Judaïsme ; christianisme, islam in Encyclopaedia Universalis
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JUDAISME
LE MOT « judaïsme » recouvre, de notre temps, des concepts très divers. Il désigne, avant tout, une
religion - système de croyances, de rites et de prescriptions morales, fondés sur la Bible, sur le Talmud, sur la
littérature rabbinique, souvent combinés avec la mystique ou la théosophie de la kabbale. Les formes
principales de cette religion n'ont pas beaucoup varié depuis près de deux millénaires et attestent un esprit
pleinement conscient de soi, reflété dans une littérature religieuse et morale, mais susceptible d'autres
prolongements. « Judaïsme » signifie, dès lors, une culture - résultat ou fondement de la religion, mais ayant
un devenir propre. À travers le monde - et même dans l'État d'Israël -, des juifs s'en réclament sans foi ni
pratiques religieuses. Pour des millions d'israélites assimilés à la civilisation ambiante, le judaïsme ne peut
même pas se dire culture : il est une sensibilité diffuse faite de quelques idées et souvenirs, de quelques
coutumes et émotions, d'une solidarité avec les juifs persécutés en tant que juifs.
Et cette sensibilité, et cette culture, et cette religion sont cependant perçues du dehors comme les aspects
d'une entité fortement caractérisée que l'on est embarrassé de classer. Nationalité ou religion ? Civilisation
fossilisée qui se survit, ou ferment d'un monde meilleur ? Mystère d'Israël ! Cet embarras reflète une
présence à l'histoire unique en son genre. En effet, source des grandes religions monothéistes auxquelles le
monde moderne doit autant qu'à la Grèce et à la Rome antiques, le judaïsme appartient à l'actualité vivante,
en plus de son apport en concepts et en livres, par des hommes et des femmes qui, pionniers de grandes
entreprises et victimes de grandes convulsions de l'histoire, se rattachent en ligne droite et ininterrompue au
peuple de l'Histoire sainte. La tentative de ressusciter un État en Palestine et de retrouver les inspirations
créatrices de portée universelle d'autrefois ne se conçoit pas en dehors de la Bible.
L'essence exceptionnelle du judaïsme - déposée en des lettres carrées et éclairant des visages vivants, à la
fois doctrine ancienne et histoire contemporaine - ne risque-t-elle pas de favoriser une vision mythique d'une
spiritualité pourtant accessible à l'analyse ? La science objective - sociologie, histoire, philologie - s'efforce à
réduire l'exception à la règle. Les juifs occidentaux furent les promoteurs de cette recherche. Le Traité
théologico-politique de Spinoza, dès la fin du XVIIe siècle, instaure la lecture critique des Écritures. Au
début du XIXe siècle, en Allemagne, les fondateurs de la fameuse « science du judaïsme » (Wissenschaft des
Judentums) transformèrent les Écritures saintes en purs documents. Les paradoxes d'une destinée sans égale
et d'un enseignement absolu se logent aisément dans les catégories scientifiques faites pour toutes les réalités
spirituelles et pour tous les autres particularismes humains. Tout s'explique par les causes ; et dans les
influences subies, méthodiquement recherchées et découvertes, bien des originalités se dissolvent. Le
judaïsme en sort, peut-être, plus conscient de ce qu'il a reçu, mais de moins en moins certain de sa vérité.
On peut toutefois se demander si la thématisation scientifique d'un mouvement spirituel nous ouvre à son
apport et à sa signification véritables. La sagesse montre-t-elle son âme et livre-t-elle son secret sans avoir eu
la force de retentir comme message ou d'appeler comme vocation ? La conscience juive, malgré la diversité
des formes et des niveaux elle subsiste, retrouve son unité et son unicité aux heures de grandes crises,
lorsque l'insolite conjonction de textes et d'hommes, qui souvent ignorent la langue de ces textes, se
renouvelle dans le sacrifice et la persécution. Le souvenir de ces crises alimente les intervalles de tranquillité.
À ces moments extraordinaires, l'œuvre lucide de la science du judaïsme, qui ramène le miracle de la
Révélation ou du génie national à une multiplicité d'influences subies, perd de sa signification spirituelle. À
la place du miracle de la source unique brille la merveille de la confluence. Elle s'entend comme une voix qui
appelle du fond de textes convergents et qui se répercute dans une sensibiliet une pensée qui l'attendent.
Que dit la voix d'Israël et comment la traduire en quelques propositions ? Peut-être n'énonce-t-elle rien
d'autre que le monothéisme la Bible juive a entraîné l'humanité. On peut, de prime abord, reculer devant
cette vérité trop vieille ou cette prétention trop douteuse. Mais le mot dénote un ensemble de significations à
partir desquelles l'ombre du Divin se projette, au-delà de toute théologie et de tout dogmatisme, sur les
déserts de la Barbarie : suivre le Plus-Haut, n'avoir de fidélité que pour l'Unique ; se méfier du mythe par
lequel s'imposent le fait accompli, les contraintes de la coutume et du terroir, et l'État machiavélique et ses
raisons d'État ; suivre le Plus-Haut, rien n'étant supérieur à l'approche du prochain, au souci pour le sort « de
la veuve, de l'orphelin, de l'étranger et du pauvre » et aucune approche « les mains vides » n'étant une
approche ; c'est sur la terre, parmi les hommes, que se déroule ainsi l'aventure de l'esprit ; le traumatisme que
fut mon esclavage en pays d'Égypte constitue mon humanité même - ce qui me rapproche d'emblée de tous
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Emmauel Lévinas, « Prise de vue » sur le judaïsme ; Pierre Liégé, « Prise de vue » sur le christianisme ; Olivier Carré
« Prise de vue » sur l’islam parus dans l’Encyclopaedia Universalis, DVD, Version 11.
les prolétaires, de tous les miséreux, de tous les persécutés de la terre ; en la responsabilité pour l'autre
homme réside mon unicité même : je ne saurais m'en décharger sur personne, comme je ne saurais me faire
remplacer pour ma mort ; d'où la conception d'une créature qui a la chance de se sauver sans tomber dans
l'égoïsme du salut ; l'homme est ainsi indispensable aux desseins de Dieu ou, plus exactement, n'est rien
d'autre que les desseins divins dans l'être ; d'aussi l'idée d'élection, qui peut se dégrader en orgueil, mais
qui exprime originellement la conscience d'une assignation irrécusable dont vit l'éthique et par laquelle
l'universalité de la fin poursuivie implique la solitude, la mise à part du responsable ; l'homme est interpellé
dans le jugement et la justice qui reconnaissent cette responsabilité - la miséricorde atténue les rigueurs de la
Loi sans la suspendre ; l'homme peut ce qu'il doit ; il pourra maîtriser les forces hostiles de l'histoire en
réalisant un règne messianique, un règne de justice annoncé par les prophètes ; l'attente du Messie est la
durée même du temps.
Humanisme extrême d'un Dieu qui demande beaucoup à l'homme. D'après bien des avis, Il lui en demande
trop ! C'est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne du juif intégral, dans le
fameux joug de la Loi - ressenti par les âmes pieuses comme joie - que réside l'aspect le plus caractéristique
de l'existence juive. Il l'a préservée à travers les siècles. Il tient cette existence dans son être pourtant le plus
naturel comme à distance de la nature. Mais peut-être, ainsi, comme présente au Plus-Haut.
Emmanuel LÉVINAS
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CHRISTIANISME
Parmi les titres identificateurs que s'était attribués Jésus de Nazareth, c'est celui de Christos qui a éretenu
pour désigner (vers 44, à Antioche) ses disciples : il signifie l'Oint, le Messie (en hébreu maschiah). Sur ce
titre seront formés les termes grec christianismos, latin christianismus et, au XIIIe siècle, français
christianisme, qui désignent le mouvement, la doctrine et l'institution religieux qui se réclament de Jésus-
Christ.
Le christianisme est au sein du judaïsme. C'est parmi les nombreuses sectes messianiques qui se
développaient dans le monde juif, au début de notre ère, que s'opéra le regroupement des disciples de Jésus
de Nazareth dans la continuité de la secte des disciples de Jean-Baptiste. Contestée par les pharisiens, rejetée
par les saducéens, la communauté des chrétiens fut acceptée au sein du judaïsme jusqu'aux environs de l'an
65, date à laquelle se consomma une rupture inévitable. En effet, les disciples de Jésus avaient, dès le début,
manifesté, de multiples façons, qu'ils se considéraient comme accomplissant et dépassant le judaïsme. Leur
messie était bien celui qu'avaient annoncé les prophètes d'Israël, mais il ne s'identifiait pas à l'image que s'en
faisait le judaïsme contemporain : cela, ils le savaient et le disaient, dès les origines de la communauté.
La secte des chrétiens n'avait d'ailleurs pas attendu d'être rejetée du judaïsme pour se répandre dans le
monde païen. Dès 61, elle était à Rome. Le monde romain devait finalement, après les persécutions
impériales, ouvrir au christianisme toutes ses régions. Du monde romain le christianisme passe aux Barbares
et s'étend surtout en Occident. Dès le Moyen Âge, il est établi chez les Slaves. S'il recule dans les régions
conquises par l'islam, il ne cesse d'envoyer des missionnaires au loin, à partir de la chrétienté occidentale : au
XVIe siècle, vers l'Asie et vers l'Amérique latine, au XVIIe siècle vers les deux Amériques, et vers l'Afrique
au XIXe siècle.
La secte née dans le judaïsme est devenue la religion la plus universelle qu'on ait jamais connue. Qu'on
attribue pour une part cette expansion aux chances historiques qu'ont données au christianisme l'Empire
romain d'abord, puis la civilisation occidentale n'empêche pas de lui reconnaître un universalisme de principe
qu'il s'est attribué dès l'origine. Cet universalisme explique l'importance que revêt le christianisme, du seul
point de vue de son influence dans les domaines de la culture, de la vie sociale et politique, de l'éthique.
Qu'on le veuille ou non, et quelque jugement critique que l'on porte sur ce fait, le christianisme est
indissociable de l'histoire d'une grande partie de l'humanité, l'Asie mise à part.
Qu'en sera-t-il à l'avenir de cette universalité ? Deux faits semblent l'hypothéquer : la mise en cause de
l'influence occidentale dans le monde et la présente mutation culturelle qui entraîne une mutation religieuse.
Les chrétiens y voient une épreuve historique qu'il ne faudrait point se hâter d'interpréter comme un clin
du christianisme. Le phénomène qui l'affecte est, à coup sûr, plus complexe. Aucune autre religion ne
semble, en tout cas, apte à prendre sa relève dans l'humanité contemporaine. Pierre LIEGE
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ISLAM
L'ISLAM est une civilisation. Être musulman, c'est respirer au souffle de la prophétie de Muhammad et de sa
première communauté fervente, l'un des plus notables événements de l'histoire des hommes. Être musulman,
c'est être tapissé, dans son être, par des croyances, des sentiments, des ambitions, des réactions ; c'est être
tissé tout entier dans la trame d'un système de valeurs et d'une histoire dans lesquels certaines conduites ont
la préséance sur d'autres. C'est aussi bâtir de manière singulière des cités, des palais, des murailles, des
minarets ; ciseler des aiguières ; enluminer des manuscrits ; crier des poèmes ; tracer des réseaux de routes,
des caravansérails ; c'est échanger, produire, inventer. Civilisation musulmane, civilisation de musulmans.
Plus précisément, civilisation islamique, c'est-à-dire structurée et colorée par l'esprit de l'islam, par le souffle,
à la fois violent ou intraitable et infiniment nuancé, raffiné, sensuel, humaniste, équilibré, sage, de
Muhammad proférant, reçu de Dieu, le Coran. Comme toute grande civilisation, l'Islam a sa source - origine
et aussi inspiration permanente - dans l'expérience religieuse singulière d'un homme, d'un groupe d'hommes.
Comme toute grande civilisation, l'Islam est à la fois, inséparablement, religion et monde, foi et organisation
sociale, expérience mystique et artisanat, et commerce, et guerre, et famille, mosquée et palais du calife, du
sultan, de l'émir. En cela, l'Islam ne fait pas exception, à moins que l'esprit islamique n'ait, plus que toute
autre culture, tendance à unifier et à sacraliser toute l'action humaine. Certains le pensent.
N'est-ce pas plutôt que la raison humaine comme principe interne de structuration d'une culture, d'une
société dans tous ses aspects, peut varier de manière considérable d'une civilisation à une autre ? Pour ceux
qui appartiennent à la culture chrétienne occidentale, l'Islam a toujours été en même temps, fascinant, parce
que tout proche et tout autre à la fois, et rebutant, rejeté, moqué en tant qu'irrationnel et non vraiment
structuré, mais congénitalement instable, malade, indolent, sans humanisme. En tout cas, on le suppose
disqualifié pour la modernité, puisque celle-là est pétrie de christianisme occidental « laïcisé ». Le reproche
nous est retourné, c'est naturel, par les musulmans, hormis ceux - très rares - qui ont abdiqué, ou cru
abdiquer, leur tradition jugée désuète. D'ailleurs, peut-on véritablement s'exiler de sa propre culture ?
Admettons plutôt que les manières de penser et de s'organiser dans le monde musulman sont singulières,
différentes de celles du monde chrétien occidental ou oriental, du monde chinois ou hindou.
Et ces manières spécifiquement islamiques se retrouvent en tout domaine de l'expérience religieuse, des
développements de la pensée et de l'organisation sociale et politique.
Dans l'expérience religieuse, le musulman, sans comparaison avec aucune autre sorte de croyants,
s'acharne à croire en Dieu unique et un, sans admettre aucune fissure dans l'unicité divine. La foi musulmane,
dès l'origine, milite contre le mystère trinitaire des chrétiens. De plus, en théologie naturelle, les maîtres
musulmans ont immanquablement insisté sur la radicale discontinuité entre chaque existant et Dieu, l'Être
suprême : il n'est aucun rapport de ressemblance, aucune proportion, aucune « analogie de l'être » entre les
deux ordres qui séparent le créé et le Créateur. Les êtres du monde sont dans une discontinuité radicale et par
rapport à Dieu leur Créateur, et les uns par rapport aux autres. Les causalités, elles aussi, ne sont que des
« coutumes de Dieu le Créateur », privées de toute rationalité cosmique qui serait infaillible en elle-même.
L'Islam ignore la Nature des Grecs anciens. Certes, la créature indique le Créateur, dans le cœur du
musulman comme pour tout autre croyant, mais, pour le premier, le créé ne conduit à Dieu que par une
rupture radicale. Discontinuité de l'être. Vertige, et prosternement.
Discontinuité de l'histoire, également. Point de messianisme, mais plutôt une apocalypse à la fin du
monde, sans histoire sainte organisée. Point de messie, point de médiateur ni de médiations, mais des
exemples et des leçons successivement donnés par les grands moments de l'histoire religieuse et, au terme, le
Jugement individuel final sans intercession.
Discontinuité même, souvent (pas toujours, car l'apport des philosophes musulmans est important), dans la
conscience morale. Point de droit naturel proprement dit, mais une histoire individuelle faite d'obéissances et
de désobéissances à Dieu et à sa Loi révélée. « On dira : Je suis croyant si Dieu le veut, et l'expression de la
foi sous cette forme conditionnelle implique cependant la certitude » (Ibn Batta). Même le Livre, le Coran,
on en a fait un attribut de Dieu lui-même ; il est sa Parole, incréée en elle-même, créée dans ses formulations.
Enfin, la communauté musulmane (umma) n'est foncièrement que le groupe permettant aux individus
d'accomplir leurs obligations personnelles : si l'on s'associe, c'est à cause du sens, typiquement musulman, de
la responsabilité individuelle. Et même la mort dans la guerre, qui est le martyre musulman, est acceptée
« pour Dieu », non pour la communauté, même si c'est le chef qui organise et mène cette guerre divine.
Il s'ensuit inévitablement que le mysticisme en Islam, se fonde d'abord, non sur l'union de l'homme à Dieu,
mais sur la radicale distance de l'un par rapport à l'autre. Les grands mystiques musulmans furent traqués, en
effet, pour avoir proclamé des choses inouïes : la proximité entre Dieu et le soufi, la présence essentielle de
Dieu en lui, l'identification, même, du soufi avec Dieu. Pourtant, la pratique mystique, dans des ordres
(tariqa), fut et reste une donnée importante de la vie musulmane, la mosquée et la tariqa se toyant mais ne
s'intégrant pas.
Cette originale structure de l'expérience religieuse caractérise évidemment les développements de la
pensée musulmane dans tous les domaines. Le droit occupe une place privilégiée ; de plus, il insuffle aux
autres disciplines sa logique propre. Celle-là est surtout pratique, dépourvue de théories générales sinon
tardivement, après des cristallisations juridiques bien établies. Par ailleurs, dans le processus de la formation
du droit, la rationalisation vient toujours a posteriori, et dans le brassage et l'accommodation mutuelle des
divergences. Ainsi, l'on découvre une typologie de l'action humaine (ahkam) par rapport à l'agrément et à
l'ordre de Dieu. Puis, on argumente, non point de manière apodictique, mais par des raisonnements
empiriques, casuistiques : analogie des cas, comparaison des autorités, inclusion de « branches » dans des
« racines ». Même la Medjellé de l'empire ottoman dans les années 1870 - témoignage important (et toujours
actuel, dans ses effets) de la modernisation à l'occidentale du droit musulman - ne s'adonne pas à la
déduction, mais à la collection des traditions et des cas juridiques. Tout est, en définitive, rapporté à l'Ordre
(Amr) de Dieu, c'est-à-dire à un texte-icône, à une autorité considérée comme attestée. L'essentiel du
raisonnement consiste à s'assurer de cette attestation, à saisir la chaîne entre l'action examinée et l'autorité
textuelle. Il s'agit d'une logique topique et à deux termes : un lieu attesté justifie une appréciation, sans
recourir à la démonstration par un moyen terme. Alors, dans le temps même où l'on pourra, pour la conduite,
se réclamer de l'absolu de la Norme divine, la Loi de Dieu (Shari‘a), on recourra aussi au jeu des subterfuges
afin de s'adapter aux besoins pratiques en tournant, sans les renier, des prescriptions considérées comme
sacro-saintes. Ainsi en est-il de l'interdit de l'usure (riba) et de la prescription de la consultation politique
(shura), par exemple. La méthode met en œuvre, pourrait-on dire, un remarquable « savoir-faire » avec la
divinité.
La pensée théologique elle-même procède, de nos jours encore, de ce mode fondamental de raisonnement,
qui est « hypothético-dialectique » plutôt qu'apodictique : dialectique à deux temps, logique de juxtaposition,
a-t-on dit. Le verset coranique : « Celui qui a fait cela (la Création) n'avait-il pas le pouvoir de rendre la vie
aux morts ? » (Cor. 75, v. 40), sert de modèle à cette façon de raisonner qui s'accorde, au fond, avec
l'atomisme (séparation radicale des existants) et avec l'occasionalisme (absence radicale de tout lien causal
contraignant). Seule la veine philosophique musulmane, souvent liée au soufisme, se déclare franchement en
continuité avec les modes grecs de raisonner. Quant à la pensée scientifique et technique, les musulmans y
ont excellé, tout héritage venu d'ailleurs (de la Grèce, de Byzance, de la Chine, de l'Inde, de Rome, de la
Russie) étant accessible et jugé profitable. La simplicité et la relative rationalidu dogme musulman lèvent
les obstacles dogmatiques que l'on trouve dans d'autres traditions religieuses.
À l'évidence, « l'attitude atomistique envers l'existence affecte la vie [sociale et politique] en bien des
façons » (B. Lewis) : urbanisation, architecture, littérature, calligraphie, organisation sociale, famille,
pouvoir politique et administration.
Même si, dans son principe, la révélation coranique entendait faire éclater les cloisonnements tribaux ou
ethniques, l'origine nomade et tribale, c'est-à-dire non rurale, non agraire, des musulmans situés soit en
bordure de la zone désertique, soit dans celle-ou passant à travers elle, a marqué à jamais les structures de
la vie sociale autant que celles de l'expérience religieuse et de la pensée.
Entendons-nous bien : le tribalisme signifie la primauté des solidarités restreintes ayant une base familiale
élargie, et non pas nécessairement un mode de vie bédouin, semi-nomade, non urbain, qui est historiquement
daté ou géographiquement situé. Des citadins de vieille souche et tout à fait « modernes » dans leurs
conduites sont aujourd'hui, souvent, foncièrement « tribaux », restant fidèles à une « attitude atomistique » au
sein de la vie organisée.
L'État moderne, la bureaucratie moderne, la planification centralisée, la prise et l'exercice du pouvoir sont
très certainement interprétés et singularisés par les mentalités musulmanes. Ainsi l'endogamie renforcée
(mariage préférentiel entre cousins en ligne directe) garde ses droits ; et, en tout cas, l'esprit de cette tradition
demeure. Le côtoiement - au lieu de leur intégration - des communautés ethniques et religieuses demeure à la
base même des États modernes. Les solidarités locales restreintes et, en même temps, l'immense solidarité
musulmane mondiale paraissent bien l'emporter, en cas de crise, sur les solidarités « civiques » ou étatiques.
Toute cette vigoureuse tradition d'esprit communautaire restreint est, de manière limpide, inscrite dans les
cartes des villes musulmanes historiques, de Fès à Samarkand. Ces villes sont des marqueteries de
microquartiers étanches munis chacun de sa mosquée propre, de son école, de son bain, de son four, de son
petit marché, de sa porte, de ses impasses, avec les façades aveugles des maisons, chacune de celles-ci n'étant
ouverte que sur son jardin intérieur. Sur la base de ce tissu se déploient une vie urbaine intense et une
circulation impressionnante de biens et de personnes d'une ville à une autre, par-delà les mers et les
montagnes. Or, sinon depuis une période récente, il n'existait point d'institution municipale autonome, point
de corporations au sens plein, point de luttes sérieuses en matière d'autonomie urbaine, point d'urbanisation
organisée, donc. « C'est le familial qui, dans tout cela, a le dernier mot » (R. Brunschvig), en sécrétant
souvent, dans chaque quartier clos, des « milices spontanément responsables de l'ordre public » (C. Cahen).
Ainsi en Islam, semble-t-il, l'expérience religieuse, la pensée, la cité, l'organisation sociale et politique se
déploient suivant les mêmes structures originales, des structures telles que les unités de base ne se fondent
pas nécessairement dans une unité plus grande. Voilà à quoi, dans le foisonnement de régions si variées, si
riches, si redevables à d'autres civilisations plus anciennes, on peut incontestablement reconnaître la marque
islamique qui affecte, aujourd'hui comme jadis, les comportements individuels, sociaux, politiques même,
des Balkans à la Chine, de l'Asie centrale au Niger. Dans les manières de vivre et de penser que décriront les
articles suivants, on repérera toujours - irradiation de la croyance sans fissure à Dieu unique et un - le même
sens profond de la radicale rupture entre l'absolu et le vécu, si profond qu'il engendre - croyons-nous - un
instinct permanent d'ouverture, d'assimilation, d'accommodement, de contiguïté entre tous les éléments d'un
divers qui est vécu sans hiérarchisation, mais non sans cohérence pratique, non sans cet équilibre savant
entre les unités autonomes qu'illustre l'arabesque. Olivier CARRÉ
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