Université PARIS VIII (Vincennes - Saint Denis) Ecole doctorale Pratiques et théories du sens Discipline : Langue et littérature françaises Thèse Nouveau régime soutenue publiquement le 14 octobre 2008 pour obtenir le grade de Docteur de l’université de Paris VIII Roland Barthes et l’action des langages par Stéphane Vaz de Barros Directeur de recherche : Madame Tiphaine Samoyault Professeur à Paris VIII Jury : Monsieur Gérard Dessons Monsieur Eric Marty Monsieur Gilles Philippe Madame Tiphaine Samoyault Professeur à Paris VIII Professeur à Paris VII Professeur à Paris III Professeur à Paris VIII Barthes et l’action des langages Thèse Nouveau régime préparée au Département de littérature générale et comparée de l’Université de Paris VIII (Vincennes-Saint-Denis), 2 rue de la liberté, 93526 Saint Denis cedex. Résumé Nous avons tenté de montrer dans cette thèse que l’objectif de la sémiologie barthienne est de suggérer l’inanité du sens, et en sous-main celle de l’Histoire que Barthes a moins ignorée par rigueur méthodologique que par hostilité principielle au discours historique. Estimant que les hommes produisent du sens à partir de rien, par exemple d’une opposition sémantique, il a mis l’accent sur l’aspect arbitraire et mécanique (donc dérisoire) du procès du sens. On a supposé que l’ « angoisse politique » est à l’origine de cette quête de la vacuité, qu’elle a pu dicter aussi bien l’idée de mobiliser l’action de l’écriture contre celle des langages théoriques, que le parti de refuser l’esthétique de la transparence, soupçonnée d’avoir collaboré à la destruction de l’ « ordre de l’Antithèse ». Mots-clés: Roland Barthes, Analyse du discours, Formalisme, Poétique, Rhétorique, Sémiologie, Structuralisme, théorie littéraire. Barthes and the action of languages Abstract We tried to show that the purpose of the barthian semiotics is to suggest the inanity of sense, and indirectly the inanity of the History which is ignored less by methodological strictness than by hostility against historical speech. Thinking that men produce sense from nothing, for instance from a semantic opposition, he put down quite clearly the arbitrary and mechanical aspect (therefore miserable) of the process of sense. We assume that “political anxiety” is at the origin of this search of vacuity, of this quest of emptiness, that it could dictate as well the idea of mobilizing the action of the Scripture against the theoretical languages than the theoretical perspective, the refusal of the aesthetics of transparency, suspected of having collaborated with the destruction of the “order of Antithesis”. Key words: Roland Barthes, Formalism, Literary theory, Poetics, Rhetoric, Semiotics, Speech analysis, structuralism. 2 Remerciements à Monsieur Lucien Adami, Monsieur Saïd Boumghar, Mademoiselle Amélie Da Silva, Madame Catherine Josset, Madame Nathalie Léger, Monsieur Eric Marty, Monsieur Yakup Ozturk, Madame Tiphaine Samoyault, Mademoiselle Lise Thibeault, Madame Roberte Touchard. 3 A Lucien Adami 4 Pour les renvois à l’œuvre de Roland Barthes, nous avons choisi de référer à la nouvelle édition (Seuil, 2002) en cinq volumes, établie et présentée par Eric Marty. Nous utiliserons l’abréviation OC, t. I, t. II, t. III, t. IV, t. V pour indiquer le tome auquel nous renvoyons. 5 SOMMAIRE Résumés et mots-clés p.2 Références de l’édition des Œuvres complètes de R. Barthes p.5 Tables des matières p.6 Introduction p.9 Partie I : Sémiologie et évaluation p.34 Chapitre 1 : Mythologie et sémioclastie p.35 Section I - La démystification : un déniaisement pour qui ? p.38 Section II - Le nouveau discours intellectuel p.46 Section III - Le refus du sens p.62 Partie II : L’action des langages intransitifs p.70 Chapitre 1 : Le don de l’écrivain p.71 Section I - La contre-division des langages p.73 Section II - Poétique de l’explication et poétique de la déception p.82 Section III - L’assomption de l’écriture classique p.91 Chapitre 2 : Le discours du défaut des langues p.102 Section I - Histoire abrégée d’une poétique rhétoricienne p.104 Section II - Le français, idiome d’une civilisation du signifié p.113 Section III - Le défaut des langues : une poétique de l’Ecrire p.124 Partie III : La représentation mise en question p.132 Chapitre 1 : Le rôle de l’écrivain progressiste p.133 Section I - L’échec du réalisme phénoménologique p.135 Section II - La confusion idéologique Réalisme/naturalisme p.139 6 Section III - Surface versus profondeur p.152 Chapitre 2 : L’extermination du référent p.162 Section I - Utilisation assumée et monstration sibylline p.164 Section II - La pensée du discontinu contre celle de la Totalité p.174 Partie IV : La fin de l’histoire p. 189 Chapitre 1 : La résistance à l’histoire p.190 Section I - Le fait historique mis en question p. 191 Section II - Michelet sans le socialisme p. 199 Section III - L’histoire contre l’histoire p. 207 Chapitre 2 : L’opération structuraliste p.224 Section I - Validité versus Vérité p. 226 Section II - L’usurpation du nom p. 237 Chapitre 3 : Déstalinisation et déstabilisation p. 247 Section I - La topologie des langages grégaires p. 248 Section II - La macro-critique de la modernité théorique p. 251 Section III - Le système des figures p. 266 Section IV- L’Assomption oratoire du Neutre : propédeutique à « Autre chose » p. 278 Conclusion p. 286 Bibliographie p. 291 Annexe p. 315 Index p.325 Table des matières 7 L’observation scientifique est toujours une observation polémique Gaston Bachelard La formation de l’esprit scientifique 8 INTRODUCTION 9 Pourquoi faire une thèse de plus sur Roland Barthes ? N’a-t-on pas tout dit sur le critique littéraire le plus étudié aux Etats-Unis ? Dans cette œuvre-fleuve, y aurait-il encore des recoins à explorer ? Peut-on supposer qu’un aspect essentiel de la pensée de Barthes ait pu échapper à la vigilance de la critique aussi bien qu’à celle de la recherche académique ? On ne compte en effet pas moins d’une trentaine de thèses soutenues (une par an en moyenne) rien qu’en France. L’écriture fragmentaire, la photographie, l’éthique des signes, la subversion des métalangages, les enjeux de la théorie littéraire, le retour du sujet, Proust et le roman absolu, telles sont les directions qui ont orienté la recherche de mes prédécesseurs. Je ne traiterai donc aucun de ces sujets en particulier ; je n’isolerai pas un thème, un investissement particulier, un déplacement particulier de Barthes (la photo, la peinture, le Nouveau Roman, la sémiologie, la théorie brechtienne de l’art, les mystiques rhénans...) ; je ne prendrai pas l’œuvre comme une succession de 10 moments dont l’imprévisibilité serait le moteur ; je ne diviserai pas l’œuvre en phases d’évolution comme Barthes l’a fait en se moquant un peu du lecteur hystérique et paresseux. Barthes remarquait que Montaigne, qui passe pour pyrrhonien, était pourtant engagé dans l’histoire de son temps ; que Chateaubriand l’était « plus que Sartre et Malraux réunis »1. Barthes l’était autant bien qu’il ne l’ait pas paru.2 En général, on réduit sa période d’engagement à la première phase voire à la deuxième phase d’évolution (nous utilisons ces termes par commodité sans trop y croire). La discrétion de l’obsession politique n’annule pas sa présence dans le discours barthien. Sa critique est politique de part en part bien que sa critique paramétrique ait pu rappeler celle de Spitzer : le philologue autrichien pensait que le critique doit tirer sa méthode de l’objet textuel qu’il décrit si bien que chaque étude invente ses propres procédures d’analyses. Mais Barthes inverse la méthode du caméléonisme critique : La méthode contraint le choix du texte, c’est l’aspect du pluralisme critique.3 Dans le pluralisme critique, c’est la méthode, la quaestio, le point à débattre, le sens à imposer, qui contraint le choix du texte ou de 1 La Préparation du roman, texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.360. Barthes le disait à juste titre. Chateaubriand dans son discours d’entrée à l’Académie Française, chargé de faire l’éloge d’un ennemi politique, Marie-Joseph Chénier, clamait : « Ici se trouvent confondus les intérêts de la société et les intérêts de la littérature. Je ne puis assez oublier les uns pour m’occuper uniquement des autres ; alors, messieurs, je suis obligé de me taire, ou d’agiter des questions politiques. Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l’isoler au milieu des affaires humaines. » Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, édition établie par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2003, t.1, p.651. 2 Barthes a défini son rapport à la politique comme « Discret mais obsédé » « Vingt mots-clés pour Roland Barthes » in OC, t. IV, p.862. 3 « Sur S/Z et L’Empire des signes » in OC, t. III, p.657. 11 l’objet créé par l’analyse verbale comme dans le Système de la mode où Barthes entendait montrer comment les hommes créent un sens à partir de rien, d’une opposition sémantique et critiquer ainsi, en sous main, la « Totalité » : Cette imagination apparemment méthodique, puisqu’elle ne fait que mettre en œuvre une notion opératoire de l’analyse sémantique (« le texte sans fin »), vise en douce à dénoncer le monstre de la Totalité (la Totalité comme Monstre).4 Barthes a tenté de faire une théorie de l’histoire (il a pu s’appuyer sur La seconde Considération intempestive de Nietzsche), en inventant une philosophie historiale5 dont la finalité était de vider l’histoire ou plutôt le discours historique de sa charge idéaliste qui appelle le conflit et la mort. Le dénonciateur de la « privation d’histoire »6 allait en devenir le théoricien. Barthes a joué l’Histoire quand il fallait, s’en servant pour se protéger contre sa victoire à laquelle il a pu croire à un 4 Fragment Le monstre de la totalité, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.752. Le « malheur humain » ou le « malheur capitaliste » est nié dans le « rien du monde » : « Au début, il n’y a rien, le vêtement de mode n’existe pas, c’est une chose extrêmement futile et sans importance, et à la fin, il y a un objet nouveau qui existe, et c’est l’analyse qui l’a constitué. C’est en cela qu’on peut parler de projet proprement poétique, c’est-à-dire qui fabrique un objet. On pourrait rencontrer là des exemples ou des précédents prestigieux d’une sorte de philosophie du rien, de l’intérêt qu’il y a à travailler sur le rien du monde [...] Si l’on croit qu’il y a une passion historique de la signification, s’il y a vraiment une importance anthropologique du sens - et ça, ce n’est pas un objet futile, - eh bien, cette passion du sens s’inscrit exemplairement à partir d’objet très proche de rien. Cela devrait faire partie d’un grand mouvement critique, d’une part, de dégonfler les objets apparemment importants, d’autre part, de montrer comment les hommes font du sens avec rien. C‘est un peu dans cette perspective que j’ai placé mon travail, sinon mes résultats...» « Entretien sur un poème scientifique » (1967) in OC, t. II, p.1320-1321. 5 Cf. Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998 : « L’Histoire et son progrès sont reconvertis en une historialité philosophique », p.47. 6 Voir l’analyse de cette figure mystificatoire dans « Le mythe, aujourd’hui », Mythologies (1957) in OC, t. I, p.861. 12 certain moment7 tout en la critiquant indirectement dans telle mythologie, dans tels chapitres du Degré zéro de l’écriture, un chapitre par partie, « Les écritures politiques » dans la première, et « L’écriture et la révolution » dans la seconde. Il la refusait subtilement dans le Michelet, où apparaît la figure démoniaque du « Dieu-professeur » qui suspend son cours, en la détournant par le Roman qui l’ensommeille, quand elle n’est plus qu’une caricature de justice au nom de laquelle se commet le « crime en chaîne »8. A partir de 1956, Barthes, sentant que le vent a tourné, engage de plus en plus son travail contre cette déité moderne plus dangereuse que celle de l’ancienne critique. La contre-histoire barthienne n’est pas arrogante... elle est un modérantisme. Dans les colonnes de Théâtre Populaire, on commence par concéder que le théâtre de Brecht n’est peut-être pas un théâtre historique mais un théâtre de la conscience historique, qu’il est moins un théâtre de l’explication qu’un théâtre de la lucidité, qu’il n’est pas une théâtre historique au sens où Marx l’avait défini, qu’il n’est peut-être même pas un théâtre de l’histoire.9 Puis le théâtre de la conscience historique forligne en théâtre de la conscience tout court. Comme il y avait un risque pour que ce théâtre de la conscience ait l’air de ressembler un peu trop au théâtre de l’expression, au théâtre 7 « Rien ne peut échapper à la mise en question de l’Histoire » déclare Barthes dans « La critique Ni-Ni » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.784. 8 Fragment L’infra-sexe, Michelet (1954) in OC, t. I, p.414. 9 Nous citons un passage où Barthes annonce son tournant critique : le théâtre historique de Brecht n’est plus un art de l’explication, il ne redevient pas non plus un théâtre de l’expression, mais se métamorphose en théâtre de la lucidité : « Ces grands événements historiques de notre temps ne font pas l’objet d’une explication. Entre l’explication et l’expression de l’aliénation humaine, Brecht développe un plan intermédiaire, celui d’une problématique de la lucidité ; ni théâtre d’histoire, ni théâtre d’action, son œuvre suppose sans cesse et l’Histoire, qui explique, et l’action qui désaliène. C’est sans doute cette situation intermédiaire qui fait que Brecht est si souvent reçu avec ambiguïté : son théâtre paraît trop esthétique au militant et trop engagé à l’esthète ; et c’est normal, puisque son point d’application exact, c’est cette zone étroite où le dramaturge donne à voir un aveuglement. Et c’est sans doute parce que ce théâtre reste constitutivement en deçà de l’explication historique, qu’il peut atteindre une très grande audience, sans pourtant jamais trahir le principe profondément historique sur lequel il est fondé. » « Brecht, Marx et l’Histoire » (1957) in OC, t. I, p.910. 13 de l’absurde contre lequel Barthes s’était déchaîné en le confondant avec le « théâtre éternel », il invente une catégorie intermédiaire : c’est le théâtre de la lucidité.10 Cet art du glissement, du retrait en douceur, c’est un peu ce talent de prestidigitateur de Barthes que Robbe-Grillet admirait.11Nous verrons que le Turenne du « théâtre de l’explication » a été aussi le Clausewitz de l’ « analyse littéraire ». Barthes veut en effet réformer l’histoire littéraire : il l’appelle à définir l’objet de son discours, en esquissant une « essence historique de la littérature » : Il faut observer que le structuralisme nous fait travailler sur une temporalité nouvelle, sur des durées plus longues dont Vico avait donné, si vous voulez, l’idée poétique. La rhétorique, par exemple est une « objet » très long (2500 ans). Une nouvelle échelle du temps historique peut amener à concevoir des objets nouveaux.12 Il propose à l’histoire littéraire de considérer l’objet littérature sur une échelle macro-historique qui va de la naissance de la rhétorique à sa survivance. Deux mille cinq ans, c’est l’unité de durée du nouveau temps historique qui ne se mesure plus en siècles mais en millénaires. Barthes conçoit une histoire des formes qui ne se confondrait plus avec celle des référents, avec peut-être une pensée de derrière la tête 10 « Le théâtre de Brecht n’est pas un théâtre d’histoire, c’est un théâtre de la conscience historique. Ce théâtre n’est donc nullement politique, au sens étroit du terme, ce n’est pas un théâtre de propagande, un théâtre qui inviterait à une action militante. C’est essentiellement un théâtre de la réflexion, de la conscience, de la lucidité, un théâtre de l’interrogation. Et dans Brecht, c’est précisément l’interrogation qui est révolutionnaire, puisqu’elle tend à persuader l’homme que son histoire lui appartient, et qu’elle ne sera rien d’autre que ce qu’il la fera. Brecht met les hommes en face de leur propre histoire, c’est-à-dire en face de leur responsabilité » « Brecht et notre temps » (1958) in OC, t. I, p.923. 11 Cf. Alain Robbe-Grillet : « Roland Barthes était un penseur glissant. A l’issue de sa leçon inaugurale au Collège de France, comme je manifestais mon enthousiasme devant la performance accomplie, une jeune fille inconnue a bondi sur moi avec véhémence, avec colère : « Qu’admirez-vous là-dedans ? D’un bout à l’autre, il n’a rien dit ! » Ça n’était pas tout à fait exact, il avait dit sans cesse mais en évitant que cela se fige en un « quelque chose » : selon cette méthode qu’il mettait au point depuis de longues années il s’était retiré de ce qu’il disait, au fur et à mesure. » Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Ed. de Minuit, 1984, p.64. 12 « Entretien sur le structuralisme » in OC, t. II, p.885. 14 (« de derrière la tête » au sens de Pascal) : mettre à distance le discours historique et suspendre sa fonction d’excitant de la vie politique : Ce qui est en mouvement depuis cinq ans - et c’était absolument nécessaire, c’était vraiment une œuvre de salubrité parce qu’on étouffait, moi en tout cas je suis d’une génération qui étouffait là-dedans -, ce qui est en mouvement, c’est une tentative pour théoriser un pluralisme historique ; on avait jusque-là une histoire purement linéaire, purement déterministe, une histoire moniste en quelque sorte et le structuralisme a aidé à cette prise de conscience du pluralisme historique.13 Mais comme l’Université française n’entend pas réformer ses méthodes héritées du positivisme « bourgeois », Barthes accentue sa critique. Il commence par discuter les partages de l’institution littéraire ; il propose de dissocier ce que l’histoire littéraire dans son erreur a confondu : l’histoire et la psychologie. Il déclare qu’on peut sans doute faire l’histoire de l’institution littéraire mais qu’en revanche il est impossible d’expliquer l’œuvre en explorant la psychologie de l’auteur, en tentant de mettre en rapport sa vie et son œuvre. Barthes a ridiculisé les démarches de l’histoire littéraire, les ramenant à celles d’un déterminisme simpliste pour disqualifier un enseignement qui montre - parfois - ce qui doit rester caché, la vie de l’auteur, ses revenus, la condition du métier d’écrivain, les rapports (servilité, cynisme, révolte) qu’il entretient avec son milieu (classe, caste, milieu de l’édition). L’opération structuraliste n’a pas, sur le plan théorique, rencontré la résistance qui l’eût empêché de s’imposer. L’histoire littéraire, occupée de détails, n’a rien trouvé à répliquer. Picard, plus valéryen que lansonien, est un des seuls à l’inquiéter par des arguments qui ne sont pas que des « tours de langage »14 mais 13 14 « Sur la théorie » (1970) in OC, t. III, p.695. « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1034. 15 Barthes l’écrase par « La mort de l’auteur ». En s’attaquant à l’intention, Barthes frappe à la tête plutôt qu’au talon (d’Achille) des études littéraires. Les critiques de signification (la psychocritique, le structuralisme dialectique de Goldmann, l’histoire littéraire) tombent en discrédit ; le règne du signifiant s’impose en substituant au « plaisir signifiant » le plaisir du « signifiant ». Est-ce une opération subtile de censure des contenus au nom du plaisir des formes ou conséquence non calculée d’un hyper-formalisme ? Pierre Barbéris s’interroge sur le caractère ambigu de ce refus du sens : Quant à ce contenu, dont on se méfie tant (lectures, chronologies, classifications), il est bien loin d’être uniquement négatif. Comme tout ensemble culturel, il est double et à double face : il tient à l’ordre mais il en est aussi un instrument de mise en cause et de contestation. Brader le contenu, l’idée même de contenu, n’est que révolution de gribouille.15 Mais Barthes ne répond pas aux critiques qu’il découpe et range dans un dossier critique, peut-être à l’usage du chercheur ; il est maintenant une sommité de la théorie littéraire, les broutilles de la critique érudite peuvent-elles l’intéresser ? On l’invite dans les instituts régionaux de documentation pédagogique.16 Il apporte la 15 « A propos de S/Z de Roland Barthes », L’Année Balzacienne, Paris, Garnier frères, 1971, (pp.109-123), p.123. Barthes était sûrement d’accord avec Barbéris sur le caractère libérateur du contenu mais le défenseur de la forme était du côté de l’ordre. Selon Julia Kristeva « c’était un personnage ambigu, qui était à la fois du côté de l’ordre et du côté de la divergence » cité par Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.293 16 Barthes a tenté d’infléchir les politiques de l’enseignement littéraire dans le secondaire. Rappelons quelques contributions qui n’ont pas eu l’éclat des grandes conférences de Lausanne et ou celles du Collège de France : dès son deuxième numéro, la revue Communications (mars 1963), qu’il dirigeait, a consacré un dossier « Enseignement et culture de masse » pour lequel il a écrit « Œuvre de masse et explication de texte » (1963) ; il n’a pas refusé au peu célèbre mais très officiel « Bulletin de la radio-télévision scolaire » un entretien où il affirme que « la communication n’est qu’un aspect partiel du langage » « Visualisation et langage » (1966) in OC, t. II, p.876 ; il a été reçu par le centre régional de documentation pédagogique de Bordeaux où il a fait un exposé sur la pédagogie du signifiant et répondu aux questions des enseignants « Une problématique du sens » (1970) in OC, t. III, p.507 ; le centre régional de documentation pédagogique d’Orléans l’a convié à une « table ronde » portant sur la théorie de la lecture où 16 bonne parole du signifiant qui libère le texte des contraintes politiques en opposant la libération du signifiant à la libération par le signifié : Je dirai que la tâche de l’école est d’empêcher que, s’il y a ce processus de libération, cette libération passe par un retour du signifié. Il ne faut jamais considérer que les contraintes politiques soient un purgatoire où l’on doit tout accepter. Au contraire, il faut mettre en avant, toujours, la revendication du signifiant pour empêcher le retour du refoulé. Il ne s’agit pas de faire de l’école un espace de prêchage du dogmatisme mais d’empêcher les contrecoups, le retour de la monologie, du sens imposé.17 Barthes suggère aux enseignants d’éviter le retour à la morale, au signifié, à la morale du signifié ; il montre le profit qu’il y a à faire lire dans les marges du sens, à faire écrire des textes aux élèves plutôt qu’à les expliquer : était-ce parce qu’il était dangereux d’apprendre à lire le texte classique, le texte réaliste bourré de « savoir politique »18, de « savoir total », parce qu’il était trop tôt par rapport au « point de Barthes a avoué ne pas savoir s’il fallait en avoir une : « Pour une théorie de la lecture » (1972) in OC, t. IV, p.171 ; il a participé à un colloque L‘enseignement de la littérature (Cérisy, 1969) en donnant le texte « Réflexion sur un manuel » (1971) in OC, t. III, p.945 ; Il a donné une conférence à Luchon pour l’AFEF (Association française des enseignants de français) à nouveau sur le thème de la lecture ( « Sur la lecture » (1975) in OC, t. IV, pp. 927-936) ; il s’est aussi occupé d’orthographe, écrivant pour Le Monde de l’Education « Accordons la liberté de tracer » (1976) in OC, t. IV, p.925; il a accordé un entretien à Petitjean sur le thème « littérature/enseignement » (1975) publié dans Pratiques (n°5) in OC, t. IV, p.879. Bien que les nouveaux programmes de l’enseignement de la littérature au lycée (2002), aient dénoncé les dérives technicistes, qu’ils aient prescrit une « pédagogie du sens », l’enseignement littéraire dans la pratique en est resté à la sémiologie formalisante des années 60. 17 « Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.886. 18 Barthes qui ne savait pas naguère s’il fallait « enseigner la littérature » (« Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p. 1022), puisque « rien ne dit qu’il faille continuer à « enseigner la littérature »»( « Sur S/Z et l’Empire des signes » (1970) in OC, t. III, p.666), peut-être parce qu’il a compris par le phénomène Soljenitsyne que les forces de liberté [nous soulignons] ne font pas acception de littérature (la littérature syntagmatico-narrative n’est plus en soi répressive), estime qu’il ne faut enseigner que la littérature : « la « littérature » est certes, un code narratif [mimèsis, imitation d’action], métaphorique [sémiosis], mais aussi un lieu où se trouve engagé, par exemple, un immense savoir politique [mathèsis]. C’est pourquoi j’affirme paradoxalement qu’il ne faut enseigner que la littérature, car on pourrait y approcher tous les savoirs. », « Littérature/ enseignement » (1975), in OC, t. IV, p.882. 17 l’histoire », à ce que Barthes appelle aussi la « dialectique de l’histoire », le « mouvement de l’histoire »19 ? L’époque, dominée par la contestation, était-elle trop conflictuelle pour donner à lire dans le sens du « prêchage du dogmatisme »20 ? Etait-il souhaitable que les élèves apprennent comme Marx l’avait fait la société capitaliste dans la Comédie humaine ou Lucien Leuwen, ou dans une littérature contemporaine qui aurait su décrire ses mutations ? La finalité de S/Z était-elle de défendre la lecture des classiques ? Où n’était-ce pas plutôt un livre « étrange »21 où Barthes montre que depuis que la métonymie effrénée a aboli l’ordre de l’Antithèse, la représentation est devenue impossible ? 22 Antoine Compagnon s’est étonné que Barthes ait pu considérer la mimèsis comme répressive en rappelant que Platon au contraire la réputait subversive puisqu’elle sème la division dans la cité. L’auteur du Démon de la théorie s’interrogeant sur ce qui a pu se produire pour que la mimèsis prenne le caractère réactionnaire que Barthes lui prête en a déduit que le théoricien du sens déçu ne parle pas de la même chose que Platon : 19 Nous donnons deux exemples de délibération « tactique » : « J’admettrais très bien que chaque chose venant en son temps, la réflexion théorique sur la littérature, à un certain moment, pose ce problème de la communication qui est un problème tactique : décidons-nous de travailler à une communication avec un public qui à l’origine n’est pas le nôtre ? » « Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.648. « Doit-on lutter pour périmer le sens, le détruire, le transmuter pour atteindre par les mots une autre zone du corps ne relevant pas de la logique syntaxique ou, au contraire, faut-il ne pas lutter ? Là, je dis que les réponses ne peuvent être que tactiques et que cela dépend de la manière dont on juge soi-même le point de l’histoire où l’on est arrivé et le combat que l’on doit mener. » « Texte à deux (parties) » (1977), in OC, t. V, p.754. 20 « Il ne s’agit pas de faire de l’école une espace de prêchage du dogmatisme mais d’empêcher les contrecoups, le retour de la monologie, du sens imposé. » « Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.886. 21 Je reprends à Eric Marty cet adjectif pour qualifier un livre « étrange » à plus d’un titre… « Présentation » du tome III de la nouvelle édition revue et corrigée par Eric Marty in OC, t. III, p.15. 22 Voir Infra chap. V : L’extermination du référent consacré en particulier à l’utilisation de Sarrasine. 18 Chez Platon, dans la République, la mimèsis est subversive, elle met en danger le lien social, et les poètes doivent être chassés de la Cité en raison de leur influence néfaste sur l’éducation des gardiens. A l’autre terme, pour Barthes, la mimèsis est répressive elle consolide le lien social car elle a partie liée avec l’idéologie (la doxa), à laquelle elle sert d’instrument. Subversive ou répressive, la mimèsis ? Pour qu’elle puisse recevoir des qualificatifs aussi éloignés, il ne s’agit sans doute pas de la même notion : de Platon à Barthes, elle a été bel et bien renversée mais entre les deux, d’Aristote à Auerbach, on n’y a pas vu de mal.23 Il y a peut-être une solution à ce paradoxe. Barthes est, sur ce point, platonicien. Barthes refuse la représentation réaliste non parce qu’elle renforce le lien social mais parce qu’elle a provoqué l’effondrement de l’ordre de l’Antithèse24 - les sociétés holistiques fortement hiérarchisées des régimes aristocratiques - en montrant ce qu’il ne faut pas montrer : la disparité des conditions, la montée historique de la bourgeoisie (La Comédie humaine), les ambitions effrénées de la classe sacerdotale (Le Curé de Tours, Le Rouge et le Noir), la corruption profonde des dirigeants politiques (Lucien Leuwen, les Mémoires d’outre-tombe, les romans de Zola), le contrôle de la presse par les milieux d’affaires (L’Argent, Bel-Ami), l’étiolement de l’ancienne société, la vulgarité de la nouvelle qui était en train de la supplanter (A La Recherche du temps perdu), l’abrutissement méthodique du prolétariat, la négation du libéralisme par le déterminisme social (Zola), la déchirure inexorable du corps social (« la dure altérité des classes ») provoquée par la lutte des classes 23 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Points Seuil, 1998, p.113. 24 Cf. Thomas Pavel : « Le critique (assurément mis au désespoir par la disparition du noble et le triomphe du vil) n’hésite pas à tirer l’ultime conclusion de son opposition à la fixation des langages : « L’art, dit-il, semble compromis, historiquement, socialement. D’où l’effort de l’artiste lui-même pour le détruire. » (OC II, p. 1522). […] C’est le projet même de destruction du signe – et non pas quelque mystérieuse maladie du siècle – qui se proposait d’inciter l’artiste à détruire l’art. », De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, op. cit., p.86. 19 (L‘Education sentimentale, Salammbô), la déchéance de la petitebourgeoisie cherchant illusoirement à s’intégrer à la grande bourgeoisie, s’alliant tactiquement au prolétariat pour lui faire payer son exclusion du pouvoir et des prestiges sociaux, prête aux aventures politiques, ayant peu de choses à perdre contrairement aux tenants de l’ordre et de la richesse qui savent la récupérer dans les moments où l’ennemi commun menace - en somme l’effondrement des économies d’une société provoqué par le récit irresponsable comme semble le dire Barthes en termes sibyllins dans S/Z.25 La représentation a provoqué la coupure de 1848. Or il s’agit pour Barthes de « couper la coupure », cette coupure qu’on « appelait maintenant noblement la coupure épistémologique »26 remarquait-il en regrettant ce « monde sans couture »27, sans déchirure, où l’écrivain était heureux et sans mauvaise conscience : Ce vide, que j’ai appelé plus haut « nihilisme » (me référant à Nietzsche), est à la fois nécessaire et transitoire ; c’est à mes 25 Voir S/Z (1970) le chapitre « La modification » in OC, t. III, p.297. Sur les manières de dire sibyllines, Cf. Thomas Pavel : « L’ironie veut que cette promesse, sans laquelle le projet de S/Z demeure incompréhensible, n’y soit formulée qu’au passage et indirectement. On y fait également allusion dans l’Effet de réel ». A la fin de cette courte étude Barthes annonçait dans un langage sibyllin la grande tâche sémiologique de l’art, et peut-être de la pensée, contemporains : il s’agirait aujourd’hui, disait-il, « de vider le signe et de reculer infiniment son objet jusqu’à mettre en cause d’une façon radicale, l’esthétique séculaire de la « représentation » » (OC II, p.484) » De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, op. cit., p.68. « Ces thèmes (l’inconnaissance, la déchéance de la logique catégorielle, l’évanouissement de l’individuation), qui frôlent l’impensable, ne sont pas exprimés de manière systématique mais jaillissent et scintillent dans un feu permanent d’artifices. Ces revendications exorbitantes n’empêchent cependant pas Barthes de composer avec tout ce qu’il méprise, abolit et exclut. », Idem., p.74 Rappelons enfin que Barthes n’a pas caché que son travail ne visait pas à agir directement sur les « masses », ni même le « grand public cultivé » : « Le travail que nous essayons de produire s’effectue à l’intérieur de groupes restreints. C’est un travail qui a des aspects ésotériques, qui ne vise absolument pas la masse ou les masses. » « Fatalité de la culture, limites de la contre-culture. » (1972) in OC, t. IV, p.198 26 Barthes dit en outre sur cette coupure « Elle est marquée par le nom de Marx, au niveau mondial ; au niveau littéraire, elle le serait par la tentative mallarméenne » « Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.642. 27 Michelet (1954) in OC, t. I, p.309 « Voilà le grand thème micheletiste posé, celui d’un monde sans couture ». Barthes prête à Michelet ses propres thèmes. 20 yeux la postulation actuelle du combat idéologique dans notre société : il est trop tard pour garder le texte comme un fétiche, à la façon des classiques et des romantiques ; il est déjà trop tard pour couper ce texte fétiche avec le couteau du savoir castrateur, comme le font les scientistes, les positivistes et parfois les marxistes. Il est encore trop tôt pour couper la coupure, barrer le savoir, sans que cela apparaisse, par rapport à ce qu’on appelle le réel politique, comme une seconde castration de la castration. Nous en sommes là, il nous faut vivre dans l’inhabitable. Comme disait Brecht, et vous imaginez qu’on ne peut suspecter chez lui une défaillance de l’espoir et de la confiance révolutionnaire : Ainsi va le monde et il ne va pas bien.28 Barthes a accusé le réalisme29 d’avoir collaboré avec la « bourgeoisie » : pourquoi a-t-il oublié que la littérature dite réaliste, en présentant le spectacle d’apocalypse d’une société qu’il avait autopsiée, a pu l’appeler à changer ? Pourquoi Barthes s’est-il opposé aux esthétiques de la transparence qui détruisent en même temps qu’elles montrent ? Etait-ce pour préserver une société qu’il préférait à celle qui se construisait au son des « coups de clairon, philosophiques et polémiques »30 ? Car la perversité de la représentation fait que même l’écrivain conservateur, ami du consensus ou partisan d’une restauration sociale, écrit toujours contre la société surtout quand il croit la défendre, puisque « la littérature contredit, toujours, en un sens, son propre message »31 , son message initial. Balzac a écrit pour défendre la légitimité mais il a donné une intelligence du réel politique à ses adversaires, Marx en particulier. Barthes a cru trouver en Robbe-Grillet, en refusant de considérer l’interprétabilité des Gommes ou du Voyeur, un modèle de littérature qui ne produirait pas de sens, qui ne montrerait rien : Ce que j’avais hautement apprécié dans le travail de RobbeGrillet, c’est précisément la recherche d’un travail romanesque 28 « Sur S/Z et L’Empire des signes » (1970) in OC, t. III, p.670. «Ce mot réalisme a une hérédité bien lourde » « Réponse de Roland Barthes à Albert Camus » (1955) in OC, t. I, p.573. 30 « Une société sans roman ? » (1964) in OC, t. II, p.563. 31 « L’art vocal bourgeois » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.803. 29 21 sur les signes, ou plutôt sur les non-signes, puisque le Nouveau Roman se donnait comme une littérature du dépouillement de la signification - ce qui paraît extrêmement intéressant et correspondait en gros, dans le roman, à ce que j’appelais le « degré zéro » en écriture.32 Robbe-Grillet confie dans Le Miroir qui revient l’aveuglement délibéré de Barthes qui ne voulait pas voir son « hyperréalisme » par exemple « la hantise du crime sexuel »33... Bruce Morissette en montrant que La Jalousie est le récit de la déception de la classe coloniale a enlevé à Barthes toute illusion sur la possibilité d’une littérature déceptive, « forme la plus adulte »34. Mais Barthes n’en continue pas moins à penser que la littérature ne peut plus représenter les « malheurs du monde » en raison du caractère profus d’un monde globalisé et de l’étonnement provoqué par l’horreur d’Auschwitz, utilisant une fois de plus Brecht dans sa croisade antihistorique : Brecht faisait remarquer très justement qu’aucune littérature ne pouvait prendre en charge ce qui s’était passé dans les camps nazis d’Auschwitz et de Buchenwald. L’excès, la surprise rendent impossible l’expression littéraire. La littérature, comme mathèsis, était la clôture d’un savoir homogène.35 Il déclare qu’il n’y pas de grand roman sur la guerre d’Algérie, qu’il n’y a pas non plus de littérature possible sur les camps d’extermination. Si La Jalousie n’est pas un grand roman sur la guerre d’Algérie (ce qui n’est pas sûr), peut-on dire de même que Si c’est un homme36, n’est pas un grand livre sur l’horreur nazie ? Qu’y a-t-il derrière ce scepticisme ? 32 « Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.646. Le Miroir qui revient, op. cit., p.69. 34 « La littérature, aujourd’hui » (1961), Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.414. 35 « Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.882. 36 Il est vrai que Se questo è un uomo (1947) n’a pas été traduit du vivant de Roland Barthes (qui lisait l’italien) ; il a fallu attendre la fin des années 1980 pour qu’un éditeur français trouve un traducteur pour qu’on puisse le lire en français (Julliard, 1987). Admettons que Barthes ne l’ait pas lu mais admettons aussi qu’il n’a jamais aimé la littérature de témoignage. 33 22 A l’époque de La Préparation du roman, Barthes reviendra à des conceptions plus modérées proches de celles qu’Auerbach avaient exposées dans Mimèsis. Le roman n’affirme rien, il ne nie rien non plus. Il parle, il parle, et c’est tout.37 Auerbach pensait que Cervantès n’avait pas effleuré les grands problèmes de la société espagnole de son temps, faisant l’impasse par une sorte de fierté et d’élégance propre à son scepticisme méridional38... Le roman est un divertissement supérieur... Barthes, comprenant peut-être que la menace révolutionnaire après l’acmé des années de plombs s’irréalisait, pense qu’il est temps de revenir à un art moins ascétique qui « lutterait moins avec les données sémantiques du langage »39. Comme l’a finement remarqué Alain Robbe-Grillet, il n’avait jamais cru au degré zéro de l’écriture.40 Quelle a été l’influence de Barthes sur la production romanesque de la deuxième moitié de vingtième siècle ? Si Barthes a cherché à épurer la production romanesque en 37 La Préparation du roman, op. cit., p.41. « Les aventures de Don Quichotte ne dévoilent jamais aucun problème fondamental de la société du temps » Erich Auerbach, Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornelius Heim Paris, Gallimard, coll. Tel, 1968, p.350. 39 « Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.754. 40 Louis-Jean Calvet rapporte non sans s’étonner : « Robbe-Grillet [qui] deviendra bientôt pour eux [Barthes et Dort] le principal argument littéraire contre Camus : le promoteur d’un roman « objectif ». Ce « romancier objectif » écrira plus tard avec beaucoup d’humour que Barthes « à qui personne ne saurait donner des leçons de ruse », l’utilisait en fait dans sa propre démarche : « Aux prises avec ses démons personnels, il cherchait à toute force, pour les braver, un degré zéro de l’écriture auquel il n’a jamais cru. Ma prétendue blancheur - qui n’était que la couleur de mon armure - venait à point nommé pour alimenter son discours. Je me suis donc vu sacré « romancier objectif », ou pire encore, qui essayait de l’être mais qui manque du moindre métier, ne parvenait qu’à être plat. » Ainsi Barthes n’aurait jamais cru au « degré zéro de l’écriture »...L’affirmation est bien sûr surprenante et mériterait une plus longue analyse, mais Alain Robbe-Grillet se refuse aujourd’hui à en dire plus : « J’ai déjà écrit et dit tout ce que j’avais envie de raconter sur Roland. Je n’aime pas faire, à la légère, des confidences que je souffre ensuite de voir imprimées. » Roland Barthes, op. cit., p.143-144. Barthes écrit en 1956 : « J’énumérais quelques-unes des tentatives menées par des écrivains contemporains pour échapper à la loi de fer du mythe, leurs recherches souvent dramatiques, mais toujours infructueuse pour atteindre enfin à un degré zéro de l’écriture, à ce meurtre de la littérature dans la littérature qui est enfin un refus glorieux et sombre de la mythification. » « Esquisse d’une mythologie » (1956), deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, p.31. 38 23 posant dès le Degré zéro de l’écriture qu’un chef-d’œuvre moderne impossible, a-t-il été suivi ? A-t-il été ce « Landru » 41 du récit, de la « doxa narrative » ? Si Robbe-Grillet a su échapper à sa critique « insidieusement normative »42, combien ont préféré se taire comme le maître l’avait fait ? Prenant acte que la littérature est fatalement représentative, Barthes a pu considérer qu’il fallait ou bien la supprimer (c’est impossible) ou bien la faire servir dans le combat qu’il menait secrètement contre l’histoire ou plutôt le discours historique. La littérature est à présent définie comme une mimèsis de langage, non pas celle des langages « réels » que le langage littéraire devrait rejoindre comme il l’avait proposé dans la série d’études nommée « Pour un Langage réel »43, mais plutôt celle des langages théoriques dont il voulait défaire l’autorité, réduire l’inflation verbale, contester le pouvoir discursif. La sémiologie structuraliste avait déjà tenté de freiner l’expansion des métalangages mais sans doute de manière trop astéïsque. Barthes a abandonné, peu à peu, la théorie sémiologique, « machine de guerre contre la loi philologique, la tyrannie universitaire du sens droit »44 et du sens imposé. Il s’en sert encore un peu dans S/Z puis dans des travaux secondaires d’analyse structurale sans enjeux. Etait-ce parce 41 Si Angelo Rinaldi a peu goûté S/Z, il en revanche apprécié Le Plaisir du texte. Voir « Barthes réhabilite le plaisir de lire », Angelo Rinaldi, L’Express, 19 février 1973. Rinaldi a bien vu la filiation entre Valéry et Barthes : « Barthes n’a pas seulement de Valéry le profil intellectuel et la façon de procéder par éclairs dans la nuit des mots », idem. 42 Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Grasset, Paris, 1986, p.288. L’auteur parle aussi de « geste autoritaire » de la « critique barthésienne », idem., p.283, du « parti critique, qui va consister à nommer ce qui doit être lu. » ibid., p.283, d’« Attitude normative », ibid., p.283, d’« exigence castigatrice », de « dirigisme » (terme concessif que Philippe Roger utilise pour adoucir les accusations de « terrorisme » dont la critique de Barthes était parfois l’objet), de « tentation normative » ibid., p.282, de « pulsion d’emprise », ibid., p.282, de « geste d’emprise », ibid., p.286. 43 Voir Infra chap. Le don de l’écrivain. 44 Fragment Tactique/stratégie, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.745. 24 que la science n’a pas pu détruire la science, que le structuralisme n’a fait que retarder l’inflation des discours arrogants, que Barthes réinvente le plaisir du texte en demandant le droit de lire des textes dits réactionnaires puisqu’on reste « dans le signifiant » ? : J’ai d’abord situé le plaisir dans un champ pluraliste, antimonologiste, par conséquent sans surmoi idéologique. J’ai expliqué qu’au fond, on avait le droit (je simplifie) de prendre du plaisir à des textes idéologiquement réactionnaires, que le plaisir ne faisait pas acception d’idéologie.45 On peut lire Joseph de Maistre sans vouloir rétablir la légitimité. Finalement l’école républicaine donne à lire Balzac, Chateaubriand, Bossuet, Baudelaire, Flaubert, peu soupçonnés de républicanisme. Stendhal, écrivain qui n’a jamais renié son jacobinisme, considérait même le duc de Saint Simon comme le plus grand écrivain français. Alors Joseph de Maistre pourquoi pas ? L’avis de Stendhal est plus réservé sur Joseph de Maistre. Stendhal était plus indigné par la faiblesse de sa logique que par le caractère « réactionnaire » de ses idées et se moquait de ceux qui le citaient. C’est sans doute un préjugé de centralien que Barthes ne partage pas, ne méconnaissant pas la force persuasive de l’argumentation affective dont il a fait la théorie en l’appelant le nouvel art intellectuel ou le nouveau discours intellectuel portant des valeurs de mutation : Enfin, rien ne dit que l’avant-garde qui vient (mais y aura-t-il toujours des avant-gardes ? La barbarie d’une grégarité totale est toujours possible), rien ne dit que cette nouvelle avant-garde ne doive réoccuper des positions apparemment anciennes, étant bien entendu que sur la spirale de l’Histoire, ces positions reviennent à une autre place.46 45 « Pour la libération d’une pensée pluraliste » (1973) in OC, t. IV, p.481. « Barthes en bouffées de langage » (1977) in OC, t. V, p.397. Barthes avait déjà affirmé cette idée : « Encore faut-il préciser que la « théorie », qui est la pratique de l’avant-garde, n’a pas en soi un rôle progressiste : son rôle actif - est de révéler comme passé ce que nous croyons encore présent : la théorie mortifie, et c’est en cela qu’elle est d’avant-garde. »« Roland Barthes contre les idées reçues » (1974) in OC, t. IV, p.566-567. 46 25 Dans un article de 1965 sur un livre d’Edgar Morin où ce dernier expose son « épistémologie de la complexité » peut-être contre celle de la simplicité des néo-positivistes, Barthes écrit que l’ancien directeur d’Arguments nous apprend à voir de l’autre côté : « Cette gageure n’est pas facile, moins facile aujourd’hui qu’hier, du temps de Bonald, Fourier ou Michelet, parce que la dialectique est une exigence infiniment plus sévère que l’utopie. [...] Un écrivain peut déclarer la dialectique non la représenter. Morin ne cesse de vivre cette quadrature du cercle ; son écriture, à la fois directe et baroque, vigoureuse et précieuse, située hors la littérature et dans la rhétorique, cherche à imposer au langage ce qui lui répugne le plus : une dimension dialectique. [...] A force d’énoncer de mille manières les dimensions contraires et futures des phénomènes, elle [l’écriture de Morin] finit par imposer l’exigence dialectique, en sorte qu’ayant lu Morin, il n’est plus possible de voir les choses d’un seul côté ; ou du moins, si l’on s’y obstine, c’est avec regret.47 L’auteur des Eléments de sémiologie, opposant la dialectique à l’utopie, n’oubliait pas de glisser astucieusement « comme une marchandise de contrebande » le nom de Bonald à côté de deux socialistes, Fourier et Michelet. Bonald était naturalisé par deux de ses adversaires. Le célèbre texte « De la science à la littérature » qui mobilisait déjà la littérature et la sémiologie littéraire appelée à se faire littérature contre l’arrogance des langages théoriques est placé sous le patronage du même Bonald : est-ce le début de la campagne contre les langages grégaires ou seulement le moment où elle se déclare au grand jour en continuant un refus souterrain et initial ? Pourquoi, dans l’article « De la science à la littérature », Barthes a-t-il placé en exergue une citation de Bonald qui exprime une pensée qu’on trouve aussi bien chez Charles Nodier 48? : 47 « Une écriture dialectique » (1965) in OC, t. II, p.718-719. « L’aptitude à parler sa pensée ou à traduire ses impressions sous la forme du discours, est une attribution spéciale de l’homme », Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture, Genève, Librairie Droz, 2005, p.7. 48 26 L’homme ne peut parler sa pensée sans penser sa parole.49 Cette citation, au surplus, réfère à un mentalisme inhabituel chez celui qui disait qu’il était de plus en plus impossible de dissocier la forme du fond, vieille antinomie scolastique de l’ancienne rhétorique... Que venait faire le militant (bien que sociologue) de la légitimité, l’auteur du fameux Du Divorce qui avait fait abroger les lois républicaines sur le divorce, dans un manifeste de théorie littéraire ? Etait-ce pour signaler des préférences ? La même année Barthes écrit un « Plaisir au langage »50 dont le titre rappelle le « Plaisir aux classiques », qui introduisait subrepticement les thématiques du Plaisir du texte : le plaisir contre la contestation culturelle, contre les pusillanimes de l’histoire littéraire.51 Barthes reprenait la vieille antienne du plaisir contre la réflexion en précisant ingénieusement qu’il ne faut pas laisser le monopole de l’esthétique à « nos » adversaires : « Plaisir », je m’en suis servi un peu par réaction tactique pour essayer de débarrasser ce que la théorie marxiste ou même psychanalytique avait d’un peu censurant, d’un peu légal, d’un peu « surmoïque », comme on dit, à l’égard de l’écriture. [...] j’ai avancé ce mot non pas tellement par désir d’en approfondir la théorie que par une sorte d’intervention tactique, par réaction, pour rétablir un peu quelque chose qui me semblait en passe d’être refoulé - et refoulé par qui ? Par les gens en général avec qui je suis d’accord, avec qui je travaille? 52 49 « De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1263. « Plaisir au langage » (1967) a paru dans la Quinzaine littéraire du 15-31 mai 1967 sous le titre « Ecrit en dansant ». Rappel de Claude Coste : « En 1967, Roland Barthes consacre un article (« Plaisir au langage », OC II) à Ecrit en dansant. Kallima sur un corps : toile, idole, texte dactylographié, écrit en français par Sévero Sarduy », Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007, p.334. L’idée d’écrire en dansant est peut-être d’origine valéryenne. Valéry oppose la marche (la prose) à la danse (la poésie), idée qu’on trouve déjà chez Mallarmé. 51 « Il faut affirmer le plaisir du texte contre les arrogances de la description scientifique et les purifications de la contestation culturelle. Il faut affirmer la jouissance du texte contre le pusillanime des vieilles littératures. » Projet de prière d’insérer pour Le Plaisir du texte, BRT2. A.15.03, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes. 52 « La dernière des solitudes » (1977) in OC, t. V, p.420-421. 50 27 Comme certains ont quand même rappelé que le plaisir du texte n’était pas tellement nouveau, Barthes argue qu’il n’y a rien d’absolument nouveau, que le nouveau est le retour de l’ancien à une autre place en reprenant la métaphore de la spirale de Vico. La figure du lecteur aristocratique est affirmée contre celle du lecteur positiviste, la figure de l’amateur contre celle du militant, la figure du producteur de texte contre celle du déchiffreur, du cryptanalyste. Les caresses du plaisir, les explosions de la jouissance du texte suspendent les analyses du « rationalisme intransigeant » et des faiseurs de sens qui pourrait nous faire revenir à la morale53, à l’Histoire, à la « terreur paternelle répandue par la « vérité » abusive des contenus et des raisonnements »...54 Dans le Sade, Fourier, Loyola Barthes exalte les inventeurs de langue, les logothètes. Est-ce pour abaisser les langages collectifs ? Il oppose Fourier à Marx, le champ du désir au champ du besoin. Philippe Roger a judicieusement remarqué qu’il y avait dans la critique théâtrale de Barthes de l’époque de Théâtre populaire, un usage anti-marxiste de Brecht.55 N’est-il pas concevable qu’il y ait eu aussi un usage anti-marxiste de Fourier ? 53 Sur la figure de Socrate, primo-énonciateur de la Loi morale du « discours occidental » reposant sur la paradigme Juste/Injuste qui a fondé le genre épidictique en concurrence avec le discours (délibératif) qui ne porte que sur les notions d’utile et de nuisible sans acception de morale : « D’une manière générale, je n’aime pas, je n’ai jamais aimé Socrate (je ne suis pas le seul) », Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op.cit., p.341. « Socrate est l’Empêcheur de signifiant (il s’en glorifierait d’ailleurs), celui qui invente et impose le signifié, celui qui accouche le signifié. », Idem., p.342. 54 « De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1268. 55 Philippe Roger a discerné trois usages de Brecht chez Barthes, un usage intime, un usage polémique (notamment contre le théâtre « progressiste ») et un usage antimarxiste... : « le troisième usage, le plus inattendu, mériterait à lui seul un long développement ; appelons-le l’usage anti-marxiste de Brecht. Barthes en effet va requérir chez Brecht une insolite caution, non seulement contre la conception 28 Barthes fait manœuvrer la figure du mystique avec celle du libertin et celle du libertaire. Pourquoi les mettre ensemble ? Est-ce pour faire contre-poids à la figure du militant de la Cause, à l’Arrogance du pétitionnaire qui se trouverait « toujours du même côté »56 ? Dans le Roland Barthes par Roland Barthes, il dément toute palinodie, il s’explique à la fois pour s’offrir et se défendre. Il lâche des demi-aveux sur son « préférentialisme » impossible à assumer dans une France « livrée à la phrase (est de là : à la phraséologie) »57 tandis qu’on peut penser librement dans une Espagne franquiste où le « cancer du militantisme »58 n’a pas pris : Entre Salamanque et Valladolid Un jour d’été (1970), roulant et rêvant entre Salamanque et Valladolid, pour se désennuyer, il imaginait par jeu une philosophie nouvelle, baptisée aussitôt « préférentialisme », dont il se souciait peu alors, dans son auto, qu’elle fût légère ou coupable.59 marxiste du « théâtre historique » (il n’aura pas grand mal), mais aussi et plus audacieusement contre le concept marxiste d’Histoire. » Philippe Roger, « Barthes dans les années Marx », Communications, n°63, 1996, p.59. 56 Barthes au sujet de Sollers, ou plutôt de Sollers comme figure de l’écrivain carnavalesque dépourvu de surmoi idéologique, déclare : « Cette dévotion à l’Ecriture (quelques pages de Paradis tous les matins) ne passe pas par l’attitude ordinaire de l’art pour l’art, ou de l’art + un engagement du « citoyen »-écrivain [à l’oral Barthes est plus ironique en disant « ou de l’art agrémenté d’un engagement du citoyen-écrivain »] qui vote ou signe toujours du même côté, mais d’une sorte d’affolement radical du sujet », Le Neutre, texte établi, présenté et annoté par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.173. Françoise Gaillard parle de « réaction inavouée » contre Sartre. « Barthes juge de Roland », Communications, n°36, 1982, p.80. Sartre a décrit le nouveau formalisme comme une idéologie que la bourgeoisie a fabriquée pour nier que les hommes font l’histoire. 57 « Nous sommes livrés à la phrase (et de là : à la phraséologie). » Le Plaisir du texte (1973) in OC, t. IV, p.250. 58 « Le cancer du militantisme politique a étouffé chez l’intellectuel la perception de l’idéologique » « Sur le régime du général de Gaulle » (1959) in OC, t. I, p.985. Dans sa réponse à cette enquête, Barthes remarque finement que « la contestation intellectuelle [était] d’ailleurs bien plus dirigée contre le régime stalinien que le régime bourgeois », Idem., p.985-986. 59 Fragment Entre Salamanque et Valladolid, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.731. 29 Il déclare que les procédés du réalisme brechtien sont stupides en s’étonnant que Brecht n’ait pas compris que le poids n’est pas dans la bassine de la lingère mais dans la terreur que l’Histoire inspire. Barthes conclut que l’imitation du réel politique est impossible et que les arts socialistes de la représentation sont des illusions : Brecht faisait mettre du linge mouillé dans le panier de l’actrice pour que sa hanche ait le bon mouvement, celui de la blanchisseuse aliénée. C’est très bien ; mais aussi c’est stupide, non ? Car ce qui pèse dans le panier, ce n’est pas le linge, c’est le temps, c’est l’histoire, et ce poids-là comment le représenter ? Il est impossible de représenter le politique : il résiste à toute copie, quand bien même s’épuiserait-on à le rendre toujours plus vraisemblable. Contrairement à la croyance invétérée de tous les arts socialistes, là où commence le politique, là cesse l’imitation.60 La mort du jdanovisme, des réalismes « bourgeois » ou socialistes permettait de se défaire du marxiste qui avait réfléchi sur les signes mais qui avait surtout servi à contester de l’intérieur les esthétiques engagées... Avec Fragments d’un discours amoureux, l’attaque contre « l’arrogance » de la modernité devient plus nette. La vulgate de la psychanalyse sert encore mais celle du marxisme est sournoisement refusée, subtilement dépréciée. Les Fragments d’un discours amoureux introduisent dans le concert proliférant des figures de la contre-marche - contre-marche est un terme hypocoristique pour désigner un contre-mouvement de l’histoire que nous ne qualifierons pas en terme monologique - celle de l’amoureux qui ne partage pas « les espoirs, de type massif » de ses contemporains : C’est un sujet qui ne participe pas directement aux grands espoirs, de type massif, sociaux. C’est un sujet qui garde évidemment, par sa marginalité, par sa conception du plaisir et 60 Fragment « Qu’est-ce qui limite la représentation », Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.728. 30 de la jouissance, provisoirement, historiquement, un fond d’individualisme.61 Figure pâle à vrai dire mais figure populaire.62 Barthes oppose le collectif (le politique, la grégarité) à l’individuel (la spécialité du désir, l’objet unique). Il ne fait plus la distinction entre le général et le collectif. Le langage de la psychanalyse, accusé de déprécier l’amour, est détourné puis congédié. Le sujet de ce discours amoureux ressemble peu malgré la filiation revendiquée à Werther qui se réfugiait dans l’amour de Charlotte pour fuir la corruption d’un monde aristocratique où la vraie valeur n’était plus reconnue. (Problème dont parle Chateaubriand : la légitimité meurt parce qu’elle ne reconnaît pas le vrai mérite qu’elle ne sait pas distinguer, passant de l’époque « des supériorités à celle des vanités »). Les Souffrances du jeune Werther porte une critique politique, les Fragments, une critique contre-politique. Pourquoi Barthes a-t-il dissocié la passion politique de la passion amoureuse à rebours de toute une tradition classique allant de Gondi à Stendhal ? La Leçon inaugurale, manifeste anti-positiviste63, affirme à nouveau le rôle de la littérature, terme revalorisé pour nommer son essence 61 « Entre le plaisir du texte et l’utopie de la pensée » (1978) in OC, t. V, p.535. Il semble que quelque chose se soit perdu – au-delà du largage de la psychanalyse, exigé par la rigueur idéologique, victime collatérale du « Pas de métalangage » dirigé contre le sociolecte marxiste - en passant du cours si riche, et si beau du Discours amoureux (nous mettons l’italique puisque, par le travail d’édition de Claude Coste, c’est maintenant un livre) au Fragments d’un discours amoureux. Barthes l’a reconnu bien qu’il ait argué d’une vérité de l’auteur, vérité politique de l’obsession anti-monosémique finalement assez triste et plate : « Le livre sur le Discours amoureux est peut-être plus pauvre que le séminaire, mais je le tiens pour plus vrai. » Roland Barthes, Comment vivre ensemble (2002 [1976]), p.178 cité par Claude Coste in Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.19 63 Yves Bonnefoy a commenté la Leçon en ces termes : « Je me sentais assez loin de la pensée de Barthes, sur certains points, mais cette différence n’était absolument pas à mes yeux une raison de refus ou de polémique, et dans ma première leçon - et après avoir lu la sienne avec un réel assentiment sur quelquesuns de ses aspects essentiels - j’ai d’ailleurs pu dire ce que je pensais et pense toujours : à savoir qu’entre la critique qui se propose d’être un discours 62 31 historique au sens monumental, historial, dans le combat contre le « fascisme » des langages grégaires ; l’histoire est anthropologisée, l’histoire des corps contre celle de la raison, contre la raison dans l’histoire : Si l’on considère un instant la plus sûre des sciences humaines, à savoir l’Histoire, comment ne pas reconnaître qu’elle a un rapport avec le fantasme ? C’est ce que Michelet avait compris : l’Histoire, c’est en fin de compte l’histoire du lieu fantasmatique par excellence, à savoir le corps humain ; c’est en partant de ce fantasme, lié chez lui à la résurrection lyrique des corps passés, que Michelet a pu faire de l’Histoire une immense anthropologie. La science peut donc naître du fantasme.64 Pourquoi le corps est-il le seul référent de cette histoire calculée en millénaires ? Dans Le Neutre, Barthes suggère que le malheur humain n’est pas seulement produit par le « malheur capitaliste » mais aussi par l’histoire de la raison, par la naissance de la dialectique par laquelle les faibles ont abattu le règne des forts. Etait-ce pour cette raison que Barthes veut défaire l’arrogance de la raison en fondant (en confondant) l’intellect et le sentiment ?65 Enfin La Préparation du roman fera la théorie d’une littérature à la fois lisible et absolue qui résiste à l’interprétation : le haïku est la forme brève qui résiste autant au sens qu’au non-sens. Le roman absolu devait représenter la forme longue de cette résistance au « fanatisme du sens »66 appelée à décrire la vibration du monde sans jamais s’arrêter sur un sens. scientifiquement rigoureux et les attestations obstinés dont se sent obscurément responsable le souci de la poésie, il n’y a nullement matière à conflit, mais au contraire un terrain de rencontre, d’échanges loyaux, de collaboration fructueuse. » Roland Barthes au Collège de France, textes réunis par Nathalie Léger et présentés par Thomas Clerc, Paris, IMEC, coll. Inventaires, 2002, p.10. 64 La Leçon in OC, t. V, p.445. 65 Yves Bonnefoy l’a bien vu : « Son œuvre a eu pour devenir inusuel et très remarquable, la fusion progressive de l’intellect et du sentiment, je dirai même du cœur. », Roland Barthes au collège de France, op. cit., p.11. 66 « Cher Antonioni » (1980) in OC, t. V, p.903. 32 Nous avons placé des partitions au début de chaque chapitre pour la clarté de l’exposition. Nous ne décrirons pas formellement et de manière détaillée le plan général de notre travail mais pour résumer provisoirement nous dirons que nous l’avons divisé en quatre parties : la première partie entend montrer que dans la sémiologie barthienne, le politique n’est pas un résidu du théorique : la sémiologie, science provisoire, veut démontrer l’inanité du sens, de l’Histoire en soulignant l’aspect arbitraire et mécanique (donc dérisoire) du procès du sens. Dans la deuxième partie on décrit comment Barthes a mobilisé l’action de l’écriture contre celle des langages théoriques. Dans la troisième partie on montre que Barthes refuse l’esthétique de la transparence parce qu’elle a collaboré à la destruction de l’ordre de l’Antithèse. Enfin dans la dernière partie, nous expliquons que Barthes a moins ignoré l’histoire par rigueur méthodologique que par hostilité principielle au « discours historique ». 33 PARTIE I SEMIOLOGIE ET EVALUATION 34 CHAPITRE 1 : MYTHOLOGIE ET SEMIOCLASTIE Les grenouilles demandent un sens Roland Barthes La linguistique de Saussure, mise à la mode moins par Lévi-Strauss que par Merleau-Ponty, a fourni à Barthes un appareil théorique pour sa critique contre-idéologique. Ce mélange des doctrines et des lexiques opéré par la sémiologie barthienne a été réprouvé par les tenants de la sémiologie restreinte qui n’ont pas accepté ce recyclage ou plutôt ce détournement de savoir à des fins de lutte contre-idéologique : Après Merleau-Ponty, le véritable et très efficace et très brillant agent de publicité de la pensée saussurienne dans le domaine des sciences humaines a été Roland Barthes, et dès les articles qui composeront Mythologies (1957), donc dès les années 19541956. Les références à Saussure, et à toute la terminologie saussurienne, signe surtout, symbole, algèbre linguistique, sémiologie, signifiant, signifié, langue et parole, pullulent littéralement, jettent tout le vocabulaire saussurien d’un seul coup sur le marché intellectuel au niveau des pages culturelles des hebdomadaires. Malheureusement, cette popularité foudroyante s’accompagne d’une distorsion constante des concepts clés du saussurisme.67 67 Georges Mounin, Saussure ou le structuraliste sans le savoir, Seghers, coll. Philosophes de tous les temps, 1968. 35 Mais si on prend au sérieux la sémiologie barthienne, une question ne peut pas ne pas se poser : pourquoi Barthes a-t-il étendu l’arbitraire du signe à l’ensemble des productions culturelles ?68 : Je venais de lire Saussure et j’en retirai la conviction qu’en traitant les « représentations collectives » comme des systèmes de signes on pouvait espérer sortir de la dénonciation pieuse et rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle.69 Est-ce pour mettre en question le matérialisme historique ? : En postulant la primauté et l’arbitraire du symbolique la sémiologie mettait d’emblée en question le matérialisme historique.70 Nous allons rappeler les principes par lesquels Barthes a tenté de donner une assise scientifique à une sémiologie qui l’était très peu comme il l’a d’ailleurs reconnu : 68 Lévi-Strauss a condamné ce conventionnalisme intégral chez des confrères : « Les malentendus dont fourmille l’article de M. Haudricourt et Granai se ramènent à deux erreurs qui consistent, l’une à opposer abusivement le point de vue diachronique et le point de vue synchronique, l’autre à creuser un fossé entre la langue, qui serait arbitraire à tous les niveaux, et les autres faits sociaux qui ne sauraient avoir le même caractère. Pour avancer ces affirmations, il est frappant que nos auteurs choisissent d’ignorer l’article de Roman Jakobson Principes de phonologie historique et l’article, nom moins mémorable, d’Emile Benveniste où celui-ci s’interroge sur le principe saussurien de la nature arbitraire du signe linguistique. » Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale I et II, Paris, Plon, 1958 et 1973 p.106-107. Thomas Pavel qu’on ne peut pas soupçonner de complaisance à l’égard de l’auteur des Structures de la parenté (cf. Le Mirage linguistique : essai sur la modernisation intellectuelle qui critique en particulier le « phonologisme ») rappelle qu’il n’y avait rien d’évident à appliquer aux systèmes culturels l’arbitraire du signe : « Dans le Cours de linguistique générale de Saussure, Barthes apprend que les signes linguistiques sont arbitraires, obligatoires, et systématiques. […] Ces idées, vraies du point de vue scientifique et parfaitement à leur place en linguistique synchronique, se métamorphosent en spéculations incertaines, voire en instruments de lutte idéologique, pour peu qu’on généralise les propriétés des langues naturelles à l’ensemble des comportements symboliques » Claude Bremond / Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998, p.37-38. 69 « Avant-propos (Février 1970) aux Mythologies » in OC, t. I, p.673. 70 C’est l’hypothèse de Thomas Pavel. Idem., p.40. 36 Le propos des Mythologies n’est pas politique mais idéologique. […] Le propre des Mythologies, c’est de prendre systématiquement en bloc une sorte de monstre que j’ai appelé la « petite-bourgeoisie » (quitte à en faire un mythe) et de taper inlassablement sur ce bloc ; la méthode est peu scientifique et n’y prétendait pas ; c’est pourquoi l’ouverture méthodologique n’est venu qu’ensuite par la lecture de Saussure la théorie des Mythologies est l’objet d’une postface ; théorie partielle d’ailleurs, car si une version sémiologique de l’idéologie a bien été esquissée, il aurait fallu et il faut encore la compléter par une théorie politique du phénomène petit-bourgeois.71 Nous verrons d’abord que Barthes n’a pas cru longtemps que son entreprise de démystification puisse corriger « un monde qui ne va pas bien » puisque le mythologue est peut-être moins un révolutionnaire qu’un révolté dont la parole perpétue la division des langages au lieu de l’annuler (Section I - La démystification : un déniaisement pour qui ?). Nous traiterons ensuite du paradigme langue/parole sur lequel Barthes a construit sa sémiologie en analysant les raisons pour lesquelles il y a renoncé. Puis nous rappellerons pourquoi Barthes a cherché à inventer un nouveau discours intellectuel qui ne se plierait pas aux contraintes logico-discursives du discours de la « raison » ou de la « science » (Section II - Le nouveau discours intellectuel). Nous analyserons ensuite la théorie sémantique de la sémiologie barthienne en remarquant comment Barthes a distingué symbolisation et communication en se référant moins à Emile Benveniste qu’à Raymond Ruyer. Nous montrerons que l’effort de théorisation du troisième sens avec ses raffinements de niveaux sémantiques était dirigé contre le sens plein et la monosémie. Nous verrons enfin pourquoi Barthes a défendu l’idée de l’indissociabilité du fond et de la forme qu’il avait reprise à Flaubert (Section III - Le refus du sens). 71 « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1031. 37 SECTION I - LA DEMYSTIFICATION : UN DENIAISEMENT POUR QUI ? §1 La sémiologie, méthode de déchiffrement montrant le procès du mythe Le projet des Mythologies est lié à une entreprise de dévoilement. Le terme de « dévoilement », bien que repris à Sartre, ne doit pas s’entendre au sens métaphysique de « parousie » ; le discours contremythique n’est pas chargé de retrouver un sens vrai dissimulé derrière les apparences qui rétablirait une présence à soi. La contre-mythologie n’est pas un piège métaphysique. L’opposition conceptuelle apparence/vérité est sans pertinence pour l’analyse du mythologue qui ne dissèque pas des substances mais des formes de discours liées à un moment historique. Le déchiffrement, de même que le dévoilement, n’est pas l’exhumation d’un sens mais la monstration d’une opération. Une lecture en quelque sorte « au ralenti » car si le mythe est décomposé, il se dissout. Il ne peut tromper qu’un lecteur pressé ou de mauvaise foi, ne pouvant mordre sur l’esprit d’un lecteur attentif tant sa grossièreté le déjoue. La contre-mythologie serait donc un dévoilement au sens où elle montrerait les opérations sémantiques (mais pour qui ?) par lesquelles on est mystifié afin qu’on prenne ses responsabilités à l’égard des représentations sociales en circulation dans la presse, dans la littérature d’alibi, dans la logosphère. 38 §2 A quoi sert un mythologue ? Tout discours est susceptible de se dégrader en mythe. Son champ d’élection est imprévisible. La géographie des mythes est instable. Il faut donc une méthode sûre qui puisse les identifier et les dissoudre par l’analyse. Le mythologue met au point une méthode de déchiffrement statique pour analyser les processus par lesquels la « culture innocente » avalise un état culturel en état naturel. C’est cette opération subreptice de naturalisation que Barthes veut non pas mettre au jour car « le mythe ne cache rien »72 mais décomposer. 72 Pour Chomsky les phénomènes de mystification n’ont aucune profondeur si bien qu’il est peu utile de faire de grandes dépenses d’analyses sophistiquées, un peu de scepticisme ordinaire suffit : « Quiconque accepte de se soustraire au système de propagande idéologique s’apercevra de la transparence des phénomènes en question, et du mode typique de distorsion fabriqué par l’intelligentsia. Tout le monde en est capable. Si cette analyse est souvent très mal faite, c’est parce qu’en général la réflexion portant sur l’idéologie est produite pour défendre les intérêts d’une classe et non pour rendre compte des événements. Précisément à cause de cela, il ne faut pas donner l’impression que seuls des intellectuels pourvus d’une formation spéciale sont capables d’un travail analytique. En fait, c’est ce que veut faire croire l’intelligentsia ; elle se prétend engagé dans une entreprise ésotérique, inaccessible aux personnes normales. Et c’est un parfait non-sens. Les sciences sociales assez généralement, et surtout l’analyse des affaires contemporaines, sont totalement accessibles à quiconque veut bien s’y intéresser. La « profondeur », « l’abstraction » de ces questions font partie de l’illusion répandue par le système de contrôle idéologique, dont le but est d’éloigner la population de ces thèmes en la persuadant de son incapacité à organiser ces propres affaires ou à comprendre la réalité sociale sans l’intermédiaire d’un tuteur. Pour cette simple raison, je refuse de relier l’analyse des questions sociales à des thèmes scientifiques qui, eux, exigent une formation spéciale et technique, des références intellectuelles, avant de pouvoir être traités. Dans l’analyse de l’idéologie, il suffit de regarder les faits en face, et de vouloir suivre une argumentation. Seul le bon sens cartésien, « la chose du monde la mieux partagée », est exigé...C’est l’approche scientifique de Descartes - si par là vous entendez la volonté de regarder les faits avec un esprit ouvert, de tester les hypothèses, et de suivre une argumentation jusqu’à ses conclusions. Mais au-delà, aucun savoir ésotérique spécial n’est requis pour explorer des « profondeurs » qui n’existent pas. » Noam Chomsky, Langue, Linguistique, Politique : dialogues avec Mitsou Ronat, traduit de l’anglais et présenté par Mitsou Ronat, Paris, Flammarion, coll. Champ, 1977, p.34. 39 §3 Point de méthode Le jargon « sémiologique » peut rebuter par son aspect à la fois sommaire et barbare, sa taxinomie binaire. Je ne reproduis pas le schéma du signe et de la connotation qu’on reproduit partout (non sans grand sérieux) dès qu’on traite la « période sémiologique ». Je vais essayer de réduire l’ennui à m’intéressant moins à la structure formelle du mythe qu’à l’effet qu’il produit. §4 Le mythe, une parole dogmatique, circulaire et rassurante Le discours mythique tire sa « force intentionnelle »73, son pouvoir impressif de persuasion de son caractère tautologique. Le mythe ne dit rien qu’il n’ait déjà préalablement posé. Cette parole circulaire non seulement n’explique rien mais constate, foncièrement, l’inanité des explications, excepté la sienne imposée comme le dernier recours de l’intelligible. Elle assume le topos de la vanité des explications mais sans le pathos du suicide de l’intellect. Elle impose donc non pas même un sens dogmatique qui introduirait des fractionnismes mais le réel qui ne souffre aucune contestation. C’est un discours confirmatoire qui n’apprend à son destinataire que ce qu’il sait déjà ; un discours plein où il n’y a pas de place pour le doute ou pour l’autre qui oserait l’infliger, s’il pouvait. C’est un certain réel, interpolé fabriqué par la fusion du signe et du référent. Ce discours ne s’habilite non pas comme discours sur le réel mais tout simplement comme le discours du réel. 73 « Postface Le mythe aujourd’hui » Les Mythologies (1957) in OC, t. I, p.837. 40 Il n’apprend rien sur un état du monde mais il rassure par les images du monde qu’il fabrique, ne disant que ce qu’il faut dire sur un sujet donné par rapport à un auditoire donné, ne battant pas la campagne et ne faisant pas l’entendu avec qui ne l’est pas. Il n’est donc pas un sot discours malgré sa platitude. Le mythe n’est donc pas un message au sens où il transmettrait un savoir sur le monde, une « information », une connaissance supplémentaire, un contenu « objectif » mais au sens phatique du terme : il présuppose un émetteur, un « producteur de mythe » qualifié et un récepteur. § 5 Le producteur de mythe : un parleur cynique Le producteur de mythe est un parleur qualifié qui sait faire agir les passions des publics qu’il entreprend. Il croit ou il ne croit pas à ce qu’il énonce, peu importe pourvu que le lecteur adhère à son propos et à-propos, au moment opportun ; c’est presque une question de kairos. (Le mythe est historique). Cet énonciateur cynique a charge de produire une parole évidente, légitime pour un public acquis d’avance, un discours osmotique où il n’y a pas de place pour le malaise que produit quelquefois la réflexion, un discours spontané qui émanerait d’une nature et non pas d’une histoire. § 6 Le lecteur du mythe Le récepteur du mythe est un lecteur complaisant qu’il faut ménager. Approprié à son insipience ou à sa mauvaise foi, le mythe peut s’imposer au lecteur qui cherche à se rassurer sur la pérennité d’un 41 ordre. Ainsi le lecteur de Paris-Match ne lit pas dans « le salut du nègre au drapeau français » un démenti aux anticolonialistes mais le simple rappel innocent d’un ordre immobile. Considérer le salut du nègre comme un démenti, c’est déjà reconnaître qu’on puisse contester, à tort ou à raison, la souveraineté française. Le « salut du nègre » n’est qu’un fait rappelant l’étendue des possessions et du génie assimilateur de la nation française. Tout est en ordre. Le salut du nègre est noté par acquis de conscience et non pas pour éveiller les doutes. §7 Une parole, sans jeu destinatoire, pour qui ? Face au producteur de mythe, parleur osmotique accordé au lecteur le plus probable, quelle est l’utilité du mythologue qui s’est investi luimême dans son rôle de redresseur de sens ? S’il sait pourquoi il écrit, s’il peut se rassurer à cet égard, en est-il de même, concernant la destination effective de sa parole ? Son langage d’expert ne lui confère-t-il pas un statut d’exclusion par rapport au langage réel de ceux qui seraient habilités à faire l’histoire ?74 Le public sur lequel le mythologue pourrait produire un effet moral se réduit à celui du lecteur relaps de l’Histoire (Le lecteur perspicace le défait sans secours avec un peu de scepticisme ordinaire) qui ne veut pas savoir ce qu’il sait très bien : par exemple la fin de l’Empire français, les injustices que son pays commet pour perpétuer une domination que l’Histoire est sur le point de renverser. Barthes dit qu’il n’a endossé le titre de mythologue que parce qu’il était motivé par le matériel (mythologique) qu’il déchiffrait. Au fond ce titre lui semblait une imposture aussi forte que celles qu’il 74 Voir « Nécessité et limites de la mythologie » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.865. 42 dénonçait. Il a préféré assumer le titre de sémiologue plus approprié à la modestie du savant derrière laquelle il s’est retranché lors de son accès de « délire scientifique » avant de préférer celle de l’écrivain75 qui prend un plaisir plus esthétique que moral à déniaiser ses lecteurs. §8 La mythologie, faire révolutionnaire ou éthique de la révolte ? Le mythologue n’est-il pas plus un « révolté » qu’un « révolutionnaire » ? La révolte du moraliste ou de l’auteur d’avantgarde, est accueillie, encouragée, appréciée et récupérée par sa classe d’origine ou d’adoption. La révolte, sinon dirigée du moins contrôlée et surveillée devient une ruse, une concession utile qui permet à la classe dominante de préserver l’essentiel (l’avoir, les partages léonins) en cédant sur l’accessoire (la syntaxe, la bonne conscience). Cette révolte se dresse contre un « mal accidentel » pour se détourner du « mal principiel ». Le révolté subventionné n’institue qu’un leurre de critique. Du révolté, disait Sartre, la bourgeoisie fait son affaire.76Barthes, en disant que le mythologue se mêle plus qu’il ne « participe » à un « faire » du monde « non tel qu’il est mais tel qu’il veut se faire »77 préparait sa retraite. 75 « De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1268. Sartre écrit : « Au reste, la bourgeoisie sait bien que l’écrivain a pris secrètement son parti : il a besoin d’elle pour justifier son esthétique d’opposition et de ressentiment ; c’est d’elle qu’il reçoit les bien qu’il consomme ; il souhaite conserver l’ordre social pour pouvoir s’y sentir un étranger à demeure : en bref c’est un révolté, non pas un révolutionnaire. Des révoltés, elle fait son affaire. En un sens, même, elle se fait leur complice : il vaut mieux contenir les forces de la négation dans un vain esthétisme, dans une révolte sans effet ; libres, elles pourraient s’employer au service des classes opprimées. » Jean-Paul Sartre, Qu'estce que la littérature ?, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1948, p.140-141. 77 Mythologies (1957) in OC, t. I, p.866. 76 43 §9 La mythologie perpétue la division des langages au lieu de l’annuler : le mythologue se retire La notion de métalangage dans les Mythologies désigne à la fois le système second « oppressif » du mythe et le langage analytique du mythologue obligé d’user d’une parole contre-mythique non pas pour restituer une parole littérale mais pour montrer le « vol de langage » opéré par le mythe. La révolution devait voler à la classe dominante le métalangage analytique par lequel cette dernière s’était approprié le pouvoir politique après le pouvoir intellectuel. Son emploi était donc non seulement toléré mais justifié par l’entreprise de déchiffrement qui ne pouvait se faire sans un langage analytique spécialisé ; c’était une nécessité historique comme l’existence de la classe bourgeoise. Cependant Barthes cherchant à se désengager, remarquait que le métalangage contre-mythique souffrait d’une ambiguïté constitutive : le mythologue pouvait se croire justifier en se mêlant à une « faire » du monde mais en même temps il savait bien qu’il n’était pas lu par ceux qui font l’Histoire mais par des bourgeois radicaux qui ne la font plus depuis longtemps. Le métalangage dont use le mythologue le sépare de ceux au nom desquels il prétend agir. La mythologie n’est donc qu’un épiphénomène, un discours intransitif qui n’agit rien malgré sa bonne volonté et son application à dénoncer les mystifications bourgeoises. Elle était moins un engagement réel que le salut nominal d’une conscience. Le métalangage est un luxe qui exclut par là-même le mythologue de la révolution; c’est une parole « choisie » qui n’aurait pas le caractère de la nécessité : Le mythologue s’exclut de la révolution dans la mesure même qu’il la choisit.78 78 « Esquisse d’une mythologie » (1956), deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.61. 44 Et la révolution ne reconnaît qu’un langage politique où action et réflexion sont indivises. De plus le métalangage, comme la syntaxe classique des naturalistes, perpétue la division des langages et par conséquent celle de la société qu’il voulait annuler. Son usage même tactique posait donc plus de problèmes qu’il n’en pouvait résoudre, reconnaissait Barthes en concédant curieusement à Jdanov une lucidité qu’il ne lui a pas toujours prêtée. La critique de Jdanov en tout cas venait à point pour justifier la retraite du mythologue qui allait se transformer en sorcier « rassembleur d’os » cherchant à dissoudre les imaginaires diviseurs plutôt qu’à s’opposer à l’Ordre qu’il avait contesté (de manière plus feinte que réelle) : Je le dis fermement, les mythes sont absolument nécessaires à toutes les sociétés pour ne pas s’entre-déchirer. Cependant, ils ne doivent pas être vécus comme des alibis du réel ; ils doivent être vécus dans l’art, qui n’est pas un maître d’erreurs, comme on le croit. L’erreur, il l’affiche. Et, à ce moment-là, elle n’est plus dangereuse.79 79 « Des mots pour faire naître un doute » (1978) in OC, t. V, p.572. 45 SECTION II – LE NOUVEAU DISCOURS INTELLECTUEL §1 Une sémiologie applicationniste On a pu reprocher à Barthes d’appliquer la distinction Langue/Parole à d'autres systèmes de signes. Sans cette extension ou plutôt cette application du paradigme saussurien, Barthes n’aurait pas eu le « courage de commencer »80, ni de mener ses premières investigations sémiologiques, ses perspectives qui ont constitué l'axe principal de ses recherches pendant les années 1957-1964. Dans ses Eléments de sémiologie, il n'hésite pas en effet à considérer que l'essence de la recherche linguistique consiste à différencier, dans les autres systèmes sémiologiques, sur le modèle du langage articulé, les faits qui appartiennent à la langue de ceux qui ressortissent à la parole : Il est aussi inutile de se demander comment d’abord séparer la langue de la parole : ce n’est pas là une démarche préalable, mais bien au contraire l’essence même de l’investigation linguistique (et plus tard sémiologique) : séparer la langue de la parole, c’est du même coup établir le procès du sens.81 Barthes a accepté la distinction Langue/Parole non sans faire quelques réserves mais si modérées, et si en deçà de celles que Saussure avait d’emblée formulées, à l'égard de l’opposition conceptuelle qu’il avait forgée, qu’elles ne menaçaient pas la centralité du paradigme saussurien. Mais la volonté de retirer au discours sans visée esthétique tout caractère créatif (au sens chomskyen), a amené Barthes à considérer que cette distinction n’était plus qu’un leurre sur lequel vivait depuis trop longtemps la sémiologie qu’il avait initiée. 80 81 Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.439. Eléments de sémiologie (1965) in OC, t. II, p.641. 46 Il faut rappeler que Saussure lui-même n'a pas donné la distinction Langue/ Parole pour absolue. Elle n'était qu'un paradigme opératoire qui permettait à la linguistique de définir son objet d'étude et de délimiter les entours de ses investigations. La formation de ce paradigme n'était pas un acte fondateur qui aurait émancipé la linguistique d'autres disciplines moins régionales comme on l'a quelquefois supposé puisque pour Saussure la linguistique n'était qu'une branche de la sémiologie future, elle-même coiffée par la psychologie sociale. §2 La parole : liberté de combinaison ou appropriation de la langue ? Saussure avait proposé de définir la parole de deux manières différentes : elle serait d’une part la possibilité pour un sujet parlant de combiner librement les éléments d’une langue donnée ; elle résiderait d’autre part dans l’acte de phonation individuelle. On sait que Benveniste a insisté sur la deuxième manière qu’il a complétée en définissant la parole comme l’appropriation de la langue par un sujet parlant. Barthes, quant à lui, malgré ses appels à former une linguistique de l’énonciation, n’a retenu que la première définition, ce qui n’est pas indifférent pour notre analyse. On sait que Saussure a hésité à ranger les syntagmes figés dans la parole sans toutefois pouvoir se résoudre à les placer dans la langue. Hjelmslev, co-fondateur du cercle de Copenhague a semblé apporter une solution au partage indécis de la langue et de la parole en épurant le concept de Langue qu’il a divisée en trois entités hiérarchisées (le schéma, la norme et l'usage) tandis qu'il a réduit la parole à une simple concrétisation. 47 Barthes a jugé que cette formalisation82 permet de résoudre les « apories » du paradigme de Saussure qui ne savait pas où ranger les syntagmes figés, estimant qu'ils tiennent aussi bien à la langue qu'à la parole : Il faut reconnaître que dans le domaine du syntagme il n'y a pas de limite tranchée entre le fait de langue, marque de l'usage collectif, et le fait de parole, qui dépend de la liberté individuelle. Dans une foule de cas, il est difficile de classer une combinaison d'unités, parce que l'un et l'autre facteur ont concouru à la produire, et dans des proportions qu'il est impossible de déterminer.83 Selon le modèle de Hjelmslev, on peut classer les syntagmes, paroles socialisées sans liberté combinatoire, dans la catégorie de l'usage. La parole perd ainsi subrepticement chez Hjelmslev son statut d'acte individuel. Certaines paroles sont contraintes par la langue, c'est-à-dire par la collectivité. Dans une parole socialisée, la part individuelle ne concerne plus que la phonation, l'exécution.84Dans la perspective d’une linguistique de l’énoncé qui a toujours été celle de Barthes, cela peut en effet paraître dramatique. Barthes, ne prenant pas en compte le contexte, coupable de désambiguïser les énoncés, et donc soupçonné de collaborer à la monosémie, refuse de considérer chaque énonciation d’un même énoncé comme un acte linguistique différent. Barthes s’oppose en cela à la plupart des linguistes pour lesquels on ne peut réduire les actes de paroles à leurs éléments linguistiques. Saussure 82 Barthes a repris à Hjelmslev le couple notionnel dénotation/connotation qu’il a généralisé dans sa littérature sémiologique avant de le placer, avec sa désinvolture habituelle, au rang de « mythe scientifique ». Il a exploité la révision par Hjelmslev du paradigme saussurien Langue/Parole qu’il commente dans ses Eléments en notant sa « providentialité ». 83 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot et Rivages, 1998 (réimpression de l’édition originale de 1916), p.173. 84 C’était une révision sévère de Saussure : « De quelle manière la parole est-elle présente dans la même collectivité ? Elle est la somme de ce que les gens disent et elle comprend a) des combinaisons individuelles, dépendant de la volonté de ceux qui parlent b) des actes de phonation également volontaires nécessaires pour l'exécution de ces combinaisons. », Idem., p.37. 48 pensait déjà qu’il fallait situer la vraie nature linguistique d’un énoncé ailleurs que dans sa matérialité : Chaque fois que j'emploie le mot Messieurs, j'en renouvelle la matière ; c'est un nouvel acte phonique et un nouvel acte psychologique. Le lien entre les deux emplois du même mot ne repose ni sur l'identité matérielle, ni sur l'exacte similitude des sens mais sur des éléments qu'il faudra rechercher et qui feront toucher de très près à la nature véritable des unités linguistiques.85 De même Charles Bally a parlé de signes muets et de signes extra-articulatoires et son paradigme thème/propos86, repris par Bakhtine sous l’opposition thème/signification87, avait posé les jalons de la linguistique de l’énonciation que Benveniste allait promouvoir. Mais Barthes, linguiste fantaisiste, réduit le signe discursif au signe lexical, ne voulant rien distinguer malgré les mises en garde de Benveniste ou celles de Bakhtine : L’essentiel du problème du décodage ne se ramène certes pas à l'identification de la forme utilisée mais bien à sa compréhension dans un contexte précis, à la compréhension de sa signification dans une énonciation donnée. En bref, il s'agit de percevoir son caractère de nouveauté et non seulement sa conformité à la norme. Autrement dit, le récepteur, appartenant à la même communauté linguistique, considère également la forme linguistique utilisée comme un signe changeant et souple et non comme un signal immuable et toujours égal à lui-même. Le processus de décodage (compréhension) ne doit en aucun cas être confondu avec le processus d'identification. Ce sont deux processus profondément différents. On décode le signe, on ne fait qu'identifier le signal. Le signal est une unité à contenu immuable, il ne peut rien remplacer rien refléter ni réfracter.88 85 Ibid., p.172. Voir chap. « Trois formes d’énonciation », Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, Berne, Edition Francke, 1965, p.55-75 87 Voir Mikhaïl Bakhtine, Le marxisme et la philosophie du langage, traduit du russe par Marina Yaguello, Paris, Ed. de Minuit, coll. Le Sens commun, 1977, p.143. 88 Idem., p.100. 86 49 Répugnant à différencier les actes linguistiques sur la base nonobjective de la psychologie, Barthes a nié toute historicité au discours dit ordinaire, au discours qui semble se répéter alors qu’il invente : On peut bien produire la même phrase, la relation intersubjective sera chaque fois différente, étant de nature historique. C’est cette historicité-création qui empêche d’opposer radicalement la création ordinaire et la création poétique. Chaque fois, le langage s’invente dans son dire, parce que le langage, ce n’est pas une boîte à outils, ni une forêt d’arborescences. Le langage est l’invention du langage continûment. Au marché, comme dans un poème. Simplement il ne s’invente pas de la même façon ici ou là. Mais cette différence n’est pas de l’ordre d’une opposition entre nature et culture, spontanéité et intentionnalité. C’est plutôt une question de degré. Dans un poème, l’invention de la relation entre éthique et société est maximale.89 En revanche il a conféré un statut particulier au haïku malgré l’aspect répétitif de ses thèmes : Ils [les haïkus] disent tous la même chose : la saison, la végétation, la mer, le village, la silhouette, et cependant chacun est à sa manière un événement irréductible.90 De même le discours amoureux échappe au stéréotype : il pourrait se redire, se ressasser sans jamais se répéter. On pourrait s’étonner que Barthes ait prêté, au haïku et au discours amoureux, une prérogative qu’il a refusée aux autres discours si on n’avait pas saisi l’intérêt tactique d’exhausser les figures du haïkiste et de l’amoureux contre celle du militant. Pour des raisons politiques, Barthes préférait la répétition de l’amoureux à celle du militant. Ce refus n’était pas premier. 89 Gérard Dessons « L’homme ordinaire du langage ordinaire » in La force du langage : rythme, discours, traduction : autour de l’œuvre de Henri Meschonnic, sous la direction de Gérard Dessons et Jean-Louis Chiss, Paris, Ed. Honoré Champion, 2000, p.88. 90 L'Empire des signes in OC, t. III, p.427. 50 Il y a eu une époque où Barthes n’a fait aucune difficulté pour reconnaître qu’un énoncé est toujours inédit : Dans le procès de communication, le trajet du je n’est pas homogène : lorsque je libère le signe je, je me réfère à moimême en tant que je parle, et il s’agit alors d’un acte toujours nouveau, même s’il est répété, dont le « sens » est toujours inédit ; mais en arrivant à destination, ce je est reçu par mon interlocuteur comme un signe stable, issu d’un code plein, dont les contenus sont récurrents.91 Mais Barthes a préféré par la suite se mettre dans la position de « l’interlocuteur » qui reçoit le message comme un « signe stable », c’est-à-dire comme un signal, en restant sourd au caractère nouveau de chaque énonciation. Dans ses Eléments, Barthes, adhérait d’ailleurs aux vues modérées de Jakobson selon lesquelles la liberté des combinaisons est nulle pour les phonèmes tandis qu'elle est infinie pour les phrases92 ; l’influence éphémère de la linguistique de Chomsky allait dans ce sens aussi : La linguistique a montré que le langage est un infini, fait d’éléments discontinus qui peuvent être infiniment combinés.93 Mais l’influence de Foucault, allant contre celle de Chomsky, ainsi qu’une interprétation très personnelle de Jakobson, ont ramené Barthes à moins d’optimisme théorique. Dans sa Leçon on retrouve la présence de Foucault aussi bien dans le choix des expressions que dans l’idée que la langue est imposée au sujet, qu’elle n’est pas un contrat collectif ou une convention comme le croyait Saussure ou Benveniste mais une contrainte culturelle.94 Le sentiment linguistique 91 « Ecrire, verbe intransitif » (1970 [1966]) in OC, t. III, p.622-623. Eléments de sémiologie (1965) in OC, t. II, p.680-681. 93 « Un univers articulé de signes vides » (1970) in OC, t. III, p.651. 94 Selon Benveniste « La langue est d'abord un consensus collectif », Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1974, p.20. 92 51 oblige le locuteur d’une langue à parler d’une certaine manière et non d’une autre s’il veut sinon se faire comprendre, du moins se faire reconnaître... §3 Situation d’interlocution et procédure d’exclusion Les libertés discursives des sujets parlants seraient d’autre part limitées par ce que Foucault appelle les « procédures d’exclusion »95 dont la fonction est de limiter la prolifération des discours. Ces procédures d’exclusion englobent à la fois : les bienséances qui veulent qu’en société, il faille parler pour ne rien dire ou ne dire que des choses convenues qui ne prennent personne au dépourvu (tabou de l’objet de discours) ; le respect de certaines procédures de qualification aux termes desquelles est conférée ou refusée une légitimité énonciative ; les contraintes d’auditoire éprouvées aussi bien par les enseignants que par les politiques contraints d’articuler un discours intelligible pour le plus grand nombre d’élèves ou d’électeurs ; la contrainte de vérité (inspirée par la volonté de vérité). Ces contraintes s’ajoutant à celle de la langue font que la parole n’est plus qu’une récitation de formules. Chacune des situations dramatiques (au sens grec « d’action ») de la vie sociale a son répertoire de tirades, de répliques, son petit placer de formules apprises que la masse des sujets parlants combine dans un ordre immobile ; la pression des clichés est si forte que le sujet est moins parlant que parlé. Il n’y a que l’écriture, et non pas le discours de l’écrivain, qui, hors travail, est « assujetti » aux mêmes contraintes que les autres sujets parlants, il n’y a que l’écriture, discours Benveniste a rappelé l’importance de la maîtrise de la langue pour l’acquisition des savoirs : « toutes les conquêtes intellectuelles que le maniement de la langue permet », Idem, p.21. 95 Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1971, passim. 52 individuant tant pour l’auteur que pour le lecteur par l’accès à l’imprévisible, à l’inouï, à l’expérience de la différence, qui déroge aux habitudes discursives.96 Barthes oppose ainsi le bruit des langages grégaires à la symphonie des langages incomparables. §4 L’assertivité de la langue Pour Barthes, suivant Nietzsche, le sens est une force. La force d’un discours tient à son pouvoir de réduction qui subsume les singularités sous la généralité. Barthes a repris à l’idiome théorique de Foucault, le terme d’« assujettissement » pour qualifier l’action violente du discours. Le thème de l’assertivité de la langue n’est pas un thème nouveau, c’est même un « vieux problème de la philosophie ». Barthes à cet égard a cité Maître Eckart et Pascal mais il faudrait allonger la liste des auteurs auxquels il se référait implicitement, qu’il avait lus mais dont il n’a point parlé. Pour se limiter à la tradition philosophique moderne, on trouve déjà l’idée de l’assertivité de la langue chez Montaigne qui parle d’assévérance de la langue. S’inscrivant dans cette tradition de misologie, Barthes a posé que l’assertion est le mode premier ou mode « naturel » de tout discours : La contrainte d’assertion passe de la langue au discours, car le discours est fait de propositions qui sont naturellement assertives. Ce qui fait que pour retirer, préserver le discours, pour le nuancer (vers la négation, le doute, l’interrogation, la 96 Bally a opposé la liberté de l’écriture, reposant moins sur des lois que sur des modes - Barthes aurait dit des règles - aux contraintes de la « langue parlée » : « Dans la langue parlée l’interaction des individus et la contrainte sociale sont au premier plan, tandis que la langue écrite, surtout dans ses formes littéraires et poétiques, laisse plus de place à la volonté individuelle et au choix. On pourrait dire sans trop exagérer, que le parlé obéit à des règles, et l’écrit à des modes », Linguistique générale et linguistique française, op. cit., p.24. 53 suspension), il faut sans cesse batailler avec la langue, matière première, loi du discours.97 Aussi la langue n’a pas à produire des morphèmes pour marquer l’affirmation. En disant « table », on asserte son existence qu’on ne peut défaire qu’en ajoutant un morphème de négation « non », « non table ». La langue est donc fatalement « constative ». Il n’est pas sûr que Barthes ait cru réellement à ce qu’il avançait, n’employant un argument à valeur accidentelle que pour les besoins de sa pseudodémonstration. Ayant étudié la structure des langues orientales (le japonais et le coréen), Barthes n’a pas pu ignorer qu’elles notifient l’affirmation non emphatisée par des morphèmes placés à la fin des phrases98 mais, cherchant à culpabiliser le discours, il a pu faire semblant de l’oublier. §5 Les trois modalités du discours réduites à une seule Benveniste a proposé d’appeler « modalités d’énonciation » les relations entre énonciateurs (l’assertion, l’interrogation, l’intimation) tandis que Meunier a parlé de modalités d’énoncé qui sont en gros les modalités sémantiques (modalités logiques, modalités épistémiques, modalités hypothétiques)99 : Barthes a simplifié le débat en refusant de les distinguer. Les marques de la modalisation que Barthes nomme opérateurs d’atténuation, opérateurs correctifs, opérateurs métalinguistique, clausules d’incertitudes n’indiquent pas la relation qu’un sujet entretient avec une proposition ; elles ne sont 97 La Préparation du roman, texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, 98 « J’ajoute que je me suis efforcé de m’initier quelque peu à la langue japonaise, non certes avec la prétention de vouloir la parler, mais pour rendre compte de sa structure et par conséquent des structures de mentalité et de sensibilité auxquelles elle renvoie. » « Entretien à UMI » (1969) in OC, t. III, p.113. 99 Albert Meunier, « Modalités et communication », Langue Française, n°21, 1974-2. 54 plus que des précautions concessives par lesquelles on protège un discours contre les objections possibles. Les adverbes d’incertitude, le « nous » académique, les périphrases oiseuses, les circonlocutions dilatoires ne sont plus que des précautions oratoires appartenant à un code d’exposition courtoise qui n’atténuent que partiellement le dogmatisme discourtois de tout discours. De même les modalités de l’interrogation et du doute ne trompent personne : le questionnement (la recherche de la vérité par exemple) n’est plus qu’une inquisition, une demande indiscrète sur la sexualité de l’autre. L’ « ancienne rhétorique » l’avait bien compris en nommant « question oratoire » la figure qui réduit au silence l’adversaire. La question n’est plus qu’un assertif déguisé, étant moins un désir de savoir qu’un moyen de contrôler la rectitude des opinions (Barthes a contesté ce qu’il a appelé « la police de la pensée », refusant de donner « sa carte d’identité intellectuelle »). La question, introduisant d’emblée un biais, orientant la réponse, n’est plus qu’une manipulation. Comme il n’y a pas de questionnement neutre, l’interrogation est déjà une interprétation. Aussi interroger, c’est encore affirmer et affirmer, c’est toujours assujettir pour Barthes qui rapproche les étymologies d’« arrogance » et d’ « assertion » pour suggérer que leur collusion est une très vieille histoire. §6 L’infalsifiabilité des théories barthiennes On a quelquefois tourné en dérision la mobilité théorique dont Barthes a fait preuve. On y a vu une sorte d’impuissance à fonder une école critique, une duplicité, l’envie de plastronner à l’avant-garde, le signe d’une absence de pensée, voire d’une dégénérescence 55 cérébrale.100 Barthes voulait faire croire qu’il s’agissait d’un défaut de profondeur, d’une légèreté d’esprit : Il ne sait pas bien approfondir. Un mot, une figure de pensée, une métaphore, bref une forme s’empare de lui pendant des années, il la répète, s’en sert partout (par exemple « corps », « différence », « Orphée », « Argo », etc.), mais il n’essaye guère de réfléchir plus avant sur ce qu’il entend par ces mots ou ces figures (et le ferait-il, ce serait pour trouver de nouvelles métaphores en guise d’explications) : on ne peut approfondir une rengaine : on peut seulement lui en substituer une autre. C’est en somme ce que fait la Mode.101 En réalité, s’il n’a pas cherché à conforter ou à approfondir ses théories, c’est qu’elles n’avaient qu’une valeur tactique. On a tenté de réfuter certaines propositions avancées par Barthes sur la nature irréaliste de la littérature dite réaliste, le caractère hasardeux de la création verbale, l’absence de rapport entre la vie et l’œuvre : paradoxes, au reste, abandonnés102 dans les « retours » des dernières 100 Cf. Hervé Algalarrondo : « Un médecin qui le croise à ce moment-là formule une hypothèse : le maître était peut-être atteint par une maladie dégénérative qui commençait à attaquer ses facultés intellectuelles. », Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland Barthes, Paris, Stock, 2006, p.251. Robbe-Grillet est plus près de la vérité : « Roland Barthes était un penseur glissant [...]. Les glissements de cette anguille [...] ne sont pas le simple fruit du hasard, ni provoqués par quelque faiblesse de jugement ou de caractère. La parole qui change, bifurque, se retourne, c’est au contraire sa leçon. Notre dernier « vrai » penseur aura donc été le précédent : Jean-Paul Sartre » cité par Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.279. 101 Fragment Mot-mode, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.703. 102 « La vie de Proust nous oblige à renverser ce préjugé : ce n’est pas la vie de Proust que nous retrouvons dans son œuvre, c’est son œuvre que nous retrouvons dans la vie de Proust » « Les vies parallèles » (1966) in OC, t. II, p.812. Ce paradoxe n’a pas résisté : « J’en reviens en effet à cette idée simple, et en somme intraitable, que la « littérature » (car au fond mon projet est « littéraire »), ça se fait toujours avec de la « vie » » La Préparation du roman, op. cit., p.45. Sur le paradoxe de la mort de l’auteur en tant que Père de l’énoncé, voir infra note 25 du chap. VII : L’Opération structuraliste . Dans le même esprit de « retour à », Barthes a condamné la signifiose et plaidé pour un retour à la lettre : « Le texte, n’est-ce pas, est comme un gâteau feuilleté : les sens y sont superposés comme à la manière des feuillets du gâteau. Et, en ce qui concerne l’Evangile, ce travail serait très nécessaire. Il permettrait, après avoir examiné tous les niveaux d’organisation des textes, d’en revenir à la lettre, sans 56 années où Barthes a semblé concéder au sens commun des positions auxquelles il ne tenait plus ; on sait qu’il passait d’une théorie à l’autre sans jamais prendre le soin, ni le temps d’infirmer la précédente sans chercher à expliquer pourquoi ses idées précédentes n’étaient pas vraies ; mais entraînée sur un terrain ou le triomphe logique est impossible, la contre-argumentation peut moins réfuter que récuser le scandale d’une proposition, d’une « pseudo-démonstrations »103 aussi brillante que fragile.104 En se situant hors du vrai et du faux, en refusant aussi bien la logique dialectique que celle du tiers-exclu105, en déclinant le consensus des lecteurs compétents106, en abandonnant le principe de tolérance (la validité reposant sur la cohérence du système d’explication), en délaissant les règles de la description que la lettre tue le texte. » « Des mots pour faire naître un doute » (1978) in OC, t. V, p.573. 103 Barthes dans la dernière séance du Neutre parle de sa « pseudodémonstration », Le Neutre, séance 13. 104 Thomas Pavel et Bremond ont montré dans De Barthes à Balzac que S/Z du point de vue logico-critique n’était pas très solide mais le Sur Racine ne souffre-t-il pas des mêmes défauts ? Pourquoi porter l’attaque sur un seul point ? S/Z n’est-il qu’un accident ? Je rappelle le jugement porté par Régine Borderie sur ce livre démystificateur : « Les auteurs prennent au sérieux leur cible à laquelle ils ne refusent pas non plus leur estime, voire leur admiration, ils s’attachent, l’un après l’autre, à mettre dans un grand jour impitoyable les failles, les contradictions qui minent son travail en lui ôtant toute consistance théorique. Le procès est grave, désastreux pour l’auteur visé et les postulations qu’il défend. » Régine Borderie, « Claude Bremond, Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction », Critique (p.1039-1044), décembre 1999, p.1039. 105 « Je fais comme si la contradiction n’existait pas, et c’est ce « faire comme si » qui définit la fiction. Ou encore : je ne lutte pas contre la contradiction, et c’est alors peut-être ce qui définit la « sagesse » (Le Sage ne lutte pas, dit le Tao) » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.387. « Fiction d’un individu (quelque M. Teste à l’envers) qui abolirait en lui les barrières, les classes, les exclusions, non par syncrétisme, mais par simple débarras de ce vieux spectre : la contradiction logique », Le Plaisir du texte (1973) in OC, t. IV, p.219. Thomas Pavel parle de « l’abolition de la logique et du sens commun » p.74 ; et de la « démolition du sens commun », De Barthes à Balzac, Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, op. cit., p.77. Notons toutefois que Barthes a pu employer la logique du tiers-exclu pour montrer l’incohérence d’une position qu’il combattait. 106 « Le flottement du concept n’a pas à être rectifié par un consensus des lecteurs compétents. », « Sur S/Z et L’Empire des signes » (1970) in OC, t. III, p.665. 57 linguistique107, en contestant les « certitudes » de la philologie, Barthes s’est soustrait à toutes les règles connues du discours intellectuel : il a posé en principe l’infalsifiabilité de ses théories108 : la vérité d’une théorie ne se déduit plus de la cohérence de son système d’explication pas plus que dans son rapport à l’objet ; sa « vérité » est dans l’effet de vérité qu’elle produit dans l’esprit du destinataire. Ainsi la preuve de l’analyse sémiologique est le sentiment linguistique du lecteur ou sa compréhension immédiate : [Roland Barthes] : L’analyse sémiologique permet de situer la place de l’idéologie dans le système général du sens, sans, bien sûr, pouvoir aller plus loin, la description des idéologies particulières relevant d’une autre science. [Frédéric Gaussen] : Quelle garantie d’objectivité a le sémiologue dans l’analyse qu’il fait de cette rhétorique ? [Roland Barthes] Evidemment l’analyse de la rhétorique oblige le chercheur à s’appuyer sur son propre sentiment de lecteur, ce 107 Cf. Hjelmslev : « La description doit être non contradictoire, exhaustive et aussi simple que possible. L’exigence de non-contradiction l’emporte sur celle d’exhaustivité, et l’exigence d’exhaustivité l’emporte sur celle de simplicité. » Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, traduit du danois par Una Canger avec la collaboration d’Annick Wewer, Paris, Ed. de Minuit, coll. Arguments, 1968-1971, p.19. Barthes affirme en effet : « Le principal problème de l’épistémologie, c’est la complexité. Que ce soit en sciences, en économie, en linguistique, en sociologie, la tâche actuelle est moins d’assurer des principes simples que de pouvoir décrire des enchevêtrements, des relais, des retours, des ajouts, des exceptions, des paradoxes, des ruses : tâche qui devient très vite combative, puisqu’elle s’attaque à une force désormais réactionnaire : la réduction » « La complexité » in OC, t. V, p.630. Après avoir avoué que la « validité » n’était qu’un alibi : « Cette notion presque scientifique (puisqu’elle est d’origine linguistique) a son versant passionnel ; elle substitue la validité d’une forme à sa vérité ; et de là, en douce, pourrait-on dire, elle amène au thème chéri du sens déçu, exempté, ou encore : d’une disponibilité en dérive. A ce point, l’acceptable, sous l’alibi structural est une figure du désir : je désire la forme acceptable (lisible) comme une manière de déjouer la double violence : celle du sens plein, imposé, et celle du nonsens héroïque. », Fragment L’acceptable, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.693. On a compris que le non-sens héroïque était l’Absurde (l’humanisme bon teint d’Albert Camus) tandis que le « sens plein » était le « discours théologique » (le marxo-hégélianisme). 108 Pour Mounin, Barthes fait une sémiologie à l’estomac : « On ne peut pas parler scientifiquement de lui, écrit-il, on le prend pour un théoricien alors qu’il n’est qu’un essayiste, il confond tout, en bref Barthes ne fait pas de la sémiologie, il fait de la « psychanalyse sociale » » Mounin cité Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, op. cit., p.225. 58 qui peut choquer les habitudes positivistes reposant sur l’expérimentation. A partir du moment où l’on étudie un langage, on rencontre cet obstacle. Il n’y a pas d’autre « preuve » du langage que sa lisibilité, sa compréhension immédiate. Pour prouver l’analyse que l’on fait d’un langage, on est toujours obligé d’en revenir au « sentiment linguistique » de celui qui parle.109 En somme la sémiologie n’est pas un discours de la preuve mais une évaluation qui présuppose des valeurs partagées. On peut trouver cette logique pragmatiste sinon dangereuse du moins curieuse. Barthes reconnaît, en outre, que « le mobile [du discours] est effacé », que l’intention n’est pas déclarée bien qu’il ait milité pour l’assomption discursive des « valeurs implicites » à partir desquelles on commence à discourir : Pas d’écriture qui ne soit, ici et là, sournoise. Le mobile est effacé, subsiste l’effet : cette soustraction définit le discours esthétique.110 La vérité n’est plus qu’une séduction verbale, une esthétique du discours. Quand on proposait à Barthes de faire l’analyse idéologique de la sémiologie, il déclarait qu’on ne pourrait la faire qu’en sémiologue, protégeant à son tour le discours sémiologique par une figure de système111 qui aurait caractérisé les langages dogmatiques qu’il combattait. Car le discours qui se critique n’a pas à se soumettre à une critique extérieure. 109 « Sur le système de la mode » (1967) in OC, t. II, p.1308-1309. Fragment « Le léger moteur de la paranoïa », Roland Barthes par Roland Barthes (1975), in OC t. IV, p.714. Cf. « L’inconnu n’est pas le n’importe quoi » in OC, t. IV, p.408. Barthes y déclare à Jean Ristat : « L’opération que vous menez ressemble assez à ce qu’on appelle dans certaines formes de publicité cinématographique, contestables du point de vue moral, des images subliminales. » 111 Figure d’argumentation (figure d’intimidation qui ne démontre rien) servant à protéger un discours, un système langagier contre les objections des discours adverses. Toute opposition, toute résistance au discours n’est « expliqué » que par l’appartenance au clan du discours opposé. Barthes donne cet exemple : la résistance au discours marxiste ne serait pas une réticence d’ordre rationnel mais une simple opposition de classe. 110 59 Il n’y a que la sémiologie qui puisse critiquer la sémiologie : S’il y a un discours qui inclut le discours de l’idéologie, c’est bien celui de la sémiologie qui, étant une science des signes, ne peut avancer que par la critique des signes, donc de son propre langage. D’où la mobilité de cette science, la rapidité avec laquelle elle évolue, l’usure de son langage théorique qui prend à peine le temps de se fixer. Une étudiante me proposait avec malice un travail qui aurait été la critique de l’idéologie de la sémiologie. Je lui ai dit de le faire. Pourquoi pas ? Mais le seul travail valable là-dessus ne peut se faire qu’à l’intérieur de la sémiologie, en tant que critique sémiologique de la sémiologie. Sinon, on ne fera que ressasser que la sémiologie est une idéologie sans prouver qu’elle l’est sur son propre terrain.112 Il n’y a que le discours « bourgeois » qui puisse, qui sache critiquer le discours « bourgeois » (parce que la langue bourgeoise est le produit de la classe bourgeoise113), il n’y a que la littérature qui puisse critiquer la littérature : La destruction du discours monstrueux est menée ici selon une technique amoureuse ; elle mobilise non les armes réductrices de la démystification, mais plutôt les caresses, les amplifications, les subtilités ancestrales du mandarinat littéraire, comme s’il n’y 112 « Roland Barthes critique » (1971) in OC, t. III, p.988. Barthes est revenu sur cet incident dans « L’aventure sémiologique » : « Il y a quelques jours, une étudiante est venue me trouver ; elle m’a demandé de préparer un doctorat de troisième cycle sur le sujet suivant, qu’elle m’a proposé d’un air passablement ironique et cependant nullement inamical : Critique idéologique de la Sémiologie. Il me semble qu’il y a dans cette petite « scène » tous les éléments à partir desquels on peut esquisser la situation de la sémiologie et son histoire récente : - on y retrouve d’abord le procès idéologique c’est-à-dire politique, que l’on fait souvent à la sémiologie, dénoncée comme science réactionnaire ou tout au moins indifférente à l’engagement idéologique : n’a-t-on pas accusé le structuralisme, comme naguère le Nouveau Roman, et ici même en Italie, si mes souvenirs sont exacts, d’être une science complice de la technocratie, voire du gaullisme ? » « L’aventure sémiologique » (1974) in OC, t. IV, p.521. 113 Cf. Engels : « Il est d’autant plus facile au bourgeois de prouver, en utilisant la langue qui lui est propre, l’identité des relation mercantiles et individuelles ou encore des relations humaines en général, que cette langue est elle-même du produit de la bourgeoisie et que, par conséquent, dans le langage comme dans la réalité, on a fait des rapports du commerçant la base de tous les autres rapports humains. » L’Idéologie Allemande cité par Louis-Jean Calvet, Marxisme et linguistique, textes de Marx, Engels, Lafargue, et Staline présentés par Louis-Jean Calvet, précédés de « Sous les pavés de Staline, la plage de Freud ? », Paris, Payot, coll. Langages et sociétés, 1977, p.48. 60 avait pas d’un côté, la rigueur vengeresse de la science marxiste (celle qui connaît le réel des discours fascistes), et, de l’autre, les complaisances de l’homme de lettres, mais comme s’il était naturel, au contraire, de prendre plaisir à la vérité, comme si l’on avait le droit très simple, le droit immoral de soumettre l’écrit bourgeois à une critique formée elle-même par les techniques de lecture d’un certain passé bourgeois ; et en effet d’où vient la critique du discours bourgeois, sinon de ce discours lui-même ? La discursivité est, jusqu’ici, sans alternative.114 Barthes a dénoncé les figures de système mais il n’a pas négligé d’y recourir. Il était nécessaire de détruire, pour que le triomphe nihiliste soit complet, tout discours « porteur de sens » en tournant en dérision par exemple les maximes « kantiennes » de Grice (qualité, quantité, relation, manière).115 Le discours barthien ne déroge pas aux règles qu’il conteste : le cours sur le Neutre, par exemple, avait un objet de discours (pertinence), un nombre suffisant de séances pour l’exposer sans « trop ni trop peu » (quantité), une clarté d’exposition malgré les métaphores (manière, modalité), une information sûre (qualité) dont dépendait son ethos qu’il a consolidé par le « Il ne faut pas me croire »116 qui semble pourtant l’enferrer dans le paradoxe du menteur. Aussi le discours de la non-maîtrise, appelant au silence de la pensée plutôt qu’au silence de la bouche, et rappelant le discours « sans entente » que Blanchot oppose au « langage de la pensée » 117, reste un discours impressif, sans «innocence », un discours de pouvoir 114 « Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité » (1975) in OC, t. IV, p.786. 115 Voir Le Neutre, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2002, p.147 116 « A la limite quand je cite du bouddhisme ou du scepticisme, il ne faut pas me croire, je suis hors maîtrise » Idem, p.97. 117 « La parole poétique ne s'oppose plus alors seulement au langage ordinaire, mais aussi bien au langage de la pensée. » Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1955, Paris, p.42. 61 infiniment plus retors que le discours naïf de la science car finalement quoi de plus autoritaire118, et de plus tyrannique que l’affect ? SECTION III – LE REFUS DU SENS §1 L’empire contesté du signifiant L’obsession anti-monosémique a, sur le plan intellectuel, peu à peu isolé119 Barthes aussi bien dans l’intellectualité progressiste qu’à l’intérieur de la sémiologie d’obédience marxiste120. Il s’est démarqué de la « sémiologie positiviste » (serait-ce une appellation politiquement correcte pour qualifier et disqualifier en même temps ? Barthes dans ses premiers essais contre les écritures politiques du marxisme avait analysé comment les langages de la valeur font 118 Barthes oppose « savoir affectif » et « savoir autoritaire » dans la figure « « Références et citations » (qui est une des vingt figures que Barthes a supprimées en passant du cours sur le discours amoureux au livre) : « J’allègue une référence, je dis par exemple : Lacan, Sém. I, ou Stendhal, Armance, mais je ne l’honore pas ; la fiche a été mal prise, ou a disparu, ou c’était un simple souvenir, qu’on ne va pas vérifier. A quoi bon ? Ce n’est pas là le projet du texte (de toutes manières, hors les militants du savoir, qui vérifie une citation, une référence ? A quelle fin ? Selon quelle idéologie sinon de maîtrise, donc de pouvoir ?). En revanche le flou, l’inachèvement veut dire quelque chose : non pas forcément que l’auteur est paresseux, mais qu’en raison de son propos il a pris et soutient un parti : changer d’instance, écrire selon un savoir affectif, et selon un savoir autoritaire ; produire dans la grammaire de ce savoir une modalité nouvelle, l’équivalent d’un subjonctif et non plus un indicatif. », Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, édité sous la direction d’Eric Marty, avant-propos d’Eric Marty, p.693 119 « Cette année, j’avais l’impression que la sémiologie était en train de réussir toute seule – car malgré la mode, elle est très isolée – son tournant : c’est-à-dire qu’elle se rapprochait d’une pensée, d’une théorie de l’histoire. » « Structuralisme et sémiologie » (1968) in OC, t. III, p.78. 120 Sur les rapports parfois difficiles de Barthes avec l’intellectualité marxiste : « Un « savant » (par exemple un sémiologue bien scientifique, qui aurait obtempéré aux injonctions de Mounin et Barbéris réunis) qui parlerait de l’amour, ne serait pas un « sujet », mais un « self ». » Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.285. 62 l’économie de l’analyse en nommant et jugeant à la fois) pour des raisons de divergences idéologiques, ne tolérant pas qu’on puisse faire de la science sans mettre en crise son propre langage « sous emprise idéologique » : Le signifié menace toujours, notamment dans les régions scientistes de la littérature - et même au nom du signifiant. La sémiologie elle-même est en train d’engendrer ici et là un petit scientisme. Ce qui sauve du risque de récupération théologique par un signifié -, c’est justement d’accentuer le plaisir de la production.121 Derrida et Foucault ont quant à eux émis de fortes réserves sur le « règne » du signifiant. L’auteur de La Grammatologie note qu’il est insuffisant de ce point de vue d’opposer de manière insistante, le signifiant au signifié (mais pour Barthes le problème est moins le « cercle logocentrique » que la « monosémie ») : on ne résout rien en remplaçant le signifié transcendantal par un signifiant transcendantal : Le signifiant est un levier positif : je définis ainsi l'écriture comme impossibilité pour une chaîne de s'arrêter sur un signifié qui ne relance pour s'être déjà mis en position de substitution signifiante. Dans cette phase de renversement, on oppose, par insistance, le pôle du signifiant à l'autorité dominante du signifié. Mais ce renversement nécessaire est aussi insuffisant, je n'y reviens pas. J'ai donc régulièrement marqué le tour par lequel le mot "signifiant" nous reconduisait ou nous retenait dans le cercle logocentrique.122 Foucault, lors de sa leçon inaugurale, a demandé « la levée du signifiant » pour prôner « un positivisme heureux »123 et Barthes l’a regretté.124 121 « Le jeu du kaléidoscope » (1975), OC, t. IV, p.849. Jacques Derrida, Positions, Paris, Ed. de Minuit, 1973, p.110. 123 Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1971, p.72 124 Barthes parle d’« Attaques [contre la littérature] venant éventuellement de l’intelligentsia elle-même Foucault demandant [de] « lever enfin la souveraineté du signifiant » La Préparation du roman, op. cit., p.354. 122 63 §2 Communication et symbolisation Barthes s’est étonné non sans raison qu’on ait pu l’accuser de « crocéisme » : la distinction communication/symbolisation que Barthes a exploitée ne doit rien en effet à celle que Croce avait inventée pour différencier « communication » et « expression ».125 Il reste que Barthes ne voulait pas qu’on réduise le langage à la communication comme le faisait par exemple Georges Mounin qui récuse aussi bien la fonction métalinguistique que la fonction poétique.126 L’instrumentalisme, avait-il confié un peu imprudemment dans une lettre adressée à Bernard-Henry Lévy, qui n’avait pas vocation à devenir publique, est propre aux idéologies progressistes en général127 et la communication est le niveau le moins intéressant de l’analyse sémiologique.128 Barthes rappelait avec un peu de complaisance pour les travaux de Max Von Frisch que Benveniste avait critiqués que les abeilles et les dauphins communiquent tout aussi bien que les humains. Aussi faudrait-il chercher ailleurs que dans la communication ce qui serait proprement humain dans le langage articulé en distinguant « communication » et « symbolisation » comme l’avait fait Raymond Ruyer.129 On pourrait 125 « Je n’ai jamais identifié sens et technique, contenu et forme : suivant la linguistique structurale (et non Croce), j’ai soigneusement distingué les signifiants et les signifiés », Avant texte « Chose bizarre, on m’accuse de crocéisme » [réponse de Barthes à des intellectuels italiens, à Saltini en particulier], Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, non coté, f. 1. 126 « La fabrication des formes - qui est un moyen - ils l’érigent en fin. » Georges Mounin, La littérature et ses technocrates, Paris, Casterman, 1978, p.7. 127 Sur la publication par Bernard-Henri Lévy de sa lettre, Barthes a confié à Eric Marty : « Tout cela m’embête énormément... » Eric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, coll. Fiction et Cie, 2006, p.69. 128 « Le langage, ce n’est pas seulement la communication. Le niveau de la communication n’est qu’un des niveaux du langage, et peut-être le moins intéressant. Le drame, c’est qu’on a exploré que ce niveau. » « Un univers articulé de signes vides » (1970) in OC, t. III, p.653. 129 « Il ne faut pas oublier que la communication n’est qu’un aspect partiel du langage. Le langage est aussi une faculté de conceptualisation, d’organisation du monde, c’est donc beaucoup plus que la simple communication. Les animaux, par 64 croire que le terme « symbolisation » fait aussi référence aux travaux de Benveniste qui oppose la symbolisation humaine à la communication animale : la symbolisation est la faculté de langage propre à l’homme, la disposition innée à créer des systèmes interprétants de signes non-analogiques ou semi-analogiques, de les combiner et de les articuler pour produire des discours. Les animaux ne dépassent pas le stade de la communication, du signal, et du système interprété. Aussi pour Benveniste toute communication linguistique même utilitaire ou banale est une symbolisation par définition, puisque parler, c’est symboliser.130 En revanche Barthes préfère réserver le terme de symbolisation aux « communications de luxe », à la littérature, aux langages symboliques. Barthes retire donc à la communication humaine quand elle est dépourvue de complexité, le caractère symbolique qui la distingue de la communication animale. Barthes aimait simplifier la science au nom de cette évaluation qui doit précéder la science. Dans le même esprit, Barthes a psychiatrisé le discours historique en le rapprochant du discours psychotique131 qui exemple communiquent très bien entre eux ou avec l’homme. Ce qui distingue l’homme de l’animal, ce n’est pas la communication, c’est la symbolisation, c’està-dire l’invention de systèmes de signes non analogiques. Les réflexions philosophiques récentes sur ce point, celle de Ruyer par exemple, conduisent à l’idée que, paradoxalement, le langage n’est venu à l’homme que par arrêt de la communication. C’est toute la différence qu’il y a entre parler à quelque un (ce qui relève de la communication) et parler de quelque chose (ce qui relève de la symbolisation). » « Visualisation et langage » (1966) in OC, t. II, p.880. 130 « Parce que le langage représente la forme la plus haute d'une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très largement la faculté de représenter le réel par un "signe" et de comprendre le signe comme représentant le réel, donc d'établir un rapport de signification entre quelque chose et quelque chose d'autre. […] La faculté symbolisante permet en effet la formation du concept comme distinct de l'objet concret, qui n'en est qu'un exemplaire. Là est le fondement de l'abstraction en même temps que le principe de l'imagination créatrice. Or cette capacité représentative d'essence symbolique qui est à la base des fonctions conceptuelles n'apparaît que chez l'homme. Elle s'éveille très tôt chez l'enfant, avant le langage, à l'aube de sa vie consciente. Mais elle fait défaut chez l'animal. », Problèmes de linguistique générale I, op. cit., p.50. 131 Nous rappelons quelques métaphores malheureuses : « Le statut du discours historique est uniformément assertif, constatif ; le fait historique est lié linguistiquement à un privilège d’être : on raconte ce qui a été, non ce qui n’a pas été ou ce qui a été douteux. En un mot le discours historique ne connaît pas la négation (ou très rarement, de façon excentrique). Ce fait peut-être curieusement 65 ne symbolise pas ; il a réduit la philologie et les philosophies monologiques à des pathologies de l’esprit résultant d’un défaut de symbolisation.132 §3 Troisième sens et avenir politique Dans « Le troisième sens »133 proposant des hiérarchies à l’intérieur du feuilleté du sens, Barthes place au niveau le plus bas la communication qu’il expédie en quelques lignes comme s’il fallait tout de même assumer les rubriques obligatoires du discours sémanticien ; il met au niveau intermédiaire la signification ou le procès du sens, le sens obvie a droit à plus d’égards ; il couronne la signifiance, le sens obtus, le troisième sens auquel le sémantologue de l’irréalisation de l’Histoire consacre l’essentiel de sa réflexion, non sans inviter le lecteur cinéphile à comprendre que l’avenir du signifiant est la politique de l’avenir. Militant pour le filmique (opposé au film comme le romanesque l’est au roman) il semble regretter que l’art d’Eisenstein ne soit pas polysémique, empêchant mais significativement - mis en rapport avec la disposition que l’on trouve chez un énonçant bien différent de l’historien, qui est le psychotique, incapable de faire subir à un énoncé une transformation négative ; on peut dire que, en un certain sens, le discours « objectif » (c’est le cas de l’histoire positiviste) rejoint la situation du discours schizophrénique » « Le discours de l’histoire » (1967), in OC, t. II, p.1257. 132 Si Barthes psychiatrise la démarche philologique en la réduisant à une pathologie, ce n’est pas sans arrière-pensée politique : « Elle [l’asymbolie] est grave au niveau de l’individu par la voie psychosomatique que j’ai indiquée plus haut, mais il serait aussi très grave, au niveau d’une civilisation, d’arriver, par une sorte de série de ruses de l’histoire, à un état collectif d’asymbolie. » « Une Problématique du sens » (1970) in OC, T. III, p.512. Barthes s’est fait plus explicite lors du cours sur le Neutre, redoublant le « nous » participatif pour sur-impliquer son auditoire : « Il est possible qu’à partir de l’idéosphère les soviétiques croient de bonne foi sincèrement, ce qui nous parait à nous monstrueux, que l’opposition au régime est une maladie mentale, le signe d’une anomalie pathologique, relevant dès lors des hôpitaux psychiatriques », Le Neutre, op. cit., p.128. 133 « Le troisième sens, Notes de recherches sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein »(1970) in OC, t. III, p.485-506. 66 par exemple de confondre le poing fermé du prolétaire avec le poing levé du fasciste134 ; Barthes mêle dans le matériel qu’il se propose d’analyser des photogrammes tirés des films d’Eisenstein avec un cliché représentant Goebbels135 sans que le propos dénoté paraisse expliquer ce thématisme... Le troisième sens qui ressemble un peu à la fonction poétique de Jakobson ne se substitue pas au premier sens vulgaire de la communication mais lutte contre son arrogance en la minant par une sorte de dysfonction sémantique du signifiant qui trouble la fonction référentielle du signe, en faisant naître un doute sur le « réel » qu’il veut représenter. Barthes précise qu’il emploie le mot « réel » qui ne désigne rien de précis pour l’opposer au « fictif délibéré »136. Le « réel » n’est que le fictif inculqué par la philosophie réaliste (l’essentiel de la tradition philosophique occidentale : Platon qui croit à la réalité des idées, Aristote, et bien sûr, les arrogants du concept Hegel et Marx) et ses expressions littéraires. §4 L’indissociabilité fond-forme La signifiance, le troisième sens est l’ingénieuse trouvaille par laquelle Barthes a cherché à éloigner les fantômes référentiels imposés par les scolastiques du fait. Mais la nouvelle intelligibilité du signe n’a pas seulement inventé, elle a aussi repris. La notion d’illisibilité par exemple repose sur le dogme stylisticien de l’indissociabilité du fond et de la forme qui permettait à Flaubert de refuser l’instrumentalité de la prédication classique avec sa distinction res et verba que la convenance du style accordait mais ne confondait pas. En transformant le style (forme) en vision du monde (sens), Flaubert se persuadait qu’il prêchait pour personne, réprouvant aussi bien le 134 Idem., p.489. Ibid., p.499. 136 Ibid., p.498. 135 67 philosophisme de Louise Colet que le socialisme de salon de Maxime Du Camp. Barthes a repris l’indistinction fond-forme car il estimait que le sens n’est plus dans le signifié comme l’avait cru la métaphysique occidentale mais dans le signifiant comme l’a montré Lévi-Strauss.137 Nietzsche dont la conception du style se rapprochait de celle de Flaubert, estime de même qu’il faut abolir la distinction de l’intérieur et de l’extérieur, du fond et de la forme, savoir intérieur et forme extérieure, distinction qui a empêché la naissance d’une vraie culture.138 La violente sortie de Barthes contre la critique Ni-Ni139, qui défendait le style de décoration classico-centriste sans comprendre que la littérature n’en était plus à chercher à sauver des ornements Barthes glisse « cela ne veut pas dire naturellement, que la Littérature puisse exister en dehors d’un certain artifice formel »140 - mais à préserver son existence, n’était pas inspirée par un refus plébéien de la forme mais tout au contraire par une conception radicale du style. Le style est l’être de la littérature et non plus son l’alibi. On n’a pas tellement remarqué que la critique de Barthes portait moins sur le style que sur sa récupération, et qu’il ne s’est pas associé au courant linguistique qui a semblé remettre en cause une des notions princeps 137 « Il y a une sorte de procès général du signifié qui s’ébauche, mis en branle par la réflexion de Lévi-Strauss d’abord, quoi qu’il en pense maintenant. » « Sur la théorie » (1970) in OC, t. III, p. 693. « Tout ce qui est écrit est « en mal de sens », selon l’excellente expression de LéviStrauss. » « La crise de la vérité » (1976) in OC, t. IV, p.998. Lévi-Strauss qui avait refusé de diriger la thèse que Barthes voulait faire sur le vêtement, a déclaré que son évolution ne l’avait pas surpris, n’ayant jamais cru que sa première postulation fut sincère. Selon Louis-Jean Calvet : « Lévi-Strauss, sollicité en 1958, refuse de prendre Barthes comme thésard, le trouvant trop littéraire. Il confiera d’ailleurs plus tard à Didier Eribon « Je ne me suis jamais senti proche de lui, et j’ai été confirmé dans ce sentiment par son évolution ultérieure. Le dernier Barthes a pris le contre-pied de ce que faisait le précédent et qui, j’en suis convaincu, n’était pas dans sa nature. » Roland Barthes, op. cit., p.164. 138 « Cette culture n’a été qu’une façon de science de la culture, et de plus une science très fausse et très superficielle. » Frédéric Nietzsche, Seconde considération intempestive, traduit de l’allemand par Henri Albert, Paris, Flammarion, coll. GF, 1988, p.169. 139 Voir Mythologie La critique Ni-Ni, Mythologies (1975) in OC, t. I, pp.783-785 140 Idem., p.785. 68 de l’analyse littéraire.141 Barthes n’a pas cru à l’indistinction signifiant-signifié malgré les déclarations contre le sens pré-établi ; l’indistinction lui permettait simplement de reculer la « charge idéaliste des contenus » qu’il voulait irréaliser.142 Ainsi dans un entretien Barthes a rétabli sans y prendre garde la distinction fondforme comme André Bourrin, perspicace, le lui fait remarquer : Eh, oui, elle venait des études rhétoriques classiques. C’était ce que la rhétorique latine appelait res et verba : les choses d’un côté et les mots de l’autre... La linguistique structurale actuelle semble, d’une certaine façon, perpétuer cette division puisqu’elle travaille sur l’opposition entre des signifiants et des signifiés.143 Barthes reconnaît que la séparation res/verba était une conception rhétorique que la linguistique structurale perpétue avec la dichotomie signifié-signifiant ; Hjelmslev en distinguant une forme et une substance aussi bien pour le plan de l’expression que pour le plan du contenu a permis de corriger l’erreur des Stoïciens qui avaient arrêté le sens au signifié : L’erreur de la rhétorique classique, c’était précisément d’arrêter la signification à un dernier niveau, celui du fond, alors qu’en réalité, maintenant nous savons, ne serait-ce que par les premières formulations de Hjelmslev, que le signifié lui-même a, comme il dit lui-même, une forme, c’est-à-dire qu’au niveau du fond il y a une forme du fond, en quelque sorte.144 Ainsi Barthes ramène astucieusement la distinction signifiant-signifié à celle du signe (verba) et du référent (res), ce qui lui permet de 141 Notamment les travaux de Michel Arrivé, « Postulat pour la description linguistique des textes littéraires », Langue française, n°3, 1969-9. 142 « Plus un auteur s’engage dans l’écriture, plus il se matérialise, plus il évacue la charge idéaliste qu’il peut y avoir dans les contenus qu’il propose. » « Plaisir /écriture/ lecture » in OC, t. IV, p.208. 143 « Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.639-640. 144 Idem. 69 reprocher aux discours « pleins » (de contenus) de confondre le signifié et le référent. 70 PARTIE II L’ACTION DES LANGAGES INTRANSITIFS 71 CHAPITRE 1 : LE DON DE L’ECRIVAIN L’écriture peut tout faire d’une langue, et en premier lieu lui rendre sa liberté Roland Barthes Barthes a commenté dans un prière d’insérer d’une édition du Degré zéro de l’écriture l’interrogation qui était au départ de ce livre : il se demandait pourquoi les écrivains ne supportaient plus la « densité spéciale »145 du langage littéraire ? Est-ce à dire que la poétique plus prospective que descriptive du Degré zéro de l‘écriture, cherchait moins à défendre l’usage des écritures modernes qu’à formuler une 145 « J’ai cru discerner, dans l’œuvre de certains écrivains d’aujourd’hui, la hantise d’un non-style ou d’un style purement parlé, en bref d’un degré zéro de l’écriture littéraire. Je me suis demandé pourquoi ces écrivains ne pouvaient plus supporter l’espèce de densité spéciale du langage littéraire traditionnel, et j’ai cru pouvoir fixer au milieu du XIXe siècle le moment capital où l’écrivain a jeté un regard sur son langage, et l’a considéré non plus comme un instrument naturel, mais comme une sorte d’objet menaçant, glorieux ou compromettant selon les cas. Il m’a semblé que c’était là un fait très important parce qu’il introduisait pour la première fois dans notre littérature, toujours si sûre de sa forme, une responsabilité du langage littéraire… et que, naturellement, cette responsabilité devenait évidente, le jour même où l’Histoire sociale obligeait les écrivains à regarder en face la dure disparité de la société moderne. Je pense qu’il y a là l’objet d’une histoire, puisque les écrivains ont développé en face de leur écriture des attitudes différentes selon les époques, et d’une éthique puisque le langage, même et surtout littéraire, est une fatalité qui nous enferme et nous affiche, et nous sépare d’autres hommes. Naturellement, Le degré zéro de l’écriture n’est qu’une hypothèse ; il n’est que le système qui provoque au savoir. » Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, coll. Pierres Vives », 1953. 72 hypothèse sur l’impossibilité pour les écrivains d’assumer un langage littéraire ? Si Barthes a songé à mettre en cause le paradigme langue littéraire/ langue ordinaire qui avait remplacé l’ancien partage entre langue usuelle, langue oratoire et langue poétique que Nodier utilisait encore au début du dix-neuvième siècle pour classer les « arts de la parole »146, pourquoi a-t-il ensuite conféré à l’écrivain le monopole de la création langagière, en exacerbant le paradigme langage littéraire versus langage ordinaire autour duquel est centrée la poétique de Jakobson qui a cherché à relativiser cette opposition en définissant par exemple la prose littéraire comme un langage de transition entre le langage poétique et le langage « ordinaire »147 ? Après avoir rappelé l’histoire du paradigme langue littéraire/ langue ordinaire, nous montrerons que Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture a cherché à démontrer par l’absurde l’intransitivité de l’écriture aussi bien en pointant l’impossibilité d’inventer une nouvelle instrumentalité par l’exemple de Camus qu’en rappelant qu’une écriture qui cherche à rejoindre la naturalité des langages sociaux reste littéraire par provision (Section I - La contre-division des langages). Nous verrons ensuite qu’il a affirmé et confirmé le caractère intransitif du langage littéraire aussi bien en soulignant l’échec historique du théâtre de Brecht qu’en dramatisant le caractère polysémique du signe littéraire qui peut contredire l’intention initiale de l’auteur (Section II - Poétique de l’explication et poétique de la déception). Nous analyserons enfin comment Barthes a défendu l’écriture classique qu’il aimait, d’abord au nom de ce qu’il appelait 146 Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistiques ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture, Genève, Librairie Droz, 2005, p.7. 147 « La prose présente à la poétique des problèmes plus compliqués, comme c'est toujours le cas en linguistique pour les phénomènes de transition. Dans ce cas particulier, la transition se situe entre le langage strictement poétique et le langage strictement référentiel. » Roman Jakobson, Essais de linguistique générale : les fondements du langage, traduit par Nicolas Ruwet, Paris, Ed. de Minuit, coll. Reprise, 1963/2003, p.243. 73 la « flaubertisation de l’écriture » au temps du Degré zéro de l’écriture, puis au nom d’un désir, d’un « éros du langage » (Section III - L’assomption de l’Ecriture classique). SECTION I – LA CONTRE-DIVISION DES LANGAGES §1 Langue littéraire/langue ordinaire : esquisse d’un paradigme historique Le paradigme langue littéraire/langue ordinaire naît au moment où l’ancienne langue monarchique, qui ne reconnaissait pas de différence marquée d’usage entre la parole et l’écriture, excepté pour l’orthographe148, est remplacée par celle de la bourgeoisie, la langue romantique comme l’ont qualifiée avec un peu d’euphémie aussi bien Sébastien Mercier que Paul Lafargue : Depuis quatre siècles les langues littéraires de la France sont extraites de la langue populaire, le grand fonds commun d’où les lettrés de toutes les époques tirent les mots, les tournures et les locutions. La bourgeoisie, […], tailla à son tour dans la vulgaire, mais plus largement, sa langue romantique : et dès qu’elle arriva au pouvoir en 1789, elle l’imposa comme la langue officielle de la France : les écrivains ambitionnant la gloire et cherchant la fortune durent l’adopter malgré leur mauvais vouloir. La langue classique tomba avec la monarchie féodale ; la langue romantique née à la tribune des assemblées parlementaires durera ce que durera le gouvernement parlementaire.149 148 Selon Rivarol : « On se fit une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l’orthographe et de la prononciation dure encore. » Rivarol, L’Universalité de la langue française, présenté par Jean Dutourd, Paris, Arléa, 1991, p.55. 149 Lafargue cité par Louis-Jean Calvet, Marxisme et linguistique, textes de Marx, Engels, Lafargue, et Staline présentés par Louis-Jean Calvet, précédés de « Sous les pavés de Staline, la plage de Freud ? », Paris, Payot, coll. Langages et sociétés, 1977, pp.143-144. 74 Cette langue bourgeoise, moins pure que celle de l’aristocratie, était appropriée aux nouvelles interlocutions sociales : langue parlementaire, langue des affaires, langue des armées, langue de la nouvelle administration, jargons techniques des sciences nouvelles, toutes ces langues étaient promues par celles des publicistes qui les rapportaient en les fondant dans un nouveau sabir raillé par Flaubert autant que par Baudelaire qui notait l’invasion des locutions militaires, les « métaphores à moustaches » dans la langue « ordinaire » de la presse. La classe dirigeante issue de la Révolution et de l’Empire était trop hétérogène, socialement et idéologiquement, pour fétichiser une langue qui était de moins en moins un instrument de plaisir social permettant un art de converser, de vivre ensemble ; elle n’était plus qu’un moyen de commandement et de gestion des activités sociales. Si des écrivains « isolés » comme Stendhal ou Mérimée, qui partageaient les conceptions mondaines de l’ancienne société non sans nostalgie ambivalente, ont logiquement conservé la langue dix-huitièmiste avec ses exigences rhétoriques de clarté, de netteté, de persuasion rationnelle accordées d’ailleurs à leur idéologie progressiste, la plupart des littérateurs ont préféré assumer une révolution linguistique irréversible malgré la réaction de certains puristes comme La Harpe ou Fontanes.150 Comme il était impossible de restaurer la « pureté » du français classique, on tenta de préserver des lambeaux de l’ancienne langue en distinguant un usage littéraire et un usage commun. Le clivage de la langue entraîna la régionalisation de la langue dite littéraire alors qu’autrefois la langue des écrivains était la langue tout court : 150 Lafargue écrit « On conçoit que des lettrés timides, des La Harpe et des Morellet, vieillis dans les salons de l’ancien régime, aient été scandalisés par la langue démagogique des journaux révolutionnaires ; elle choquait par trop leurs habitudes et leur politesse académiques », Idem, p.118-119 Chateaubriand rappelle dans ses Mémoires d’outre-tombe que La Harpe parlait de la « langue révolutionnaire » avec autant de mépris que de colère. 75 Mesure-t-on bien quelle révolution tranquille s’est opérée pour que la langue littéraire soit désormais considérée comme un double de la langue commune, ou comme son fantôme, et non plus comme son idéal asymptotique ?151 Par ce séparatisme linguistique, la langue dite littéraire a commencé à se définir par son aspect artificiel et contourné, par l’emploi réservé de certaines figures tandis que la langue dite courante (« normale ») s’est insensiblement perçue comme l’usage simple et naturel.152 Chateaubriand, se présentant à la fois comme le chef de la nouvelle école romantique et comme l’instigateur principal de la révolution linguistique (liée à la Révolution politique153) a dignifié le paradigme 151 Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément : le moment grammatical de la littérature française : 1890-1940, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 2002, p.82 « Depuis le romantisme et surtout la révolution symboliste, la langue littéraire n’est plus définie comme la quintessence d’une langue commune réduite à sa pureté idéale. Le romantisme avait réévalué, voire annexé, la langue populaire en en faisant une sorte d’alliée objective contre le mythe de la langue « pure » ; le symbolisme avait ensuite rompu avec un autre mythe classique, celui de la langue « claire » : pour faire parler la langue, on devait la tordre dans tous les sens, et la langue littéraire en était venue à se séparer progressivement du parler de la tribu. Mais ce n’est qu’avec un retard certain que la doxa va intégrer cette donnée nouvelle. » Idem, p.85-86 Lafargue a aussi rappelé que la langue latine dès l’Antiquité s’est divisée en deux usages : l’usage populaire et l’usage aristocratique 152 Problème que Barthes a traité dans « Ecrivains et écrivants » (1960) Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.403-410. On peut rapprocher l’opposition Ecrivains/écrivants de celle de Rémy de Gourmont : « Il y a deux sortes d’écrivains : les écrivains qui écrivent et les écrivains qui n’écrivent pas. » La Culture des idées, Ed. Mercure de France, 1964, p.14 153 L’idée d’un lien entre l’ordre linguistique et un ordre externe, l’ordre politique par exemple, est une idée qui apparaît au dix-huitième siècle. Elle est devenue depuis un lieu commun du discours des écrivains : Rousseau, Sébastien Mercier, Chateaubriand, Maïakovski, Queneau, Céline et Barthes l’ont cultivée : « On tiendra pour suspects toute éviction de l’écriture, tout primat systématique de la parole, parce que, quel que soit l’alibi révolutionnaire, l’une et l’autre tendent à conserver l’ancien système symbolique et refusent de lier sa révolution à celle de la société. » « L’écriture de l’événement » (1968) in OC, t. III, p.51. L’idée de révolution linguistique était banale à la Renaissance ; on ne cherchait pas encore à lier révolutions linguistiques et révolutions politiques. Le président Pasquier dans ses Recherches sur la France parlait des nombreuses révolutions linguistiques que la langue française avait traversées. Voir Rivarol, L’Universalité de la langue française, op. cit., p.54. 76 littéraire/langage ordinaire en achevant de confondre prose et poésie (processus commencé par Fénelon). §2 L’éclatement de l’écriture classique Estimant que les données de la consommation littéraire n’avaient pas été modifiées par la Révolution, Barthes a minimisé la révolution littéraire des romantiques pour inventer le mythe du déchirement de la conscience littéraire provoquée par la coupure historique de 1848. La révolution manquée de 1848 en révélant l’incurable division du corps social à ses membres les plus conscients aurait bouleversé l’art d’écrire. L’année 1848 devient, pour Barthes qui ne s’inquiétait pas du déterminisme que cette conception suppose, le moment initial à partir duquel s’est opérée la mutation des régimes d’écriture : la multiplication des écritures modernes est la réponse des écrivains à l’atomisation du corps social et à la division des publics. L’écrivain « éclairé », constatant l’échec du libéralisme politique, tiraillé entre sa vocation intellectuelle et sa condition sociale, est placé devant un choix : soit perfectionner l’instrument verbal prestigieux transmis par la tradition littéraire (aussi Barthes suggère-t-il que l’écrivain pourrait choisir de ne pas écrire pour le « Peuple ») ; soit tenter de retrouver une langue innocente à l’instar de Stéphane Mallarmé, présenté comme l’écrivain de cette crise morale du langage littéraire, aurait cherché à désarticuler la syntaxe, axe social du langage, pour retrouver le sens des choses. : à la fois gréviste républicain et « aristocrate » en poésie ; à la fois victime et bourreau d’un langage littéraire condamnée par l’Histoire ; soit chercher à reproduire le langage parlé pour effacer la division des langages. 77 §3 La reproduction des langages réels et l’échappée des langages libres La dernière possibilité (reproduire le langage réel) explique que Barthes ait approuvé (au sens où il comprenait une démarche esthétique qui n’était pas la sienne) que l’écrivain « appréhende », en les reproduisant, socialité. ce qu’il appelait « les langages réels »154 de la On peut trouver l’expression « langage réel » presque insolite voire oxymorique chez le futur nominaliste qui allait spéculer sur l’irréalité du langage pour insinuer celle de la littérature. Il faut comprendre que le langage réel n’est pas le langage réaliste mais la parole littéraire qui fait l’effort de rejoindre la langue parlée comme Céline l’avait tenté. Le « langage réel » n’est donc pas la « langue française véritable »155 de Queneau mais plus classiquement le langage pratique, le langage ordinaire, la parole quotidienne qu’on oppose depuis Chateaubriand au langage poétique, au langage littéraire. Bien qu’il ait trouvé Queneau « extrêmement intelligent »156 bien qu’il ait considéré que Céline restait important malgré « ses options politiques »157 parce qu’il a tenté de rejoindre la langue parlée 154 Le « départ » du Le Degré zéro de l’écriture est une série de cinq articles, parus dans Combat dans le cadre d’une série programmée d’études intitulée « Pour un langage réel ». I : « Triomphe et rupture de l’écriture bourgeoise » (Jeudi 9 novembre 1950) ; II : « L’artisanat du style » (Jeudi 16 novembre 1950) ; III : « L’écriture et le silence » (Jeudi 23 novembre 1950) ; IV : « L’écriture et la parole » (Jeudi 30 novembre 1950) ; V : « Le sentiment tragique de l’écriture » (Jeudi 14 décembre 1950). 155 Cf. Raymond Queneau : « Les philologues et les linguistes n’ignorent pas que la langue française écrite (celle que l’on « défend » en général) n’a plus que des rapports assez lointains avec la langue française véritable, la langue parlée. » Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard coll. Idées, 1965, p.61-62. 156 Voir Le Neutre, texte établi, présenté et annoté par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002 157 « Il faut remarquer que dans la littérature, dans ce qui se publie, il n’y a pour le moment aucune tentative réellement importante de rejoindre la langue parlée. Il y a eu la tentative de Céline, c’est pour cela qu’en dépit de ses options politiques, il garde une très grande importance. » « Barthes met le langage en question » (1975) in OC, t. IV, p.916. 78 en cherchant à restituer un langage-peuple que l’écrivain ne peut qu’approcher, Barthes n’a jamais pensé qu’un de ces langages puisse constituer une nouvelle langue littéraire comme le voulait Queneau qui avait songé à traduire le Discours de la méthode en néo-français afin de lui conférer un prestige égal à l’idiome « nioutonien »158 de Voltaire : Barthes est resté fidèle159 malgré son penchant pour l’hermétisme, à la « syntaxe du raisonnement ». En remaniant l’article « Le tragique de l’écriture », rebaptisé « L’utopie du langage », dernier chapitre du Degré zéro de l’écriture, Barthes a supprimé l’expression « langage réel » au sujet du travail littéraire de Raymond Queneau, préférant parler à présent de « socialisation du langage littéraire » pour faire comprendre que le degré parlé de l’écriture reste littéraire malgré son aliénation aux langages de la socialité. Barthes ne voulait pas qu’on prenne le degré parlé de l’écriture pour le « français parlé vivant ». Les « styles de genre »160 158 Raymond Queneau écrit : « Il me devint évident que le français moderne devait enfin se dégager des conventions de l’écriture qui l’enserrent encore (conventions tant de style que d’orthographe et de vocabulaire) et qu’il s’envolerait, papillon, laissant derrière lui, le cocon de soie filé par les grammairiens du seizième siècle et les poètes du dix-septième siècle. Il me parut aussi que la première façon d’affirmer cette nouvelle langue serait non pas de romancer quelque événement populaire (car on pourrait se méprendre sur les intentions) mais bien à l’exemple des hommes du seizième siècle qui utilisèrent les langues modernes au lieu du latin pour traiter de théologie, ou de philosophie, de rédiger en français parlé quelque dissertation philosophique ; et, comme j’avais emporté avec moi le Discours de la Méthode, de le traduire dans ce français parlé. », Bâtons, chiffres et lettres, op. cit., p.16-17. 159 « Qu’est-ce que l’on fait avec cette langue presque morte, très singulière qu’est le français écrit ? Mon rôle n’est pas central dans ce domaine, parce que j’écris classique, mais toujours pour défendre des valeurs de mutation. Vous me direz : pourquoi vous-même vous n’essayez pas de pratiquer une écriture plus proche de la réalité ? Quand on feint de manier des idées, que l’on écrit des essais, il est difficile de ne pas utiliser une syntaxe qui est celle du raisonnement. Je suis donc comme le témoin d’une époque à venir, le Moïse d’une terre promise, dans lequel je n’entre pas. » « Barthes met le langage en question » (1975) in OC, t. IV, p.916. « Je vis sous la fascination d’une maîtrise de la langue qui reste encore de type classique » « Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.746. « Céline : ironie à l’égard de ce qu’il appelle le style de bachot, la phrase française de Voltaire, Renan, France (mais si j’ai ; moi, le goût pervers de ce style ?). » La Préparation du roman, texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.354. 160 « Le grand écrivain déteste le style de genre, mais il n’écrit rien qui n’ait un 79 malgré leur volonté de témoigner de la réalité sociale en contestant la littérature (le beau style chez Céline, le français classique chez Queneau) restaient d’autant plus littéraires qu’ils ont cherché à mettre en question le langage littéraire, leur propre langage, l’appareil verbal qui avait contesté la société avant qu’il aille s’enfermer dans sa propre contestation pour ne pas se « dégrader » selon Blanchot en nommant « l’essentiel ».161 L’entreprise de Queneau serait moins une révolution de langage qu’une problématisation du langage : ainsi Barthes affirme déjà dans Le Degré zéro de l’écriture, l’intransitivité du langage littéraire. Le travail littéraire de Queneau ne serait qu’une question posée au langage.162 Barthes à l’orée de sa carrière de critique littéraire appliquant son principe de déformation narcissique163, valérysait l’auteur de Bâton, chiffres et lettres. §4 L’hypothèse concessive de la nouvelle instrumentalité164 Pour éviter le double écueil des styles de genre et des écritures intransitives, réponse désespérée d’une littérature surprise par l’Histoire, déchirée entre son désir d’assumer la tradition et son certain ton ; et l’on voit par l’exemple de L’Etranger que le style de race est somme toute plus habile et moins fatiguant que la style de génie (Céline). » « Réflexion sur le style de « L’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.77. 161 « Il faut reconnaître que la modestie prédestinée, le désir de ne prétendre à rien et de ne conduire à rien suffiraient à faire de beaucoup de romans des livres sans reproche et du genre romanesque, le plus sympathique des genres, qui s'est donné pour tâche, à force de discrétion et de joyeuse nullité, d'oublier ce que d'autres dégradent en l'appelant essentiel. Le divertissement est son chant profond » Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1959, p.12-13. 162 « Du moins pour la première fois, ce n’est pas l’écriture qui est littéraire ; la .Littérature est repoussée de la Forme : elle n’est plus qu’une catégorie ; c’est la Littérature qui est ironie, le langage constituant ici l’expérience profonde. Ou plutôt, la Littérature est ramenée ouvertement à une problématique du langage ; effectivement elle ne peut plus être que cela. » Chapitre « L’écriture et la parole » Le Degré zéro de l’écriture, in OC, t. I, p.221. 163 Voir « La déformation narcissique » in La Préparation du roman, op. cit., p.191-192. 164 Hypothèse feinte développée dans le chapitre « L’écriture et le silence », Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p.216-218. 80 impossibilité, il fallait inventer une écriture transparente comme celle d’Albert Camus, retrouvant le caractère universel de la langue classique et instaurant le langage indivisé d’une humanité enfin réconciliée dans sa parole ; cette universalité serait non plus nominale mais réelle, non pas restreinte à une classe privilégiée mais s’adresserait à la Totalité. Cette écriture indicative serait un état de langage non marqué, non commandé pour la consommation d’une classe sociale particulière ni surtout comme on l’a peu remarqué par des impératifs idéologiques que Barthes refusait déjà ; elle aurait travaillé à la contre-division des langages sans renoncer pour autant aux exigences internes de tout langage littéraire. Mais Barthes s’empressait de constater que l’écriture blanche ne pouvait dissoudre la séparation des langages : le style invisible n’est pas une absence de style mais une préciosité austère qui détourne l’attention du lecteur (du lecteur esthète du moins) de l’acte lucide d’information qui fait appel à sa liberté. En constatant l’échec des écritures modernes, Barthes se donnait le droit de choisir celle de la « grande tradition littéraire » qu’il a pu revendiquer implicitement, à travers l’éloge de l’écriture de Flaubert.165 Barthes a pu jouer sur le sens de responsabilité : le problème pour l’écrivain n’est pas d’assumer une responsabilité sociale ou de la refuser mais d’assumer dans le déchirement un choix qui le condamne à la séparation sociale. La responsabilité n’est pas l’affirmation d’une solidarité mais celle d’une solitude.166 Le travail du style est le prix qu’il faut payer à la société 165 Voir le chapitre « L’écriture artisanale » Ibid., p.209-211. Comme celle que Camus aurait choisie en écrivant La Peste : « Le monde de Camus est un monde d’amis, non de militants. Les hommes de Camus ne peuvent s’empêcher d’être des bourreaux ou complices des bourreaux qu’en acceptant d’être seuls, et ils le sont. De même La Peste a commencé pour son auteur une carrière de solitude ; l’œuvre née d’une conscience de l’Histoire, n’y va point pourtant chercher d’évidence et préfère dériver la lucidité en morale ; c’est par le même mouvement que son auteur, premier témoin de notre Histoire présente, a finalement préféré récuser les compromissions – mais aussi la solidarité – de son combat. » « La Peste, Annales d’une épidémie ou roman de la solitude ? » in OC, t. I, p.544-545. 166 81 pour qu’elle reconnaisse l’écrivain condamné à inventer une écriture, condamné en quelque sorte à travailler dans une société où le loisir est devenu suspect. L’écrivain, pouvant répondre du travail de sa forme, n’est plus le parasite d’une classe. Dans cette imagerie, l’écrivain d’Ancien Régime ressemble un peu au personnage du Neveu de Rameau. Barthes semble faire croire en effet que dans le siècle de la douceur de vivre, il était aussi facile d’écrire que de parler, oubliant que Fénelon ou Rousseau n’avaient peut-être pas moins veillé que Corneille. Mais l’important pour Barthes n’est pas de faire une enquête sur le travail de l’écriture des écrivains de l’époque voltairienne, mais d’accepter le stéréotype de l’écrivain-parasite pour lui opposer le contre-mythe de l’écrivain-artisan qui se disculpe en effectuant une tâche (travailler sa forme) qui l’intégrerait dans un société où le travail n’est plus seulement un moyen d’existence, l’exercice d’une faculté ou d’un talent, mais une valeur en soi. Ce contre-mythe de l’écrivain-artisan est une défense du métier d’écrivain en dépit de l’ironie qui pointe par endroits.167 On peut le lire non pas comme une « réfutation » mais comme une réponse à Sartre qui ne critiquait pas les écrivains-gentilshommes parce qu’ils ont raffiné les moyens d’expressions mais parce qu’ils n’ont rien fait d’autre. Sartre, déclarant sans ironie que « l’exercice du métier d’écrivain est incompatible avec le stalinisme » 168 ne condamnait pas le métier d’écrivain mais certaines manières de l’exercer qui trahissent soit ses exigences externes, soit ses exigence internes (le style) préférant que la littérature disparaisse si elle devait y renoncer. Camus a récusé l’interprétation de Barthes qui refuse l’Histoire par procuration. 167 « Des écrivains comme Gautier (maître impeccable des Belles-Lettres), Flaubert (rodant ses phrases à Croisset), Valéry (dans sa chambre au petit matin), ou Gide (debout devant son pupitre comme devant un établi), forment une sorte de compagnonnage des Lettres Françaises, où le labeur de la forme constitue le signe et la propriété d’une corporation. » « L’artisanat du style » Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p.209. 168 Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1948, p.254. 82 Sartre voulait concilier les exigences de l’art d’écrire avec celles de la révolution, spéculant sur la fin de la dualité des publics, public réel et public virtuel qu’il fallait fusionner pour former le public concret (concret au sens hégélien mais aussi au sens où l’autre public était abstrait car « introuvable ») SECTION II – POETIQUE DE L’EXPLICATION ET POETIQUE DE LA DECEPTION §1 L’échec historique de la littérature de l’explication Barthes a dit et redit son admiration pour Brecht qui avait su créer un théâtre qui respecte les deux exigences complémentaires de la forme et du sens, en conciliant éthique et esthétique. En expliquant que la responsabilité politique d’un texte théâtral est liée à une responsabilité esthétique (à la place d’un projecteur, au jeu de l’acteur) Barthes souligne l’interdépendance de la forme et du sens. Il dénonce les déformations abusives du « sens plein » par des mises en scènes qui cherchent à désamorcer Brecht169 pour le faire « digérer » à un public d’autant plus sensible à la surface de l’œuvre qu’il refuse sa critique politique. La magnificence de la forme brechtienne selon Barthes a permis au public de distancer les injonctions morales de l’œuvre, de dissocier effet matériel et effet moral, d’annuler la « reproduction efficace » du réalisme épique. Barthes conclut qu’un art engagé était impossible puisqu’ « on » est plus sensible au travail sur le cri qu’au cri lui-même : Parti d’une explication théocratique du monde, Balzac n’a finalement rien fait d’autre que l’interroger. Il s’ensuit que l’écrivain s’interdit existentiellement deux modes de parole, 169 Barthes a contesté l’intention d’auteur pour des raisons purement tactiques et polémiques, pour contrer l’histoire littéraire mais il a affirmé qu’en ce qui concernait Brecht, il était resté attaché à l’intention de l’auteur. Voir infra « L’opération structuraliste ». 83 quelle que soit l’intelligence ou la sincérité de son entreprise : d’abord la doctrine, puisqu’il convertit malgré lui, par son projet même toute explication en spectacle : il n’est jamais qu’un inducteur d’ambiguïté ; ensuite le témoignage : puisqu’il s’est donné à la parole, l’écrivain ne peut avoir de conscience naïve : on ne peut travailler un cri, sans que le message porte finalement beaucoup plus sur le travail que sur le cri.170 L’œuvre explique, du moins, dans sa bonne volonté, veut expliquer mais le public, conditionné, ou empreint de mauvaise foi, résistant à l’explication, refuserait de comprendre. De plus, l’œuvre peut contredire son propre message comme l’avait montré la réception des œuvres de Balzac ou de Zola, estampillé réactionnaire par Barthes qui aimait à réduire l’engagement de l’écrivain socialiste au J’accuse, moment d’égarement progressiste, que son œuvre infirmerait bien qu’il faille peut-être faire une place à part pour Les Quatre évangiles où Zola assène le « Bien social ». Si non seulement l’œuvre ne convainc pas mais se contredit, alors elle ne peut rien expliquer, elle feint de le faire. Elle devrait donc « s’interdire deux modes de paroles », le témoignage et la doctrine estime Barthes qui cherche à se libérer de son engagement. §2 La littérature de l’être contre celle de l’avoir et du plein Dans « La réponse de Kafka »171, Barthes feint de trouver un propos tout à fait nouveau sur la littérature qu’il définit à présent comme « un produit ambigu du réel » qui n’a plus qu’à poser des questions auxquelles il ne répond plus que par le silence. Il avait écrit quelques mois plus tôt que l’art de droite se caractérise par une indifférence aux réponses qu’il pouvait susciter quand il parvenait à poser une 170 « Ecrivains et écrivants » (1960), Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.405. Article paru dans France-Observateur (1960), repris dans les Essais critiques, in OC, t. II, p.395-399. 171 84 question172, car la « violence de la question » n’est pas son fait. Mais Barthes découvrait maintenant avec une fausse naïveté que « l’être de la littérature » s’était mis dans sa technique. En réalité, le groupe verbal « s’est mis » traduit moins le repli de la littérature sur son être que celle du critique sur la littérature-métier. Cette conception n’avait évidemment rien de nouveau. Cet avatar de l’art pour l’art était moins nouveau par son propos que par le fait que Barthes assumait une esthétique du refuge qu’il avait dénoncée naguère comme pour mieux à présent s’y calfeutrer. D’ailleurs, « La réponse de Kafka » n’était qu’une confirmation : Barthes avait déjà commencé à exposer dans « Zazie et la littérature »173 sa « nouvelle » conception de la littérature de l’être en l’opposant à celle du faire, de l’Avoir et du Plein. Exploitant l’échec politique du théâtre de Brecht, Barthes a, peu à peu, affirmé l’idée que la littérature, étant réactionnaire par structure174, n’avait pas de réponse à donner aux questions que le monde pourrait lui poser. La littérature, en tant que système signifiant déceptif, avait atteint sa « forme la plus adulte »175 notamment dans l’expérience 172 « C’est dans la confusion de ces questions, dans l’indifférence de leurs réponses que se définit un art de droite, toujours intéressé par le discontinu des malheurs humains, jamais par leur liaison. » « Cinéma droite et gauche » (1959) in OC, t. I, p.944. 173 Article paru dans Critique en 1959, repris dans Essais critiques in OC, t. II, p.382-388. 174 « La littérature, tout au moins à l’échelle de l’histoire que nous connaissons, est constitutivement réactionnaire ; non seulement par ce qu’elle est écartée de tout « faire », mais aussi parce qu’elle se définit entièrement, même à l’intérieur du projet progressiste, par la construction d’essences, la représentation de choses qui sont, et non qui deviennent. » « Témoignage sur Robbe-Grillet » (1961) in OC, t. I, p.1116. Cf. Robbe-Grillet : « Ou bien l’art continuera d’exister en tant qu’art ; et, dans ce cas, pour l’artiste au moins, il restera la chose la plus importante au monde. Vis-à-vis de l’action politique, il paraîtra toujours alors, comme en retrait, inutile, voire franchement réactionnaire. » Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1961, p.36 175 Notons tout de même qu’il s’agit moins d’un constat que d’une exigence : « Il faut construire l’œuvre comme un système complet de signification et cependant que cette signification soit déçue. » « La littérature, aujourd’hui » (1961), Essais critiques in OC, t. II, p.417. Exigence qui se répète : 85 pyrrhonienne de Bouvard et Pécuchet où Flaubert aurait montré par l’absurde que la littérature ne peut rien prouver, excepté « l’impossibilité de savoir » : L’un des romans les plus vertigineux de la littérature française, parce qu’il condense vraiment toutes les problématiques, c’est le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, qui est un roman de la copie, l’emblème même de la copie étant d’ailleurs dans le roman, puisque Bouvard et Pécuchet sont des copistes, qu’à la fin du roman ils retournent à cette copie… et que tout le roman est une espèce de carrousel de langages imités. C’est le vertige même de la copie, du fait que les langages s’imitent toujours les uns les autres, qu’il n’y a pas de fond original au langage, que l’homme est perpétuellement traversé par des codes dont il n’atteint jamais le fond. La littérature c’est un peu cette expérience-là. 176 L’écrivain, refusant d’endosser les langages qu’il copie, « contraire d’un dogmatique »177. déceptive, est serait le L’écriture, puissance signifiante moins affirmation que négation. L’écrivain a la responsabilité de la construction de cette machine à produire du sens qu’on appelle « littérature » mais il refuse d’assumer la responsabilité de contrôler les sens qu’elle produit en infirmant ou en confirmant les interprétations. L’impossibilité de savoir ne provoque pas « Je crois que le cinéma a du mal à donner des sens clairs et qu’en l’état actuel il ne doit pas le faire. » « Sur le cinéma » (1963) in OC, t. II, p.263 Et qui se confirme : « Celui qui se met dans une pratique de l’écriture accepte assez allègrement de diminuer ou de dévier l’acuité, la responsabilité de ses idées », Fragment Et si je n’avais pas lu in Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.678. 176 « Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.550-551. 177 Les réflexions sur le dogmatisme de l’écriture ont pu naître quand Barthes a changé d’orientation sans pouvoir reprendre ce qu’il avait écrit, en particulier sur le théâtre de Brecht. Barthes a ensuite déplacé le dogmatisme vers la langue. Le thème du dogmatisme de l’écriture apparaît pour la première fois dans « Littérature et signification » (1963), entretien accordé à la revue Tel Quel à la fin duquel l’intervieweur s’étonnait que Barthes ait pu dire à la fois que « l’œuvre est dogmatique » et « que l’écrivain est le contraire d’un dogmatique ». On lui demanda d’expliquer cette « contradiction apparente » puisqu’on ne pouvait pas croire qu’un écrivain qui souffrait déjà d’une réputation de rigueur ait pu la commettre par légèreté. Barthes voulait dire que l’écrivain ne peut reprendre ce qu’il a écrit (« le caractère absolument terroriste du langage ») mais qu’en même temps le sens de l’œuvre est offert au lecteur car l’auteur renonce à l’imposer en ne créant que des présomptions de sens. 86 l’impossibilité d’écrire. La possibilité de l’écriture naît précisément de l’impossibilité de savoir. L’artiste, contrairement au prêtre, n’a pas à assumer de responsabilité particulière ou de sens final (le devoir n’est pas absent mais il n’est plus qu’un alibi de la mauvaise conscience178), excepté celle de travailler sa langue. C’était un retour à Flaubert et à… Quintilien … : Flaubert, acceptant l’héritage de classe, s’est placé dans la perspective d’un travail du style, qui était la règle de l’écrivain depuis Horace et Quintilien l’écrivain est quelqu’un qui travaille son langage, qui travaille sa forme.179 L’écriture, en effet, malgré son apparente modernité n’était qu’un retour dissimulé à une conception classique de l’écrivain180 qui le définit comme celui qui travaille « infiniment »181 sa langue. La notion d’écriture supplée celle de style, trop discréditée pour qu’un écrivain, classé à l’avant-garde, puisse s’y référer.182 Le style, magnifié dans le premier chapitre du Degré zéro de l’écriture « Qu’est-ce que l’écriture » comme un langage secret que la critique pourrait déchiffrer, disparaît nominalement, remplacé par l’écriture qui n’était au départ que la troisième dimension formelle183 par laquelle l’écrivain situerait son langage pour se faire reconnaître par le public 178 Voir paragraphe « Origine et départ » in chap. « Le désir d’écrire » de La Préparation du roman, op. cit. 179 « La crise de la vérité » (1976) in OC, IV, p.999-1000. 180 Barthes avoue à l’intérieur d’une parenthèse : « ( […] Je n’exclus pas ce qu’il peut y avoir d’ancien, disons de stylistique dans la conception de l’activité d’écriture). » « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.1005. 181 « Ecrivains et écrivants » (1960) « Cette parole est une matière (infiniment) travaillée » Essais Critiques (1964) in OC, t. II, p.405. 182 « Le premier motif [justifiant l’écriture d’un journal intime], c’est offrir un texte coloré d’une individualité d’écriture, d’un « style » (aurait-on dit autrefois), d’un idiolecte propre à l’auteur (aurait-on dit naguère) » « Délibération » (1979) in OC, t. V, p.669. 183 La langue, encore considérée comme un champ préalable et indifférent de possibles linguistiques, n’est évoquée dans le premier chapitre « Qu’est-ce que l’écriture » du Degré zéro de l’écriture que parce qu’elle est un présupposé nécessaire aux deux autres composantes formelles. 87 qu’il a choisi.184 Barthes a essayé de conférer au travail de la langue une connotation psychanalytique afin de donner un air moderne à une conception qui l’est finalement très peu : il y aurait un travail de la langue comme il y a un travail du rêve ; la langue de l’écrivain à l’instar du rêve opère des déplacements.185 Mais le sens psychanalytique de travail n’annule pas le sens stylistique. §3 Le dégagement L’attitude adoptée au moment du dégagement est assez subtile voire artificieuse. Barthes continuait à parler en apparence le langage sartrien, employant une formule de transition où le mot « engagement » avait encore sa place186 ; le devoir de l’écrivain n’était plus de prendre parti pour ou telle ou telle option politique ou d’afficher ce parti mais d’engager une parole neutre dans le « faire » du monde qui laisserait au lecteur le soin de décider du sens ou des sens possibles de l’œuvre et du monde. Cette manière d’envisager l’action de l’écrivain s’appuyait d’une manière qui pouvait paraître paradoxale sur la théorie Brechtienne de « l’issue ». L’écrivain poserait une question dans les termes qu’il aurait choisis pour diriger les réponses du public sans n’en imposer aucune. Cette position, mêlant l’idée d’un art responsable à une conception du sens suspendu, était peu cohérente mais elle lui a permis de se défaire par degré d’un 184 C’était la part d’historicité que Barthes était prêt à concéder à l’époque du Degré zéro de l’écriture. Le style, résultant du passé, du corps de l’écrivain, échapperait aux déterminations historiques. L’effet de l’histoire, transformant la société, opposé au passé individuel de l’écrivain supposé hermétique, n’atteindrait pas la profondeur du sujet. L’individualité d’écriture, cherchant à restituer la singularité d’une impression particulière, ou celle d’une vision privative, résisterait à l’Histoire. Le style serait ce qui résiste au temps. 185 Voir La Leçon. 186 Robbe-Grillet avait su vider le sens politique du mot « engagement » : « Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la volonté de les résoudre de l’intérieur. », Pour un nouveau roman, Paris, Ed. de Minuit, 1961, p.39. 88 engagement qu’il a pu trouver pesant. Barthes ne s’est donc pas retiré avec éclat mais sur la pointe des pieds en commettant des allusions gênées, entortillées et si dispersées (en particulier dans la préface des Essais critiques) qu’elles sont passées inaperçues quoi que Barthes ait dit : On voit bien dans les Essais critiques comment le sujet de l’écriture « évolue » (passant d’une morale de l’engagement à une moralité du signifiant).187 Révisant la distinction parleur/poète que Sartre avait posée dans le premier chapitre du Qu’est-ce que la littérature ? avant de l’atténuer dans les chapitres suivants188, Barthes étendait au prosateur le privilège d’irresponsabilité, accordé au poète, en le lavant de l’accusation de parler pour ne rien dire quand il ne tend pas à dévoiler : Il ne faut pas croire que cette exploration [du langage] est un privilège poétique, la poésie étant réputée s’occuper des mots et le roman du « réel » ; c’est toute la littérature qui est une problématique du langage.189 Barthes avait tellement contesté la vérité des littératures du « réel », en les accusant d’envoyer les hommes à l’échafaud190, de collaborer à 187 Fragment Qu’est-ce qu’une influence, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.683. 188 « J’ai montré plus haut que l’œuvre d’art, fin absolue, s’opposait par essence à l’utilitarisme bourgeois. », Qu’est-ce que la littérature, op. cit., p.261. 189 « Les tâches de la critique brechtienne » (1956), Essais critiques in OC, t. II, p.420. Cf. Claude Simon : « Si l’on s’accorde à concéder quelque liberté à ce qu’il est convenu d’appeler en langage populaire le poète, au nom de quoi le prosateur se verrait-il refuser, et assigner au contraire la seule mission de conteur d’apologues, au mépris de tout autre considération sur la nature de ce langage dont il est censé se servir comme d’un simple véhicule ? N’est-ce pas là oublier que, comme l’a dit Mallarmé, « chaque fois qu’il y a effort au style, il y a versification », oublier la question que pose Flaubert dans une lettre à Georges Sand : « Comment se fait-il qu’il y ait un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? » Claude Simon, Discours de Stockholm, Ed. de Minuit, 1986, p.23-24. 190 « Or cette psychologie là, au nom de quoi on peut très bien vous couper la tête, elle vient en droite ligne de notre littérature traditionnelle, qu’on appelle en style bourgeois, littérature du Document humain […] Les antithèses, les métaphores, les envolées, c’est toute la rhétorique classique qui accuse ici le vieux berger. La 89 la division des classes, d’aliéner les faits191, de se soumettre aux mots d’ordre192, de produire du sens, de l’infliger qu’il était logique qu’il défende l’intransitivité de l’écriture. Faisant place nette, Barthes, mainteneur refoulé, instaurait le règne du « rien à montrer » et du « après quoi plus rien à dire » : Le moment de vérité n’est pas un dévoilement, mais au contraire surgissement de l’ininterprétable, du dernier degré du sens, de l’après quoi plus rien à dire.193 §4 Le refus de l’explication On est ainsi passé « en douce », d’une affiche marxiste à un mélange de pyrrhonisme et de zen, d’une littérature du faire à une littérature de l’être, d’un art de l’explication à un art de la déception, du « afficher le parti qu’on prend » dans l’Histoire au Neutre, à l’exemption de sens, aux doctrines intérieures, au penchant secret pour la littérature « bourgeoise » (Gide). Barthes ne prêtait plus à la littérature le pouvoir de transformer la société, n’évoquait plus la « maniabilité » justice a pris le masque de la littérature réaliste, du conte rural, cependant que la littérature elle-même venait au prétoire chercher de nouveaux documents « humains ». […] Seulement, en face de la littérature de réplétion (donnée toujours comme littérature du « réel » et de « l’humain »), il y a eu une littérature du déchirement : le procès Dominici a été aussi cette littérature-là. Il n’y a pas eu ici que des écrivains affamés de réel » « Dominici ou le triomphe de la littérature » in Mythologies (1957) in OC, t. I, p.710-711. 191 « Le romancier a-t-il le droit d’aliéner les faits de histoire ? » « Réponse de Roland Barthes à Albert Camus » (1955) in OC, t. I, p.573. L’accusation est d’autant plus curieuse que Barthes a considéré que l’histoire autant que le roman aliènent les faits par intention : « La finalité commune du Roman et de l’Histoire narrée, c’est d’aliéner les faits. » « L’écriture du roman » in Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p. 189. 192 « L’aveuglement politique de Flaubert me paraît en un sens moins grave que l’ensommeillement éthique des Lettres françaises et l’âcreté de ses démystifications morales plus saines que la soumission des intellectuels communistes aux mots d’ordre politiques de leur parti. », « Esquisse d’une mythologie » (1956), premier manuscrit, BRT2.A12.02.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f. 64. 193 La Préparation du roman, op. cit., p.159. 90 du monde194 ; la littérature n’est plus qu’un objet immobile séparé du monde qui se fait ou se défait sans que l’écrivain qui n’est plus qu’une conscience aveuglée, une « lumière indirecte »195, puisse « l’opacité historique »196 qui l’enténèbre. percer Barthes a liquidé ses théories de l’art de l’explication d’autant plus facilement qu’il n’a jamais cru que l’art puisse ou doive expliquer le « malheur humain ». Dans le fameux texte sur « Le style de « L’Etranger » », il définissait le style ainsi : Le froid vernis du style agit comme un isolateur ; il coupe toute induction vers des pensées encourageantes et explicatives, et sert fidèlement comme un bon chien de garde.197 Faut-il commenter ? Dans l’article « Le tragique de l’écriture », Barthes avait fait semblant de préférer la « littérature de combat et d’explication » pour condamner « la littérature d’expression compromise » (c’était une petite pique contre Camus et le théâtre de l’absurde) ; mais il tenait si peu à cette idée qu’il la fit disparaître en révisant « Le tragique de l’écriture », peu retouché malgré le changement de titre (« L’utopie du langage »). Il n’était déjà plus question ni plus temps d’expliquer.198 194 « Les tâches de la critique brechtienne » (1956), Essais critiques in OC, t. II, p.345. 195 « La littérature, aujourd’hui » (1961), Idem., p. 416. 196 « La Bruyère » (1963), Ibid., p.483. 197 « Réflexion sur le style de « L’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.77. 198 Barthes a développé une rhétorique d’anti-explication pour réagir sans doute à l’arrogance de la raison : « Si l’homme considère avec sympathie - et non avec un mépris dévastateur - l’ardeur des mots, leur pouvoir primaire de description (guerre au réalisme et au symbole), il reconnaîtra dans le style le premier instrument de l’absurde, qui a pour fin de décrire et non d’expliquer » ibid., p.79. 91 SECTION III - L’ASSOMPTION DE L’ECRITURE CLASSIQUE §1 Assomption implicite de l’écrire classique et l’alibi fonctionnel de l’écriture du raisonnement Le choix d’une écriture a été la question inaugurale et terminale de la réflexion de Barthes sur le langage littéraire. Ce « Dans quelle langue écrire ? » est un des thèmes implicites du Degré zéro de l’écriture. Il fut aussi l’objet de la dernière séance du cours La Préparation du roman.199 Evidemment Barthes n’avait pas prévu ce point final. On sait qu’il envisageait de faire un cours sur Paul Valéry et un autre sur la phrase et la notion de Thétique « inventée » par Julia Kristeva. Une des hypothèses de la poétique du Degré zéro de l’écriture était de créer une langue nouvelle qui aurait rejoint la langue parlée en abandonnant les tics de l’écriture classique ou bourgeoise concédés par l’écrivain pour que la société accepte son improductivité. La fonction prêtée par Barthes à ces indices était d’attester le caractère littéraire d’un ouvrage. L’écrivain peut contester les valeurs de la société mais non pas son langage s’il veut exister. Or Barthes ne 199 Voir Nathalie Léger : « La Préparation du roman réalise l’accomplissement d’une réflexion inaugurée dès les pages du Degré zéro de l’écriture, déployant lentement et selon d’innombrables ruses et détours dont l’œuvre porte témoignage, ses circonférences autour d’une question : face à l’intraitable réalité, la littérature est-elle possible ? » « Fiche de promotion » novembre 2003, dossier de fabrication, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes. En effet la fin : « Quelle langue ? »« Quelle langue va-t-il écrire, notre écrivain, pour faire l’œuvre protégée ? » La Préparation du roman, op. cit., p.366. Rejoint les débuts : « Je voudrais proposer ici quelques réflexions sur un problème important pour chaque nouvel écrivain, et qui est le choix de son langage. Quelles sont les limites de ce choix (car il est incontestable qu’elles existent) ? Sont-elles historiques ? Morales ? Sociales ? Existentielles ? En d’autres termes, de quelle nature exactement est la liberté formelle de l’écrivain ? » Avant texte « La littérature et son langage », sans date (peut-être 1955 selon Eric Marty), dactylogramme, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, non coté, f.1. 92 pouvait concevoir qu’il y ait un langage exempté de valeur. Ainsi il lui semblait que l’écrivain était placé devant une sèche alternative : ou bien user d’une langue investie par les valeurs de la classe qu’il conteste en espérant corriger ses bourgeoisismes ; ou bien se détruire en tant qu’écrivain en refusant une langue dont il ne voit que l’aspect répressif, oubliant qu’elle est autant un instrument de plaisir que de pouvoir. Quant à la possibilité d’une écriture blanche dont le style de Camus avait donné l’idée, elle était infirmée par le principe qu’aucune écriture ne peut échapper en se répétant à son propre processus de formalisation. Le Degré zéro de l’écriture, insistant sur l’impossibilité des écritures modernes, malgré leurs hardiesses formelles, à rejoindre la naturalité des langages sociaux, n’apportait aucun élément de réponse claire : on peut à la limite déduire que Barthes suggérait un retour à Flaubert. L’écrivain était simplement invité à continuer d’user d’un instrument « compromis » sans que Barthes précise le degré d’assomption utile qu’il ne faut pas dépasser si l’on tient à faire une littérature du déchirement. Dans « La littérature et son langage »200, Barthes définira sa position de manière plus nette. Reprenant partiellement les analyses du Degré zéro de l’écriture ainsi que le thème du tragique de l’écriture, il y dresse une typologie des écritures en distinguant quatre groupes d’écritures : les écritures du désordre (Mallarmé, Rimbaud), les écritures blanches (Camus, Blanchot, Robbe-Grillet) les écritures parlées (Céline, Queneau) et enfin les écritures artisanales. Ce dernier groupe d’écrivains est divisé en deux sous-groupes : le premier est formé par les écrivains d’esprit conservateur (Claudel, Giraudoux) continuant et reprenant sans « mauvaise conscience » l’écriture classique, raison pour laquelle Barthes les juge peu intéressants ; le second sous-groupe est composé des écrivains qui assument leur écriture dans le déchirement (Flaubert, 200 Comme le texte « La littérature et son langage » a été « oublié » et n’a pas trouvé sa place dans les Essais critiques. Voir extrait cité infra Annexe pp.316-317. 93 André Breton, Valéry). La « littérature du déchirement » l’expérience de la division des langages serait par l’écrivain qui doit assumer la disjonction entre sa vocation sociale et les exigences internes de la littérature. Il apparaît assez clairement cette fois-ci que Barthes s’incluait dans le quatrième groupe divisé des écritures artisanales. Il semble néanmoins que le choix de l’écrire classique ait été difficile à défendre par un Barthes qui passait pour le Boileau du Nouveau Roman.201On trouve néanmoins des traces d’une assomption timide de l’écrire classique dans le Roland Barthes par Roland Barthes (où le cautionnaire de l’avant-garde accélère le dégel intellectuel initié dans le Sade, Fourier, Loyola, avant qu’il ne défende l’Ecrire classique, lors de la dernière séance de La Préparation du roman, en infirmant la représentation d’un Mallarmé réactionnaire et conformiste que Sartre avait contribué à former) et en rappelant l’intérêt manifesté par Mallarmé pour les questions politiques ainsi que ses positions républicaines et grévistes : Filiation : accepter l’aristocratie de l’écriture202 → J’en reviens à la conception du Livre chez Mallarmé. (Ne dites pas [que] je maintiens un mot d’ordre vieux d’un siècle ; ce mot d’ordre a disparu pendant ces cent ans ; il s’agit de le faire revenir à une autre place : en spirale.) Or, Mallarmé avait du livre une conception à la fois universaliste et aristocratique ; rappeler (car c’est en général oublié dans la mythologie de la FigureMallarmé ; je me rappelle la suspicion de Vittorini qui croyait Mallarmé spiritualiste, catholique, « de droite ») que Mallarmé s’est intéressé « avec passion, parfois avec angoisse, aux questions sociales » ; nullement étranger à une réflexion sur la situation réelle du monde ; étant donné son idée « essentielle » de la littérature - ou de la littérature comme essentielle -, son 201 Un exemple de dénégation barthienne : « Je reprendrai encore les objections qui m’ont été faites, je ne crois pas du tout que le texte puisse se définir comme un espace aristocratique d’écriture » « Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.558. Barthes fait sans doute allusion au « soyons des lecteurs aristocratiques » du Plaisir du texte. 202 Bally, à propos du français, affirmait : « Alors que tout se démocratise, il demeure ce qu’il a été depuis l’époque classique : le truchement d’une élite et d’une aristocratie. » Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, Berne, Ed. Francke, 1965, p.370. 94 attitude était ressentie comme ambiguë, paradoxale : comment pouvait-on être d’une part « républicain et gréviste », et d’autre part, en littérature, aristocrate raffiné ? Contradiction qui fait partie du problème majeur de la littérature : Mallarmé ne la résolvait pas, il l’assumait, en assumant la division du sujet, c’est-à-dire la division des langues (à quoi résiste toujours la Doxa): « l’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate. »203 Cependant la position de Mallarmé ne résout pas la contradiction entre la vocation sociale de l’écrivain et les exigences internes de la littérature ; elle conduit plutôt l’écrivain à assumer la division du sujet en prenant acte de la division sociale. On pourrait étudier les raisons qui ont détourné Barthes de défendre plus tôt l’écriture qu’il avait apprise. L’acharnement contre l’Ecrire classique était motivé aussi bien par des raisons tactiques (défaire le lisible classico-réaliste) que par le souci de préserver l’image d’auteur d’avant-garde, qu’il n’avait pas refusée et qu’il a même entretenue. Elle lui conférait un statut particulier qui flattait son narcissisme d’auteur. Barthes voulait paraître d’autant plus moderne qu’il ne l’était pas.204 Il n’est donc pas sûr que le combat contre « cet avant-dernier langage »205 qu’il aimait, était uniquement commandé par le surmoi idéologique (imposé par la société) bien que Barthes ait reconnu qu’il aurait préféré exercer le métier d’écrivain à une époque où sa pratique n’était pas soupçonnée de collaborer à la « division des classes ». Sartre avait porté le soupçon idéologique non seulement sur la personne civile de 203 La Préparation du roman, op. cit., p.381-382. « Jacques-Alain Miller lors du colloque Prétexte : « Vous êtes là, à votre façon, un filou ». La salle s’esclaffe, bien sûr, mais certains rires sont jaunes. Ils le seront plus encore lorsque Robbe-Grillet expliquera délicieusement que Barthes est un homme du passé qui fait semblant de s’intéresser à la modernité », Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Paris, Flammarion, 1990, p.269. 205 « Le langage que je parle en moi-même n’est pas de mon temps ; il est en but [sic], par nature, au soupçon idéologique ; c’est donc avec lui qu’il faut que je lutte. J’écris parce que je ne veux pas des mots que je trouve : par soustraction. Et en même temps, cet avant-dernier langage est celui de mon plaisir : je lis à longueur de soirées du Zola, du Proust, du Verne, Monte Christo, Les Mémoires d’un touriste et même parfois du Julien Green. » ff.33 « Le Plaisir du Texte », dactylogramme, BRT2A.15.03, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes. 204 95 l’écrivain mais également sur son écriture. Barthes a surenchéri en idéologisant la langue, ce dont il s’est repenti non sans malaise dans la postface des Mythologies.206 En tous cas, renversant ses positions précédentes, Barthes a tenté de réhabiliter l’écrire classique par deux arguments : écrire est un acte filial ; l’écrivain, défendant la pluralité des langues, a le droit d’en choisir une qui ne soit pas celle de l’usage commun. §2 Ecrire, acte filial Barthes a employé l’expression « refus d’hériter » au sujet de la psyché de certains personnages qui ont rompu avec la tradition qu’ils devaient assumer par fonction. Cela serait le cas de Pyrrhus dans Andromaque qui affirme son dogmatisme par son refus d’assumer (il veut épouser Andromaque, une esclave, une barbare). De même, le dogmatisme de l’écrivain consiste dans sa prétention à nier la tradition dont il est issu, soit par ignorance, soit par dénégation. C’est une position non-dialectique que Barthes dès Le Degré zéro de l’écriture jugeait intenable malgré quelques accents anti-rhétoriques très modérés pour une telle époque (il faut penser à l’évidence poétique d’Eluard auquel Genette dans Figures I se réfère pour s’en persuader). L’écrivain peut s’opposer à la tradition mais il ne peut pas faire qu’elle ne lui préexiste. Dans un chapitre non édité du Sade, 206 « Je sais que l’idéologisme a été en général vigoureusement condamné par le stalinisme (l’idéologisme serait si l’on veut des exemples : le premier Lukács, la « science révolutionnaire » naïvement et contradictoirement paradoxalement par la Nouvelle critique , les « explications » de Benichou, de Goldmann ; et inversement le contre-idéologisme, c’est la linguistique professée par Staline, l’affirmation que certaines superstructures de la société (le langage par exemple) résistent par nature à la division en classes ; la notion d’écriture, que j’ai avancée dans Le Degré zéro de l’écriture, y serait aussi une idéologisation abusive. Je vois bien ce reproche, qui me sera fait, à la fois par les mais selon des implications différentes par les bourgeois et les communistes. », « Esquisse d’une mythologie », premier manuscrit, BRT2.A12.02.01., Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.80. 96 Fourier, Loyola, Barthes rappelle par l’exemple de Fourier qu’écrire est un acte filial : Au poids de tous les livres passés, répond justement la violence du livre à venir. Ecrire est un acte filial, c’est-à-dire renégat ; il s’agit toujours de procéder du texte antérieur (que faire d’autre ?) en les reniant, en les brûlant. Fourier ne cesse de citer positivement les institutions qu’il pamphletise : Etat, Eglise, Armée, Commerce prêtent leurs noms à la nouvelle organisation ; comme tout écrivain Fourier pratique (révère [incertain]) l’écriture, il rejette le livre, il profite de l’énergie de langue accumulée par ses prédécesseurs (où prendrait-il, sinon la sienne ?) mais il déchoit impitoyablement le produit, l’objet, le système, le volume ; il veut hériter en espèce, non en immeubles. Aucun bien n’est transmis, Fourier refuse tout héritage, sinon celui-ci, qu’il ignore ou dénie (se croyant « illitéré »): la langue, toute la langue française.207 On peut et on doit peut-être écrire contre les livres du passé (certains, du moins) mais il serait naïf de penser qu’on puisse les ignorer.208 Fourier se présentait comme un philosophe « illitéré » mais il ne l’était pas, d’une part par son répertoire de références culturelles qui n’est pas annulé par sa miniaturisation mais seulement déplacé, d’autre part par le caractère argumentatif de son propos qui n’est pas diminué par une exposition bouffonne ou facétieuse, enfin par l’énergie langagière dont il profite et sans laquelle il ne peut écrire. Barthes a noté sur un in-quarto une remarque sur la suffisance de Fourier qui est liée non pas à sa prétention à mettre un point final à l’histoire de la philosophie mais à celle de nier toutes formes d’héritages culturels. Il se peut que Barthes ait préféré ne pas retenir le chapitre « La déchéance des bibliothèques » parce que l’idée de 207 Chap. « La déchéance des bibliothèques » in Manuscrit du Sade, Fourier, Loyola, BRT2.A15.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f. 2. 208 Cf. Robbe-Grillet : « Car, si les normes du passé servent à mesurer le présent, elles servent aussi à le construire. L’écrivain lui-même, en dépit de sa volonté d’indépendance, est en situation dans une civilisation mentale, dans une littérature, qui ne peuvent être que celles du passé. Il lui est impossible d’échapper du jour au lendemain à cette tradition dont il est issu. », Pour un nouveau roman, op. cit., p.17. 97 filiation littéraire qu’il y développe allait dans une voie opposée à celle de l’avant-garde telqueliste qui faisait commencer la littérature à Lautréamont. §3 Babel heureuse et le don des langues Il semble que le développement de la linguistique du discours autant que le renouveau des études sociolinguistiques aient contribué à ramener la réflexion de Barthes sur les questions de l’interlocution sociale négligées par l’analyse structurale. Les recherches sur l’être de la littérature en tant que système signifiant déceptif de la « période sémiologique » avaient ajourné la réflexion sur la pluralité des écritures. L’histoire, c'est-à-dire la société, congédiée provisoirement, revenait avec ses conflits et ses divisions. Il n’est pas sûr que Barthes, qui se considérait comme un écrivain heureux et intégré ait été réjoui par ce retour (même en spirale) : La société est parvenue à intégrer l’écrivain. L’écrivain n’est plus un paria, il ne dépend plus d’un mécène, il n’est plus au service d’une classe déterminée. L’écrivain dans notre société est presque heureux.209 La question du rôle de la littérature pour résoudre la confusion des langues ne pouvait pas ne pas se poser quoiqu’en termes nouveaux : il ne s’agit plus, en effet d’abolir la séparation des langages par l’avènement d’un langage unificateur, la langue instrumentale de Camus ou le langage-peuple dont rêvait Michelet, qui finalement n’a pas plus de droit qu’un autre à représenter tout le langage, mais de défendre le droit d’user de plusieurs langues en fonction de son désir, contre la Loi. Ne prenant plus la confusion des langues pour une malédiction (sociale), Barthes défendait la pluralité des langues : 209 « Les choses signifient-elles quelque chose ? » (1962) in OC, t. II, p.45. 98 On reproche souvent à l’écrivain, à l’intellectuel, de ne pas écrire la langue de « tout le monde ». Mais il est bon que les hommes, à l’intérieur d’un même idiome - pour nous, le français -, aient plusieurs langues. Si j’étais législateur - supposition aberrante pour quelqu’un qui étymologiquement parlant, est an-archiste - loin d’imposer une unification du français, qu’elle soit bourgeoise ou populaire, j’encouragerais au contraire l’apprentissage simultané de plusieurs langues françaises, de fonctions diverses, promues à égalité. Dante discute très sérieusement pour décider en quelle langue il écrira Le Convivio : en latin ou en toscan ? Ce n’est nullement pour des raisons politiques ou polémiques qu’il choisit la langue vulgaire : c’est en considérant l’appropriation de l’une et l’autre langue à son sujet : les deux langues - comme pour nous le français classique et le français moderne, le français écrit et le français parlé forment ainsi une réserve dans laquelle il se sent libre de puiser, selon la vérité du désir. Cette liberté est un luxe que toute société devrait procurer à ses citoyens : autant de langages qu’il y a de désirs : proposition utopique en ceci qu’aucune société n’est encore prête à admettre qu’il y a plusieurs désirs. Qu’une langue, quelle qu’elle soit, n’en réprime pas une autre ; que le sujet à venir connaisse sans remords, sans refoulement, la jouissance d’avoir à sa disposition deux instances de langage, qu’il parle ceci ou cela, selon les perversions, non selon la Loi.210 On a observé fort justement que le langage de Barthes, n’était pas exempt d’une certaine religiosité malgré la censure du surmoi laïc. Dans Le Degré zéro de l’écriture, le terme innocent compte de nombreuses occurrences. Le terme « péché » lui-même n’est pas absent du vocabulaire de Barthes qu’il emploie certes la plupart du temps dans le sens courant et figuré de faute mais la connotation religieuse est quelquefois actualisable. Les lectures d’Angelus Silesius, de Jean Charlier dit Gerson, Chancelier de l’Université de Paris et théoricien de la théologie mystique, de Luis de Léon, de Jean Tauler, de Ruysbroek, de Saint Jean de la Croix, de Jean Baruzi211 qui pendant vingt cinq ans avait travaillé à faire connaître l’importance 210 La Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.436-437. Jean Baruzi avait rompu avec l’enseignement positiviste de son prédécesseur Alfred Loisy que le Vatican avait excommunié. 211 99 des courants du mysticisme dans le renouveau du christianisme de la Réforme et les liens entre les mysticismes rhénans et espagnols, a laissé des empreintes malgré l’ennui mortel que le discours en chaire peut produire.212 Barthes, en prononçant son discours d’entrée au Collège de France, n’a pas oublié d’exprimer l’admiration qu’il avait pour l’auteur de Saint Jean de la Croix, faisant apparaître son nom dans la version imprimée de la Leçon tandis que certains cités de la performance de décembre 1976 perdront l’avantage de l’oral. Il n’est pas sûr que la lecture de Pascal ou celle de Silesius l’ait « ramené à la religion » comme on disait jadis car il se peut que Barthes ait partagé le même secret que ce personnage de Sade qui s’enfermait pour dissimuler à ses complices le rapport secret et inavouable qu’il avait à Dieu213... Il se peut qu’il n’ait jamais quitté la religion protestante qui a joué un certain rôle dans sa première éthique (dont il s’est défait au profit de la « seconde postulation » jugée « meilleure »), et dans son identification à certaines figures littéraires (Sartre et Gide bien qu’ils fussent athées, étaient imprégnés de traits moraux protestants , le scrupule chez Gide, le « fanatisme moral » chez Sartre pour reprendre l’expression par laquelle Nietzsche qualifiait l’obsession de Kant pour la morale) dont il était proche aussi bien par le milieu (entre petite bourgeoisie radsoc et bourgeoisie libérale) que par la confession d’origine. On se rappelle que chez Sartre lui-même, athée militant, l’existence d’un mal métaphysique est un thème qui traverse plusieurs de ses écrits. L’éthique du dévoilement, du déchiffrement qui fut l’axe principiel de son écriture 212 « La voix de Jean Baruzi au Collège de France, me prenait délicieusement au cervelet à travers un discours mortellement ennuyeux. », Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, avant-propos d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, p.215. 213 Voir « Plaisir / écriture / lecture » (1972) in OC, t. IV, p.209. 100 avait un caractère métaphysique qu’un lecteur de Nietzsche n’a pas pu ne pas reconnaître. Barthes a dénoncé avec beaucoup de constance le caractère théologique de toute herméneutique du signifié qu’il décelait avec l’intuition de l’ancien coreligionnaire aussi bien dans les « critiques du signifié » que dans les opérations de déchiffrement, de démystification de la critique idéologique qui l’agaçait beaucoup vers la fin de sa vie non seulement à cause de ses redites mais surtout en raison de sa prétention à découvrir la vérité sous l’erreur des imaginaires car, par une vue nietzschéenne, ces erreurs seraient au fond utiles. Barthes, tenant à son petit jardin secret, a veillé à limiter les références même codées (comme l’est le mythe de Babel dans Le Degré zéro de l’écriture) aux grands mythes bibliques : par exemple (nous ne faisons pas un relevé exhaustif de ces soustractions) le mythe du sacrifice d’Isaac par Abraham est évoqué dans La Leçon mais l’épisode biblique de Noé découvert nu par ses enfants mentionné dans le manuscrit du Plaisir du texte disparaît dans l’édition finale. De même, si l’allusion à Babel est conservée, celle concernant le mythe de la Pentecôte lié au don des langues présente dans le dactylogramme du Plaisir du texte est aussi retirée. L’allusion très explicite au mythe de la Pentecôte qu’on trouve dans le premier brouillon de La Leçon a, quant à elle, été supprimée. Barthes compensait le mythe de Babel par le mythe de la Pentecôte qu’il interprétait selon la tradition protestante en considérant la division des langues comme une malédiction (ce qui explique que l’expression 101 « Babel heureuse » ait pu lui sembler oxymorique214) : la multiplication des écritures, un phénomène tragique qu’il fallait annuler par la promotion d’une langue immédiate et transparente, « primale » en quelque sorte. Mais, à présent, récusant le monolinguisme implicite du Degré zéro de l’écriture, Barthes ne cherchait plus une langue transparente d’interlocution qui aurait éclairci l’opacité des rapports de la société réifiée. L’écrivain n’a plus à travailler à l’invention d’une langue unique pour annuler la division des langages (signe de la division des classes), mais à s’attacher à défendre la pluralité des langues. 214 « Le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. » Le Plaisir du texte in OC, t. IV, p.219. Pour l’exégèse catholique, le mythe de Babel préfigure le mythe de la Pentecôte, il n’y a pas de solution de continuité ou d’opposition entre le premier et le second mythe : la dispersion des habitants de Babel est moins une punition divine qu’une mesure pour préserver la diversité humaine et rétablir un courant d’altérité menacée par le monolinguisme. 102 CHAPITRE 2 : LE DISCOURS DU DEFAUT DES LANGUES Dans le manifeste « De la science à la littérature », Barthes engageait la littérature à « rappeler » aux langages théoriques la « nature linguistique »215 de leurs discours. La même année, il complétait son cours sur « le discours de l’histoire » par un séminaire « distinct » où il était à nouveau question de cette rupture du milieu du dix-neuvième siècle qui a entraîné « une mise en cause des catégories fondamentales du langage »216: Le discours littéraire, prenant en charge ce que la « grammaire » ne peut plus dire, apparaît alors comme une « rémunération », selon le mot de Mallarmé, des manques de la langue. Cette subversion est complétée par la constitution d’un véritable 215 « De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1269. « Recherches sur le discours de l’histoire » (1967-1968), compte rendu d’enseignement, in OC, t. II, p.1293. 216 103 espace du langage, mis en œuvre par la littérature, non plus comme une simple ligne de discours au service d’une logique du vrai, mais comme un polygraphisme visant à faire dialoguer entre elles les écritures et les logiques.217 Le mot rémunération est bien de Mallarmé mais en quoi l’idée que le discours supplée au défaut des langues est-elle liée à la coupure de 1848 ? Mallarmé en mobilisant ce lieu de la poétique des langues dans Variations sur un sujet tenait-il un discours d’avant-garde ? Nous allons rappeler la fortune de cette poétique du défaut des langues aussi bien chez les anciens Romains que dans la rhétorique de l’enseignement jésuite dont Mallarmé était finalement imprégné - le défaut des langues peut concerner la pauvreté du lexique, le défaut de liaison entre le son et sens (thème cratyléen), la rigidité de l’ordre direct imposée par la syntaxe prédicative, peu appropriée aux mouvements et aux variations de l’humeur et du sentiment. Nous verrons pourquoi Barthes l’a remise au gout du jour en donnant des lettres de Modernité à un discours « plein d’ancienne rhétorique » (Section I – Histoire abrégée d’une poétique rhétoricienne). Nous montrerons ensuite que cette poétique a des accents de rhétorique, que Barthes l’a mobilisé pour fissurer le discours du « quelque chose à dire » qui serait propre à la culture française (Section II- Le français, idiome d’une civilisation du signifié). Nous verrons enfin que, si le discours du défaut des langues que n’est pas exempt de rhétorique, on y trouve aussi des éléments indéniables de poétique, portant une réflexion sur les pratiques de l’Ecrire surveillées par la responsabilité des formes. (Section III- Le défaut des langues : une poétique de l’Ecrire). 217 Idem. 104 SECTION I - HISTOIRE ABREGEE D’UNE POETIQUE RHETORICIENNE §1 Le défaut des langues chez les auteurs latins Le discours sur la disette de la Langue apparaît chez les orateurs romains puis passant de Cicéron et Quintilien à la rhétorique jésuite, il est devenu au dix-huitième siècle un lieu commun.218 On trouve déjà chez Cicéron l’idée que la langue propre ne peut pas tout exprimer219. La fonction des tropes, autant pour Quintilien que pour Cicéron, est soit de donner plus d’éclat, soit d’adoucir la dureté d’une idée, soit de 218 Diderot parlait déjà de suppléer la langue : « Combien d’adjectifs qui ne se meuvent point vers le substantif, et de substantifs qui ne se meuvent point vers l’adjectif. Voilà une source féconde, où il reste encore à notre Langue bien des richesses à puiser. Il serait bon, de remarquer, à chaque expression, les nuances qui lui manquent, afin qu’on osât les suppléer de notre temps, ou de crainte que, trompé dans la suite par l’Analogie, on ne les regardât comme des manières de dire en usage dans le bon siècle » « Article Substantif », Grammaire et littérature, Du Marsais, Beauzée, Marmontel, Voltaire, Genève, Editions Slatkine, 2002, (réimpression de l’Encyclopédie Panckoucke de 1782), t. II, p.441 On trouve l’idée de suppléer le discours chez le rhéteur Du Marsais qui pensait que les tropes servent : à 1) « réveiller une idée principale par le moyen de quelque idée accessoire », 2) « donnent plus d’énergie à nos expressions », 3) « ornent le discours », 4) « rendent le discours plus noble », déguisent « les idées dures », 5) « enrichissent une langue en multipliant l’usage d’un même mot ; ils donnent à un mot une signification nouvelle », p.77, Du Marsais, Des Tropes ou des différents sens, Flammarion, coll. Critique, 1988, p.75-77. L’abbé Ducros a répandu les idées de l’encyclopédiste en faisant un abrégé du traité de Du Marsais. Enfin l’idée de suppléer la langue était si commune qu’à l’article Langue hébraïque de l’Encyclopédie Panckoucke, un anonyme en parle… 219 « Le dernier groupe, le troisième, celui des métaphores, a un domaine très vaste. Il a sa naissance à la nécessité, sous la contrainte du besoin et de la pauvreté, puis l’agrément et le plaisir l’étendit. [...] ces métaphores sont des espèces d’emprunts, grâce auxquels nous prenons ailleurs ce qui nous manque. », Cicéron, De l’Orateur, Livre III, texte établi par Henri Bornecque et traduit par Edmond Courbaud et Henri Bornecque, Paris, Ed. Les Belles-lettres, 1930, p.61. 105 suppléer les manques de la langue en permettant de nommer les objets dépourvus de nom ; le défaut d’une langue pour les orateurs romains était lié à la pauvreté de son fond lexical, pauvreté du latin qui manque de terme aussi bien pour nommer, par exemple dans le domaine agricole, le « bourgeon » de la vigne, que pour qualifier les figures du discours.220 En effet, à part quelques exceptions comme « translatio », le latin n’avait pas de terme pour spécifier les figures de la parole. La pauvreté de la langue latine était une pauvreté comparée; elle était pauvre par rapport à la langue Grecque, aussi riche par son lexique que par sa force d’imitation.221 §2 Le défaut des langues selon la rhétorique jésuite 220 Le rhétoricien Du Marsais écrit sur cette question qui était objet de polémique : « Je prendrai la liberté, à ce sujet, de m’arrêter un moment sur une remarque de peu d’importance : c’est que, pour faire voir que l’on substitue quelquefois des termes figurés à la place des mots propres qui manquent (Rollin, t. II, p.246) ce qui est très véritable, Cicéron, Quintilien, et M. Rollin, qui pense et parle comme ces grands hommes, disent que c’est par emprunt et par métaphore qu’on a appelé gemma le bourgeon de la vigne : parce, disent-ils, qu’il n’y avait point de mot propre pour l’exprimer. Mais si nous en croyons les étymologistes, gemma est le mot propre pour signifier le bourgeon de la vigne ; et ça été ensuite par figure que les Latins ont donné ce nom aux perles et aux pierres précieuses. En effet, c’est toujours le plus commun et le plus connu qui est le propre, et qui se prête ensuite au sens figuré. Les laboureurs du pays Latin connaissaient les bourgeons des vignes et des arbres, et leur avaient donné un nom avant que d’avoir vu des perles et des pierres précieuses : mais comme on donna ensuite, par figure et par imitation, ce même nom aux perles et aux pierres précieuses, et qu’apparemment Cicéron, Quintilien et M. Rollin ont vu plus de perles que de bourgeons de vignes, ils ont cru que le nom de ce qui leur était plus connu était le nom propre, et que le figuré était celui de ce qu’ils connaissaient moins. », Des Tropes ou des différents sens, op. cit., p.78-79. 221 Diderot à l’article « Langue » de l’Encyclopédie Panckoucke : « On aperçoit au premier coup d’œil que les grecs abondent en termes abstraits que les romains n’ont pas, et qu’au défaut de ces termes, il était impossible à ceux-ci de rendre ce que les autres ont écrit de la Logique, de la Morale, de la Grammaire, de la Métaphysique, de l’Histoire Naturelle, etc. », Grammaire et littérature, t. II, op. cit, p.433. « La langue grecque est infiniment plus étendue et plus expressive que la latine ; elle a une multitude de termes qui ont une empreinte évidente de l’Onomatopée ; une infinité de notions qui ont des signes en cette langue n’en ont point en latin », Idem., p.435. 106 Pour Bernard Lamy, père de la rhétorique jésuite, les figures ne sont pas des productions spontanées de l’esprit humain mais des inventions, des artifices pour suppléer au « défaut » des langues par lesquels on peut soit polir les duretés de la Langue222 (Lamy parle des « adoucissements » du style, idée que Barthes a reprise lors du cours sur le Neutre quand il présentait la littérature comme un sorte de panacée contre les brutalités de la langue223), soit faire dire et présenter les choses qu’on a dans l’esprit de la manière la plus appropriée et la plus juste. Les « mots ordinaires » ou « l’usage ordinaire » ne permettraient pas d’exprimer les nuances infinies et imprévisibles de l’esprit humain224 réputé plus fécond que les langues dans lesquelles il se matérialise, se faisant « chair » pour employer un vocabulaire théologique : La fécondité de l’esprit des hommes est si grande, qu’ils trouvent stériles les langues les plus fécondes. Ils tournent les choses en tant de manières, ils se les représentent sous tant de faces différentes, qu’ils ne trouvent point de termes pour toutes les diverses formes de leurs pensées. Les mots ordinaires ne sont pas toujours justes, ils sont ou trop forts, ou trop faibles. Ils ne donnent pas des choses la juste idée qu’on en veut donner. C’est néanmoins ce que ceux qui parlent avec art recherchent avec plus d’empressement ; car c’est en cela que consiste l’éloquence.225 222 « Il y a mille moyens de tempérer les expressions dont on est quelquefois contraint de se servir. On peut y apporter des adoucissements : pour ainsi dire, si j’ose me servir de ces termes, pour m’exprimer plus hardiment » La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 1988, p.177. 223 « Rien à faire : dans la langue, rien qui réalise le Neutre, notre Neutre, et surtout pas le genre neutre: rien dans la langue, mais peut-être dans le « discours », le « texte », « l’écriture », dont la fonction est peut-être de réparer les injustices, d’adoucir les fatalités de la langue ? » Le Neutre, texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.99. Barthes connaissait bien l’œuvre de Bernard Lamy ; des passages de La Rhétorique ou l’art de parler cités dans L’Aide-mémoire sur la rhétorique et une note du « Histoire ou littérature » écrit en 1960 y renvoie. 224 « Il n’y a point de langue assez riche et assez abondante pour fournir des termes capables d’exprimer toutes les différentes faces sous lesquelles l’esprit peut se présenter une même chose. Il faut avoir recours à de certaines façons de parler qu’on appelle tropes », La Rhétorique ou l’art de parler, op.cit., p.160. 225 Idem., p.160. 107 Le travail du style permet de varier les manières de dire. Le brillant rhétoricien ne dramatisait pas le défaut des langues puisqu’il serait la conséquence de la fécondité de l’esprit humain qui reflèterait l’esprit divin. Le défaut des langues a poussé les hommes à perfectionner l’écriture si bien qu’elle est devenue par le travail du style qui est un détour exact (idée que Barthes fait sienne dans la préface des Essais critiques226), le « langage des Dieux » : Les langues ne se sont perfectionnées qu’après qu’on a trouvé l’écriture, et qu’on a tâché de marquer par quelques signes permanents ce que l’on avait dit de vive voix, ou ce que l’on avait seulement pensé. […] Un discours écrit est mort ; il est privé de tous ces secours. C’est pourquoi, à moins qu’il ne marque exactement tous les traits de la pensée de celui qui écrit ; que toutes les paroles ne soient liées, et ne portent des marques du rapport qu’ont entre elles les choses qu’elles signifient, ce discours est imparfait, obscur, inintelligible. C’est l’écriture qui fait apercevoir ce qui manque à une langue pour être claire : on voit en écrivant ce qu’il y faut suppléer, ce qu’il faut y changer.227 Mais la poétique du Père Lamy reposant sur une conception instrumentale de la langue que Barthes dénonçait, ferraillant contre les « tableaux dans l’esprit » avant de reconnaître la part d’instrumentalité qu’il y a dans le travail du style, et par conséquent dans son propre travail d’écriture228, était sinon irrécupérable du moins peu avouable. 226 Barthes y insiste sur la nécessité de varier sa parole pour la rendre « exacte ». Voir OC, t. II, pp. 275-278. 227 La Rhétorique ou l’art de parler, op. cit., p.50. 228 « Un texte qui est pensé à l’aide de l’instrument stylistique a tout de même plus de chance de communiquer qu’un autre, dans l’état actuel de notre civilisation et de notre culture, parce qu’il est un instrument de diffusion et de percussion. Ne seraitce que d’un point de vue tactique, il faut donc accepter de passer par le style » « Le jeu du kaléidoscope » (1975) in OC, t. IV, p.847. 108 §3 Défaut des langues et défaut d’attribution... Comme on ne peut pas accuser Barthes d’ignorance, il faudrait se demander pourquoi il a jugé bon d’attribuer le discours du style qui rémunère le défaut des langues à Mallarmé229 plutôt qu’au Père Lamy ou à Cicéron ? Pour l’avant-garde, pour la critique américaine, pour le gros public du Collège, il était sans doute plus facile de revendiquer Mallarmé qu’un père jésuite dont la rhétorique formait la base de l’enseignement littéraire avant que l’histoire littéraire ne la remplace. On peut inclure Mallarmé dans la modernité mais le Père Lamy, comment faire ? N’en point parler, tout simplement. Barthes tenait à préserver son image d’auteur d’avant-garde qu’il savait fausse mais qu’il se gardait d’infirmer en avouant des références imprudentes qui auraient peut-être un peu démenti la modernité du « changer la langue » à moins qu’un tour de spirale fasse de Bernard Lamy un auteur moderne (finalement on fait débuter l’âge moderne au dix-septième siècle). 229 Nous donnons quelques occurrences de cette affirmation qui n’était pas accidentelle : « Supplémenter la langue, c'est une idée de Mallarmé. Selon lui, l'écriture, ou la littérature, ou la poésie, ça sert à supplémenter la langue. La langue, telle qu'elle est décrite par le lexique et la grammaire, c'est quelque chose qui a des lacunes considérables, où le sujet sent qu'il ne peut pas s'exprimer à travers les moyens finalement assez pauvres, syntaxiques ou lexicaux, que la langue lui donne, et d'autre part, comme je l'ai en effet dit souvent, la langue oblige à parler d'une certaine façon et empêche de parler d'une autre. » « Entretien au French rewiew » in OC, t. V, p.739. « Le discours supplée la langue, le discours a pour fonction de suppléer la langue, c’est une idée mallarméenne. » Le Neutre, séance 13 (3 juin 1978), 53’ 54’ 109 §4 Mallarmé transformé en signe Il semble que Mallarmé, dans le discours barthien, fonctionne comme un signe, signe de l’avant-garde. Quand Barthes déclare, transformant la phrase de Mallarmé en formule, « le vers est complètement supérieur », il confère au mot « vers » un sens qui excède celui que Mallarmé lui avait donné : le vers comprend tout discours qui déjoue les paradigmes de la langue. Lors d’une séance du Neutre, Barthes a fait une mise au point (dans une parenthèse réflexive) sur sa manière de procéder : se déclarant artiste en faisant référence à l’opposition nietzschéenne prêtre/artiste, il n’a pas à se soucier du sens historique des phrases qu’il cite (il rappelle l’acception juridique de « citer » « faire appel à ») 230 ; Barthes tire à soi, à son actualité un propos, une anecdote à partir desquels il invente un sens.231 Barthes était libre sans doute d’interpréter de manière très personnelle la phrase de Mallarmé en la réduisant à un point de départ pour sa réflexion, une « direction », mais pourquoi a-t-il prononcé et réitéré « le vers est complètement supérieur » au lieu de lire « le vers est un complément supérieur » comme il l’avait écrit dans ses notes qu’il avait l’habitude de lire presque à la lettre ? Mallarmé, écrivant de manière moins absolue que le son apporte un « complément supérieur », voulait dire qu’il accompagne le sens et accentue son expression en la rendant plus sensible : 230 Le Neutre, op. cit., p.97. « Je cherche à inventer un sens avec des matériaux libres que je libère de leur « vérité » historique », Idem, p.98. « Mais la meilleure façon d’aimer Bouddha, est-ce de le parler selon l’histoire ou selon l’actualité », Ibid. 231 110 A côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce un peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair. Le souhait d’un terme de splendeur brillant, ou qu’il s’éteigne, inverse ; quant à des alternatives lumineuses simples - Seulement, sachons n’existerait pas le vers : lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues, complément supérieur.232 Le travail du poète consiste à trouver par le travail du vers, une force d’imitation qui fait défaut à une langue qui peint plus pour les yeux que pour l’oreille, qui serait privée de l’effet moral de la mélodie que Rousseau oppose à l’effet mécanique de l’harmonie.233 Le français, pour Rousseau était une langue du Nord qui cherche moins à séduire l’oreille qu’à convaincre l’esprit. Loin de considérer que le français était condamné par sa géographie comme Rousseau le croyait en s’appuyant sur la théorie des climats, Mallarmé a émis l’idée que l’euphonie d’une langue se travaille, que le poète peut réduire l’écart entre le son et le sens. Cette idée symboliste doit moins au romantisme qu’au rationalisme des Lumières. Rousseau, reprenant le mythe vichéen de l’antériorité du poétique sur le rationnel, postulait que la poésie est une primeur du langage « naissant » qui disparaît par l’apprentissage du langage perfectionné tandis que Diderot, posant l’antériorité de l’analogue sur le transpositif234, pensait que la richesse des onomatopées, qui constituait un critère de supériorité à l’époque de l’invention de l’harmonie imitative, résulte non pas d’une chance linguistique mais d’une long exercice de la parole.235 Diderot en 232 « Variations sur un sujet » in Œuvres Complètes, édition établie et annotée par Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1979, p.364 233 Cf. Chapitre XIX « Comment la musique a dégénéré », Jean jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1990, p.138142. 234 Distinction faite par l’Abbé Girard. 235 « Si vous me demandez en quel temps l’hiéroglyphe syllabique s’est introduit dans le langage. Si c’est une propriété du langage naissant, ou du langage formé, ou du langage perfectionné ; je vous répondrai que les hommes en instituant les premiers éléments de leur langue, ne suivirent selon toute apparence, que le plus ou le moins de facilité qu’ils rencontrèrent dans la conformation des organes et de la parole, pour prononcer certaines syllabes plutôt que d’autres, sans consulter le rapport que les éléments de leurs mots pouvaient avoir ou par la quantité ou par 111 disant que les onomatopées n’ont pas de cause morale liée à des passions, sans toutefois nier l’effet moral qu’elles produisent236, mais qu’elles sont inventées par l’ingéniosité des poètes a pu donner à Mallarmé l’espoir de créer un langage supérieur dans un état culturel fort éloigné de l’« âge de la voyelle ». Cette recherche n’avait d’ailleurs rien d’avant-gardiste. Charles Nodier se moquait déjà du « talent mécanique » des poètes qui cherchaient l’« harmonie imitative » au détriment de la signification.237 leurs sons, avec les qualités physiques des êtres qu’ils devaient désigner. Le son de la voyelle A se prononçant avec beaucoup de facilité, fut le premier employé ; et on le modifia en mille manières différentes, avant que de recourir à un autre son. La langue hébraïque vient à l’appui de cette conjecture. La plupart de ces mots ne sont que des modifications de la voyelle A. [...] Quant aux Grecs, il y avait longtemps qu’ils parlaient, et ils devaient avoir les organes de la prononciation très exercés, lorsqu’ils introduisirent dans leurs mots la quantité, l’harmonie, et l’imitation syllabique des mouvements et des bruits physiques. [...] je présume que ce fut en passant de l’état de langage naissant à celui de langage formé que la langue s’enrichit de l’harmonie syllabique, et que l’harmonie périodique s’introduisit dans les ouvrages plus ou moins marquée, à mesure que le langage s’avança de l’état de langage formé, à celui de langage perfectionné. » Denis Diderot, Lettres sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, Paris, Flammarion, coll. GF, 2000, p.122-123. 236 Diderot écrit à l’article « Langue française » de l’Encyclopédie Panckoucke « Ne serait-il pas plus à propos, dira-t-on de laisser au lecteur le soin de suppléer le mot propre étant donné, d’entendre le mot harmonieux, qu’à l’esprit, le mot harmonieux étant donné, de trouver le mot propre. Il faut, pour que l’effet de la musique soit produit, que la musique soit entendue : elle ne suppose point ; elle n’est rien, si l’oreille n’est pas réellement affectée. », Grammaire et littérature t. II, op.cit., p.440. 237 Diderot écrit dans Lettre sur les sourds et muets: « Notre langue pédestre a sur les autres l’avantage de l’utile et de l’agréable. Mais une des choses qui nuisent le plus dans notre langue et dans les langues anciennes à l’ordre naturel des idées, c’est cette harmonie de style à laquelle nous sommes devenus si sensibles, que nous lui sacrifions souvent tout le reste. », Lettre sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p.114. Charles Nodier pensait qu’« Il n’y a rien de plus ordinaire que d’entendre exalter l’artifice ingénieux de l’habile écrivain qui exprime les idées par des sons pittoresques, et qui rend en quelque sorte vivante à l’oreille la perception de la pensée. Il y a trente ans que ce talent mécanique tenait lieu au style d’inspiration, de sentiment et d’âme, et les esprits peu méditatifs lui accordent encore aujourd’hui une importance qu’il n’eut jamais. Les classiques avaient quelquefois bien recherché ce genre d’effet, mais avec une sobriété qui fait honneur à leur goût. » « Langue organique » Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture, Genève, Librairie Droz, 2005, p.27. Bernard Lamy estime que « C’est la justesse qui fait la solide beauté d’un discours », La Rhétorique ou l’art de parler, op. cit., p.41. Aussi : « C’est son jugement [du discours] qui plaît quand il ne fait rien qu’avec raison, que tous ses termes sont choisis, qu’ils sont propres et bien arrangés. C’est 112 Bien que Barthes n’ait jamais cru au mythe de l’infériorité phonique du français, il a paru reprendre l’antinomie forgée par Rousseau entre les langues du Nord qui sont celles du commerce, du rapprochement par le besoin et les langues du Midi qui sont celles des passions, du rapprochement par l’amour.238 Il semble que Barthes ait transposé le paradigme à l’intérieur de la langue française quand il a proposé d’opposer l’ordre du chant (ordre du signifiant, et champ du plaisir) à l’ordre du jugement (ordre du signifié et champ du besoin). Cependant le mythe de l’infériorité phonique du français, mythe historique fabriqué aussi bien par Rousseau que par le chevalier de Jaucourt239, n’a pu « mordre » sur le théoricien du génie phonique de la langue française qui a exploité « l’érotique puissante du signifiant » pour « déporter au loin le signifié »240 : Je crois qu’il y a une érotique puissante du signifiant, que cette érotique n’est pas du tout encore bien explorée, que la psychanalyse nous donne certains moyens pour l’explorer. Mais ce que nous admirons dans un discours. Car, enfin, ce n’est pas le son des paroles qui en font la beauté ; autrement on trouverait plus beau le chant des rossignols que les discours les plus éloquents. » Idem., p.41. 238 Cf. Chapitres IX et X de l’Essai sur l’origine des langues. 239 Le Chevalier de Jaucourt écrit : « On a prouvé que la Langue française était moins propre au style lapidaire que les Langues grecque et latine. J’ajoute qu’elle n’a point en partage l’harmonie imitative, et les exemples en sont rares dans les meilleurs auteurs : ce n’est pas qu’elle n’ait différents tons pour les divers sentiments ; mais souvent elle ne peint que des rapports éloignés et presque toujours la force d’imitation lui manque. Que si, en conservant sa clarté, son élégance, sa pureté, on parvenait à lui donner la vérité de l’imitation ; elle réunirait sans contredit de grandes beautés. Dans les Langues des grecs et des romains, chaque mot avait une harmonie réglée et il pouvait s’y rencontrer une grande imitation des sons avec les objets qu’il fallait exprimer : aussi dans les bons ouvrages de l’Antiquité, l’on trouve des descriptions pathétiques, pleines d’images ; tandis que la Langue française, n’ayant pour toute cadence que la rime, c’està-dire la répétition des finales, n’a que peu de force de poésie et de vérité d’imitation. Puis donc qu’elle est dénuée de mots imitatifs, il n’est pas vrai qu’on puisse exprimer presque tout dans cette Langue avec autant de justesse et de vivacité qu’on le conçoit. » Article « Langue Française », Grammaire et littérature, t. II, op. cit., p.448. 240 Barthes s’oppose ainsi diamétralement à Brecht qui savait bien que la beauté phonique peut tendre à faire oublier le sens : « Que sa diction soit exempte de tout ronron de curé et de ces cadences qui bercent le spectateur si bien que le sens se perd. », Bertolt Brecht, Le Petit organon, traduit de l’allemand par Jean Tailleur, Paris, Ed. L’Arche, coll. Scène ouverte, 1990, p.63. 113 elle n’est pas reçue, surtout en grande partie chez les intellectuels qui sont, disons, une race d’esprit très monologique - vous voyez ce que je veux dire - très dogmatique, et l’un des points de notre combat, c’est toujours de combattre pour le signifiant, pour sa somptuosité érotique, pour sa pulsion, pour sa libération. Alors à ce moment-là, la langue, c’est-à-dire toutes les langues dans leur matérialité et non pas dans leur sens où même dans leur structure au sens abstrait, mais tout ce qui se rapporte à la phonation, au souffle, à la présence du corps dans la langue, c’est une chose qui toujours me passionne et qui fait plus que me passionner, qui me séduit, qui me captive, enfin, qui m’introduit vraiment dans la jouissance.241 Aussi Barthes a peu « souffert » du défaut qui tourmentait Mallarmé, « l’absence de motivation » entre le son et le sens : Lorsque je dis qu’un mot est beau, lorsque je l’emploie parce qu’il me plaît, ce n’est nullement en vertu de son charme sonore ou de l’originalité de son sens, ou d’une combinaison « poétique» des deux.242 Il a revanche insisté sur la pauvreté du lexique243 et l’aspect « répressif » de la syntaxe, son impérativité. 241 « Pour la libération d’une pensée pluraliste » in OC, t. IV, p.475. Fragment Mot-couleur, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.704. 243 « C’est précisément (le dire une fois de plus) parce qu’il n’y a pas de mot que le « discours » (le poème) est justifié, nécessaire (rémunération de la langue) » La Préparation du roman : notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.77. 242 114 SECTION II - LE FRANÇAIS, IDIOME D’UNE CIVILISATION DU SIGNIFIE §1 L’ordre direct de la « phrase française » et syntaxe de la prédication Barthes, à la fin de sa carrière, s’est mis à défendre ce qu’il appelait la phrase absolue, menacée par la phrase-affect.244 Le travail de la phrase suppose un amour du lecteur (une « charité »). Barthes ne s’indigne plus qu’il n’y ait pas de grammaire délocutive. Il ne confond plus la maîtrise de la langue avec le discours de maîtrise. L’écrivain, sachant finir ses phrases, n’est plus un maître du langage, puisqu’il se contente de maîtriser sa langue sans chercher à maîtriser celle des autres.245 La littérature, ne tenant plus, dans l’économie générale des discours, qu’une place restreinte, n’est plus un langage-maître. Cette défense de la phrase construite, du thétique, de la conscience centrée prend à rebours les « analyses » que Barthes a faites très tôt sur l’impérativité de la syntaxe prédicative. L’article « Le degré zéro de l’écriture » avait suscité des protestations. Barthes accentuait sa critique de l’idiome classique 244 « Tant que la langue vivra » in OC, t.V, p.643-644. « On peut se demander si la phrase, comme structure syntaxique pratiquement close, n’est pas elle-même, déjà, une arme, un opérateur d’intimidation : toute phrase terminée, par sa structure assertive, a quelque chose d’impératif, de comminatoire. La désorganisation du sujet, son asservissement apeuré aux maîtres du langage, se traduit toujours par des phrases incomplètes, aux contours, à l’être, indécis. En fait, dans la vie courante, dans la vie apparemment libre, nous ne parlons pas par phrases. Et, inversement il y a une maîtrise de la phrase qui est très proche d’un pouvoir : être fort, c’est d’abord finir ses phrases. La grammaire ellemême ne décrit-elle pas la phrase en termes de pouvoir, de hiérarchie : sujet, subordonnée, complément, rection, etc.? » « La guerre des langages » (1973) in OC, t. IV, p.364. 245 115 dans « Faut-il tuer la grammaire ? »246 où il dénonce non seulement les techniques du récit mais aussi le mythe de la clarté française. La langue classique, aristocratique, codifiée en fonction de l'usage de la Cour contre ceux de la Ville et du Peuple a imposé sa syntaxe, son lexique, ses manières de dire, en somme ses structures mentales que les clercs de Port-Royal ont naturalisées par leur grammaire universelle : L’idiome en question, dénommé « clarté française », est une langue originairement politique, née au moment où les classes supérieures ont souhaité - selon un processus idéologique bien connu - renverser la particularité de leur écriture en langage universel, faisant croire que la « logique » du français était une logique absolue : c’est ce qu’on appelait le génie de la langue : celui du français est de présenter d’abord le sujet, ensuite l’action, enfin le patient, conformément disait-on , à un modèle « naturel ». Ce mythe a été scientifiquement démonté par la linguistique moderne : le français n’est ni plus ni moins « logique » qu’une autre langue. On connaît toutes les mutilations que les institutions classiques ont fait subir à notre langue.247 Cette idée n’était pas très nouvelle. Lafargue l’avait déjà émise : La centralisation monarchique commencée au quatorzième siècle fit prévaloir le dialecte de l’Ile de France et de Paris devenu capitale, sur les idiomes des autres provinces parvenus à une forme littéraire lors de la constitution des grandes seigneuries féodales : l’aristocratie rassemblée autour du roi put alors créer sa langue classique en clarifiant la vulgaire et 246 Barthes a écrit, dans Combat, en septembre 1947 un de ses premiers textes intitulé « Faut-il tuer la grammaire ». La direction de la page littéraire de Combat présente ce texte comme une réponse de Barthes aux réactions que la parution, un mois plus tôt, du « Degré zéro de l'écriture », article éponyme du livre publié six ans plus tard, avait suscitées. Cet article est publié dans les Œuvres complètes sous le titre moins polémique, plus universitaire de « La responsabilité de la grammaire ». Ce n’est pas une résipiscence de l'auteur mais selon l'éditeur Eric Marty, le titre que Barthes avait choisi (rappelons que le « listel » de Combat était « De la résistance à la révolution »). La question « Faut-il tuer ? » ceci ou cela n’était pas rare dans les pages littéraires des journaux (« Faut-il tuer les prix littéraires ? » par exemple). 247 Critique et vérité (1966) in OC, t. II, p.770-771. 116 l’imposer aux écrivains qui prosaient et versifiaient pour son plaisir.248 Les grammairiens classiques, légiférant pour le pouvoir royal (c’est une vue mythique bien sûr), ont étouffé l'existence d'une langue populaire249 (les tours populaires étaient tolérés dans la mesure où ils ne remettaient pas en cause la structure générale de la langue) et empêché le développement d'idées nouvelles, langue et conception du monde étant, selon sa conception romantique de la langue250, dans une étroite interdépendance. L’ordre direct domine déjà dans La Chanson de Roland mais Barthes voit un rapport entre « l’écriture bourgeoise », caractérisée par l’ordre sujet-verbe-complément, et la philosophie de Descartes centrée sur le sujet. Aussi refuser l’ordre direct, c’est contester l’arrogance du rationalisme : Ce qu’on a appelé jusqu’à Rivarol « le génie de la langue française » recouvrait, en fait, la conviction que la français, parce qu’on y place le sujet avant le verbe et le verbe avant le complément, était la meilleure langue du monde. Les classiques étaient persuadés que c’était là l’ordre logique, naturel de l’esprit. C’est sur cette croyance que s’est édifié le nationalisme linguistique de la France.251 248 Cité par Calvet, Marxisme et linguistique, textes de Marx, Engels, Lafargue, et Staline présentés par Louis-Jean Calvet, précédés de « Sous les pavés de Staline, la plage de Freud ? », Paris, Payot, coll. Langages et sociétés, 1977, p.143. Lafargue n’a fait que reprendre le mythe du Francien élaboré par les médiévistes, Gaston Paris, et par les historiens de la langue, Ferdinand Brunot en particulier. 249 On pourrait penser que l’idée qui veut qu’il y ait autant de grammaires que de groupes sociaux était une importation marxiste. Ce n’est pas sûr. C’était un lieu du discours linguistique partagé aussi bien par Marcel Cohen que par Charles Bally « C’est l’institution sociale la plus générale, et en même temps la plus différenciée, chaque groupement social ayant son propre langage. » Marcel Cohen, Le Langage : structure et évolution, Paris, Editions sociales, 1950, p.7. « Le langage humain est morcelé et varié comme l’humanité elle-même : son morcellement reflète les divisions des sociétés et en est un signe apparent. » Idem., p.23. 250 Voir Hélène Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 2003. 251 « Entretien » (1970), L’Express, 31 mai 1970, in OC, t. III, p.683. 117 §2 La clarté, exigence rhétorique ou rhétorique classicocentriste ? Barthes a déclaré que la linguistique moderne avait infirmé le mythe de la clarté française, en déniant à l’ordre sujet-verbe-complément la supériorité logique qu’on lui avait prêtée. Barthes n’a pas fait l’histoire du mythe de la clarté ; il a préféré inversé le mythe en estimant que la construction anticipatrice « ce-suis-je » de Montaigne est plus légitime que le « je suis cela » du fait qu’un sujet est le produit d’une somme d’expériences qui l’institue : Au XVI siècle, Montaigne disait encore : « Ce suis-je », et non pas je suis cela », ce qui était parfaitement légitime, puisque le sujet est constitué par tout ce qui lui vient et par tout ce qu’il fait. Puisqu’il n’est vraiment lui-même qu’à la fin, comme produit.252 Aussi constate-t-on que pour Barthes à l’instar des grammairiens qu’il conteste, l’ordre des mots reste l’ordre des idées253.... Il ne dissocie pas structures syntaxiques et structures sémantiques ; cela explique peut-être que Barthes soit devenu hostile à Chomsky qui a réfuté toute correspondance entre ces deux ordres. En outre il semble que Barthes ait refusé de démêler deux problèmes : le mythe de la supériorité logique de la langue française et l’exigence de clarté qui n’est pas propre au discours français. Elle est énoncée aussi bien par les Grecs que par les Latins qui la considéraient comme la qualité première du style avant la convenance, la concision, l’éclat, et l’agrément. La clarté en elle-même n’est donc pas une invention des auteurs français des dix-septième et dix-huitième siècles. Ainsi l’auteur de la première 252 Idem. « L’ordre des mots, c’est l’ordre des idées. » selon Albert Dauzat, Le Génie de la langue française, Paris, Ed. Guénégaud, 1977, p.231. 253 118 grammaire portugaise vante la clarté du portugais.254 Même chez Cicéron si sensible à l’harmonie, aux exigences instinctives de l’oreille, la clarté de l’expression prévaut sur les autres qualités : Les cinq qualités suivantes, qui sont pour ainsi dire les flambeaux < du style >, à savoir clarté, brièveté, convenance, éclat, agrément.255 Le jeune Barthes, rappelant les différentes qualités du style classique, oubliait déjà celle de la clarté : Le plaisir du style, même dans les œuvres d’avant-garde, ne s’obtiendra jamais que par fidélité à certaines préoccupations classiques qui sont l’harmonie, la correction, la simplicité, la beauté, etc., bref tous les éléments séculaires du goût.256 §3 La supériorité logique de la langue française Selon Meschonnic l’idée de la supériorité de la langue française apparaît au seizième siècle, chez Meigret, auteur de la première grammaire française écrite en français dans le contexte de la grammatisation des langues vulgaires.257 Précurseur méconnu d’une confusion célèbre, Meigret prétendait que la supériorité du français tenait à l’ordre direct. 254 Voir Meschonnic « La première grammaire portugaise, en 1536, va plus vers la précellence : « Et ainsi comme notre langue fait tout ce que font les autres, avec plus de brièveté et de facilité et de clarté, ainsi est plus à louer sa perfection. » Henri Meschonnic, De la langue française : essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette, 1997, p.362. 255 Cicéron, Division de l’art oratoire, Topique, texte établi et traduit par Henri Bornecque, Ed. Les Belles-lettres, coll. des universités de France, 1960, p.17. 256 « Réflexion sur le style de « L’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.75. 257 « Il semble que le premier à l’énoncer soit Meigret dans sa grammaire en 1550, quand incidemment, à la fin d’un chapitre sur la ponctuation il en vient à la syntaxe » De la langue française : essai sur une clarté obscure, op. cit., p.220. 119 Joachim Du Bellay ne l’a pas suivi dans sa défense de l’usage du français, préférant, finalement258, un discours d’égalité plutôt que de précellence, pensant que toute langue peut se prêter indifféremment à la poésie, à la philosophie, et au commerce. Au dix-septième siècle, le Père Lamy, affirmait que la langue française refusant les obscurités des styles « orientaux » et décadents, aimait la netteté ; le terme clarté était employé sans qu’il soit question de supériorité logique.259 L’idée de la supériorité logique du français, reprise par les grammairiens Le Laboureur et le Père Bouhours (peut-être plus bel esprit que grammairien) restait grammairienne.260 Ce n’est qu’au dix-huitième siècle que Condillac a conféré au discours de la supériorité logique du français, une dignité philosophique, encore qu’il faille noter qu’il a concédé (peut-être à Beauzée) que ce qu’on appelait « l’ordre naturel » n’était pas une « logique naturelle » fondée sur le bon sens mais une habitude linguistique. Selon Condillac, pour faire des progrès autant dans la connaissance que dans l’art d’écrire, il faut attendre qu’une langue acquière ses degrés de perfection ; les « langues anciennes », appelées jadis savantes, ont empêché le progrès des sciences. La supériorité de la philosophie française sur les philosophies anciennes est expliquée par la supériorité de l’idiome français pourvu de conjonctions, lesquelles ont fait défaut aux langues classiques : L’usage des conjonctions n’étant pas connu, il n’était pas encore possible de faire des raisonnements.261 258 Cf. le titre du premier projet de la Défense : Défense et illustration de la langue française suivie du projet de l’œuvre intitulé De la Précellence du langage françois, Paris, Garnier Frères, 1920 259 « Le génie de notre langue est la netteté et la naïveté. Les Français recherchent ces qualités dans le style, et sont fort différents en cela des Orientaux, qui n’estiment que les expressions mystérieuses, et qui donnent beaucoup à penser. », La Rhétorique ou l’art de parler, op. cit., p.137. 260 Voir Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Armand Colin, coll. Bibliothèque de Cluny- Le trésor, 1962. 261 Etienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 2002, p158. 120 Les « langues à ordre direct » offrent la possibilité de raisonner tandis que les « langues à inversions » donnent celle d’exciter le sentiment poétique : Les inversions des langues anciennes étaient au contraire un obstacle à l’analyse, à proportion que, contribuant davantage à l’exercice de l’imagination, elles le rendaient plus naturel que celui des autres opérations de l’âme. Voilà, je pense, une des causes de la supériorité des philosophes modernes sur les philosophes anciens. Une langue aussi sage que la nôtre dans le choix des figures et des tours, devait l’être à plus forte raison dans la manière de raisonner.262 Barthes, cherchant à défaire le discours logico-argumentatif, aimait cette idée qu’il a rangée sans l’exploiter dans le matériel théorique entassé pour son cours sur le haïku. Il suffit de trouer le discours en supprimant les conjonctions pour lui enlever son arrogance rationnelle et lui conférer la fraîcheur qu’il a perdue : Nous retrouvons ici un mythe dix-huitièmiste du langage : cf. Vico et l’antériorité du Poétique ; Condillac : langage originaire parle seulement avec des images sensibles, donc pas de conjonction (élément abstrait), régime de l’asyndète (ou de la parataxe).263 Par son progressisme linguistique, Condillac a donné une légitimité philosophique au mythe de la supériorité des langues dites à ordre direct ; il a contribué à forger le mythe corollaire de l’infériorité poétique de la langue française. Si Vico et Diderot s’opposaient sur la question de l’antériorité du langage poétique sur le langage rationnel, ils s’accordaient en revanche pour estimer que le français était une des langues les plus propres à l’expression scientifique : 262 263 Idem., p.166. La Préparation du roman, op. cit., p.120. 121 Au milieu de la barbarie du douzième siècle, s’ouvrit la fameuse école parisienne où Pierre Lombard, le célèbre maître des Sentences, commença à enseigner la théologie scolastique la plus subtile, à un moment où existait encore, comme une sorte de poème homérique, l’histoire de Turpin, évêque de Paris, pleine de toutes les fables des héros de la France que l’on appelait les « paladins » et dont plus tard furent remplis tant de romans et de poèmes. C’est à cause de ce passage prématuré de la barbarie aux sciences les plus subtiles que la langue française est restée très raffinée, au point que, parmi toutes les langues vivantes, c’est elle qui semble avoir le mieux restitué à notre temps l’atticisme des Grecs, et qu’elle est meilleure que toute autre pour raisonner dans les sciences, comme l’était le grec.264 Diderot, donnant au latin, au grec, à l’anglais, « langues du mensonge, l’empire de la fable », ne laissait au français que l’empire de la vérité en raison de « l’ordre didactique de la syntaxe française »265. De même Rivarol en disant que le mouvement des sensations ne pouvait corrompre l’ordre direct, a fait du français une langue peu propre à la poésie : l’ordre « logique », constituant la structure profonde de la phrase française, est si difficile à déguiser qu’il transparaît même dans les constructions « désordonnées » du langage poétique (syntaxe émotive, inversions) : Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison, et on a beau par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue.266 264 Vico, La Science nouvelle, traduit de l’italien par Alain Pons, Fayard, coll. L’esprit de la Cité, 2001, p. 92. 265 Lettre sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p.133. 266 L’Universalité de la langue française, Paris, Arlea, 1991, présenté par Jean Dutourd, p.72-73. 122 §4 Langue intellectuelle, langue artistique et langue poétique Voyons à présent comment la linguistique moderne - qui semble se réduire pour Barthes à Charles Bally - a infirmé le mythe de la « clarté française » 267. Bally dans sa caractérologie comparée du français et de l’allemand pose que le français est une langue moins poétique qu’intellectuelle, considérant que la construction progressive, l’ordre sujet-verbecomplément, empêche la discordance entre signifiés et signifiants, c’est-à-dire le vague que cet écart permet. L’ordre direct, que Bally préférait appeler « séquence progressive », en séparant le thème et le propos, déclare d’emblée l’objet du discours si bien qu’il réduit l’effort d’interprétation du destinataire : Le français a encore cet avantage, pour la communication, d’être une langue orientée vers l’entendeur et de disposer les signes sur la ligne du discours de manière à faciliter la compréhension de l’énoncé. [...] Le français unit étroitement les éléments qui s’appellent naturellement, au lieu de pratiquer la disjonction chère à l’Allemand ; l’habitude de séparer le thème et le propos dans la phrase segmentée facilite aussi l’analyse de la pensée ; enfin la séquence progressive, pièce maîtresse de la grammaire française, consiste à dire d’abord de quoi l’on parle avant d’exprimer l’idée qui est le but de l’énonciation.268 Ainsi le français, orienté vers la communication sociale, est monosémique tandis que l’allemand, plus égocentrique, est dystaxique. Pour le disciple de Saussure, le français est analytique, l’allemand synthétique ; le français est trop net, trop précis pour suggérer et évoquer tandis que l’allemand trop vague, trop diffus pour distinguer et raisonner ; l’allemand est la langue du sentiment, de la 267 « Ce mythe a été scientifiquement démonté par la linguistique moderne » Critique et vérité (1966) in OC, t. II, p.770-771. 268 Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, Berne, Ed. Francke, 1965, p.367. 123 dystaxie tandis que le français celle de la raison, de la monosémie. Ainsi il semble que Charles Bally ait très peu songé à « démonter le mythe de la « clarté française » comme Barthes l’affirme dans une note de bas de page qui renvoie le lecteur à Charles Bally sans insister pour montrer que c’est un point réglé : Voir Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, 1965, le français n’est ni plus ni moins « logique » qu’une autre langue.269 Si Barthes n’a pas pu trouver chez Bally la réfutation du mythe de la clarté française à laquelle il nous renvoie un peu légèrement, il a pu y reprendre l’idée que le français est une « langue intellectuelle », « monosémique » quand il dit que l’écrivain français est obligé de lutter avec sa langue qui est celle d’une « civilisation du signifié » : La culture française a toujours attaché, semble-t-il, un privilège très fort aux « idées », ou pour parler d’une façon plus neutre, au contenu des messages. Importe aux Français le « quelque chose à dire », ce qu’on désigne couramment d’un mot phonétiquement ambigu, monétaire, commercial et littéraire : le fond (ou le fonds ou les fonds). En fait de signifiant (on espère pouvoir désormais employer ce mot sans avoir à s’excuser), la culture française n’a connu pendant des siècles que le travail du style, les contraintes de la rhétorique aristotélico-jésuite, les valeurs du « bien-écrire » elles-mêmes centrées, d’ailleurs, par un retour obstiné, sur la transparence et la distinction du « fond ». Il a fallu attendre Mallarmé pour que notre littérature conçoive un signifiant libre, sur quoi ne pèserait plus la censure du faux signifié, et tente l’expérience d’une écriture enfin débarrassée du refoulement historique où la maintenaient les privilèges de la « pensée ». 270 Le français est une langue du signifié car la « logique du vrai », fondée sur l’ordre centré de la phrase française imposé par le moule « jésuite » que Barthes voulait fissurer, y domine : 269 270 Critique et vérité (1966) in OC, t. II, p.770-771. « Plaisir au langage » (1967) in OC, t. II, p.1238. 124 Il est vrai, que la littérature française se débat interminablement, beaucoup plus avec l’homme, le sujet centré, qu’avec le mythe ; il est vrai aussi que sa langue même a été formée dans le moule rhétorique, classique et jésuite. Sa vérité est donc aujourd’hui d’en sortir et son passé même lui impose des voies originales de sortie.271 L’écrivain français doit lutter avec cette langue à message, à contenu que l’ordre direct de la phrase française rend trop clair : Mon texte est partiellement aliéné. Je me débats avec la langue française qui est immergée dans une civilisation du signifié. Il y a une aliénation de la langue ; la façon dont je parle du Japon n'est pas pensable en japonais, car ma langue, le français, est une langue centrée sur le sujet (cf. Rivarol, pour qui le "génie" du Français est dans le fait qu'il place le sujet avant le verbe). Mais l'écriture, en revanche, est une redistribution de la langue, une façon d’accéder à une désaliénation de notre langage.272 Mais cette lutte que Barthes dramatise, n’est-elle pas simplement le travail du style par lequel on peut se soustraire aux stéréotypes linguistiques ? Barthes est-il si éloigné d’Albert Dauzat qui a fait remarquer que la phrase française ne se réduit pas à l’ordre logique, « servitude grammaticale » imposée par la tradition puisque l’ordre rythmique (inversion, mise en relief) permet à la phrase française, en échappant à la monotonie grammaticale, de restituer la singularité d’une impression273 ? 271 « Sur le Système de la mode et « L’Analyse structurale des récits » in OC, t. II, p.1306. 272 « Un univers articulé de signes vides » in OC, t. III, p.654. 125 SECTION III - LE DEFAUT DES LANGUES : UNE POETIQUE DE L’ECRIRE §1 Défaut lexical et défaut de force d’individuation Pour Saussure, la langue est un champ « d’oppositions différentielles » tandis que pour Barthes, elle n’est plus qu’une série d’oppositions paradigmatiques : le sens est produit par l’opposition des termes : par exemple l’idée de préciosité ne peut se comprendre sans celle de grossièreté. Cette (légère) mésinterprétation structuraliste de Saussure a permis à Barthes de construire son opposition Loi/ Désir surimprimée sur celle de langue/discours. La langue impose le paradigme binaire tandis le discours permet de décrire les intensités que la langue censure : La société est plus structuraliste que n’importe qui. Et elle ne reconnaît pas les intensités, elle reconnaît les oppositions de termes, les seuils mais pas les intensités.274 La langue ne fournit pas de mot pour décrire les états intermédiaires, idée que Barthes a pu reprendre à Nietzsche.275 La langue est une force de réduction contre laquelle le discours constitue une force d’individuation : Notre langue française, en cela, comme sur d’autres points, barbare (parce que « civilisée ») aplatit les espèces sur le genre et censure la force d’individuation.276 274 Voir Le Neutre, séance 1, Figure Fatigue, 90’ 40’’- 90’ 50’’ « En fait fatigue → une intensité : la société ne les reconnaît pas. », Le Neutre, op. cit., p.44. 275 « Le langage a beau, ici comme ailleurs, traîner avec soi toute sa lourdeur et continuer à parler d'oppositions alors qu'il s'agit de degrés et de gradations délicates » Vie et vérité, textes choisis par Jean Granier, Paris, PUF, coll. Les grands textes, Bibliothèque classique de philosophie, 1971, p.189. 276 La Préparation du roman, op. cit., p.71. 126 §2 Le défaut de terme propre et l’esthétique de la pureté La barbarie de la langue n’est pas seulement liée à un manque initial tenant à la structure des langues mais provient aussi d’une politique linguistique initiée à l’époque classique. Bien que Barthes ait déclaré qu’il n’avait eu aucune « propension à lire » les auteurs du dixhuitième (excepté Sade), il a pu trouver chez Diderot, une critique de la « pureté de la langue française ». Diderot, en effet, pense que le français est non seulement impropre à l’expression des passions, mais aussi à l’expression tout court. Ce défaut d’expression n’est pas seulement lié à la rareté des mots dits imitatifs mais aussi au dogme classique de la pureté de la langue : Je loue le soin de l’orateur et le travail du musicien et du poète, autant que je blâme cette noblesse prétendue qui nous a fait exclure de notre langue un grand nombre d’expressions énergiques. Les Grecs, les Latins qui ne connaissaient guère cette fausse délicatesse, disaient en leur langue ce qu’ils voulaient. Pour nous, à force de raffiner, nous avons appauvri la nôtre, et n’ayant souvent qu’un terme propre à rendre une idée, nous aimons mieux affaiblir l’idée que de ne pas employer un terme noble. Quelle perte pour ceux d’entre nos écrivains qui ont l’imagination forte, que celle de tant de mots que nous revoyons avec plaisir dans Amyot et dans Montaigne. Ils ont commencé par être rejetés du beau style, parce qu’ils avaient passé dans le peuple ; et ensuite rebutés par le peuple même, qui à la longue est toujours le singe des Grands, ils sont devenus tout à fait inusités. Je ne doute point que nous n’ayons bientôt, comme les Chinois, la langue parlée et la langue écrite.277 Ce purisme linguistique en proscrivant les mots ou les tours de langue jugés trop hardis, a étiolé l’expression des idées.278 Barthes a 277 Lettre sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p.131132. 278 Si Diderot était d’accord avec le chevalier de Jaucourt pour regretter que le français ait si peu de mots imitatifs qui puissent lui conférer une « vérité d’imitation » approchant celles des langues anciennes, il ne l’était plus pour considérer sa pureté et son élégance comme des perfections qu’il fallait préserver. 127 radicalisé cette idée : la pureté qui ressortit à une morale castratrice279 ne se contente pas de jeter un voile pudique sur les idées dérogeant aux bienséances mais censure purement et simplement des possibilités d’expression qu’une « totalité » ne pourra jamais retrouver puisqu’il y a un mot propre pour chaque idée : Que la grammaire classique ait acquis, dans son aire sociale limitée, un certain degré de perfection, ne doit pas masquer les sacrifices énormes que l'emploi exclusif d'un tel instrument coûte à l'expression d'une totalité humaine, et peut-être même à la formation d'idées nouvelles.280 Comme il n’y a que des mots-idées281 ou des pensées-phrases, l’ablutionnisme de langage est une sorte d’idiolecticide. Barthes, à l’instar de Diderot, en disant que le Français est une langue qui a besoin de supplément ne disait rien d’inouï (au sens stylistique), et se rattache simplement à la tradition minoritaire des néologistes (Ronsard, Chateaubriand, Flaubert) et très peu à Mallarmé, (moins lexiste que syntacticien). L’hypercorrection lexicale (« l’esprit » du on ne peut pas dire cela car le mot n’est pas dans le La clarté suffisait. 279 Barthes déclare que « supprimer les adjectifs serait une opération funèbre » qui ressortit d’ « une éthique de la pureté » (morale du langage) [...] On finirait par mortifier la langue, il ne faut pas javelliser la langue » Le Neutre, séance 4, 103’. 280 « La responsabilité de la grammaire » in OC, t. I, p.97. Cette idée ne sera jamais abandonnée ; je rappelle seulement une de ses occurrences ; notons que la « totalité humaine » n’est plus que « nous, en tant que Français » : « Il y a aussi le cas du français du seizième siècle, ce qu'on appelle le moyen français, qui est rejeté de notre langue, sous prétexte qu'il est fait de nouveautés caduques, d'italianismes, de jargons, de hardiesses baroques, etc., sans que jamais on se pose le problème de savoir ce que nous avons perdu, nous en tant que Français d'aujourd'hui, dans ce grand traumatisme de la pureté classique. Nous n'avons pas perdu seulement des moyens d'expression, comme on dit, mais aussi certainement une structure mentale, car la langue, c'est une structure mentale, je rappelle à titre d'exemple significatif que, selon, Lacan, une expression française comme "ce suis-je" correspond à une structure de type psychanalytique, donc en un sens plus vraie, et c'était une structure qui était possible dans la langue du seizième siècle » « Réflexion sur un manuel » (1971) in OC, t. III, p.948. 281 Barthes a parlé au sujet de Chateaubriand d’une science du mot juste : « Les Mémoires d’outre-tombe, un miracle d’équilibre et de mesure car il possède, là, la science du mot juste, c’est-à-dire sans démesure » « Pour un Chateaubriand de papier » (1979) in OC, t. V, p.769. 128 dictionnaire) a néanmoins donné à ce discours un caractère insolite qui a masqué l’aspect politique de la rhétorique du défaut des langues. Dans une séance du cours Comment vivre ensemble 282, défendant le droit de choisir son langage autant pour des raisons de principes que pour des questions de techniques de sens, Barthes prône l’invention étymologique en considérant que l’être d’une langue est moins dans son lexique que dans sa syntaxe. Charles Nodier a eu plus de chance car à l’époque romantique, on ne s’indignait pas encore qu’un écrivain puisse ne pas employer « les mots de tout le monde » : il a pu sans mauvaise conscience faire l’éloge d’une figure, le solécisme savant, qui rappelle celle de l’invention étymologique que Barthes défendait contre ses censeurs : Une des premières règles de la nouvelle langue française, c’est le solécisme, c’est-à-dire l’emploi d’un mot des deux langues antérieures dans une acception inusitée de genre, de nombre ou de cas. [...] Le solécisme pur et simple est celui dont on dit : voilà qui est beau ! mais quand le solécisme a pénétré jusqu’au sens, quand il a contraint le mot à dire autre chose que ce qu’il signifie, quand il l’a malicieusement cousu à la phrase, sans égard à sa valeur, le solécisme devient sublime.283 Barthes s’est souvent étonné qu’il y ait tant de querelles et de procès concernant la pureté du lexique et qu’en même temps on ait si peu songé à préserver tant les manières de prononcer que la syntaxe qui s’effrite. Le lexique peut se défendre par le dictionnaire mais il n’y a que l’usage et la socialité qui puissent fixer, pour le meilleur et pour le pire, la structure historique d’une langue. Aussi est-il peu raisonnable de se priver du secours d’un mot étranger quand il a une richesse sémantique supérieure à celle d’un mot français : 282 Comment vivre ensemble, texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.4950. 283 Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture, op. cit., p.325-326. 129 Il n'y pas une langue plus pauvre qu'une autre. Par moments, si je sens qu'un mot français n'exprime pas bien la richesse de ce que je veux dire, la richesse de connotation, la richesse culturelle, à ce moment-là je me sers d'un mot étranger, comme un mot grec, qui est relativement plus libre et moins hypothéqué par l'usage.284 En effet un mot grec peut produire un « dépaysement », donner de l’éclat comme on disait en ancienne rhétorique. Aristote conseillait déjà pour produire l’étonnement de semer dans son discours des mots étrangers qui l’assaisonnent et le relèvent.285 Mais Barthes est allé plus loin en rêvant à la constitution d’une langue totale qui rassemblerait de manière utopique des procédés linguistiques dispersés dans toutes les langues du monde et même dans celles qu’on ne parle plus... Le français emprunterait au grec, la voix moyenne, au nootka la prédication, à l’hébreu, la postposition ou l’antéposition du verbe en fonction de l’orientation temporelle du sujet, au chinook, l’expression du discontinu.286 Cette idée de perfectionner une langue en recourant aux ressources lexicales d’une autre langue était opposée à celle de Condillac qui pensait que les emprunts introduisent des confusions dans l’histoire des mots et par conséquent dans la spéculation philosophique.287 Mais Barthes n’était pas ennemi de la confusion et appelait le lecteur ou l’auditeur à déplier le sens, à faire un travail sur le signifiant plutôt que sur le signifié qu’il fallait reculer (reprenant le grand thème derridien du « recul des signifiés ») 284 « Entretien au French rewiew » in OC, t. V, p.739. Rhétorique, chapitre II, Livre III « Sur les qualités principales du style ». 286 Sollers écrivain (1979) in OC, t. V, p.597. 287 Condillac écrit dans sa Logique : « Une langue serait bien supérieure, si le peuple qui la fait, cultivait les arts et les sciences sans rien emprunter d’aucune autre : car l’analogie, dans cette langue, montrerait sensiblement le progrès des connaissances, et l’on n’aurait pas besoin d’en chercher l’histoire ailleurs. Ce serait là une langue vraiment savante, et elle serait la seule. Mais quand elles sont des ramas de plusieurs langues étrangères les unes aux autres, elles confondent tout : l’analogie ne peut plus faire apercevoir dans les différentes acceptions des mots, l’origine et la génération des connaissances : nous ne savons plus mettre de la précision dans nos discours » Condillac, La Logique, Paris, Vrin, 1981, p.391-392. 285 130 §3 Nomination et création Barthes a pu reprendre à Proust, l’idée que l’écrivain écrit dans une sorte de langue étrangère.288 En travaillant sa langue l’écrivain pourrait soustraire le discours à l’emprise de la langue commune... L’écrivain seul, opposé à tous les parleurs et écrivants, pourrait par un privilège spécial lutter contre les « rubriques obligatoires »289, autrement dit les restrictions qu’une langue impose à ses usagers. Une des figures par lesquelles l’écrivain peut défaire la grégarité de la langue est la nomination qui permet non seulement de varier le banal mais surtout d’inventer le nouveau290 par le fait de désigner ce qui ne l’avait pas été. Barthes confère à la nomination une force heuristique plus puissante que celle de la métaphore compromise dans la quête du général, « empoissée » dans l’herméneutique du caché et de l’apparent, du secret et de la profondeur. L’auteur nomme non pas pour s’approprier les choses, exercer un pouvoir sur le lecteur esclave enfermé dans un rôle d’entendeur, mais pour renouveler une vision du 288 « L'écriture est une langue étrangère par rapport à notre langue, et cela est même nécessaire pour qu'il y ait écriture » « Un univers articulé de signes vides » (1970) in OC, t. III, p.654. Voir aussi Rémy de Gourmont qui définit le style comme un dialecte unique et particulier à l’intérieur de la langue commune : « Ecrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c’est exister, c’est se différencier. Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d’un seul. » La Culture des idées, Paris, Ed. Mercure de France, 1964, p.17. 289 Jakobson appelle « rubriques obligatoires » le fait qu’une langue impose un choix restreint le plus souvent binaire de possibilités linguistiques : par exemple de modalités aspectuelles : par exemple, en russe, le verbe ne peut exprimer que deux aspects : l’aspect perfectif et l’aspect imperfectif. Barthes, regrettant que le verbe français confondent les marques de « l’aspectuel » avec celles des temps verbaux, a utilisé dans un sens métaphorisé la notion de « rubriques obligatoires » pour qualifier aussi bien les contraintes du langage cinématographique que les points de théorie qu’une doctrine impose. 290 Chateaubriand cité par Antoine Albalat in L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons, Paris, Armand Colin, coll. L’ancien et le nouveau, 1991 131 monde figée par les habitudes linguistiques. Le nom pour Barthes n’est pas l’inessentiel291, il n’y pas de sacrifice de l’objet au nom, car sans nom, il n’y aurait tout simplement pas d’objet, l’origine du savoir étant le langage. Le langage crée l’objet. Ce nominalisme d’inspiration nietzschéenne (et valéryenne) a éloigné Barthes des conceptions elles-mêmes nietzschéennes que Blanchot, Derrida, et Deleuze notamment, ont développées sur la violence originaire du langage292 : la nomination est moins l’exercice d’une violence que l’opération par laquelle la littérature défait la grégarité de la langue en développant les possibles du langage. Le discours du défaut des langues est autant une poétique qu’une rhétorique. Elle est une poétique car il est indéniable que le discours du défaut des langues est lié à une pratique de l’écriture, qu’elle est une théorie de l’Ecrire ; elle est une rhétorique car le discours du défaut des langues est un discours impressif, qui tend à persuader, à faire désirer la vérité du sujet, vérité non pas existentielle mais politique. Barthes, Symmaque de la littérature, a tenté de redonner à l’écrivain, exproprié par les conceptions romantiques293, un rôle 291 Selon Sartre : « la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l’objet nommé ou pour parler comme Hegel, le nom s’y révèle l’inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. » Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1948, p.18. 292 Cf. Blanchot : « Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l'avoir sous la forme commode d'un nom. Nommer fait seul de l'homme cette étrangeté inquiétante et bouleversante qui doit troubler les autres vivants et jusqu'à ces dieux solitaires qu'on dit muets. » Le Livre à venir, p.49 Cf. Derrida : « Il y avait en effet une première violence à nommer. Nommer, [...], telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu. Penser l'unique dans le système, l'y inscrire, tel est le geste de l'archi-écriture : archi-violence, perte du propre, de la proximité absolue, de la présence à soi » Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1967, p.164. 293 Condillac a, de même, minimisé le rôle de l’écrivain dans l’invention de la langue qui est le reflet, l’âme, le génie d’une nation : l’écrivain n’institue plus la langue mais lui confère son dernier degré de perfection par l’invention surveillée (par le principe d’analogie) de nouveaux tours. Cf. Essai sur l’origine des connaissances humaines. 132 premier dans l’économie des langues qui n’a plus la tâche de créer la langue mais celle de l’émanciper. La littérature n’a plus à militer pour « telle ou telle option » comme Mallarmé l’avait compris mais changer la langue, c’est-à-dire contester celle de « l’universel reportage »294 ainsi que les langages-maîtres. Barthes a donc exploité le thème du défaut des langues pour contester « l’arrogance » des langages grégaires. Mais un paradoxe demeure : comment Barthes a pu définir le langage littéraire comme un langage coupé de toute praxis alors qu’il a engagé l’écriture dans un combat contreidéologique. N’est-ce pas reconnaître que l’écriture agit, qu’elle n’a rien d’intransitif ? 294 Voir La Préparation du roman, op. cit., p.371. 133 PARTIE III LA REPRESENTATION EN QUESTION 134 CHAPITRE 1: LA TACHE DE L’ECRIVAIN PROGRESSISTE Je ne suis pas, en art, partisan du réalisme, ni, en sciences sociales, du positivisme Roland Barthes Barthes a marqué son hostilité au réalisme dès ses premiers textes.295 Il a donné des raisons pour expliquer sa suspicion à l’égard de la représentation : elle rassure, elle moralise, elle récupère (l’histoire d’amour fait de l’amoureux un sujet de quête comme les autres). Sartre a reconnu d’autres pouvoirs à la représentation : elle défait une société en lui faisant prendre conscience d’elle-même. Comment se fait-il alors que mettre en cause l’esthétique de la transparence soit devenu pour Barthes la tâche première et spécifique de l’écrivain progressiste ? Pourquoi, lors d’un discours de remise de prix, Barthes pour prier Antonioni de se désolidariser du troupeau des fanatiques du réel, a-t-il retrouvé les expressions qu’Emmanuel Mounier avait employées autrefois pour dénoncer les « excès de réalisme » régnant sur la « zone d’influence communiste » des lettres françaises ?296 Estce parce que le réalisme est un dogmatisme ?297 295 Dans une parenthèse Barthes jette la formule « guerre au réalisme et au symbolisme » « Réflexion sur le style de « l’Etranger » » (1944) in OC, t. I, p.79. 296 « Je vois, au surplus, que le camps des « réalistes » fanatiques s’établit en gros sur la zone d’influence communiste. Cela s’explique aisément, si le marxisme (nous y reviendrons plus loin) représente comme l’aristotélisme au XIII e siècle, une protestation de l’homme inséré dans la nature, engagé dans le combat du travail sur les choses dures et rebelles - contre l’homme « idéaliste », l’homme qui 135 Il est nécessaire de rappeler la manière (subtile et cohérente) dont Barthes a procédé pour disqualifier le roman « aristotélicien », et ainsi liquider la « branche aînée »298 de la modernité littéraire fondée sur l’expérience empirique du réel plus que sur l’« acquis rhétorique ». C’est l’ambition de ce chapitre.299Nous verrons d’abord comment Barthes a constaté l’échec du réalisme de la temporalité en pointant ses insolubilités (Section I - L’échec du réalisme phénoménologique). Nous montrerons ensuite que Barthes a confondu le réalisme avec le naturalisme afin de déplorer l’absence de « force esthétique »300 des littératures réalistes (Section II-La confusion idéologique Réalisme/naturalisme). Nous verrons enfin comment il a cherché à développer un réalisme des surfaces ou des objets pour l’opposer à ce qu’il appelle le réalisme des profondeurs, en défendant en particulier se nourrit d’ombres nobles et se distrait de sa condition par des élans impuissants. Mais la passion qui s’affirme dans ce fanatisme réaliste n’est-elle pas d’origine plus profonde que ce qu’en peut justifier la conviction rationnelle ? Par réaction contre les évasions intimes, le marxisme s’est livré à un ressentiment farouche contre la subjectivité. » Emmanuel Mounier, « Le réel n’est à personne » (pp.206213) « La querelle du réalisme » Esprit, n°129, 1947-2, p.207. 297 « Un des problèmes idéologiques capitaux qui se posent moins peut-être à la recherche que dans des groupes soucieux de l’engagement de l’écriture, c’est le problème du signifié dernier : est-ce qu’un texte possède en quelque sorte un signifié dernier ? Et-ce qu’en décapant le texte de ses structures on va arriver, à un certain moment, à un signifié dernier qui, dans le cas du roman réaliste, serait la « réalité » ? » 298 Cf. Thomas Pavel, « Allusion et transparence. Sur le « code culturel » de Sarrasine », Pavel Thomas, Travaux de littérature, Boulogne, Klincksiek, 1996, vol IX, p.295-311. 299 Thomas Pavel écrit : « Barthes n’hésite pas, par exemple, à distinguer entre le caractère « régressif » du réalisme et la vraie tâche des écrivains progressistes qui consisterait à mettre en cause l’esthétique de la représentation » Claude Bremond/ Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998, p.47. 300 « Mais c’est précisément parce que Charlot figure une sorte de prolétaire brut, encore extérieur à la Révolution, que sa force représentative est immense. Aucune œuvre socialiste n’est encore arrivée à exprimer la condition humiliée du travailleur avec autant de violence et de générosité. Seul Brecht, peut-être a entrevu la nécessité pour l’art socialiste de prendre toujours l’homme à la veille de la Révolution, c’est-à-dire l’homme seul, encore aveugle, sur le point d’être ouvert à la lumière révolutionnaire par l’excès « naturel » de ses malheurs. En montrant l’ouvrier déjà engagé dans un combat conscient, subsumé sous la Cause et le Parti, les autres œuvres rendent compte d’une réalité politique nécessaire, mais sans force esthétique. », Mythologie « Le pauvre et le prolétaire », Mythologies (1957) in OC, t. I, p.701. 136 le travail d’Alain Robbe-Grillet (Section III-Surface versus profondeur). SECTION I - L’ECHEC DU REALISME PHENOMENOLOGIQUE §1 Sartre et la responsabilité des formes Il est sans doute possible de lire Le Degré zéro de l’écriture comme une réponse au fameux Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre. La question « qu’est-ce que la littérature ? » formulée par Albert Thibaudet que Paulhan trouvait enfantine, sans pertinence301, était reprise par Sartre qui la posait à nouveau pour interroger la responsabilité de l’écrivain. Sartre avait, au moment du Qu‘est-ce que la littérature ?, placé cette responsabilité, moins dans la personne civile de l’écrivain ou dans la vie empirique de l’auteur que dans la forme, dans la technique qu’il reprend à la tradition ou qu’il invente pour son opération de dévoilement ; puis adoptant une méthode critique, appelée totalitaire, il a concentré son investigation, à l’instar des lansoniens, sur les documents se rapportant à la vie empirique de l’auteur (lettres, témoignages d’époque, journaux) à partir desquels il entendait apprécier la valeur de l’écrivain au regard non pas de l’histoire littéraire mais de l’Histoire tout court. Ce retour au biographisme, au moment où le New criticism, avait, pensait-on, ruiné les approches surannées de la résurrection du passé, pourrait masquer le rôle initiateur des réflexions de Sartre sur la responsabilité des 301 Cf. Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les Lettres, Paris, Gallimard, NRF, 1941. Sartre a semblé oublier le questionnement d’un prédécesseur : « Les critiques me condamnent au nom de la littérature, sans jamais dire ce qu’ils entendent par là, la meilleure réponse à leur faire, c’est d’examiner l’art d’écrire, sans préjugés. Qu’est-ce qu’écrire ? Pourquoi écrit-on ? Pour qui ? Au fait il semble que personne ne se le soit jamais demandé. » Sartre (Jean-Paul), Qu'est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1948, p.12. 137 formes romanesques que Barthes a reprises en localisant la responsabilité de l’écrivain dans son écriture.302 §2 Le réalisme de la Temporalité Selon Sartre la technique romanesque héritée du naturalisme n’était pas adaptée à un art du roman qui doit préserver non seulement la liberté des personnages en train de faire l’Histoire (ou de la refuser) mais aussi celle du lecteur en le rendant contemporain à l’énonciation du récit.303 Le phénoménologisme en faisant du lecteur l’instituteur du sens refuse que le lecteur soit le frère muet de l’écrivain. Il refuse aussi que le narrateur omniscient (cinquantenaire), « narrateur toutconnaissant »304, à la subjectivité privilégiée réduise, par la nature irréversible de son récit au passé, les possibilités d’agir des personnages (et des lecteurs) à un destin déterminé : 302 Gilles Philippe observe qu’il y a sur la question de la responsabilité des formes une filiation entre Sartre et Barthes et non pas d’opposition. « On peut dire sans exagération que Barthes achève, à sa façon, la trajectoire méthodologique que Sartre a interrompue après la guerre. », Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément, le moment grammatical de la littérature française : 1890-1940, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées 2002, p.200. 303 Sartre écrit dans une note : « Ainsi avons-nous appris de Joyce à rechercher une deuxième espèce de réalisme : le réalisme brut de la subjectivité sans médiation ni distance. Ce qui nous entraîne à professer un troisième réalisme : celui de la temporalité. Si nous plongeons en effet, sans médiation, le lecteur dans une conscience, si nous lui refusons tous les moyens de la survoler alors il faut lui imposer sans raccourcis le temps de cette conscience. Si je ramasse six mois en une page, le lecteur saute hors du livre. Ce dernier aspect du réalisme suscite des difficultés que personne de nous n’a résolues et qui, peut-être, sont partiellement insolubles, car il n’est ni possible ni souhaitable de limiter tous les romans au récit d’une seule journée. S’y résignât-on même, il resterait que le fait de consacrer un livre à vingt-quatre heures plutôt qu’à une, à une heure plutôt qu’à une minute, implique l’intervention de l’auteur et un choix transcendant. Il faudra alors masquer ce choix par des procédés esthétiques, construire des trompe-l’œil et, comme toujours en art, mentir pour être vrai. », Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit. , p.305-306. 304 « En renonçant à la fiction du narrateur tout-connaissant, nous avons assumé l’obligation de supprimer les intermédiaires entre le lecteur et les subjectivitéspoints de vue de nos personnages ; il s’agit de le faire entrer dans les consciences comme dans un moulin, il faut même qu’il coïncide successivement avec chacune d’entre elle. » Idem., p.305. 138 Même les écrivains réalistes qui veulent être les historiens objectifs de leur temps conservent le schème de la méthode, c’est-à-dire qu’il y a un milieu commun, une trame commune à tous leurs romans, qui n’est pas la subjectivité individuelle et historique du romancier, mais celle, idéale et universelle, de l’homme d’expérience. D’abord le récit est fait au passé : passé de cérémonie, pour mettre une distance entre les événements et le public, passé subjectif, équivalent à la mémoire du conteur, passé social puisque l’anecdote n’appartient pas à l’histoire sans conclusion qui est en train de se faire mais à l’histoire déjà 305 faite. Le savoir du narrateur-homme d’expérience est inapproprié à la fraîcheur de l’événement inaccompli, à la singularité de chaque situation historique. Pour remédier à cette fatalité du roman, Sartre a proposé de pluraliser à l’intérieur du roman les énonciations sans les hiérarchiser pour empêcher la dominance d’une voix narrative comme dans les œuvres du « réalisme dogmatique » : Les circonstances nous imposaient de rompre avec nos prédécesseurs : ils avaient opté pour l’idéalisme littéraire et présentaient les événements à travers une subjectivité privilégiée ; pour nous le relativisme historique en posant l’équivalence a priori des toutes les subjectivités, rendait à l’événement vivant toute sa valeur et nous ramenait, en littérature, par le subjectivisme absolu au réalisme dogmatique.306 Ce procédé pour Barthes est illusoire. La polyphonie énonciative ne déjoue pas dans le concert de la « pluri-dimensionnalité » la fatalité d’une voix omnisciente qui se loge subrepticement dans celles des personnages : l’auteur peut mettre en crise sa légitimité énonciative mais non pas l’exterminer. Malgré ses efforts, Sartre n’était pas parvenu à détruire l’autorité du romancier au savoir plein sans faire oublier la sienne. Sa voix, reconnaissable, est moins une intervention 305 306 Ibid., p.148. Ibid., p.228. 139 incidente qu’un pouvoir indéfectible. Barthes estime ainsi que Sartre est « trahi par son écriture », comme il a pu le souligner par un soustitre de l’article « Le tragique de l’écriture » qu’il a préféré supprimer lors de sa réécriture (« L’utopie du langage ») mais l’idée de l’échec d’un « réalisme brut », sans médiation, n’en demeure pas moins : Lorsque Sartre essaye de briser la durée romanesque, et dédouble son récit pour exprimer l’ubiquité du réel (dans Le Sursis), c’est l’écriture narrée qui recompose au-dessus de la simultanéité des événements, un Temps unique et homogène, celui du Narrateur, dont la voix particulière, définie par des accents bien reconnaissables, encombre le dévoilement de l’Histoire, d’une unité parasite, et donne au roman l’ambiguïté d’un témoignage qui est peut-être faux.307 Barthes logiquement retournait contre Sartre sa propre critique. Le « dernier bastion de l’écriture classique », subsiste malgré les innovations formelles par lesquelles le Réalisme de la Temporalité a cherché à défaire l’autorité du romancier « réaliste dogmatique » en subtilisant l’énonciation, en refusant qu’elle se divise en subjectivité première et en subjectivité seconde. La rédaction inachevée du roman constituant la dernière partie de la tétralogie « Les chemins de la liberté » a pu signifier, pour Barthes, l’échec relatif du projet ambitieux d’une refondation du roman qui a tenté de concilier « l’absolu métaphysique » et la « relativité du fait historique » dans une littérature de l’historicité.308 Mais dresser le procès-verbal de la mort du projet d’un réalisme brut et immédiat ne suffit pas. Il faut précipiter celle du roman réaliste en dénonçant son académisme. 307 Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p.222-223. Sartre l’appelle aussi « littérature des grandes circonstances » en l’opposant à celle des « conditions moyennes », au naturalisme. L’analyse de Lukács est proche de celle de Sartre: « La méthode « scientifique » de Zola débouche sur ce qui est moyen, gris, statistiquement au milieu. Mais le point où toutes les contradictions internes s’émoussent mutuellement, ou ce qui est grand et petit, noble et vil, beau et infâme apparaît uniformément comme « produit » moyen, signifie la mort de toute grande littérature. » Lukács, Balzac et le réalisme français, traduit de l’allemand par Paul Laveau, Paris, Ed. Maspero, Petite collection François Maspero, 1969, p.99-100. 308 140 SECTION II – LA CONFUSION IDEOLOGIQUE REALISME/ NATURALISME §1 La régression du réalisme socialiste français Dans le Degré zéro de l’écriture, il y a deux chapitres, qui n’ont pas été écrits pour les lecteurs de Combat (le contenu ambigu de ces deux chapitres auraient pu les rendre difficiles à placer). Il s’agit des chapitres nommés « Les écritures politiques » et « L’écriture et la Révolution ». Dans le premier Barthes attaque les écritures politiques du marxisme, faisant une analyse de l’écriture stalinienne triomphante sans ménager pour autant l’écriture trotskyste ou celle du parti communiste français qu’il qualifie de « tactique ». Dans le second inédit, Barthes critique sévèrement sous l’appellation générique d’« écriture réaliste », l’esthétique du réalisme socialiste qu’il confond avec celle du naturalisme.309 309 Sartre, dans son « tableau » de la littérature française, passe de Diderot à Mallarmé, en restant silencieux sur la grande tradition du réalisme (je ne suis pas sûr qu’en cherchant dans les recoins du Qu’est-ce que la littérature ? on puisse trouver une allusion à Balzac ou à Stendhal ; quant au naturalisme, il préfère ne pas citer Zola qui finalement infirme un peu sa théorie de la démission de l’écrivain) si ce n’est pour confondre de manière étrange et peu théorique pour un lecteur de Lukács, dans une phrase en passant le réalisme socialiste avec le naturalisme : « Ils [auteurs et lecteurs de ce que Sartre appelait « la littérature radicalesocialiste »] ont aimé les petites gens, ouvriers parisiens, artisans, petits bourgeois, employés, hommes de la route et le souci qu’ils avaient de raconter ces destins individuels les a entraînés à coqueter avec le populisme. Mais, à la différence de cette séquelle du naturalisme, ils n’ont jamais admis que le déterminisme social et psychologique formât la trame de ces humbles existences ; et ils n’ont pas voulu, à la différence du réalisme socialiste, voir dans leurs héros des victimes sans espoir de l’oppression sociale. », Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.200-201. Le naturalisme selon Lukács « a rompu radicalement avec les traditions du vieux réalisme : à la place de l’unité dialectique du typique et de l’individuel, on met la moyenne mécanique et statique ; situation et fable épiques sont remplacées par la description et l’analyse. La tension de l’ancienne fable, l’action conjuguée ou antagoniste d’hommes, qui étaient en même temps des individus et des 141 L’ordre dans lequel Barthes a placé ces deux chapitres n’est pas sans importance. La condamnation de l’écriture stalinienne dans le deuxième chapitre de la première partie fonctionne comme un « comme je l’ai déjà montré » pour disqualifier les écritures réalistes dans le chapitre « L’écriture et la révolution », intercalé dans la seconde partie, en montrant leur collusion avec le stalinisme. Barthes a repris ce procédé pour discréditer le réalisme balzacien en montrant sa collusion avec la bourgeoise. Antoine Compagnon explicite le raccourci argumentatif : La crise de la mimèsis, comme celle de l’auteur, est une crise de l’humanisme littéraire, et à la fin du XX e siècle l’innocence ne nous est plus permise. Cette innocence relative à la mimèsis était encore celle de Georg Lukács, qui se fondait sur la théorie marxiste du reflet pour analyser le réalisme comme montée de l’individualisme contre l’idéalisme. Refuser de s’intéresser aux rapports de la littérature et de la réalité, ou les traiter comme une convention, c’est donc en quelque manière adopter un parti idéologique, antibourgeois et anticapitaliste.310 représentants d’importantes tendances de classes, est supprimée et remplacée par l’action isolée de caractères moyens, dont les traits individuels sont artistiquement fortuits, c’est-à-dire sans influence essentielle sur le déroulement des événements représentés. », Balzac et le réalisme français, op. cit., p.98-99. L’esthétique marxiste avait condamné le naturalisme parce que l’écrivain naturaliste, spectateur isolé, sorte de reporter, ne participant pas à la praxis de la classe ouvrière donne une image dépréciative du prolétariat, ne montrant dans la misère que la misère. Le naturalisme est une décadence du « vieux réalisme ». Engels désirait une littérature réaliste où l’ouvrier serait un héros positif pour le prolétariat comme Rastignac l’était chez Balzac pour la bourgeoisie montante : Aussi Engel a-t-il reproché à Miss Harkness [auteur de La J eune fille de la ville] de faire apparaître la classe ouvrière comme « une masse passive, incapable de s’aider elle-même et n’essayant même pas de le faire » « Lettre à Miss Harkness, Avril 1888 » Marx et Engels, Sur la littérature et l’art, choix de textes traduits et présentés par Jean Fréville, Editions Sociales, 1954, p.317. 310 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Points Seuil, 1998, p.123. C’est un bon résumé de la position de Barthes. 142 §2 La roue de Virgile tour à tour acceptée et refusée La sévérité dont Barthes a fait preuve à l’égard de Zola ou Maupassant, « écrivains sans style »311, peut surprendre quand on se rappelle qu’il savait les apprécier. Robbe-Grillet a noté la contradiction : En bon terroriste, il avait choisi seulement l’une des arêtes du texte, la plus visiblement tranchante, pour m’utiliser en guise d’arme blanche. Mais le soir, sitôt descendu de la barricade, il rentrait chez lui pour se vautrer avec délices dans Zola, sa peau grasse et ses adjectifs en sauce.312 On est moins surpris quand on comprend que la critique du naturalisme sert à introduire celle du réalisme socialiste qui a repris les tics de l’ « écriture artistico-réaliste ». Pour ruiner sur le plan théorique le naturalisme, Barthes le met en contradiction avec lui- même. Bien qu’il ait dénoncé cette manière de procéder, il n’a pas refusé d’y recourir pour abattre ses adversaires.313Le romancier naturaliste, de même que l’écrivain communiste, auquel Barthes prête l’intention de rendre un compte exact du réel, se contredit en refusant d’humilier la forme, en pratiquant une écriture extrêmement raffinée qui est sans rapport avec les objets de la réalité « vulgaire » qu’il décrit : 311 « L’écriture et la révolution » Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p.213. Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Ed. de Minuit, Paris, 1984, p.69. Robbe-Grillet n’était pas dupe. Barthes a confirmé son goût pour le « lisible » : « je lis à longueur de soirées du Zola, du Proust, du Verne, Monte Christo, Les Mémoires d’un touriste et même parfois du Julien Green. » Manuscrit Le Plaisir du texte, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.33 313 Par exemple Barthes «rappelle » que Picard avait dénoncé « la critique universitaire » dans sa préface aux Œuvres de Racine : « Picard lui-même, dans sa préface aux Œuvres de Racine parues dans la collection de la Pléiade, part en guerre contre cette critique universitaire. » « Au nom de la « nouvelle critique » Roland Barthes répond à Raymond Picard » (1965) in OC, t. II, p.751. 312 143 Le paradoxe, c’est que l’humiliation des sujets n’a pas du tout entraîné un retrait de la forme.314 Barthes fait un procès à l’écriture artistico-réaliste que Zola avait déjà intenté à son propre idéalisme rhétorique, reconnaissant qu’il n’avait pas su secouer une manière d’écrire qu’il avait prise moins chez Flaubert que chez Victor Hugo : Je suis trop de mon temps, hélas ! J’ai trop les pieds dans le romantisme pour songer à secouer complètement certaines préoccupations de rhétorique...Moins d’art et plus de solidité... Eh bien ! Je désirerais que nous fussions moins brillants et que nous eussions plus de fonds.315 Dans le reproche de Barthes, on reconnaît le vieux dogme classique qui veut que le choix de la forme, du niveau de style soient dictés par le sujet et par le rang des personnages316. La roue de Virgile était 314 Le Degré zéro de l’écriture in OC, t. I, p.212. Cité par Lukács qui a bien vu ce « paradoxe » : « Zola qui, comme nous l’avons vu, critique si violemment le soi-disant romantisme de Balzac et Stendhal fut contraint, pour échapper au moins en partie aux conséquences anti-artistiques de son naturalisme, de se mettre à l’école du romantisme le plus pur de Victor Hugo. Parfois Zola ressentait cette contradiction. Le maniérisme romantique, rhétorique et pittoresque du style que la victoire du naturalisme français entraînait de plus en plus était contraire à son amour de la vérité. Et en tant qu’homme et écrivain honnête il ressentait nettement sa propre complexité en ce domaine. Mais il ne présenta pas d’issue artistique à ce dilemme pour Zola. Au contraire. Plus sa participation aux luttes partisanes fut énergique, et plus son style devient rhétorique. Car il n’y a que deux voies littéraires pour surmonter la moyenne monotone du naturalisme en tant que reflet mécanique de la vie quotidienne capitaliste : ou bien on découvre la signification sociale et humaine des luttes de la vie elles-mêmes et l’on intensifie artistiquement de manière correspondante (c’est la voie de Balzac), ou bien on exagère de façon pittoresque et rhétorique la description de l’arrière-plan, indépendamment du poids humain de l’événement mis en scène (c’est la voie de Victor Hugo) », Balzac et le réalisme français, op. cit., p.101-102. 316 Voir Bernard Lamy : « Il faut employer une manière d’écrire particulière, et que comme chaque chose demande des paroles qui lui conviennent aussi un sujet entier requiert un style qui lui soit propre et qui le distingue. » Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 1988, p.335. Barthes a confirmé qu’il partageait cette conception classique du style : « Dante discute très sérieusement pour décider en quelle langue il écrira Le Convivio : en latin ou en toscan ? Ce n’est nullement pour des raisons politiques ou polémiques 315 144 critiquée dans un autre chapitre du Degré zéro de l’écriture en raison de la conception essentialiste qu’elle présuppose mais Barthes la reprend sans état d’âme pour mettre en relief l’incohérence de l’esthétique naturaliste : Les anciennes catégories littéraires, vidées dans le meilleur des cas de leur contenu traditionnel, qui était l’expression d’une essence intemporelle de l’homme, ne tiennent plus finalement que par une forme spécifique, un ordre lexical ou syntaxique, un langage pour tout dire : c’est l’écriture qui absorbe désormais toute l’identité littéraire d’un ouvrage.317 En mêlant tours populaires et tours littéraires dans une syntaxe qui n’est pas celle du langage parlé, le romancier « réaliste » ne reproduit le réel que par intermittence. Barthes donne l’exemple d’une phrase d’André Stil318, où le « procédé naïf de l’école naturaliste » apparaît de manière flagrante, suggérant qu’une personne qui parlerait dans la vie réelle de cette manière serait aussi peu réaliste que ridicule : En plein vent, bérets et casquettes secoués au-dessus des yeux, ils se regardent avec pas mal de curiosité. Barthes commente : Le familier « pas mal de » succède à un participe absolu, figure totalement inconnue du langage parlé.319 qu’il choisit la langue vulgaire : c’est en considérant l’appropriation de l’une et l’autre langue à son sujet » La Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.436-437. 317 Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.222. 318 Romancier, d’origine ouvrière, licencié en lettres, appelé à Paris par Aragon qui lui donne la direction de son journal Le soir, il devient ensuite rédacteur en chef de l’Humanité. Ses éditoriaux où il prônait « l’action de masse » lui valent plusieurs séjours en prison en 1952 et 1953. Philippe Roger observe à cet égard : « Dans le cas d’André Stil, il n’est pas sans intérêt de noter que son roman Le premier choc venait de faire l’objet de poursuites (motivées, notamment, par l’évocation « réaliste » des CRS en action) ; l’emprisonnement de Stil à la santé, la campagne menée en sa faveur (Aragon consacre à l’affaire tout un livre : le neveu de Monsieur Duval, paru cette même année 1953), l’ensemble du contexte politique enfin, rendent plus significatives encore les attaques non mouchetées de Barthes. », Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Ed. Grasset, coll. Figures, 1986, p.254. 319 Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.214-215. 145 On pourrait trouver des phrases de Proust où le ton parlé se fond dans une syntaxe raffinée qui n’ont pas froissé le sentiment linguistique de Barthes : Les noms de Swann et d’Odette de Crécy ressuscitèrent miraculeusement pour permettre aux gens de vous apprendre que vous vous trompiez, que ce n’était pas du tout si étonnant que cela comme famille.320 L’autre reproche, lié au précédent, est que l’écriture réaliste, employant la syntaxe classique de l’écriture bourgeoisie, collabore à la division des langages au lieu de l’annuler : les langages vivants de la socialité sont guignolisés en pittoresque plutôt que restitués dans leur naturalité si bien que l’écriture naturaliste, tendant plus à l’ironie qu’à l’objectivité, n’est qu’un langage-maître perpétuant la division des langages. §3 Le réalisme pasticheur des écrivains communistes Barthes observait que les écrivains communistes, affairés à contester les déterminations de la bourgeoisie, n’avaient pas compris qu’il fallait aussi critiquer ses représentations : Il est remarquable que les adversaires éthiques (ou esthétiques) de la bourgeoisie restent pour la plupart indifférents, sinon même attachés à ses déterminations politiques. Inversement, les adversaires politiques de la bourgeoisie négligent de condamner profondément ses représentations : ils vont même souvent jusqu’à les partager. Cette rupture des attaques profite à la bourgeoisie, elle lui permet de brouiller son nom. Or la bourgeoisie ne devrait se comprendre que comme synthèse de ses déterminations et de ses représentations.321 320 Marcel Proust, Le Temps retrouvé in A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p.606. 321 « Le mythe aujourd’hui » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.851. 146 Le jdanovisme a préféré ne pas mettre en question les représentations bourgeoises plutôt qu’encourager l’esprit de mise en question ; et le réalisme socialiste a pastiché le réalisme bourgeois, en reprenant ses tics formels moins par impuissance stylistique (quoique Garaudy soit jugé médiocre écrivain322) que par rhétorique tactique : Il y a sûrement que l’idéologie stalinienne impose la terreur de toute problématique, même et surtout révolutionnaire : l’écriture bourgeoise est jugée somme toute moins dangereuse que son propre procès.323 Pour imposer ses contenus idéologiques, cette littérature dite réaliste avait adopté les procédés artistiques éprouvés et adaptés aux normes esthétiques supposées du public qu’elle voulait capter. Enfin Barthes insinue que la troisième République en privilégiant l’étude du naturalisme (parce qu’il était facile de transformer une littérature saturée de procédés stylistiques visibles en matière de contrôle pédagogique et d’examen), pour des raisons d’idéologie affinitaires, a conditionné le public petit-bourgeois à lire les romans « commerciaux » lancés par les prix type Goncourt. (En URSS, les prix Staline). Barthes dans un de ses premiers textes (inédit)324 prônait déjà la désindustrialisation de la littérature, rejoignant ironiquement Sainte-Beuve qui n’aimait pas non plus la littérature industrielle de Balzac. Barthes pour se couvrir dans son dénigrement des « langages réalistes », promeut en même temps l’écriture de Queneau qui fait 322 Barthes, cherchant à discréditer le réalisme socialiste français, a expédié Aragon et Roger Vailland en deux lignes tandis qu’il consacre de longs paragraphes aux écrivains « communistes » les plus médiocres. Voir « Ecriture et révolution » Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.214-215. 323 Idem., p.215 Idée reprise et/ou partagée avec Robbe-Grillet : « Ce qui explique, en fin de compte, que le réalisme socialiste n’a besoin d’aucune recherche dans la forme romanesque, qu’il se méfie au plus haut point de toute nouveauté dans la technique des arts, que ce qui lui convient le mieux, on le voit chaque fois, est l’expression bourgeoise. » Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1961, p.38. 324 « Il faut maintenant pousser au bout la désindustrialisation de la littérature » « L’avenir de la rhétorique » (1946), p.6. 147 l’effort de rejoindre le langage réel en cherchant à la dépouiller de tout caractère littéraire. L’aile avancée de la bourgeoisie (Queneau est pour Barthes, un écrivain bourgeois) consciente de l’imposture de sa propre écriture a su, contrairement aux écrivains prolétariens, la dépasser.325 L’écriture réaliste en refusant d’assumer son statut d’écriture rate le « réel ». Barthes employait les guillemets pour rappeler que ce mot ne désigne rien de très précis. Cette irresponsabilité en fait une sousécriture qui n’est qu’un « combinat de signes formels » parmi lesquels on trouve les procédés dégradés que l’écriture de Flaubert avait généralisés (emploi massif du style indirect libre, mentions de langage parlé inséré dans des phrases à la syntaxe « irréprochable », recherche d’un rythme « expressif » par la permutation des circonstants). L’écriture « réaliste » n’est qu’une fabrication qui se fait passer pour une « Nature » en confondant signe (le réel sémiologique, la réalité verbale) et référent (le réel idéologique). A moins d’ignorer ou de minimiser la responsabilité des signes littéraires, l’écrivain ne peut donc pas croire de « bonne foi » que son écriture, pouvant miner ou compromettre les contenus qu’elle transporte, puisse référer directement au réel. Aussi, reprenant les analyses de Valéry selon lesquelles le mythe est consubstantiel à la parole, avec celles qu’il a pu trouver chez Nietzsche326, Barthes pense qu’un récit réaliste, vision 325 Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.215. Cf. Raymond Queneau : « Tous les écrivains prolétariens ont écrit dans le français figé de Noël et de Chaptal » Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1965, p.53. 326 « Il ne nous est pas loisible de changer nos moyens d’expression, mais il est possible de comprendre jusqu’à quel point ils sont une simple sémiologie. Il est insensé d’exiger un mode d’expression adéquat au réel ; il est dans la nature d’un langage, d’un moyen d’expression, de n’exprimer qu’une simple relation. Le concept de « vérité » est absurde. Tout le domaine du « vrai » et du « faux » ne se réfère qu’aux relations entre les êtres, non à « l’en soi »…Il n’y a pas « d’être en soi » (ce sont les relations qui constituent les êtres) pas plus qu’il ne peut y avoir de « connaissance en soi ». », Frédéric Nietzsche, La Volonté de puissance I, 148 sélective du réel dictée autant par un idéal que par des intérêts plus ou moins déclarés, n’est pas plus réaliste qu’un conte merveilleux si la conception du réel du romancier réaliste est aussi conventionnelle que ses procédés. Selon ce perspectivisme, l’écrivain, en mettant en scène par son langage des éléments déterminés de la réalité, choisirait son réel. L’écrivain réaliste ne peut pas être un observateur incorruptible au-dessus de ses propres préjugés politiques. Ce défaut de médiation explique pourquoi le réalisme socialiste est si peu réaliste : Balzac n’a pas été réaliste malgré son théocratisme, mais bien à cause de lui ; inversement, c’est parce qu’il se prive, dans son projet même, de toute médiation, que le réalisme socialiste (du moins dans notre Occident) s’asphyxie et meurt : il meurt d’être immédiat, il meurt de refuser ce quelque chose qui cache la 327 réalité pour la rendre plus réelle, et qui est la littérature. Barthes s’opposait en cela aussi bien à Lukács qu’à Jean Fréville qui pensaient que le grand réaliste peut décrire le réel politique de manière objective malgré ses utopies politiques.328 §4 Littérature de tendance et tendance en littérature Dans le texte « Nouveaux problèmes du réalisme »329 écrit pour le premier colloque auquel il ait participé, Barthes approfondit sa critique du réalisme. Il reconnaît la pertinence du projet balzacien : traduit de l’allemand par Geneviève Bianquis, texte établi par Friedrich Würzbach, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.90. 327 « Ouvriers et pasteurs » Essais critiques, in OC, t. II, p390. 328 Jean Fréville écrit : « Que l’observateur chez Balzac infirme le partisan, que l’analyste contredise le métaphysicien réactionnaire, Engels y aperçoit une des plus éclatantes victoires du réalisme. L’œuvre du romancier dément sa doctrine, son génie dépose contre ses principes. Il triomphe, malgré ses opinions politiques, grâce à sa méthode réaliste. » Karl Marx et Engels, Sur la littérature et l’art, textes traduits et présentés par Jean Fréville, Paris, Editions sociales internationales, coll. Les grands textes du marxisme, 1936, p.16. 329 « Nouveaux problèmes du réalisme » (1956) in OC, t. I, pp.656-659. 149 Balzac a saisi les rapports humains de la société en les décrivant comme des rapports politiques. Rappelant sans insister que Balzac est considéré par Marx et Engels comme un sommet du réalisme, il affirme qu’ils avaient « à l’avance dénoncé sous le nom de littérature de tendance »330 tout « art moral » visant à rassurer son lecteur. Barthes, confirmant ce point par un argument d’autorité, cite une phrase de Engels extraite d’une lettre à Mina Kautsky, où l’ancien littérateur de la Jeune Allemagne critique le roman Anciens et nouveaux dans lequel le conflit des idées occulte le conflit de la situation réelle. En «oubliant » de donner les références de l’édition d’où il a extrait la lettre à Mina Kautsky, Barthes complique la tâche du critique. Jean Fréville est le premier qui ait traduit en français cette lettre, conservée dans les archives de l’institut Marx-Lénine, lettre qu’il présente dans un chapitre intitulé « Littérature de tendance et tendance en littérature » de sa compilation des écrits sur la littérature et l’art de Marx et de Engels.331 Que Barthes ait lu cette lettre dans la première édition de 1936, pilonnée sous le régime de Vichy, ou dans celle de 1954, il n’a pas pu y trouver une condamnation de la littérature de tendance. Mais Jean Fréville a-t-il bien traduit la lettre d’Engels ? Barthes a-t-il tiré le syntagme « littérature de tendance » d’une édition anglaise ? Ce n’est pas impossible. Barthes a dit qu’il a lu les formalistes russes dans une édition anglaise avant que Todorov ne les traduise en français. Il reste que cette hypothèse est la moins économique. Ne se peut-il pas plutôt que Barthes ait légèrement 330 Idem., p.657. Jean Fréville précise dans son texte de présentation générale : « Les lettres de Marx et d’Engels à Ferdinand Lassalle, d’Engels à Mina Kautsky, à Margaret Harkness, à Paul Ernst, ont été publiées en 1932 dans la revue Literatournoé Nasledstevo (L’héritage culturel) […] ces mêmes lettres furent, en 1933, éditées en volume, avec des commentaires de Georg Lukács qui écrivit ultérieurement diverses études sur les questions qu’elles soulevaient. », « La littérature et l’art dans l’œuvre de Marx et d’Engels » Karl Marx et Engels, Sur la littérature et l’art, op. cit., p.19 331 150 arrangé le propos de Engels en l’interpolant ? Nous ne pouvons rien affirmer. Quoi qu’il en soit Engels n’emploie pas l’expression « tendance en littérature » ni l’expression « littérature de tendance »332 mais parle au sujet d’Eschyle ou de Schiller de « poésie de tendance » ou de « théâtre de tendance » dans un sens qui n’est pas du tout dépréciatif. En effet Engels défend aussi bien la « poésie de tendance » que le « théâtre de tendance » qu’il préfère à celle des « complications artificielles »333, du « Word painting »334 comme l’a écrit Marx au sujet de Chateaubriand. En revanche il critique les « tartines », la phraséologie pseudo-révolutionnaire, les discours d’argumentation, les prêches sur le socialisme, les professions de foi de l’auteur qui mettent en valeur son talent rhétorique au lieu de décrire les situations réelles. Aussi dans la lettre adressée à Mina Kautsky, Engels dit qu’il préfère que l’auteur cache ses opinions : 332 Jean Fréville défend la littérature de tendance sans déviation dans « La littérature et l’art dans l’œuvre de Marx et d’Engels » : « Dans une société divisée en classe, il n’y a pas de littérature sans tendance. Toute création artistique exprime une attitude sociale déterminée. Mais le réalisme repousse la tendance subjective, arbitraire, mécanique, l’idée préconçue, le roman ou la pièce à thèse, le prêche et le schématisme. Comme l’écrit Engels, « la tendance doit ressortir de la situation et de l’action elle-même, sans qu’elle soit explicitement formulée […] Il [le réalisme] ne veut que saisir et rendre la vie dans ses aspects essentiels, par conséquent dans son devenir. […] Une pareille littérature, reflet conscient de la réalité mouvante, est une littérature de tendance, non parce qu’elle exprime la tendance subjective de l’auteur mais la tendance objective du développement social. » Karl Marx et Engels, Sur la littérature et l’art, op. cit., p.17. 333 « Ce qui me frappe surtout dans votre récit, à côté de sa véracité réaliste, c’est que s’y manifeste l’audace d’une véritable artiste. Non seulement dans la façon dont vous parlez de l’Armée du Salut […] on apprendra, peut-être pour la première fois, pourquoi, l’Armée du salut trouve un appui aussi considérable dans les masses populaires. Mais surtout dans la forme sans apprêt que vous donnez à la trame de votre livre - à la vieille, très vieille histoire d’une jeune fille prolétarienne, séduite par un homme de la classe moyenne. Un auteur médiocre aurait tenté de dissimuler le caractère banal de la fable en l’encombrant de complications artificielles et d’ornements, ce qui ne l’aurait pas empêché d’être percé à jour » « Lettre à Miss Harkness, Avril 1888 », Marx (Karl) et Engels, Sur la littérature et l’art, nouvelle édition, textes traduits et présentés par Jean Fréville, Avant-propos de Maurice Thorez, Editions Sociales, 1954, p.316-317. 334 Idem., p.296. 151 D’où vient ce défaut, la lecture du roman nous le révèle. Vous éprouviez probablement le besoin de prendre publiquement parti dans ce livre, de proclamer à la face du monde entier vos opinions. C’est déjà fait, c’est du passé, et vous n’avez plus besoin de le répéter sous cette forme. Je ne suis aucunement adversaire de la poésie de tendance comme telle. Le père de la tragédie, Eschyle, et le père de la comédie, Aristophane, ont été tous deux très rigoureusement des poètes de tendance, de même que Dante et Cervantès, et ce qu’il y a de mieux dans L’Intrigue et l’amour de Schiller, c’est qu’il est le premier drame politique allemand de tendance. Les Russes et les Norvégiens modernes, qui écrivent des romans excellents, sont tous des poètes de tendance. Mais je crois que la tendance doit ressortir de la situation et de l’action elles-mêmes, sans qu’elle soit explicitement formulée, et le poète n’est pas tenu de donner toute faite au lecteur la solution historique future des conflits sociaux qu’il décrit. D’autant plus que dans les circonstances actuelles, le roman s’adresse surtout aux lecteurs des milieux bourgeois, c’est-à-dire des milieux qui ne sont pas directement des nôtres, et alors, selon moi, un roman à tendance socialiste remplit parfaitement sa mission quand, par une peinture fidèle des rapports réels, il détruit les illusions conventionnelles sur la nature de ces rapports, ébranle l’optimisme du monde bourgeois, contraint à douter de la pérennité de l’ordre existant, même si l’auteur n’indique pas directement de solution, même si le cas échéant, il ne prend pas ostensiblement parti.335 Engels réprouve les déclarations subjectives, les tirades d’esprit antigouvernemental, les intrusions d’auteurs car elles n’apportent rien d’utile à la compréhension de la situation réelle tandis qu’un narrateur effacé, s’abstenant d’intervenir, peut produire un effet d’objectivité sur le lecteur « bourgeois » qu’il faut ébranler. De même le réalisme de Balzac ne réside dans ses bavardages pour la légitimité mais dans l’analyse et dans la description des rapports réels, inspirée par la conscience perverse de l’écrivain qui peut travailler à défaire sa classe. Engels ne demande donc pas au romancier de refuser la tendance en se faisant impartial mais au contraire de naturaliser son point de vue en évitant l’idéalisme rhétorique. On peut supposer que 335 « Lettre à Mina Kautsky » Ibid., p.314-315. 152 Barthes en guerre perpétuelle contre les procédés de naturalisation du réalisme n’était pas un proche partisan de l’esthétique de Engels. Dans un article sur un roman d’Yves Velan, Barthes a utilisé à nouveau sa citation incertaine pour dénoncer l’esthétique du réalisme socialiste mais cette fois l’italique est remplacé par le romain : Dans le Je d’Yves Velan, la médiation, c’est précisément Je, la subjectivité, qui est à la fois masque et affiche de ces rapports sociaux, que jamais aucun roman n’a pu décrire directement sans sombrer dans ce que Marx ou Engels appelait dédaigneusement la littérature de tendance : dans le Je d’Yves Velan, ce qu’on appelle les rapports de classes sont donnés mais ils ne sont pas traités.336 Comme il est très douteux que Engels, ait dénoncé la littérature de tendance, il n’est pas interdit de supposer que Barthes a cherché à battre son adversaire en reprenant et en déformant son langage, puisqu’il est plus subtil de disqualifier le « réalisme socialiste » en le mettant en contradiction avec ses inspirateurs historiques qu’en les pamphlétisant. Le vol de langage est une vieille figure du discours polémique : Le rapport critique, le rapport de mise en cause avec les autres langages de la société réifiée, ne peut être qu’un rapport non pas d’agression, non pas de destruction (on ne peut jamais détruire le langage ou alors il ne faut plus parler), c’est un rapport de dérobement, de vol, où l’on fait semblant de parler tel langage, mais on le truque de l’intérieur.337 Barthes rappelait, comme Nietzsche l’avait fait, que Callicles, vaincu par Socrate, avait préféré ne plus parler plutôt que se contredire. 336 337 « Ouvriers et pasteurs » (1960) Essais critiques in OC, t. II, p.390. « Pour la libération d’une pensée pluraliste » (1973) in OC, t. IV, p.479. 153 SECTION III – SURFACE VERSUS PROFONDEUR §1 La crise du roman Barthes a diagnostiqué une crise du roman338dans la répugnance que le roman lazaréen montre pour l’exploration des profondeurs sociales ou celles de la psyché, résistant par conséquent aussi bien au marxisme qu’à la psychanalyse : Seulement ce sont des crises de structure et non de production. C’est ce qui se passe peut-être aujourd’hui pour le roman si l’on veut bien admettre que la plupart des œuvres fortes, des œuvres neuves qui paraissent actuellement sont des romans problématiques, où la fiction se double d’un remise en question des catégories fondamentales de la création romanesque, comme si le roman idéal, le roman innocent étant impossible, le Littérature devait avant tout dire comment elle se fuit et comment elle se tue, bref comment elle se refuse.339 Est-ce pour contrer le roman classique dont la forme était reprise par le réalisme socialiste, que Barthes a repris l’idée de 1880 d’une crise du roman mise à la mode par les symbolistes qui voulaient disqualifier le roman naturaliste ? On ne peut pas ne pas rappeler pour l’intelligence de notre propos que Barthes a su exploiter en bon sophiste le discours de la crise. Il a en effet évoqué la crise du roman, la crise du sens340, la crise du 338 Barthes parle d’une curieuse littérature de l’Empêchement (allusion à un programme de la guerre froide ?) au sujet des romans de Jean Cayrol qui « dénonçaient » l’univers concentrationnaire « Un prolongement à la littérature de l’absurde » (1950) in OC, t. I, p.105. 339 « Pré-romans » (1954) in OC, t. I, p.500. 340 « Tout ce qui est écrit est « en mal de sens », selon l’excellente expression de Lévi-Strauss. ». 154 commentaire341, la crise de la conscience bourgeoise342, la crise de la vérité343, la crise du progressisme344, la crise de l’amour de la langue345, la crise du style, la crise de l’histoire de la littérature346, (et même la crise du désir347 ). Toutes ces crises ont un air de famille avec celle de l’esprit dont Valéry a parlée dans « La politique de l’esprit » ; en revanche Barthes a refusé le discours banal sur la crise qui se développait depuis le premier choc pétrolier en inventant une typologie duelle : les société à crises, les démocraties libérales, qui verbalisent sans relâche leur propre malaise social, les sociétés où la crise est un discours tabou, les sociétés « ethnographiques », les démocraties populaires à l’exception de la Chine : La crise, c’est les autres348 Si Barthes n’a pas hésité, comme il semble, à exploiter le lieu du discours de la crise, encore faut-il peut-être se demander pourquoi (ce n’est pas par amour pour les stéréotypes) ? S’agit-il de constater un 341 Voir le sous-chapitre « La crise du commentaire » dans Critique et vérité (1966) OC, t. II, p.781. 342 Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.208. 343 « La crise de la vérité » in OC, t. IV, pp.997-1001. 344 Voir infra « De la déstalinisation à la déstabilisation ». Michelet avait pensé qu’il était nécessaire qu’il y ait une « mort provisoire » du christianisme ; Barthes a repris la formule en l’appliquant au progressisme (la « mort provisoire du progressisme »). 345 « La situation de l’écrivain est aujourd’hui dramatique, parce qu’il est évident que nous assistons au début d’une crise de la langue française. » « Roland Barthes met le langage en question » in OC, t. IV, p.916. 346 « Il y a une crise du style : pratique et théorique (pas de théorie du style et certains s’en préoccupent). Or on pourrait définir la pratique écrite de la nuance (ce pourquoi le style est mal vu aujourd’hui) » La Préparation du roman (2003 [19781980]), texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003 p.81. « La crise de la littérature a commencé par une crise de l’histoire de la littérature » 347 « La crise du désir » (1980) in OC, t. V, p.941-945. 348 Le Neutre, Séance 7, 94’. Barthes accentue à l’oral par ce trait « improvisé » sa critique de la « société soviétique ». Le texte du cours du Neutre est souvent en retrait par rapport à son énonciation, à sa performance, brûlante d’ironie. Cf. Le Neutre (2002 [1977-1978]), texte établi, présenté et annoté par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.142. 155 état de fait ou de mettre en crise et d’accélérer la décomposition du roman ? Ne pouvant avancer l’idée d’une crise de production touchant le méta-genre de la modernité littéraire, au point de vue quantitatif, Barthes émet celle d’une crise de structure, ou pour le dire en terme plus classique, d’une crise de la valeur. A moins de faire appel au goût ou au sentiment esthétique d’une aristocratie de lecteurs, c’est sans doute peu démontrable: Roland Barthes : - Il y a une crise du roman, et aussi, une crise de la poésie. Maurice Nadeau : - En 1880, une fameuse enquête a été entreprise parmi les écrivains. Tous parlaient, Jules Renard et d’autres, de crise du roman. Le roman n’était pas même en crise, il était déjà mort. Au moment où Zola produisait son œuvre. Tout le monde sait que Valery, Gide, Claudel n’ont pas voulu écrire de romans. Ce n’était pas un genre « artistique ». Pourtant, depuis une centaine d’années, on a assisté à la naissance de pas mal de romanciers. Roland Barthes : - Je dirais tout de même qu’il y a crise. Une crise n’a pas lieu quand il se produit moins d’objets, moins de livres ; il s’en produit au contraire de plus en plus, même en ce qui concerne le roman, on en produit tout au moins autant. Non, il y a crise, quand l’écrivain est obligé ou bien de répéter ce qui s’est déjà fait, ou bien de cesser d’écrire ; quand il est pris dans une alternative draconienne : ou bien répéter, ou bien se retirer.349 Si on peut estimer que les tragédies de Voltaire ne valent pas celles de Racine, que celles de La Harpe ne valent pas celles de Voltaire, il est difficile de considérer que les romans de Céline, de Julien Gracq, d’Aragon, d’Albert Cohen soient en valeur inférieurs aux romans des siècles précédents. Barthes d’ailleurs ne le croyait pas. Le discours de la crise du roman est donc une rhétorique, rhétorique habile puisque Barthes étend par précaution la crise à la poésie pour le cas où on l’accuserait de manquer de partialité à l’égard d’un genre mal-aimé. 349 « Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.553. 156 §2 Barthes, « pape » du nouveau roman ? Barthes a dit avec un peu d’ironie qu’il n’a pas manqué de se joindre au concert des grandes déclarations anti-psychologiques. Si le Nouveau Roman a pu l’intéresser, c’est parce qu’il entendait mettre en cause les « vieilles » représentations de la psychologie classique sur laquelle s’était appuyée la tradition du roman « traditionnel ».350 L’anti-essentialisme de Sartre plus que la psychanalyse cautionnait cette nouvelle manière d’envisager le roman où il n’était plus question d’investir un savoir psychologique et encyclopédique. On a tracé une nouvelle séparation (« théorique ») des genres reposant sur les types de savoir qu’ils dispensent ou qu’ils refusent de dispenser351. Le traité, savoir du général institué, s’oppose au roman, savoir du particulier s’instituant par l’écriture. Le premier est un savoir statique de « l’avoir » tandis que le second un savoir en mouvement qui se fait 350 Barthes a finalement estimé que le Nouveau Roman n’était pas aussi novateur qu’il l’avait cru: « Le nouveau roman, par exemple, quel qu’ait été son intérêt, son importance, sa réussite, représente encore une littérature assez traditionnelle - ceci n’est pas péjoratif -. On a pu récemment faire une analyse très sociologique, et même strictement « goldmanienne » de La Jalousie, comme un roman de la déception de la classe coloniale en voie de perdre ses colonies. A ce moment-là, on peut dire que Robbe-Grillet est un écrivain engagé. Mais en tous cas, sur le plan de l’écriture, celle du nouveau roman est extrêmement lisible et ne remue pas véritablement la langue. Le nouveau roman a modifié certaines techniques d’énonciation, il a subtilisé les notions de psychologie du personnage, mais on ne peut pas dire qu’il représente une littérature-limite, une littérature d’expérience. » « Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p.559. 351 Même refus de la littérature comme mathèsis chez Robbe-Grillet : « Lorsqu’il s’agit de prouver quelque chose (que ce soit montrer la misère de l’homme sans Dieu, expliquer le cœur féminin, ou faire naître des consciences de classe), l’histoire inventée doit reprendre ses droits : elle sera tellement plus convaincante ! Malheureusement, elle ne convainc plus personne ; du moment que le romanesque est suspect, il risquerait au contraire de jeter le discrédit sur la psychologie, la morale socialiste, la religion. Celui qui s’intéresse à ces disciplines lira des essais, c’est plus sûr.», Pour un nouveau roman, Paris, Ed. de Minuit, 1961, p.33. Claude Simon tient à peu près le même discours ségrégationnaire : « Je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression. D’ailleurs, si m’avait été révélé quelque vérité importante dans l’ordre du social, de l’histoire ou du sacré, il m’eût semblé ridicule d’avoir recours pour l’exposer à une fiction inventée au lieu d’un traité raisonné de philosophie, de sociologie ou de théologie. » Claude Simon, Discours de Stockholm, Ed. de Minuit, 1986, p.24. 157 et se défait dans l’écriture comme l’étymologie de poème (Poiein faire, produire) l’atteste selon Claude Simon. L’écrivain n’est plus un instituteur. C’est moins par « manque de but moral »352 que par refus d’enseigner, d’instruire, d’informer, d’exercer une action intellectuelle. Et comme il ne cherche pas pour autant à plaire ou à émouvoir, il n’a plus qu’à chercher ce qu’il ignore comme le dit si bien Alain Robbe-Grillet : L’écriture romanesque ne vise pas à informer, comme le fait la chronique, le témoignage, ou la relation scientifique, elle constitue la réalité. Elle ne sait jamais ce qu’elle cherche, elle ignore ce qu’elle a à dire ; elle est invention, invention du monde et de l’homme, invention constante et perpétuelle remise en question. Tous ceux - politiciens ou autres - qui ne demandent aux livres que des stéréotypes, et qui craignent pardessus tout l’esprit de contestation, ne peuvent que se méfier de la littérature.353 Sartre avait condamné l’essentialisme classique qui enferme l’homme dans une essence, dans un déterminisme non pas pour détruire la culture classique mais pour défendre les possibilités de se construire au présent. Barthes, se lovant dans les plis du discours sartrien, a détourné la critique des essences, mettant au passage en cause le concept d’homme354, pour discréditer une littérature de l’universel qui avait contribué (que ce soit de manière subséquente ou de manière délibérée ne change rien) à la déchirure du monde social. Tel est son péché mystérieux. La promotion du roman de l’exploration des surfaces se fait contre les survivances du roman classique et de la 352 Mot ironique de Stendhal qui n’entendait pas écrire des romans juste-milieu. Voir la courte préface de Lucien Leuwen 353 Pour un nouveau roman, op.cit., p.138. Claude Simon écrit : « Non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir. », Discours de Stockholm, op. cit., p.29. 354 Cf. « La grande famille des hommes » in Mythologies (1957) in OC, t. I, p.806808. 158 « vision profonde » qu’il était nécessaire de défaire parce qu’il était « compromis » par les mensonges séculiers de la profondeur355 : Dans le roman traditionnel, le romancier semble remonter à l’intérieur d’une fiction toute faite, il explore une profondeur donnée idéalement, il fouille des temps, des cœurs ou des rapports sociaux dont chacun est déjà une histoire très vieille. Cayrol, au contraire, ne pose pas le mouvement du romancier comme une remontée, mais comme une lente dérivation à la surface d’un domaine humain.356 Mais prenant acte de la tyrannie du référent, Barthes a pu juger qu’on ne pouvait pas défaire le réalisme sans parler son langage. Dans une époque où l’amour des faits et du référent fait désirer du témoignage, du « ce qui s’est réellement passé », il fallait transiger avec l’ « histoire très vieille » qui fouille aussi bien le cœur humain que les rapports sociaux Aussi invente-t-il le réalisme total357 qui combine les surfaces aux profondeurs au lieu de les opposer comme il l’avait fait dans « Pré-romans »358. Est-ce que Barthes a créé un réalisme « théorique » des surfaces ad hoc pour suppléer, c’est-à-dire, en réalité dans la langue tactique du jésuite de la critique359, pour remplacer subrepticement le réalisme des profondeurs qui continuait à inspirer les épigones du réalisme socialiste ? Le réalisme des surfaces donne à 355 « Pré-romans » (1954) in OC, t. 1, p.502. On trouve la même idée chez Robbe-Grillet : « Il y a aujourd’hui, en effet, un élément nouveau qui nous sépare cette fois radicalement de Balzac, comme de Gide ou de Madame de La Fayette c’est la destitution des vieux mythes de la « profondeur », Pour un nouveau roman, op. cit., p.22. 356 « Pré-romans » (1954) in OC, t. I, pp.500-501. 357 « Nouveaux problèmes du réalisme » in OC, t. I, p.656-659. 358 « On dirait que le roman après des siècles de vision profonde, se fixe enfin pour tache une exploration des surfaces. Ce parti est nouveau dans la mesure où il est total ; il ne s’agit plus de décrire le quotidien avec la minutie de fouille du romancier vériste, il s’agit de s’interroger au cœur même de la description, et d’appliquer un doute essentiel aux éléments les plus communs et les mieux reçus de la facture romanesque : à l’espace, aux objets, aux distances qui peuvent séparer le romancier du monde et de sa création. » in OC, t. I, p.502 359 Barthes aimait à se présenter ainsi : « La littérature a ses saints, ses pontifes, ses théologiens, ses indifférents, ses jansénistes, ses patronages, ses détracteurs, ses fous, ses dupes, etc. ; il n’est pas mauvais qu’elle ait aussi ses jésuites qui désignent le paradis classique par ses voies les plus faciles. » « Plaisir aux classiques »(1967) in OC, t. I, p.63 159 l’objet une importance que le précédent, obsédé par les significations profondes a occulté en négligeant « l’être-là des choses », le fait qu’elles puissent signifier ou ne pas signifier. Le réalisme des surfaces, appelé aussi littérature de constat dans laquelle Barthes range Blanchot peut-être de manière insolite, est appelé à faire dé-signifier une monde plein, à le faire « rétrograder »360 à faire opérer une mutation des régimes de sens pour désaliéner un monde assujetti à la guerre du sens. Malheureusement l’« hyperréalisme » comme RobbeGrillet a qualifié sa propre écriture n’était pas une concession rhétorique ; il n’échappe pas au sens d’autant plus qu’il n’a pas cherché à le tuer comme Barthes l’avait espéré : Mes rapports (abstraits) avec Robbe-Grillet me compliquent un peu les choses. Je suis de mauvaise humeur ; je n’aurais pas voulu qu’il fasse du cinéma... Eh bien là, la métaphore elle y est... En fait, Robbe-Grillet ne tue pas du tout le sens, il le brouille ; il croit qu’il suffit de brouiller un sens pour le tuer. C’est autrement difficile de tuer un sens.361 Quand un critique américain, a mis au jour l’interprétabilité de La Jalousie, Barthes a pris ses distances avec Robbe-Grillet : Depuis la publication de l’étude Bruce Morissette sur les romans de Robbe-Grillet, son œuvre me concerne moins. On le voit tenté de substituer à la simple description des objets des sentiments, des fragments de symboles.362 360 « La dernière de ces tentatives qu’on pourrait appeler la littérature de constat : celle de Blanchot, de Robbe-Grillet : il s’agit de faire rétrograder la signification littéraire, de ramener le système second (la littérature comme mythe) à un système premier d’équivalences purement linguistiques sur un plan purifié où la littérature ne serait rien d’autre que la langue, c'est-à-dire un ensemble de signes dont l’arbitraire n’est à aucun moment naturalisé. » « Esquisse d’une mythologie » (1956), premier manuscrit, BRT2.A12.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.34. 361 « Sur le Cinéma » in OC, t. II, p.264. « Le prix d’un art, dans un monde encombré, se définit par les opérations privatives dont il a l’audace : non pour satisfaire à une esthétique de la contrainte (de modèle classique), mais pour soumettre pleinement le sens, lui ôter toute issue secondaire » « F.B. » (1964) in OC, II, p.605. 362 « Entretien sur les Essais critiques » in OC, t. II, p.620. 160 Et ce, d’autant plus que l’auteur des Gommes se mettait à faire du cinéma, art dangereux car si la vérité n’est pas possible avec le langage, elle peut l’être avec la reproduction analogique du réel.363Persuadé et surtout cherchant à persuader que la littérature objective avait détruit le mensonge en littérature (la prétention à copier le réel), Barthes ne voyait ou plutôt ne faisait voir dans les romans de Robbe-Grillet qu’une description mate d’objets désémantisés. Robbe-Grillet, amer, a déclaré sans détour que l’intérêt de Barthes pour son travail tenait moins à des raisons esthétiques et théoriques qu’à des impératifs hygiéniques et idéologiques : Prenant dans les années 50 mes propres romans comme des machines infernales lui permettant d’exercer la terreur, il va s’efforcer de réduire leurs déplacements sournois, leurs fantômes en filigrane, leur auto-gommage, leurs béances, à un univers chosiste qui n’affirmerait au contraire que sa solidité, objective et littérale. [...] Barthes prend le parti de ne pas regarder du tout les monstres cachés dans les ombres du tableau hyper-réaliste. […] Dans Les gommes ou Le voyeur, il ne voulait voir ni le spectre d’Œdipe-Roi ni la hantise du crime sexuel, parce que, luttant contre ses propres fantômes, il n’avait besoin de mon écriture que comme entreprise de nettoyage.364 Alain Robbe-Grillet a pu montrer à Barthes, en participant à un colloque organisé par Lucien Goldmann, qu’il n’entendait pas se laisser réduire au rôle d’exécutant de la théorie. Barthes a dit qu’il n’a pas exercé d’influence sur les auteurs du Nouveau Roman mais qu’il a pu les aider à trouver des formules. C’est peut-être vrai pour Claude Simon mais très peu pour Alain Robbe-Grillet qui ne manquait pas d’inventivité théorique : 363 « Imaginez- vous une littérature-vérité, analogue au cinéma-vérité ? Avec le langage, ce serait impossible, la vérité est impossible avec le langage » « Sur le cinéma » (1963) in OC, t. II, p.256. 364 Le Miroir qui revient, Paris, Ed. de Minuit, 1984, p.69. 161 Il est normal que le roman, qui, comme tout art, prétend devancer les systèmes de pensée et non les suivre, soit déjà en train de fondre entre eux les deux termes d’autres couples de contraires : fond-forme, objectivité-subjectivité, significationabsurdité, construction-destruction, mémoire-présent, 365 imagination-réalité, etc. Il se peut même que Robbe-Grillet ait pris un peu d’avance en déclarant que les langages littéraires « devancent les systèmes de pensées » en investissant la littérature dans un combat contre- idéologique que Barthes a repris dans un discours entortillant pseudo-gauchisme et aristocratisme exacerbé.366 365 Pour un nouveau roman, op. cit., p.142-143. Robbe-Grillet écrit que « La fonction de l’art n’est jamais d’illustrer une vérité ou même une interrogation connue à l’avance, mais de mettre au mode des interrogations (et aussi peut-être, à terme des réponses) qui ne connaissent pas encore elles-mêmes. » Idem., p12-13. 366 Robbe-Grillet est un des rares à avoir approuvé le propos du discours inaugural de Barthes par assentiment théorique en particulier l’idée que la littérature est un discours qui refuse le langage fort. 162 CHAPITRE 2 : L’EXTERMINATION DU REFERENT Pourquoi Barthes a-t-il choisi de « faire l’analyse » de Sarrasine ? Estce pour réhabiliter, sous couvert d’avant-garde, le texte classique ? Ou n’est-ce pas plutôt pour faire la « monstration » que Balzac, père du réalisme, était si conscient des enjeux du récit réalise qu’il a désavoué sa propre entreprise dans un « récit-limite »367 ? (Section I-Utilisation assumée et monstration sibylline). Balzac, légitimiste teinté de torysme aurait en quelque sorte renié de manière anticipée la littérature réaliste qui, en montrant la disparité des conditions, a détruit - que ce soit de manière intentionnelle ou subséquente importe peu les sociétés d’ordre. Nous verrons également que la théorie perspectiviste de l’oubli des sens était une machine de guerre dirigée aussi bien contre le « réalisme » littéraire que contre la critique historique qui cherche la structure profonde368 ou le sens profond du 367 Le mot composé récit-limite est formé sans doute sur « œuvre-limite » notion ou expression inventée par Albert Thibaudet 368 Pierre Citron croit que les indices biographiques ont « ouvert les voies vers la compréhension de la structure profonde de l’œuvre et du même coup de son véritable sens. » Pierre Citron, Dans Balzac, Paris, Seuil, 1986, p.101. Un peu avant, Pierre Citron présente son interprétation en ces termes : « Cette interprétation s’oppose radicalement à celle de Roland Barthes, pour qui Mme de Lanty est la femme castratrice (S/Z, Seuil, 1970, p.43). Il est d’ailleurs obligé de modifier le texte pour l’adapter à sa théorie : « Enfin et surtout elle mutile l’homme 163 texte369. Dans la suite de ce chapitre nous rapprochons la théorie de l’oubli de sens de celle des moments de vérité exposée dans La Préparation du roman, dirigée elle aussi contre la totalité du sens, la « résumption unitaire » comme l’appelait Derrida370, contre la « théologie » de la vérité en supposant qu’elles complètent le dispositif anti-monologique. (Section II - La pensée du discontinu contre celle de la Totalité). SECTION I - UTILISATION ASSUMEE ET MONSTRATION SIBYLLINE §1 Sens unique et sens posé avant l’analyse Dans S/Z Barthes pense qu’il a enfin trouvé le texte lisible qui met en cause ses propres catégories, qu’il cherchait depuis au moins « La (M. de Jaucourt y perd son doigt) ». Mais Balzac écrit « deux doigts » ; il va falloir faire appel au biphallisme… », Idem., p. 96 Sur la fonction de la citation chez Barthes, voir Claude Coste : « Roland Barthes ne citant pas toujours avec une grande rigueur (la ponctuation en particulier), on a choisi de rétablir la lettre de chaque citation. », Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007, p.28 Barthes « considère chaque référence moins comme un garant ou une preuve que comme le départ d’une aventure, rappelant en cela le Montaigne des Essais. », Idem., p.29 Cf. Thomas Pavel : « En décidant, enfin, de subordonner sa démarche aux spéculations concernant l’historialité du Signe, l’auteur de S/Z se sépare irrémédiablement aussi bien de la généralité historique des hégéliens et des marxistes que de l’érudition concrète de la critique universitaire. », De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998, p.51. 369 Pierre Barbéris défend aussi bien l’analyse du « sens profond » que celle du fonctionnement du texte : « Les textes de Balzac ne sont pas la propriété des balzaciens. Non plus que les balzaciens ne sont les détenteurs des textes de Balzac. [...] Que serait-ce d’ailleurs qu’une spécialité purement documentaire et qui ne viserait - ni ne parviendrait - à mieux éclairer le sens profond du texte et son fonctionnement ? C’est ici que l’essai de Barthes est important non tant peut-être par les résultats qu’il avance que par le problème qu’il force à poser. » « A propos de S/Z de Roland Barthes », L’Année Balzacienne, Paris, Ed. Garnier, 1971, p.109. 370 Jacques Derrida, Positions, Ed. de Minuit, 1973, p.62. 164 petite sociologie des romans français » (1955), où il distingue la littérature de renouvellement, consommée « par la fraction pauvre de la bourgeoisie (enseignants) », qui a « l’authenticité et la qualité de la littérature », d’avec les expériences de la littérature d’investigation qui « recherchent un dépassement intégral de la littérature, et visent, chacune à sa manière, à détruire la catégorie aristotélicienne du roman : les notions traditionnelles comme le personnage, l’intrigue, la psychologie, le beau style sont ici en quelque sorte dissoutes au profit d’une expérience d’ordre existentiel, qui essaye de saisir l’homme au moment où il fait la littérature : le roman y est avant tout mise en question du roman. Ce sont des œuvres d’exploration des formes romanesques. »371 Peut-on dire pour autant que Barthes cherche « activement le sens unique » de Sarrasine puisqu’il a posé d’emblée le sens qu’il veut imposer ? : En dépit du programme théorique annoncé, la lecture barthésienne de Sarrasine ne saurait se réduire à la pure volupté du signifiant. En réalité Barthes cherche activement le sens unique du texte qu’il croit découvrir à un niveau d’abstraction plus élevé que celui qu’aurait trouvé une analyse décidément réaliste. Mais comme son programme théorique lui interdit d’exprimer le sens en termes positifs, Barthes projette sur Sarrasine l’essence de sa propre démarche, en y trouvant « le trouble même de la représentation » (développement XCII), hypothèse dont le pouvoir de séduction tient autant à l’abstraction sémiologique de l’analyse qu’à la joie de trouver dans le texte même l’allégorie de sa destruction.372 Barthes reprend dans ce livre ses thèmes classiques, (naturalisation du signe, contestation rénovée de la philologie au moyen de la théorie de l’oubli des sens et de celle du texte étoilé373, dénigrement de l’histoire littéraire, refus du contexte qui n’est plus qu’un « extérieur ») ainsi que le thème plus ésotérique de la « compromission » de la littérature 371 « Petite sociologie du roman français contemporain » (1955) in OC, t. I, p.559. Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998, p.79-80 373 Théorie exposée dans S/Z (1970) in OC, t. III, p.126-129. 372 165 classico-réaliste qui apparaît dans S/Z comme un thème fort, bien qu’un peu clandestin. §2 La rupture du contrat de lecture par le récit réaliste montrant l’altération du référent Le narrateur bourgeois de S/Z, double de Balzac374 (Barthes et Pierre Citron sont d’accord sur ce point), raconte le « raconter » ce qui montre que Balzac avait eu d’emblée conscience des enjeux politiques du récit réaliste, qu’il n’a pas ignoré sa force transgressive. Pour Barthes (et pour Balzac selon son interprétation), le raconter est un acte marchand responsable où le message n’est pas la vérité du monde mais le désir du lecteur : Pourquoi raconte-t-on des histoires ? Pour s’amuser ou pour se distraire ? Pour « instruire », comme on disait au XVIIe siècle ? Une histoire reflète-t-elle ou exprime-t-elle une idéologie au sens marxiste ? Toutes ces justifications me semblent aujourd’hui périmées. Tout récit se pense lui-même comme une sorte de marchandise. Dans Les Mille et une Nuits, on échange un récit contre un jour de survie. Ici, contre une nuit d’amour.375 Le narrateur-personnage de S/Z n’a pas compris qu’il rompt le contrat de lecture en disant le réel (le nouveau « vraisemblable inavoué »376 374 Pierre Citron présente Sarrasine comme « l’un des récits les plus étranges de La Comédie humaine, l’un des plus complexes et peut-être l’un de ceux qui explorent le mieux certaines zones obscures de la psychologie de Balzac. » Balzac, La Comédie humaine, VI, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p.1037. « La raison de toutes ces anomalies est que dans Sarrasine, Balzac, en partie inconsciemment, a introduit un certain nombre de données personnelles, biographiques et psychologique. » Idem., p.1039. L’interprétation de Barthes ne contredit pas celle de Pierre Citron : « Sarrasine est un texte-limite dans lequel Balzac s’avance très loin, jusque vers des zones de lui-même qu’il comprenait mal, qu’il n’a pas assumées intellectuellement ni moralement, bien qu’elles soient passées dans son écriture. » « L’Express va plus loin avec...Roland Barthes » (1970) in OC, t. III, p.671. 375 Idem., p.672. 376 « L’effet de réel » (1968) in OC, t. III, p.32. 166 selon Barthes) au lieu de l’embellir, de faire une belle peinture (le vraisemblable culturel). Madame de Rochefide, la « belle écouteuse » refuse logiquement de payer le narrateur qui n’a pas livré la marchandise qu’il fallait. Le sculpteur réaliste aussi bien que le narrateur est puni et châtré parce qu’ils ont représenté un référent altéré : l’altération de la nature pour Sarrasine, celle de la société pour le narrateur qui montre que tout y est frelaté depuis que la naissance ne garantit plus l’origine : L’Or parisien produit par la nouvelle classe sociale, spéculatrice et non terrienne, cet or est sans origine, il a répudié tout code de circulation, toute règle d’échange, toute ligne de propriété - mot justement ambigu puisqu’il désigne à la fois la correction du sens et la séparation des biens.377 Ainsi l’abolition de la différence entraîne l’impossibilité de représenter : Il n’est plus possible alors d’opposer régulièrement un contraire à un contraire, un sexe à un autre, un bien à un autre ; il n’est plus possible de sauvegarder un ordre de la juste équivalence ; en un mot il n’est plus possible de représenter, de donner aux choses des représentants, individués, séparés, distribués.378 §3 Neutre versus Moyen Barthes veut lire dans l’histoire de Sarrasine le « trouble de la représentation » qui répond au désordre social provoqué par la mitoyenneté des classes. Barthes insiste sur la mitoyenneté du narrateur de la nouvelle de Balzac : il est de « trop » comme tout ce qui n’est pas à sa place ; il est mitoyen au noble (la blonde madame de Rochefide) et au vil (Zambinella ou le « ragazzo aux cheveux 377 378 Ibid, p.299. Ibid. 167 crêpés ») ; le mitoyen est aussi le moyen, ce qui est au milieu, et le moyen qui rapproche et confond les extrémités. Mais le moyen n’est pas le Neutre : Le Neutre est donc l’opposé de la Moyenne ; celle-ci est une notion quantitative, non structurale ; elle est la figure même de l’oppression que le grand nombre fait subir au petit nombre ; pris dans un calcul statistique, l’intermédiaire se remplit et engorge le système (ainsi des classes moyennes) ; le neutre, au contraire, est une notion purement qualitative, structurale ; il est ce qui déroute le sens, la norme, la normalité. Avoir le goût du neutre, c’est forcément se dégoûter du moyen.379 Cette position moyenne permet au narrateur de la nouvelle de Balzac de mettre en rapport les termes de l’antinomie, de faire entrer en contact des natures sociales antipathiques... non sans provoquer une « révolution physiologique ». 380 Le grand-oncle Lanty répugne à Madame de Rochefide moins par son grand âge que par son origine sociale qu’elle a détectée, se demandant comment Madame de Lanty a pu tolérer la présence d’un individu aussi compromettant. §4 Ordre de l’Antithèse et métonymie effrénée L’esthétique de la transparence381 a provoqué « l’effondrement catastrophique » (selon « l’évaluation » barthienne) des économies 379 Sade, Fourier, Loyola (1971) in OC, t. III, p.795. « Voilà ce qui se passe, lorsqu’on subvertit l’arcane du sens, lorsqu’on abolit la séparation sacrée des pôles paradigmatiques, lorsque l’on efface la barre de l’opposition, fondement de toute « pertinence ». » S/Z in OC, t. III, p.173 Ce que Barthes appelle le « mariage de la jeune femme et du castrat ». Barthes selon sa conception holistique des rapports sociaux affirme que le texte « dit que la figure majeure issue de la sagesse rhétorique, à savoir l’Antithèse, ne peut se transgresser impunément : le sens (et son fondement classificatoire) est une question de vie ou de mort », Idem 381 Cf. « Allusion et transparence. Sur le « code culturel » de Sarrasine », Pavel Thomas, Travaux de littérature, Boulogne, Klincksieck, 1996, vol IX, p.295-311. 380 168 (sémantiques, symboliques, monétaires) de l’ancienne organisation sociale : La transgression de l’Antithèse, le passage du mur des contraires, l’abolition de la différence. [...] Cet effondrement catastrophique prend toujours la même forme : celle d’une métonymie effrénée. Cette métonymie, en abolissant les barres paradigmatiques, abolit le pouvoir de substituer légalement, qui fonde le sens.382 La nouvelle classe (liée à l’esthétique réaliste qui domine depuis le dix-huitième siècle) en confondant les termes inconciliables (noble/non-noble) qui avaient structuré l’ancienne société a rendu sa propre différence impossible à établir (si ce n’est sur la valeur « travail »). En remplaçant la figure de l’Antithèse qui correspond au régime de sens de l’ancienne société par celle de la métonymie, la nouvelle classe a hypothéqué son avenir. Le processus de la « métonymie effréné »383qu’elle a initié la condamne à se confondre dans la Totalité alors qu’elle espérait, en se fondant dans l’ancienne société, instituer une nouvelle hiérarchie. Barthes avait déjà dénoncé la « littérature du miroir »384 où la « bourgeoisie se dévore » mais sans donner les raisons du dégoût qu’il éprouvait pour cette littérature où la bourgeoisie se montre et se dénonce. §5 Exempla et réfutation subreptice de la théorie dite « triomphe du réalisme » L’analyse sociocritique de Sarrasine sur l’impossibilité pour la bourgeoisie usurpatrice de Juillet de fonder sa légitimité sociale parait 382 S/Z, op. cit., p.299 Idem 384 « Petite sociologie du roman français contemporain » (1955) in OC, t. I, p.558. 383 169 juste bien que plaquée (la famille Lanty n’est pas représentative de la bourgeoisie de Juillet)385 et construite à partir de «l’extérieur » du texte que Barthes initialement ne voulait pas inclure. Le choix du terme « extérieur » pour désigner l’entour de l’œuvre était de toute façon discutable ; Pierre Barbéris s’en est étonné : La méthode barthienne sur ce point tend à représenter le texte comme une sorte d’aérolithe sans origine (même textuelle !). Ainsi, se pose un sérieux problème critique : l’étude structurelle doit-elle exclure l’étude génétique ? Et si oui, pourquoi ? Et qu’y a-t-il derrière cette entreprise de déshistorisation de la critique et de remise à plat et à zéro de tout ?386 On peut estimer que cette interprétation s’arrange un peu avec le texte pour lui faire dire « qu’il est mortel de lever la barre séparatrice qui permet au sens de fonctionner (c’est le mur de l’antithèse), à l’espèce de se reproduire (c’est l’opposition des sexes), aux biens de se protéger (c’est la règle du contrat) »387. Il est peut-être utile de rectifier l’interprétation de Barthes mais il n’est pas moins nécessaire de comprendre ce qu’il a voulu faire à travers l’analyse de Sarrasine : Si j’étais philosophe, et si je voulais écrire un grand traité, je lui donnerai le nom d’une étude d’analyse littéraire. Sous couvert d’une analyse littéraire, j’essayerais de libérer une éthique au sens large du mot.388 Un lecteur attentif comprend que l’origine de la fortune des Lanty n’est pas la spéculation mais la faveur d’un prince de l’Eglise (donc 385 Voir infra Art. cit., p.114. 387 S/Z, op. cit., p.299. 388 «Entretien (avec Jacques Henric) » (1977) OC, t.V, p.404. Barbéris n’est pas dupe, ne dénonçant qu’à moitié l’entreprise S/Z pour utiliser Barthes contre la critique « académique » : « Sarrasine n’est, dans S/Z, qu’une occasion et un point d’application. Barthes institue d’abord sans le dire, implicitement, sans polémique inutile, sans terrorisme méthodologique et sans mots malheureux, le procès d’une certaine critique (traditionaliste académique, universitaire). Ce qui est en cause, c’est la lecture de type classique et l’explication (sic) de texte. » Art. cit., p.111. 386 170 aristocratique). La famille Lanty est noble de fraîche date mais d’Ancien Régime quand même. Elle n’est donc pas représentative de la bourgeoisie de Juillet comme la situation géographique de l’hôtel peut l’indiquer. Le Faubourg Saint Honoré n’est pas la Chaussée d’Antin ; Barthes fait semblant d’oublier la différence entre ces deux quartiers, interprétant légèrement l’origine sociale de Lanty pour les besoins de sa démonstration ou plutôt de sa monstration. Car il s’agit moins d’une surinterprétation que d’une utilisation qui s’avoue telle. Le texte de Balzac n’est plus qu’un exempla qu’il utilise pour argumenter son propos. Il a choisi d’évaluer avec [nous soulignons] Sarrasine mais un autre texte aurait pu remplir le même objectif contre-idéologique : Pour moi, qui ai toujours à cœur de revenir à la littérature « militante », à celle qui se fait aujourd’hui et qui désire interroger les œuvres du passé d’un point de vue en quelque sorte excentrique, j’ai cherché pour commencer, une œuvre « double » qui se présente d’une façon si littéralement narrative qu’elle en vienne à contester le modèle même du récit, comme si elle mettait le récit entre guillemets à la manière d’une citation (et l’on sait qu’il faut que les citations soient exactes) ; une œuvre apparemment naïve et réellement très retorse, comme pourrait l’être le récit d’une bataille fait conjointement et d’une seule voix par le Fabrice de Stendhal et le général Clausewitz. Je pense avoir trouvé une œuvre de ce genre dans La Marquise d’O, de Kleist, que j’espère pouvoir analyser un jour.389 Il n’est pas sûr que le narrateur n’ait cherché qu’une nuit (ou même plusieurs) d’amour. Sarrasine ne partage avec Point de lendemain que son format. Nul libertinage ici : c’est la cour d’un homme qui cherche à s’établir dans la haute société en tentant de séduire une jeune femme si pleine de préjugés nobiliaires, qu’elle pourrait lui préférer n’importe quel aide de camp. Elle allume d’ailleurs sa jalousie en acceptant une danse avec l’un d’entre eux. Les aides de camp n’étaient pas 389 « Sur le Système de la mode et « L’Analyse structurale des récits » » (1967) in OC, t. II, p.1301. 171 forcément issus des meilleures familles mais appartenaient en tous cas aux cercles les plus réactionnaires de la Restauration : Balzac a pu vouloir souligner le caractère ultra de Mme de Rochefide. Appartenant à la nouvelle classe qui cherche à se joindre à l’ancienne, le narrateur veut convaincre Madame de Rochefide de l’indignité de toute origine pour excuser la sienne. Le narrateur, ne connaissant pas le code d’hypocrisie de la haute société, commet l’erreur (ou la balourdise) de dire l’origine au lieu de la dissimuler. Comme Balzac, il veut forcer les portes du faubourg Saint-Germain en présentant à la femme qu’il courtise une alliance de classe qu’elle rejette. Barthes en affirmant que Sarrasine ne raconte rien hors de son propre récit n’a pas simplement repris un des lieux communs de la critique d’avant-garde qui voit dans un roman moins le récit d’une aventure que l’aventure d’un récit390 ; il a formulé une hypothèse intéressante donnant un sens politique au refus des logiques du récit qui n’est peutêtre pas qu’un problème d’esthétique pure. Il n’est pas sûr que Balzac ait songé à mettre en cause le récit391 (pourquoi aurait-il de 1831 à 1850 écrit une petite centaine de romans) ; il est en tout cas un peu plus certain que Barthes se sert de Balzac, soit qu’il ait cherché à contredire de manière collatérale l’interprétation du « triomphe du réalisme » de Engels392, soit qu’il ait voulu subvertir le réalisme 390 C’est un lieu commun qu’on trouve aussi bien chez Blanchot que chez Claude Simon ou chez Jean Ricardou : « Ce que l’écriture nous raconte, même chez les plus naturalistes des romanciers, c’est sa propre aventure et ses propres sortilèges. Si cette aventure est nulle, si ces sortilèges ne jouent pas, alors un roman, quelles que puissent être par ailleurs ses prétentions didactiques ou morales est nul lui aussi. » Claude Simon, Discours de Stockholm, Ed. de Minuit, 1986, p.29. 391 Balzac était persuadé que la justification du roman était le « drame » social et non pas le « drame de la chambre à coucher », Voir Les Paysans in La Comédie humaine, IX, Etudes de mœurs : scènes de la vie de campagne, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p.64-65. 392 « Le réalisme dont je parle se manifeste même tout à fait en dehors des opinions de l’auteur » « Lettre à Miss Harkness, Avril 1888 », Marx et Engels Sur la littérature et l’art, textes choisis, traduits et présentés par Jean Fréville, Paris, Editions Sociales, 1954, p.318. 172 littéraire à contenu politique pour des raisons que ne sont peut-être pas celles que Pierre Barbéris avance mais qui pourraient s’en rapprocher : Un peu comme Albert Béguin jadis, c’est à un texte non explicitement et directement historique que s’intéresse Barthes, à un texte qui permet de réintégrer ou d’intégrer Balzac à un univers « littéraire », psychologique, psychanalytique, fantastique, etc. Opération connue ? Aujourd’hui comme hier le présupposé, l’inavoué demeurent : dans une perspective sexuelle - ou mystique - l’histoire commence avec chacun de nous. S/Z pourrait bien à cet égard être considéré comme constituant aujourd’hui une contre-attaque de l’idéologie du mystère. Car en fait, et sans toujours qu’on le dise - ou qu’on le veuille clairement, le thème « sexuel », non relié au thème historique, renvoie implicitement, par la mise en parenthèse de la notion de civilisation, et de l’omniprésente dialectique sociale, à une sorte d’éternel et invariant (archétypes, complexes, « nature » humaine) en même temps qu’il fait tout partir et d’abord, bien entendu, la lecture, du moi immédiat. Il n’y a pas là seulement une thèse réactionnaire classique mais aussi de manière assez curieuse aujourd’hui une thèse gauchiste : tout commence ou tout recommence à partir de nous. Sans doute serait-il cruel d’insister sur les troubles et profondes raisons du succès de la critique barthienne dans certains milieux. Sans doute aussi faudrait-il dire qu'une semblable tentative, comme tout ce avec quoi, qu’elle le veuille ou non, elle renoue, a été rendue possible et voire inévitable par les aveuglements et les absurdités d’une critique pseudo-matérialiste qui n’a voulu voir qu’errances dans la production fantastique et « littéraire » de Balzac.393 La théorie du « triomphe du réalisme » est reprise par Jean Fréville au sujet de Gogol dans la première édition de sa compilation, Sur la littérature et l’art : « Gogol partisan du régime autocratique et de l’orthodoxie a voulu servir la noblesse, corriger simplement quelques excès nuisibles et « produire une bonne impression sur la société » : il a dressé dans le Réviseur et les Ames mortes, un réquisitoire impitoyable contre la sainte Russie des bureaucrates et des propriétaires fonciers. Son réalisme, en ramassant les traits typiques de la Russie Tsariste, en flétrissant les passions et les vices des hobereaux, en liant ces passions et ces vices à la décadence de l’économie fondée sur le servage, lui a dicté, outre ses opinions politiques, contre sa volonté même une œuvre où se déroule le drame de la noblesse foncière agonisante - ( « génie noir », comme l’a nommé un critique russe – génie par le réalisme, noir par les convictions politiques ) - a pensé consolider la domination des hobereaux, il a, en définitive, travaillé à leur ruine. », Marx et Engels, Sur la littérature et l’art, textes choisis, traduits et présentés par Jean Fréville, Paris, Editions sociales internationales, 1936, p.18 393 Pierre Barbéris a porté un jugement sévère sur l’article de Jean-Claude Reboul, point de départ du « travail » barthien: « Il était dit que Sarrasine, c’est « une 173 SECTION II – LA PENSEE DU DISCONTINU CONTRE CELLE DE LA TOTALITE394 §1 La théorie de l’oubli des sens dirigée contre la saisie de la structure essentielle La théorie de l’oubli des sens pose qu’il n’y pas de hiérarchie des sens et que par conséquent, le critique n’a pas à dégager une structure irréductible de signifié. Il n’y a rien d’essentiel à saisir pas plus qu’il n’y a d’objectif littéraire essentiel à interpréter, tout signifie et différemment en fonction de la force qui s’empare du texte. Omettre la structure essentielle, la « structure dernière » du texte (et du monde...), c’est refuser le « signifié dernier ». Une certaine tradition, disons celle du grand réalisme comme l’a appelée Lukács, dans laquelle on peut ranger Auerbach, avait cru jusque là que le réalisme consistait dans la faculté de saisir les aspects essentiels d’un objet, sa structure signifiante. Pour Auerbach, l’art réaliste se caractérise par l’ambition « d'appréhender le réel dans toute trentaine de feuillets glissés comme un signet (ou un signal) entre les mastodontes de La Comédie humaine ». Ce qui, une fois encore, signifie - ou suppose - quoi ? Que le signet - ou le signal ! Nuance ? - est plus intéressant - plus signifiant que les mastodontes ? L’opération est connue, qui vise, - comme elle visait - à faire appel au Balzac soi-disant insolite ou mystique ou surréaliste, ou poétique, ou « littéraire », ou petit format, contre « l’autre », celui (excusez du peu) des mastodontes, celui du réalisme et de l’histoire qui se fait. Bref, un texte vide et prétentieux, visant - pour quelle raison ? - à privilégier Sarrasine contre le « reste » de La Comédie humaine. Une opération de pseudo avant-garde. Un bluff. Non que ne fussent au passage posés quelques réels problèmes, mais au hasard et sans méthode, et sans savoir de quoi on parle. » Art. cit., p.110. 394 « Si l’on songe à la façon dont pensent, conceptualisent, formalisent et verbalisent les sciences humaines, on s’aperçoit qu’elles ne sont absolument pas acclimatées à un pensée véritable du discontinu : elles sont encore dominées par le surmoi de la continuité, un surmoi de l’évolution, de l’histoire, de la filiation, etc. Tout approfondissement de la pensée du discontinu reste essentiellement hérétique, révolutionnaire au sens propre et nécessaire. » « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.1007-1008 174 son ampleur et sa profondeur »395 : Molière serait plus réaliste que Racine ou Boileau, ces derniers n’ayant pas cherché à représenter la vie réelle des couches populaires ni mêmes les rapports (ou l'absence de rapport) que celles-ci entretiennent avec les classes dominantes. La Bruyère serait réaliste de manière intermittente et allusive. De même pour Lukács, l’art réaliste se définit par sa capacité à mettre en scène « l’essentiel », à montrer la structure objective du réel : le grand écrivain réaliste sait relier un malheur individuel à des causes générales tandis que l’écrivain réactionnaire, ne sachant ni raconter ni reproduire les faits sociaux essentiels396, ne voit dans le malheur d’un personnage que des faits isolés, un cas social. Barthes avait autrefois exposé une conception de l’art engagé qui se rapprochait de celle de Lukács mais il n’entendait plus à présent se faire l’épigone d’un théoricien socialiste.397 395 Erich Auerbach, Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornelius Heim, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1968, p.152. 396 Cf. Lukács : « Il [Engels] montre par exemple que Karl Beck est incapable de raconter correctement une histoire : « Cette totale impuissance à raconter et à représenter qui se manifeste dans tout l’ouvrage est caractéristique de la poésie du « socialisme vrai » qui n’offre aucune possibilité de relier à des rapports généraux les faits isolés à relater et d’en relever ainsi les aspects frappants et significatifs [c’est moi qui souligne. G. L.] Voilà pourquoi, même dans leurs écrits en prose, les « socialistes vrais » se gardent de l’histoire. Là où ils ne peuvent l’éviter, ils se bornent soit à des constructions philosophiques, soit à une transcription dans un registre sec et ennuyeux, de malheurs individuels et de cas sociaux. » Georg Lukács, Marx et Engels historiens de la littérature, traduit de l’allemand par Gilbert Badia, Paris, L’Arche, coll. Travaux, 1975, p.83. Robbe-Grillet serait peut-être un exemple de cette impuissance à raconter le réel si Goldmann n’avait pas montré que le Nouveau Roman n’est pas moins réaliste que les littératures réalistes « classiques »: « Bien raconter, c’est donc faire ressembler ce que l’on écrit aux schémas préfabriqués dont les gens ont l’habitude, c’est-à-dire à l’idée toute faite qu’ils ont de la réalité. » Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1961, p.30. 397 « Cinéma droite et gauche » (1959), OC, t. I, p.943-945. 175 §2 La chasse au référent Ce n’est pas par hasard que Barthes dans « L’effet de réel » parle d’une petite porte de Michelet de manière apparemment insolite, dans un article où il était surtout question de contester les attaches référentielles du texte réaliste. Michelet a fait allusion dans l’Histoire de la Révolution à une petite porte dérobée se trouvant au fond de la cellule où Charlotte Corday attendait l’exécution de la sentence de mort prononcée contre elle, peut-être pour suggérer qu’elle aurait pu s’évader en acceptant les complicités qu’on lui offrait. En mentionnant cette petite porte, ou plutôt, cette notation, Barthes peut vouloir faire entendre que l’historien, en composant son tableau, emploie pour produire un effet de réalité le même procédé que le romancier réaliste qui cherche à donner l’impression de la vie en notant des détails insignifiants et infonctionnels (un baromètre par exemple) qui connotent le réel.398 Le récit historique n’est donc pas plus réaliste que le roman à visée référentielle. Ce n’était pas la première fois que Barthes couplait l’attaque contre le roman aristotélicien avec celle dirigée contre le récit historique. Dans le chapitre nommé « L’écriture du Roman » du Degré zéro de l‘écriture, on apprenait que le monde du roman balzacien ainsi que la réalité historique restituée par 398 Barthes définissait le naturalisme comme « l’art d’amplifier l’insignifiant ». Sur le théâtre d’Adamov: « C’est le contraire même du naturalisme, qui se propose toujours d’amplifier l’insignifiant » « Adamov et le langage » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.740. Flaubert regrettait déjà que Balzac ait gonflé la vie bourgeoise (voir Bouvard et Pécuchet). Voir aussi Thomas Pavel : « Barthes définit la nouvelle interprétation en l’opposant aussi bien à la recherche de la totalité structurée, qu’à celle de la représentation d’un réalité extérieure de l’œuvre. Celle-ci a beau aspirer à représenter la vérité du monde, le réalisme comme on l’a vu dans « L’Effet de réel », est lui-même irréaliste, parcellaire, erratique, confiné aux détails inutiles. », De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, op. cit., p.60-61 176 Michelet étaient des univers « autarciques » pareils aux cosmogonies des anciennes mythologies : Roman et Histoire ont eu des rapports étroits dans le siècle même qui a vu leur plus grand essor. Leur lien profond, ce qui devrait permettre de comprendre à la fois Balzac et Michelet, c’est chez l’un et chez l’autre, la construction d’un univers autarcique, fabricant lui-même ses dimensions et ses limites, et y déposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection d’objets et se mythes.399 C’était une manière discrète mais ferme de contester en même temps, le réalisme de Balzac et le travail historique de Michelet, dont Barthes n’a pas manqué de souligner les « parti-pris » ainsi que le « style partial »400. Dans La Préparation du roman, Barthes a radicalisé son anti-objectivisme en considérant qu’il fallait soit dire tout le réel, tout le notable du monde saisi et divisé à l’infini401, sans le trier en aspects essentiels et en aspects résiduels ; soit refuser de faire croire qu’on puisse parler du monde. Ce « tout ou rien » lui permet d’établir l’échec du réalisme puisque le monde excède toujours l’œuvre. §3 Référent et circonstant Si Barthes ne croit pas que le récit historique et le récit réaliste aient des attaches référentielles, il accorde un peu de référentialité au haïku, au moment individué : « un gramme de référent » : Noter qu’on lit l’effet et non le paysage, à peu près inexistant : un gramme de référent, une diffusion puissante de l’effet.402 399 Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.189. La Préparation du roman (2003 [1978-1980]), texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.340. 401 Voir le sous-chapitre « La division du réel » in La Préparation du roman, op. cit., p.118-120. 402 Idem., p.76. 400 177 Coyaud avait défini le haïku comme « ce qui arrive en tel lieu, à tel moment ». Barthes ne valide pas ce point de vue trop référentialiste. Il commence par déclarer que cela n’est pas « à vrai dire tout à fait suffisant », qu’il faudrait nuancer en comprenant que la contingence est moins ce qui arrive que ce qui entoure le sujet si bien qu’il vaudrait mieux parler de circonstant plutôt que de contingence ; en effet bien que le haïku « impose la certitude d’un référent », il faudrait « en même temps » parler de circonstant. C’est un mot qu’il trouve mauvais mais qui lui permet de conjurer le mot fatal de « référent » : Un haïku, « c’est simplement ce qui ce qui arrive en tel lieu, à tel moment » (Coyaud) - mais à vrai dire, pas tout à fait suffisant ; je voudrais introduire une nuance : un haïku, c’est ce qui survient (contingence, micro-aventure) en tant que cela entoure le sujet - qui cependant n’existe, ne peut se dire sujet, que par cet entour fugitif et mobile (individuation ≠ individu) → Donc, plutôt que contingence, penser circonstance ( penser à l’étymologie) ; - Aussi, c’est la troisième dialectique (contradiction) que je veux pointer, après « instant/souvenir » et « immobilité/mouvement » : bien que le haïku impose la certitude d’un référent, cf. (15), en même temps il sollicite de parler de circonstants (mot mal fait) plutôt que de référents. En un sens (extrême), il n’y pas de référents dans le haïku - donc, à proprement parler, pas de thétique ; on pose seulement des entours (circonstant), mais l’objet s’évapore, s’absorbe dans la circonstance : ce qui l’entoure, le temps d’un éclair.403 Barthes, ennuyé de sa propre subtilité, termine sa pseudodémonstration en disant que finalement « en un sens extrême », il n’y a pas de référents dans le haïku » excepté les tangibilia auxquels Barthes était « sensible » « depuis longtemps » ainsi qu’aux « mots ayant pour référent des choses concrètes »404. Comme au temps de « la 403 Ibid., p.89-90. « Depuis longtemps, sensible à la présence, dans un texte narratif ou intellectuel, de mots ayant pour référent des choses concrètes, des objets - disons en gros : 404 178 littérature objective », le réalisme des objets sert à conjurer le réalisme du concept, à poser la vérité des objets contre celle des idées. Le retour du référent n’était qu’un leurre. §4 La vérité de l’instant absolu contre celle de l’Histoire Barthes proposait un retour en spirale au réalisme tout en nous rassurant : il n’est pas question d’entendre ce terme avec ces « connotations françaises et politiques (Zola, réalisme socialiste) mais en général » : Considérer comme possible (non dérisoire) une pratique de notation, c’est accepter déjà comme possible un retour (en spirale) du réalisme littéraire. Attention ne pas prendre ce mot dans ses connotations françaises ou politiques (Zola, réalisme socialiste) mais en général : pratique d’écriture qui se place volontairement sous l’instance du Leurre-Réalité.405 Barthes considère que le haïku est la forme du réalisme immédiat, de la vision privative du Tel, du Spécial, de l’Incomparable qu’il oppose au réalisme qui déchiffre et qui démontre : Il y aurait en somme deux réalismes : le premier déchiffre le « réel » (ce qui se démontre mais ne voit pas) ; le second dit la « réalité » (ce qui se voit mais ne se démontre pas ») ; le roman, qui peut mêler ces deux réalismes, ajoute à l’intelligible du « réel » la queue fantasmatique de la réalité.406 Pour défaire les solidarités historiques, il suggère de diviser la matière du monde à l’infini au lieu de l’abstraire en la réduisant comme font ceux qui veulent conférer un sens à la totalité : qu’on pourrait toucher, des tangibilia cf. Planches de l’Encyclopédie. Passages de objets sensuels - rareté des tangibilia dans le texte classique (par exemple Les Liaisons dangereuses), rôle fort dans la Vie de Rancé (orangers, gants) » Ibid., p.94. 405 Ibid., p.46. 406 Le Plaisir du texte (1973) in OC, t. IV, p.247 179 Le romanesque, comme nous l’avons entendu, c’est-à-dire comme puissance d’expression du discontinu humain, comme soumission à l’interstice des lois (à commencer par celles du discours), c’est ce lien de langage (de communication. Pour une fois, employons le mot) où l’on accepte de ne pas affronter directement des systèmes dont chacun peut l’emporter ; c’est ce qui dit non (toujours le pied de nez !) à la parade des arrogances.407 Le haïku se prête à l’entreprise : Le haïku : c’est « l’anti-dé à coudre », l’anti-condensation totalisante.408 Il était nécessaire d’isoler chaque aspect du monde afin de retirer au monde son intelligibilité menaçante, valoriser l’instant absolu contre celle de l’instant lié (celle de l’Histoire, celle du roman aristotélicien) : Le haïku est « une écriture (une philosophie) de l’instant. Une « écriture absolue de l’instant ».409 Barthes suggérait l’inanité de « l’Histoire qui se fait » en remarquant que les notations sur le Temps qu’il fait qu’on trouve dans le Journal 407 « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.387 La Préparation du roman, op. cit., p.59 La quête du détail (autrement dit du « particulier » du « non-comparable ») se fait contre celle de l’ensemble (c’est-à-dire du général, de la Totalité). Voir Antoine Compagnon, « Discret, particulier, contingent, circonstanciel, décalé, éphémère, le haïku incarne le Neutre. Et surtout il se présente comme un résidu, un dépôt de réel, un « débris erratique du tissu quotidien » ; il divise, individue, nuance le monde au lieu de l’abstraire et de la conceptualiser. », Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 2005, p.436 C’était peut-être trop subtil. Cf. Hervé Algalarrondo : « Bien qu’assidus, ses auditeurs sont de plus en plus désarçonnés. « Beaucoup avaient l’impression que Roland se moquait d’eux », note un disciple. Un samedi, il s’intéresse aux médicaments que prennent les romanciers. Toujours cette traque effrénée du détail qui expliquerait l’ensemble. » Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland Barthes, Paris, Stock, 2006, p.245. 409 La Préparation du roman, op. cit., p.85. 408 180 d’Amiel ont conservé leur actualité tandis que sa morale avait perdu la sienne.410 §5 Les moments de vérité contre la vérité du concept Barthes avait remarqué avec sa lucidité habituelle que le discours fragmenté n’échappe pas au sens. Malgré l’ordre alphabétique, l’ordre aléatoire, le sens persiste. Pour déjouer le sens, l’intelligibilité du tout, Barthes propose une lecture qui ne cherche pas à saisir l’œuvre (et le monde bien sûr...) sur un mode synthétique (on se rappelle que Sartre opposait l’intelligence analytique « bourgeoise » à l’intelligence synthétique « révolutionnaire », distinction sans doute un peu schématique mais acceptable) : Le Texte, qui n’est plus l’œuvre, est une production d’écriture, dont la consommation sociale n’est certes pas neutre (le Texte est peu lu), mais dont la production est souverainement libre, dans la mesure où (encore Nietzsche) elle ne respecte pas le Tout (la Loi) du langage.411 410 Idem., p.68. « La guerre des langages » in OC, t. IV, p.364. Le caractère politique de la pensée du discontinu pointe par endroits dans le séminaire sur le Discours amoureux : « Le dépiècement de la chronique (du roman) implique un problème de valeur. Ce dépiècement ou, si l’on veut parler positivement, cette promotion du « détail » (au détriment de l’idée même d’ensemble), ce privilège accordé chaque fois à une figure comme à un morceau d’ivresse, cette volonté de retirer la vie, le sens de l’ensemble, a été défini, et dénoncé, par Nietzsche (à propos de Wagner) comme décadent », Roland Barthes, Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007, p.363 « De même, nous sommes décadents, nos figures procèdent bien d’un geste sémiotique ; mais pour nous, c’est en quelque sorte volontairement que nous considérons que le discours amoureux – comme ensemble – ne vaut rien. », Idem., p.364 « Eh bien, notre amoureux est décadent ! Voire : wagnérien ! Car lui aussi il hallucine, il décompose ; il sépare en petite unité, il rend le détail souverain, se moque de l’ensemble, désagrège sa volonté, libère en lui l’individu. », Ibid., p.686. 411 181 Un lecteur « synthétique » pourrait voir que l’objectif littéraire essentiel de Proust ne se réduit pas à nous raconter son désir d’écrire (même s’il en est question), mais de montrer aussi que la bourgeoisie a complété l’usurpation politique par l’usurpation mondaine. (La Duchesse de Guermantes n’est plus qu’une Madame Verdurin). Barthes semble idéaliser l’âge d’or de la bourgeoisie412 peut-être parce qu’il ne l’a pas connu : Dans le mesure (c’était du moins mon cas) où l’enfant est lié de façon privilégiée au plan des images, à ses grands-parents plus qu’à ses parents, trop proches de lui pour qu’il en ait une vue imaginaire (celle qui « prend », fait relief), l’enfance s’alimente de mythes bien plus anciens : par les souvenirs racontés, les photos même (celles, pour moi, par exemple, de L’Illustration), les meubles, les façons de parler, les temps imaginaires de mon enfance n’a pas été l’après-guerre (de 14), mais l’avant-guerre, voire la fin du siècle dernier. Si j’ai une nostalgie, c’est d’ailleurs de ce temps-là, que je n’ai pas connu sinon - circonstance déterminante - par le verbe. Dans l’analyse de l’institution familiale, on mésestime, me semble-t-il, le rôle imaginaire des grands-parents : ni castrateurs, ni étrangers, véritables médiateurs du mythe.413 Si Barthes est un Orphée qui tue une deuxième fois ce qu’il aime, si Orphée est un personnage défendant un ordre social condamné, alors on peut comprendre qu’il n’ait pas voulu qu’on réduise A La Recherche du temps perdu à un récit déceptif (au sens de Lucien Goldmann) montrant les conséquences « d’un certain travail », « stéréotype » marxiste qu’il a condamné en terme autoritaire : « la critique n’a pas à dire ». « Et pourquoi Monsieur ? »414 : La critique n’a pas à dire si Proust a dit « vrai » , si le baron de Charlus était bien le comte de Montesquiou, si Françoise était Céleste, ou même, d’une façon plus générale, si la société qu’il a décrite reproduisait avec exactitude les conditions historiques de 412 « Le temps où ma mère a vécu avant moi, c’est ça, pour moi, l’Histoire (c’est d’ailleurs cette époque qui m’intéresse le plus, historiquement.) » La Chambre claire (1980) in OC, t. V, p.842. 413 « Lectures de l’enfance » (1980) in OC, t. V, p.947. 414 Mot de Chateaubriand à la Chambre des pairs. 182 la noblesse à la fin du XIX e siècle; son rôle est uniquement d’élaborer elle-même un langage dont la cohérence, la logique et pour tout dire la systématique, puisse recueillir, ou mieux encore « intégrer » au sens mathématique du terme la plus grande quantité possible de langage proustien, exactement comme une équation logique éprouve la validité d’un raisonnement sans prendre parti sur la « vérité » des arguments qu’il mobilise.415 Notons au passage que les cibles ne changent pas. Chacun son paquet. Le « si le baron de Charlus était bien le comte de Montesquiou » est une pointe contre la critique des sources tandis que le « si la société reproduisait avec exactitude les conditions historiques de la noblesse à la fin du XIX e siècle » est un démenti aux certitudes des Plekhanoviens. On se rappelle que le discours de la « validité » servait à contester le discours de la science, le « discours paranoïaque », en gros le discours marxiste. Mais une lecture « marxiste », sociocritique aurait-elle révolté Proust ? : Des changements produits dans la société je pouvais d’autant plus extraire des vérités importantes et dignes de cimenter une partie de mon œuvre qu’ils n’étaient nullement comme j’aurais pu être au premier moment tenté de le croire, particuliers à notre époque.416 Proust a pu faire référence aux « changements produits » dans la haute société parisienne dont la description a cimenté celle d’un précurseur, Balzac. Quoi qu’il en soit, Barthes ne veut voir dans la 415 « Qu’est-ce que la critique » Essais critiques in OC, t. II, p.505. Le Temps retrouvé in A la recherche du temps perdu, édité sous la direction de Jean-Yves Tadié, avec la collaboration d’Yves Baudelles, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1989, , p.545. Il est difficile de nier que Proust n’ait pas eu le projet de décrire « la destruction de cet ensemble cohérent » (Idem., p.535), c’est-à-dire le salon Guermantes, symbole de la haute aristocratie. Si Proust transforme la snobe Verdurin en Guermantes à la fin de la Recherche, n’était-ce pas pour suggérer que la bourgeoisie qu’il détestait autant que Balzac (qui fustigeait le « népotisme bourgeois ») a complété son triomphe sur l’aristocratie : « La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété » (Ibid., p.533). Le vieux prince de Guermantes ruiné par la guerre épouse pour se refaire l’ex-duchesse de Duras alias Mme Verdurin qui accédait au sommet par transition. Son militarisme patriotard n’est peut-être tout à fait désintéressé. 416 183 Recherche que la mort de la grand-mère du narrateur : elle constitue un moment de vérité puisqu’elle montre qu’on n’éprouve pas de chagrin quand un proche disparaît. Il ne fallait lire que les moments pathétiques, sauter les explications, se concentrer sur la vérité des affects pour ne pas voir celle du concept : Puisque son écriture est médiate (il ne présente les idées, les sentiments que par des intermédiaires), le Roman, donc, ne fait pas pression sur l’autre (le lecteur) ; son instance est la vérité des affects, non celle des idées ; il n’est donc jamais arrogant, terroriste : selon la typologie nietzschéenne, il se place du côté de l’Art, non de la Prêtrise.417 Et celle de l’ensemble « comme si nous acceptions de déprécier l’œuvre, de ne pas en respecter le Tout, d’abolir des parts de cette œuvre, de la ruiner - pour la faire vivre »418, qui tend vers une fin qu’il ne faut pas prendre pour la « vérité » comme il a pu le faire remarquer au sujet de Sarrasine : Les rapports qui unissent Zambinella à l’œuvre d’art sont contradictoires, ou du moins il convient de les analyser sans tenir compte de la succession des épisodes, car rien ne dit que la fin de l’histoire soit sa vérité.419 Barthes reprenait l’opposition proustienne vérité logique/vérité des impressions420 en la couplant à celle du général et du particulier : Le particulier repoussé dans les marges - bien que périodiquement un penseur se lève et revendique pour le particulier, le kairos, le non-comparable (Kierkegaard, Nietzsche), la contingence. Ce sont là deux côtés : par exemple, 417 « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (1978) in OC, t. V, p.470. La Préparation du roman, op. cit., p.161. 419 « Masculin, Féminin, Neutre » (1970) in OC, t. V, p.1037. 420 « Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. [...] L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après », Le Temps retrouvé, op. cit.., p.458-459. 418 184 on ne m’empêchera pas de préférer la façon dont Proust parle du chagrin à celle dont Freud parle du deuil.421 Mais Barthes oublie que Proust revendiquait aussi et même surtout le général puisque l’écrivain ne doit chercher et « ne se souvient que du général422 : Là où je cherchais de grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails.423 Cette confusion ou plutôt cette crase permet de disqualifier le concept en le ramenant à une production grégaire. §6 De la destruction de la représentation à la monstration truquée du pseudo-réel Dans un entretien avec Maurice Nadeau, radiodiffusé sur France Culture, Barthes se demandait pourquoi il n’y avait plus de littérature réaliste comme celle du dix-neuvième siècle qu’il réhabilitait de manière surprenante : elle avait pris « une valeur de témoignage sur ce qu’on appelle les classes dominantes » : Même en France, au XIXe siècle, nous avons eu une très grande quantité de romanciers qui s’engageaient beaucoup plus qu’on ne le croit aujourd’hui ; je dirais même que le roman français du XIXe siècle à une valeur de témoignage, de diagnostic, souvent extrêmement cruel, sur la bourgeoisie de l’époque. Les romans actuels, même traditionnels, n’ont plus cette espèce d’énergie de témoignage, sur ce qu’on appelle les classes dominantes. De ce point de vue, Zola reste très en avance sur ce que nous faisons. C’est d’ailleurs cela qui paraîtrait intéressant à interroger. Pourquoi n’avons-nous pas, actuellement, à côté des textes limites, des textes d’expérience, une littérature proprement 421 La Préparation du roman, op. cit., p.88. Le Temps retrouvé, op. cit., p.479. 423 Idem., p.618. 422 185 réaliste, qui dépeindrait de façon critique, démystifiante, la société dans laquelle nous sommes et dont nous ne voulons pas ? 424 On est en 1974, année de la parution de L’Archipel du Goulag. Maurice Nadeau a quelques instants plus tôt parlé du Premier cercle et du Pavillon des cancéreux. Barthes a dit dans un autre entretien qu’il ne fallait pas « avoir peur de la représentation », que « son procès a été fait trop rapidement »425. Barthes, dont le sens politique a été souligné par Sollers426, avait compris que L’Archipel du Goulag annonçait la « fin d’une illusion » comme Le Mariage de Figaro avait annoncé celle de la Monarchie : Pourquoi n’y a-t-il pas aujourd’hui (du moins me semble-t-il), pourquoi n’y a-t-il plus un art de la persuasion - ou de l’imagination - intellectuelle ? Pourquoi sommes-nous si lourds, si indifférents à mobiliser le récit, l’image ? Ne voyons-nous pas que ce sont tout de même les œuvres de fiction, si médiocre soient-elles artistiquement (Soljenitsyne), qui ébranlent le mieux le sentiment politique ? Ne pas dire : Eh bien, faites-le vousmême ! Peut-être croyons à moins de choses encore que Voltaire.427 Cependant Barthes, rappelait que malgré le mérite, le courage de Soljenitsyne, sur le plan esthétique, il était en retard de soixante-dix ans : Soljenitsyne n’est pas un « bon » écrivain pour nous : les problèmes de forme qu’il a résolus sont un peu fossilisés par rapport à nous. Sans qu’il en soit responsable - et pour cause -, il 424 « Où/ou va la littérature » (1974) in OC, t. IV, p557-558. « Il ne faut pas avoir peur de la « représentation », son procès a été fait trop vite. » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.384. 426 Sollers a confié au biographe de Barthes : « Je pense qu’il a vécu Tel Quel comme une hystérie froidement calculée », dit aujourd’hui Sollers, pour qui Barthes s’est appuyé sur la revue avec un grand sens politique : « Les deux parties avaient intérêt à cela. Il est certain que l’espèce de mobilité agressive de Tel Quel a beaucoup joué en sa faveur, dans les dix ans qui ont suivi la chose Picard.... » cité par Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Paris, Flammarion, 1990, p.198. 427 « D’eux à nous » (1978) in OC, t. V, p.454-455. 425 186 y a soixante-dix ans de culture qu’il n’a pas traversés et que nous avons traversés. Cette culture n’est pas forcément meilleure que la sienne, mais elle est là et nous ne pouvons pas la nier, nier par exemple tout ce qui s’est passé dans la littérature française depuis Mallarmé. Et quelqu’un écrivant, disons comme Maupassant ou Zola, nous ne pouvons pas le juger de la même façon que quelqu’un qui soit maintenant écrivain chez nous.428 Le fait qu’une littérature réaliste ait contribué à faire tomber les murs d’un régime fondé sur la légitimité d’« un certain travail » (l’Histoire) sans fissurer le système du sens mais en affirmant simplement sa liberté, ne pouvait pas le réconcilier avec l’esthétique de la transparence dont les nouvelles « irresponsabilités » ne rachetaient pas les anciennes, ne rachetaient pas celles qui avait provoqué la coupure de 1848. Finalement Barthes rejoint d’une certaine manière Lukács : qui considérait que Soljenitsyne reste un écrivain du réalisme socialiste: [Pour Lukács :] la valeur littéraire d’une œuvre est un plus sûr garant de son apport au progrès que son apparente orthodoxie idéologique, et peut-être liée à une attitude critique envers la société, même lorsque celle-ci se déclare socialiste. L’écrivain réaliste est « progressiste » par son art, et non par les opinions qu’il affiche : Lukács, qui a soutenu Platonov, restera fidèle à lui-même lorsque, vingt-cinq plus tard, il verra dans Soljenitsyne, en dépit de son attitude critique à l’égard du système soviétique, le véritable représentant du réalisme socialiste. L’exemple de Lukács montre que, prise au sérieux, la doctrine du réalisme socialiste risque de se retourner contre la pratique littéraire qui s’en inspire, et en fin de compte, contre le système politique dont elle est issue.429 Si la représentation est réhabilitée, l’esthétique reste tributaire de la tactique de la contre-idéologie : désormais le rôle de l’écrivain n’est plus de détruire la représentation mais de tricher avec elle.430 Barthes 428 « Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.755. Michel Aucouturier, Le Réalisme socialiste, Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1998, p.80-81. 430 C’était peut-être une concession à Renaud Camus qui, comme Robbe-Grillet 429 187 fait reprendre431 à l’écriture de l’imaginaire mêlée au nouveau discours intellectuel son aventure qui ne se confond plus désormais avec celle de l’avant-garde.432 La « fin de l’Histoire » a permis de décriminaliser la narration. On peut maintenant se demander pourquoi l’entreprise de liquidation du réalisme littéraire a pris des chemins aussi détournés ? Pourquoi Barthes n’a-t-il pas « annoncé la couleur » ?433 Etait-ce pour ne pas éveiller les soupçons de la critique qu’il a pu se donner des mobiles progressistes434 ? Etait-ce par impossibilité d’assumer des positions « légères en politiques » ? Ou bien par goût (pervers ?) du clandestin et de l’action souterraine ? autrefois, résiste à l’emprise du maître en défendant la représentation : « Le livre que j’ai écrit s’inscrit dans une théorie du texte. Mais j’ai voulu prendre une certaine distance à l’égard de cette théorie en insistant sur le fait qu’il y avait encore un certain degré de représentation. [...] Il y a beaucoup de récits, d’anecdotes qui se croisent, s’emmêlent... » Barthes reprend: « Oui, il y a mille histoires, et c’est ce que je voulais dire en parlant d’un texte de plaisir. Pour qu’il soit un texte, c’est du moins mon avis, il faut que le texte, en quelque sorte, triche avec la représentation. C’est-à-dire que la tâche du texte moderne n’est pas de détruire la représentation, ou la narration, mais de tricher en quelque sorte avec elles.» « Roland Barthes interroge Renaud Camus » (1975) in OC, t. IV, p.909. 431 C’est une manière de dire. Barthes était peut-être un « prélat influent » mais pas non plus « le père Joseph ». 432 Elle se saborde peu après en 1977. 433 A l’instar de Louis Blanchard qui a dénoncé sans ambages ce qu’il appelle « la régression formelle de l’art soviétique », autrement dit le réalisme socialiste : « Mais ne sommes-nous pas mieux fondés à nous étonner qu’une égale impuissance à inventer des formes nouvelles ? Il semble en effet que l’on assiste à une véritable régression formelle de l’art soviétique.» « D’un législateur du Parnasse » in « La querelle du réalisme », Esprit, n°130, 1947-2, p.215-216. 434 Rappelons qu’il estimait que la critique dite de gauche, du fait qu’elle trouvait « insupportable » (ses lecteurs du moins) l’idée même d’une culture socialiste, n’avait finalement rien de spécifique. Aussi se peut-il qu’elle ait pu prendre des évaluations pour des corrections. On peut toutefois se demander pourquoi si peu de critiques – à part quelques exceptions notables, en particulier Pierre Barbéris et Thomas Pavel - ont subodoré les implications « crypto-réactionnaires » des analyses de S/Z ? 188 PARTIE IV LA FIN DE L’HISTOIRE 189 CHAPITRE 1 : LA RESISTANCE A L’HISTOIRE L’histoire ne peut rien contre l’histoire Roland Barthes Barthes a évoqué pour expliquer le « départ » d’un livre ou d’un cours plusieurs sortes d’embrayeurs d’écriture : il y a le léger moteur de la paranoïa, le fantasme, et peut-être aussi la peur ou en terme plus noble, plus existentiel : l’angoisse. L’angoisse, causée par la « pression historique », est peut-être à l’origine de sa curiosité pour Michelet. Dans le Michelet, Barthes définit l’histoire comme la description d’objets saisis dans des processus de transformation auxquels la littérature résiste en refusant de se laisser réduire. C’est cette résistance à l’Histoire que nous décrirons à travers l’analyse du Michelet et de quelques remarques qu’on trouve de loin en loin dans des entretiens et dans d’autres textes où l’opposition à l’histoire est plus discrète mais non moins radicale que dans l’article intitulé le « Discours de l’histoire ». L’opposition au discours historique basé sur le « surmoi de la continuité » est-elle liée à l’exigence du nouveau « sujet matérialiste » ou est-elle la trace d’un anti-eschatologisme militant ? 190 Barthes a pu forger sa conception de l’histoire en mêlant la pensée de Vico435 - auquel il n’a pas cessé de se référer en citant la métaphore de la spirale – à celle du sociologue américain des modes Kroeber : Barthes semble rapprocher l’idée de la succession fermée des âges de Vico avec celle d’une rotation structurale des formes (qui laisse prévoir le retour de telle ou telle forme). Nous ne parlerons pas des influences de Vico et de Kroeber qui a pu se limiter à l’emploi d’une formule ou d’une méthode. Nous insisterons plutôt sur celles que Lucien Febvre et Fernand Braudel ont pu exercer sur Barthes en fortifiant son anti-positivisme (Section I-Le fait historique mis en question). Nous verrons dans la suite de ce chapitre pourquoi Barthes a considéré le socialisme de Michelet, qu’il tournait en dérision, comme un épiphénomène en essayant de comprendre pourquoi il estimait que l’auteur de La sorcière est moins un apôtre du socialisme qu’un prince du signifiant (Section II-Michelet sans le socialisme) ; Nous verrons enfin comment la théorie de l’histoire que Barthes a ébauchée se rapproche de celle que Nietzsche développe dans ses Considérations intempestives (Section III- L’histoire contre l’histoire). 435 « On sait que chez Vico le mouvement de l’Histoire suit des tours et des retours. L’humanité repasse par trois phases identiques (théocratie, hérocratie, démocratie) articulées comme les pièces d’une mécanique universelle » « Michelet, l’Histoire et la Mort » (1951) in OC, t. I, p.109 (cette étude a paru dans Esprit en Avril 1951). 191 SECTION I – LE FAIT HISTORIQUE MIS EN QUESTION §1 Système de valeur et sens déterminé Lucien Febvre, historien précurseur de la Nouvelle Histoire, a dénoncé le « faitalisme » de l’histoire historisante, reprochant à l’histoire positiviste d’établir des faits au lieu de les choisir : Un historien qui refuse de penser le fait humain, un historien qui professe la soumission pure et simple à ces faits, comme si les faits n’étaient point de sa fabrication, comme s’ils n’avaient point été choisis par lui, au préalable, dans tous les sens du mot choisi (et ils ne peuvent pas ne pas être choisis par lui), c’est un aide technique. Qui peut être excellent. Ce n’est pas un historien.436 L’auteur des Combats pour l’histoire a pu s’inspirer de la philosophie de l’histoire de La Seconde considération intempestive de Nietzsche, texte dans lequel le philosophe allemand propose non pas une révision radicale des méthodes historiques elles-mêmes (Nietzsche est attaché à la recherche méthodique de la connaissance, au progrès de la recherche lié au « sens historien ») mais une hiérarchie des tâches. Le travail de l’historien est subordonné aux orientations d’une « philologie de l’avenir » tournant l’histoire en moyen d’éducation plus qu’en moyen de connaissance. Aussi l’idée, ou la valeur est posée au départ du travail de l’historien : 436 « L’histoire historisante » surtitré « Sur une forme d’Histoire qui n’est pas la nôtre » Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, coll. Economie, société, civilisation, Armand Colin, 1965, p.117. Nietzsche est plus subtil : « Nul ne peut être à la fois un grand historien, un artiste et un esprit borné ; il ne faut pourtant pas mépriser les ouvriers qui charrient les matériaux de l’histoire, les entassent et les trient, parce qu’ils ne deviendront jamais de grands historiens ; il faut encore moins les confondre avec ces derniers, mais les regarder comme les aides et les compagnons nécessaires au service du maître d’œuvre. », Frédéric Nietzsche, Seconde considération inactuelle : Utilité et inconvénients de l’histoire in Œuvres, I, traduit par Pierre Rusch à partir des textes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, édition publiée sous la direction de Marc de Launay, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p.540. 192 L’histoire historisante demande peu. Très peu. Trop peu pour moi, et pour beaucoup d’autres que moi. C’est tout notre grief : mais il est solide. Le grief de ceux à qui les idées sont un besoin. Les idées, ces braves petites femmes, dont parle Nietzsche, qui ne se laissent pas posséder par les hommes au sang de grenouille.437 Febvre a ainsi plus insisté sur la fonction sociale de l’histoire que sur les exigences du métier d’historien énoncées par Marc Bloch : J’entends bien que Marc Bloch est parti de là : « Papa, expliquemoi donc à quoi sert l’histoire ? » - Et il l’a expliqué. Mais peutêtre en restant un peu trop dans les limites de la technique historique. En refusant de pénétrer dans ce no man’s land inexploré où l’historien juge qu’il n’a rien à faire - et le philosophe, ou le sociologue, que c’est à l’historien seul de s’y risquer.438 Pour défendre sa méthode historique contre celle des historiens positivistes qui avait entassé les faits sans songer que la fonction sociale de l’historien est de choisir et d’organiser les faits selon un sens déterminé, Lucien Febvre s’est appuyé sur Michelet439: C’est en fonction de ses besoins présents qu’elle récolte systématiquement, puis qu’elle classe et groupe les faits passés. C’est en fonction de la vie qu’elle interroge la mort.440 Mais en mettant « le sens déterminé » au départ du travail de l’historien, Lucien Febvre n’a pu que retomber dans les conceptions eschatologiques de l’historiographie française. En outre, si l’histoire totale de Lucien Febvre a critiqué le « continu linéaire », elle reste néanmoins réaliste au sens où la notion de référent n’est pas mise en cause. En l’articulant sur d’autres classes de référents, on a seulement 437 Combats pour l’histoire, op. cit. , p.118. Ibid., p.435. 439 Voir Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, Flammarion, 1992, passim. 440 « Vers une autre histoire », Combats pour l’Histoire, op. cit., p.437. 438 193 éloigné le référent politique - si polémique - de manière très provisoire comme l’a montré le retour de la contestation politique à la fin des années 1960. Barthes a pu comprendre que faire éclater le continu linéaire n’empêche pas l’histoire de signifier. Aussi, cherchant à « casser le discours historique », Barthes hésite entre réduire l’histoire à une série de notations instructurées, série qui ne doit pas, au reste, symboliser la « triste et chaotique histoire des hommes » (mot de Michelet que Barthes aimait à citer) ou la monumentaliser, en changeant l’échelle de lecture - refus de découper le temps historique en siècle, unité de lecture remplacée par le millénaire, niveau de perception insoupçonné par l’ « histoire historisante »441 - comme l’a fait Fernand Braudel en relativisant le temps historique au profit du « temps géographique ». Barthes préférant « l’histoire verticale », voyait ainsi chez Michelet « une euphorie du Tableau »442 qui serait le pendant d’une fatigue du récit. §2 Référent et accident Si Barthes a d’abord demandé que les sciences positives comprennent la fonction complémentaire des sciences « signifiantes » qui ne cherchent pas à les contester mais à les épauler : Pendant toute la « période scientiste » c’est le fait « objectif » qui a constitué la seule fin de toute recherche ; on n’espérait rien d’autre que de rencontrer le fait. A cette notion de fait s’ajoute aujourd’hui (sans forcément s’y opposer : il serait peut-être temps de distinguer les sciences factuelles des sciences sémiologiques [en marge] « ou du moins chaque science en 441 Barthes a pu prendre cette manière de désigner à Lucien Febvre ou directement à Henri Berr qui l’avait inventée. 442 « Il y a une aporie du Récit, il y a une euphorie du Tableau. » « Michelet, l’Histoire et la Mort » (1951) in OC, t. I, p.111. 194 plan factuel et un plan sémantique ») une notion nouvelle : celle de signification.443 Il a ensuite radicalisé son point de vue en niant le caractère scientifique des sciences positives444, puisque le positivisme est une idéologie comme les autres. La sociologie de la connaissance, à laquelle il accorde le dernier mot, dernier mot qu’il refuse à d’autres imaginaires scientifiques, au profit du « discours autre », le « autre chose » sur lequel Barthes était peu disert445, l’avait montré. Barthes a opposé les « sciences factuelles » (positivistes) aux sciences « sémiologiques », c’est-à-dire signifiantes, en laissant supposer par la façon de qualifier les secondes que les premières sont insignifiantes : elles cherchent moins à faire signifier le fait qu’à l’établir si bien qu’elles sont condamnées à l’insignifiance. Aussi Barthes appelle à les abandonner puisqu’au fond une science qui ne pose pas le problème de la valeur tend secrètement à sa propre disparition. Barthes n’a pas caché la source de son anti-positivisme : il 443 « Esquisse d’une mythologie » (1956), deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardenne, f.5. Même modération quand il écrit que « Cette nouvelle manière de prendre l’Histoire, dont le livre de Duby et Mandrou constitue un témoignage élargi, nous suggère, une révision discrète mais irréversible du « positivisme », la transformation non de ses méthodes, mais de son objet, qui est désormais moins le fait que le fait signifiant » « Une Histoire de la civilisation française ». Une mentalité historique » (1960), in OC, t. I, p.1062. 444 Dans l’expression « positivisme bourgeois », le qualificatif bourgeois est une épithète pour disqualifier astucieusement son adversaire sans discuter ses méthodes autrement qu’en invectivant, en faisant une économie de moyens intellectuels. 445 Cf. Françoise Gaillard : « Roland Barthes a senti qu’il convenait d’en appeler à des certitudes plus originaires que celles fournies par tous les savoirs, fussent-ils sémiotiques, plus fondamentales que celles tirées des leçons mensongères de l’Histoire. » Françoise Gaillard, « Barthes juge de Roland », Communications, n°36, 1982, p.80. Le « autre chose » se substitue au « socialisme » : « Il n’y a actuellement dans le monde aucun lieu institutionnel d’où le signifié soit banni (on ne peut aujourd’hui chercher à le dissoudre qu’en trichant avec les institutions, dans des lieux instables, fugitivement occupés, inhabitables, contradictoires au point d’en paraître parfois réactionnaires). Pour ma part, le paradigme sur lequel en toute rigueur (c’est-à-dire au delà d’une position politique préférentielle) j’essaye de me régler, n’est pas impérialisme/socialisme, mais impérialisme/autre chose » « Digressions » (1971) in OC, t. III, p.1003. 195 a repris à Nietzsche446 l’idée qu’il n’y a pas de fait en soi. Usant de cet argument d’autorité, il n’a pas jugé utile de pousser plus loin l’analyse en problématisant la notion de fait comme l’avait fait Paul Valéry en proposant de distinguer la convention d’existence (la chose dénommée a eu lieu ou n’a pas eu lieu) d’avec la convention d’importance (question de la hiérarchie des faits, le fait est-il notable ou insignifiant) : Il faut donc choisir, c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence [convention d’existence], mais encore de l’importance du fait [convention d’importance] ; et cette convention est capitale.447 Pour Barthes, le noté procède du notable, lequel est ce qui est digne d’être noté. Il n’y a pas de critère objectif pour décider ce qui est digne d’être noté. Le fait historique n’a qu’une existence verbale. Le discours historique n’est que la prosopopée d’un référent que l’historien « naturalise » en faisant parler les événements. Ce nominalisme radical de Barthes lui permet de contester le « réel » : il n’y a pas de fait, il n’y a que des discours ; le discours ne restitue, ne retrouve pas le réel mais l’institue : ainsi la politique n’est plus qu’un 446 Nietzsche écrit dans La Volonté de Puissance : « Il n'y a pas de fait en soi. Ce qui arrive est un groupe de phénomènes, choisis et groupés par un interprète. [...] Constatation : dans tout jugement de valeur, il s'agit d'une perspective définie, la conservation de l'individu, d'une collectivité, d'une race, d'un Etat, d'une Eglise, d'une foi, d'une civilisation. » Frédéric Nietzsche, Vie et vérité, textes choisis par Jean Granier, traduit par Geneviève Bianquis, Paris, PUF, 1971, p.80. 447 Paul Valéry « Discours de l’histoire », Œuvres, I, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p.1130 La raison de cette problématisation était exposée un peu avant le passage que nous citons plus haut : « Historiens ou partisans, hommes d’étude, hommes d’action, se font à demi consciemment, à demi inconsciemment, infiniment sensibles à certains faits ou à certains traits, - parfaitement insensibles à d’autres qui gênent ou ruinent leur thèse ; et ni le degré de culture de ces esprits, ni la solidité ou la plénitude de leur savoir, ni même leur loyauté, ni leur profondeur, ne semblent avoir la moindre influence sur ce qu’on peut nommer leur puissance de dissentiment historique. », Idem., p. 1129. 196 discours448 ; le monde, à l’instar de sa critique, n’est plus qu’un mythe449, un rêve que le discours souverain produit à partir d’un « pseudo-réel ». Si la vérité est impossible avec le langage, alors l’historien ne peut pas dire quelque chose de vrai sur ce qui est arrivé. Paul Valéry reconnaissait qu’il y a des points d’histoire qu’il appelle ironiquement des « accidents »450 qu’on ne peut contester. Barthes les ignore. Car si « l’erreur historique est un phénomène adulte »451, on peut non seulement choisir les faits, ses références historiques, au lieu 448 « Aussi faut-il comprendre, peut-être l’une des fonctions des grands systèmes langagiers de notre histoire : christianisme, dès lors qu’il fût triomphant, marxisme dès lors qu’il fût d’Etat, et Freudisme, dès lors qu’il passe au rang d’une vulgate, ont donné et donnent, tout simplement : le pouvoir de parler car posséder aucun langage (n’être possédé par aucun langage), c’est en terme vulgaire la condition même du « paumé », les paumés de l’esclavage, du prolétariat, de l’angoisse ont pu, peuvent enfin puiser dans une réserve de signes, jouir du pouvoir que confère la structure obligée des signes. Lors d’un récent voyage en Chine, j’ai été frappé de ce que la révolution donnât non seulement à manger, mais aussi à parler. ». La Leçon, premier brouillon, BRT2.A18.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.5. 449 Le nominalisme de Valéry, moins linguistique que politique, est déjà présent dans les Mythologies. Barthes mentionne Valéry dans la première esquisse d’une mythologie « Valéry : Mythe est le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause (M.L. p.256) » ; l’auteur des Mythologies ajoute « Justesse et limites de Valéry » « Esquisse d’une mythologie », premier manuscrit, BRT A12.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.1. 450 « Quoi de plus remarquable que de tels désaccords persistent, en dépit de la quantité et de la qualité du travail dépensé sur les mêmes vestiges du passé ; et que même ils s’accusent, et que les esprits s’endurcissent de plus en plus, et se séparent les uns des autres, par ce même travail qui devrait les conduire au même jugement ? On a beau faire croître l’effort ; varier les méthodes, élargir ou resserrer le champ de l’étude, examiner les choses de très haut, ou pénétrer la structure fine d’une époque, dépouiller les archives des particuliers, les papiers de famille, les actes privés, les journaux du temps, les arrêtés municipaux ; ces divers développements ne convergent pas, ne trouvent point une idée unique pour limite. Ils ont chacun pour terme la nature et le caractère de leurs auteurs, et il n’en résulte jamais qu’une évidence, qui est l’impossibilité de séparer l’observateur de la chose observée, et l’historien de l’histoire. Il est cependant des points dont tout le monde convient. Il est dans chaque livre d’histoire certaines propositions sur quoi les acteurs, les témoins, les historiens, et les partis s’accordent. Ce sont des coups heureux, de véritables accidents ; et c’est l’ensemble de ces accidents, de ces exceptions remarquables, qui constitue la partie incontestable de la connaissance du passé. Ces accidents d’accord, ces coïncidences de consentements définissent les « faits historiques », mais ils ne les définissent pas entièrement. » « Discours de l’histoire » in Œuvres, I, op. cit., p.1130. 451 « Versailles et ses comptes » (1954) in OC, t. I, p.483. 197 de les établir, mais aussi les déformer ou les omettre en fonction de l’effet que l’historien veut produire : En somme, s’agissant d’un texte, il nous faut user de la référence historique avec cynisme : la rejeter si elle réduit et amoindrit notre lecture, l’accepter au contraire si elle l’étend et la fait plus délectable.452 Dans « L’effet de réel », il cite subrepticement la phrase-programme de l’historien prussien Von Ranke (« l’historien doit chercher ce qui s’est réellement passé »453) pour contester ce postulat qui judiciarise l’histoire. Barthes ne croit pas plus aux faits qu’aux témoignages : L’Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde - et pour la regarder, il faut en être exclu. Comme âme vivante, je suis le contraire même de l’Histoire, ce qui la dément, la détruit au profit de ma seule histoire (impossible pour moi de croire aux « témoins » ; impossible du moins d’en être un ; Michelet n’a pour ainsi dire rien pu écrire sur son propre temps).454 L’historien n’a pas à juger mais à chanter. Si pour Lucien Febvre l’histoire est encore la science de l’avenir, celle du changement humain455, pour Barthes elle n’est plus que celle de la mémoire : le rôle de l’histoire n’est pas de prévoir l’avenir à partir de l’analyse du passé mais de rappeler le sens de chaque vie particulière : Les devoirs de l’historien ne s’établissent pas en fonction du concept général de vérité historique, mais seulement face à chaque mort de l’histoire ; sa fonction n’est pas d’ordre intellectuel, elle est à la fois d’ordre social et sacré.456 452 « Aujourd’hui, Michelet » (1973) in OC, t. IV, p.326. « L’effet de réel » (1968) in OC, t. III, p.50. 454 La Chambre claire (1980) in OC, t. V, p.842. 455 « Ainsi Stendhal a le sens de l’Histoire dans toute la mesure où il a le sens du changement. Car l’Histoire, science de l’homme, est la science du changement humain. », Michelet et la renaissance, op. cit., p.273. 456 Michelet (1954) in OC, t. I, p.350. 453 198 Enfin, il n’est pas étonnant que le refus du fait ait entraîné celui de la chronologie. Aussi Barthes avance que l’auteur de l’Histoire du consulat qu’il ne trouve pas claire s’est éloigné de la chronologie : Michelet a fondé l’ethnologie de la France en s’éloignant de la chronologie pour regarder la société française comme des ethnologues regardent les sociétés autres.457 Et ce, bien que Lucien Febvre dans son cours au Collège de France ait rappelé que les dates, la chronologie étaient au départ du travail de l’historien romantique : Non seulement Michelet n’a jamais caché son mépris de l’àpeu-près, de la fiction historique, du roman historique, mais par toute son œuvre, il a attesté son souci de précisions historiques. Et d’abord des précisions chronologiques. Par quoi a-t-il débuté ce poète, cet homme d’imagination ? Par des chronologies. Quand il s’est décidé à donner sa vie à l’Histoire, il a commencé par publier, en 1825, un tableau chronologique de l’histoire moderne. De ces tableaux dont Michelet écrit (en tête de son Précis d’histoire moderne de 1827) qu’ils sont « des espèces de dépôts où l’on peut chercher une date, rapprocher et comparer les faits ». […] Ce goût du fait est déjà attesté dans le discours sur Vico : « Déjà nous voulons que les faits soient vrais dans leurs moindres détails ; le même amour de la vérité doit nous conduire à en chercher les rapports, à observer les lois qu’ils régissent, à examiner enfin si l’histoire ne peut pas être ramenée à une forme scientifique. » A plus forte raison est-il attesté dans sa grande Histoire de France, de façon curieuse, par la table des matières elle-même. C’est en partie, telle que Michelet la conçoit et la rédige, une table chronologique. La date dans la marge appelle les chapitres.458 Barthes pouvait-il l’ignorer ? 457 458 « Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.757. Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, op. cit., p.125-126. 199 SECTION II – MICHELET SANS LE SOCIALISME §1 Histoire statique et histoire linéaire C’est Joseph Baruzi, frère de Jean Baruzi459qui a donné à Barthes le désir de s’intéresser à Michelet : il a pu le lire lors de ses séjours à Saint Hilaire du Touvet, à 1a clinique de Leysin et à Neufmoutiers où il a terminé l’Histoire du XIXe siècle, en même temps que celle de La Sainte Famille « texte qu’il a trouvé « lourd et ennuyeux » »460. A son retour à Paris en 1947, il contacte René Pintard, professeur à la Sorbonne, qui accepte de diriger la thèse qu’il veut faire sur Michelet. Mais cherchant à concilier la méthode structurale et la méthode histoire comme l’avait fait Marc Bloch vingt ans plus tôt, il s’achoppe à des difficultés insolubles : Dans les discussions avec ses amis, il explique que ses problèmes tiennent aux rapports entre la méthode historique et la méthode structurelle, qu’il n’est pas question pour lui de concevoir la critique structurelle, celle qu’il estime avoir déjà réalisée dans ses fiches, comme autre chose qu’une introduction nécessaire mais non suffisante à la critique historique. Mais voilà : comment réaliser cette jonction, cette complémentarité ? 461 Il se décide à rassembler ses notes pour en faire un article intitulé « Michelet et la mort » qu’Albert Béguin fait paraître dans Esprit en avril 1951. Barthes a rappelé que Michelet a conçu l’histoire comme une « résurrection intégrale du passé » mais il a refusé de considérer qu’elle était aussi pour le Père de l’Histoire le « puissant travail de soi 459 Barthes présente ainsi son initiateur : « Joseph Baruzi avait une extraordinaire culture « marginale » : il savait faire surgir l’énigmatique du démodé. C’est lui qui m’a fait lire Michelet, dont j’ai admiré immédiatement certaines pages (notamment, je me le rappelle, sur l’œuf), sans doute en raison de leur force baroque. » « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1029. 460 Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.99. 461 Idem., p.125. 200 sur soi »462 de l’humanité. En affirmant que Michelet a jugé que la fatalité (la Grâce, la tyrannie, le caprice, en un mot l’aristocratie) était l’envers nécessaire de la liberté (La justice, le peuple), Barthes immobilise l’histoire dans un combat statique. Il préserve la fatalité en estimant que la liberté ne peut se passer de son contraire, de son aiguillon. Si la justice et la grâce règnent tour à tour sans se dialectiser, l’histoire du monde n’est plus que le combat manichéen et statique entre deux tendances, entre la justice et la grâce, entre le fatum (ennuyeux) et l’élégance, entre le champ du besoin et le champ du désir : Parmi ces troubles de la croissance historique, il y a au premier rang la Grâce : la Grâce, toujours couplée avec la Justice, c’est l’arbitraire - divin ou humain -, c’est le caprice, théocratique ou tyrannique, opposé à la régularité de la Loi naturelle (loi républicaine). Ce couple, mi-moral, mi-vitaliste, entraîne une véritable dichotomie de l’Histoire : tout dans l’Histoire est Grâce ou Justice, Fatalité ou Liberté, Christianisme ou Révolution. L’Histoire n’est que combat de l’une et l’autre, succession tragiques d’arrêts et d’élans : la Syrie, Alexandre, les Juifs, le culte de Marie, les Jésuites, la monarchie, Spinoza, Hegel, Molinos, Hobbes : la Grâce. La Perse, la Grèce, les Vaudois, la Sorcière, les protestants, Leibniz, Hoche, le XVIIIe siècle : la Justice.463 La Révolution n’est plus qu’une victoire provisoire et sursitaire de la liberté sur la fatalité. En réalité Michelet pensait que 1789 avait mis fin au règne de la grâce en faisant place au règne définitif de la justice. Il a fait, dans un moment d’abattement après la défaite de la France contre la Prusse, une phrase sur la « fatalité » vers laquelle le monde semblait aspiré mais il n’a pas fait de théorie sur l’alternance nécessaire des règnes de la grâce et de la justice. 462 463 Voir Préface de 1869. Fragment La Grâce et la Justice, Idem., p.329. 201 §2 La conversion de Michelet, historien apostat, précurseur de la post-histoire Pourquoi Michelet sous la plume de Barthes devient-il un grand historien incompris par les historiens, un grand écrivain qui a cessé de comprendre l’histoire à partir du seuil tragique des journées de juin 1848 ? Lucien Febvre disait que 1870 avait tué Michelet : L’amour de la France, ce fut pendant toute sa vie, la grande religion de Michelet. Il n’est pas trop fort de dire qu’il mourut des coups qui la frappèrent en 1870. Mais cette religion, il entendait la servir honnêtement, dans la vérité et jamais par le mensonge.464 Barthes, plus radical, fait mourir l’intérêt de Michelet pour l’histoire en juin 1848465, au moment de la coupure qui a inauguré cette nouvelle ère de l’écriture qui la rend impossible. Une connaissance même superficielle de la vie ou de l’œuvre de Michelet (et Barthes n’était pas sans connaissance à ce sujet) dément sans doute le mythe de « rupture d’œuvre »466 que Barthes a inventé en s’identifiant peut464 Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, op. cit., p.127. Barthes tient à cette idée. J’en cite quelques occurrences : - « Michelet eut sa Vita Nova (le mot est de lui), à 51 ans, pour avoir rencontré une frêle jeune fille de 20 ans, Athénaïs (qui devint hélas, à sa mort, une veuve abusive, falsifiant ses manuscrits) ; il changea alors complètement d’œuvre et écrivit ses livres sur la Nature (et non plus sur l’Histoire) : L’Oiseau, La Mer, La Montagne, souvent beaux et étranges. » La Préparation du roman, texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.283. - « A cinquante et un an, Michelet commençait sa vita nuova : nouvelle œuvre, nouvel amour. » La Leçon (1978 [1977]) in OC, t. V, p.446. - « Je n’ai plus le temps d’essayer plusieurs vies : il faut que je choisisse ma dernière vie, ma vie nouvelle, « Vita Nova », disait Michelet en épousant à cinquante et un ans une jeune fille qui en avait vingt, et en s’apprêtant à écrire des livres nouveaux d’histoire naturelle » « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (1978) in OC, t. V, p.467. 466 La rupture d’œuvre n’est peut-être qu’une appellation nouvelle pour qualifier 465 202 être à l’historien dont il expliquait le socialisme par l’influence de Quinet et celle de la jeunesse des écoles qui assistait aux cours qu’il donnait au Collège de France avant sa révocation. Michelet a écrit l’Histoire de la Révolution après 1848. Malgré l’épreuve morale de 1870, il a trouvé la force intellectuelle d’écrire une brochure (La France devant l’Europe). Alors pourquoi ce portrait d’un Michelet démissionnaire ? Si l’interprétation de Barthes n’est pas une erreur, une impuissance à restituer la vérité de Michelet, on peut se demander quel est le mobile de cette déformation intentionnelle467, excipée par les coups de chapeaux donnés au grand historien présenté comme un homme brisé par l’histoire « tragique » du dix-neuvième siècle ? Car cette image d’un Michelet affaibli par l’adversité, se rejetant sur l’essai par dégoût pour l’histoire, rend peu compte de la vérité historique. Michelet est mort en travaillant, la plume à la main, sans désemparer.468Alors ? Qu’est-ce que Barthes a cherché à faire en écrivant le Michelet ? : Lui qui avait si grande peur des fausses morts, Michelet sommeille, enseveli, infatué sous sa légende radicale-socialiste. Pourtant lorsqu’on lit dans son extension cette œuvre immense qui couvre tous les siècles, tous les espaces et tous les hommes de notre histoire, constituant une sorte d’encyclopédie fabuleuse ces « crises » d’écrivains dont parlent les manuels. Barthes a ironisé sur le caractère systématique de l’explication par la crise (morale, existentielle, politique, esthétique, etc.) des mutations d’œuvre. 467 Barthes a reconnu le caractère arbitraire de ses interprétations : « S’il parle de Michelet, il fait sur Michelet ce qu’il prétend que Michelet a fait sur la matière historique : il opère par glissement total (Mi, 313, I) » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.637. Mais il ne dit rien sur la fonction de cette interprétation mystificatrice. 468 Paul Viallaneix écrit : « La guerre de 1870 fut pour lui une sérieuse épreuve morale : elle ruinait la confiance admirative qu’il avait accordée dès sa jeunesse, à l’Allemagne de Luther, de Herder, de Creuzer et de Grimm. Il servit la patrie vaincue à sa manière, d’une part en protestant solennellement de sa bonne foi, dans La France devant l’Europe (janvier 1871), d’autre part en donnant une suite à l’Histoire de la Révolution : l’Histoire du XIXe siècle. Mais ses forces le trahirent. Il quitta Hyères, un monde dont l’évolution accélérée le déroutait et qui, selon lui, « regardait » désormais « vers la fatalité ». Sur sa table, il laissait le tome III de l’Histoire du XIXe siècle, entièrement rédigé. Il venait de mourir comme il avait vécu, en travaillant. » Encyclopédie Universalis, Article Michelet. 203 des objets historiques, depuis l’invention de l’infanterie jusqu’à l’alimentation du bébé anglais, une chose frappe et provoque l’interrogation : la beauté, la puissance des mythes, opposée à la faiblesse, à la médiocrité des idées. Ces idées, quelles sontelles ? Toutes celles, ni plus ni moins, qui formaient le credo petit-bourgeois du XIXe siècle. L’idéologie politique de Michelet, cette part infime de lui-même dont se souvient seulement la postérité, tient dans le mot d’ordre guizotiste : l’ordre, la paix, la liberté. D’où dérivent les marottes et les antipathies de n’importe quel libéral formé vers 1830, et que ni 1848, ni 50, ni 70 ne débarrasseront de ses préjugés […] Visiblement, ce stock d’idées [libérales et/ou socialistes] n’épuise pas l’œuvre, et la critique historique est insuffisante : il y a autre chose dans Michelet qu’un Guizot petit-bourgeois et attendri.469 Ce passage inédit peut éclairer la démarche de Barthes. Il peut s’agir de se réapproprier un auteur « enfermé » dans une idéologie (radicalesocialiste) dont Barthes n’est pas un copartageant (à tout le moins et ce malgré ou à cause de la lecture du quotidien L’Œuvre). Il est étrange de rapprocher Michelet de Guizot. Il est difficile de faire passer, même en dialectisant, l’inrenvoyable de la Monarchie de Juillet qui a provoqué par ses entêtements la révolution de 1848 pour une figure progressiste (socialiste ou libérale puisque Barthes ne fait pas la différence, différence il est vrai, problématique à l’époque de Michelet). Il est encore plus étrange de vouloir faire croire que le socialisme exalté et frénétique de Michelet (pensée-corps s’il en fût) n’est qu’ « une part infime de lui-même ». Notons que Barthes dans le même esprit, commentant Tolstoï, n’a jamais insisté sur les options politiques de l’auteur de « Résurrection » ? Est-ce parce que le socialisme effréné de Tolstoï n’était qu’un stéréotype ? Remarquons que Barthes reproche à Michelet de rester fidèle à son socialisme - bon enfant ? - ou plutôt à ses « marottes » de vieux libéral de 1830 malgré 1848 [les journées sanglantes de Juin], 1850, et 1870, épisodes « tragiques », qui rappellent aux rêveurs la « dure altérité des 469 Passage dactylographié inséré dans le manuscrit du Michelet, BRT2. A.11.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, non paginé. 204 classes ». Mais quelle conclusion Michelet devait-il tirer ? Se faire marxiste ? Ou bien prononcer comme Flaubert (le « peuple est mineur, quoi qu’on dise » ?) et s’enfermer dans un esthétisme ? Enfin, si l’idéologie politique de Michelet est aussi insignifiante, pourquoi Barthes a-t-il envisagé de faire une thèse sur les idées politiques du Père de l’Histoire ? : L’intérêt de Barthes pour Michelet remonte aux années quarante et à ses lectures de sanatorium ; plusieurs années après la guerre, Barthes envisagera encore de se consacrer à une thèse sur les idées politiques de Michelet.470 Pourquoi vouloir nietzschéiser Michelet ? : Tout son discours est ouvertement issu d’un choix, d’une évaluation du monde, des substances, des corps ; pas de fait qui ne soit précédé de sa propre valeur : le sens et le fait sont donnés en même temps, proposition inouïe aux yeux de la Science. Un philosophe l’a assumée : Nietzsche.471 A qui Barthes s’adressait-il ? Quel public cherchait-il à prêcher ? Le public qui se reconnaissait dans Claudel, qui lisait peu Michelet, auteur anti-clérical qui rappelait l’intellectualité surannée de la troisième République ? Les lecteurs à sensibilité « progressiste » qu’il voulait démoraliser en montrant que l’histoire n’est qu’un rêve comme Michelet l’a compris à la fin de sa vie en revenant de son erreur, de son messianisme révolutionnaire, ne s’occupant plus que de savoir concret, de savoir irénique ?472 Est-ce que Barthes n’a pas prêté à 470 Philippe Roger le rappelle in Roland Barthes, roman, Paris, Edition Grasset, coll. Figures, 1986, p.64. 471 « Modernité de Michelet » (1974) in OC, t. IV, p.528. 472 « La tâche de l’historien serait donc impossible s’il ne se confiait à la seule puissance capable de comprendre la vie et la mort dans un même mouvement, c’est-à-dire au Rêve : l’Histoire est un Rêve, parce qu’elle conjugue sans étonnement et sans explication la mort et la vie. » « Michelet, l’Histoire et la Mort » (1951) in OC, t. I, p.121. Béguin rappelle dans sa chronique « Pré-critique » que dans « Michelet, l’Histoire et la mort » suivi d’une « post-histoire » dont Michelet qui y vivait n’aurait su qu’y faire : 205 d’autres écrivains sa propre fatigue, s’appuyant sur l’exemple de Rousseau, précurseur de l’intellectuel démissionnaire, qui a rêvé de finir sa vie en bricolant plutôt qu’en écrivant ?473 Le bricolage, activité sans responsabilité, s’oppose à la responsabilité idéologique de l’écriture. On peut noter en tous cas qu’il n’a trouvé personne à la parution du Michelet pour comprendre ce livre, excepté Lucien Febvre, encore que ce dernier n’ait pas retenu le texte de la critique élogieuse du Michelet dans sa compilation Combats pour l’Histoire et Albert Béguin qui a souligné fort justement le sens antieschatologique du Michelet. L’universitaire suisse, consacrant l’essentiel de son article à défendre Barthes de l’accusation de « profanation »474, le félicite dans les derniers paragraphes, d’avoir donné à découvrir le « vrai sens » de l’Histoire de France en montrant ses « vraies perspective internes » sans enfermer Michelet dans les doctrines de son époque, c’est-à-dire sans tenir compte du socialisme de Michelet que Barthes réduit à une idéologie petitebourgeoise contenant des « germes réactionnaires » : « [Barthes] dans cette brève étude, antérieure au dénombrement des thèmes et des images, il était surtout question de l’histoire telle que Michelet pût la concevoir : essentiellement comme une matière à dévorer et tout ensemble dévorante ; en outre comme un mouvement continu des origines à la Révolution, mais arrêté vers la fin du XVIIIe siècle par l’accomplissement même de la Révolution, et rapprochait cet embarras de celui que purent éprouver les chrétiens lorsqu’ils s’aperçurent que, contre leur attente, la fin du monde tardait à se produire après la Rédemption. Il eût pu songer aussi à l’incertitude de l’eschatologie marxiste, de plus en plus inapte à dire quoi que soit du temps suivant l’avènement révolutionnaire, de l’histoire audelà de la résolution des conflits historiques. », Albert Béguin, « Pré-critique », Esprit, n°215, 1954-6, (pp.1013-1018), p.1018. 473 cf. La Préparation du roman, op. cit., p.286. 474 « L’originalité de Barthes n’apparaît qu’à une lecture attentive, et semble avoir échappé à ceux que son livre a scandalisés comme une profanation comme un acte d’indiscrète curiosité. », Art. cit., p.1013. Barthes, sur Michelet, aimait à provoquer : « Chez BHL, Roland croise aussi François Mitterrand qu’il retrouvera le jour de son accident. Ce soir-là, c’est le maître qui se fait provocateur. Celui qui n’est alors que le premier secrétaire du PS se lance dans un vibrant éloge de Michelet. Mais d’un Michelet académique, chantre du peuple de France. Roland prend un malin plaisir à décrire le dernier Michelet, plus complexe : une « sorcière », qui allait « examiner dans les chiottes les excréments de sa femme ». Mitterrand est choqué que son idole soit ainsi déboulonnée. » Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland Barthes, Stock, 2006, p.163. 206 On sort de sa lecture [du Michelet] avec le plus vif désir de relire l’Histoire de France et la certitude d’y trouver désormais une animation plus intense, d’en découvrir le vrai sens. C’est au moment où il semble négliger l’œuvre que Barthes en suggère mieux les vraies perspectives internes. [...] nous l’ [Michelet] avions identifié à son système d’idées, à son explication des enchaînements historiques, aux croyances qui dictaient ses enthousiasmes ou ses sévérités. Le voici tout rajeuni, depuis que Barthes a fixé notre attention sur ce qui, chez lui, n’est pas lié aux doctrines de son époque, mais à cette unicité de sa personne, qui définissent des hantises, des préférences.475 La défense de Béguin est acceptable si on estime que la recherche des intentions de l’auteur est une opération secondaire : Voir les images devenir des mots, voir se concrétiser leurs associations et se cristalliser leurs groupements, est dès lors d’un intérêt autrement palpitant que de déceler les intentions de l’écrivain ou les liens entre sa parole et tel incident de sa vie.476 Mais, en préférant lire dans Michelet sa vérité plutôt que songer à retrouver celle de l’historien, Barthes a transformé le « Père de l’Histoire » en post-historien 477 : Le sursaut de Michelet dans son siècle, siècle qu’il jugeait en quelque sorte « éteint », c’est d’avoir obstinément brandi la Valeur comme une sorte de flamme apocalyptique, car l’idée la plus moderne - idée qu’il partage précisément avec Nietzsche et Bataille - c’est que nous sommes dans la fin de l’Histoire, et, cela, quelle avant-garde oserait encore le reprendre à son compte ? C’est brûlant, c’est dangereux.478 475 Art. cit., p.1018. Albert Béguin, « Note sur la critique littéraire », Esprit, n°224, 1955-3, p.450. 477 « Ce qu’il faudrait appeler d’un mot de Cournot : la post-Histoire » « Michelet, l’Histoire et la mort » (1951) in OC, t. I, p.113. 478 « Modernité de Michelet » in OC, t. IV, p.529. Barthes écrit plus haut : « L’Histoire – dont fait partie la Modernité – peut être injuste, dirais-je parfois imbécile ? C’est Michelet lui-même qui nous l’a appris. », Idem., p.527. 476 207 Et en effet on sait depuis l’article de Francis Fukuyama que le discours de la fin de l’histoire479 n’est pas d’avant-garde au « sens courant du mot ». SECTION III –L’HISTOIRE CONTRE L’HISTOIRE §1 Les deux règnes en présence Barthes n’a pas toujours su cacher l’agacement voire l’irritation qu’il éprouvait quand on insinuait que le structuralisme avait escamoté l’histoire au point de se méfier du mot « histoire »480 : [Un journaliste] : Comment une société d’un certain type est-elle arrivée à vouloir poser des problèmes antihistoriques, hors de l’histoire sortant une fois pour toutes de l’histoire ? [Barthes] : Mais non, nous ne sommes pas hors de l’histoire. Il faut préciser. Ce qui est en mouvement depuis cinq ans - et c’était absolument nécessaire, c’était vraiment une œuvre de salubrité parce qu’on étouffait, moi en tout cas je suis d’une génération qui étouffait là-dedans -, ce qui est en mouvement, c’est une tentative pour théoriser un pluralisme historique ; on avait jusque-là une histoire purement linéaire, purement déterministe, une histoire moniste en quelque sorte et le structuralisme a aidé à cette prise de conscience du pluralisme historique.481 Cependant il y a eu une période où Barthes évitait, pas toujours, d’employer le mot « histoire », préférant parler de « diachronie » novlangue du jargon pseudo-linguistique de la modernisation intellectuelle.482 Est-ce seulement par goût pour les mots « savants » ? 479 Il est étonnant que Barthes ne fasse pas directement référence à Alexandre Kojève, préférant citer un fidèle – Georges Bataille - des conférences à l’Ecole pratique des hautes études. Il était peut-être difficile de marier le « seul vrai Stalinien » avec Nietzsche, l’inspirateur du fascisme théorique (cf. Leo Strauss). 480 Le mot « histoire » est remplacé par « Civilisation » en 1947 lors de la création de la sixième section de l’Ecole pratique des hautes études. Il a retrouvé sa place depuis dans l’intitulé de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. 481 « Sur la théorie » (1970) in OC, t. III, p.695. 482 Cf. Thomas Pavel, Le Mirage linguistique: essai sur la modernisation intellectuelle, Ed. de Minuit, Paris, 1988. 208 Pourquoi la sixième section de l’Ecole pratique des Hautes Etudes at-elle préféré résumer ses activités par l’intitulé « Anthropologie, Sociologie, Sémiologie » plutôt que par « Anthropologie, Sociologie, Histoire » que l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (sa continuatrice) affiche aujourd’hui.483 Barthes était-il étranger à ces choix lexicographiques ? : L’histoire pour progresser avait besoin des autres sciences humaines. [...] Les Mythologies, c’était un exemple à la fois de cette orientation interdisciplinaire et de la fécondité de cette sémiologie, « infrastructure des sciences humaines » (Julia Kristeva) dont on verra bien l’importance quand aura fondu le triste pouvoir des médiocres et des obscurantistes qui tentent aujourd’hui d’occulter un des pans les plus féconds de la recherche française. Dans les deux articles de Communications (à quoi ajouter « Le discours de l’histoire » paru en 1968 dans le Social Science Information) je voyais définir, d’une part, une méthode d’analyse applicable à tout un ensemble de documents pour les diverses sciences sociales et, d’autre part, une reprise de la grande tradition rhétorique et logique de l’Antiquité et du Moyen Age. [...] Pour notre Ecole la pensée et l’œuvre de Roland Barthes, tout en se situant à part des grands courants historiques, économistes, sociologiques, anthropologiques qui avaient animé son développement et son influence, étaient une de celles qui l’exprimaient et l’inspiraient les plus spécifiquement.484 Pourquoi ce tabou lexicographique ? Le terme histoire avait-il des valeurs, des connotations qu’il n’était plus possible d’assumer ? : On objecte parfois que cette actualité des problèmes du sens est, au fond, un pur phénomène de mode ; on a même été jusqu’à 483 Cf. note de Claude Coste : « Le CETSAS, ou « Centre d’études transdisciplinaire (sociologie, anthropologie, sémiologie) », était rattaché à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et au CNRS. Fondé en 1973, il a été codirigé par George Friedmann, Edgar Morin et Roland Barthes. La revue Communications (Seuil) est rattachée au CETSAS (devenu aujourd’hui le CETSAH, l’ « histoire » ayant remplacé la « sémiologie », Barthes (Roland), Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la dir. d’Eric Marty, avant-propos d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, p.551. 484 Jacques Le Goff, « Barthes Administrateur Roland Barthes », Communications, n°36, 1982, p.44. 209 dire que cette actualité était en rapport avec le gaullisme dans la mesure où, à première vue, cela apparaît comme un ensemble de méthodes qui semblent se désintéresser de l’histoire, du concret, du social avec une apparence formelle et formalisante. Dans leur succès, on a vu une sorte de signe de dépolitisation de la recherche intellectuelle ; cette proposition est extrêmement grossière : à mon avis, l’actualité des problèmes de sens est beaucoup plus qu’une actualité. C’est une vague de fond de la civilisation de la seconde moitié du XX e siècle.485 Barthes, en tous cas a travaillé « à un remaniement quelque peu tyrannique » dans le champ de la recherche intellectuelle en appelant les chercheurs à choisir entre deux règnes antipathiques : ou bien l’histoire, ou bien l’anthropologie à laquelle Barthes accrochait sa sémiologie : La prééminence absolue de l’ethnologie - et derrière elle, de la linguistique - dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss n’est pas un simple accident de départ ; elle nous engage à accepter la possibilité d’une remaniement quelque peu tyrannique de nos sciences humaines : il ne suffira plus de croire de loin à une collaboration pacifique de nos recherches ; il nous faudra de plus en plus prendre parti sur les « règnes » qui sont appelés, 485 « Une problématique du sens » (1970) in OC, t. III, p.509. Barthes n’était pas insensible à cette accusation au point qu’il ait envisagé d’évoquer le sujet lors de sa Leçon inaugurale : « On a pu dire sans rire qu’elle [la sémiologie] était un produit du Gaullisme, et que les sémiologues devaient être rangés (je cite ) « dans le parti de l’abstraction : celui des technocrates, des fanatiques de la communication, des planificateurs, des idéologues de la croissance etc. » [Barthes a inscrit en marge « Lefebvre »]. Or c’est tout le contraire » La Leçon, premier brouillon, BRT2.A18.01.01, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.17. Claude Coste a signalé l’existence d’une autre note dans une marge du texte du cours sur le discours amoureux, faisant allusion à ce soupçon que Barthes ne dément - pas encore - véhémentement puisque le pouvoir aurait aussi ses marges, « L’Amour-Passion occuperait ainsi une position sociale complexe : popularité (incontestable) + fraction contestataire de la bourgeoisie – idéologie de minorité ? C’est en gros la thèse d’Engels. [en note : Marg. : ≠ Idéologie dominante (sans être idéologie révolutionnaire). Cf. structuralisme (accusation de marxistes notoires, Lefebvre »]. […] La Marginalité : concept topique, car il ne pourrait s’évaluer en termes politiques directs. Il peut y avoir de la marginalité à l’intérieur même du pouvoir (cortezia) et donc des alliances, ou du moins des affinités transitoires, entre marginalités à travers le spectre social (popularité de l’amour et bourgeoisie). », Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.279. Notons que Barthes parle de « marxistes notoires » au pluriel bien qu’il ne donne que le nom de Lefebvre. 210 semble-t-il, à rester en présence : celui de l’anthropologie et celui de l’histoire.486 Barthes, se mettant dans le sillage de Lévi-Strauss, n’a pas hésité à le présenter comme un rationaliste anti-rationaliste : L’œuvre de Cl. Lévi-Strauss apparaît douée d’une vertu cathartique : à partir d’une recherche très concrète, elle nous oblige à mettre en question jusqu’au bout le langage même de notre science, c’est-à-dire de notre raison. [...] l’œuvre de Claude Lévi-Strauss met en cause la raison scientifique ellemême.487 Comme Barthes, Lévi-Strauss conjugue les élégances de l’art avec les rigueurs de la science mais le parallèle s’arrête là. Barthes a sacrifié à la science par nécessité de manière tactique et provisoire pour critiquer la science sur son propre terrain. C’était là la fonction du discours sursitaire qu’il appelle « théorie ». §2 Un tableau synoptique des influences mystifiant ? Barthes a répandu le mythe d’un troisième Barthes inspiré par Nietzsche, qui tendait, en vieillissant, vers un aristocratisme teinté de gauchisme. Philippe Roger a noté que Nietzsche était déjà très présent dans le Barthes de 1967. Il pense qu’il faut diminuer par « les deux bouts » la période marxiste que Barthes a marqué dans son tableau synoptique des influences : Marxiste, Barthes l’aurait été dès la fin de la guerre, si l’on en croit l’entretien de Tel Quel. Jusqu’à quand ? Roland Barthes par Roland Barthes fait durer l’ère idéologique « Marx, Brecht, Sartre » jusqu’au tournant saussurien des Eléments de sémiologie (1965). Soit vingt ans de marxisme. Cette relecture 486 487 « Les sciences humaines et Lévi-Strauss » (1964) in OC, t. II, p.571. Idem. 211 inflationniste, il faut bien, textes en main, la réviser à la baisse et par les deux bouts. En aval, le désengagement de Barthes visà-vis du marxisme est patent beaucoup plus tôt, explicite dès 1959 ; s’il y a du marxisme chez le Barthes des années 60 et 70 (et où alors n’y en a-t-il pas ?), ce n’est pas le marxisme qui régit sa démarche. En amont, même surévaluation rétrospective. Les articles publiés dans Combat de 1947 à 1950 (par la suite repris dans Le degré zéro de l’écriture) sont certes faufilés d’allusions à la « division des classes ». Mais cette formulation (d’ailleurs subtilement distincte des expressions plus correctes de « sociétés de classes » ou « de luttes de classes ») est sans cesse recodée dans un tout autre registre où le désir poignant d’un « monde réconcilié » renvoie non à l’eschatologie communiste, mais à la méditation blanchotienne sur la communauté impossible. Ajoutons que la version livresque de 1953, loin de préciser le cadre marxiste supposé de la réflexion, s’attache au contraire à en estomper encore le tracé pourtant fort vague, tandis qu’apparaissent des chapitres, absents de la série de Combat, qui prennent violemment à partie les écritures politiques en général et les romanciers communistes français (Stil et Garaudy) en particulier.488 Dans Le Degré zéro de l’écriture, Barthes substitue déjà la division des classes à la luttes de classes, et ne peut cacher l’hostilité qu’il éprouve pour les écrivains communistes, pour le réalisme (qu’il confondait avec le naturalisme)489, pour l’écriture marxiste et pour les écritures intellectuelles en général bien que Barthes les ait pratiquées, en les mêlant dans ce qu’il appelle « une collusion de langages ».490 Démentant son propre découpage, Barthes a confié qu’au moment de l’écriture des Essais critiques (1954-1963), Nietzsche était bien présent dans son esprit : (J’avais la tête pleine de Nietzsche, que je venais de lire ; mais ce que je désirais, ce que je voulais capter, c’était un chant d’idées-phrases : l’influence était purement prosodique.)491 488 Philippe Roger, « Barthes dans les années Marx », Communications, n°63, 1996, p.42-43. 489 Voir supra chap. La tâche de l’écrivain progressiste 490 Barthes parle de « collusion de langages » pour parler des différents langages qu’il a employés... « Avant Propos (1971) des Essais critiques » in OC, t. II, p.272. 491 « Qu’est-ce qu’une influence ? » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in 212 En réalité Barthes a eu « la tête pleine de Nietzsche » beaucoup plus tôt : il a confié à son ami Philipe Reyberol que la lecture de Nietzsche l’avait rendu païen.492 Dans le tableau synoptique des influences du Roland Barthes par Roland Barthes, On note l’absence de Kierkegaard, celles d’Albert Béguin493, de Lucien Febvre, de Dumézil, de Benveniste, de Baruzi que Barthes a oubliés tandis qu’il a rendu hommage à ses disciples (Sollers, Kristeva) et à ses égaux (Derrida, Lacan). Sollers, auquel Barthes a attribué le mérite de travailler à une « Histoire monumentale »494, tient la première place tandis que Lacan mis perfidement sur la même ligne que Derrida avec lequel il était en rivalité est le dernier de la classe « Textualité ». En revanche, le nom de Nietzsche, placé face à la dénomination « moralité » qui subsume la dernière phase d’évolution est seul. Pas de palmarès. Pas d’arrogance. Gide a inspiré le désir d’écrire tandis que Nietzsche « ensemenceur d’écriture » a fixé un « pourquoi écrire » qui supprime le point d’interrogation de la « vieille question inutile »495 en faisant place à l’affirmation de l’écriture qui s’oppose OC, t. IV, p.683. 492 Selon Calvet, Barthes, au début des années 30, aurait confié à Rebeyrol qu’il était « devenu païen depuis qu’il a lu Nietzsche. », Roland Barthes, op. cit., p.54 Louis-Jean Calvet nous apprend que Barthes, lors de son séjour à Alexandrie en 1949, n’a pas lu que Jakobson : « Barthes a lu Sartre, Nietzsche » Idem., p.122 493 Barthes ne cite qu’une seule fois Albert Béguin qui l’a fait entrer aux Editions du Seuil : « Outre Nadeau à qui je dois cette chose capitale, un début, deux hommes se sont intéressés à ces premiers textes et m’ont demandé d’en faire un livre : Raymond Queneau (mais Gallimard a refusé le manuscrit) et Albert Béguin qui, avec Jean Cayrol, m’a fait entrer aux éditions du Seuil, où je suis toujours. » « Réponses » (1970) in OC, t. III, p.1027. 494 Barthes a pu inciter Sollers, malgré son « communisme » (primesautier), à parler d’ « Histoire monumentale ». Dans quel but ? Est-ce pour exfiltrer l’avantgarde d’éléments thématiques contre-révolutionnaires afin de contre-balancer l’influence dominante de l’extrême-gauche ? 495 «A la « vieille question (stérile) pourquoi écrire ? le Kafka de Marthe Robert substitue une question neuve : comment écrire ?» Le « comment écrire » épuiserait le « pourquoi ». Barthes ne dit rien sur le « Pour qui écrire ? » « La réponse de Kafka » (1960) Essais critiques in OC, t. II, p.396. 213 aux comminations des langages grégaires. Les parenthèses496 sontelles là pour dire qu’il s’agit d’influences implicites ? Ou bien pour s’excuser de mettre en avant un auteur démodé (Gide) ou peu étudié (Barthes a dit souvent que Nietzsche était méconnu en France, qu’il n’avait pas la place qu’il mérite, qu’il n’était pas confronté à Marx ou à Freud, et Barthes s’en affligeait497, même par ses commentateurs les plus chevronnés, Deleuze en particulier) ? Dans le Roland Barthes par Roland Barthes, Barthes donne le code pour comprendre la fonction des parenthèses : le sujet y place sa voix off, espace ténu, interstice clandestin où le sujet assume subrepticement sa parole en contredisant les langages dont il se couvre à la fois pour se protéger498et s’en protéger499 tout en cherchant à les défaire de l’intérieur. Le sujet libéré par la fin de la guerre des langages (mort provisoire du progressisme500 et suspension du purgatoire imposé aux langages de la 496 Voir Fragment Phases, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.718-719 497 Nous citons un passage du Discours amoureux où ce « regret » est formulé sans ambiguïté: « Nietzsche, si important dans la pensée de certains contemporains (Bataille, Klossowski, Deleuze) ; paradoxalement : aucune grande confrontation, ni avec la psychanalyse, ni avec le marxisme. », Le Discours amoureux : cours à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.409 498 « Les grands systèmes, ou les systèmes suffisamment grands (le marxisme, le sartrisme, le structuralisme, la sémiologie), ont, pour celui qui écrit, une fonction de protection ; c’est une sorte de contrat féodal : ils vous couvrent, on les défend. En écrivant - ou plutôt en « lâchant » - Le Plaisir du texte, j’ai renoncé à ce contrat » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.383. 499 Voir Fragment Imaginaire, Idem., p.682. Barthes a confirmé cette « théorie » de la parenthèse au sujet de la polémique autour d’un passage « retors » (incontestablement) et controversé de Critique et vérité (sur la science de la littérature « (si elle existe un jour) ». Barthes demande, avec raison, à ceux qui ne l’ont pas compris de faire attention aux parenthèses, aux suspensions de discours, aux pointillés de l’énonciation : « Le message (un message de doute) était la parenthèse. ». « Fatalité de la culture, limites de la contre-culture » (1972) in OC in t. IV, p.205 L’écriture barthienne avoue ses propres pièges qu’elle montre du doigt. 500 « Depuis 1945, il y a eu un terrible désenchantement de la classe intellectuelle et d’abord un désenchantement politique survenu à travers certains événements mondiaux, comme les goulags, Cuba, ou la Chine. Le progressisme est une attitude très difficile à tenir pour un intellectuel aujourd’hui. D’où l’apparition des « nouveaux philosophes » qui, à titres divers, ont enregistré ce pessimisme historique et établi la mort provisoire du progressisme. » « Roland Barthes s’explique » (1979) in OC, t. V, p.755. 214 spécialité) retrouvait peu à peu la voix étouffée du sujet par la grosse caisse de l’Histoire. Barthes n’a pas seulement repris des formules, « des idées-phrases »501 au philosophe anti-hégélien mais aussi une pensée du contretemps (« non-histoire » « histoire monumentale »).502 §3 L’histoire monumentale mobilisée contre le « grand sur-moi vide » Barthes demandait que l’histoire fasse l’histoire de l’histoire pour qu’on comprenne que la notion d’historicité est-elle même historique. Si la théorie de l’histoire ne peut pas endiguer l’arrogance du discours de la puissance historique, elle peut du moins le détourner contre soi. On trouve aussi cette idée chez Nietzsche : Car l’origine de la culture historique et de sa radicale contradiction interne avec l’esprit d’un « temps nouveau », d’une « conscience moderne » - cette origine doit être à son tour étudiée au point de vue historique. L’histoire doit elle-même Voir Michelet : « J’ai cru longtemps à la transformation [possible du christianisme]. Depuis 1854, je crois à la nécessité d’une mort temporaire pour cette religion » cité par Lucien Febvre qui commente : « Ainsi, même après le coup d’Etat – même alors, Michelet ne renonçait au christianisme que temporairement. », Lucien Febvre Michelet et la Renaissance, op. cit., p.216 501 « Qu’est-ce qu’une influence ? » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.683. 502 Barthes a parlé « d’histoire monumentale » au moins à trois reprises et d’histoire à dimension monumentale dans un brouillon de la Leçon. Notons que Barthes attribuait l’idée d’une histoire monumentale à Sollers. S’agissait-il de dépister les chercheurs d’influences : - « Si l’on conçoit une histoire « monumentale », il est certainement possible de reprendre la langue, les langues, dans une totalité structurale : il y a une « structure » de l’indo-européen (par opposition, par exemple aux langues orientales) qui est en rapport avec les institutions de cette aire de civilisation. » « Digressions » (1970) in OC, t. III, p.998. - « Au XVIII e siècle, le discours amoureux a trouvé une certaine écriture, avec La Nouvelle Héloïse, mais il y avait un discours amoureux dans Tristan et Isolde. Il s’agit donc d’une histoire monumentale. Il y a eu tout un ensemble de siècle où ce discours a trouvé son expression et où il était ressenti comme d’une très haute valeur. » « Roland Barthes met le langage en question » (1975) in OC, t. IV, p.917. 215 résoudre le problème même de l’histoire ; le savoir doit retourner son dard contre lui-même. 503 Le fait qu’il y ait des points de rencontre entre la conception de histoire de Barthes et celle de Nietzsche nécessite peut-être de rappeler la manière dont le philosophe allemand a envisagé l’enseignement de l’histoire. §4 L’histoire monumentale selon Nietzsche Nietzsche a exposé sa conception de l’enseignement de l’histoire dans un de ses premiers livres, les Considérations intempestives. Observant que les études historiques détruisent le fondement de la société aussi bien en jetant au peuple des « vérités dangereuses » qui le détruisent en tant que peuple (elle fait prendre conscience que l’histoire du monde n’est que la vieille histoire des conflits de classes504) qu’en dilatant à l’infini l’horizon au point que le sujet ne peut plus s’y circonscrire, Nietzsche propose une théorie sur les manières de faire de l’histoire qu’il envisage sous trois angles : l’angle monumental, l’angle antiquaire, l’angle critique. L’historien est appelé à varier ces approches. L’angle antiquaire domine chez l’historien qui veut conserver et vénérer le passé en rejetant le présent autant que le futur. L’angle critique est l’angle d’attaque de l’historien qui juge et condamne le passé pour s’en libérer. L’angle monumental est un contrepoison aux tendances analytiques du discours historique qui n’est qu’une culture décorative, une science où la forme, le corps sont sacrifiés au fond, à la pensée. L’histoire monumentale cherche à 503 Frédéric Nietzsche, Seconde considération inactuelle : Utilité et inconvénients de l’histoire in Œuvres, I, op. cit., p.550-551. 504 « L’heure est sans aucun doute extrêmement dangereuse : les hommes semblent être sur le point de découvrir que l’égoïsme des individus, des groupes ou des masses a de tous temps été le levier des mouvements historiques » Idem., p.564. 216 produire une culture totale. Elle n’aime pas le passé pour le passé mais mobilise le passé pour construire le présent voire le futur auxquels l’histoire antiquaire ne croit pas soit par scepticisme soit par amour indéfectible du passé qu’aucun présent, et qu’aucun futur ne peuvent ni ne doivent égaler. Mais surtout l’histoire monumentale est « au service de la vie »505 d’une aristocratie que Nietzsche défend contre celle du grand nombre « sur le point » de prendre conscience que l’histoire du monde est celle des conflits d’intérêts des groupes sociaux. Le rôle de l’histoire critique est plus ambigu. La manière critique de considérer l’histoire peut prendre les dehors d’une action progressiste en cherchant à détruire le passé qui s’oppose non seulement au changement social, au mouvement de l’intelligence, de manière d’ailleurs inefficace, mais aussi à la « nouvelle manière de sentir », à la « nouvelle manière de penser » que l’histoire monumentale veut imposer. Si Barthes a parlé à plusieurs reprises d’ « histoire monumentale » et de « non-histoire », il a pris soin de ne pas référer directement au texte des Considérations intempestives dans lequel Nietzsche théorise ces notions subtiles. De même s’il n’a pas fait mystère que la pensée de l’ébranlement réfère à un passage de Nietzsche, il n’est pas allé jusqu’à donner les références précises, renvoyant le lecteur à « quelque part » dans l’œuvre de Nietzsche. Ce « quelque part », c’est simplement et à nouveau les Considérations intempestives. La prudence plus que la désinvolture explique peutêtre cette réticence à avouer ses sources Barthes les a reprises quand il a pensé506 à une histoire non-signifiante qu’il a plus cherché à promouvoir qu’à développer. 505 « Nous ne voulons servir l’histoire que dans la mesure où elle sert la vie. », op. cit., p.499. 506 « Au fond, l’histoire, je la sens toujours comme une sorte de bastion qu’il faut prendre: ce n’est pas du tout pour le mettre à sac comme on a pu le reprocher grossièrement au structuralisme, mais pour faire tomber les murailles, c’est-à-dire pour casser le discours historique et le transformer en un autre discours, dont l’histoire ne serait pas absente, mais qui ne serait plus du discours historique. » 217 §5 « Dire Non à la totalité »507 : sens final du sens qui veut s’en passer Barthes a avoué de manière indirecte la peur qu’il avait éprouvée un dimanche de 1936, alors qu’il jouait dans la cour d’honneur de la Sorbonne, le rôle de Darius, en pensant à « autre chose », à la victoire annoncée du Front populaire provoquée par l’alliance du prolétariat et de la petite-bourgeoisie : Darius, que je jouais toujours avec le plus grand trac, avait deux longues tirades dans lesquelles je risquais sans cesse de m’embrouiller : j’étais fasciné par la tentation de penser à autre chose. Par les petits trous du masque, je ne pouvais rien voir, sinon très loin, très haut ; pendant que je débitais les prophéties du roi mort, mon regard se posait sur des objets inertes et libres, une fenêtre, un encorbellement, un coin du ciel : eux, au moins, n’avaient pas peur.508 Cette victoire était le « retour en farce » (jeu de mots de Barthes sur le « retour en force ») de 1848, qui était déjà le retour en farce de 1793 : Barthes a pu maudire ces retours autant que l’universalisme « bourgeois » qui avait imprudemment tenu un discours historique « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.10141015. 507 « Notre séminaire est un lieu suspendu ; il se tient chaque semaine, tant bien que mal, porté par le monde qui l’entoure, mais y résistant aussi, assumant doucement l’immoralité d’une fissure dans la totalité qui presse de toutes parts (dire plutôt : le séminaire a sa propre moralité). [...] Bref, à sa façon, le séminaire dit non à la totalité ; il accomplit, si l’on peut dire, une utopie partielle (d’où la référence insistante à Fourrier). » « Au séminaire » (1974) in OC, t. IV, p.510. 508 Roland Barthes par Roland Barthes cité par Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, op. cit., p.59. Louis-Jean Calvet commente : « la première représentation [du groupe de théâtre Antique] a lieu dans la cour d’honneur, le dimanche 4 mai 1936, le jour même où les élections portent le Front populaire. [...] On joue une pièce d’Eschyle, Les Perses dont on ne sait si le public perçut l’involontaire rapport qu’elle entretenait avec cette capitale journée électorale. Devant le palais royal de Suse, la foule attend dans l’angoisse le résultat de la bataille de Salamine. Un messager arrive et annonce le désastre : les grecs ont écrasé la flotte de Xerxès. Au milieu des lamentations générales, le père du vaincu, Darios, sort alors de son tombeau et maudit la folie de son fils. Dans le rôle, en haut des marches qui mènent à la chapelle de la Sorbonne, l’acteur Roland Barthes, qui raconte plus tard son angoisse ». 218 dont on n’avait pas prévu les conséquences. Dans La Préparation du roman, on trouve des échos de la crainte que Barthes avait que la « petite-bourgeoisie » recommence 1936 en cherchant le pouvoir par le canal d’un parti qui représenterait ses intérêts509 puisque le PS avait fait alliance avec le frère ennemi en s’accordant de nouveau sur un programme commun, ce qui a pu provoquer chez Barthes une angoisse politique, même « au sens électoral »510 du mot dont Le Neutre, a pu être la trace : Peut-être que ce qui domine cette seconde moitié du XXe siècle, en tout cas en France, c’est un grand règlement de compte entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie. Le problème historique est de savoir si la petite bourgeoisie va faire sa percée dans le cadre général d’un statut capitaliste (de type pompidolien) ou dans celui d’une promotion du type PCF.511 La peur de l’histoire n’est pas une peur individuelle mais une peur collective aussi contagieuse que la peste que Camus a si bien décrite, raison peut-être pour laquelle Barthes n’aimait pas ce livre qu’il a condamné au nom d’un matérialisme historique derrière lequel il s’abritait pour se défendre contre des arguments qui avaient surpris son habituelle dextérité discursive. Cette peur explique peut-être le double-discours. Il faut une bonne oreille pour déceler sous la phraséologie pseudo-marxiste et la caution sartrienne de la critique des essences celle de l’universalisme des Lumières qu’on perçoit même dans les Mythologies malgré l’écran des grandes déclarations sur l’Histoire, malgré les imprécations contre la pseudo-physis qui l’immobilise en Nature. Nous n’affirmons pas que les Mythologies et les premiers écrits sur le théâtre ne sont pas la trace d’une conversion 509 Pour Barthes, le PS est le parti de la petite-bourgeoisie : « La désunion du Prolétariat et de la Petite Bourgeoisie (PS) coûte sans cesse à la gauche sa victoire. » La Préparation du roman, op. cit., p.364. 510 Le Neutre, séance 5 511 « Fatalité de la culture, limites de la contre-culture » (1972) in OC, t. IV, p.197. 219 au progressisme512 mais le caractère éphémère de cette adhésion fait problème et tend à monter que Barthes n’a jamais « liquidé » son centrisme politique.513 La première mythologie (1952), dans laquelle Barthes opposait la boxe au catch auquel il accorde sa préférence à l’instar du « populaire », peut montrer la tension entre la promotion militante (bien que discrète) du non-historique qui allait peu à peu s’affirmer et les velléités de critique sociale qui ont tourné court. Posant la supériorité du catch sur la boxe, comme Aristote avait posé celle de la tragédie sur l’épopée, Barthes y montre que le sport « ignoble » est composé de moments autonomes contenant sa propre fin tandis que le sport noble suppose un savoir historique, une manière stratégique ou réflexive de concevoir le devenir : Ce public sait très bien distinguer le catch de la boxe ; il sait que la boxe est un sport janséniste, fondé sur la démonstration d’une excellence ; on peut parier sur l’issue d’un combat de boxe : au catch, cela n’aurait aucun sens. Le match de boxe est une histoire qui se construit sous les yeux du spectateur ; au catch bien au contraire, c’est chaque moment qui est intelligible, non la durée. Le spectateur ne s’intéresse pas à la montée d’une fortune, il attend l’image momentanée de certaines passions. Le catche exige donc une lecture immédiate des sens juxtaposés, sans qu’il soit nécessaire de les lier. L’avenir rationnel du combat n’intéresse pas l’amateur de catch, alors qu’au contraire un match de boxe implique toujours une science du futur. Autrement dit, le catch est une somme de spectacles, dont aucun n’est une fonction : chaque moment impose la connaissance totale d’une passion qui surgit droite et seule, sans s’étendre jamais vers le couronnement d’une issue.514 512 Cf. Appréciation de Claude Lévi-Strauss supra note 71 chap. I Mythologie et sémioclastie 513 Louis-Jean Calvet note : « Il est intéressant qu’il se montre à ce point enthousiasmé par ce manifeste pour l’engagement en littérature alors qu’il est considéré par ses camarades, nous l’avons vu, comme politiquement centriste. » Roland Barthes, op. cit., p.90. 514 « Le monde où l’on catche... » Mythologies (1957) in OC, t. I, p.679-680. 220 Si le populaire est plus féru de catch que de boxe, s’il préfère le présent au devenir, au progrès, pourquoi sacrifier au « grand surmoi vide » qu’est l’histoire ? Cette hostilité au discours historique, au « discours triomphant » de l’Histoire linéaire procède moins d’un refus du sens que du refus d’un sens. La guerre du sens (contre le sens) ne pouvait pas précéder la guerre des sens, la guerre contre un des sens, un des langages totalisants, contre le dogmatisme auquel Barthes préférait à tout prendre le libéralisme.515 Bien que Barthes ait déclaré qu’il n’avait pas de stratégie516, que la tactique n’était pas dirigée vers la victoire d’un sens final, son exigence de moralité était dirigée contre la morale de la totalité. La haine du petit-bourgeois se confond avec celle du militant, du réactif, du grégaire517 qui lutte contre les prérogatives du petit nombre : Comme, en moi, le compte petit-bourgeois n’en finit pas de se régler (plus encore, sans doute, que le compte bourgeois), je pense parfois, sinon à un grand livre, du moins à un grand travail sur la petite-bourgeoisie, au cours duquel j’apprendrais des autres (théoriciens, politiques, économistes, sociologues) ce qu’elle est, politiquement et économiquement, comment la définir par des critères qui ne seraient pas purement culturels.518 515 « La visée ultime reste de faire frissonner la différence, le pluriel au sens nietzschéen, sans jamais faire sombrer le pluriel dans un simple libéralisme, bien que cela soit préférable au dogmatisme. » « Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.886. 516 « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.390. « J’écris au coup par coup. Par un mélange d’obsessions, de continuités et détours tactiques. » « A quoi sert un intellectuel » (1977) in OC, t. V, p.378. 517 Barthes fait souvent référence à la notion nietzschéenne de « grégarité » et au paradigme Actif/Réactif analysé par Deleuze (cf. Nietzsche et la philosophie). Notons que le premier fragment du Roland Barthes par Roland Barthes est intitulé « Actif/réactif », in OC, t. IV, p.623 Voir aussi Le Discours amoureux : « La transmission est de l’ordre du réactif, du grégaire. » Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.541 518 « Réponses » (1970) in OC, t. III, p. 1031. 221 Par le dernier fragment du Roland Barthes par Roland Barthes519 intitulé le « monstre de la Totalité »520 (cf. « le monstre hybride »521 selon Nietzsche comme le traduit Henri Albert) Barthes casse l’ordre pseudo-alphabétique pour retrouver une exposition rhétorique, donnant une entorse à son principe du refus du sens final, du sens idéologique, du sens eschatologique.522 Les variations de l’œuvre ont masqué le déroulement anagogique, le dépliage progressif de la vérité de Barthes, la « vérité du sujet »523, contre celles des grands systèmes langagiers : J’ai donc, par conséquent, toujours des difficultés avec les grands langages constitués de l’intellectualité actuelle, par exemple le langage de la psychanalyse bien que je le pratique. 519 L’ordre alphabétique, censé déjouer le sens, n’était qu’un alibi, un ordre apophatique pour refuser l’ordre logico-temporel. Barthes aurait pu finir son autobiographie sur une note plus neutre par un fragment sur le zen par exemple, le terminer par une autre lettre, une lettre antérieure à T pour casser un effet de sens malicieux dont il avait prévu les risques puisqu’il déclarait à l’intérieur du Roland Barthes par Roland Barthes qu’il avait corrigé une succession qui déjouait l’ordre alphabétique. Philippe Roger note à propos du fragment « Hypocrisie ? » du Roland Barthes par Roland Barthes : « De ce fragment énigmatique dans l’architecture pseudo-alphabétique d’une construction qui ne répartit pas au hasard ses masses ; au mitan du texte, là où se prépare l’intrusion des anamnèses » quasi romanesque, « Hypocrisie ? » fait suite immédiate à « L’imaginaire de la solitude », qui constitue du livre, la déclaration d’indépendance », Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Ed. Grasset, coll. Figures, 1986, p.313. 520 Voir supra Introduction p. 11 et note 4. 521 Frédéric Nietzsche, Considérations intempestives : de l’utilité et d l’inconvénient des études historiques pour la vie, traduit par Henri Albert, introduction, bibliographie, chronologie de Pierre-Yves Bourdil, Paris, Flammarion, coll. GF, 1988, p.176. 522 « Cela nous paraît naturel, à nous Occidentaux, de penser l’Histoire (ou même notre histoire individuelle) en termes de pessimisme ou d’optimisme, parce que nous appartenons depuis deux mille ans à une société qui a toujours pratiqué, du christianisme au marxisme compris, une eschatologie du Temps. Mais il y a des pensées où le « sens » de l’Histoire n’a aucun sens : la pensée présocratique, le Tao par exemple ; le type d’homme qu’elles produisent ou produiraient seraient évidemment tout le contraire d’un « militant ». » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.385. Cf. Nietzsche : « Le prix que nous accordons à l’histoire peut bien n’être qu’un préjugé occidental ! », Œuvres, I, op. cit., p.508. 523 Roland Barthes, Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens : notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1976-1977, texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.178. 222 C’est un langage très consistant, par là même il me blesse. J’ai aussi un problème que je n’ai aucune raison de cacher avec le langage marxiste dans la mesure où sous des formes de vulgates, il tend très fortement ici et là à une stéréotypie. Au fond, tout ce que j’écris, année après année, c’est toujours autour de ce thème qui est un thème existentiel, parce que c’est un thème névrotique. Naturellement, il y a aussi toute une résonance philosophique, c’est là où, effectivement, cette espèce de sentiment central que vous avez très bien diagnostiqué retrouve, enfin, s’élargit à la perspective de problèmes philosophiques.524 Barthes si elliptique d’habitude ne l’est guère dans cet entretien donné à une revue japonaise : En réalité, sur le plan existentiel ou névrotique, je vous laisse le choix, j’ai une intolérance profonde qui règle, au fond, toute ma vie et toute mon œuvre et qui est l’intolérance, c’est-à-dire au langage qui se répète et qui devient consistant à force de se répéter. J’ai souvent parlé de ça dans des parenthèses. Je n’en ai jamais parlé de front. Dans mon dernier texte que je viens d’écrire, j’en parle un peu plus. Il y a le fait qu’effectivement, dès qu’un langage prend de la consistance, et même si je pense qu’il est vrai, mais le seul fait qu’il devient stéréotypé, alors à ce moment-là, j’ai un mécanisme en moi presque physiologique du langage et qui est un mécanisme de vomissement, de nausée. Je ne peux pas supporter ça, et donc, si vous voulez, dès que je sens qu’un certain type de langage avec toutes les idées que ça véhicule, est en train de prendre quelque part, comme on dit qu’une mayonnaise prend, qu’une crème prend, devient consistante, alors immédiatement j’ai envie d’aller ailleurs ; ça me joue des tours évidemment, ou en tous cas, ça me pose des problèmes redoutables parce que précisément la société actuelle est une société qui, par la force des choses (c’est un trait de son aliénation culturelle), solidifie très rapidement certains langages, qui développe une énergie très grande autour d ’une création de stéréotypes, ce que j’appelle d’idiolectes, idiolectes très consistants et par conséquent nous sommes, nous hommes modernes, obligés de vivre en traversant sans cesse des langages tout faits, des langages stéréotypés. Alors je suis asphyxié et je me débats (c’est le sens de mon travail) pour essayer d’aller ailleurs, quand un langage - et souvent même c’est un langage qu’au début j’ai vécu dans sa fraîcheur et sa nouveauté, donc j’ai soutenu - mais quand il devient consistant, j’ai envie d’aller ailleurs, c’est-à-dire que je deviens un peu infidèle à mon propre langage.525 524 525 « Pour la libération d’une pensée pluraliste » (1973) in OC, t. IV, p.473. Idem., pp.472-473. 223 Le « tout ce que j’écris, […] c’est toujours autour de ce thème » ainsi que le « c’est le sens de mon travail » montrent que l’aversion pour les langages constitués de l’intellectualité n’avait rien d’accidentel. Barthes a masqué sous le macro-historique ou l’histoire structuralisée et par le recours dit « tactique » à la « non-histoire » sa méfiance pour l’histoire. Bossuet (et son « histoire universelle » pré-hégélienne), Chateaubriand (dont la lucidité historique doit beaucoup autant à l’évêque de Meaux qu’à Ballanche), Joseph de Maistre même (influencé par Bossuet) que Barthes lisait sans désemparer n’ont pas eu raison de son anti-historisme. 224 CHAPITRE 2 : L’OPERATION STRUCTURALISTE Composé de trois études écrites entre 1958 et 1960, le Sur Racine ne paraît qu’en 1963. Le « Dire Racine » se rattache à la critique théâtrale de l’époque du Théâtre populaire, reprenant notamment le thème de l’opposition articulation/prononciation, tandis que « La structure » et « Histoire ou littérature » sont les premiers textes critiques de combat contre l’histoire littéraire. Thomas Pavel a estimé que « La structure », premier livre du Sur Racine, était « une des grandes réussites de la critique littéraire anti-historique »526. Le terme « anti-historique » n’est pas excessif bien que le théoricien du « dogmatisme intentionnel »527 lui ait donné une valeur de compliment. Barthes s’est étonné qu’un petit livre, auquel il ne pensait plus, ait pu susciter une telle polémique528 d’autant plus que les conceptions exposées n’étaient pas nouvelles, qu’il avait eu l’occasion de les faire connaître dans deux textes parus dans des revues importantes où il accentuait sa 526 Claude Bremond /Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998 p.42. 527 Voir Thomas Pavel, Le Mirage linguistique: essai sur la modernisation intellectuelle, Paris, Ed. de Minuit, coll. Critique, 1988, passim 528 Même étonnement chez Pierre Daix : « Vous aviez fait sur Racine, un livre qui cherchait, disons pour être gros, des structures dans Racine ; qui cherchait à fonder une nouvelle analyse de l’œuvre racinienne. Et vous interrogiez, à la fin, directement les historiens de la littérature, sur le sens de leur travail et sur ce que pourrait être une histoire réelle de la littérature. Il n’y avait là-dedans rien qui, à première vue, ait dû provoquer une explosion. Sans doute vous posiez des questions qu’on n’avait pas l’habitude de poser. Vous renversiez un certain nombre d’éclairages, mais votre livre était un livre courtois où vous ne citiez personne à comparaître devant un tribunal même idéologique. La brutalité de la réaction de Raymond Picard n’en a été que plus étonnante, et je crois que votre petit Critique et vérité a fait avancer les choses. » « Structuralisme et sémiologie » (1968) in OC, t. III, p.81. 225 critique de l’histoire littéraire529 en reprenant le thème classique de son incapacité à résoudre les tâches qu’elle s’était données.530 Quelle était la finalité de l’opération structuraliste ? - nous employons « opération » au sens d’action calculée et concertée d’un langage sur un autre langage. Barthes cherchait-il simplement à moderniser les méthodes d’analyse désuètes de la vieille histoire littéraire ou bien songeait-il déjà plus à l’action éthique qu’à la théorie littéraire ? Quelle était l’objectif de l’intervention de la sémiologie dans le champ de la critique et des études littéraires ? S’agissait de mettre en cause le système des examens ou de disqualifier l’Université qui commençait à s’ouvrir aux langages théoriques (Section I -Validité versus Vérité). Est-ce que la critique de l’histoire littéraire n’a pas pu masquer celle que Barthes dirigeait contre la sociologie « structuraliste » d’obédience marxiste qu’il a dénoncée dès « Histoire ou littérature » bien qu’il ait fait semblant de la trouver pertinente en lui apportant un soutien tactique ? (Section II - L’usurpation du nom). 529 « Les deux critiques » in Modern Languages Notes (1963) repris dans les Essais critiques, t. II, p.496-501 et « Qu’est-ce que la critique » Times Literary Supplement (1963) repris dans les Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.502-507. 530 Selon Lucien Febvre, l’histoire littéraire n’est pas historienne : « Histoire historique... Mais voila que rien de tout cela n’apparaît dans le gros livre de D. Mornet. Absolument rien. Ce n’est pas que son auteur ignore que de tels problèmes se posent. Il est l’élève de Gustave Lanson qui tenta si vigoureusement de rapprocher l’histoire littéraire et l’histoire - de la rajeunir et de la renouveler en l’amenant à s’intéresser à cent problèmes proprement historiques. La tentative était vouée à l’insuccès, d’ailleurs. Car il eût fallu, pour qu’elle réussisse, constituer fortement un corps d’historiens formés aux méthodes et initiés aux curiosités de l’histoire proprement dite - de l’histoire sociale surtout : la plus délicate peut-être à écrire de toutes les histoires » Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Armand Colin, coll. Economie, société, civilisation, 1965, p.264. 226 SECTION I – VALIDITE VERSUS VERITE §1 L’appel à la réforme de l’histoire littéraire Dans « Histoire ou littérature », Barthes appelait l’histoire littéraire à réviser ses objectifs. Mais au nom de quel programme ? Celui de Lucien Febvre ? Bien que son nom revienne souvent dans l’étude, Barthes ne se place pas sous l’autorité531 de l’historien, comme on aurait pu croire, ne manquant pas de critiquer sa notion de « milieu » reprise par Claude Pichois. En fait il semble que l’inspirateur soit plus Fernand Braudel que Lucien Febvre qui a pu se moquer de l’« histoire historique » de la littérature de David Mornet, ironiser sur son histoire générale de la pensée à l’époque classique qui se réduit à une « histoire littéraire pure »532 sans pour autant tracer un programme. 531 Ce « programme » est exposé dans le chapitre « Littérature et vie sociale » sous-titré « De Lanson à David Mornet un renoncement ? » de Combats pour l’Histoire, op. cit., p.263-268. Lucien Febvre était un adversaire de la méthode biographique qui « médiocrise » l’auteur : « Toute création littéraire a ses raisons et ses lois - qu’elle s’explique si l’on veut, par d’autres raisons purement circonstancielles, extérieures et fortuites. »« Les historiens de la littérature » Idem., p.259. Febvre, sur ce point, était disciple de Valery (cf. « Question de poésie », in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, édition établie et annotée par Jean Hytier): « Les prétendus enseignements de l’histoire littéraire ne touchent donc presque pas à l’arcane de la génération des poèmes. Tout se passe dans l’intime de l’artiste comme si les événements observables de son existence n’avaient sur ses ouvrages qu’une influence superficielle. Ce qu’il y a de plus important - l’acte même des Muses - est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents, et de tout ce qui peut figurer dans une biographie. Tout ce que l’histoire peut observer est insignifiant. Mais ce sont des rencontres indéfinissables, des rencontres occultes, des faits qui ne sont visibles que pour un seul, d’autres qui sont à ce seul si familiers ou si aisés qu’il les ignore, qui font l’essentiel du travail. On trouve facilement par soi-même que ces événements incessants et impalpables sont la matière dense de notre véritable personnage. », Ibid., p.266. 532 Lucien Febvre exerçant son « démon polémique » [Barthes] sur David Mornet qu’il cite plus pour le persifler plus que pour l’analyser : « J’ai cru que le moment était venu de tenter ce que j’appellerai, une fois de plus, une histoire historique de notre époque classique. » Une histoire historique ! On lui aurait dit : « Une histoire purement littéraire » - il ne se serait pas senti chez lui, ce lourdaud d’historien. » « Les historiens de la littérature », Ibid., p.263. 227 Quoi qu’il en soit, Barthes a demandé à l’histoire littéraire, peut-être à sa propre instigation mais au nom de la nouvelle histoire, de renoncer à l’histoire d’autant plus que malgré son nom, les héritiers de Gustave Lanson n’avaient pas commencé à remplir les premiers points de son programme.533 On avait confondu l’histoire littéraire avec les monographies qu’on avait écrites sur les auteurs qui ne pouvaient constituer qu’une histoire des littérateurs. Elle devait réformer ses méthodes en renonçant à l’histoire, au contexte auxquels la littérature résiste d’ailleurs si bien qu’il est tout à fait illusoire de vouloir expliquer l’œuvre, « produit d’une histoire mais surtout signe d’une résistance à l’histoire », par l’histoire, par le contexte comme l’avaient espéré les critiques littéraires du « signifié » depuis Taine et Plekhanov : Le dilemme lui-même (Histoire ou Psyché) définit la littérature elle-même. Qu’est-ce en effet qu’une œuvre artistique sinon à la fois le produit d’une Histoire et la résistance à cette Histoire ? C’est là sa nature dialectique et la grandeur même de la littérature que son ambiguïté : elle vient du temps et lui tient tête : l’œuvre est à la fois une structure et un mouvement, c’est une structure en mouvement, et voila pourquoi l’analyse en si souvent difficile.534 533 Antoine Compagnon a estimé qu’il n’y avait pas trace pour l’instant d’« une vraie histoire littéraire » : cf. le sous-chapitre « Histoire des idées, histoire sociale » Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Points Seuil, 1998, p.242-246. 534 « Voies nouvelles de la critique littéraire en France » (1959) in OC, t. I, p.979. Les arguments de Barthes ont un air de famille avec ceux d’Albert Béguin qui ne croit pas non plus qu’on puisse « transformer la littérature en objet de connaissance historique » : « Je crois que, malheureusement, les défauts de Jacques Nathan [auteur d’une Histoire littéraire] tiennent moins à sa propre insuffisance qu’à la vacuité de son propos : on ne peut plus faire l’histoire de la littérature actuelle. Peut-être faut-il dire plutôt qu’on ne peut plus, aujourd’hui, faire d’histoire littéraire. Car ce qui est si évidemment démontré pour les lettres contemporaines, dont l’histoire écrite paraît toujours si décevante, atteint dans son être même la tentative de transformer la littérature en objet de connaissance historique. » « Les limites de l’histoire littéraire », Esprit, n°222, 1955-1, (pp. 166-170), p.169. La critique immanente veut référer le moins possible à la socialité : « La critique moderne, avec un Bachelard, un Poulet, un Jean-Pierre Richard, un Blanchot, une Roland Barthes, reprend conscience de cette existence particulière de l’œuvre, qui est d’abord un ton de voix, le langage d’un homme, et qui ne peut être valablement commentée que si le commentateur se situe à l’intérieur de l’univers créé par l’auteur. Cela ne veut pas dire - bien au contraire ! - que l’on doive tenir 228 Si la forme résiste à l’histoire, alors il est nécessaire de dissocier l’histoire des formes d’avec celle de la société535 : faire par exemple une histoire de la fonction littéraire, une histoire de la signification littéraire mais sur de longues périodes, sur une échelle pluri- millénaire montrant que la fonction du poète était dans la Grèce archaïque d’intercéder entre les dieux et les hommes, que la fonction littéraire s’humanisant dans les temps classiques avait eu la charge d’instruire, de plaire, d’émouvoir, qu’elle avait depuis la rupture de 1848, celle de faire désignifier (Robbe-Grillet) un monde trop profus ou celle de réjouir (Brecht)536 un monde « qui ne va pas bien » : Je m’interroge sur une « macro-histoire » et cette macro histoire c’est précisément l’histoire du signe. Je ne dis pas que les méthodes assemblées sous le nom de structuralisme ne peuvent pas appréhender le phénomène historique. Mais je crois que, pour l’instant, nous n’avons pas fini d’épuiser un niveau de perception historique qui est celui de l’histoire du signe.537 Barthes avance des arguments pour justifier cette macro-histoire sans dévoiler ses mobiles : l’histoire de la société globale atteint peu pour nulle la relation de l’œuvre avec son temps, avec sa société et sa vie historique. Mais, au lieu de réduire l’œuvre de littérature au rôle mineur de symptôme, ou de lui chercher des « causes » suffisantes dans ses déterminations sociologiques, on commence à comprendre que l’œuvre qui compte est celle qui ne subit pas l’influence de son milieu, qui bien plutôt est un élément créateur dans l’évolution humaine. Elle peut être, elle est souvent révolte contre la société présente et contre tous les déterminismes historiques, par sa nature même qui est d’attester la liberté humaine envers tout ce qui menace de la restreindre. Qu’un poète, un romancier, invente un mode imaginaire, et voilà brisée la chaîne des contraintes qui nous emprisonnent dans les déroulements de l’histoire. » « Limites de l’histoire littéraire », Idem., p.169-170. 535 « Le rêve serait évidemment que ces deux continents [Histoire et Œuvre] eussent des formes complémentaires, que, distant sur la carte, on pût cependant, par une translation idéale, les rapprocher, les emboîter l’un dans l’autre, un peu comme Wegener a recollé l’Afrique et l’Amérique. Malheureusement, ce n’est qu’un rêve : les formes résistent ou, ce qui est pire, elles ne changent pas au même rythme. » « Histoire ou Littérature » Sur Racine (1963) in OC, t. II, p.177. 536 « Si la « nature » est signifiante, un certain comble de la « culture » peut être de la faire « désignifier »« Le point sur Robbe-Grillet » Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.458. « L’auteur ne doit pas « distraire » (c’est-à-dire tirer le public hors de la réalité. Mais je pense qu’il doit « réjouir » (les classiques disaient « plaire ») et dans le même temps l’amener à une critique constructive des malheurs de son temps. » « Le théâtre est toujours engagé » (1956) in OC, t. I, p.652. 537 « Voyage autour de Roland Barthes » (1971) in OC, t. III, p.1048. 229 l’écrivain qui par définition résiste à l’histoire538 ; l’histoire littéraire n’avait pas les moyens d’analyser aussi bien le style, expression du moi539, signe d’une intériorité qui résiste à l’histoire que le contenu de l’œuvre qui se réduit à sa forme, étant posé qu’il est « de plus en plus » impossible selon le dogme de l’indissociabilité du fond et de la forme (repris à Flaubert) de séparer l’œuvre en signifiant, la surface verbale, et en signifié, le sens ou le « message », sans la détruire. Si la macro-histoire du signe n’était qu’un projet, la science formelle du récit, s’appuyant aussi bien sur Aristote que sur Propp, est devenue une école dont l’apport à la théorie littéraire n’est contesté par personne. Ce n’est pas nier non plus l’intérêt théorique de la narratologie que de constater que Barthes a pu s’en servir pour contester qu’une science littéraire des contenus soit possible.540 Plus que la macro-histoire, elle pouvait exténuer le référent social et historique en substituant un modèle descriptif du récit considéré sous un angle macro-culturel et omnitemporel : Je développais en m’attaquant au récit, cette idée que la science littéraire - je le répète, si elle existe un jour, ne doit pas chercher de ce côté traditionnel (histoire, contenus) mais du côté d’une science des formes du discours, point de vue qui est le postulat de travail de quelqu’un comme Todorov, ainsi que vous l’avez rappelé.541 538 Barthes sur cette question (comme sur d’autres) était proche de Flaubert. Flaubert opposait l’ingenium de l’écrivain aux lois posées par Taine, du milieu, de la race, et du moment. Flaubert a pu inciter Taine à concéder la « faculté dominante » pour expliquer la création littéraire. 539 « Le pop art sait très bien que l’expression fondamentale de la personne, c’est le style. Buffon disait (mot célèbre, connu naguère de tous les écoliers français) : le « style, c’est l’homme. » Otez le style, et il n’y a plus d’homme particulier. L’idée de style, dans tous les arts, a donc été liée, historiquement, à un humanisme de la personne. [...] mais aujourd’hui où la personne est une idée qui meurt, ou du moins qui est menacée, sous la pression des forces grégaires qui animent la culture de masse, la personnalité de l’écriture s’efface. » « Cette vieille chose, l’art … » (1980) in OC, t. V, p.917. 540 H. R. Jauss, s’opposant à Barthes sur ce point, a défendu l’idée que « la science de la littérature pourra parfaitement être aussi une science des contenus. », H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978, p.126. 541 « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.1009. 230 On ne manquera pas de remarquer avec quel art Barthes a su rapprocher sa démarche de celle d’un confrère qui n’avait pas nécessairement les mêmes buts idéologiques que lui. L’historien littéraire est reclassé, dirigé non sans courtoisie vers une improbable sociologie historiale... Cette anti-herméneutique était séduisante au sens où elle permet à chacun d’élaborer un sens, une interprétation en renonçant aux démarches fastidieuses de l’enquête littéraire. Si le goût historique ne peut pas contrôler les impressions du goût personnel, si on n’a pas l’espoir de trouver la vérité de l’auteur, l’intention de l’auteur, pourquoi s’imposer un travail monumental ? Plus besoin d’aller interroger les témoins encore vivants, d’aller fouiller les manuscrits, de lire la note de la blanchisseuse, d’employer la méthode des passages parallèles ? On fabrique un paradigme, une opposition conceptuelle même boiteuse : on est critique : L’opposition « plaisir/jouissance » est une de ces oppositions volontairement artificielles, pour lesquelles j’ai toujours eu une certaine prédilection. J’ai souvent essayé de créer de telles oppositions : par exemple entre « écriture » et « écrivance », « dénotation » et « connotation ». Ce sont des oppositions qu’il ne faut pas chercher à honorer littéralement, en se demandant par exemple si tel texte est de l’ordre du plaisir ou de la jouissance. Ces oppositions permettent surtout de déblayer, d’aller plus loin ; tout simplement de parler et d’écrire.542 Si le philosophe se définit par l’invention de concepts, pourquoi le critique ne serait pas critique par l’invention des couples notionnels qui permettent de discourir sur l’objet « littérature » ? La différence est que la durée de vie de ces couples notionnels est beaucoup plus courte que celle des concepts philosophiques. Etant entendu qu’il n’y a pas de vrai sens du texte543, il ne reste plus qu’à étudier les possibilités de sens d’un texte sans le coincer dans un sens particulier. Le sémiologue pour se défendre contre l’accusation de s’auto- conférer un rôle magnanime précise qu’il n’est pas là pour attribuer 542 543 « Vingt mots-clés pour Roland Barthes » (1975) in OC, t. IV, p.852. Postulat Valéryen omniprésent dans la pensée critique barthienne. 231 dans un geste libéral à chacun sa part de vérité mais de montrer que le sens est pluriel par structure, qu’il est par conséquent impossible de prétendre à une vérité unique comme l’avait fait la philologie et les « critiques du signifié » qui commettent l’erreur de confondre le sens avec la vérité. Le sémiologue comprend très bien que les critiques puissent proposer un sens particulier corrélé à leur idéologie particulière mais en revanche, veillant à la constitutionnalité du sens, il ne peut admettre qu’un langage sous emprise idéologique, qu’un métalangage théorique impose son sens comme étant la vérité du texte. La littérature doit garder le dernier mot contre la théorie comme l’indigène (l’écrivain) contre l’observateur (qui continue amoureusement la métaphore de l’œuvre) et l’observateur sur le théoricien : Pour moi, il n’est pas plus possible, devant l’œuvre, de revenir en arrière sur des positions subjectives et impressionnistes, que de s’installer à l’inverse dans un positivisme de la science littéraire. Devant cette double impossibilité, j’essaie de préciser des démarches scientifiques, de les éprouver plus ou moins, mais de ne jamais les conclure par une clausule typiquement scientifique, car la science littéraire ne peut en aucun cas et en aucune façon avoir le dernier mot sur la littérature.544 Il semble ainsi que cet « athéisme cognitif » ait servi autant à mettre en relief le « dogmatisme » des critiques d’explication, (psychocritique, sociocritique, histoire littéraire)545 qu’à refuser les « prétentions de la philologie ». 544 « Sur le « Système de la mode » et « L’Analyse structurale des récits » » (1967) in OC, II, p.1303 « Le sujet du savoir a toujours été soigneusement laissé à l’extérieur du savoir ; il s’agit maintenant, non de l’y réintégrer (ce qui serait simplement revenir à une conception subjective de la critique) mais de l’y dissoudre ; et comme cette entreprise de dissolution est celle-là même de l’écriture, cela revient à postuler qu’il ne peut y avoir de science de l’écriture que l’écriture elle-même. » Dactylogramme de la Préface à l’édition catalane de Critique et vérité, BRT A. 23, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.5. 545 « Toute critique d’interprétation, si elle est fondée face à une définition canonique, dogmatique et littérale de l’œuvre, devient impossible, si l’on entend 232 §2 L’erreur de la philologie La position de Barthes à l’égard de la philologie oscille entre une acceptation pleine de réticence et un scepticisme radical : soit il admet la distinction entre sens premier et signification actuelle tout en soulignant qu’un lecteur « concerné » ne cherche pas à pénétrer ou à exhumer un sens « défunt », inappliqué à sa situation, soit il estime que la philologie ne peut rien savoir car elle est entrée en crise depuis que Nietzsche a montré que la confiance dans le langage était basée sur une conception erronée du savoir (celle des philosophes réalistes) qui a fait prendre le mot pour la chose. Mais il faut rappeler que Nietzsche était nettement moins critique, moins catégorique que Barthes à l’égard de la philologie : il pensait qu’il était heureux qu’on n’ait pas pris conscience trop tôt de cette erreur puisque sans cette infatuation du savoir, la recherche de la connaissance n’aurait pas pris son essor.546 Il a critiqué d’autre part fortement les « mensonges » des herméneutiques du Moyen Âge en défendant le sérieux de la philologie. Aussi est-il curieux que Barthes ait contesté « les certitudes de la philologie » en s’appuyant sur un philosophe qui n’a pas renié les acquis de sa formation initiale: La restitution et la conservation des textes, ainsi que leur explication, poursuivies pendant des siècles au sein d’une corporation, auront finalement permis de trouver aujourd’hui les bonnes méthodes ; tout le Moyen Âge fut radicalement travailler à abolir ce Royaume du Signifié, qui est celui de notre culture depuis son origine. » Dactylographe Préface de l’édition catalane de Critique et vérité, BRT2. A. 23, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.4. 546 « Le langage est en fait la première étape dans la quête de la science. Là aussi, c’est de la foi dans la vérité découverte qu’ont jailli les sources de force les plus abondantes. C’est bien après coup, c’est tout juste maintenant que les hommes commencent à se rendre compte de l’énorme erreur qu’ils ont propagée avec leur croyance au langage. Il est heureusement trop tard pour qu’il puisse en résulter un retour en arrière de l’évolution de la raison qui repose sur cette croyance » Frédéric Nietzsche, Humain, trop humain I, traduit par Robert Rovini, édition revue par Marc B. de Launay, textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzimo Montinari, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1988, p.38. 233 incapable d’une explication strictement philologique, c’est-àdire du pur et simple désir de comprendre ce que dit l’auteur, ce fut tout de même quelque chose que de trouver ces méthodes, il ne faut pas le sous-estimer ! Toutes les sciences n’ont acquis de continuité et de stabilité que du moment où l’art de bien lire, c’est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée.547 Barthes a évoqué plus que développé une philologie active (appelée aussi philologie négative, voire « philologie réformée », néophilologie ») mais elle n’a pas eu, à l’instar de sa macro-histoire du signe, d’existence concrète peut-être en raison du caractère exorbitant de ses propositions : Donc, Texte Roland : comme si j’avais découvert un manuscrit encore inconnu et que, en bon philologue, je le compare au texte connu, le Texte Werther. Je note des convergences : c’està-dire que je constitue l’apparat critique d’un texte double, en confrontant les versions (leurs convergences, leurs divergences). La grande différence, d’avec la philologie, c’est qu’il n’y a pas, de Texte Princeps. Il s’agit donc d’une philologie réformée, seconde, d’une néo-philologie, retour en farce de l’ancienne philologie légale, castratrice.548 La contestation de la philologie est restée un discours.549 §3 Un anti-intentionalisme tactique Si en termes d’influence critique, Barthes l’a emporté sur Picard, sur le fond, il n’est pas certain que l’auteur de Critique et vérité, ait tout à fait convaincu. Picard a eu beau jeu de noter les contradictions de 547 Idem., p.206-207 Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 19741976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007, p.291 549 « La sémiotique littéraire bouscule un peu la notion même de critique, […] Il se peut que le commentaire de livres devienne un genre caduc, que la critique ellemême disparaisse. Au fond, la critique en tant que critique a commencé il n’y a pas très longtemps, une centaine d’années. Cela peut aussi très bien disparaître.» « Critique et autocritique » (1970) in OC, t. III, p.647-648. 548 234 Barthes sur l’intention, s’étonnant qu’il puisse rejeter la recherche de l’intention de l’auteur tout en s’y référant de manière principielle.550 Antoine Compagnon, héritier critique du structuralisme littéraire, a enfoncé le clou en démontrant par l’absurde que tout texte présuppose une intention qu’elle soit consciente ou en acte.551 Cependant il n’est pas sûr que Barthes ait cru autant que Valéry au caractère accidentel de la création verbale. Si Barthes a nié qu’il y ait un rapport simple entre l’intériorité de l’auteur et le travail de sa plume, en déclarant par exemple qu’il avait écrit les Mythologies dans un climat intérieur de 550 Nous donnons quelques exemples qui montrent que Barthes a cru à l’intention d’auteur qu’il a contestée par tactique. Sur l’intention en parlant des photographies de Pic qui accompagnent le texte de Mère Courage et ses enfants : « elle aident à découvrir l’intention profonde de la création » Préface de Mère Courage et ses enfants (1960) in OC, t. I, p.1064. Sur le livre de Michel Butor mal accueilli par la critique, Barthes pour le défendre réfère au projet de l’auteur : « Car Mobile a un sens, et ce sens est parfaitement humain (puisque c’est de l’humain qu’on réclame), c’est-à-dire qu’il renvoie d’une part à l’histoire sérieuse d’un homme, qui est l’auteur, et d’autre part à la nature réelle d’un objet, qui est l’Amérique. » « Littérature et discontinu », Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.440. « Dans les essais que j’ai écrits, et qui concernaient la littérature et non le théâtre, j’ai souvent lutté pour qu’on ne limite pas la lecture d’un texte à un sens défini. Or, dès qu’il y a spectacle, j’ai besoin qu’il y ait un sens fort, unique, responsabilité morale ou sociale. Car je suis toujours fidèle aux idées de Brecht auxquelles j’étais très attaché quand je m’occupais de théâtre. » « Un contexte trop brutal » in OC, t. V, p.657-658. Oui mais pas seulement au théâtre comme nous l’avons rappelé par l’exemple de Mobile. Outre les exemples que j’ai déjà donnés montrant que Barthes était « intentionnaliste » autant qu’on peut l’être, je fournis l’extrait d’une note de Barthes sur un travail de Louis Fournier qui a paru dans une revue (« Bouvard et Pécuchet, comédie de l’intelligence », The french rewiew, vol. XLVII, n°6, spring 1974-9). Cette annotation trahit des positions plus orthodoxes que celles qu’il a montrées. Louis Fournier, interprétant Bouvard et Pécuchet écrit : « Paul Bourget l’a interprétée [cette œuvre] dans sa perspective anti-intellectualiste : les deux bonshommes pensent trop, de cette pensée néfaste qui précède l’expérience plutôt que de s’y assujettir. Il y a certainement de ça dans le Bouvard mais je crois tout de même qu’il y a plus fondamental. ». Barthes qui a barré ce passage inscrit dans la marge inférieure : « Depuis quand Flaubert se préoccuperait-il tant de méthodologie scientifique ? Comment concevoir que Flaubert voie la Pensée comme le mal ? Cela est contraire à toute la correspondance. » Faut-il insister sur le « toute la correspondance » ? 551 Cf. Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, op. cit., sous-chapitre « Retour à l’intention », pp.97-110. 235 débâcle affective552 qui était à l’opposé de l’écriture pleine de verve et de causticité qui les caractérise, il n’a pas pour autant refusé les rapports d’inversion entre la vie de l’auteur et l’œuvre envisagée comme une compensation. Barthes a porté un coup sévère aux critiques d’intention en déclarant la mort de l’auteur qui n’était peutêtre qu’une ruse visant à détruire la critique d’explication en la privant de son objet. Si la formule était nouvelle, le projet de mettre l’auteur hors-sujet ne l’était pas pour deux raisons : Paul Valéry avait déjà proposé une histoire de la littérature sans auteur : Une Histoire approfondie de la Littérature devrait donc être comprise, non tant comme une histoire des auteurs et des accidents de leur carrière ou celle de leurs ouvrages, que comme une Histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la « littérature », et cette histoire pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé.553 Barthes, à son tour, a demandé dès l’article « Histoire ou Littérature » qu’on « ampute » l’auteur des études littéraires. Il proposait pour se faire à l’historien littéraire, cet « interlocuteur implicite » rien moins que d’abandonner la vieille méthode biographique puisqu’elle réfère moins à l’auteur qu’à sa personne civile dont la connaissance ne peut pas faire approcher le secret de la création.554 Barthes a donné plus 552 Barthes a pu faire allusion à sa passion pour Robert David. Paul Valéry, « L’enseignement de la poétique au Collège de France, Variété, in Œuvres, I, op. cit., p.1439. 554 Cf. Nietzsche : « Que quelque chose de bon ou de juste se produise, dans le domaine des actions, de la poésie ou de la musique, aussitôt l’homme cultivé et privé de substance s’empresse d’oublier l’œuvre pour s’enquérir de l’histoire de l’auteur. Si celui-ci a déjà plusieurs ouvrages à son actif, il faut aussitôt qu’on lui explique le sens de son itinéraire passé et la direction vraisemblable de son évolution future. On le compare à d’autres, on le dissèque, on l’interroge sur le choix de son sujet, sur sa façon de le traiter, on le décompose pour le reconstruire de manière plus satisfaisante, on le corrige et on l’admoneste. Les événements les plus étonnants peuvent se produire, l’essaim des historiens neutres est toujours là, prêts d’aussi loin qu’ils l’aperçoivent, à prendre toute la mesure de l’auteur. » Frédéric Nietzsche, Seconde considération inactuelle, Œuvres, I, traduit par Pierre Rusch à partir des textes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, édition publiée sous la direction de Marc de Launay, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2000, p.532. 553 236 de force à sa proposition en rejoignant celle d’une certaine psychanalyse : Le texte littéraire ne révèle donc pas une individualité (celle de l’auteur) et il n’est plus chargé de transmettre un message. C’est qu’il n’y a plus personne : la psychanalyse a montré, en effet, que le sujet humain n’était pas plein et cohérent comme on le pensait, mais divisé, éparpillé en miettes que ne réunit aucune unité.555 Si le sujet est vide, alors il n’y a plus personne pour assumer les discours qui le traversent. En supprimant l’auteur en tant que producteur de sens, Barthes a pu chercher à contrer les démarches critiques qui interprètent le sens en tentant de mettre en rapport l’œuvre et la personne qui l’a produite. Mais il a pu aussi tenter de préserver la figure de l’auteur des investigations indiscrètes, des inquisitions qui allaient jusqu’à le transformer en patient.556 555 Nous avons cité cet extrait d’entretien sans doute réécrit sans pouvoir savoir si l’auteur de ces lignes est Dominique James résumant à grands traits la pensée de Barthes ou si c’est Roland Barthes lui-même. « Un univers articulé de signes vides » (1970) in OC, t. III, p.651. 556 Barthes a pu ne pas aimer une démarche critique qui met à nu la « misère des familles » comme, de même, il détestait la littérature type Mauriac où « la bourgeoisie se mange » : « La distance était nécessaire à Barthes, personnellement, pour communiquer avec autrui, en préservant l’exorcisé (exorcisant le préservé), le sujet, dans le royaume dont on ne parle pas et dont autrui ne doit pas parler. Tout ce qui concernait l’existence subjective était pour lui indicible, soit trop précieux, soit impudique, obscène, peut-être honteux. » Edgar Morin, « Le retrouvé et le perdu », Roland Barthes, Communications, n°36, 1982, p.3. 237 SECTION II - L’USURPATION DU NOM §1 Modernisme théorique et vieille vieille critique S’il est peu douteux que Barthes ait cherché à disqualifier ce qu’il appelait « la critique universitaire »557, il est moins facile de savoir pourquoi. Faut-il croire que l’ambition de Barthes était de contester le système des examens558 ? N’était-ce pas un piètre dessein pour un théoricien de l’action des langages ?559 Que voulait dire Barthes par exemple quand il a déclaré que l’Etat gaulliste veut bien « céder l’Université aux communistes et aux contestataires » à partir du moment qu’il contrôle la Télévision et la Radio ? : 557 Si Barthes réfère à la « vieille vieille critique » (sur cette notion voir Antoine Compagnon, La troisième république des lettres de Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983), est-ce seulement parce qu’on y compte des noms prestigieux résonnant comme des arguments d’autorité ? : « Depuis une centaine d’années, un débat sans cesse renouvelé oppose l’université et certains courants de la critique littéraire : ce n’est pas aujourd’hui que Proust, Péguy et Thibaudet, chacun à partir de la distance qui lui était propre, ont parlé de critique universitaire ou critique des professeurs. » Dactylographe Préface de l’édition catalane de Critique et vérité, BRT2. A. 23, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f.2. 558 Cf. Louis-Jean Calvet : « Il nous faut ici revenir à « l’affaire Picard. Barthes pense en effet qui si Picard l’a attaqué, et durement, ce n’était pas seulement pour défendre une chasse gardée, Racine, mais parce que tout l’édifice universitaire était menacé par la « nouvelle critique ». Le fait de nommer la critique universitaire, de la distinguer, de dire tout simplement : il existe une critique universitaire, mettait en question la clé de voûte du système (les critères d’examen) en faisant de cette critique non une vérité mais une opinion : dès lors, pensait-il, que l’on fait éclater l’aspect historiciste de la littérature, il devient difficile voire impossible d’interroger un étudiant, de le juger. Et c’est précisément cela, le système du contrôle du savoir, qui est à ses yeux contesté en mai 68. Il imagine donc peut-être que le prolongement naturel de ce mouvement se trouve dans son séminaire, dans ses écrits, et ne comprend pas pourquoi il se trouve lui-même critiqué, presque rejeté du côté de Picard et de ses pairs. » Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.206. 559 Thomas Pavel est peut-être plus près de la « vérité » : « En minimisant l'importance de la vérité dans les sciences de la signification, la réponse de Barthes (Critique et vérité, Seuil, 1966) laissait entendre que l'aile avancée du structuralisme était en fin de compte peu disposée à accepter "le niveau d'intelligence" que l'on consentait bien à lui accorder. Parmi les partisans de la nouvelle formalité linguistique, ils s'en trouvaient donc, qui loin d'ajouter paisiblement un surplus de technicité aux soubassements du grand édifice philologico-herméneutique, en inaugurait ouvertement la démolition. Il ne s'agissait aucunement de laisser provisoirement de côté la référence et le sens en faveur de l'articulation des signes, mais d'œuvrer au remplacement inexorable de ceux-là par ceux-ci. » Thomas Pavel, Le Mirage linguistique: essai sur la modernisation intellectuelle, op.cit., p.64-65 238 En France, actuellement, par exemple, l’Etat veut bien lâcher l’Université, s’en désintéresser, la concéder aux communistes et aux contestataires, car il sait bien que ce n’est pas là que se fait la culture conquérante ; mais pour rien au monde il ne se dessaisira de la Télévision, de la Radio ; en possédant ces voies de cultures, c’est la culture réelle qu’il régente560 Barthes a déploré ce partage qui donnait aux langages théoriques la possibilité d’entrer à l’université alors que la critique immanente en restait exclu 561 : Ce que la critique universitaire est disposée à admettre (peu à peu et après des résistances successives), c’est paradoxalement le principe même d’une critique d’interprétation, ou si l’on préfère (bien que le mot fasse peur), d’une critique idéologique ; mais ce qu’elle refuse, c’est que cette interprétation et cette idéologie puissent décider de travailler dans un domaine purement intérieur à l’œuvre ; bref, ce qui est récusé, c’est l’analyse immanente : tout est acceptable, pourvu que l’œuvre puisse être mise en rapport avec autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire autre chose que la littérature : l’histoire (même si elle devient marxiste), la psychologie (même si elle devient psychanalytique), ces ailleurs de l’œuvre seront peu à peu admis ; ce qui ne le sera pas, c’est une travail qui s’installe dans l’œuvre et ne pose son rapport au monde qu’après l’avoir entièrement décrite de l’intérieur, dans ses fonctions, ou comme on dit aujourd’hui, dans sa structure ; ce qui est rejeté, c’est donc en gros la critique phénoménologique (qui explicite l’œuvre au lieu de l’expliquer), la critique thématique (qui reconstitue les métaphores intérieures de l’œuvre) et la critique structurale (qui tient l’œuvre pour un système de fonctions). Pourquoi ce refus de l’immanence (dont le principe est d’ailleurs souvent mal compris) ? On ne peut donner pour le moment que des réponses contingentes ; peut-être est-ce par soumission obstinée à l’idéologie déterministe, qui veut que l’œuvre soit le « produit » d’une « cause » et que les causes extérieures soient plus « cause » que les autres.562 Dans ce passage Barthes oppose déjà l’explicitation de l’œuvre (travail sur le signifiant qu’on déplie) à l’explication (recherche du 560 « La paix culturelle » (1971) in OC, t. III, p.884. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il n’est pas prouvé que Gaston Bachelard, JeanPierre Richard, Jean Starobinski, Georges Poulet pour ne citer que les plus célèbres aient souffert d’un quelconque ostracisme. 562 « Les deux critiques » (1963), Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.500. 561 239 sens). Si l’histoire littéraire admet les langages théoriques (marxisme, psychanalyse), c’est que leur idéologie déterministe les rapproche : Sans certes le souhaiter, je ne serais nullement étonné qu’un jour, par exemple, une certaine Université vienne occuper la place de l’Université traditionnelle et que Picard renaisse en quelque censeur positiviste, sociologiste ou « marxiste » (je mets des guillemets pour indiquer qu’il s’agirait d’un certain marxisme) : il en existe déjà.563 Opposé à l’histoire littéraire, Barthes a apporté un soutien à un courant critique qui s’en démarquait : la critique thématique. Restant dans le signifiant, se contentant de critiquer les œuvres, de déchiffrer le style, ne portant pas sa critique, directement ou indirectement, sur les structures de la société, la critique thématique ne parle qu’en son nom (et non pas au nom de la « Cause », de la « Science », de l’« Institution ») : Le thème est une notion utile pour désigner ce lieu du discours où le corps s’avance sous sa propre responsabilité, et par là même déjoue le signe.564 Cependant il n’a pas osé s’en servir pour contrer les « théologies du signifié » (sociocritique, structuralisme génétique, histoire littéraire, psychocritique) tant elle lui semblait disqualifiée. L’opposition de Barthes à la « vieille Sorbonne » l’a fait ranger dans le camp du progressisme scientifique et politique à une époque où l’on avait oublié que la contestation de l’ordre ne part pas d’un seul endroit : Barthes explique alors souvent à ses amis qu’il y a deux façons pour l’intellectuel de critiquer la société : soit au nom d’un ailleurs, le tiers-mondisme, ou d’un avenir radieux, soit au nom d’une tradition, et l’on tombe alors dans la critique réactionnaire, type Joseph de Maistre. Entre ces deux modes de positions critiques, pense-t-il, il n’y a rien et l’intéresse la recherche d’un nouveau discours, de nouveaux angles d’attaque.565 563 564 565 « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1034. Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p. 750. Roland Barthes, op.cit., p.277. 240 Il est vrai que l’opposition au positivisme n’était plus l’apanage des penseurs réactionnaires ; la conversion de Charles Maurras dément toute identification facile entre positivisme et progressisme. Cependant malgré ses récupérations, le positivisme, comme tout rationalisme, penche inéluctablement vers une culture de l’explication (opposée aux conceptions magiques de l’art). Mais pour Barthes, il semble que l’historicisme, le positivisme, le sociologisme, c’est tout un : Les arguments de Picard, disons plutôt : ses tours de langage, quoique apparemment issus d’une vue sur-esthétisante de la littérature, auraient très bien pu, et donc pourront très bien venir d’un lieu adverse : l’historicisme, le positivisme, le sociologisme, par exemple. C’est qu’en réalité ces lieux n’en forment qu’un, qui est en gros celui de l’asymbolie.566 Si il est possible d’expliquer l’hostilité de Barthes au « sociologisme » mêlé d’histoire littéraire d’un Benichou par son refus de la critique instituée, comment comprendre celle qu’il a conçue pour le sociologisme de Lucien Goldmann qui n’a pas eu la même reconnaissance ? § 2 Les deux sociologies structuralistes Barthes a fait remarquer à plusieurs reprises que le mot « structuralisme » était appliqué à des entreprises opposées au sens politique : Certes, ce mot, imposé le plus souvent de l’extérieur, recouvre actuellement des entreprises très diverses, parfois divergentes, parfois même ennemies.567 566 567 « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1034. « De la science à la littérature » (1967) in OC, t. II, p.1265. 241 Louis-Jean Calvet a interprété le conflit Barthes/Goldmann comme une mesquine rivalité d’école : Lucien Goldmann, nous l’avons vu, a tenté de susciter un courant anti-Barthes, laissant entendre qu’il était du côté de la Réaction. Au-delà de ces petites mesquineries qui fleurissent parfois dans le milieu universitaire, il ressent très mal d’être ou de se croire, pour la première fois de sa vie, contesté.568 Le différend était peut-être plus profond. Barthes regrettait qu’on puisse qualifier de « structuraliste » aussi bien « l’épistémologie génétique » de Piaget que la « critique de Goldmann »569, terme derrière lequel ce dernier a pu chercher à restaurer le « vieux schéma déterministe » de la cause et du produit570. Pourtant Goldmann, s’éloignant de Lukács, avait proposé une « sociologie structuraliste » en critiquant celle des contenus qui cherchait dans l’art littéraire un reflet mécanique de la société. La sociologie structuraliste, plus dialectique, considérait que la littérature était un élément constitutif de la « conscience possible » d’un groupe social exprimée par un « individu exceptionnel » : 568 Louis-Jean Calvet dans Roland Barthes réduit l’enjeu du conflit à des questions d’ego. Goldmann, tentant de contrôler les comités d’action étudiants, aurait cherché à prendre une revanche sur un concurrent : « On sollicite les différents enseignants de l’Ecole, certains viennent en observateurs curieux, d’autres en militants ; Barthes, lui, commet un impair : il se déclare prêt à tenir un séminaire sur les relations entre le langage et le mouvement étudiant, ou le langage et la révolution. Eclat de rire des étudiants, qui considèrent que l’heure n’est pas aux séminaires ; satisfaction de Goldmann, pas si mécontent de voir un concurrent racinien se disqualifier aux yeux du public estudiantin. » Roland Barthes, op. cit., p.203. Il est sûr en tous cas que Barthes n’était pas vraiment en phase avec le mouvement de Mai 68 : « Dans une interview télévisée enregistrée en 1970, il parle de Fournié, son camarade au sanatorium, militant trotskiste, qui l’avait initié au marxisme, et a une formule qui éclaire son rapport aux suites de mai 68 : « Ce trotskisme d’alors, dit-il en substance, n’avait rien à voir avec le gauchisme actuel et ses débordements idéologiques... » Idem., p.205. 569 « Réponse à une enquête sur le structuralisme » (1965) in OC, t. II, p.715. 570 « Littérature et signification » (1963), Essais critiques in OC, t. II, p.517. 242 Le grand écrivain est précisément l’individu exceptionnel qui réussit à créer dans un certain domaine celui de l’œuvre littéraire (ou picturale, conceptuelle, musicale, etc.), un univers imaginaire cohérent ou presque rigoureusement cohérent, dont la structure correspond à celle vers laquelle tend l’ensemble du groupe. [...] On voit la différence considérable qui sépare la sociologie des contenus de la sociologie structuraliste. La première voit dans l’œuvre un reflet de la conscience collective, la seconde y voit au contraire un des éléments constitutifs les plus importants de celle-ci, celui qui permet aux membres du groupe de prendre conscience de ce qu’ils pensaient, sentaient, faisaient sans en savoir objectivement la signification.571 Mais Goldmann a présenté le Nouveau Roman comme une nouvelle forme de réalisme572 qui décrit les contradictions des sociétés capitalistes et l’évolution de leurs structures essentielles : les romans de Robbe-Grillet qui décrivent un monde, fonctionnant comme une société anonyme, où plus personne n’assume de responsabilité morale573 ainsi que le roman sans personnage de Nathalie Sarraute sont à mettre en rapport avec le stade impérialiste du capitalisme qui ne fait plus comme le capitalisme individuel, de la personne un élément central : Le thème de ces deux romans [Les gommes, Le voyeur], la disparition de toute importance et de toute signification de 571 Lucien Goldmann, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1964, p.219. 572 Goldmann a pu penser à Barthes quand il écrit : « On a beaucoup parlé des problèmes formels dans les romans de Robbe-Grillet. Il est peut-être temps de parler de leur contenu. », Idem., p. 197. Goldmann entendait peut-être contester le monopole interprétatif du « structuralisme statique » sur le Nouveau Roman. Il a concédé à la sémiologie barthienne, qualifié de structuralisme statique par opposition à son « structuralisme dynamique » une pertinence très mesurée : « Les méthodes récentes de la critique littéraire, - structuralisme génétique, psychanalyse et même structuralisme statique avec lequel nous ne sommes pas d’accord, mais dont certains résultats partiels sont incontestables, - ont enfin mis à l’ordre du jour de constituer une science sérieuse, rigoureuse et positive de la vie de l’esprit en général et de la création culturelle en particulier. », Ibid., p.11. 573 Robbe-Grillet écrit : « Le roman de personnage appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l’apogée de l’individu. », Pour un nouveau roman, op. cit., p.28. 243 l’action individuelle, en fait à mon avis, deux des ouvrages les plus réalistes de la littérature romanesque contemporaine.574 Si pour Lucien Goldmann il y a homologie entre structure économique et structure artistique : La disparition de l’individualisme sur le plan de l’économie (processus que les penseurs marxistes ont enregistré sous la forme de la transformation de l’économie libérale en économie de monopoles, du passage du capitalisme classique à l’impérialisme), et la transformation homologue du roman caractérisée précisément par la disparition du personnage individuel et du récit biographique.575 Ce n’est pas le cas pour Barthes : Il est vrai que l’objet est lancé par l’infra-structure mais il n’existe pas de rapport mimétique par exemple entre la structure du roman et la structure économique.576 Réclamant une sociologie des formes qu’il appelle socio-logique, Barthes envisage néanmoins qu’une vraie sociologie structuraliste puisse « coexister » (terme de la guerre froide pour souligner la divergence idéologique) avec celle de Goldmann requalifiée en « sociologie des contenus » pour faire comprendre que l’expression « sociologie structuraliste » de Goldmann est mal employée puisqu’elle porte sur du contenu : Le niveau auquel se place Goldmann est essentiellement idéologique: que devient dans cette macro-critique, la surface verbale de l’œuvre, ce corps parfaitement cohérent de 574 Pour une sociologie du roman, op. cit., p.202-203. « Si on donne au mot réalisme le sens de création d’un monde dont la structure est analogue à la structure essentielle de la réalité sociale au sein de laquelle l’œuvre a été écrite, Nathalie Sarraute et Robbe-Grillet comptent parmi les écrivains les plus radicalement réalistes de la littérature française contemporaine. » Idem., p.209. 575 « Introduction aux premiers écrits de Lukács » in Lukács, La Théorie du roman, traduit de l’allemand par Jean Clairevoye, texte présenté par Goldmann, Paris, Gonthier, 1963, p.183. 576 « Entretien sur le structuralisme » (1966) in OC, t. II, p.884. 244 phénomènes formels (au sens le plus extérieur du terme), écritures, rhétoriques, modes de narration, techniques de perception, critères de notation, qui font eux aussi le roman ? La « forme » de Goldmann semble paradoxalement laisser passer « les formes » , comme si toute la spécialité littéraire577 du roman était épuisée par ce passage de l’abstrait au récit, ou Goldmann la fait tenir. Autrement dit, le projet éthique du romancier, même et surtout si l’on accepte la façon dont Goldmann en rend compte, ne peut que rencontrer, précisément pour se médiatiser, ce qu’on appellera ici un imaginaire c'est-àdire en définitive un langage, et ce langage demande lui aussi sa sociologie. On serait ainsi amené à concevoir aujourd'hui deux critiques (ou deux sociologies) complémentaires : une critique idéologique, que j’appellerai pour ma part sémantique, puisqu‘elle s’occuperait du contenu (que Goldmann appelle « la forme ») et une critique sémiologique, puisqu’elle s’occuperait des « formes » ; on pourrait appeler cette sociologie des formes une socio-logique, dans la mesure où elle essaierait de rendre compte de la manière éminemment signifiante dont les romanciers classent leurs paroles. Ces deux sociologies peuvent-elles coexister ? Collaborer ? Entrer, si l’on peut dire, en fonction ? Ce que l’on peut dire, c’est que la seconde, étant elle-même une activité classificatrice, n’aurait je crois, aucune peine à reconnaître la place et l’importance (sinon la vérité) de la première.578 Si Barthes refuse de considérer qu’une manière de penser puisse constituer une forme bien qu’il ait reconnu qu’il y a des formes du fond, des figures de pensée (la figure de système579 par exemple) qui caractérisent formellement un type de discours, c’est parce que le structuralisme génétique est un déterminisme déguisé : Même Goldmann, si soucieux de multiplier les relais entre l’œuvre et son signifié, cède au postulat analogique : Pascal appartenant à un groupe social politiquement déçu, leur vision du monde reproduira cette déception, comme si l’écrivain n’avait d’autre pouvoir que de se copier lui-même. Et pourtant, si l’œuvre était précisément ce que l’auteur ne connaît pas, ce qu’il ne vit pas ? Il n’est pas nécessaire d’être psychanalyste pour concevoir qu’un acte (et surtout un acte littéraire, qui 577 Albert Béguin emploie l’expression de « spécialité littéraire » aussi. Barthes trouvait barbare le mot littératurité qu'on [Genette ?] a remplacé par littérarité. 578 « Les deux sociologies du roman » (1963) in OC, t. II, p.250. 579 Voir supra la section Le nouveau discours intellectuel in chap. I : Mythologie et sémioclastie 245 n’attend aucune sanction de la réalité immédiate) peut très bien être le signe inversé d’une intention.580 On peut observer que Barthes s’appuie à nouveau sur un postulat de la critique thématique (l’œuvre n’est pas un reflet mais une compensation) pour récuser les théories sociocritiques. Dans les quelques inédits que l’édition des Œuvres complètes ont donné à lire, on remarque un texte étonnant écrit en 1962 où Barthes analyse la production littéraire dans les termes de la « théorie sociale de LukácsGoldmann » dont il semble assumer le point de vue bien qu’il ait travaillé à une théorie trans-sociale de la production littéraire qui refuse tout déterminisme : Quel est l’objet de nos grands romans passés ? Presque toujours une société qui se défait, comme s’il y avait accord entre la durée romanesque et le temps historique qui ruine, ensable, élimine, futilise. La Comédie humaine, Les Rougon-Macquart, Le Temps perdu sont des histoire [sic] d’une classe qui meurt (l’aristocratie de Balzac), qui pourrit (la bourgeoisie dans Nana) ou s’irréalise (la noblesse chez Proust)581. S’il n’atteint cette dimension, le roman manque l’histoire (ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse alors nouer avec elle des rapports plus indirects). Nous n’avons eu en France aucun grand roman sur la guerre d’Algérie (j’entends par la dimension, qui est essentielle à la forme canonique du genre) : c’est que sans doute elle n’était qu’épiphénomène sinistre, non défection profonde d’une société française qui semble rester immobile, résistant aussi bien à la littérature romanesque des grands morts historiques qu’aux coups de clairon, philosophiques et polémiques, des sociétés qui se construisent.582 Dans les accès de sincérité qui ont ponctué la fin de sa carrière, il a aussi reconnu la force dialectique de la théorie sociale bien que l’absence de « grand roman » contemporain dans la société réifiée la contredise… : 580 « Histoire ou littérature », Sur Racine in OC, t. II, p.191-192. Voir supra chap. IV : La tâche de l’écrivain progressiste . 582 « Une société sans roman ? » (1964) in OC, t. II, p.563. 581 246 Ce schéma est assez convaincant, par sa fermeté et aussi sa force dialectique, absente des premières systématisations culturelles du marxisme de style plekhanovien → Cependant, il pose d’énormes questions, notamment celle-ci, qui est notre question : les romans actuels, c’est-à-dire une poussière de romans et pas de « grand roman », ne semblent plus être le dépôt d’aucune intention de valeur, d’aucun projet, ou d’aucune passion éthique ; pour autant que je puisse en juger, autant d’expressions parcellaires de situations, de contestations particulières : dépérissement ou suspension de l’éthique vraie → en ce sens, régressif : absence d’une Transcendance romanesque ( → plus de « grand » roman) → Or, ces romans adviennent dans une société où le capitalisme continue, où le monde réel dénie, c’est évident les rêves d’harmonie.583 Il reste à savoir si Barthes a refusé la sociocritique par antidéterminisme ou par anti-marxisme dissimulé. 583 La Préparation du roman, texte établi, présenté et annoté par Nathalie Léger, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil/IMEC, coll. traces écrites, 2003, p.363. 247 CHAPITRE 3 : DESTALINISATION ET DESTABILISATION Barthes a distingué dans le champ de l’interlocution sociale, deux types de discours, deux grandes formes de domination rhétorique584 : le règne et le triomphe. Cette typologie duelle des effets de discours rappelle aussi bien la distinction pascalienne démontrer/argumenter que celle de Kant (persuader/convaincre). Si l’ambition de Barthes n’est pas d’inventer des catégories inouïes pour l’analyse du discours, que cherche-t-il à faire à travers cette description apparemment scientifique des effets de langage ? Nous montrerons dans ce chapitre que Barthes s’est opposé au triomphe des langages théoriques (Section I - La macro-critique de la modernité théorique) aussi bien en « théorisant » l’espace du discours (Section II - La topologie des langages grégaires) qu’en concertant la levée des figures de l’amateur, du socialiste libertaire, de l’amoureux contre celle du militant (Section III - Le système des figures) ; nous 584 Voir « La guerre des langages » in OC, t. IV, p.362-363. 248 terminerons en faisant l’hypothèse que l’éthique du neutre (on désigne par ce terme aussi bien le cours du Neutre que l’esprit qui l’a présidé) était une propédeutique à « autre chose »» (Section IV- L’Assomption oratoire du Neutre : propédeutique à « Autre chose »). SECTION I – LA TOPOLOGIE DES LANGAGES GREGAIRES §1 Les modes de domination rhétorique Le règne ou le discours régnant est fondé sur la persuasion ; peu démonstratif, il s’appuie sur les valeurs implicites d’une société donnée, préférant ne pas argumenter mais pouvant au besoin faire appel à des arguments affectifs ainsi qu’aux arguments d’autorité quand il est contesté. C’est le discours de la doxa, sûre d’elle-même, qui n’a pas à se justifier, le discours entre soi, entre gens qui se comprennent. Sa légitimité ne le pousse pas à ergoter. Il exploite la croyance populaire selon laquelle un discours trop justifié serait un discours de mensonge. La force du discours régnant tient au fait qu’il est d’emblée accordé aux opinions courantes. C’est pourquoi Barthes l’appelle « discours endoxal » (opposé au discours paradoxal des nouvelles discursivités) en référence, disait-il, à Aristote. Le discours endoxal passe inaperçu car il est à la fois feutré, diffus, incolore, nonmarqué pour parler en terme linguistique. Tout le monde le parle sans le savoir. C’est l’idéologie et l’imaginaire tout ensemble qui parlent. Barthes qualifiait aussi cette manière de parler « discours encratique » car elle se développe à l’abri du pouvoir qui l’encourage comme toutes les légalités. Le discours encratique n’est pas le discours d’une classe restreinte qui détient à elle seule le pouvoir (le jargon des technocrates par exemple est refusé par le doxa) mais le discours de tous ceux qui veulent en faire partie. Il est donc parlé aussi bien par la 249 classe dominante que par la petite-bourgeoisie (que Barthes nommait quelquefois « classe promotionnelle »). Son auditoire est universel. Le triomphe ou le discours triomphant est un système langagier plus élaboré que le discours encratique. Il se remarque au caractère marqué de son lexique. Il doit faire preuve d’ingéniosité, se faire pédagogue pour qu’on daigne lui prêter l’oreille. Il recourre aux arguments contraignants, il s’appuie sur une rationalité, il démontre, il veut d’autant plus convaincre que son pouvoir de persuasion reste faible. Il peut produire, sur le coup, au moment où il est proféré, une impression forte de vérité qui s’affaiblit dès que les raisons évoquées sont oubliées ou embrouillées dans la mémoire du destinataire. C’est un discours quelquefois « rugueux », qui demande un effort, une contention d’esprit. Il doit construire son auditoire. Son agressivité peut éloigner les esprits timides et consensuels. Son argumentation ad rem peut décourager les esprits enthousiastes et superficiels. Il est donc pénible à suivre. Aussi faut-il qu’il simplifie son appareil de raisons, qu’il dilue ses valeurs dans celles de la moralité régnante pour subsister et se faire reconnaître (sa valeur théorique s’annihile, perdant en profondeur ce qu’il gagne en étendue). C’est à ce moment qu’il acquiert peu à peu une légitimité restreinte, qu’il se légalise tout en perdant en même temps sa fraîcheur excitante de discours acratique parlé hors des pouvoir et des « vouloir-saisir », se mutant en système langagier, que « n’importe qui » (même les « imbéciles ») peut s’approprier sans produire un effort de réflexion : Chacun sait que le sociolecte marxiste peut être parlé par des imbéciles : la langue sociolectale ne s’altère pas au gré des accidents individuels, mais seulement s’il se produit une mutation de discursivité (Marx et Freud ont été eux-mêmes de ces mutants, mais depuis eux la discursivité qu’ils ont fondée ne fait que se répéter.)585 585 « La division des langages » (1973) in OC, t. IV, p.359. 250 Ce langage fort supplante quelquefois la moralité précédente ou se contenterait de coexister avec elle, ce qui rend l’espace du discours « inhabitable » : le sujet est pris en écharpe entre l’arrogance de la doxa et celle de la theoria, entre un discours de victoire et un discours de triomphe, entre le discours socialo-communiste et sa rhétorique de l’égalité et le discours gauchiste ou théoriciste : [Barthes] : Actuellement, nous assistons à un glissement de l’arrogance vers la gauche. Il y a un discours de gauche arrogant et c’est ce qui fait le cœur de mon problème personnel. Je suis divisé entre ma situation dans un lieu politique et les agressions de discours qui me viennent de ce lieu. [Le journaliste Jean-Jacques Brochier] : Cependant, si l’on se réfère à l’époque des Mythologies, qui est à peu près l’époque où des intellectuels comme Edgar Morin ont été exclus du Parti communiste, l’arrogance du discours stalinien était beaucoup plus forte que maintenant. [Barthes] : Oui, c’est vrai. Il y a plus d’arrogance discursive aujourd’hui dans le gauchisme que dans le communisme. Mais, si je puis dire, ça n’en est pas mieux pour ça. Parce que ça veut dire que le langage communiste passe dans le langage un peu poisseux de la doxa, du naturel, de l’évidence, du bon sens, du « cela va de soi ». On est encore pris entre ces deux langages dont j’ai esquissé le mode de dominations en parlant du règne de l’un et du triomphe de l’autre. On est pris entre un règne et un triomphe et c’est pour cela que le lieu est difficile à habiter.586 J’ai cité ce passage car Barthes y est plus explicite que d’habitude : la doxa n’était pas le « discours libéral » mais les discours progressistes. On comprend que cette typologie des langages forts visait le « discours marxiste » que Barthes aimait à réduire à une stéréotypie. §2 Le mauvais stéréotype Barthes a ainsi expliqué son intolérance à l’égard des langages théoriques par une sorte d’hyperesthésie au stéréotype qui l’empêchait 586 « Vingt mots-clés pour Roland Barthes » (1975) in OC, t. IV, p.863. 251 de rester un « bon sujet politique ».587 La valeur d’un langage ne réside pas dans sa vérité mais dans sa fraîcheur. Dans les Mythologies, il remarquait que le discours mythique est un discours de répétition cherchant à imposer un sens de manière retorse. Par la répétition un discours historique se donne pour vrai si bien que les opinions figées par la paresse, par le défaut d’examen passent pour des vérités naturelles sur lesquelles le droit de critique est suspendu. Ainsi Barthes notait que la réussite institutionnelle, très relative, de la sémiologie était liée à son processus de pétrification car la doxa de la vérité permanente réprouve, condamne, voire interdit la variation d’opinion. SECTION II – UNE MACRO-CRITIQUE DE LA MODERNITE THEORIQUE ORIENTEE §1 Un marxisme d’opposition plus que d’adhésion Il faut rappeler que Barthes ne s’est jamais affilié, n’a jamais adhéré à aucun mouvement se réclamant du marxisme (excepté sa collaboration à Théâtre Populaire). Il a en revanche pleinement participé au mouvement de déstalinisation588 initié par la revue Arguments créée 587 Voir Fragment Un mauvais sujet politique, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, pp.741-742 588 Barthes a accordé non sans réticence un entretien à la revue Scarabée International où il revient sur cette collaboration : « En tout cas, quand on a fait cette tentative - je comprends, maintenant, pourquoi j’en avais parlé à Fortini -, il y avait un mouvement de déstalinisation chez les intellectuels, dont Raggionamenti avait été un premier signe. Gulliver, c’était la même chose, un terrain d’entente avec les Allemands, et les Italiens, alors que, malgré tout, le reste de l’intellectualité n’était pas encore « déstalinisée », si je puis dire. Il y avait là une sorte d’originalité qui permettait de se réunir. » « Vie et mort des revues » (1979) in OC, t. V, p.780. Sur l’entretien portant sur la revue Arguments : « J’ai manifesté une certaine résistance à vous donner un rendez-vous, non pas pour des raisons personnelles, mais justement pour des raisons plus théoriques ou plus existentielles ; c’est que je constate sans cesse en moi-même que je suis un 252 par Edgar Morin qui appelait à une « révisionnisme généralisé » 589. Barthes y a collaboré moins par ses articles – il a peu écrit pour Arguments - que par sa présence aux réunions du comité de rédaction dont il était membre.590 Pourquoi une telle assiduité ? Est-ce parce que Barthes n’a pas été convaincu très longtemps que le marxisme puisse se définir comme un discours de vérité. Dans Le Degré zéro de l’écriture, il notait déjà par exemple que si le marxisme se donne comme un langage de la connaissance, il peut néanmoins prendre les traits d’un langage de la valeur, y compris chez Marx quand l’auteur du Capital oppose l’internationalisme au cosmopolitisme.591 L’inflation de l’élément moral qui n’est pas absent chez Marx luimême a peu à peu solidifié des analyses provisoires en vérités très mauvais témoin de l’époque où j’ai vécu et où je vis. Je n’ai pas de mémoire historique » Idem., p.774 « Je pourrais vous dire la date de parution de L’Esprit des lois de Montesquieu, mais je serais incapable de vous dire sans grand effort celle, par exemple, de la fin de la guerre d’Algérie. » Ibid., p.774. 589 Arguments, n°14, deuxième trimestre, 1959. 590 Maria-Teresa Padova interrogeant Barthes pour la revue Scarabée International, trouve le fait curieux : « Vous avez [dit-elle] publié dans Arguments quatre ou cinq articles seulement » Barthes dit qu’il « ne se rappelle de rien » excepté l’article Ecrivains/écrivants. Maria-Teresa Padova reprend : « Le sujet de vos articles sont tout à fait différents de la ligne de la revue. Vous avez quand même participé aux réunions et aux débats du groupe [lié à la revue] Arguments : cela signifie-t-il que c’était le mouvement Arguments qui vous intéressait ? Barthes élude la question (il a fait la théorie de la réponse à côté dans une figure du Neutre) et déclare : « il y avait des raisons personnelles, j’étais poussé à connaître des intellectuels italiens. Je ne connaissais pas l’Italie, sauf comme touriste, et j’étais donc très intéressé à l’idée de ces rencontres ! » Ibid., p.775. Barthes a écrit l’article « Scandale du marxisme » pour Combat (21 juin 1951) et l’article « A propos d’une métaphore (Le marxisme est-il une « église » ?) » pour Esprit (novembre 1951) Sur l’objectif de la revue Arguments: « Elle a montré [...] qu’il était possible de réfléchir sur le monde en dehors des clichés et des stéréotypes du marxisme stalinien. » Ibid., p.776 « Arguments n’était pas lié à une gauche politique, n’était lié à aucun parti, les contradictions sont au niveau du rapport entre le pouvoir et les partis ; c’était une revue d’intellectuels, on ne peut même pas dire que c’était une revue de gauche. Il y a toujours cette ambiguïté, par exemple, prenez le mouvement politique actuel : vous avez une gauche qui s’exprime dans les partis, mais le gauchisme qui existe, qui a des journaux, des quotidiens, des groupes, une sensibilité, est-ce qu’on peut dire que le gauchisme est de gauche ? Je crois qu’on ne le dirait pas. » « Vie et mort des revues » Ibid., p.777. 591 « Les écritures politiques » Le Degré zéro de l’écriture (1953) in OC, t. I, p.185-186. 253 permanentes qu’il n’est plus question d’approfondir ou de corriger. Dans un article consacré à Description du marxisme, centrant son propos sur la métaphore de « nouvelle église » par laquelle Roger Caillois avait qualifié le « marxisme », Barthes attirait l’attention du lecteur sur ce bon succès de librairie (neuf tirages en un an) avec une certaine insistance, ayant consacré deux articles lors de l’année 1951 où il n’a pas écrit plus de six articles592. Il y semble regretter que Caillois, en se focalisant sur « la caricature du dogmatisme moscovite » (appellation dénigrante qu’il reprend peut-être moins pour s’en indigner que pour s’en gargariser), n’ait pas vu ce que « le marxisme propose d’important ». L’important n’est pas pour Barthes le socialisme réel (dans un seul pays ou dans plusieurs) mais l’ébranlement de « nos » certitudes593. C’était réduire le marxisme à un jeu d’esprit, à une méthode d’exercitation théorique.594 592 Barthes a écrit l’article « Scandale du marxisme » pour Combat (21 juin 1951) et l’article « A propos d’une métaphore (Le marxisme est-il une « église » ?) » pour Esprit (novembre 1951). 593 La rhétorique de l’ébranlement est une importation nietzschéenne. Selon Nietzsche la science ébranle, produit un « tremblement de concepts » (Frédéric Nietzsche, Seconde considération intempestive, traduit de l’allemand par Henri Albert, Paris, Flammarion, coll. GF, 1988, p.175. « Tremblement de concepts » est meilleur que « tremblement intellectuel » (comme le traduit Pierre Rusch) mais nous continuerons néanmoins à renvoyer à l’édition de Marc B. de Launay) « La vie s’effondre, elle perd force et courage, quand l’ébranlement intellectuel suscité par la science ôte à l’homme le fondement de toute certitude et de toute quiétude, la croyance en une réalité constante et éternelle. », Nietzsche, Seconde considération inactuelle : De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, in Œuvres, I, traduit par Pierre Rusch à partir des textes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, édition publiée sous la direction de Marc de Launay. Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p.572. « La vie elle-même s’effondre, s’affaiblit et perd courage quand le tremblement de concepts que produit la science enlève à l’homme la base de toute sécurité, de tout son calme, sa foi en tout ce qui est durable et éternel. » 594 Françoise Gaillard a vu que la sémiologie, outre ses bénéfices idéologiques, a pu satisfaire sa « concupiscence » pour l’esprit : « La sémiotique, cette science des signes émis par une société, qu’on a eu de plus en plus tendance à confondre avec eux ? Elle l’a tenté, elle l’a séduit, car elle retournait en exercice gratuit de l’intelligence le dogmatisme des politiques de l’alternative. » « Barthes juge de Roland », Communications, n°36, 1982, p.79-80. 254 §2 D’un marxisme d’opposition à l’opposition au marxisme L’opposition de Barthes au marxisme n’était pas un contre-pied radical. Il n’est pas passé comme d’autres intellectuels de l’orthodoxie stalinienne à l’orthodoxie libérale, d’un dogmatisme à l’autre mais d’une adhésion incertaine à une opposition feutrée. On note aussi bien dans les Mythologies que dans les critiques de Théâtre Populaire une résistance à parler le sociolecte marxiste. Il n’emploie que deux fois le terme « superstructure » dans une note des Mythologies qu’il a supprimée et dans l’article de Combat « Triomphe et rupture de l’écriture bourgeoise », terme qui disparaît du chapitre du même nom du Degré zéro de l’écriture.595 La notion de lutte de classes est implicitement refusée, remplacée par celle de la division des classes qui exhale un petit parfum jauressiste. Le nom de Marx apparaît plus souvent que celui de Joseph de Maistre qui entre dans l’index des noms en 1960 dans le texte où Barthes théorise l’opposition écrivains/écrivants mais il n’est finalement pas sûr que le premier ait eu plus d’influence que le second qui possédait aux yeux de Barthes une supériorité de style sinon de pensée. Barthes est entré insensiblement en dissidence en écrivant le Système de la mode, essai aride dans lequel il plaide pour la philosophie du Rien contre celle de la Totalité en enrôlant Mallarmé contre Hegel.596 595 Barthes écrit dans Combat (jeudi 9 novembre 1950) : « Il se pourrait par exemple que le problème des superstructures soit résolu un jour en direction d’un examen des formes et des structures, et non de l’histoire traditionnelle des idées, où les relais sont plus nombreux et plus complexes. » Et dans « Esquisse d’une mythologie » : « La contestation la plus fréquente apportée par l’intelligentsia bourgeoise au marxisme porte sur la théorie des superstructures ; c’est aussi naturellement, la plus falsifiée. » Note 15 de la page 63 de « Esquisse d’une mythologie », deuxième manuscrit, BRT2.A12.01.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, f. non paginé. 596 Voir « Sur le grand mouvement critique » visant « à dégonfler les objets apparemment importants » « Entretien autour d’un poème scientifique » in OC, t. II, p.1320-1321. Barthes a mis sur le compte d’un tempérament français son anti-hégélianisme… : 255 Lors de la Leçon inaugurale, il se servira à nouveau de Mallarmé, parade contre celles des arrogances, pour contester Marx en catimini. L’opposition initiale au marxisme n’était pas déclaratoire mais détournée597, se cachant dans des périphrases de modalisation qui laissent entendre que l’auteur des Mythologies ne reprenait pas à son compte, par exemple, les analyses marxistes portant sur les rapports de production.598 La « science marxiste » que Barthes requalifiait en discours pour contester « l’idéologie totalitaire du référent » était à ses yeux un « mal social, idéologique »599, expressions par lesquelles il a pu désigner à mots couverts ce qu’il appelle aussi « une certaine aliénation politique »600 mais dans un des brouillons de La Leçon, les précautions oratoires disparaissent : le marxisme n’est plus qu’ « un pouvoir-parler pour les opprimés » formulation si brutale qu’il a préféré ne pas la garder. Cette correction par suppression a rendu difficile l’interprétation du propos de Barthes au sujet du fascisme de la langue : la langue fasciste n’est pas la langue linguistique mais les langages de groupes, le langage chrétien, le langage freudien, le langage marxiste, le langage gauchiste601 ; le « (Toujours ce refus français de l’hégélianisme) » Fragment « Une philosophie simpliste » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.740. 597 « Je ne parlerais pas de « vérité » marxiste. Il y a un « discours » marxiste, il y a une expérience marxiste, un espoir marxiste, peut-être même une science marxiste, qui son incontournables – même si l’on peut prendre à leur égard des « détours » » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. IV, p. 384. 598 « Dans le Je d’Yves Velan, ce qu’on appelle les rapports de classes sont donnés mais ils ne sont pas traités. » « Ouvriers et pasteurs » (1960) Essais critiques (1964) in OC, t. II, p.390. 599 « Entretien autour d’un poème scientifique » (1967) in OC, t. II, p.1320. 600 « Entretien » (1969) in OC, t. III, p.114. Le texte de cet entretien qui a paru dans une revue japonaise UMI était inédit en France avant qu’Eric Marty ne l’inclue dans son édition des Œuvres complètes. 601 « [en marge Barthes note « pouvoir parler »] de là peut-être peut-on comprendre la jouissance manifeste qui s’attache à l’usage des grands systèmes langagiers, des grands sociolectes (j’appelle ainsi une structure discursive forte, faite d’éléments insistants et disposant en son sein d’un figure de raisonnement qui lui permet de décrire son extérieur en terme de réduction ; bref qui ne reconnaît la différence que comme un défaut qu’elle seule peut interpréter - ce qui a pour cause - qu’il n’est pas bon d’y mettre le petit doigt. Le christianisme, et le marxisme dès lors qu’ils furent d’Etat, le Freudisme et le gauchisme eux-mêmes, dès lors qu’ils deviennent un langage de groupe, même minoritaire, et passent de l’affirmation à la répétition, 256 langage contre-révolutionnaire est absous car son parleur est une casse-cou, il n’a pas d’influence.602 C’est oublier l’importance de Joseph de Maistre très lu pendant tout le dix-neuvième siècle jusqu‘à ce que le positivisme de Maurras le relègue au musée de idées réactionnaires en redonnant un souffle neuf à une extrême-droite penchant plus pour le gallicanisme que pour le papisme.603L’irruption de la Nouvelle philosophie que Barthes a sinon encouragée, du moins défendue604 (avec Michel Foucault, contre Gilles Deleuze) a libéré son anti-marxisme qu’il camouflait de moins en moins au point que Deleuze ait invité Barthes à clarifier ses « positions ». Barthes, appelé à s’expliquer, a parlé de convocation : ont engendré et engendrent une jouissance : la jouissance de pouvoir parler. » La Leçon,deuxième brouillon, BRT2.A18.01.02, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, p.5. 602 « Un pur écrivain, sans influence », Le Neutre, texte établi, annoté, et présenté par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, p.203. Cf. Antoine Compagnon : « En chemin vers l’antimoderne, dans Le Neutre, les provocations les plus intolérantes de Joseph de Maistre étaient innocentées », Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 2005, p.413. 603 J’ai repris à Madame Françoise Gaillard le terme de « déstabilisation » : « Sa rébellion contre la force des choses se choisira des armes en conséquence : pas le bélier de l’attaque frontale, mais le cheval de Troie qui assure de l’intérieur le travail de déstabilisation. Elle empruntera des voies alors peu explorées politiquement, celles de la décomposition et non de la destruction. L’essentiel pour lui, consiste à déjouer des stratégies et non à réagir par la dénonciation. [Françoise Gaillard cite le fragment La tâche historique de l’intellectuel du Roland Barthes par Roland Barthes] », Art.cit., p.77. Voir aussi Eric Marty : « On dira que Barthes est un Kierkegaard qui aurait compris l’inutilité, voire la vanité, de la révolte contre l’Esprit du temps. Plutôt que de contester polémiquement le savoir objectivant de la theoria, Barthes cite la theoria en la dépossédant du savoir et du processus d’objectivation qu’elle véhicule. » Eric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, coll. Fiction et Cie, 2006, p.223 604 Notamment dans une digression orale du Neutre (d’autant plus significatif que Barthes n’aimait pas improviser) ainsi que dans un entretien où la défense est néanmoins moins chaude : « Je connais Glucksmann, nous avons travaillé ensemble et j’aime ce qu’il fait. Quant à L’Ange, je ne l’ai pas lu mais on m’en parle. Vous comprenez : je passe mon temps à me sentir très proche de ces positions, et à m’en écarter d’une distance incalculable. Pour des raisons de style, je suppose, pas de style d’écriture mais de style général... » « A quoi sert un intellectuel » (1977) in OC, t. V, p.372. 257 Une semaine plus tard [après la malencontreuse publication par Bernard-Henri Lévy de la lettre que Barthes lui a envoyée], Barthes me confie qu’il a été « convoqué » par Deleuze à une sorte d’amical tribunal où il a dû s’expliquer. Il me dit qu’il a défendu deux thèses. La première, c’est que le puritanisme antimédia n’a pas de sens, la seconde, c’est que la critique du marxisme et des grands systèmes de la modernité ne doit plus faire l’objet d’un tabou.605 On peut regretter que Barthes ait eu tant de courage au moment où le marxisme cherchait moins à s’étendre qu’à consolider ou arrondir des positions menacées par l’échec historique des projets qu’il avait inspirés : Je ne crois pas qu’on puisse seulement avoir avec Marx le rapport qu’on a avec un écrivain. On ne peut s’abstraire des effets politiques, des inscriptions ultérieures par quoi le texte concrètement.606 Mais il faut reconnaître aussi que cette opposition n’était pas nouvelle Principe d’explication : cette œuvre va entre deux termes : - Au terme originel, il y a l’opacité des rapports sociaux. Cette opacité s’est tout de suite dévoilée sous la forme oppressante du stéréotype (les figures obligées de la rédaction scolaire, les romans communistes dans Le Degré zéro de l’écriture). Ensuite mille autres formes de la Doxa.607 Barthes n’a pas « réfuté » - terme impropre pour qualifier l’opération barthienne - le marxo-hégélianisme sur le terrain de l’analyse économique ou de la spéculation philosophique. Il était plus élégant (autant au sens mondain qu’au sens mathématicien) de refuser l’adversaire en faisant remarquer dans une émission grand public que pour sa part, on juge peu pertinent de « s’imposer » la lecture de Hegel quand on n’a pas à préparer l’agrégation de philosophie : 605 Eric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, op. cit., p.70. « A quoi sert un intellectuel » (1977) in OC, t. V, p.372. 607 Fragment opacité et transparence, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.712. 606 258 [Jacques Chancel :] Lorsqu’on vous suit, on peut penser que vous êtes allé au-delà de vos études, de votre licence de lettres. Mais vous dites également : « je peux dire que je n’ai pas lu Hegel et je n’en suis pas malade ! [Barthes :] Je n’ai pas dit que je ne l’avais pas lu. J’ai dit qu’on peut le dire parce que nous sommes dans un monde culturel où il y a un « sur-moi », une contrainte qui fait que l’on se croit obligé de lire certains livres et que l’on se sentirait coupable de ne pas les avoir lus. J’ai simplement voulu réagir contre cette contrainte.608 Comme Jacques Chancel n’a pas l’air d’en croire ses oreilles : Ne pas lire tel ou tel livre n’est donc pas une faute exorbitante ? Barthes réitère : Ce n’est pas une faute que dans un certain sens. Si l’on veut passer l’agrégation de philosophie il faut avoir lu Hegel. Autrement, ce n’est pas une faute.609 Il était plus rusé de refuser le discours de l’adversaire en insistant sur le caractère stéréotypique de ses propositions. (Cependant la dénonciation du stéréotype n’est-elle pas un stéréotype ?). Si Barthes a pu dire que la guerre des langages (conflit des idéologies) obligeait chacun à faire un choix, il s’étonnait en revanche qu’on puisse, à l’instar du militant, se confondre avec un des langages éphémères que l’Histoire versatile impose : il défendait l’idée qu’on puisse assumer un langage (le sociolecte marxiste par exemple) par « conformisme prudent », par « mimétisme conscient et délibéré ». La 608 « Entretien avec Jacques Chancel » (1975) in OC, t. IV, p.900-901 Idem., p.903. Jacques Chancel a pu prendre pour argent comptant une phrase du Roland Barthes par Roland Barthes : « (Répression : n’avoir pas lu Hegel serait une faute exorbitante pour un agrégé de philosophie, pour une intellectuel marxiste, pour un spécialiste de Bataille. Mais moi ? Où commencent mes devoirs de lectures ?) » Fragment « Et si je n’avais pas lu... » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.678. 609 259 sincérité pas plus que la vérité que ce langage peut porter, n’est un critère de choix. Il était en effet moins dangereux de parler un langage de manière ludique et opportuniste plutôt que l’assumer sérieusement : un monde plus machiavélique610 serait même moins violent car il y serait impossible de tuer au nom d’un langage, au nom du nom. Barthes semblait ainsi reconnaître indirectement qu’il avait parlé les jargons théoriques (marxiste ou freudien) moins par conviction que par politique.611 Aussi est-on trompé par les petites déclarations de sincérité612 qu’il a jetées autant pour brouiller les pistes que pour se défendre 613 : Il y a bien sûr toute une « morale » mondaine qui recommande le silence pour éviter les pièges de la parole = thème de morale classique, la dissimulation : Bacon (Francis), Essais de morale, p.249. Art de se voiler et de se cacher → trois modes ou degrés 610 Sur le machiavélisme voir Le Neutre, op. cit., p.128. « Les grands systèmes, ou les systèmes suffisamment grands (le marxisme, le sartrisme, le structuralisme, la sémiologie), ont, pour celui qui écrit, une fonction de protection ; c’est une sorte de contrat féodal : ils vous couvrent, on les défend. [Couvrir au sens aussi de dissimuler ?]En écrivant - ou plutôt en « lâchant » - Le Plaisir du texte, j’ai renoncé à ce contrat » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.383. Barthes a pu parler les langages théoriques pour d’autres raisons : faire plaisir à ses amis ou les séduire en partageant verbalement leurs idéosphères. Voir Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études suivie de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la dir. d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2007 612 « Je ne suis le militant d’aucun système. J’ai traversé avec beaucoup de passion, des systèmes comme le marxisme ou comme la psychanalyse ou comme le structuralisme ; mais je ne me suis jamais conduit en face de ces systèmes ou même à l’intérieur d’eux comme un militant. » « Sur l’astrologie » (1976) in OC, t. IV, p.1010. Philippe Roger rappelle qu’il ne fallait pas prendre les déclarations de « sincérité » (valeur qu’il n’estimait pas plus que celle de la vérité) de Barthes trop au sérieux : « l’attitude de Barthes, au delà de ses fréquentes protestations de loyalisme, n’est pas exempte d’ambiguïtés - voire de roueries. » Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Ed. Grasset, coll. Figures, 1986, p.306. 613 Edgar Morin a insinué (dans une parenthèse) que le marxisme de Barthes n’était qu’une façade : « Nous voyons Roland Barthes répudier sans doute à jamais son catholicisme politique (du reste toujours extérieur) dans cette grande party de l’intelligentsia de gauche venus fêter les protestataires du monde dit communiste. Il avait jusqu’alors besoin de diverses officialités pour cacher sa dissidence profonde. Désormais, et aussi grâce à la consécration acquise, je veux dire pas seulement la gloire littéraire, mais surtout le Collège, il se reconnaît et s’admet dans sa, ses marginalités. » « Le retrouvé et le perdu », Roland Barthes, Communications, n°36 1982, p.6. 611 260 : 1) homme réservé, discret et silencieux qui ne donne pas de prise sur lui et ne se laisse pas deviner ; 2) dissimulation « négative » (il vaudrait mieux dire « dénégatrice ») : signes trompeurs → paraître autre qu’on est réellement ; 3) dissimulation « positive » ou « affirmative » = feindre expressément, se dire formellement autre qu’on est → Bacon recommande un usage tactique des trois degrés : « Le meilleur tempérament et la meilleure combinaison <...> serait d’avoir, avec une réputation de franchise, l’habitude du secret, la faculté de dissimuler au besoin, et même celle de feindre lorsqu’il n’y a pas d’autre expédient.614 L’écrivain, exposé à la curiosité du public, aux investigations d’une critique inquisitrice ne pouvait pas se contenter du degré « honnête » de dissimulation (discrétion, réserve). Thomas Pavel parle de « répudiation du marxisme »615. Cependant aucun engagement réel n’a corroboré comme on l’a noté sans s’en étonner616 des adhésions 614 Le Neutre, op. cit., p.51. « Partielle d’abord, la répudiation du marxisme a graduellement conduit Barthes à abandonner tout effort de ménager des liens entre la sémiologie et la pensée historique pour se rallier au structuralisme, dont l’influence ne faisait que s’accroître, à la fin des années 1950. Cet abandon, déjà présent dans certaines des Mythologies (Barthes ne découvrait-il pas dans la catch, et sans aucune médiation, l’exaltation du théâtre antique ?), se lit clairement dans les textes publiés après 1960 (date de l’entrée de Barthes à l’Ecole pratique des hautes études VI e section), en particulier dans Sur Racine (1963) et dans Introduction à l’analyse structurale des récits (1966), Claude Bremond / Thomas Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’un critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Albin Michel Idée, 1998, p.40-41. Remarquons que si certaines mythologies n’ont rien de marxistes, notamment celle intitulée « Le monde où l’on catche » que nous commentons (supra chap. La résistance à l’histoire) c’est moins par « abandon » que par conversion incomplète ou relaps. 616 Louis-Jean Calvet rappelle que Barthes a refusé de signer l’appel des 121 : « Parmi eux, entre Edgar Morin et Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes qui se sépare ainsi à la fois de son vieil ami Nadeau, malgré ses sollicitations, de JeanPaul Sartre dont il admirait dans les années quarante la théorie de l’engagement, et de Bernard Dort, lui aussi signataire. C’est peut-être à partir de ce refus, pense aujourd’hui Nadeau, que leurs routes divergent, même si, nous le verrons plus loin, ils se rejoindront toujours dans les moments importants. Pour Bernard Dort, le refus de Barthes jette entre eux une ombre. » Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Flammarion, 1990, p.168. Louis-Jean Calvet rapporte que « Morin, qui se souvient d’en avoir parlé avec Barthes, ne sait plus s’il partageait les mêmes arguments et s’il refusa sa signature pour les mêmes raisons. » Idem., p.169. Sur le positionnement politique plus qu’élastique de Roland Barthes : « [Bernard-Henri Lévy] : Au fond, s’il fallait vous définir, l’étiquette d’ « intellectuel de gauche » collerait pour une fois assez bien. Ce serait à la gauche de dire si elle me comprend parmi ses intellectuels. Pour moi, je veux bien, à condition d’entendre la gauche non pas comme une idée mais 615 261 verbales qui n’engagent au fond personne. Barthes a octroyé d’autant plus facilement aux langages rivaux du soupçon certaines concessions verbales qu’il ne se faisait pas scrupule de les reprendre si la tactique l’exigeait.617 De plus, estimant que le sujet n’est pas responsable des langages que la société lui impose, il insinue qu’il n’est pas réaliste de juger l’usage d’un langage en termes de morale et de fidélité : Moi, je cherche et j’essaye, peu à peu, de me libérer de tout ce qui m’est ainsi imposé intellectuellement. Mais lentement...Il faut laisser faire ce travail de transformation.618 §3 L’espace du discours empoissé par l’emprise culturelle L’absence de choix réel est aggravée par l’immobilité des langages dont l’endurance est à toute épreuve même à celle de l’histoire. La culture est un « jouet » qu’elle ne peut pas casser : les argumentations comme une sensibilité obstinée. Dans mon cas : un fond inaltérable d’anarchisme, au sens le plus étymologique du mot. » « A quoi sert un intellectuel » (1977) in OC, t. V, p.372. Sur le discours de Giscard d’Estaing que Barthes est allé écouter à l’Elysée: « Quant au contenu, il s’agissait évidemment d’une philosophie politique articulée sur une tout autre culture que celle d’une intellectuel de gauche. » A quoi sert un intellectuel » Ibid., p.373. Notons que Barthes ne dit pas « sur une tout autre philosophie politique que la mienne ». 617 Ainsi Barthes déclare : « Je pense qu’à vrai dire le seul modèle acceptable de la science est celui de la science marxiste tel qu’il a été mis à jour par les études d’Althusser sur Marx, la « coupure épistémologique » qu’il énonce à propos de Marx faisant apparaître la science d’aujourd’hui et dégageant la science de l’idéologie. » « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (1971) in OC, t. III, p.1007 Mais il a promptement démenti ce soutien de manière, il est vrai, alambiqué, lors d’un passage à l’ORTF : « Je ne pense pas que l’idéologie s’arrête avant Balzac (par rapport à nous), ou plutôt (puisque l’objet de mon travail n’était pas Balzac, mais le texte) avant le Récit classique. » « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1037 Le « « avant Balzac (par rapport à nous) » peut vouloir dire après Balzac, c’est-àdire au moment du « deuxième Marx ». 618 « Propos sur la violence » (1978) in OC, t. V, p.553. « En m’acculant à mentir sur mes goûts (ou mes dégoûts) la société manifeste sa fausseté, c’est-à-dire non seulement son hypocrisie (ce qui est banal) mais aussi le vice du mécanisme social, dont l’engrenage est faussé. » Sade, Fourier, Loyola in OC, t. III, p.769. 262 pas plus que les informations ne peuvent modifier les opinions, maîtresses du monde : Cet élargissement ou ce renouvellement épistémologique est d’autant plus souhaitable que la recherche des « effets » semble assez décevante ; on sait que la sociologie des communications de masse considère actuellement, selon ses derniers travaux, que l’information modifie rarement : elle confirme surtout des croyances, des dispositions, des sentiments et des idéologies qui sont déjà donnés par l’état social, économique ou culturel du public analysé. En somme, toute recherche d’information visuelle, si elle était vraiment libre, devrait admettre que les effets de cette information font problème jusqu’au bout et qu’il faudra peut-être reconnaître un jour qu’ils sont faibles ou nuls.619 Les médias ne créent pas les mythes mais exploitent un état culturel, des dispositions mentales. La puissance des mythes ne provient pas des virtuosités fallacieuses d’un discours sophistiqué mais s’explique plutôt par le caractère osmotique du mythe qui ne contrarie pas à l’imaginaire de ses destinataires. Le discours mythique est accordé aux passions du public. Barthes, faisant retour à une conception rhétorique du public, a dramatisé cette emprise culturelle qu’il détecte aussi bien dans la « Pleine Littérature » (syntagme qu’il a formé sur la « Pleine Rhétorique » de Fabbri) que dans le discours intellectuel de type progressif. L’écrivain, ayant mission de dissoudre les imaginaires, va donc montrer qu’il faut refuser la première opinion qui nous vient à l’esprit. L’écrivain, paradoxal par nature, devait donc porter secours aux discours minorés (le discours libéral par exemple. Barthes voulait réhabiliter un individualisme qui serait plus énigmatique que petit-bourgeois) en luttant contre le discours triomphant selon une dialectique très pascalienne des pesées et des contre-pesées : 619 « L’information visuelle » (1961) in OC, t. I, p.1142. 263 Il n’aime guère les discours de victoire. Supportant l’humiliation de quiconque, dès qu’une victoire se dessine quelque part, il a envie de se porter ailleurs. […] Passée au plan du discours, la victoire la plus juste devient une mauvaise valeur de langage, une arrogance : le mot, rencontré chez Bataille, qui parle quelque part des arrogances de la science, a été étendu à tous les discours triomphants. Je subis donc trois arrogances : celle de la Science, de la Doxa, celle du militant.620 Il faut ainsi non seulement rejeter les opinions de son milieu, de sa classe dont on reste solidaire malgré un défaut apparent d’adhésion, mais aussi les idées propres à la caste intellectuelle qui ne forment qu’un tissu de préjugés à peine supérieurs à ceux du sens commun : Sans parler des tâches, des perspectives générales que vous vous êtes fixées en créant cette revue, il est un point, à la fois simple, minimal et essentiel, où votre revue pourrait avoir un rôle actif, efficace, nécessaire. La caste intellectuelle est pleine de préjugés, et nommément de préjugés politiques. Il faut s’attaquer à ces préjugés, de toutes les manières possibles, par l’analyse, par le verbe. Il faut libérer les intellectuels de leur surmoi. Je crois deviner à travers les questions que vous m’avez posées, que vous pouvez le faire.621 Barthes ne réhabilite pas pour autant le sens commun : le refus de la théorie s’ajoute au refus du sens commun si bien que l’espace du discours devient « inhabitable ». Cette évolution était sans doute prévisible : Barthes concédait déjà au temps des Mythologies que le discours mythique n’était pas absent à « gauche », qu’il pourrait même s’y développer, malgré la maigreur des imaginaires progressistes, et y dominer. 620 Fragment L’arrogance in Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.627. « Mon champ est ce que l’on pourrait appeler « l’intempestif court » : sentir qu’un thème, un vocabulaire commence à s’écailler […] et intervenir en faveur de la valeur qui est encore démodée » « Texte à deux (parties) » (1977) in OC, t. V, p.390. 621 Idem., p.391. 264 §4 Langage politique et langage idéosphérique Vidé de toute puissance d’opposition par ses dogmatistes qui l’ont réduit à l’état de vulgate pour que chacun puisse le parler sans effort et sans réflexion, le marxisme devient persona non grata.622 La vulgate marxiste ne constituait pas à la différence du langage de la révolution française, une langue politique mais un discours politisé de l’extérieur par des tics idéosphériques : Dans les tomes X et XI de sa monumentale Histoire de la langue française des origines à 1900 (Colin 1937), Brunot a étudié, avec minutie, le langage de la révolution française. L’intérêt est le suivant : ce qui est étudié, c’est un langage politique, au sens plein du mot : non pas un ensemble de tics verbaux destinés à « politiser » de l’extérieur le langage (comme il arrive souvent aujourd’hui), mais un langage qui s’élabore dans le mouvement même d’une praxis révolutionnaire.623 Ainsi le prolétariat, contrairement à la bourgeoisie conquérante de la révolution, parlant ses besoins en termes petit-bourgeois, ne sait pas inventer son propre langage politique : Chaque fois qu’il y a une vitupération de l’idéologie bourgeoise, il y a conjointement une sorte d’occultation de la question : d’où est-ce que je parle ? Je voulais simplement revendiquer, mais toute la modernité le fait, depuis Blanchot, en faveur de discours essentiellement réflexifs et qui amorcent, miment en eux le caractère infini du langage, ne se ferment jamais sur la démonstration d’un signifié. En essayant d’amener au jour une réflexion sur l’érotisme de la lecture, je ne fais que contrer le discours dogmatique. Aujourd’hui, on confond dans une même accusation le discours dogmatique et le discours terroriste. Le discours dogmatique s’appuie sur un signifié. Il tend à valoriser 622 « Vous savez, la limite, l’ordre, la barbarie sont toujours possibles. Lénine disait : « socialisme ou barbarie ». On peut dire aussi socialisme et barbarie au moment où l’on voit se figer dans la culture de masse une culture du stéréotype. Alors, il faut poursuivre...et l’on verra ensuite. » « Roland Barthes critique » (1971) in OC, t. III, p.990-991. 623 Avant texte, « La division des langages » (1973), dactylogramme, Fonds Roland Barthes, Abbaye d’Ardennes, non coté, p.7. 265 le langage par l’existence d’un signifié dernier : d’où les rapports bien connus entre le discours dogmatique et discours théologique. Ce signifié prend souvent la figure d’une Cause : politique, éthique, religieuse. Mais à partir du moment où le discours (je ne parle pas des options d’un individu) accepte de s’arrêter sur cette butée d’un signifié, alors il devient dogmatique. Le discours terroriste a des caractères agressifs qu’on peut ou non supporter, mais il reste dans le signifiant : il manie le langage comme un déploiement plus ou moins ludique de signifiants.624 Barthes, exploitant la doxa stylisticienne qui sémantise les structures grammaticales, affirme qu’il est dérisoire de prétendre changer les structures sociales sans modifier celles de la langue625 : il ne reste plus qu’à se taire ou refaire la langue...se taire ou se faire poète puisque discours et langue sont indissociables. Ces faits et bien d’autres persuadent combien il est dérisoire de vouloir contester notre société sans jamais penser les limites mêmes de la langue par laquelle (rapport instrumental) nous prétendons la contester : c’est vouloir détruire le loup en se logeant confortablement dans sa gueule.626 Certains gauchistes l’avaient compris. Mais Nietzsche a-t-il refait l’allemand avant d’inventer « une nouvelle manière de sentir » ? En posant une exigence aussi coûteuse qu’inutile, Barthes n’a-t-il pas cherché à rendre impossible la critique idéologique ? Rien à faire : le langage, c’est toujours de la puissance ; parler, c’est exercer une volonté de pouvoir : dans l’espace de la parole, aucune innocence, aucune sécurité.627 624 « Plaisir /écriture / lecture » in OC, t. IV, p.203. Comprenant le danger à présenter la langue comme un instrument d’oppression, la linguistique soviétique post-marriste a distingué « structures linguistiques » et « structures mentales ». 626 L’Empire des signes (1970), OC, t. III, p.354-355. 627 Entretien (A conversation with Roland Barthes) (1971) in OC, t. III, p.889. « La lutte culturelle devra se développer à travers et malgré les ruses du pouvoir, ce qui obligera à un véritable travail, plus patient, plus tactique. J’ai vu par exemple des motions d’étudiants en français, qui avaient le souci, très louable, de démystifier les manuels scolaires et universitaires et de montrer que ces manuels étaient bourrés d’idéologie bourgeoise. Il est très bon que les étudiants eux-mêmes 625 266 Sa critique amicale de la sexuisemblance de Damourette et Pichon ne montre-t-elle pas que son déterminisme linguistique était plus politique que théorique ? . SECTION III – LE SYSTEME DES FIGURES §1 La figure de l’amoureux contre celle du militant Barthes a dit qu’il n’avait pas cherché à faire en écrivant les Fragments d’un discours amoureux la philosophie de l’amour comme le prouve le singulier « d’un » qui veut faire entendre que le roman par fragments n’est pas un traité du général mais une fiction du particulier. Mais, en employant dans la préface du livre, l’article défini « le » pour qualifier ce discours qui aurait échappé au métalangage analytique en se faisant « dramatique »628, il montre d’emblée les mobiles réels de fassent ce travail, à condition qu’ils sachent que c’est un problème en fait déjà très ancien ; et aussi très difficile, malgré l’évidence du but, pour lequel on a cherché bien des méthodes d’analyse ; depuis Marx, Nietzsche, Freud, la critique, la déchirure des enveloppes idéologiques dont notre société entoure le savoir, les sentiments, les conduites, les valeurs, est le grand travail du siècle. Il ne faudrait pas chaque fois repartir à zéro. » « Structuralisme et sémiologie » (1968) in OC, t. III, p.80. 628 « Comment est fait ce livre » Fragments d’un discours amoureux (1977) in OC, t. V, p.29. « Le savoir qu’elle mobilise [la littérature] n’est ni entier, ni dernier. [...] Parce qu’elle met en scène le langage au lieu, simplement, de l’utiliser, elle engrène la savoir dans le rouage de la réflexivité infinie : à travers l’écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n’est plus épistémologique, mais dramatique. » La leçon (1977 [1978]) in OC, t. V, p.434. Claude Coste a montré que Barthes n’a pas retenu dans la composition du Fragments d’un discours amoureux une postface conclusive d’une trentaine de pages sur laquelle il a beaucoup travaillé : « A ces vingt figures inédites s’ajoute une longue post face (« comment est fait ce livre »), entièrement différente du texte liminaire que connaît le lecteur. Longuement remanié, mis au propre par Roland Barthes, cet ensemble d’une trentaine de pages, conçu comme un panorama théorique après l’énumération des figures, a disparu assez tardivement dans l’élaboration du livre au profit de la version la plus courte placée au début des Fragments d’un discours amoureux. », Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, 267 son projet bien que la distinction entre « motif » et pulsion » exposée dans une figure « abandonnée » ne soit plus déclarée.629 Il a donné au reste des explicitations sur la finalité de ce livre qui contredisent son travail d’effaçure : La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts). Lorsqu’un discours est de la sorte entraîné par sa propre force dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne lui reste qu’à plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il d’une affirmation. Cette affirmation est en somme le sujet du livre qui commence.630 L’ambition pragmatique (au sens d’action d’un langage) était ailleurs. La figure de l’amoureux proche de celle du mystique était dressée contre celle du militant.631 Rappelons que Barthes se flattait de trouver présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, avantpropos d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, p.23 Claude Coste souligne l’intérêt de Barthes pour cette postface : « Il existe une version manuscrite et deux versions dactylographiées, ce qui montre bien tout l’intérêt que Roland Barthes lui a longtemps accordé. », Idem., p.31 La rhétorique « castratrice » de l’inconclusion a pu le dissuader de dévoiler de manière trop directe le projet argumentatif du livre : « Le refus de toute conclusion sur le discours amoureux n’interdit pas de poser la question du sens du séminaire (le sens n’est jamais dans la conclusion sauf à titre de leurre rhétorique. Le sens est paramétrique. ) », Ibid., p.544 629 Voir la figure « Motif et pulsion Le motif de ce livre est privé. Mais dans sa pulsion (ce qui pousse, bat, dérive, revient à des places différentes) se découvre peu à peu, au fur et à mesure que le livre se fait. Ce qui apparaît est ceci : au fond de ce livre, la blessure. Amoureuse ? Non, sociale. », Ibid., p.707 630 En exergue des Fragments d’un discours amoureux in OC, t.V, p.27. 631 Selon Claude Coste, il y avait des points de rencontre entre les thèmes du « séminaire élargi » ou « grand séminaire » et le « séminaire restreint » ou « petit séminaire » : « Le « séminaire restreint », après plusieurs séances portant sur l’exercice de la « thèse », et malgré la diversité des exposés, entre également en relation avec le sujet du « séminaire élargi » », Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.20-21. Claude Coste rappelle : « L’année suivante, en 1975-1976, Roland Barthes partage son enseignement entre le « grand séminaire » (« Discours amoureux, suite ») et un 268 dans le succès de son livre l’indice sinon la preuve que l’intellectuel n’avait plus procuration pour parler au nom de l’universel : Il se peut donc, en définitive, que l’accueil fait au livre, soit l’indice (parmi d’autres) d’un certain changement de l’opinion à l’égard du rôle qu’on attribuait à l’intellectuel, dont on voit bien qu’il n’a plus procuration pour parler au nom de l’universel.632 Philippe Roger, interrogeant Barthes pour Play Boy, faisait remarquer qu’il y avait un « phénomène Barthes » qui ne tenait peutêtre pas seulement « à l’importance et à la diversité de son œuvre publiée »633, insinuant que l’auteur des Fragments accédait à une notoriété qui n’était pas que la conséquence directe de son talent.634 « petit séminaire » (qui porte sur « les intimidations de langage »). […] (deux grèves, les 15 et 22 avril 1976, réduisent les heures de cours de cette année-là). », Idem., p.20-21 Mais malheureusement on n’a pas retrouvé les notes de cours de Barthes de ce séminaire sur les « intimidations de langage » qui n’était peut-être pas sans caractère politique : « Seules les notes du « séminaire élargi » ont été conservées, à l’exception de la dernière séance que Roland Barthes consacre à l’audition de lieder et dont il ne reste aucune trace. Du « séminaire restreint », plus libre de ton, plus improvisé aussi, les seules notes qui existent se trouvent dans les archives privées des étudiants constituant l’auditoire. », Ibid., p.20-21 Si bien que : « « A moins bien sûr, de retrouver et de comparer les notes prises par les étudiants, il est absolument impossible de savoir quelle a été la teneur exacte de ces quelques séances. », Ibid., p.254 632 « Populaire et contemporain à la fois » in OC, t. V, p.541. Mettre en question le rôle de l’intellectuel se dévouant à l’interprétation prolétarienne des faits culturels était un projet auquel Barthes avait déjà réfléchi : « Les problèmes que nous sommes en train de poser sont liés, non seulement à une situation de classe, cela va de soi, mais aussi de caste : là aussi il faudrait apprendre à penser le rôle politique de l’intellectuel. Il n’est pas un procureur. Il n’a pas à parler au nom du prolétariat : il a parlé en son nom propre pour faire état, dans une perspective révolutionnaire, de ce qui lui manque, de ce qui amoindrit ses activités intellectuelles, des aliénations que la société actuelle lui impose dans sa condition d’intellectuel. Il sera d’autant plus révolutionnaire qu’il prendra la mesure de sa propre aliénation et pas seulement de celle des autres » « Plaisir / écriture / lecture » (1972) in OC, t. IV, p.204-205. 633 Barthes lui-même l’a reconnu : « La science du sens, qui connaît actuellement une promotion extraordinaire (par une sorte de snobisme fécond), nous apprend paradoxalement que le sens, si je peux dire, n’est pas enfermé dans le signifié » « Sur le Cinéma » (1963) in OC, t. II, p.261. 634 Philippe Roger ne conteste pas plus que l’auteur de ces lignes qui n’a pas le moindre doute sur la valeur littéraire de l’auteur sur lequel il a choisi de travailler. 269 Le fait d’opposer la figure de l’amoureux, obsédé par l’objet unique, à celle du militant dénonçait par son simplisme le système binaire des figures. Barthes a noyé sa critique du marxisme dans celles des « langages théoriques », appellation générique qui ressemble à un pluriel intensif : la « cible »635 était Marx. Le freudisme, force auxiliaire de la modernité théorique, était plutôt ménagé. Il fallait envelopper la critique du marxisme dans une macro-critique de la modernité théorique. Barthes a trouvé une victime, le discours amoureux, et un chef d’inculpation, la censure du champ du désir dans le discours intellectuel par le champ du besoin ; mais quand on reconnaît en même temps que le langage chrétien n’existe plus, que la psychanalyse, langage qui a remplacé le précédent, permet de faire l’analyse du sentiment amoureux tandis que le langage marxiste n’en parle pas car historiquement, Marx a eu à résoudre des problèmes de besoin, l’accusation ne risque-t-elle pas de paraître aussi légère qu’entêtée ? A-t-on reproché au structuralisme de Jakobson de ne pas avoir produit un Art d’aimer. ? Stendhal n’a pas écrit contre la philosophie de son époque mais s’en est servi, bien qu’en apparence elle s’y prêtât très peu, pour faire sa doctrine de l’amour ; et quand il est passé au roman, il a tout naturellement mêlé l’action politique à celle de l’amour. Barthes fait le contraire : il oppose l’amour à la politique en se plaignant que l’époque n’ait pas écrit son De l’amour bien qu’il ait refusé d’articuler savoir politique et savoir romanesque.636 Son ambition était autre : à travers la promotion de la figure de l’amoureux, Barthes cherchait à détourner son lecteur d’une responsabilité politique que le sur-moi de l’Histoire (« la pression 635 « Aspect historique. La cible, l’enjeu de la sémiologie (au sens où je l’entends aujourd’hui, c’est-à-dire depuis 1968 environ) est le métalangage. », Roland Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.548 636 « A interroger (je pose seulement la question) : le rapport du texte amoureux et du texte politique. », Idem., p.126 270 historique » dixit Sartre637) avait imposée à ses croyants. Il n’était plus question de s’étouffer dans la compacité d’une grégarité en parlant le langage de la « névrose de politisation »638 ; il s’agissait de faire le vide par le sentiment pour se retrouver seul comme l’exercitant qui se prépare à l’interlocution divine en oblitérant de sa conscience les langues mondaines qui trouble le commerce spirituel.639 Si notre analyse est partielle, elle ne vise pas pour autant à réduire le cycle sur le discours amoureux à une diversion tactique au discours politique.640 Son champ d’expériences (au sens nietzschéen) est plus riche que l’intention postulée dans l’exergue des Fragments 637 Cf. réflexion de Jean-Paul Sartre sur l’allergie à l’Histoire. La disposition « à vivre hors du moment où ils se trouvaient » (comme dit Chateaubriand au sujet de la camarilla ultra-royaliste) est peut-être un trait culturel français : « Il est frappant d’abord que ni les radicaux ni les extrémistes n’ont souci de l’Histoire, bien qu’ils se réclament les uns de la gauche progressive, les autres de la gauche révolutionnaire : les premiers sont au niveau de la répétition kierkegaardienne, les seconds à celui de l’instant, c’est-à-dire de la synthèse aberrante de l’éternité et du présent infinitésimal. Seule, à cette époque où la pression historique nous écrasait, la littérature des ralliés offrait quelque goût de l’histoire et quelque sens historique. Mais comme il s’agissait de justifier des privilèges, ils n’envisageaient, dans le développement des sociétés que l’action du passé sur le présent. » Jean Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1948, p.205-206. 638 « En mai 68, on proposa à l’un des groupes qui se constituait spontanément à la Sorbonne, d’étudier l’Utopie domestique - on pensait évidemment à Fourier ; à quoi il fut répondu que l’expression était trop « recherchée », donc « bourgeoise » ; le politique est ce qui forclôt le désir, sauf à y rentrer sous forme de névrose : la névrose politique, ou plus exactement : la névrose de politisation. » Sade, Fourier, Loyola (1971) in OC, t. III, p.776. Son hostilité principielle à Mai 68 était aggravée par le style « hystérique » du militant qui s’excitait pour « la politique ». Barthes a pu être agacé par mai 68 qui contredisait ses prophéties. Andy Stafford note à ce sujet que Barthes a pu prononcer un jugement que la suite de l’histoire a sévèrement contredit : « L’idée révolutionnaire est morte en Occident » disait Barthes dans le « refus d’hériter », article sur Philippe Sollers publié dans Le Nouvel Observateur du 30 avril 1968. Il est possible de considérer ces premiers mots d’un texte important comme une malheureuse répétition de la faute de prévision commise par André Gorz en 1967 » « Pour une critique génétique politique et poétique, Le cas de S/Z », Genésis, n°19, 2002, p.140. 639 « Tous ces protocoles préparatoires, en chassant du champ de la retraite les langues mondaines, oiseuses, physiques, naturelles, en un mot les langues autres ont pour but d’accomplir l’homogénéité de la langue à construire. » Ibid., p.746 640 Mais, insistons, cette dimension n’est pas absente : « Le discours amoureux m’a paru solitaire, non par rapport à la masse des gens qui sont ou ont été amoureux (masse qu’il est difficile d’évaluer, mais qui est sûrement importante), mais par rapport à ce qui intéresse et à ce que disent les intellectuels d’aujourd’hui. » « Populaire et contemporain à la fois » (1978) in OC, t. V, p.541. 271 d’un discours amoureux. La parution du Discours amoureux peut montrer comment Barthes a immolé sinon aplati une réflexion ample et forte (restituée par le travail d’édition) à l’obsession politique. §2 La figure du socialiste libertaire contre celle du socialiste autoritaire Pourquoi Barthes promeut-il Fourier ? Est-ce seulement pour ses petits pâtés ? Par souci d’actualité ? Pourquoi cet intérêt pour le texte de Fourier plein de « redondances insupportables »641 ? Etait-ce parce que Fourier supplémente « le champ du besoin par le champ du désir » inexploré par le marxisme monologique ? Sans dédaigner l’attrait affectif des « petits pâtés », de ce biographème, nous supposerons que la dernière possibilité est la raison principale de l’intérêt que Barthes a porté à un théoricien adogmatique qui accepte la pluralité des opinions, refusant la logique restreinte du tiers-exclu, et prônant à l’égard de tous les systèmes de pensée, une tolérance intégrale bien que condescendante puisque ces systèmes ne sont pas estimés pour leur valeur de vérité mais pour leur pouvoir d’exercitation. Barthes prône-t-il l’éclectisme pour autant ? : Pour refaire le monde (y compris la Nature), Fourier a mobilisé : une intolérance (celle de la Civilisation), une forme (le classement), une mesure (le plaisir), une imagination (la « scène »), un discours (son livre). Tout cela définit assez bien l’action du signifiant - ou le signifiant à l’action. Cette action fait lire sans cesse un manque éblouissant, qui est celui de la science et de la politique, c’est-à-dire du signifié. Ce que Fourier manque (d’ailleurs volontairement) désigne en retour ce que nous manquons nous-mêmes lorsque nous refusons Fourier : ironiser sur Fourier, c’est toujours - à si juste raison que ce soit du point de vue de la science - censurer le signifiant. Politique et Domestique (c’est le nom du système de Fourrier), science et utopie, marxisme et fouriérisme sont 641 « Plaisir / écriture / lecture » (1972) in OC, t. IV, p. 201 272 comme deux filets dont les mailles ne coïncident pas. D’un côté, Fourier laisse passer toute la science, que Marx recueille et développe ; du point de vue politique (et surtout depuis que le marxisme a su donner un nom indélébile à ses manques), Fourier est tout à fait à côté : irréel et immoral. Mais en face l’autre filet laisse passer le plaisir, que Fourier recueille. Désir et Besoin se laissent fuir, comme si les deux filets, se superposant alternativement jouait à la main chaude. Le rapport du Désir et du Besoin n’est cependant pas complémentaire (en les emboîtant l’un dans l’autre, tout serait parfait), mais supplémentaire : chacun est le trop de l’autre. Le trop : ce qui ne passe pas. Par exemple, vu d’aujourd’hui (c’est-à-dire après Marx), le politique est une purge nécessaire ; Fourier est l’enfant qui se détourne de la purge, qui la vomit. Le vomissement du politique, c’est ce que Fourier appelle l’Invention [ou le nouveau absolu]. [...] C’est en somme pour cette raison purement structurale (ancien/nouveau) et par l’effet d’une simple contrainte du discours (parler seulement là où il n’y a pas encore eu de parole) que Fourier tait le politique.642 Marx et Fourier ne sont donc pas complémentaires mais incompatibles. Fourier supplémente Marx non pas au sens où il apporte le nécessaire de fantaisie à une théorie lourde et insuffisante mais au sens plus radical qu’il peut s’y opposer. Barthes emploie « supplémenter » au sens fort de « prendre la place de »643 bien qu’il ait accepté par tactique, par charité que le lecteur mystifié par la philosophie comme dit Fourier, comprenne « supplémenter » au sens de « mettre en plus » lui évitant ainsi une névrose de double- contrainte (Barthes concède l’iréniste « et ceci et cela » au lieu du tranchant « ou bien ou bien » raisonnement alternatif contraignant). Il est ravi de trouver chez ce « charmant philosophe » tant une critique impitoyable de la philosophie des Lumières qui a produit la Terreur qu’une conception cyclique de l’histoire requalifiée par une métaphore commerciale en « carrière sociale du genre humain » avec 642 Sade, Fourier, Loyola (1971) in OC, t. III, p.777-778. Ce sens fort de « supplémenter » se retrouve dans « le discours supplémente la langue » : c’est-à-dire la littérature conteste l’idéologie pour la remplacer ou la supprimer. 643 273 phase ascendante (ordre incohérent ascendant, ordre combiné ascendant) et phase descendante (ordre combiné descendant, ordre incohérent descendant). Le théoricien de la combinaison sociale qui critiquait l’incohérence de la civilisation que la philosophie avait soutenue pour défendre ses propres intérêts corporatifs regrettait que les européens allassent répandre la philosophie des Lumières (alibi anti-colonialiste) qui avait « produit un tel chaos »644 dans ses propres foyers. De plus non seulement Fourrier ne partageait pas l’ « égalitarisme grossier » 645des oweniens mais surtout il était opposé à ce que le changement social se fasse à travers un processus étatique comme Barthes l’a bien noté : Ne chercher le bien que dans des opérations qui n’eussent aucun rapport avec l’administration ni le sacerdoce, qui ne reposassent que sur des mesures industrielles ou domestiques et qui fussent compatibles avec tous les gouvernements sans avoir besoin de leur intervention. (I, 5)646 Barthes, se plaçant sous l’autorité de Fourier a pu argumenter contre les arrogances de l’esprit majoritaire qui depuis mai 1968 n’étaient plus l’apanage du camp droitier sans désavouer son combat apparent contre l’Ordre bourgeois.647 L’utopie fouriériste permettait sinon de 644 Fourier écrit : « Quand on voit les nations accueillir cette philosophie qui a produit un tel chaos politique, faut-il s’étonner si le genre humain est arriéré des plusieurs mille ans dans sa carrière sociale ? » Charles Fourier, Œuvres complètes, Ed. Anthropos, 1966, t. I, p.37. 645 « Le mobile de toute construction (de toute combinaison) fouriériste n’est pas la justice, l’égalité, la liberté, etc., c’est le plaisir. Le fouriérisme est un eudémonisme radical. », Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p.772. 646 Barthes met ce commentaire en note de bas de page. Idem., p.778. 647 Eric Marty se rappelle que « De manière plus triviale [par rapport au Neutre], Barthes a des positions modérées. Je me souviens qu’un jour, dans un taxi avec Youssef, je les entends critiquer la position des communistes qui exigent que le Programme commun de la gauche étende à leurs filiales le processus de nationalisation prévu pour les grandes entreprises qui sont sur la liste. Je suis un peu choqué de cette pusillanimité, moi qui, il y deux ou trois ans seulement, militais à Lutte ouvrière. », Roland Barthes, le métier d’écrire, op. cit., p.71 Barthes était à tout prendre moins irrité par Giscard que par Mitterrand. Il a répondu à l’invitation du premier sans se faire prier mais a renâclé à rencontrer le 274 résoudre la contradiction sociale du moins d’imaginer une issue non violente au « conflit social », à la fatalité de la « dure altérité des classes ». Enfin Barthes a songé à construire l’image d’un Fourrier contre-révolutionnaire pour justifier ce qu’il appelait « les contremarches de l’histoire »648 chargées de rectifier les « excès » suscités par les philosophies collectivistes649 mais il a préféré renoncer à publier les chapitres de « La déchéance des bibliothèques » et de «L’engrenage » dans lesquels Fourier apparaît comme un théoricien très peu socialiste. premier secrétaire du Parti socialiste. Il maugréait contre les « casse-pieds de l’engagement » qui n’avaient pas compris qu’on était « à la fin de l’histoire » : « Jusqu’ici, la sensibilité de gauche se déterminait par rapport à des cristallisateurs qui n’étaient pas des programmes mais de grands thèmes : l’anticléricalisme avant 1914, le pacifisme dans l’entre-deux-guerres, la Résistance ensuite, puis encore la guerre d’Algérie...Aujourd’hui, pour la première fois, il n’y a plus rien de tel : il y a Giscard, qui est tout de même un maigre cristallisateur, ou un « programme commun » dont je vois mal comment, même s’il est bon, il pourrait mobiliser une sensibilité. C’est ce qui est nouveau pour moi dans la situation actuelle : je ne vois plus la pierre de touche. » « A quoi sert un intellectuel » in OC, t. V, p.373. 648 « Fourier raisonnant toujours en contre-marche, ce qui est bénéfique en Harmonie procède nécessairement de ce qui est discrédité ou réprime en Civilisation » Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p.795. 649 Barthes a confié à Jacqueline Sers « Depuis deux cent ans, nous sommes habitués par la culture philosophique et politique à valoriser énormément, disons, le collectivisme en général. Toutes les philosophies sont des philosophies de la collectivité, de la société, et l’individualisme est très mal vu. Il n’y a plus de philosophie de la non-grégarité, de la personne. Peut-être faut-il justement assumer cette singularité, ne pas la vivre comme une sorte de dévalorisation, mais repenser effectivement une philosophie du sujet. Ne pas se laisser intimider par cette morale, diffuse dans notre société, qui est celle du surmoi collectif, avec ses valeurs de responsabilité et d’engagement politique. Il faut peut-être accepter le scandale de positions individualistes, bien que tout ceci demanderait à être précisé. [Jacqueline Sers pour le journal La réforme] : Cela ne me paraît pas un scandale. Ne faut-il pas d’abord « être », avant « être avec » ? [Barthes] : Oh, si, c’est un scandale pour tout ce qui pense et théorise, disons, depuis Hegel ! » « Propos sur la violence » (1978) in OC, t. V, p.553. 275 §3 La figure du lecteur aristocrate contre celle du lecteur aliéné, du consommateur Dans la société « réifiée » (Barthes a repris ce terme à Goldmann ou à Lukács) le lecteur se voit contraint de consommer les biens culturels que la bourgeoisie a produits et qu’elle impose aussi bien par la voie de l’institution scolaire que par celle du marché de l’édition. Sous l’Ancien Régime, au niveau de ce qu’il appelait « la classe heureuse », Barthes pensait qu’il n’y avait pas de division entre producteurs littéraires et lecteurs : il y a eu des périodes dans l’histoire où le rapport entre producteur et lecteur était moins aliéné, plus égalitaire, plus démocratique qu’à l’époque démocratique elle-même. C’est l’Ecole Républicaine qui, en refusant d’enseigner l’art d’écrire, le « code de la production littéraire » (la rhétorique), en sacralisant la littérature, en logeant les écrivains dans une sorte d’empyrée inaccessible au commun des lecteurs, a transformé une pratique sociale en mystère d’initiés, détruisant les chances d’interlocution inhérentes au champ dialogique de l’écriture.650 Les théories de l’amateur ont une coloration progressiste : Barthes semble y contester la censure exercée par un marché aux mains d’une oligarchie éditoriale dont les impératifs sont plus d’ordre économique qu’esthétique. Mais l’objectif des théories de l’amateur était tout autre.651 650 Evidemment les accusations portées contre l’Ecole républicaine n’ont rien d’objectif. Sartre a parlé de la passivité du public bourgeois du dix-huitième siècle auquel pourtant les jésuites avaient appris la rhétorique : « Ainsi, en face d’un public de demi-spécialistes qui se maintient encore péniblement et qui se recrute toujours à la Cour et dans les hautes sphères de la société, la bourgeoisie offre l’ébauche d’un public de masse : elle est, par rapport à la littérature, en état de passivité relative puisqu’elle ne pratique aucunement l’art d’écrire, qu’elle n’a pas d’opinion préconçue sur le style et les genres littéraires, qu’elle attend tout, fond et forme, du génie de l’écrivain. » Qu’est-ce que la littérature, op. cit., p.107. 651 Le « plaqué » marxiste des théories de l’amateur n’est qu’un habillage (au sens sémiotique de Gréimas) d’une pensée ancienne (1945 au moins) perfusée peut-être par la lecture de quelque sociologie de la musique, celle de Max Weber peut-être : 276 Il s’agit d’« accentuer le plaisir de la production » pour détourner la pulsion grégaire du lecteur en quête du sens : Le signifié menace toujours, notamment dans les régions scientistes de la littérature - et même au nom du signifiant. La sémiologie elle-même est en train d’engendrer ici et là un petit scientisme. Ce qui sauve du risque de récupération théologique par un signifié -, c’est justement d’accentuer le plaisir de la production, c’est se faire soi-même un producteur, c’est-à-dire un amateur. La grande figure d’une civilisation qui se libérerait serait celle de l’amateur.652 C’est pour lutter contre la monosémie, le dogmatisme que Barthes veut que le lecteur devienne écrivain, un producteur de texte, rompant avec la réception passive du lecteur aliéné. Ce n’est pas seulement pour que les élèves deviennent de délicieux écrivains, composant des « symphonies de langages incomparables » que Barthes demande qu’on abandonne l’explication de texte en tant que pédagogie, qu’on supprime les programmes nationaux ; c’est surtout pour déjouer le prêchage dogmatique qui fabrique des militants grégaires du signifié. L’amateur ou plutôt le lecteur aristocrate s’oppose ainsi au lecteur aliéné, au militant, au réactif. Le premier périme l’opposition auteur actif/lecteur passif en transformant sa lecture en écriture, en répondant au livre dans sa langue tandis que le second décline l’invitation implicite d’entrer dans la production du signifiant, s’abstenant d’écrire - excepté dans le courrier des lecteurs pour « Une civilisation n’est belle que dans la mesure où il y circulation naturelle entre les œuvres de ses grands hommes et la vie intime de ses individus et de ses foyers. « Famille en train de jouer de la musique », ce tableau de mœurs si fréquent dans l’iconographie du XVIII e siècle est impossible de nos jours, où l’on entend de la musique mais où on la pratique peu. (Ceux qui ne jouent pas d’un instrument ne peuvent sentir la grandeur de la musique ; ils n’en connaîtront jamais les plaisirs, plaisirs si ardents qu’on leur sacrifie en général presque tous les autres) », « Concerts de musique de chambre pour trois étudiants de Belledonne » (1945) in OC, t. I, p.83. Les simples auditeurs, non initié à l’exercice du beau ne sont pas encore des victimes de l’irréversibilité des rôles d’agents (producteur/consommateur) mais des exclus du cercle. En 1945, Barthes n’a pas encore lu Marx. 652 « Le jeu du kaléidoscope » (1975) in OC, t. IV, p.849. 277 récriminer - pour approuver ou rejeter, consentir ou contester, restant en somme dans le signifié. Le lecteur aristocratique s’oppose non seulement au lecteur réactif mais aussi au spécialiste, au philologue « condamné » à faire une lecture ordonnée, exhaustive, patiente, informée. Rappelant ironiquement qu’aucun n’écrivain n’avait pris la plume pour qu’un philologue fasse un appareil critique et le réduise en Sorbonne, Barthes prône dans Le Plaisir du texte, une pratique de la lecture désinvolte très éloignée des règles rigoureuses de l’analyse structurale (exhaustivité, simplicité, cohérence, critères auxquels il préfère à présent la « complexité ») ou de celles de la philologie « positive ». Le lecteur libéré du surmoi idéologique porte son attention sur certains points du texte, sur les articulations du récit par exemple en sautant les explications, les analyses, ne cherchant pas à interpréter mais goûtant la saveur des mots, les « bonheurs d’expression »653, expression blanchotienne dont il a pu se moquer naguère mais qu’il reprend à présent sans état d’âme dans sa lutte contre les « théologies du signifié transcendantal ».654 SECTION IV - L’ASSOMPTION ORATOIRE DU NEUTRE : PROPEDEUTIQUE A « AUTRE CHOSE » Lors d’une séance du Neutre655, Barthes a proposé une critique radicale, bien que superficielle, de la théorie marxiste de l’histoire. En refusant la théorie marxienne de l’histoire, Barthes n’a pas cédé à un mouvement d’actualité. On trouvait déjà dans le chapitre du Sade, 653 Nous en citons une occurrence : « Des formules, des bonheurs d’expression », Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, op. cit., p.454 654 « Littérature/enseignement » (1975) in OC, t. IV, p.886 655 C’est la séance 9 du Neutre où Barthes déplie les figures « Rites », « Conflit », et « Oscillation ». La figure « conflit », la plus polémique, est placée entre les deux autres figures, comme si Barthes continuait à se censurer (On oublie facilement les « milieux » de discours). Voir Le Neutre, op. cit., pp. 165-170. 278 Fourier, Loyola consacré à Fourier un paragraphe où il refusait la notion de superstructure, au nom d’un merveilleux réel qu’il opposait au réel idéal, merveilleux réel qui serait de l’ordre du romanesque tandis que le réel idéal serait celui du roman : Nous sommes habitués à identifier le « réel » et le résidu : « l’irréel », fantasmatique, idéologique, verbal, proliférant, en un mot le « merveilleux », masquerait à nos yeux le « réel », rationnel, infrastructural, schématique ; du réel à l’irréel, il y aurait production (intéressée) d’un écran d’arabesques, tandis que de l’irréel au réel, il y aurait réduction critique, mouvement aléthique, scientifique, comme si le réel était à la fois plus maigre et plus essentiel que les sur-structions dont on le recouvre. Fourier, évidemment, travaille sur une matière conceptuelle dont la constitution dénie cette opposition et qui est celle du merveilleux réel. Ce merveilleux réel est opposé au merveilleux idéal des romans ; il correspond à ce que pourrait appeler, en l’opposant précisément au roman, le romanesque.656 L’attaque est feutrée : la superstructure est appelée « sur-struction ». Tempérant l’audace de ses propositions par des prudences d’exposition, il semble aussi mettre en question la notion d’idéologie définie par Marx comme une inversion du réel. Mais il a préféré ne pas exploiter cette voie qui l’aurait amené « logiquement » (mais Barthes avait une conception très personnelle de la logique) à renoncer au thème de la naturalisation, reposant sur le schéma marxien de l’idéologie657, dont il se servait pour dénoncer l’hégémonie culturelle de la petite-bourgeoisie qui a renversé l’Histoire des deux cent dernières années en Nature. Barthes reproche au marxisme de 656 Sade, Fourier, Loyola, op. cit. , p.785. A ce sujet, il n’est pas impossible que Barthes ait mêlé, dans une collusion de langage Marx à Pareto que Raymond Aron a tiré de l’enfer des bibliothèques. Perelman remarque : « Pareto a excellemment remarqué en des pages pénétrantes que le consentement universel invoqué n’est bien souvent que la généralisation illégitime d’une intuition particulière. » Chaïm Perelman, Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, Ed. de l’université de Bruxelles, 1976, p.43. 657 279 naturaliser le conflit658 en faisant de la « lutte de classes » le moteur de l’histoire : le conflit était sans doute une catégorie du discours philosophique depuis Héraclite mais le dix-neuvième siècle l’a excessivement valorisé à travers les philosophies et les mouvements de pensées dit progressistes : Marx de même que Freud a fait du conflit (le conflit des classes pour Marx et le conflit intrapsychique entre les instances du moi chez Freud) non seulement un principe explicatif mais aussi un principe d’action ; en revanche il ne fallait pas prendre Nietzsche pour une philosophe du conflit, lequel avait condamné la dialectique par laquelle les faibles ont abattu les forts.659 Pour disqualifier la théorie de la lutte de classes que Barthes rebaptisait « théorie du conflit social », il note que le verbalisme des philosophes marxistes a un rapport métonymique avec le contenu de leur doctrine, citant en exemple « un ami Lucien Lefebvre660 que j’aime beaucoup ». Dans cette critique cavalière qui ne s’attache pas au fond mais chercher à disqualifier l’adversaire en faisant naître des doutes sur son ethos, Barthes refuse d’employer le terme « histoire ». 658 « Bien entendu, c’est la possibilité de dire une même chose de plusieurs façons, c’est la synonymie, qui permet au langage de se diviser ; et la synonymie est une donnée statutaire, structurale, et en quelque sorte naturelle du langage ; mais la guerre du langage, elle, n’est pas « naturelle » : elle se produit là où la société transforme la différence en conflit » « La guerre des langages » in OC, t. IV, p.361-362. 659 « Il semble qu’à la fin du XIXe siècle amplification et approfondissement des philosophies du conflit : Marx, Freud (sans oublier, sur un autre plan, Darwin) : le conflit n’est pas un mal, c’est un moteur, un fonctionnement. Chose à noter : la théorie du conflit semble souvent déteindre « métonymiquement » sur le « caractère » des philosophes du conflit : exemple : Henri Lefebvre : rappel constant du moteur conflictuel du monde, et lui-même théâtre de la pugnacité : ça arrive souvent avec les marxistes. Attention : précaution : se retenir de joindre à ces deux hommes le troisième ordinairement inévitable Nietzsche : ce n’est pas directement un « philosophe » du conflit. […] La lutte = seulement = moyen par lequel les faibles triomphent des forts » Le Neutre, op. cit., p.166. 660 A l’oral dans Le Neutre, Figure conflit, Séance 6 Philosophe marxiste exclu du Parti Communiste Français en 1958. Cet « ami » avait écrit sur le structuralisme : « ce fut l’idéologie du pouvoir » L’Idéologie structuraliste, Points Seuil, 1975, p.9 « L’idéologie de la classe dominante, travestie en scientificité », idem., p.7 « On détourna l’attention en faisant appel à des « structures » mentales ou sociales intemporelles, donc antérieures ou extérieures au monde moderne et à ses problèmes », Ibid., p.10. 280 Reconnaissons néanmoins que Lefebvre aimait la polémique, et que Barthes avait le droit de se dire son ami, ayant défendu Lefebvre autrefois contre la presse « muette ». Barthes non seulement refuse « la lutte des classes » en tant que pratique politique mais aussi en tant que théorie explicative : dénichant une étude (le schismo-génétique) de Grégory Bateson, sociologue de la nouvelle communication qui a observé dans une micro-société de Bali, un mode de régulation sociale qui ne passe pas par le conflit, il croit tenir une réfutation de Marx qu’il présente prudemment dans l’exposition de la figure nommé « conflit », argumentation que sa voix travaillée et son humour rendent sinon convaincante du moins agréable à écouter : Gregory Bateson, psychologue et ethnologue américain (Vers une écologie de l’esprit, I, Seuil, 1977, p.124), s’est intéressé au principe d’existence du conflictuel, ce qu’il appelle le schismogénétique (schisma : fente, séparation, dissentiment). Fait exceptionnel : n’a pas trouvé de « séquences schismogénétiques » à Bali – fait qui, sous certaines conditions (à nuancer), semble contredire les théories du conflit social (déterminisme marxiste).661 Le « musicien du sens », plus obsédé par l’action d’un langage662 que par sa musique, par ce nouveau tour de pensée, laissait lui derrière lui un anti-marxiste modéré comme Raymond Aron qui n’a jamais songé, pas plus que Nietzsche, à mettre en cause le modèle explicatif de la théorie marxienne de lutte de classes comme moteur de l’histoire.663 661 Le Neutre, op. cit., p.168. Barthes a expliqué la différence qu’il faisait entre l’expression et l’action d’un langage : « Ces formes de contre-culture me paraissent être surtout des langages expressifs : c’est-à-dire qu’ils ont surtout l’utilité de permettre à certains individus, à de petits groupes sociaux, de s’exprimer, de se libérer sur le plan de l’expression. Mais je fais une très grande différence entre l’expression et l’action d’un langage » « Fatalité de la culture, limites de la contre-culture » in OC, t. IV, p.195. 663 En réalité Barthes ne nie pas le conflit de classes mais cherche à le rendre moins « oppressant » par le mythe ou par un discours irréaliste voire par l’ironie : « Les divisions du rapport social existent bien, elles sont réelles, il ne le nie pas et écoute avec confiance tous ceux (fort nombreux) qui en parlent. » Fragment La division sociale, Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC, t. IV, p.740. 662 281 Barthes opposait ainsi les « philosophies du conflit » à son Neutre qu’il rapproche de la douceur et de l’apathie des sceptiques. Pourtant le caractère asymétrique du Neutre n’a échappé à personne ; Barthes a reconnu ce qu’il appelait « l’aporie du Neutre », concédant que le neutre n’était qu’un désir, que la violence du neutre contredisait ce désir : Je pourrais, et c’est d’ailleurs ce que je fais, reconnaître qu’il y a en moi des éléments « petit-bourgeois » (sans entrer ici dans la discussion de cette qualification maudite). 1) Ces traits ne sont pas clandestins (même si je ne les connais pas tous moi-même) : le Roland Barthes les expose à plusieurs reprises, consciemment. 2) Dans mon discours, il y a sans doute des traits « niniques » : parfois, affaissement du Neutre en refus balancés, refuge commode dans un certain discours libéral, cela souvent par fatigue (assumer vraiment le je ne sais pas demande une énergie, une fraîcheur).664 En somme le neutre n’était pas neutre mais Barthes, notant l’aporie dans un geste libéral continuait à le « faire désirer », sans s’arrêter à des considérations paralysantes qui rendraient tout discours impossible à tenir : Je ne m’occupe plus de l’aporie qui consiste à ne pas recommander le Neutre, à le déprendre des images, à ne pas l’adjectiver, à ne pas dé dogmatiser à son sujet et à cependant lui reconnaître une bonne image, des vertus, à le faire désirer.665 Barthes avait de toute façon posé le droit de se contredire en refusant les répressions de la logique.666Un signe de la résistance du public, effarouché par des références qui n’étaient pas les siennes667, est 664 Idem., p.115. Ibid., p.117. 666 Barthes a habilement exploité le thème de la répression : répression de la science adiaphorétique, répression non seulement du sens commun mais aussi du sens tout court, répression de la loi républicaine, répression de la normalité dans le discours psychanalytique, répression des majorités dans les discours progressistes, répression du discours politique de la petite-bougeoisie qui naturalise sa mythologie historique de l’universel en nature. 667 Barthes en déclarant qu’il avait pris le matériel livresque du cours sur Le Neutre dans une bibliothèque familiale, voulait peut-être suggérer que son contenu 665 282 l’accueil froid que le Neutre a reçu malgré l’art Barthien d’inculquer en douceur, « d’énoncer doucement ». En tous cas, Barthes a réprouvé poliment mais fermement les auditeurs « pervers » qui ne seraient venus l’écouter au Collège que pour se réjouir de la déception que l’assomption oratoire d’un apostalisme généralisé était en train de provoquer. Le Neutre n’a peut-être pas provoqué l’adhésion qu’il espérait.668 L’entreprise « contre-titanesque » 669 du Neutre a échoué à était lié à un imaginaire de classe qui contredisait les préjugés de l’Esprit du temps. En se cantonnant à sa bibliothèque, il congédiait les sur-moi d’exhaustivité et d’objectivité, remplacé par l’esthétique du travail qui ne prend pour matière que les livres « bien écrits » (c’était le retour du goût). Il n’a pas divulgué le contenu signifiant de cette bibliothèque, se contentant de citer dans sa bibliographie les livres acceptables pour un public réticent. Barthes dans son autobiographie a dit qu’on lisait « à la maison » un quotidien anti-clérical L’Œuvre. Le « dernier » Barthes lisait des quotidiens qui ne reflétaient sûrement pas un « optimisme sans progressisme » mais il y trouvait un matériel à critiquer (que pensait Barthes de l’épigraphe « maoïste » de Libération « Peuple prend la parole et garde-la » ? Estce un credo pour lui ?) . Il ne se gênait pas pour insister sur le caractère bienpensant du Monde qui fait « jouir » deux fois son lecteur en frappant tantôt à gauche tantôt à droite, il ne manquait pas de souligner le caractère mythique des thèmes gauchistes de Libération (nucléaire, bavures policières, immigrés tabassés dans les commissariats etc.) : « Nous ne vivons plus l’accélération de l’Histoire mais l’accélération de la petite histoire. C’est donc précisément dans le discours militant qu’on peut retrouver des mythes, parce que c’est un discours fixe, immobile. Aujourd’hui, même dans Libération, il y a une mythologie très forte. La bavure policière, par exemple, est en train de devenir un mythe gauchiste. Il y en a d’autres : l’écologie, l’avortement, le racisme. Je ne veux pas dire que ce sont des problèmes qui n’existent pas. Seulement, ils sont maintenant presque devenus des mythes. » « La crise du désir » in OC, t.V, p.942. Mais : « journal très bien fait » disait-il par concession : « Je n’aime pas le langage militant. [...] Un journal comme Libération, qui est très bien fait et que j’aime beaucoup, véhicule un type de discours avec les mêmes thèmes, les mêmes stéréotypes. » Idem., p.942. 668 De manière plus générale certains ont semblé déploré que Barthes n’ait pas eu un influence plus délitante sur les derniers carrés de l’intelligentsia marxisante : [En particulier la personne qui a questionné par écrit Barthes pour La revue Wunderbloch dirigée par Raphaël Lellouche] : « Depuis le Degré zéro et l’introduction de Brecht, « premier marxiste à réfléchir sur les effets du signe », vous avez mené une lutte pour la reconnaissance de l’irréductibilité du sémiologique. A cet égard, vous avez fait historiquement figure de porte-parole de l’avant-garde vis-à-vis d’un milieu intellectuel qui dans sa composante marxiste ne vous a pas, hélas, été toujours d’une grande écoute. Après la rupture de Mai 68 et le début de la recomposition des forces au sein du mouvement ouvrier et de ses intellectuels, comment jugez-vous l’évolution actuelle au regard des thèmes de votre lutte initiale ? « Texte à deux (parties) » in OC, t. V, p.390. 283 produire l’effet décollant sur un public aliéné par vingt cinq siècles de philosophie. Barthes se consolait en tous cas en disant qu’un cours travaille « comme le bois travaille » en se déformant ou en se solidifiant… 669 Rafaël Castillo-Zapata estime que « De toutes ces utopies du discours, la plus constante est peut-être celle du rêve romanesque, la plus réitérée tout au long de la réaction contre-titanesque de Barthes face aux discours autoritaires qui se solidifient dans une prétention d’unité et d’universalité » Rafaël Castillo-Zapata, « Parcours de Barthes », communications, n°63, 1996, p.75. 284 CONCLUSION 285 Si je reprenais la typologie que Barthes a dressée dans Le Plaisir du texte670, je dirais que j’ai joué tous les rôles qu’il décrit : j’ai d’abord été le lecteur hystérique : lisant au premier degré, prenant pour argent comptant un texte retors, j’ai donné dans les panneaux du « chasseur de mythes »671 qui savait aussi en produire. Puis j’ai enchaîné les rôles : lecteur obsessionnel, j’ai lu plusieurs fois un texte qui résistait à l’interprétation comme le devait le texte illisible ; lecteur paranoïaque, j’ai pris plaisir à lire un texte qui veut faire entendre autre chose672 ; lecteur fétichiste, j’ai aimé à découper et à citer certains endroits du texte. Avons-nous eu plus de bonheur que les « rares exégètes » dont parle Philippe Roger ?673 670 Voir Le Plaisir du texte (1973) in OC, t. IV, p.258-259 Pour « expliquer » qu’il ait pu accepter l’invitation de Giscard d’Estaing, Barthes déclare à Bernard-Henri Lévy : « Un chasseur de mythe, comme vous savez, ça doit aller partout. » « A quoi sert un intellectuel » in OC, t. V, p.373 672 « Contrairement à ce que l’on attendrait, ce n’est pas la polysémie (le multiple du sens) qui est louée, recherchée ; c’est très exactement l’amphibologie, la duplicité ; le fantasme n’est pas d’entendre tout (n’importe quoi), c’est entendre autre chose (en cela je suis plus classique que la théorie du texte que je défends). », Roland Barthes par Roland Barthes (1975), in OC, t. IV, p.652 673 « L’itinéraire barthésien est une « aventure », répètent à l’envi ses rares exégètes ; et la leur, souvent tournent court, guidée par nulle Ariane. L’œuvre de Barthes se défend bien, elle ne livre guère de fil qu’à retordre. De là, une fréquente 671 286 Nous avons du moins essayé de faire le lien entre l’antipathie que Barthes concevait pour l’Histoire (elle niait un art de vivre porteur d’un ordre social auquel il était resté soudé) et son aversion pour ce qu’on appelle «le réalisme ». Nous avons souligné le caractère essentiellement politique de sa sémiologie qui visait une exemption du sens. Cette exemption, cette annulation du sens voulait mettre fin aux discours de la doxa. La doxa n’est pas seulement l’opinion droite qui veut dominer mais désigne aussi l’état du corps social déchiré par des postulations inconciliables. (La postulation marxiste et la postulation libérale). Dans les bibliothèques universitaires (dans celles où j’ai travaillé car je n’ai pas fait d’enquête exhaustive à ce sujet), les volumes de cette œuvre au statut incertain, ambigu de critique et de création, travestie comme Zambinella, dont l’intérêt ne s’épuise pas dans l’effet tonique qu’elle a produit sur la théorie littéraire, sont rangés dans le rayon littérature du vingtième siècle peut-être plus par prophylaxie que par déférence, et malheureusement peu dérangés excepté quand un professeur fait un cours sur l’affaire Picard. Vanité des lettres. Pourtant Barthes disait que l’intellectuel s’il est « sans pouvoir », n’est pas « sans action ».674 Le sémiologue marxiste Georges Mounin, le philosophe marxiste Henri Lefebvre ont contesté l’action de l’intellectuel « dissolvant », le soupçonnant voire l’accusant de faire le jeu du « pouvoir » mais au reste sans rien prouver. mauvaise humeur des critiques les mieux intentionnés. » Roland Barthes, roman, coll. Figures, Edition Grasset, Paris, 1986, p.14. 674 « Mythologie » (1974) in OC, t. IV, p.570. Réponse à l’enquête « Les intellectuels en question » (1974) dirigée par Renaud Matignon à l’occasion de la parution du livre de Georges Suffert, Les Intellectuels en chaise longue, Plon, 1974. 287 Il reste que le « pourquoi écrire ? » de Barthes n’avait rien de futile quoi qu’il ait dit. L’obsession politique était le moteur de l’œuvre ; la « recherche » en théorie littéraire n’était qu’un prétexte.675 Barthes a dit que Chateaubriand était à la fois légitimiste et libéral, c’est-à-dire progressiste et réactionnaire. Chateaubriand a en effet servi la légitimité mais on oublie souvent qu’il y avait chez cet enfant du dix-huitième et des Lumières des éléments indéniables de progressisme (combat en faveur de la liberté de la presse, rôle trouble dans la chute des Bourbons, amitiés républicaines). Barthes parlait-il de Roland Barthes quand il parlait de Chateaubriand ? : Chateaubriand est plus qu’un mémorialiste ; c’est un homme qui inscrit en lui la blessure d’une mémoire divisée, d’un temps disjoint, d’une histoire en deux parties : avant la Révolution, après. C’est cet avant et cet après qu’il redit sans cesse ; il ne veut rien abandonner de l’ancien ni du nouveau ; […] il était à la fois légitimiste et libéral, c’est-à-dire pour parler approximativement réactionnaire et progressiste : attitude folle, qu’il n’a pu tenir que parce qu’il était écrivain ; car l’écrivain est là, me semble-t-il, pour représenter d’une façon obstinée la contradiction du temps, ce qu’il y a en lui de vie et 676 de mort. 675 Comme le titre bien trouvé d’un séminaire consacré à la personne et/ou l’œuvre de Barthes. Comment les dissocier ? 676 «Lecture de l’enfance » (1980), in OC, t. V, p.948. Antoine Compagnon suppose que la lecture des Mémoires d’outre-tombe a pu tourner Barthes vers un conservatisme d’écriture voire de pensée. Cf. Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 2005, « Barthes, pénétré des Mémoires d’outre-tombe, semble avoir renoncé à tout devoir d’être moderne. », p.415. Barthes a-t-il fait semblant d’être surpris par la beauté des Mémoires d’outretombe - que les anthologies de morceaux choisis auraient défigurées - pour se justifier d’aimer et de faire aimer un auteur réputé réactionnaire ? Car en réalité Barthes avait non seulement un goût très ancien pour Chateaubriand (la « tartine succulente » de la « phrase chateaubriandesque » « Réflexion sur le style de « L’Etranger » (1944), in OC, t. I, p.78) mais aussi une connaissance « précoce » de l’œuvre sans laquelle il n’aurait pas pu écrire la préface aux Mémoires d’outretombe que le Club français du Livre lui avait commandée, préface qu’on n’a pas retrouvé (du moins à ma connaissance) : « J’ai dit l’origine personnelle du Michelet. Racine était une pure commande. Grégory du Club français du Livre, m’avait demandé une préface pour les Mémoires d’outre-tombe. Cela me plaisait beaucoup mais le professeur qui avait établi le « bon » manuscrit le refusa à Grégory, qui, ayant besoin d’un Racine, me le demanda (« il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint »). » « Réponses » (1971) in OC, t. III, p.1033. Barthes en mentionnant cette phrase célèbre du Mariage de Figaro semble 288 Barthes a dit que son « avant » et son « après » était 1968, coupure confirmant celle de 1848. On pourrait comparer les collusions de langages de Barthes aux bigarrures du parcours intellectuel de Chateaubriand (mais nul parcours chez Barthes sinon de détour). Mais Barthes a plus de politesse que Chateaubriand qui a préféré l’intégrité de ses idées – le surmoi de l’écrivain - et la rudesse de ses phrases - le théâtre du langage - à la vie chétive d’un cousin conspirant, sur la mort duquel il a continué à faire des phrases de martyrologue. On a pu reprocher à Barthes son absence de franchise, cette politesse de l’esprit si inactuelle qu’on ne trouve plus le nom qui la qualifie dans nos mauvais dictionnaires bien que Proust l’ait employé.677 On peut estimer que cette manière de le présenter ne « colle » pas avec l’aspect « intellectuel de gauche modérée » que François Wahl, son éditeur très avisé, a cultivé en veillant à retrancher les rares et très minimes mais très significatifs écarts de langages d’un Barthes déjà extrêmement prudent à l’égard des pièges de la parole. La question de la censure ou plutôt de l’auto-censure dans l’œuvre de Barthes est un problème qu’on n’a pas encore bien étudié. Quoi qu’il en soit, c’est cet aspect récessif 678 que nous avons voulu, sans intention polémique, le cadre de cette réflexion ne s’y prête pas, mettre sinon en lumière, du moins au premier plan. Le côté récessif de Barthes n’annule pas l’autre côté : le Barthes d’avant la perception de la « rupture d’œuvre », le Barthes de mes dix-sept ans éblouis par reconnaître indirectement, qu’il était en somme plus compétent pour introduire, commenter, faire aimer Chateaubriand que spéculer sur l’homme « aux deux mille mots ». 677 L’astéïsme de tante Léonie commenté par son neveu, par le narrateur de A La recherche du temps perdu. Ce passage est cité par Barthes in Roland Barthes par Roland Barthes. 678 A ce sujet, voir en particulier le fragment « La récession », Roland Barthes par Roland Barthes (1975), t. IV, p.726. Pour nous récessif n’est pas synonyme de conservatif ou de conservateur. C’est une crise de direction. 289 l’intelligence critique du « français [vivant] le plus intelligent » (avis d’un certain docteur)679 : ce Barthes n’est peut-être qu’un effet de lecture ; mais on aurait tort de corriger ce beau contresens lié la « puissance de retombée » d’une œuvre ouverte à tous vents. Les soviétiques ont continué à considérer que Le Voyage au bout de la nuit était un livre communiste malgré les options politiques ultérieures de Céline. Les « phases d’évolution » ne sont qu’un roman pédagogique680. Nous avons montré au contraire qu’il y a eu d’emblée collusion de langages plutôt que succession ; la rupture d’œuvre ne réfère pas à une évolution intellectuelle de l’auteur mais reproduit celle du temps, celle de l’Histoire. Il y a bien des points que je n’ai pas pu éclaircir. Il est encore trop tôt. L’accès restreint à certaines archives, fragiles ou non, a pu nous réduire par moment à supputer. Mais la cohérence du système d’explication (principe de tolérance) peut suppléer au défaut de preuves « matérielles » que nous n’avons pas pour autant négligées. Nous avons exploité autant qu’il était possible les archives du Fonds 679 Cf. Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland Barthes, Paris, Stock, 2006. 680 « Le découpage d’un temps, d’une œuvre, en phase d’évolutions – quoiqu’il s’agisse d’une opération imaginaire – permet d’entrer dans le jeu de la communication intellectuelle : on se fait intelligible. » Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in OC T. IV p.719 Bernard Comment (ainsi que Philippe Roger), s’appuyant sur cette phrase de Roland Barthes au sujet de l’œuvre de Gide, pense qu’il est vain de découper l'œuvre en tranche : « Pourtant, derrière ces Barthes, et au fondement d’orientation parfois divergentes, voire contradictoires, se trouve la cohérence d’un projet : celui du Neutre, entendu non comme un compromis, une forme amoindrie, mais comme la tentative d’échapper aux obligations et contraintes du logos, du Discours. On essaiera donc d’appliquer à Barthes lui-même son invite à lire l’œuvre de Gide comme un réseau dont il ne faudrait lâcher aucune maille : « Je crois tout à fait vain de la découper en tranches chronologiques ou méthodiques. Elle aurait presque besoin d’être lue, comme certaines Bibles, avec un tableau synoptique de références, ou encore comme ces pages de l’Encyclopédie où les notes marginales donnaient au texte sa valeur explosive. Gide est souvent son propre scholiaste. » Roland Barthes, vers le neutre, Paris, Christian Bourgois, 2003, p.14. Je partage ce point de vue jusqu’à un certain degré. Mais reconnaissons que malgré son caractère artificiel la périodisation peut servir à deux choses : à entrer dans l'œuvre ou à l'éditer par masse. 290 Roland Barthes déposées par l’ayant-droit, Monsieur Salsedo, qui n’a pas trouvé le temps de répondre à nos demandes appuyées autant par Madame Nathalie Léger que par ma directrice Madame Tiphaine Samoyault qui a intercédé. Nous avons fait une théorie au sens chomskyen du terme. Demain si d’autres preuves sont versées au dossier, nous sommes prêts à l’améliorer ou à l’abandonner. Pour se récréer - car l’intellectuel travaille quoi qu’on pense dans un pays où le « professeur » est aussi estimé que l’instituteur dont il question dans Maitre Puntila et son Valet Matti - Barthes aimait à bricoler et à brûler des papiers au fond du jardin de sa villa. Il faut peut-être modestement en prendre son parti - sans verser dans un scepticisme Valéryen – en continuant à travailler. 291 BIBLIOGRAPHIE 292 Bibliographie 1. Corpus 1.1 Ouvrages de Roland Barthes Barthes (Roland), Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, coll. Pierres vives, 1953, 126 p. Barthes (Roland), Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, édition dirigée et présentée par Eric Marty, 5 vol. (1179 p. ; 1350 p. ; 1074 p. ; 1046 p. ; 1099 p.) Barthes (Roland), Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens : notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1976-1977, texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, 244 p. Barthes (Roland), Le Neutre : notes de cours au Collège de France : 1977-1978, texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2002, 265 p. Barthes (Roland), La Préparation du roman : notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, édité sous la direction. d’Eric Marty, Paris, Seuil IMEC, coll. traces écrites, 2003, 476 p. Barthes (Roland), Le Discours amoureux : séminaire à l’Ecole pratique des hautes études 1974-1976 suivi de Fragments d’un discours amoureux inédits, texte établi, présenté et annoté par Claude Coste, édité sous la direction d’Eric Marty, avant-propos d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2007, 743 p. 1.2 Documents sonores MP3 : Cours au Collège de France Barthes (Roland), Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens : notes de cours et de 293 séminaires au Collège de France, 1976-1977, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil, 2002. Barthes (Roland), Le Neutre : notes de cours au Collège de France : 1977-1978, édité sous la direction d’Eric Marty, Paris, Seuil, coll. traces écrites, 2002, 21 heures d’écoute. Barthes (Roland), La Préparation du roman : notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, édité sous la direction d’Eric Marty, Seuil, 2003, 27 heures d’écoute. 1.3 Manuscrits, dactylogrammes du Fonds Roland Barthes déposé à l’Abbaye d’Ardennes (excepté documents et manuscrits à communication provisoirement réservée). 2. Textes littéraires Balzac (Honoré de), La Comédie humaine, VI, Etudes de mœurs : scènes de la vie parisienne, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1978, Edition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, 1577 p. Balzac (Honoré de), La Comédie humaine, IX, Etudes de mœurs : scènes de la vie de campagne, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1978, Edition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex , 1762 p. 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Barbe (Norbert-Bertrand), Petit dictionnaire des termes de l'esthétique barthésienne, Monzeuil Saint Martin, Bès Ed., 2004, 21 p. Beaujour (Michel), Terreur et rhétorique : Breton, Bataille, Leiris, Paulhan, Barthes & Cie : autour du surréalisme, Paris, Jean Michel Place, 1999, 256 p. Burke (Sean), The death and return of the author : criticism and subjectivity in Barthes, Foucault and Derrida, Edinburg, Edinburgh university press, 1999, 258 p. Carlat (Dominique), Témoins de l'inactuel : quatre écrivains contemporains face au deuil, Paris, J. Corti, 2007, 160 p. Carpentiers (Nicolas), La Lecture selon Barthes, Paris-Montréal, l’Harmattan, Paris, 1999, 190 p. Comment (Bernard), Roland Barthes, vers le neutre, Paris, Christian Bourgois, 2003, 329 p. Compagnon (Antoine), Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 2005, 464 p. Culler (Jonathan D.) 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Barthes après Barthes : une actualité en questions : actes du colloque international de Pau, 22-24 novembre 1990 Publications de l'Université de Pau, 1993, 245 p. « Un racconto per punire il lettore pigro », Umberto Eco, L’Expresso, 22 marzo 1970 « Gagner dans le désordre », André Stil, L’Humanité, 2 avril 1970 Articles sur Sarrasine. 297 « Roland Barthes ou la critique devient un rêve », Alain Bosquet, Combat, 14 mai 1970. « A propos du S/Z de Roland Barthes. Deux pas en avant, un pas en arrière ? », Pierre Barbéris, L'Année balzacienne 1971, Paris, pp.109123. « Interprétation de Sarrasine », Pierre Citron, L'année Balzacienne 1972, Paris, pp.81-95. « Barthes réhabilite le plaisir de lire », Angelo Rinaldi, L’Express 19 février 1973. « La volupté de lire », Dominique Rolin, Le Point, 6 mars 1973. « Allusion et transparence. Sur le « code culturel » de Sarrasine », Pavel Thomas, Travaux de littérature, Paris, 1996, vol IX, pp.295-311 Communications, Barthes, n°36, 1982. 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Europe, Barthes, n°952-953, 2008-8/9 298 Roland Barthes : collectif-essai, préface de Catherine Clément et Bernard Pingaud, textes de Roland Barthes, Olivier Burgelin, Louis-Jean Calvet, Roger Dadoun, Françoise Gaillard, Paris, Edition l’Inculte, 2008 Revue des deux mondes, Barthes, le goût, la nuance, Paris, Revue des deux mondes, 2002, (pp.82-98) Sartre-Barthes, Revue d'esthétique, J.-M. Place, 1991, N° spécial hors série de : "Revue d'esthétique", 1991. - La 1re édition a paru en 1981, et constituait le n° 2 de la "Revue d'esthétique"[Nouvelle édition augmentée] 4. Textes théoriques et critiques Albalat (Antoine), L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons, Paris, Armand Colin, coll. L’ancien et le nouveau, 1991, 314 p. Althusser (Louis), Philosophie et philosophie spontanée des savants, texte du cours prononcé par Louis Althusser à l’Ecole normale supérieur en octobre et novembre 1967, Paris, Maspero, coll. Théorie, cours de philosophie pour scientifiques, 1974, , 157 p. 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Ainsi naît en France, vers le milieu du siècle dernier, une pluralité des écritures modernes, dont chacune représente une tentative tragique de l’écrivain pour fuir sa condition de classe en redonnant à son langage d’une société désaliénée libre [ajouté au crayon] Dans le langage de la modernité (c’est-à-dire en France depuis 1850 environ), on peut grossièrement distinguer quatre morales de l’écriture littéraire : un premier groupe serait composé par ce que l’on pourrait appeler les écritures du désordre (Mallarmé, Rimbaud, les surréalistes). La destruction systématique de l’ancien ordre rhétorique est d’abord conçue comme la recherche absolument nécessaire d’une nouvelle innocence de la Littérature : mais aucun désordre ne peut se maintenir dans la durée, il finit toujours par produire un nouvel ordre ; au terme de cette recherche tragique, il n’y a plus pour l’écrivain conséquent avec lui-même qu’une solution : le silence, seule innocence véritable du langage : on connaît le silence final de Rimbaud, l’agraphie croissante de Rimbaud Mallarmé [ajouté au crayon], le sabordage de certains surréalistes. Une autre façon d’innocenter le langage littéraire, c’est de tenter d’écrire en évitant à tout prix ces signes caractéristiques, dont nous avons indiqués quelques-uns à propos du roman et de la poésie. Certains écrivains français, surtout depuis une douzaine d’années (Camus, Blanchot, Cayrol), chacun à sa manière, se sont efforcés d’obtenir une sorte d’écriture « basique », ni réelle, ni 321 littéraire qui pourrait laisser à l’écrivain la responsabilité complète de sa pensée ou de son art, sans l’entraîner dans une compromission involontaire de la forme : il s’agirait de réaliser une absence idéale du style. Malheureusement cette ambition ne peut exister qu’à l’état de tendance, car dès qu’un écrivain écrit un peu longuement et développe son œuvre, des automatismes verbaux se créent, des signes apparaissent, et là où il n’y avait d’abord qu’un non-style, ce sont bientôt les signes de ce non-style qui apparaissent, et l’impasse est refermée. On pourrait appeler ce second groupe d’écritures modernes, les écritures blanches. Le troisième groupe serait constitué par les écritures parlées (Céline, Queneau, Prévert). Ici, l’on essaye d’obtenir une innocence du langage littéraire, par un retour de l’écriture à la nature sociale, et même sociable du langage. Les écrivains qui pratiquent cette écriture (plus ou moins régulièrement, bien sûr, et de toutes manières il ne s’agit ici que d’une classification grossière) essayent de réduire l’écart entre la langue parlée et la langue écrite (écart assez considérable, on le sait, au point que l’écriture littéraire traditionnelle est véritablement anachronique par rapport à la sensibilité générale du français parlé) ; ils emploient donc une écriture profondément socialisée, reproduisant au plus près le lexique, la syntaxe, le débit, et même la graphie de la langue populaire. Seulement quelque juste et généreux que soit l’intention de ses écrivains, ils se heurtent très rapidement à une impossibilité : comme il n’y a pas dans la société française actuelle, de langage parlé socialement universel, mais qu’il y a autant de langage que de groupe sociaux, l’écriture socialisée est forcément particulière, et par là même elle ne peut être rien de plus qu’une écriture pittoresque (ce qu’est déjà, par exemple, le jargonconcierge chez Henri Monnier). Queneau, par exemple, entre autres, qui est le plus systématique des ces écrivains, n’arrive pas à dépasser une écriture parlée cocasse, son langage reste comique. Le quatrième et dernier groupe se composerait de ce que j’appellerais les écritures artisanales. C’est le groupe le plus nombreux ; il comprend tous les écrivains qui pratiquent encore de nos jours la grande écriture traditionnelle du français littéraire (par exemple, pour ne citer que les vivants : Claudel, Montherlant, Mauriac, Breton). 322 Beaucoup de ces écrivains recourent à cette écriture anachronique sans même la mettre en discussion, comme si elle constituait un langage éternel, qui serait par essence celui du bon écrivain : ces écrivains inconscients ne nous intéressent pas. Par contre, il y a des écrivains qui se réfugient dans le français classique par une décision lucide : ayant constaté l’impossibilité d’innocenter réellement le langage littéraire, ils préfèrent assumer consciemment tous ses caractères, et racheter la gratuité de la forme, son inanité sociale, par le travail qu’il coûte : les écritures littéraires sont en effet des écritures dont toute la valeur est fondée sur la notion de travail : l’écrivain de l’écriture classique traditionnelle, actuellement s’assimile à un véritable artisan, qui se penche longuement sur la matière verbale et emploie à la traiter beaucoup de patience, de savoir, et d’ingéniosité : le premier des écrivains « artisanaux » conscients a été Flaubert ; d’autres, plus récents, et dont la pensée est par ailleurs bien engagée dans des problèmes très modernes n’en ont pas moins continué à pratiquer cette écriture-travail (Gide et Valéry par exemple qui disait que « la forme coûte cher »). Evidemment, à l’égard de cette grande écriture littéraire, nous ne pouvons avoir qu’un sentiment ambigu, car nous nous trouvons devant une langue à la fois splendide et morte, qui constitue une véritable rituel des lettres françaises : c’est une écriture qui est à nos yeux, aussi lointaine, et aussi admirable qu’a pu l’être, par exemple l’Antiquité pour un homme de la Renaissance. Il n’est donc pas exagéré de dire qu’il y a actuellement une véritable impasse des écritures modernes mais cette impasse, c’est celle-là même de l’histoire : la littérature est un luxe admirable, sans doute, mais étant socialement particulière, elle est discréditée aux yeux même de ceux qui la produisent, puisque tout écrivain digne de ce nom ne peut accepter d’écrire sans croire à l’universalité. » 323 INDEX ŒUVRES, OUVRAGES 324 1.1 Index Œuvres, ouvrages, articles de Roland Barthes A quoi sert un intellectuel (1977), 221, 257, 258, 262, 275, 286 Accordons la liberté de tracer (1976), 17 Aujourd’hui, Michelet (1973), 198 Au nom de la nouvelle critique (1965), 143 Au séminaire (1974), 218 Avant Propos des Essais critiques (1971), 212 Aventure sémiologique (L’) (1974), 60 Barthes en bouffées de langages (1977), 25 Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité (1975), 61 Brecht et notre temps (1958), 14 Brecht, Marx et l’histoire (1957), 13 Cette vieille chose, l’art (1980), 230 Chambre claire (La) (1980), 182, 198 Cher Antonioni (1980), 32 Choses signifient-elles quelque chose (Les) (1962), 98 Cinéma droite et gauche (1959), 85, 175 Comment vivre ensemble (2002 [1976]), 31, 129, 222 Concert de musique de chambre par trois étudiants de Belledonne (1945), 277 Contexte trop brutal (Un) (1979), 235 Crise de la vérité (La) (1976), 68, 87, 155 Crise du désir (la) (1980), 155, 283 Critique et autocritique (1970), 18, 20, 22, 69, 234 Critique et vérité (1966), 116, 123, 124, 155,214, 225, 232, 233, 234, 238 D’eux à nous (1978), 186 De la science à la littérature (1967), 27, 28, 43, 103, 241 325 Degré zéro de l’écriture (Le) (1953), 13, 24, 72, 73, 74, 78, 79, 80, 82, 87, 88, 90, 92, 93, 96 99, 101, 102, 115, 116, 137, 140, 141, 143, 144, 145, 147, 148, 155, 176, 177, 212, 253, 255, 258 Délibération (1979), 87 Dernière des solitudes (La) (1977), 27 Deux critiques (Les) (1963), 226, 239 Deux sociologies du roman (Les) (1963), 245 Digressions (1971), 195, 215 Discours amoureux (Le) (2007 [1974]), 27, 28, 31, 62, 100, 164, 181, 209, 210, 214, 221, 234, 260, 267, 268, 270, 278 Discours de l’histoire (Le) (1967), 66 Division des langages (La) (1973), 250, 265 Ecrire, verbe intransitif ? (1970), 51 Ecriture de l’événement (L’) (1968), 76 Ecriture dialectique (Une) (1965), 26 Ecrivains et écrivants (1960), 76, 84, 87 Effet de réel (L’) (1968), 20, 166, 176, 198 Eléments de sémiologie (1965), 26, 46, 51 Empire des signes(L’) (1970), 17, 21, 50, 57, 266 Entre le plaisir du texte et l’utopie de la pensée (1978), 31 Entretien (A conversation with Roland Barthes) (1971), 17, 87, 174, 218, 230, 262, 266 Entretien avec Jacques Chancel (1975), 259 Entretien (avec Jacques Henric) (1977), 170 Entretien autour du poème scientifique (1967), 12, 255, 256 Entretien sur le structuralisme (1966), 14, 244 Entretien sur les Essais critiques (1964), 160 Entretien à Umi (1969), 54 Essais critiques (1964), 22, 76, 84, 85, 87, 89, 91, 108, 153, 160,183, 212, 213, 226, 229, 235, 239, 242, 256 326 F.B (1964), 160 Fatalité de la culture, limites de la contre-culture (1972), 20, 214, 219, 281 Fragments d’un discours amoureux (1977), 30, 31, 267, 268, 272 Guerre des langages (La) (1973), 115, 181, 248, 280 Inconnu n’est pas le n’importe quoi (L’) (1973), 59 Information visuelle (L’) (1961), 263 Jeu du kaléidoscope (Le) (1975), 63, 108, 277 La Bruyère (1963), 91 L’Express va plus loin avec…Roland Barthes (1970), 166 Leçon (1978 [1977]), 31, 32, 46, 51, 88, 99, 100, 101,145, 197, 202, 210, 215, 256, 257, 267 Lecture de l’enfance (1980), 288 Littérature et signification (1963), 86, 242 Littérature, aujourd’hui (La) (1961), 22, 85, 91 Littérature/enseignement (1975), 17, 18, 220, 277 Longtemps, je me suis couché de bonne heure (1978), 184, 202 « Histoire de la civilisation française ». Une mentalité historique (Une) (1960), 195 Masculin, Féminin, Neutre (1970), 184 Michelet (1954), 13, 20, 190, 191, 198, 203, 204, 206, 207, 288 Michelet, l’Histoire et la Mort (1951), 191, 194, 205, 207 Modernité de Michelet (1974), 205, 207 Mots pour faire naître un doute (Des) (1978), 45, 57 Mythologies (1956), 12, 13, 21, 35, 36, 37, 38, 40, 42, 43, 44, 68, 90, 96, 136, 146, 158, 176, 197, 209, 219, 220, 235, 251, 252, 255, 256, 261, 264 Neutre (Le) (2002[1977-1978]), 29, 32, 57, 61, 66, 78, 107, 109, 110, 126, 128, 155, 219, 257, 260, 261, 278, 280, 281, 283, 290 Nouveaux problèmes du réalisme (1956), 149, 159 Œuvre de masse et explication de texte (1963), 16 Où/ou va la littérature (1974), 86, 94, 156, 157, 186 327 Ouvriers et pasteurs (1960), 149, 153, 256 Paix culturelle (La) (1971), 239 Petite sociologie du roman français contemporain (1955), 165, 169 Plaisir au langage (1967), 27, 124 Plaisir aux classiques (1944), 159 Plaisir du texte (Le) (1973), 24, 27, 29, 57, 94, 95, 101, 143, 179, 214, 260, 278, 286 Plaisir /écriture/ lecture (1972), 69,100, 266, 269, 272 Point sur Robbe-Grillet (Le) (1962), 229 Populaire et contemporain à la fois (1978), 269, 271 Pour la libération d’une pensée pluraliste (1973), 25, 114, 153, 223 Pour un Chateaubriand de papier (1979), 128 Pour une théorie de la lecture (1972), 17 Préface à Brecht, « Mère courage et ses enfants » (1960), 235 Préparation du roman (La) (2003 [1978-1980]), 11, 23, 32, 54, 56, 63, 79, 80, 87, 90, 92, 95, 114, 121, 126, 133,155, 164, 177, 180, 184, 185, 202, 206, 219, 247 Pré-romans (1954), 154, 159 Problématique du sens (Une) (1970), 16, 66, 210 Prolongement à la littérature de l’absurde (Un) (1950), 154 Propos sur la violence (1978), 262, 275 Qu’est-ce que la critique (1963), 183, 226 Recherche sur le discours d’enseignement) (1967-1968), 103 de l’histoire (compte-rendu Réflexion sur le style de « L’étranger » (1944), 80, 91, 119, 135, 288 Réflexion sur un manuel (1971), 17, 128 Réponse à une enquête sur le structuralisme (1965), 242 Réponse de Kafka (La) » (1960), 84, 85, 213 Réponse de Roland Barthes à Albert Camus (1955), 21, 90 Réponses (1971), 15, 37, 200, 213, 221, 240, 241, 262, 288 328 Responsabilité de la grammaire (1947), 116, 128 Roland Barthes contre les idées reçues (1974), 25 Roland Barthes critique (1971), 60, 265 Roland Barthes interroge Renaud Camus (1975), 188 Roland Barthes met le langage en question (1975), 78, 79, 155, 215 Roland Barthes par Roland Barthes (1975), 12, 24, 29, 30, 56, 58, 59, 86, 89, 114, 203, 212, 213, 214, 215, 218, 221, 222, 240, 252, 256, 257, 258, 259, 264, 281, 286, 289, 290 Roland Barthes s’explique (1979), 23, 79, 187, 199, 214 S/Z (1970), 11, 16, 17, 18, 20, 21, 24, 57, 163, 164, 165, 166, 168., 169, 170,173, 188, 271 Sade, Fourier, Loyola (1971), 28, 94, 97, 168, 262, 271, 273, 274, 275, 279 Scandale du marxisme ? (1951), 253, 254 Sciences humaines et Lévi-Strauss (Les) (1964), 211 Société sans roman ? (Une) (1964), 21, 246 Sollers écrivain (1979), 130 Structuralisme et sémiologie (1968), 62, 225, 267 Sur l’astrologie (1976), 260 Sur « S/Z » et « L’Empire des signes (1970), 11, 17, 21, 57 Sur la lecture (1975), 17 Sur la théorie (1970), 15, 68, 208 Sur le cinéma (1963), 86, 160, 161,269 Sur le « Système de la mode » et l’analyse structurale des récits (1967), 125, 171 Sur le « Système de la mode »(1967), 59 Sur Racine (1963), 57, 225, 229, 246, 261, 288 Système de la mode (1967), 12, 255 Tâches de la critiques brechtienne (Les) (1956), 89, 91 Témoignage sur Robbe-Grillet (1961), 85 329 Texte à deux (parties) (1977), 18, 57, 179, 185, 213, 220, 221, 255, 259, 263, 267, 285 Théâtre est toujours engagé (Le) (1956), 229 Troisième sens (Le) (1970), 66 Univers articulé de signes vides (Un) (1970), 51, 64, 125, 131, 237 Versailles et ses comptes (1954), 197 Vie et mort des revues (1979), 252, 253 Vies parallèles (Les) (1966), 56 Vingt mots-clés pour Roland Barthes (1975), 11, 231, 251 Visualisation et langage (1966), 16, 65 Voies nouvelles de la critique littéraire en France (1959), 228 Voyages autour de Roland Barthes (1971), 229 Zazie et la littérature(1959), 85 Nota Bene : Nombre d’articles et d’entretiens cités par tome t. I Articles : 17 Entretiens : 0 t. II Articles : 12 Entretiens : 8 t. III Articles : 7 Entretiens : 11 t. IV Articles : 9 Entretiens : 12 t. V Articles : 7 Entretiens : 11 330 1.2 Index œuvres et ouvrages des autres auteurs cités Ames mortes (Les), 173 Andromaque, 96 Ange (L’), 257 Anthropologie structurale I et II, 36 Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes (Les), 180, 257, 288 Archipel du Goulag (L’), 186 Argent (L’), 19 Art d’écrire enseigné en vingt leçons (L’), 131 Balzac et le réalisme français, 140, 142, 144 Barthes à Balzac (De). Fictions d’une critique, critiques d’une fiction, 12, 19, 20, 36, 57, 136, 164, 165, 176, 225, 261 Bâtons, chiffres et lettres, 78, 79, 148 Bel-Ami, 19 Bouvard et Pécuchet, 86, 176, 235 Capital (Le), 253 Combats pour l’histoire, 192, 193, 206, 226, 227 Comédie humaine (La), 18, 19, 166, 172, 174, 246 Cours de linguistique générale, 36, 48 Culture des idées (La), 76, 131 Curé de Tours (Le), 19 Dans Balzac, 163 De la Grammatologie, 132 De la langue française : essai sur une clarté obscure, 119 Défense et illustration de la langue française suivie du projet de l’œuvre intitulé De la Précellence du langage, 120 Démon de la théorie, littérature et sens commun (Le), 18, 19, 142, 228, 235 331 Derniers jours de Roland Barthes (Les), 56, 180, 206, 290 Description du marxisme, 254 Discours de la Méthode, 79 Discours de Stockholm, 89, 158, 172 Division de l’art oratoire, Topique, 119 Du Divorce, 27 Education sentimentale (L’), 20 Encyclopédie Universalis, 203 Entretiens d’Ariste et d’Eugène (Les), 120 Espace littéraire (L’), 61 Esprit des lois (L’), 253 Essai sur l’origine des connaissances humaines, 120, 132 Essai sur l’origine des langues, 111, 113 Essais de linguistique générale : les fondements du langage, 73 Etranger (L’), 80 Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les Lettres (Les), 137 Force du langage (La) : rythme, discours, traduction : autour de l’œuvre de Henri Meschonnic, 50 Formation de l’esprit scientifique (La), 8 France devant l’Europe (La), 203 Génie de la langue française (Le ), 118 Gommes (Les), 21, 161, 243 Grammaire et littérature (Encyclopédie Panckoucke), 106, 112, 113 Histoire de France, 199, 207 Histoire de la langue française des origines à 1900, 265 Histoire de la Révolution, 176, 203 Histoire du XIXe siècle, 200, 203 Humain, trop humain I, 233 332 Idéologie Allemande (L’), 60 Idéologie structuraliste (L’), 280 Intellectuels en chaise longue (Les), 287 Jalousie (La), 22, 157 Jeune fille de la ville (La), 142 Langage (Le) : structure et évolution, 117 Langue est-elle fasciste (La) ? Langue, pouvoir, enseignement, 117 Langue, Linguistique, Politique : dialogues avec Mitsou Ronat, 39 Réalisme socialiste (Le), 187 Mille et une Nuits (Les), 166 Lettres sur les aveugles suivie de Lettre sur les sourds et muets, 112, 122, 127 Linguistique générale et linguistique française, 49, 53, 94, 123, 124 Littérature et ses technocrates (La), 64 Livre à venir (Le), 80, 132 Logique (La), 130 Lucien Leuwen, 18, 19, 158 Mariage de Figaro (Le), 186, 288 Marquise d’O (La), 171 Marx et Engels historiens de la littérature, 175 Marxisme et la philosophie du langage (Le), 49 Marxisme et linguistique, 60, 74, 117 Mémoires d’outre-tombe, 11, 19, 75, 128, 288 Mémoires d’un touriste (Les), 95,141 Mer (La ), 202 Mère Courage et ses enfants, 235 Michelet et la Renaissance, 193, 199, 202, 215 Mimésis: la représentation de la réalité dans la littérature occidentale 23, 175 333 Mirage linguistique (Le) : essai sur la modernisation intellectuelle, 36, 208, 225, 238 Miroir qui revient (Le), 14, 22, 143, 161 Mobile, 235 Montagne (La), 202 Neveu de Monsieur Duval (Le), 145 Nietzsche et la philosophie, 221 Notions élémentaires de linguistique ou histoire abrégée de la parole et de l’écriture, 26, 73, 112, 129 Nouvelle Héloïse (La), 215 Œdipe-Roi, 161 Oiseau (L’), 202 Ordre du discours (L’), 52, 63 Paradis, 29 Pavillon des cancéreux (Le), 186 Paysans (Les), 172 Peste (La), 81 Petit organon (Le), 113 Point de lendemain, 171 Positions, 63, 164 Pour un nouveau roman, 85, 88, 97, 147, 157, 158, 159, 162, 175, 243 Pour une esthétique de la réception, 230 Pour une sociologie du roman, 243, 244 Précis d’histoire moderne, 199 Premier cercle (Le), 186 Premier choc (Le),145 Problèmes de linguistique générale II, 51, 65 Prolégomènes à une théorie du langage, 58 Quatre évangiles (Les), 84 334 Qu'est-ce que la littérature ? 43, 82, 89, 132, 137, 138, 141, 271, 276 Recherche du temps perdu (A La), 19, 146, 182, 183, 289 Recherches sur la France, 76 République (La), 19 Rhétorique ou l’art de parler (La), 107, 108, 112, 120, 144 Réviseur (Le), 173 Roland Barthes au Collège de France, 32 Roland Barthes, 16, 23, 56, 58, 68, 95, 186, 200, 213, 218, 220, 238, 240, 242, 261 Roland Barthes, le métier d’écrire, 64, 257, 258, 274 Roland Barthes, roman, 24, 145, 205, 207, 222, 260, 287 Roland Barthes, vers le neutre, 290 Rouge et le Noir (Le), 19 Rougon-Macquart (Les), 246 Saint Jean de la Croix, 100 Sainte Famille (La), 200 Salammbô, 20 Sarrasine, 18, 136, 163, 165, 167, 169, 170, 171, 172, 173,184 Saussure ou le structuraliste sans le savoir, 35 Science nouvelle (La), 122 Seconde considération inactuelle : Utilité et inconvénients de l’histoire in Œuvres, 192, 216, 236, 254 Seconde considération intempestive, 12, 68, 192, 254 Si c’est un homme, 22 Souffrances du jeune Werther (Les), 31 Sujet, verbe, complément : le moment grammatical de la littérature française : 1890-1940, 76, 138 Sur la littérature et l’art, 142, 149, 150, 151, 172, 173 Sursis (Le), 140 335 Temps retrouvé (Le) in A la recherche du temps perdu, 144, 183, 184, 185 Théorie du roman, 244 Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, 279 Tristan et Isolde, 215 Troisième république des lettres de Flaubert à Proust (La), 238 Tropes ou des différents sens (Des), 105, 106 Universalité de la langue française (L’), 74, 76, 122 Variations sur un sujet, 111 Variété, 236 Vers une écologie de l’esprit, 281 Vie et vérité, 126, 196 Volonté de puissance I (La), 148, 196 Voyage au bout de la nuit, 290 Voyeur (Le), 161, 243 336 INDEX AUTEURS, PERSONNES, PERSONNAGES 337 Abbé Ducros, 105 Abraham, 101 Adamov (Arthur), 176 Albalat (Antoine), 131 Albert (Henri), 68, 222, 254 Algalarrondo (Hervé), 56, 180, 206, 290 Althusser (Louis), 262 Amyot (Jacques), 127 Andromaque, 96 Antonioni (Michelangelo), 32, 135 Aragon (Louis), 145, 147, 156 Aristophane, 152 Aristote, 19, 67, 130, 220, 230, 249 Aron (Raymond), 279, 281 Arrivé (Michel), 69 Aucouturier (Michel), 187 Auerbach (Erich), 19, 23, 174 Bachelard (Gaston), 8, 228, 239 Bacon (Francis), 260, 261 Bakhtine (Mikhaïl), 49 Ballanche (Pierre Simon), 224 Bally (Charles), 49, 53, 94, 117, 123,124 Balzac (Honoré de), 21, 25, 83, 84, 141, 142, 144, 147, 149, 150, 152, 159, 163, 164,166, 167, 168, 171,172, 173, 176, 177, 183, 246, 262 Barbéris (Pierre), 16, 62, 164, 173, 188 Baruzi (Jean), 99, 200 Baruzi (Joseph), 200 338 Bataille (Georges), 207, 208, 214, 259, 264 Bateson (Gregory), 281 Baudelaire (Charles), 25, 75 Beauzée (Nicolas), 105, 120 Beck (Karl), 175 Béguin (Albert), 173, 200, 206-207, 213, 228, 245 Benichou (Paul), 96, 241 Benveniste (Emile), 36, 37, 47, 49, 51, 52, 54, 64, 65, 213 Berr (Henri), 194 Blanchard (Louis), 188 Blanchot (Maurice), 61, 80, 93, 132, 160, 172, 228, 265 Bloch (Marc), 193, 200 Boileau (Nicolas), 94, 175 Bonald (Louis de), 26 Bonnefoy (Yves), 31, 32 Borderie (Régine), 57 Bossuet (Jacques Bénigne), 25, 224 Bouddha, 110 Bouhours (Dominique), 120 Bourget (Paul), 235 Bourrin (André), 69 Braudel (Fernand), 191, 194, 227 Brecht (Bertolt), 13, 14, 21, 22, 28, 30, 73, 83, 85, 86, 113, 136, 211, 229, 235, 283 Brémond (Claude), 57 Breton (André), 94 Brochier (Jean-Jacques), 251 Brunot (Ferdinand), 117, 265 Buffon (Georges Louis Leclerc, comte de), 230 339 Butor (Michel), 235 Caillois (Roger), 25 Callicles, 153 Calvet (Louis-Jean), 16, 23, 56, 58, 60, 68, 74, 95, 117, 186, 200, 213, 218, 220, 238, 242, 261 Camus (Albert), 21, 23, 58, 73, 81, 82, 90., 91, 93, 98, 219 Camus (Renaud), 187 Castillo-Zapata (Rafaël), 284 Cayrol (Jean), 154, 159, 213 Céline (Louis-Ferdinand Destouches dit), 76, 78, 79, 80, 93, 156, 290 Cervantès (Miguel de), 23, 152 Chancel (Jacques), 259 Chaptal, 148 Charlier (Jean - , dit Gerson), 99 Charlot, 136 Charlotte, 31 Chateaubriand (François René, vicomte de), 11, 75, 76, 128, 131, 151, 182, 224, 271, 288, 289 Chomsky (Noam), 39, 118 Cicéron, 105, 106 109, 119 Citron (Pierre), 163, 166 Claudel (Paul), 93, 156, 205 Clausewitz (Karl Von), 14 Cohen (Albert), 156 Cohen (Marcel), 117 Colet (Louise), 68 Compagnon (Antoine), 18, 19, 235, 238, 257, 288 Comment (Bernard), 290 Condillac (Etienne Bonnot de), 120, 121, 130, 132 340 Corday (Charlotte), 176 Corneille (Pierre), 82 Coste (Claude), 27, 31,164, 209, 210, 267, 268 Cournot (Antoine Augustin), 207 Coyaud (Maurice), 178 Creuzer (Friedrich), 203 Croce (Benedetto), 64 Croix (Jean de la), 99, 100 Daix (Pierre), 225 Damourette (Jacques), 267 Dante (Durante Alighieri dit), 99, 144, 152 Darius, 218 Darwin (Charles), 280 Dauzat (Albert), 118, 125 David (Robert), 236 Deleuze (Gilles), 132, 214, 221, 258 Derrida (Jacques), 63, 132, 164, 213 Descartes (René), 39, 117 Dessons (Gérard), 50 Diderot (Denis), 105, 106, 111, 112, 121, 122, 127, 128, 141 Dort (Bernard), 23, 261 Du Bellay (Joachim), 120 Du Camp (Maxime), 68 Du Marsais (César Chesneau), 105, 106 Duby (Georges), 195 Dumézil (Georges), 213 Eckart (Johannes dit, Maître), 53 Eisenstein (Sergueï), 66-67 341 Engels (Friedrich), 60, 142, 149, 150-153, 172, 175, 210 Eribon (Didier), 68 Ernst (Paul), 150 Eschyle (écrivain), 151, 152, 218 Fabbri (Pierre), 263 Fabrice (Del Dongo), 171 Febvre (Lucien), 191-194, 198, 199, 202, 206, 210, 213, 215, 226, 227, Fénelon (François Salignac de la Mothe, dit), 77, 82 Flaubert (Gustave), 25, 37, 67, 68, 75, 81, 82, 86, 87, 89, 90, 93, 128, 131, 144, 148, 176, 205, 230, 235 Fontanes (Louis de), 75 Fortini, 252 Foucault (Michel), 51, 52, 53, 63, 257 Fourier (Charles), 26, 28, 97, 271-275, 279 Fournié (Georges), 242 Fournier (Louis), 235 Freud (Sigmund), 60, 185, 214, 250, 267, 280 Fréville (Jean), 140, 149, 150, 151, 173 Friedmann (Georges), 209 Fukuyama (Francis), 208 Gaillard (Françoise), 29, 195, 254, 257 Garaudy (Roger), 147, 212 Gaussen (Frédéric), 58 Gautier (Théophile), 82 Genette (Gérard), 96, 245 Gide (André), 82, 90, 100, 156, 159, 213, 214, 290 Girard (Abbé), 111 Giraudoux (Jean), 93 342 Giscard d’Estaing (Valéry), 262, 274, 275, 286 Glucksmann (André), 257 Goebbels (Joseph Paul), 67 Gogol (Nikolaï), 173 Goldmann (Lucien), 16, 96, 161, 175, 182, 241-246, 276 Gondi (Jean François Paul de -, cardinal de Retz) 31 Gorz (André), 271 Gourmont (Rémy de), 76, 131 Gracq (Julien), 156 Granai (Georges), 36 Gréimas, 276 Grice (Paul), 61 Grimm (Jacob), 203 Guizot (François), 204 Harkness (Miss), 142, 149, 150, 172 Haudricourt (André-Georges), 36 Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), 67, 132, 201, 255, 258-259, 275 Henric (Jacques), 170 Héraclite, 280 Herder (Johann Gottfried), 203 Hjelmslev (Louis), 47- 48, 58, 69 Hobbes (Thomas), 201 Horace (Quintus Haratius Flaccus, dit), 87 Hugo (Victor), 144 Jakobson (Roman), 36, 51, 67, 73, 131, 213, 270 Jaucourt (Louis de Jaucourt, chevalier de), 113, 127 Jauss (Hans Robert), 230 Jdanov (Andreï), 45 343 Kant (Emmanuel), 100, 248 Kautsky (Mina), 150, 151, 152 Kierkegaard (Soren), 184, 213, 257 Kojève (Alexandre), 208 Kristeva (Julia), 16, 92, 209, 213 Kroeber (Alfred Louis), 191 La Bruyère (Jean de), 91, 175 La duchesse de Guermantes, 182 La Fayette (Madame de), 159 La Harpe (Jean-François de), 75, 156 Lacan (Jacques), 62, 128, 213 Lafargue (Paul), 74, 75, 76, 116, 117 Lamy (Bernard), 106-109, 112, 120, 144 Lanson (Gustave), 226, 227, 228 Launay (Marc de), 254 Lautréamont (Isodore Ducasse, dit le comte de), 98 Le Goff (Jacques), 209 Le Laboureur (Louis), 120 Lefebvre (Henri), 210, 280, 281, 287 Léger (Nathalie), 92, 291 Lellouche (Raphaël), 283 Léon (Luis de), 99 Léonie (tante), 289 Lévi-Strauss (Claude), 35, 36, 68, 154, 210, 211, 220, 261 Lévy (Bernard-Henri), 64, 206, 258, 261, 286 Loisy (Alfred), 99 Lombard (Pierre), 122 Lukács (Georg), 96, 140, 141, 142, 144, 150, 175, 187, 244, 276 344 Luther (Martin), 203 Maïakovski (Vladimir), 76 Maistre (Joseph de), 25, 224, 240, 255, 257 Mallarmé (Stéphane), 27, 77, 89, 93, 94, 95, 103, 104, 109-112, 114, 124, 128, 133, 141, 187, 255, 256 Malraux (André), 11 Mandrou (Robert), 195 Marty (Eric), 5, 18, 64, 92, 116, 256, 257, 258, 274 Marx (Karl), 13, 18, 21, 28, 67, 149-153, 172, 173, 211, 214, 250, 253, 255, 256, 258, 262, 267, 270, 273, 277, 279, 280, 281 Maupassant (Guy de), 143 Maurras (Charles), 241, 257 Meigret (Louis), 119 Mercier (Sébastien), 74, 76 Mérimée (Prosper), 75 Merleau-Ponty (Maurice), 35 Merlin-Kajman (Hélène), 117 Meunier (Albert), 54 Michelet (Jules), 13, 20, 26, 32, 98, 155, 176, 177, 190, 191, 193, 194., 198, 199, 200-208, 215 Mitterand (François), 206, 274 Moïse, 79 Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 175 Molinos (Miguel de), 201 Montaigne (Michel de), 11, 53, 118, 127, 164 Monte Christo, 95, 143 Montesquieu (Charles de), 253 Morin (Edgar), 26, 209, 237, 251, 253, 260, 261 Morissette (Brice), 22, 160 Mornet (David), 226, 227 Mounier (Emmanuel), 135, 136 345 Mounin (Georges), 35, 58, 62, 64, 287 Nadeau (Maurice), 156, 185, 186, 213, 261 Nathan (Jacques), 228 Neveu de Rameau (Le), 82 Nietzsche (Friedrich), 12, 20, 53, 68, 100, 101, 126, 148, 153, 181, 184, 191, 192, 193, 196, 205, 207, 208, 211-217, 222, 233, 236, 254, 266, 267, 280, 281 Nodier (Charles), 26, 73, 112, 126, 129 Noé, 101, 150 Noël, 148 Orphée, 56, 182 Padova (Maria-Teresa), 253 Pareto (Vilfredo), 279 Pasquier (Etienne), 76 Paulhan (Jean), 137 Pavel (Thomas), 12, 19, 20, 36, 57, 136, 164, 165, 168, 176, 188, 208, 225, 238, 261 Péguy (Charles), 238 Perelman (Chaïm), 279 Philippe (Gilles), 76, 138 Piaget (Jean), 242 Picard (Raymond), 15, 143, 186, 225, 234, 238-241, 287 Pichois (Claude), 227 Pichon (Edouard), 267 Pintard (René), 200 Platon, 18, 19, 67 Platonov, 187 Plekhanov (Gueorgui), 228 Poulet (Georges), 228, 239 Propp (Vladimir), 230 Proust (Marcel), 10, 56, 95, 131, 143, 146, 182-186, 246, 289 Pyrrhus, 96 346 Queneau (Raymond), 78, 79, 80, 93, 147, 148 Quintilien (Marcus Fabius Quintilianus, dit), 87, 105, 106 Racine (Jean), 143, 156, 175, 225, 238 Reboul (Jean-Claude), 173 Ricardou (Jean), 172 Richard (Jean-Pierre), 228, 239 Rimbaud (Arthur), 93 Rinaldi (Angelo), 24 Ristat (Jean), 59 Rivarol (Antoine dit le comte de), 74, 76, 117, 122, 125 Robbe-Grillet (Alain), 14, 21, 22, 23, 24, 85, 93, 97, 137, 143, 157, 158, 159, 160-162, 175, 187, 229, 243 Rochefide (Madame de), 167, 168, 172 Roger (Philippe), 24, 28, 29, 145, 205, 211, 212, 222, 260, 269, 286, 290 Rollin (Abbé), 105 Ronsard (Pierre de), 128 Rousseau (Jean-Jacques), 76, 82, 111, 113, 206 Rusch (Pierre), 254 Ruyer (Raymond), 37, 65 Ruysbroek (Jan Van), 99 Sade (Donatien Alphonse François, comte de Sade dit le marquis de), 100, 127 Saint Simon (Louis de Rouvroy, duc de), 25 Sainte-Beuve (Charles Augustin), 147 Salsedo, 291 Saltini, 64 Samoyault (Tiphaine), 291 Sand (Georges), 89 Sarduy (Sevéro), 27 Sarrasine, 167 Sarraute (Nathalie), 243, 244 347 Sartre (Jean-Paul), 11, 29, 38, 43, 56, 82, 83, 89, 94, 95, 100, 132, 135, 137-140, 157, 158, 181, 211, 261, 271, 276 Saussure (Ferdinand de), 35, 36, 37, 46, 47, 48, 51, 123, 126 Sers (Jacqueline), 275 Silesius (Angelus), 99, 100 Simon (Claude), 89, 157, 158, 161, 172 Socrate, 28, 153 Soljenitsyne (Alexandre), 17, 186, 187 Sollers (Philippe), 29, 186, 213, 215, 271 Spinoza (Baruch), 201 Spitzer (Leo), 11 Stafford (Andy), 271 Staline, (Iossif Djougachvili, dit), 60, 73, 95, 145 Starobinski (Jean), 239 Stendhal (Henri Beyle dit), 25, 31, 62, 75, 141, 158, 171, 198, 270 Stil (André), 145, 212 Strauss (Leo), 208 Symmaque (Quintus Aurelius Symmachus, dit), 132 Taine (Hippolyte), 228, 230 Tauler (Jean de), 99 Thibaudet (Albert), 137, 163, 238 Todorov (Tzvetan), 150, 230 Tolstoï (Léon), 204 Turenne (Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de), 14 Vailland (Roger), 147 Valéry (Paul), 24, 27, 82, 92, 94, 148, 155, 196, 197, 231, 235, 236, 291 Velan (Yves), 153, 256 Verdurin (Madame), 182, 183 Verne (Jules), 95, 143 Viallaneix (Paul), 203 Vico (Giambattista), 14, 28, 121, 122, 191, 199 348 Virgile (roue de), 143, 144 Voltaire, 79, 105 Von Frisch (Max), 64 Von Ranke (Leopold), 198 Von Schiller (Friedrich), 151, 152 Wagner (Richard), 181 Wahl (François), 289 Weber (Max), 276 Wegener (Alfred Lothar), 229 Werther, 31, 234 Zambinella, 167, 184, 287 Zola (Emile), 19, 84, 94, 95, 140, 141, 142, 143, 144, 156, 178, 179, 185, 187 349 TABLE DES MATIERES 350 TABLE DES MATIERES Résumés et mots-clés p.2 Remerciements p.3 Dédicace p.4 Références de l’édition des Œuvres complètes de R. Barthes p.5 Sommaire (ex-table des matières) p.6 Epigraphe p.8 Introduction p.9 Partie I : Sémiologie et évaluation p.34 Chapitre 1 : Mythologie et sémioclastie p.35 Section I - La démystification : un déniaisement pour qui ? p.38 § 1 La sémiologie, méthode de déchiffrement montrant le procès du mythe p.38 § 2 A quoi sert un mythologue ? p.39 § 3 Point de méthode p.40 § 4 Le mythe, une parole dogmatique, circulaire et rassurante p.40 § 5 Le producteur de mythe : un parleur cynique p.41 351 § 6 Le lecteur du mythe p.41 § 7 Une parole, sans jeu destinatoire, pour qui ? p.42 § 8 La mythologie, faire révolutionnaire ou éthique de la révolte ? p.43 § 9 La mythologie perpétue la division des langages au lieu de l’annuler : le mythologue se retire p.44 Section II - Le nouveau discours intellectuel p.46 § 1 Une sémiologie applicationniste p.46 § 2 La parole : liberté de combinaison ou appropriation de la langue ? p.47 § 3 Situation d’interlocution et procédure d’exclusion p.52 § 4 L’assertivité de la langue p.53 § 5 Les trois modalités du discours réduites à une seule p.54 § 6 L’infalsifiabilité des théories barthiennes p.55 Section III - Le refus du sens p.62 § 1 L’empire contesté du signifiant p.62 § 2 Communication et symbolisation p.63 § 3 Troisième sens et avenir politique p.66 § 4 L’indissociabilité fond-forme p.67 Partie II : L’action des langages intransitifs p.70 Chapitre 1 : Le don de l’écrivain p.71 Section I - La contre-division des langages p.73 §1 Langue littéraire/langue ordinaire : esquisse d’un paradigme historique p.73 352 § 2 L’éclatement de l’écriture classique p.75 § 3 La reproduction des langages réels et l’échappée des langages libres p.76 § 4 L’hypothèse concessive de la nouvelle instrumentalité p.79 Section II - Poétique de l’explication et poétique de la déception p.82 § 1 L’échec historique de la littérature de l’explication p.82 § 2 La littérature de l’être contre celle de l’avoir et du plein p.83 § 3 Le dégagement p.87 § 4 Le refus de l’explication p.89 Section III - L’assomption de l’écriture classique p.91 §1 Assomption implicite de l’écrire classique et l’alibi fonctionnel de l’écriture du raisonnement p.91 § 2 Ecrire, acte filial p.95 § 3 Babel heureuse et le don des langues p.97 Chapitre 2 : Le discours du défaut des langues p.102 Section I - Histoire abrégée d’une poétique rhétoricienne p.104 § 1 Le défaut des langues chez les auteurs latins p.104 § 2 Le défaut des langues selon la rhétorique jésuite p.105 § 3 Défaut des langues et défaut d’attribution... p.107 § 4 Mallarmé transformé en signe p.108 Section II - Le français, idiome d’une civilisation du signifié p.113 §1 L’ordre direct de la « phrase française » et syntaxe de la prédication p.113 353 § 2 La clarté, exigence rhétorique ou rhétorique classico-centriste ? p.116 § 3 La supériorité logique de la langue française p.117 § 4 Langue intellectuelle, langue artistique et langue poétique p.121 Section III - Le défaut des langues : une poétique de l’Ecrire p.124 § 1 Défaut lexical et défaut de force d’individuation p.124 § 2 Le défaut de terme propre et l’esthétique de la pureté p.125 § 3 Nomination et création p.129 Partie III : La représentation mise en question p.132 Chapitre 1 : Le rôle de l’écrivain progressiste p.133 Section I - L’échec du réalisme phénoménologique p.135 § 1 Sartre et la responsabilité des formes p.135 § 2 Le réalisme de la Temporalité p.136 Section II - La confusion idéologique Réalisme/naturalisme p.139 § 1 La régression du réalisme socialiste français p139 § 2 La roue de Virgile tour à tour acceptée et refusée p.141 § 3 Le réalisme pasticheur des écrivains communistes p.144 § 4 Littérature de tendance et tendance en littérature p.147 Section III - Surface versus profondeur p.152 § 1 La crise du roman § 2 Barthes, « pape » du nouveau roman ? p.155 354 Chapitre 2 : L’extermination du référent p.162 Section I - Utilisation assumée et monstration sibylline p.164 § 1 Sens unique et sens posé avant l’analyse p.164 § 2 La rupture du contrat de lecture par le récit réaliste montrant l’altération du référent p.165 § 3 Neutre versus Moyen p.167 § 4 Ordre de l’Antithèse et métonymie effrénée p.168 § 5 Exempla et réfutation subreptice de la théorie dite « triomphe du réalisme » p.169 Section II - La pensée du discontinu contre celle de la Totalité p.174 §1 La théorie de l’oubli des sens dirigée contre la saisie de la structure essentielle p.174 § 2 La chasse au référent p.175 § 3 Référent et circonstant p.177 § 4 La vérité de l’instant absolu contre celle de l’Histoire p.178 § 5 Les moments de vérité contre la vérité du concept p.180 § 6 De la destruction de la représentation à la monstration truquée du pseudo-réel p.185 Partie IV : La fin de l’histoire p.188 Chapitre 1 : La résistance à l’histoire p.189 Section I - Le fait historique mis en question p.191 355 § 1 Système de valeur et sens déterminé p.191 § 2 Référent et accident p.194 Section II - Michelet sans le socialisme p.199 § 1Histoire statique et histoire linéaire p.199 § 2 La conversion de Michelet, historien apostat, précurseur de la post-histoire p.201 Section III - L’histoire contre l’histoire p.207 § 1 Les deux règnes en présence p.207 § 2 Un tableau synoptique des influences mystifiant ? p.210 § 3 L’histoire monumentale mobilisée contre le « grand sur-moi vide » p.214 § 4 L’histoire monumentale selon Nietzsche p.215 § 5 « Dire Non à la totalité » : sens final du sens qui veut s’en passer p.217 Chapitre 2 : L’opération structuraliste p.224 Section I - Validité versus Vérité p.226 § 1 L’appel à la réforme de l’histoire littéraire p.226 § 2 L’erreur de la philologie p.231 § 3 Un anti-intentionalisme tactique p.234 Section II - L’usurpation du nom p.237 § 1 Modernisme théorique et vieille vieille critique p.237 § 2 Les deux sociologies structuralistes 356 p.240 Chapitre 3 : Déstalinisation et déstabilisation p.247 Section I - La topologie des langages grégaires p.248 § 1 Les modes de domination rhétorique p.248 § 2 Le mauvais stéréotype p.251 Section II - La macro-critique de la modernité théorique p. 251 § 1 Un marxisme d’opposition plus que d’adhésion p.251 § 2 D’un marxisme d’opposition à l’opposition au marxisme p.254 § 3 L’espace du discours empoissé par l’emprise culturelle p.262 § 4 Langage politique et langage idéosphérique p.264 Section III - Le système des figures p.266 § 1 La figure de l’amoureux contre celle du militant p.266 § 2 La figure du socialiste libertaire contre celle du socialiste autoritaire p.271 § 3 La figure du lecteur aristocrate contre celle du lecteur aliéné, du consommateur p.274 Section IV- L’Assomption oratoire du Neutre : propédeutique à « Autre chose » p.278 Conclusion p.284 Bibliographie 357 p.291 Annexe p.314 Bibliographie complémentaire p.319 Index p.323 Index œuvres, ouvrages cités p.324 Index auteurs, personnes, personnages p.337 Table des matières p. 350 358