Pour comprendre ce tournant, essayons la pensée liturgique du Veda telle qu’elle
apparaît dans les textes les plus anciens.
Selon cette pensée, le monde est une sorte de construction, d’architecture,
d’ordonnancement, comportant donc une certaine cohérence. Tout y est agencé. C’est le
terme ta qui exprime cet agencement harmonieux. On le traduit parfois par « ordre
cosmique ». C’est en vertu du ta que l’homme peut observer le retour périodique des
saisons, vital pour ceux qui pratiquent le rituel. Le ta est à la fois ordre cosmique,
liturgique et moral. La création s’est accomplie en conformité avec le ta, les dieux
agissent selon le ta, les hommes doivent se comporter selon le ta, le culte se déroule
selon le ta. Proche de ce terme, le dharma est un autre concept fondamental de cette
pensée liturgique. Dérivé de la racine dh- « porter, supporter, soutenir », le dharma
désigne l’ordre des choses, leur structure et leur cohésion, la disposition normale des
êtres et des choses, leur vraie nature essentiellement stable et par là même, rassurante.
C’est aussi la Loi qui régit les relations, d’une part, à l’intérieur de la société, d’autre
part, entre les hommes et les dieux. Par extension, c’est la Loi qui régit la vie de tout
hindou, c’est-à-dire son devoir déterminé par la caste, le sexe, l’âge, le statut. C’est donc
un ordre sociocosmique. L’hindouisme va lui-même se définir comme le sanātana-
dharma « la Loi éternelle ». L’idéal hindou est d’accomplir « son propre dharma »
(svadharma). Le concept de dharma est associé à l’image d’une roue : si la Loi est
respectée, la roue tourne bien, le cycle est respecté. La Loi doit se réaliser comme une
roue qui tourne.
Dans ce modèle régi par le ta et le dharma, les rituels et sacrifices servent à renforcer
les bonnes relations entre les hommes et les dieux. Il y a réciprocité : en échange des
offrandes, les dieux apportent leur secours aux hommes (lors des récoltes, etc.). Les
hindous, convaincus de la puissance des dieux capables d’accorder des faveurs aux
hommes, ont élaboré une stratégie qui réside dans les actes liturgiques : il s’agit de se
rendre les dieux propices par les hymnes, les louanges, les chants et les sacrifices. Dans
les trois premières classes, c’est le chef de famille qui a la charge d’accomplir les rites
pour lui et les membres de sa famille. L’objectif de ces actes liturgiques est relativement
concret : ce qui est visé, ce sont des avantages divers, la prospérité, la santé, le bonheur
des hommes, en contrepartie de la satisfaction des dieux. Le tournant amorcé par les
Upaniad se traduit par une dévalorisation du sacrifice, ou du moins, une intériorisation
du sacrifice.
1.4. La réflexion upaniadique
La voie proposée dans les parties les plus anciennes du Veda est qualifiée de « voie des
actes » (karma-mārga), de la racine verbale k « faire ». Cette voie des actes impliquait
que chacun accomplisse son devoir afin que l’ordre (ta) règne dans le monde, y
compris les sacrifices. Aux environs du VIIème ou VIème s. avant J.-C., la pensée
indienne accède peu à peu à une réflexion de type philosophique, se dégageant
progressivement du mythe. Cette ébauche de spéculation s’actualise dans les Upaniad.
Celles-ci apparaissent le plus souvent sous la forme d’un dialogue entre un maître et ses
disciples. Les principales ont été composées entre le VIème et le IIIème s. av. J.-C. Avec
elles, on assiste à une intériorisation du rite, on voit naître les prémices de la réflexion
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