introduction Les Français et l`argent

publicité
Introduction
Jalons pour une histoire de l’argent
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
Alya Aglan, Olivier Feiertag, Yannick Marec
Réalité protéiforme, par définition historique, des espèces au portefeuille
électronique, du billet de banque au crédit, l’argent s’est progressivement
imposé comme matrice au cœur des sociétés contemporaines, de la fin du
xviiie siècle à nos jours, sous une forme désormais de plus en plus dématérialisée. « Argent-flux » en circulation ou « argent-stock » en accumulation,
objet de désir, de convoitise et moteur d’agressivité, il fonde presque toutes
les pratiques économiques, mais aussi la plupart des échanges sociaux et
informe également de multiples représentations et mythologies, contribuant notablement à la formation des mentalités modernes où les liens
entre réalités financières et réalités imaginaires sont prégnants. Médiateur
universel entre les hommes et « force créatrice » par excellence, « lien de
tous les liens » comme l’affirme le jeune Marx, l’argent est également par
sa toute-puissance, « le moyen universel de séparation », la « puissance
aliénée de l’humanité » qui mène à « la perversion générale des individualités » par le pouvoir de rendre toutes choses interchangeables et de faire
muter les contraires, transformant la représentation en réalité et la réalité
en représentation.
« C’est aussi comme force de perversion qu’il [l’argent] se manifeste
lorsqu’il se dresse contre l’individu et contre les liens sociaux, etc., qui
prétendent être des essences pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité,
l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le
valet en maître, le maître en valet, l’idiotie en intelligence, l’intelligence en
idiotie. Traduction active du concept de la valeur dans la réalité, l’argent
confond et échange toutes choses, il est la confusion et la permutation
universelles de toutes choses : c’est le monde à l’envers, la confusion et la
permutation de toutes les propriétés naturelles et humaines 1. »
Freud entame son célèbre texte de 1930, Le Malaise dans la civilisation, par ce constat : « On a bel et bien l’impression que les êtres humains
1. Cf. Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 211.
9
ALYA AGLAN, OLIVIER FEIERTAG, YANNICK MAREC
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
mesurent en général les choses à des aunes qui sont fausses : convoitant
pour eux-mêmes et admirant chez autrui le pouvoir, le succès et la richesse,
ils sous-estiment en revanche les vraies valeurs de la vie 2. » D’après un
sondage de 1947, cité par Théodore Zeldin 3 et repris dans Histoire de la vie
privée, à la question : « Qu’est-ce qui est le plus précieux dans la vie ? », 1 %
des hommes et 5 % des femmes répondent : « l’amour » ; 47 % des hommes
et 38 % des femmes : « L’argent 4. » Georges Perec dans Les choses. Une
histoire des années soixante, publié en 1965 met en scène le rapport à l’argent
d’un jeune couple, travaillé par l’attente de l’argent, vécu comme seule voie
d’accès à un monde où l’épanouissement personnel serait possible :
« Entre eux se dressait l’argent. C’était un mur, une espèce de butoir
qu’ils venaient heurter à chaque instant. C’était quelque chose de pire que
la misère : la gêne, l’étroitesse, la minceur. Ils vivaient le monde clos de
leur vie close, sans avenir, sans autres ouvertures que des miracles impossibles, des rêves imbéciles, qui ne tenaient pas debout. Ils étouffaient. Ils
se sentaient sombrer. Ils pouvaient certes parler d’autre chose, d’un livre
récemment paru, d’un metteur en scène, de la guerre, ou des autres, mais
il leur semblait parfois que leurs seules vraies conversations concernaient
l’argent, le confort, le bonheur 5. »
Philosophes, économistes, anthropologues et psychanalystes l’appréhendent aujourd’hui comme fait de langage comme le montre la publication
en 2004 aux éditions La Découverte, sous la direction de Marcel Drach,
d’un colloque intitulé L’argent. Croyance, mesure, spéculation ou, en 1992,
sous la direction de Roger-Pol Droit, Comment penser l’argent ? 6.
À l’horizon d’une histoire totale, à la croisée de l’histoire sociale, politique, économique, culturelle et religieuse, l’argent est longtemps demeuré
distinct de la finance et mal cerné par les historiens qui, à quelques exceptions notables 7, ne s’y sont guère intéressés. Dans Histoire de la vie privée,
il appartient au domaine du secret, du confidentiel, sauf dans certains pays
comme la Suède où les déclarations fiscales sont publiques 8. À la fois fruit
2. Cf. Sigmund Freud, Le Malaise dans la civilisation, Paris, Éditions Points Seuil, 2010, p. 43.
3. Cf. Th. Zeldin, Histoire des passions françaises, Paris, Le Seuil, 1980-1981, 5 volumes.
4. Cf. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. 5, De la Première Guerre
mondiale à nos jours, Paris, Le Seuil, 1987, p. 167.
5. Cf. Georges Perec, Les choses, Paris, Julliard, 1965, p. 67-68.
6. Cf. Roger-Pol Droit (dir.), Comment penser l’argent ?, Paris, Le Monde Éditions, 1992.
7. Cf. Pierre Vilar, Or et monnaie dans l’histoire 1420-1920, Paris, Flammarion, 1974 ; Charles P.
Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière de 1700 à nos jours, éditions PAU,
1994 (traduction française de Manias, Panics and Crashes : A History of Financial Crises, 1989) ; John
Kenneth Galbraith, L’argent, Paris, Gallimard, 1976 (traduction de Money, whence it came, where it
went, 1975) ; Jacques Marseille, L’Argent des Français, Paris, Perrin, 2009. Voir aussi Les Français et
l’argent, L’Histoire, n° spécial, novembre 1996 ; en 2006, les Rendez-vous de l’Histoire de Blois avaient
également abordé le sujet sous le titre L’argent en avoir ou pas. Enfin, il faut mentionner ici le cours
qu’Alain Plessis a dispensé à l’université de Nanterre dans les années 1990 et qui est d’une certaine
manière à l’origine de cet ouvrage.
8. Cf. Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, op. cit., p. 582.
10
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
de conventions, nourri d’imaginaires, l’argent n’a pas encore d’histoire tant
l’objet est diffus et ne peut être appréhendé que dans sa transversalité, à
travers des périodes, des événements et des faits sociaux différents, dans
la polysémie de ses territoires. Argent public ou privé, source de richesse
ou de pauvreté, par sa capillarité, le phénomène irrigue et bloque dans un
même temps la société dont il détermine les modèles d’action, façonne les
comportements individuels et collectifs, travaille les modes de vie et les
fantasmes, à l’échelle des États comme à celle des individus, des élites et
des masses.
Sa dimension globale est souvent occultée par l’attention quasi-exclusive
très tôt accordée à la seule monnaie, sa face technique, supposée neutre et
intemporelle, en réalité lieu où se marque le pouvoir dès l’Antiquité grécoromaine 9. Il revient à Aristote d’initier une pensée de l’argent qu’il définit
à la fois comme mesure, convention et démesure 10. Ce n’est pas un hasard
si cette réflexion inaugurale se situe dans le domaine de l’éthique, pour ce
qui est de l’analyse du lien qui unit l’équivalence à l’équité 11, et dans le
domaine de la politique, pour ce qui est des dangers que fait courir à la
société la méconnaissance de la juste mesure dans les affaires d’argent 12. Du
temps d’Aristote, certaines pièces de monnaie portaient d’ailleurs l’effigie
de la justice punitive Némésis, du verbe nemo, partager, répartir, d’où sont
tirés aussi bien le nom de l’argent, nomisma, que celui de la loi, nomos.
Dans le même esprit, chez les Romains, la déesse de la monnaie, Moneta,
assimilée à Justicia, tient dans ses mains une balance 13. S’inspirant de cette
représentation, Thomas d’Aquin déclare à l’aide d’une étymologie fictive
que l’argent « s’appelle moneta parce qu’il nous admoneste d’éviter toute
tromperie entre les hommes, étant donné qu’il incarne la mesure de la
valeur due 14 ». Donnée non naturelle, opposée par Aristote aux réalités
physiques, la convention monétaire appartient à l’histoire de l’humanité et
relève de la sphère politique et culturelle. Ce sont par conséquent autant
les représentations, les idées et les jugements des hommes qui marquent
l’histoire de l’argent que les réalités naturelles auxquelles ils se réfèrent.
Aussi cet ouvrage, tiré d’un colloque tenu à l’université de Rouen
en 2007, vise-t-il davantage à explorer l’histoire des relations qu’entretiennent les Français avec l’argent qu’une histoire de l’argent en France dans la
9. Cf. Olivier Feiertag, « La Monnaie a une histoire », Textes et documents pour la Classe, n° 921,
octobre 2006, p. 6-13.
10. Cf. Arnaud Berthoud, « Monnaie et mesure chez Aristote », in Marcel Drach (dir.), L’argent.
Croyance, mesure, spéculation, Paris, La Découverte, 2004, p. 85-93 ; Massimo Amato, Le radia di
una fede. Per una storia del rapporto fra moneta e credito in Occidente, B. Mondadori, Milan, 2008.
11. Cf. Éthique à Nicomaque, V, 5, 11.
12. Cf. Politique, I, 9.
13. Sur ce thème, voir Benoît Garnot (dir.), Justice et argent : les crimes et peines pécuniaires du XIIIe siècle
au XXIe siècle ; Les juristes et l’argent : le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle, Dijon,
Presses universitaires de Dijon, 2005.
14. Cf. De regimine principum ad regem Cypri, II, 13.
11
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
ALYA AGLAN, OLIVIER FEIERTAG, YANNICK MAREC
période contemporaine. S’inscrivant dans la perspective interdisciplinaire
et globale inaugurée par Georg Simmel (Die Philosophie des Geldes, 1900),
reprise par la suite, et chacun à leur manière aussi bien, par François Simiand
que par Jean Bouvier et Alain Plessis ou encore Michel Aglietta et André
Orléan, plus récemment par André Gueslin (Mythologies de l’argent. Essai
sur l’histoire des représentations de la richesse et de la pauvreté dans la France
contemporaine [XIXe-XXe siècles], Economica, 2007) et Jacques Marseille
(L’Argent des Français, Perrin, 2009), le projet part de l’idée que l’argent est
à la fois facteur, signe et conséquence de la valeur sociale des biens et des
personnes. Par les prix, il est mesure de la valeur ; par les diverses formes
de la monnaie – le bien qui permet d’acquérir tous les autres –, il est à la
fois l’instrument de tous les échanges et le support de mise en réserve de la
valeur et de sa possible transmission. Comme le souligne Roland Barthes :
« Au plan des valeurs, l’argent a deux sens contraires (c’est un énantiosème) : il est très vivement condamné, surtout au théâtre (beaucoup de
sorties contre le théâtre d’argent, alentour 1954), puis réhabilité, à la suite
de Fourier, par réaction contre les trois moralismes qui lui sont opposés : le
marxiste, le chrétien et le freudien. Cependant, bien sûr, ce qui est défendu,
ce n’est pas l’argent retenu, engoncé, engorgé ; c’est l’argent dépensé,
gaspillé, charrié par le mouvement même de la perte, rendu brillant par le
luxe d’une production ; l’argent devient alors métaphoriquement de l’or :
l’Or du Signifiant 15. »
C’est dire que l’argent est inséparable du lien social et donc de l’état
des relations sociales, entre violence de la monnaie et confiance dans la
monnaie, entre pauvreté 16 et richesse, entre appartenances nationales de la
monnaie comme lieu de mémoire et communauté internationale induite
par la monnaie unique. En ce sens, l’argent se révèle, en dernière analyse,
comme une réalité essentiellement politique, structurant toujours une
certaine configuration de pouvoirs, contribuant à modeler en profondeur
les formes de l’État, le fonctionnement des institutions et les mutations
des idéologies. « L’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui
écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à
la conscience des hommes ! » tonne François Mitterrand dans son célèbre
discours du Congrès d’Épinay le 13 juin 1971.
Sur ces bases, cet ouvrage se propose de confronter plusieurs descriptions et analyses des rapports historiquement entretenus avec l’argent
– formes, usages et représentations – par différents acteurs et groupes
sociaux, institutions et courants de pensée, en France et dans d’autres pays,
combinant plusieurs approches et types de sources, y compris littéraires et
iconographiques.
15. « L’argent », in Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 50.
16. Cf. Dominique Gros et Sophie Dion-Loye, La pauvreté saisie par le droit, revue Le Genre Humain,
Paris, Le Seuil, septembre 2002.
12
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
Ainsi conçue, l’enquête devrait contribuer à préciser les modalités par
lesquelles le marché, cette abstraction tenue en lisière de la société française
depuis au moins la fin des Lumières, s’est progressivement construit et
déconstruit, par avancées et reculs, indissociable de l’échange marchand et
donc monétaire, mettant finalement en question les réalités historiques non
seulement d’une économie de marché, mais aussi d’une société, voire d’une
culture de marché. Vaste enjeu, qui fait aussi de cet ouvrage sur l’histoire
des relations entre les Français et l’argent, une contribution possible au
débat très contemporain.
Un premier questionnement se trouve centré sur la fonction identitaire
de l’argent et les pratiques sociales qu’il a pu susciter dans la réalité historique, développé suivant une thématique principale, à savoir « Identités et
pratiques sociales ». Les différentes contributions proposées constituent
autant d’entrées possibles concernant le rôle de l’argent dans la formation
des identités que les pratiques sociales variées qu’il a pu déterminer. Sont
envisagées aussi bien la place de l’argent dans la hiérarchie sociale que ses
limites ou l’évolution des formes prises par le placement d’argent comme
marqueur des identités sociales. Les traductions concrètes du rôle social de
l’argent donnent lieu également à des approches diversifiées qui concernent
aussi bien les loisirs que les pratiques religieuses ou les formes de consommation, avec des aspects parfois inattendus comme la fonction moralisatrice
de l’argent vue au travers du pécule des détenus.
Un second thème « Pouvoir, tensions et régulation », envisage le pouvoir
de l’argent et son rôle régulateur,. On y aborde la question des liaisons
dangereuses de l’argent et du politique, au travers notamment des rapports
entretenus par la Résistance, dont le financement est clandestin, ou de
certains mouvements politiques et sociaux comme le fascisme avec l’argent
sont évidemment à interroger car ils constituent des cas extrêmes.
Quant à la fonction régulatrice de l’argent elle peut s’apprécier différemment, parfois de manière ambivalente, si l’on considère par exemple l’argent
des Caisses d’épargne ou, à l’inverse, celui des engagements au Mont-dePiété. Par le biais de l’étude des rapports entre salaires et conventions collectives, on peut également entrevoir deux facettes différentes des rapports
sociaux, l’argent y jouant un rôle fondamental de différenciation sociale en
régime capitaliste. Toutefois, par le biais de la bancarisation de la société
française, on perçoit bien le rôle régulateur de l’acculturation au crédit, tel
qu’il s’est affirmé dans la France des années 1930 aux années 1980.
Cette fonction régulatrice passe notamment par les représentations qui
s’appuient, éventuellement, sur une vision morale du rôle de l’argent. Il est
possible de regrouper autour de ce troisième thème, « Perceptions, valeur et
morale » d’une part, les représentations et les perceptions sociales de l’argent
et, d’autre part, les Français, la valeur et la morale de l’argent. Au travers
de cette approche générale sont évoquées aussi bien les traditions littéraires
13
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
ALYA AGLAN, OLIVIER FEIERTAG, YANNICK MAREC
que cinématographiques du rôle sociétal de l’argent ainsi que les réactions
suscitées par l’impôt ou l’image controversée de la banque dans la société
française entre le milieu du xixe et le milieu du xxe siècle.
À l’inverse, pour une personnalité comme Thiers, l’argent acquiert une
valeur morale telle qu’il doit jouer un rôle prépondérant dans la hiérarchie
sociale et qu’il devient garant en quelque sorte de l’ordre social légitime à
condition, cependant, d’être le fruit des valeurs bourgeoises représentées
par le travail et l’épargne. Plusieurs contributions soulignent pourtant le
caractère relatif de certaines appréciations portées sur des comportements
jugés a priori contraires à la morale de l’argent, en particulier la notion de
spéculation et celle de la création fictive de richesses. Comme le dit Zola à
la fin de son roman L’Argent, « l’argent, jusqu’à ce jour, était le fumier dans
lequel poussait l’humanité de demain. L’argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire
aux grands travaux qui facilitaient l’existence 17 ». Existe-t-il un argent pur
et un argent impur ? Cette interrogation est évoquée à propos des profits de
temps de guerre. Elle pourrait aussi, nous semble-t-il, donner lieu à d’autres
prolongements à cette rencontre qui aborde seulement de manière incidente
la question des rapports entre la religion ou la morale laïque et l’argent.
Certains auteurs comme Céline y voient, en ce début de xxe siècle une
nouvelle religion. Le narrateur du Voyage au bout de la nuit, sitôt arrivé à
New York, découvre Manhattan, « le quartier pour l’or », et file la métaphore
religieuse.
« On n’y entre qu’à pied, comme à l’Église. C’est le beau cœur en
Banque du monde d’aujourd’hui. Il y en a pourtant qui crachent par terre
en passant. Faut être osé. C’est un quartier qu’en est rempli d’or, un vrai
miracle, et même qu’on peut l’entendre le miracle à travers les portes avec
son bruit de dollars qu’on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai
Saint-Esprit, plus précieux que du sang. […] Quand les fidèles entrent
dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent se servir comme ça selon
leur caprice. Pas du tout. Ils parlent à Dollar en lui murmurant des choses
à travers un petit grillage, ils se confessent quoi. Pas beaucoup de bruit, des
lampes bien douces, un tout minuscule guichet entre de hautes arches, c’est
tout. Ils n’avalent pas l’Hostie. Ils se la mettent sur le cœur 18. »
Le sujet, ambitieux, n’est certes pas épuisé mais force est de souligner sa
richesse et sa pérennité : Les Français et l’argent du xixe siècle à nos jours
dont il s’agit ici de poser quelques jalons. Ce sujet a lui même une histoire,
une histoire qui comme toujours dans le monde des idées, possède des
origines immédiates, mais s’enracine aussi dans une histoire plus longue,
voire de très longue durée. Objet de fascination, il a plutôt passionné les
écrivains du xixe siècle comme Balzac ou Zola mais également la littérature
17. Émile Zola, L’Argent, Paris, Le Livre de Poche classique, 2006, p. 500.
18. L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p. 247-248.
14
INTRODUCTION
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
depuis l’Antiquité 19. Pour Balzac, qui a lui-même entretenu des rapports
tumultueux avec la finance, les relations d’argent structurent la réalité de
toutes les relations, y compris amoureuses, familiales, maritales ou simplement galantes, entre les personnages de la Comédie humaine, que la thèse
d’Alexandre Péraud vient justement étayer.
« Mon regard est comme celui de Dieu, dit l’usurier Gobseck, je vois
dans les cœurs. Rien ne m’est caché. L’on ne refuse rien à qui lie et délie
les cordons du sac. Je suis assez riche pour acheter les consciences de ceux
qui font mouvoir les ministres, depuis leurs garçons de bureau jusqu’à leurs
maîtresses : n’est-ce pas le Pouvoir ? Je puis avoir les plus belles femmes et
leurs plus tendres caresses, n’est-ce pas le Plaisir ? Le Pouvoir et le Plaisir ne
résument-ils pas tout votre ordre social ? Nous sommes à Paris une dizaine
ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées. La vie
n’est-elle pas une machine à laquelle l’argent imprime le mouvement 20 ? »
Une histoire de moyenne durée aussi, comme le montrent les travaux et
enseignements d’Alain Plessis sur les Français et l’argent 21. Trop tôt disparu,
emporté par la longue maladie à l’été 2010, Alain Plessis a longtemps exercé
un véritable magistère intellectuel et humain dans le milieu des historiens
de l’économie et de la société. Sa contribution à cet ouvrage est l’une de ses
ultimes publications. Pour toutes ces raison, ce livre lui est dédié.
Une histoire plus longue aussi, qui ramène à Jean Bouvier qui publiait
en 1974, « Pour une analyse sociale de la monnaie et du crédit 22 », article
manifeste publié dans les Annales. Et il n’est pas exagéré de souligner la
dette que notre ouvrage a également envers Jean Bouvier et qui fait de la
plupart d’entre nous ses débiteurs. Débiteurs à plus d’un titre, et notamment sur le plan des mentalités collectives toujours, en raison d’une certaine
attitude mentale de l’homo academicus face à l’argent comme le soulignait
Jean Bouvier, qui avouait n’avoir jamais eu lui-même de compte en banque
en conclusion de cette émission de télévision, réalisée en 1977 par Pierre
Dumayet, « les Français et l’argent » qui fut si heureusement projeté de
19. Cf. Maurice Ménard, « Le roman et l’argent », dans Roger-Pol Droit (dir.), Comment penser
l’argent ?, op. cit., p. 16-28 ; Daniel Justens, « 5 000 ans d’histoire de l’argent au travers de la littérature », HEFF/Cooremans/Bruxelles ; Anne Elisabeth Andreassian, Les représentations de l’entreprise
dans le roman français au xixe siècle (1829-1891), thèse de doctorat d’histoire de l’université de
Paris I Panthéon-Sorbonne, 3 vol., 2010.
20. Cf. Honoré de Balzac, Gobseck, Paris, GF Flammarion, 1984, p. 89.
21. Voir notamment Alain Plessis, « Une France bourgeoise », dans André Burguière et Jacques Revel
(dir.), Histoire de la France. Héritages, Paris, Le Seuil, 1993, p. 287-397.
22. Jean Bouvier, « Pour une analyse sociale de la monnaie et du crédit, xixe et xxe siècles », Annales ESC,
juillet-août 1974, p. 813-826 : « la connaissance de l’état social, donc de l’état mental, n’est-il pas
un élément d’explication des pratiques monétaires et bancaire ? […] ne faut-il pas considérer en
même temps que tout ce qui relève de l’offre économique de monnaie, ce qui relève aussi de la
demande sociale de monnaie ? ».
15
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
ALYA AGLAN, OLIVIER FEIERTAG, YANNICK MAREC
nouveau à l’automne 2006, à l’occasion des Rendez-vous de l’Histoire de Blois,
justement consacrés à « l’argent » à l’initiative de Jean-Noël Jeanneney 23.
Mais à la vérité une histoire plus longue encore, qui plonge ses racines
jusqu’au tournant du xixe et du xxe siècle, dans ce temps où l’opinion, en
France comme ailleurs, se met alors, comme de nouveau aujourd’hui, à
dénoncer l’omnipotence de l’argent-roi, vers François Simiand et par delà
Simiand vers les Allemands Georg Simmel, Werner Sombart et Max Weber,
mais aussi vers Péguy qui publie, le 16 février 1913, un manifeste contre le
règne de l’argent, la spéculation et la corruption, intitulé « L’Argent 24 ».
À ce stade, trois questions, qui sont aussi trois problèmes historiques,
semblent émerger de cette longue enquête, progressivement engagée au
cours du xixe siècle, si clairement formulée à l’aube du xxe siècle et remise
sur le métier depuis, qui semble connaître de nos jours, à l’heure du bien
nommé « passage à l’euro », une actualité nouvelle et significative, cette
enquête sur l’histoire des rapports multiples entre une société et la monnaie
qu’elle utilise, c’est-à-dire entre les gens et l’argent. Ces trois questions
principales structurent aussi les contributions de cet ouvrage.
Une première question se pose, qui semble aller à l’encontre du bon
sens qui justement affirme le contraire, « un sou est-il toujours un sou ? »
ou plutôt, aussi vrai que l’histoire ne vaut qu’à la lumière du temps très
présent, un euro est-il toujours un euro ? Un euro dans ma poche est-il le
même qu’un euro dans la poche d’un de nos étudiants ? Et un euro est-il le
même pour un homme et pour une femme ? Un euro, malgré la monnaie
unique, est-il le même pour les Français et les Allemands ou les Grecs ? Voire
pour les Turcs ou les Marocains entre les mains desquels il circule tout aussi
couramment ? L’argent est-il séparable de l’identité sociale, géographique,
générationnelle et sexuelle, professionnelle, politique et culturelle de celui
qui l’utilise ? Plus encore, un euro est-il le même selon l’usage qui en est
fait, euro épargné ou consommé ? Un euro donné au musicien dans le
métro ou à son propre enfant comme « argent de poche » ? Un euro, enfin,
est-il le même selon la façon dont on l’a obtenu ? Viviana Zelizer montre,
par exemple, que dans le budget des prostituées dans les années 1970 à
Stockholm, une répartition très stricte est faite entre l’argent gagné en se
prostituant, qui est destiné à être très vite dépensé, « flambé », en dépenses de luxe, et l’argent que ces femmes obtiennent du système de protection sociale, de l’État, qui est utilisé notamment pour l’éducation de leurs
enfants 25.
23. Cf. Jean-Noël Jeanneney, L’argent caché. Milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du
XXe siècle, Paris, Fayard, 1984.
24. Cf. Charles Péguy, Œuvres en prose, 1909-1914, Paris, Gallimard, Nrf, Bibliothèque de la Pléiade,
1961.
25. Cf. Viviana Zelizer, La signification sociale de l’argent, Paris, Le Seuil, 2005.
16
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION
Ces exemples mettent en question l’uniformité et plus encore la neutralité de l’argent – il faut se demander de quelles identités il est porteur
et quelles pratiques sociales il endosse. L’enjeu de ces questions n’est pas
mince : car si un sou n’est pas toujours un sou, et sans exclure que parfois,
dans certains milieux ou à certaines époques, un sou tende à être un sou
exactement, alors les logiques purement économiques ne sont plus universelles – de l’économie classique de Jean-Baptiste Say aux tenants du courant
dominant aujourd’hui dans les facultés de sciences économiques – et dont
le Marx de la critique de l’économie politique participe pleinement à sa
façon, se trouvent remises en question. Le calcul rationnel de l’homo œconomicus – cet arbitrage coût/avantage qui ramène fondamentalement à l’unité
et à l’unicité monétaire, n’a rien de « naturel » et d’intemporel – il relève de
l’histoire et non de la nature. Cette histoire alors demande à être analysée.
Un sou a-t-il toujours, en tous lieux et pour tous, été un sou ? Un euro est-il
un euro ?
La deuxième question dérive de la première : est-il vrai qu’un euro soit
l’équivalent exact, mathématique de 6,55 francs français d’avant 2002 ? Le
bon sens populaire qui affirmait au temps du franc germinal qu’un sou était
un sou, tend cette fois, en France comme dans les autres pays de l’Euroland,
à répondre par la négative – « Euro/Teuro » dit-on outre-Rhin pour jeu de
mots entre Euro et Teuer qui veut dire cher.
Se pose également le problème de l’inflation ou plutôt du ressenti de
l’inflation, écart entre la réalité comptable de l’argent, celle apparemment
des statisticiens de l’INSEE ou de la Banque de France, et la perception
des gens, le ressenti d’une société, écart entre l’argent-chiffre et l’argentreprésentation, entre la valeur mathématique, rationnelle (donc réelle ?) de
l’argent et ses images, ses représentations collectives, symboliques. Cette
tension est si bien mise en lumière depuis l’adoption de l’euro dont l’histoire encore très brève semble justement souffrir d’un déficit d’image, de
représentations profondes, au-delà des quelques motifs architecturaux, au
vrai bien abstraits, qui illustrent a minima les billets émis par la Banque
centrale européenne.
Ces représentations attachées à l’argent ont-elles leur importance ?
Quelle est leur réalité puisqu’on sait bien qu’une représentation même
fausse constitue néanmoins un fait vrai. Quel est leur impact social ? à
titre d’exemple, la question des représentations antisémites persistantes qui
associent, hier comme aujourd’hui, les Juifs à l’argent peut être vue comme
une constante qui interroge moins l’histoire des Juifs assurément que l’histoire des sociétés, qui forgent à certaines périodes de leur histoire, c’est-àdire de l’histoire de leur cohésion plus ou moins menacée, cette mythologie
et qui, pour reprendre l’expression de Jean Bouvier, l’historien du krach de
l’Union générale, « tombent alors dans le panneau de l’antisémitisme ».
17
[« Les Français et l’argent », Alya Aglan, Olivier Feiertag et Yannick Marec (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1336-5 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
ALYA AGLAN, OLIVIER FEIERTAG, YANNICK MAREC
C’est sans doute dans le champ de l’histoire politique – c’est-à-dire de
l’histoire des pouvoirs au sein d’une société donnée – que cette piste de
recherche est la plus immédiatement féconde tant il est vrai qu’entre le
pouvoir et l’argent les relations sont complexes, serrées, et ne se résument
pas à l’exercice d’un simple contrôle comptable de l’argent du pouvoir, ou
la séparation des deniers publics des deniers privés 26.
Il ne s’agit pas d’ignorer le rôle historique des mythologies de l’argent
– révélatrices d’un état de la société, mais de les intégrer dans l’étude tout
autant comme facteur d’évolutions sociales que d’évolutions économiques.
L’argent est-il réductible à son expression seulement comptable, c’est la
deuxième grande question à laquelle il se pourrait bien que notre ouvrage
réponde sans ambiguïté, par la négative. Mais alors que valent ses multiples
représentations historiques ?
Cette deuxième question amène directement à la troisième grande interrogation de l’enquête : l’argent est-il neutre socialement, économiquement ?
Est-il seulement cet instrument purement technique des échanges, ce bien
qui sert d’équivalent universel, à la fois mesure de la valeur et réserve de
la valeur de toute choses ? Autrement dit, l’argent est-il neutre dans les
processus d’échanges multiples dont l’ajustement conditionne l’équilibre
général tel que le pose (ou le suppose) l’économie politique néo-classique ?
Avec l’idée que peu importe dès lors le mode d’allocation de l’argent, crédit
bancaire ou émission en bourse, argent public ou argent privé, emprunt ou
épargne, monnaie conçue comme simple voile (d’après l’économiste Pigou)
ou bien, à l’inverse, l’argent influe-t-il sur la relation d’échange, contribuet-il à définir la nature, la qualité de l’échange, l’échange économique restant
toujours un échange social ? C’est l’hypothèse de Michel Aglietta et André
Orléan, qui publient en 1982, La violence de la monnaie, dans la collection
« L’économie en liberté » que dirigeait alors au Seuil Jacques Attali… autre
temps, autre mœurs… hypothèse intéressante, selon laquelle l’instrument
monétaire canalise mais endosse aussi bien la violence originelle qui gît au
cœur de toute relation sociale, la violence de la monnaie, beau titre devenu
pour la réédition de ce livre en 2003, la monnaie entre violence et confiance…
Ambiguïté donc de l’argent en dernière analyse, entre violence et confiance,
entre neutralité et pouvoir, entre économie et société.
Quand dans le champ des sciences humaines, cependant, on conclut de
la sorte à l’ambiguïté d’un phénomène, c’est sans doute qu’on n’a pas assez
travaillé encore, le constat de l’ambiguïté est toujours une conclusion provisoire. C’est précisément à l’exploration de cette ambiguïté que notre ouvrage
voudrait aussi contribuer, avec l’idée que l’argent est décidément une chose
trop sérieuse pour abandonner son étude aux seuls économistes.
26. Cf. Roger Priouret, La Caisse des dépôts, cent cinquante ans d’histoire financière, Paris, PUF, 1966 ;
Alya Aglan, Michel Margairaz, Philippe Verheyde (éd.), 1816 ou la genèse de la Foi publique, la
Fondation de la Caisse des dépôts et consignations, Genève, Droz, 2006.
18
Téléchargement