« INTERMINABLE ARTHUS »
Ainsi, l’écriture du Roi Arthus passe par différents stades, ce qui explique certainement une composition étalée sur
presque dix ans. Wagner ne semble d’ailleurs pas vouloir se détacher de l’esprit de Chausson, comme il l’explique
à Raymond Bonheur en novembre 1892 :
« Me voici replongé dans Le Roi Arthus. J’en suis avec lui, depuis quinze jours, à une troisième phase. D’abord,
pendant que je terminais Le Poème de l’Amour et de la Mer (car il est ni aussi celui-là ; il reste l’orchestre, mais
cela ne m’inquiète pas), une indifférence inquiétante. Puis, quand j’ai commencé à m’y mettre, l’emballement
est revenu. Il me semblait que ça ne me donnerait aucune difculté. Enn, depuis aujourd’hui, les idées noires
reparaissent ; pas de grincherie ni de désespoir parce que je n’ai pas écrit un acte dans ma semaine. C’est quelque
chose de plus sérieux. Wagner, que je ne sens plus peser sur moi, quand j’écris de la musique symphonique, me
hante maintenant terriblement. Je le fuis tant que je peux, mais j’ai beau fuir, il est toujours là, près de moi,
me guettant très méchamment et me faisant écrire des tas de choses que j’efface. J’en suis sérieusement ennuyé.
Il faut pourtant y échapper, à ce diable d’homme. C’est une question de vie ou de mort. Mais dans un drame lyrique
comme Le Roi Arthus, vraiment, trop de choses tentent à le rappeler. Et, d’un autre côté, il y a trop longtemps que
j’y pense ; il faut absolument m’en débarrasser la cervelle. »
De fait, il continue de remanier la partition et le livret même huit ans après le début du travail, changeant scènes
et histoire. C’est ainsi qu’il décide en 1894 de modier le premier tableau de l’Acte III, pour presser l’action autour
des amants adultérins et de la bataille qui se déroule en toile de fond.
« Cher ami,
Encore un changement ! Qu’en dis-tu de celui-là ? Voici longtemps que je tire la celle pour terminer cette
malheureuse scène de Lancelot et de Genièvre. Impossible de trouver le joint. Ça s’allongeait et c’est tout ce que
j’y gagnais, ou plutôt, perdais. Le diable, toujours, c’est de faire partir Lancelot, sans quelqu’événement extérieur
qui le force à prendre une résolution. Alors on risque de tomber dans des adieux, et l’on est chu. Enn, hier,
j’espère avoir trouvé une solution que je ne crois pas mauvaise. Ça consiste, vers la n de la scène, à déplacer
l’intérêt. La bataille se rapproche et c’est elle qui devient le personnage principal. Lancelot est bien forcé de se
décider, car cette bataille ne peut toujours durer, et sa sortie devient plus facile et plus rapide.
Je ne sais si tu as connu la version où Genièvre, au moment où il va sortir, se jette dans ses bras, en faisant un
suprême effort pour le retenir. J’avais toujours eu l’intention de réserver pour ce moment-là une reprise ff *
de la phrase d’amour, assaisonnée de tout ce que Arcachon peut inspirer de plus évreux et de plus passionné.
Maintenant, la phrase d’amour va bien reparaître, mais comme étouffée et assourdie dans les bruits de bataille.
Et cela durera encore pendant une partie de la scène de Genièvre seule. Je crois que cela aidera à faire comprendre
la défaite dénitive de l’amour égoïste de Lancelot et de Genièvre. Il n’y a plus de lutte possible. Peut-être
à un moment ne parlera-t-elle pas, parce qu’il lui serait matériellement impossible de se faire entendre.
Au lieu de donner beaucoup d’importance aux gestes de Genièvre, abandonnée, c’est toujours la bataille dans
la coulisse qui tiendra le premier plan, jusqu’au moment où elle s’éteindra assez subitement, ce qui donne à penser
à Genièvre que quelque chose d’imprévu vient de se produire, et la hâte à la mort.
Musicalement, je crois que cette nouvelle version va me donner quelque chose de bien meilleur. Je serai forcé, par
exemple, de remanier un peu le commencement de l’acte, et d’atténuer tous les bruits de bataille qui y gurent déjà.
Il faudra n’y laisser que le juste nécessaire pour faire pressentir ce qui n’éclatera que plus tard. Après tout ce tapage,
les deux dernières scènes, calmes, feront une impression reposante et c’est là-dessus que je veux terminer.
Cet écrasement de l’individu par un fait matériel est d’une compréhension un peu genre Maeterlinck.
Mais Genièvre a si peu de rapport avec la Princesse Maleine ou la pauvre petite Mélisande... »
Ce n’est donc qu’en 1895 que Chausson achève son œuvre, comme il le cone à son ami Paul Poujaud :
« Cet interminable Arthus avec le temps avait muri et m’avait comme empoisonné. Après quelques explications
violentes, j’ai ni par avoir le dessus et maintenant je l’enterre fort gaiement sous un monceau de pages
d’orchestre (le second acte seul a 235 pages de brouillon !). Aussi, étant si bien en train, il me coûterait beaucoup
de m’interrompre, et voici la raison de mon séjour prolongé. Je voudrais revenir à Paris avec l’orchestre terminé.
Il me resterait les retouches de la dernière heure et la copie. C’est un travail qui peut se faire aisément à Paris.
Maintenant que la composition est terminée et que je suis bien décidé à n’y faire que quelques modications de
détails, je commence à pouvoir regarder mon drame avec plus de calme et, sinon encore à le juger, du moins à me
rendre un peu compte de ce qu’il est. Vous savez que je ne pèche pas par excès de conance en moi-même ;
je vous surprendrai peut-être en vous disant cette fois que je ne suis pas mécontent. J’espère que ce drame sera
un peu humain et pas trop selon la mode. »
* fostissimo