Starobinski (Jean), 239
Stendhal (Henri Beyle dit), 25, 31, 62, 75, 141, 158, 171, 198, 270
Stil (André), 145, 212
Strauss (Leo), 208
Symmaque (Quintus Aurelius Symmachus, dit), 132
Taine (Hippolyte), 228, 230
Tauler (Jean de), 99
Thibaudet (Albert), 137, 163, 238
Todorov (Tzvetan), 150, 230
Tolstoï (Léon), 204
Turenne (Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de), 14
Vailland (Roger), 147
Valéry (Paul), 24, 27, 82, 92, 94, 148, 155, 196, 197, 231, 235, 236, 291
Velan (Yves), 153, 256
Verdurin (Madame), 182, 183
Verne (Jules), 95, 143
Viallaneix (Paul), 203
Vico (Giambattista), 14, 28, 121, 122, 191, 199
348
Virgile (roue de), 143, 144
Voltaire, 79, 105
Von Frisch (Max), 64
Von Ranke (Leopold), 198
Von Schiller (Friedrich), 151, 152
Wagner (Richard), 181
Wahl (François), 289
Weber (Max), 276
Wegener (Alfred Lothar), 229
Werther, 31, 234
Zambinella, 167, 184, 287
Zola (Emile), 19, 84, 94, 95, 140, 141, 142, 143, 144, 156, 178, 179, 185, 187
349
TABLE DES MATIERES
350
TABLE DES MATIERES
Résumés et mots-clés
p.2
Remerciements
p.3
Dédicace
p.4
Références de l’édition des Œuvres complètes de R. Barthes
p.5
Sommaire (ex-table des matières)
p.6
Epigraphe
p.8
Introduction
p.9
Partie I : Sémiologie et évaluation
p.34
Chapitre 1 : Mythologie et sémioclastie
p.35
Section I - La démystification : un déniaisement pour qui ?
p.38
§ 1 La sémiologie, méthode de déchiffrement montrant le
procès
du mythe
p.38
§ 2 A quoi sert un mythologue ?
p.39
§ 3 Point de méthode
p.40
§ 4 Le mythe, une parole dogmatique, circulaire et rassurante
p.40
§ 5 Le producteur de mythe : un parleur cynique
p.41
351
§ 6 Le lecteur du mythe
p.41
§ 7 Une parole, sans jeu destinatoire, pour qui ?
p.42
§ 8 La mythologie, faire révolutionnaire ou éthique de la
révolte ?
p.43
§ 9 La mythologie perpétue la division des langages au lieu de
l’annuler : le mythologue se retire
p.44
Section II - Le nouveau discours intellectuel
p.46
§ 1 Une sémiologie applicationniste
p.46
§ 2 La parole : liberté de combinaison ou appropriation de la
langue ? p.47
§ 3 Situation d’interlocution et procédure d’exclusion
p.52
§ 4 L’assertivité de la langue
p.53
§ 5 Les trois modalités du discours réduites à une seule
p.54
§ 6 L’infalsifiabilité des théories barthiennes
p.55
Section III - Le refus du sens
p.62
§ 1 L’empire contesté du signifiant
p.62
§ 2 Communication et symbolisation
p.63
§ 3 Troisième sens et avenir politique
p.66
§ 4 L’indissociabilité fond-forme
p.67
Partie II : L’action des langages intransitifs
p.70
Chapitre 1 : Le don de l’écrivain
p.71
Section I - La contre-division des langages
p.73
§1 Langue littéraire/langue ordinaire : esquisse d’un paradigme
historique
p.73
352
§ 2 L’éclatement de l’écriture classique
p.75
§ 3 La reproduction des langages réels et l’échappée des langages libres
p.76
§ 4 L’hypothèse concessive de la nouvelle instrumentalité
p.79
Section II - Poétique de l’explication et poétique de la
déception
p.82
§ 1 L’échec historique de la littérature de l’explication
p.82
§ 2 La littérature de l’être contre celle de l’avoir et du plein
p.83
§ 3 Le dégagement
p.87
§ 4 Le refus de l’explication
p.89
Section III - L’assomption de l’écriture classique
p.91
§1 Assomption implicite de l’écrire classique et l’alibi fonctionnel de
l’écriture du raisonnement
p.91
§ 2 Ecrire, acte filial
p.95
§ 3 Babel heureuse et le don des langues
p.97
Chapitre 2 : Le discours du défaut des langues
p.102
Section I - Histoire abrégée d’une poétique rhétoricienne
p.104
§ 1 Le défaut des langues chez les auteurs latins
p.104
§ 2 Le défaut des langues selon la rhétorique jésuite
p.105
§ 3 Défaut des langues et défaut d’attribution...
p.107
§ 4 Mallarmé transformé en signe
p.108
Section II - Le français, idiome d’une civilisation du signifié
p.113
§1 L’ordre direct de la « phrase française » et syntaxe de la prédication
p.113
353
§ 2 La clarté, exigence rhétorique ou rhétorique classico-centriste ?
p.116
§ 3 La supériorité logique de la langue française
p.117
§ 4 Langue intellectuelle, langue artistique et langue poétique
p.121
Section III - Le défaut des langues : une poétique de l’Ecrire
p.124
§ 1 Défaut lexical et défaut de force d’individuation
p.124
§ 2 Le défaut de terme propre et l’esthétique de la pureté
p.125
§ 3 Nomination et création
p.129
Partie III : La représentation mise en question
p.132
Chapitre 1 : Le rôle de l’écrivain progressiste
p.133
Section I - L’échec du réalisme phénoménologique
p.135
§ 1 Sartre et la responsabilité des formes
p.135
§ 2 Le réalisme de la Temporalité
p.136
Section II - La confusion idéologique Réalisme/naturalisme
p.139
§ 1 La régression du réalisme socialiste français
p139
§ 2 La roue de Virgile tour à tour acceptée et refusée
p.141
§ 3 Le réalisme pasticheur des écrivains communistes
p.144
§ 4 Littérature de tendance et tendance en littérature
p.147
Section III - Surface versus profondeur
p.152
§ 1 La crise du roman
§ 2 Barthes, « pape » du nouveau roman ?
p.155
354
Chapitre 2 : L’extermination du référent
p.162
Section I - Utilisation assumée et monstration sibylline
p.164
§ 1 Sens unique et sens posé avant l’analyse
p.164
§ 2 La rupture du contrat de lecture par le récit réaliste montrant
l’altération du référent
p.165
§ 3 Neutre versus Moyen
p.167
§ 4 Ordre de l’Antithèse et métonymie effrénée
p.168
§ 5 Exempla et réfutation subreptice de la théorie dite « triomphe du
réalisme »
p.169
Section II - La pensée du discontinu contre celle de la
Totalité
p.174
§1 La théorie de l’oubli des sens dirigée contre la saisie de la structure
essentielle
p.174
§ 2 La chasse au référent
p.175
§ 3 Référent et circonstant
p.177
§ 4 La vérité de l’instant absolu contre celle de l’Histoire
p.178
§ 5 Les moments de vérité contre la vérité du concept
p.180
§ 6 De la destruction de la représentation à la monstration truquée du
pseudo-réel
p.185
Partie IV : La fin de l’histoire
p.188
Chapitre 1 : La résistance à l’histoire
p.189
Section I - Le fait historique mis en question
p.191
355
§ 1 Système de valeur et sens déterminé
p.191
§ 2 Référent et accident
p.194
Section II - Michelet sans le socialisme
p.199
§ 1Histoire statique et histoire linéaire
p.199
§ 2 La conversion de Michelet, historien apostat, précurseur de la
post-histoire
p.201
Section III - L’histoire contre l’histoire
p.207
§ 1 Les deux règnes en présence
p.207
§ 2 Un tableau synoptique des influences mystifiant ?
p.210
§ 3 L’histoire monumentale mobilisée contre le « grand sur-moi vide »
p.214
§ 4 L’histoire monumentale selon Nietzsche
p.215
§ 5 « Dire Non à la totalité » : sens final du sens qui veut s’en passer
p.217
Chapitre 2 : L’opération structuraliste
p.224
Section I - Validité versus Vérité
p.226
§ 1 L’appel à la réforme de l’histoire littéraire
p.226
§ 2 L’erreur de la philologie
p.231
§ 3 Un anti-intentionalisme tactique
p.234
Section II - L’usurpation du nom
p.237
§ 1 Modernisme théorique et vieille vieille critique
p.237
§ 2 Les deux sociologies structuralistes
356
p.240
Chapitre 3 : Déstalinisation et déstabilisation
p.247
Section I - La topologie des langages grégaires
p.248
§ 1 Les modes de domination rhétorique
p.248
§ 2 Le mauvais stéréotype
p.251
Section II - La macro-critique de la modernité théorique
p. 251
§ 1 Un marxisme d’opposition plus que d’adhésion
p.251
§ 2 D’un marxisme d’opposition à l’opposition au marxisme
p.254
§ 3 L’espace du discours empoissé par l’emprise culturelle
p.262
§ 4 Langage politique et langage idéosphérique
p.264
Section III - Le système des figures
p.266
§ 1 La figure de l’amoureux contre celle du militant
p.266
§ 2 La figure du socialiste libertaire contre celle du socialiste
autoritaire
p.271
§ 3 La figure du lecteur aristocrate contre celle du lecteur aliéné,
du consommateur
p.274
Section IV- L’Assomption oratoire du Neutre : propédeutique
à
« Autre chose »
p.278
Conclusion
p.284
Bibliographie
357
p.291
Annexe
p.314
Bibliographie complémentaire
p.319
Index
p.323
Index œuvres, ouvrages cités
p.324
Index auteurs, personnes, personnages
p.337
Table des matières
p. 350
358
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