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Introduction
Jalons pour une histoire de l’argent
Alya A, Olivier F, Yannick M
Réalité protéiforme, par dé nition historique, des espèces au portefeuille
électronique, du billet de banque au crédit, l’argent s’est progressivement
imposé comme matrice au cœur des sociétés contemporaines, de la  n du
e siècle à nos jours, sous une forme désormais de plus en plus dématé-
rialisée. «Argent- ux» en circulation ou «argent-stock» en accumulation,
objet de désir, de convoitise et moteur d’agressivité, il fonde presque toutes
les pratiques économiques, mais aussi la plupart des échanges sociaux et
informe également de multiples représentations et mythologies, contri-
buant notablement à la formation des mentalités modernes où les liens
entre réalités  nancières et réalités imaginaires sont prégnants. Médiateur
universel entre les hommes et «force créatrice» par excellence, «lien de
tous les liens» comme l’a rme le jeune Marx, l’argent est également par
sa toute-puissance, «le moyen universel de séparation», la «puissance
aliénée de l’humanité» qui mène à «la perversion générale des individua-
lités» par le pouvoir de rendre toutes choses interchangeables et de faire
muter les contraires, transformant la représentation en réalité et la réalité
en représentation.
«C’est aussi comme force de perversion qu’il [l’argent] se manifeste
lorsqu’il se dresse contre l’individu et contre les liens sociaux, etc., qui
prétendent être des essences pour soi. Il transforme la  délité en in délité,
l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le
valet en maître, le maître en valet, l’idiotie en intelligence, l’intelligence en
idiotie.Traduction active du concept de la valeur dans la réalité, l’argent
confond et échange toutes choses, il est la confusion et la permutation
universelles de toutes choses: c’est le monde à l’envers, la confusion et la
permutation de toutes les propriétés naturelles et humaines 1 .»
Freud entame son célèbre texte de 1930, Le Malaise dans la civilisa-
tion, par ce constat: «On a bel et bien l’impression que les êtres humains
1. Cf. Karl M, Manuscrits de 1844, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 211.
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
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mesurent en général les choses à des aunes qui sont fausses: convoitant
pour eux-mêmes et admirant chez autrui le pouvoir, le succès et la richesse,
ils sous-estiment en revanche les vraies valeurs de la vie
2 .» D’après un
sondage de 1947, cité par  éodore Zeldin
3 et repris dans Histoire de la vie
privée, à la question: «Qu’est-ce qui est le plus précieux dans la vie ?», 1%
des hommes et 5% des femmes répondent: «l’amour» ; 47% des hommes
et 38% des femmes: «L’argent
4 .» Georges Perec dans Les choses. Une
histoire des années soixante, publié en 1965 met en scène le rapport à l’argent
d’un jeune couple, travaillé par l’attente de l’argent, vécu comme seule voie
d’accès à un monde où l’épanouissement personnel serait possible:
«Entre eux se dressait l’argent. C’était un mur, une espèce de butoir
qu’ils venaient heurter à chaque instant. C’était quelque chose de pire que
la misère: la gêne, l’étroitesse, la minceur. Ils vivaient le monde clos de
leur vie close, sans avenir, sans autres ouvertures que des miracles impos-
sibles, des rêves imbéciles, qui ne tenaient pas debout. Ils étou aient. Ils
se sentaient sombrer. Ils pouvaient certes parler d’autre chose, d’un livre
récemment paru, d’un metteur en scène, de la guerre, ou des autres, mais
il leur semblait parfois que leurs seules vraies conversations concernaient
l’argent, le confort, le bonheur 5 .»
Philosophes, économistes, anthropologues et psychanalystes l’appréhen-
dent aujourd’hui comme fait de langage comme le montre la publication
en2004 aux éditions La Découverte, sous la direction de Marcel Drach,
d’un colloque intitulé L’argent. Croyance, mesure, spéculation ou, en 1992,
sous la direction de Roger-Pol Droit, Comment penser l’argent ? 6.
À l’horizon d’une histoire totale, à la croisée de l’histoire sociale, politi-
que, économique, culturelle et religieuse, l’argent est longtemps demeuré
distinct de la  nance et mal cerné par les historiens qui, à quelques excep-
tions notables 7 , ne s’y sont guère intéressés. Dans Histoire de la vie privée,
il appartient au domaine du secret, du con dentiel, sauf dans certains pays
comme la Suède où les déclarations  scales sont publiques 8 . À la fois fruit
2. Cf. Sigmund F, Le Malaise dans la civilisation, Paris, Éditions Points Seuil, 2010, p. 43.
3. Cf.  . Z, Histoire des passions françaises, Paris, LeSeuil, 1980-1981, 5 volumes.
4. Cf. Philippe A et Georges D (dir.), Histoire de la vie privée, t.5, De la Première Guerre
mondiale à nos jours, Paris, LeSeuil, 1987, p. 167.
5. Cf. Georges P, Les choses, Paris, Julliard, 1965, p. 67-68.
6. Cf. Roger-Pol D (dir.), Comment penser l’argent ?, Paris, Le Monde Éditions, 1992.
7. Cf. Pierre Vilar, Or et monnaie dans l’histoire 1420-1920, Paris, Flammarion, 1974 ; Charles P.
K, Histoire mondiale de la spéculation  nancière de 1700 à nos jours, éditions PAU,
1994 (traduction française de Manias, Panics and Crashes: A History of Financial Crises, 1989) ; John
Kenneth G, L’argent, Paris, Gallimard, 1976 (traduction de Money, whence it came, where it
went, 1975) ; Jacques M, L’Argent des Français, Paris, Perrin, 2009. Voir aussi Les Français et
l’argent, L’Histoire, n° spécial, novembre 1996 ; en 2006, les Rendez-vous de l’Histoire de Blois avaient
également abordé le sujet sous le titre L’argent en avoir ou pas. En n, il faut mentionner ici le cours
qu’Alain Plessis a dispensé à l’université de Nanterre dans les années 1990 et qui est d’une certaine
manière à l’origine de cet ouvrage.
8. Cf. Philippe A et Georges D (dir.), Histoire de la vie privée, op. cit., p. 582.
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INTRODUCTION
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de conventions, nourri d’imaginaires, l’argent n’a pas encore d’histoire tant
l’objet est di us et ne peut être appréhendé que dans sa transversalité, à
travers des périodes, des événements et des faits sociaux di érents, dans
la polysémie de ses territoires. Argent public ou privé, source de richesse
ou de pauvreté, par sa capillarité, le phénomène irrigue et bloque dans un
même temps la société dont il détermine les modèles d’action, façonne les
comportements individuels et collectifs, travaille les modes de vie et les
fantasmes, à l’échelle des États comme à celle des individus, des élites et
des masses.
Sa dimension globale est souvent occultée par l’attention quasi-exclusive
très tôt accordée à la seule monnaie, sa face technique, supposée neutre et
intemporelle, en réalité lieu où se marque le pouvoir dès l’Antiquité gréco-
romaine 9 . Il revient à Aristote d’initier une pensée de l’argent qu’il dé nit
à la fois comme mesure, convention et démesure 10. Ce n’est pas un hasard
si cette ré exion inaugurale se situe dans le domaine de l’éthique, pour ce
qui est de l’analyse du lien qui unit l’équivalence à l’équité
11, et dans le
domaine de la politique, pour ce qui est des dangers que fait courir à la
société la méconnaissance de la juste mesure dans les a aires d’argent
12. Du
temps d’Aristote, certaines pièces de monnaie portaient d’ailleurs l’e gie
de la justice punitive Némésis, du verbe nemo, partager, répartir, d’où sont
tirés aussi bien le nom de l’argent, nomisma, que celui de la loi, nomos.
Dans le même esprit, chez les Romains, la déesse de la monnaie, Moneta,
assimilée à Justicia, tient dans ses mains une balance 13. S’inspirant de cette
représentation,  omas d’Aquin déclare à l’aide d’une étymologie  ctive
que l’argent «s’appelle moneta parce qu’il nous admoneste d’éviter toute
tromperie entre les hommes, étant donné qu’il incarne la mesure de la
valeur due
14». Donnée non naturelle, opposée par Aristote aux réalités
physiques, la convention monétaire appartient à l’histoire de l’humanité et
relève de la sphère politique et culturelle. Ce sont par conséquent autant
les représentations, les idées et les jugements des hommes qui marquent
l’histoire de l’argent que les réalités naturelles auxquelles ils se réfèrent.
Aussi cet ouvrage, tiré d’un colloque tenu à l’université de Rouen
en2007, vise-t-il davantage à explorer l’histoire des relations qu’entretien-
nent les Français avec l’argent qu’une histoire de l’argent en France dans la
9. Cf. Olivier F, « La Monnaie a une histoire», Textes et documents pour la Classe, n° 921,
octobre 2006, p. 6-13.
10. Cf. Arnaud B, «Monnaie et mesure chez Aristote», in Marcel D (dir.), L’argent.
Croyance, mesure, spéculation, Paris, La Découverte, 2004, p. 85-93 ; Massimo A, Le radia di
una fede. Per una storia del rapporto fra moneta e credito in Occidente, B. Mondadori, Milan, 2008.
11. Cf. Éthique à Nicomaque, V, 5, 11.
12. Cf. Politique, I, 9.
13. Sur ce thème, voir Benoît G (dir.), Justice et argent: les crimes et peines pécuniaires du XIIIesiècle
au XXIe siècle ; Les juristes et l’argent: le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXesiècle, Dijon,
Presses universitaires de Dijon, 2005.
14. Cf. De regimine principum ad regem Cypri, II, 13.
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période contemporaine. S’inscrivant dans la perspective interdisciplinaire
et globale inaugurée par Georg Simmel (Die Philosophie des Geldes,1900),
reprise par la suite, et chacun à leur manière aussi bien, par François Simiand
que par Jean Bouvier et Alain Plessis ou encore Michel Aglietta et André
Orléan, plus récemment par André Gueslin (Mythologies de l’argent. Essai
sur l’histoire des représentations de la richesse et de la pauvreté dans la France
contemporaine [XIXe-XXe siècles], Economica, 2007) et Jacques Marseille
(L’Argent des Français, Perrin, 2009), le projet part de l’idée que l’argent est
à la fois facteur, signe et conséquence de la valeur sociale des biens et des
personnes. Par les prix, il est mesure de la valeur ; par les diverses formes
de la monnaie–le bien qui permet d’acquérir tous les autres–, il est à la
fois l’instrument de tous les échanges et le support de mise en réserve de la
valeur et de sa possible transmission. Comme le souligne Roland Barthes:
«Au plan des valeurs, l’argent a deux sens contraires (c’est un énantio-
sème): il est très vivement condamné, surtout au théâtre (beaucoup de
sorties contre le théâtre d’argent, alentour 1954), puis réhabilité, à la suite
de Fourier, par réaction contre les trois moralismes qui lui sont opposés: le
marxiste, le chrétien et le freudien. Cependant, bien sûr, ce qui est défendu,
ce n’est pas l’argent retenu, engoncé, engorgé ; c’est l’argent dépensé,
gaspillé, charrié par le mouvement même de la perte, rendu brillant par le
luxe d’une production ; l’argent devient alors métaphoriquement de l’or:
l’Or du Signi ant 15.»
C’est dire que l’argent est inséparable du lien social et donc de l’état
des relations sociales, entre violence de la monnaie et con ance dans la
monnaie, entre pauvreté 16 et richesse, entre appartenances nationales de la
monnaie comme lieu de mémoire et communauté internationale induite
par la monnaie unique. En ce sens, l’argent se révèle, en dernière analyse,
comme une réalité essentiellement politique, structurant toujours une
certaine con guration de pouvoirs, contribuant à modeler en profondeur
les formes de l’État, le fonctionnement des institutions et les mutations
des idéologies. «L’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui
écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à
la conscience des hommes !» tonne François Mitterrand dans son célèbre
discours du Congrès d’Épinay le 13 juin 1971.
Sur ces bases, cet ouvrage se propose de confronter plusieurs descrip-
tions et analyses des rapports historiquement entretenus avec l’argent
– formes, usages et représentations – par di érents acteurs et groupes
sociaux, institutions et courants de pensée, en France et dans d’autres pays,
combinant plusieurs approches et types de sources, y compris littéraires et
iconographiques.
15. «L’argent», in Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, LeSeuil, 1975, p. 50.
16. Cf. Dominique G et Sophie D-L, La pauvreté saisie par le droit, revue Le Genre Humain,
Paris, LeSeuil, septembre 2002.
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INTRODUCTION
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Ainsi conçue, l’enquête devrait contribuer à préciser les modalités par
lesquelles le marché, cette abstraction tenue en lisière de la société française
depuis au moins la  n des Lumières, s’est progressivement construit et
déconstruit, par avancées et reculs, indissociable de l’échange marchand et
donc monétaire, mettant  nalement en question les réalités historiques non
seulement d’une économie de marché, mais aussi d’une société, voire d’une
culture de marché. Vaste enjeu, qui fait aussi de cet ouvrage sur l’histoire
des relations entre les Français et l’argent, une contribution possible au
débat très contemporain.
Un premier questionnement se trouve centré sur la fonction identitaire
de l’argent et les pratiques sociales qu’il a pu susciter dans la réalité histo-
rique, développé suivant une thématique principale, à savoir «Identités et
pratiques sociales». Les di érentes contributions proposées constituent
autant d’entrées possibles concernant le rôle de l’argent dans la formation
des identités que les pratiques sociales variées qu’il a pu déterminer. Sont
envisagées aussi bien la place de l’argent dans la hiérarchie sociale que ses
limites ou l’évolution des formes prises par le placement d’argent comme
marqueur des identités sociales. Les traductions concrètes du rôle social de
l’argent donnent lieu également à des approches diversi ées qui concernent
aussi bien les loisirs que les pratiques religieuses ou les formes de consom-
mation, avec des aspects parfois inattendus comme la fonction moralisatrice
de l’argent vue au travers du pécule des détenus.
Un second thème «Pouvoir, tensions et régulation», envisage le pouvoir
de l’argent et son rôle régulateur,. On y aborde la question des liaisons
dangereuses de l’argent et du politique, au travers notamment des rapports
entretenus par la Résistance, dont le  nancement est clandestin, ou de
certains mouvements politiques et sociaux comme le fascisme avec l’argent
sont évidemment à interroger car ils constituent des cas extrêmes.
Quant à la fonction régulatrice de l’argent elle peut s’apprécier di érem-
ment, parfois de manière ambivalente, si l’on considère par exemple l’argent
des Caisses d’épargne ou, à l’inverse, celui des engagements au Mont-de-
Piété. Par le biais de l’étude des rapports entre salaires et conventions collec-
tives, on peut également entrevoir deux facettes di érentes des rapports
sociaux, l’argent y jouant un rôle fondamental de di érenciation sociale en
régime capitaliste. Toutefois, par le biais de la bancarisation de la société
française, on perçoit bien le rôle régulateur de l’acculturation au crédit, tel
qu’il s’est a rmé dans la France des années 1930 aux années 1980.
Cette fonction régulatrice passe notamment par les représentations qui
s’appuient, éventuellement, sur une vision morale du rôle de l’argent. Il est
possible de regrouper autour de ce troisième thème, «Perceptions, valeur et
morale» d’une part, les représentations et les perceptions sociales de l’argent
et, d’autre part, les Français, la valeur et la morale de l’argent. Au travers
de cette approche générale sont évoquées aussi bien les traditions littéraires
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