ISLAM
L'ISLAM est une civilisation. Être musulman, c'est respirer au souffle de la prophétie de Muhammad et de sa
première communauté fervente, l'un des plus notables événements de l'histoire des hommes. Être musulman,
c'est être tapissé, dans son être, par des croyances, des sentiments, des ambitions, des réactions ; c'est être
tissé tout entier dans la trame d'un système de valeurs et d'une histoire dans lesquels certaines conduites ont
la préséance sur d'autres. C'est aussi bâtir de manière singulière des cités, des palais, des murailles, des
minarets ; ciseler des aiguières ; enluminer des manuscrits ; crier des poèmes ; tracer des réseaux de routes,
des caravansérails ; c'est échanger, produire, inventer. Civilisation musulmane, civilisation de musulmans.
Plus précisément, civilisation islamique, c'est-à-dire structurée et colorée par l'esprit de l'islam, par le souffle,
à la fois violent ou intraitable et infiniment nuancé, raffiné, sensuel, humaniste, équilibré, sage, de
Muhammad proférant, reçu de Dieu, le Coran. Comme toute grande civilisation, l'Islam a sa source - origine
et aussi inspiration permanente - dans l'expérience religieuse singulière d'un homme, d'un groupe d'hommes.
Comme toute grande civilisation, l'Islam est à la fois, inséparablement, religion et monde, foi et organisation
sociale, expérience mystique et artisanat, et commerce, et guerre, et famille, mosquée et palais du calife, du
sultan, de l'émir. En cela, l'Islam ne fait pas exception, à moins que l'esprit islamique n'ait, plus que toute
autre culture, tendance à unifier et à sacraliser toute l'action humaine. Certains le pensent.
N'est-ce pas plutôt que la raison humaine comme principe interne de structuration d'une culture, d'une
société dans tous ses aspects, peut varier de manière considérable d'une civilisation à une autre ? Pour ceux
qui appartiennent à la culture chrétienne occidentale, l'Islam a toujours été en même temps, fascinant, parce
que tout proche et tout autre à la fois, et rebutant, rejeté, moqué en tant qu'irrationnel et non vraiment
structuré, mais congénitalement instable, malade, indolent, sans humanisme. En tout cas, on le suppose
disqualifié pour la modernité, puisque celle-là est pétrie de christianisme occidental « laïcisé ». Le reproche
nous est retourné, c'est naturel, par les musulmans, hormis ceux - très rares - qui ont abdiqué, ou cru
abdiquer, leur tradition jugée désuète. D'ailleurs, peut-on véritablement s'exiler de sa propre culture ?
Admettons plutôt que les manières de penser et de s'organiser dans le monde musulman sont singulières,
différentes de celles du monde chrétien occidental ou oriental, du monde chinois ou hindou.
Et ces manières spécifiquement islamiques se retrouvent en tout domaine de l'expérience religieuse, des
développements de la pensée et de l'organisation sociale et politique.
Dans l'expérience religieuse, le musulman, sans comparaison avec aucune autre sorte de croyants,
s'acharne à croire en Dieu unique et un, sans admettre aucune fissure dans l'unicité divine. La foi musulmane,
dès l'origine, milite contre le mystère trinitaire des chrétiens. De plus, en théologie naturelle, les maîtres
musulmans ont immanquablement insisté sur la radicale discontinuité entre chaque existant et Dieu, l'Être
suprême : il n'est aucun rapport de ressemblance, aucune proportion, aucune « analogie de l'être » entre les
deux ordres qui séparent le créé et le Créateur. Les êtres du monde sont dans une discontinuité radicale et par
rapport à Dieu leur Créateur, et les uns par rapport aux autres. Les causalités, elles aussi, ne sont que des
« coutumes de Dieu le Créateur », privées de toute rationalité cosmique qui serait infaillible en elle-même.
L'Islam ignore la Nature des Grecs anciens. Certes, la créature indique le Créateur, dans le cœur du
musulman comme pour tout autre croyant, mais, pour le premier, le créé ne conduit à Dieu que par une
rupture radicale. Discontinuité de l'être. Vertige, et prosternement.
Discontinuité de l'histoire, également. Point de messianisme, mais plutôt une apocalypse à la fin du
monde, sans histoire sainte organisée. Point de messie, point de médiateur ni de médiations, mais des
exemples et des leçons successivement donnés par les grands moments de l'histoire religieuse et, au terme, le
Jugement individuel final sans intercession.
Discontinuité même, souvent (pas toujours, car l'apport des philosophes musulmans est important), dans la
conscience morale. Point de droit naturel proprement dit, mais une histoire individuelle faite d'obéissances et
de désobéissances à Dieu et à sa Loi révélée. « On dira : Je suis croyant si Dieu le veut, et l'expression de la
foi sous cette forme conditionnelle implique cependant la certitude » (Ibn Batta). Même le Livre, le Coran,
on en a fait un attribut de Dieu lui-même ; il est sa Parole, incréée en elle-même, créée dans ses formulations.
Enfin, la communauté musulmane (umma) n'est foncièrement que le groupe permettant aux individus
d'accomplir leurs obligations personnelles : si l'on s'associe, c'est à cause du sens, typiquement musulman, de
la responsabilité individuelle. Et même la mort dans la guerre, qui est le martyre musulman, est acceptée
« pour Dieu », non pour la communauté, même si c'est le chef qui organise et mène cette guerre divine.
Il s'ensuit inévitablement que le mysticisme en Islam, se fonde d'abord, non sur l'union de l'homme à Dieu,
mais sur la radicale distance de l'un par rapport à l'autre. Les grands mystiques musulmans furent traqués, en
effet, pour avoir proclamé des choses inouïes : la proximité entre Dieu et le soufi, la présence essentielle de
Dieu en lui, l'identification, même, du soufi avec Dieu. Pourtant, la pratique mystique, dans des ordres