existe-t-il un « bon » et un « mAuVAis » cAPitAlisme ?

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Good Capitalism, Bad Capitalism and
the Economics of Growth and Prosperity
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existe-t-il un «bon »
et un «mAuVAis » cAPitAlisme ?
Claude Jessua
Professeur émérite à l’université Panthéon-Assas (Paris II)
De tous les systèmes économiques possibles,seul le capitalisme a survécu. Cette
victoire historique ne dispense pas de se demander si certaines des formes que
ce régime peut revêtir ne sont pas plus aptes que d’autres à assurer la croissance
et la prospérité dont il est virtuellement porteur.
depuis Adam Smith, les économistes ont entrepris d’expliquer la crois-
sance,avecl’espoirdemettreevidence les politiqueconomiques
propres àlafavoriser. Lesschémasqui étaient ainsi proposétaient
déterminés par l’évolution des instruments d’analyse, mais surtout par la
nature de la situation économique et politique dans laquelle le monde se trouvait. Le
livre dont il sera question dans les pages qui suivent est précisément caractéristique
du moment historiqueque nous sommesentrain de vivre.Les quinzedernières
années onté le théâtred’énements majeurs. L’écroulementdumur de Berlin,
suivi immédiatement par la disparition de l’URSS,avait semblé consacrer la victoire
définitiveremportée par le modèle capitaliste sur le «socialismeréel », au point
qu’un philosophe américain, Francis Fukuyama, s’était demandé si l’on n’avait pas
atteint «lafin de l’Histoir.
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Le livre de Baumol, Litan et Schramm a précisément pour but de rappeler que la
situationdumonde ne se duisait pas àl’oppositionbinaireentrecapitalisme et
socialisme.Lecapitalisme est essentiellement divers;les difrentes formes sous
lesquelles il apparaît sont plus ou moins aptes à stimuler l’économie.Dès lors, c’est
entre les différentes formes du capitalisme que se déroulera désormais la course à la
croissance.C’est essentiellement en concentrant leur attention sur l’entreprise et sur
son environnement que les trois auteurs de cet ouvrage ont engagé leur recherche.
WilliamBaumol,leplus âgéetleplus connudes trois, estprofesseumérite à
l’université de Princeton et continue d’assumer des fonctions d’enseignement et de
recherche à l’université de NewYork.Il est mondialement connu, car il a à son actif
une œuvre importante portant sur l’économie du bien-être, la théorie de l’entreprise
et la théorie de la croissance,outre des contributions de qualité à l’histoire de la pen-
sée;ces dernières années, il a beaucoup travaillé sur des thèmes chers à Schumpeter,
en particulier l’innovation. Ses deux collègues, Litan et Schramm, sont surtout des
spécialistes de l’économie d’entreprise;ils appartiennent àl’importantefondation
Marion Kauffman, un think tank qui s’attache à approfondir les études entrepreneu-
riales;ils enseignent dans de grandes écoles de commerce.
Le fil conducteur de leur flexion est le suivant:selon eux, les recherches contem-
poraines sur la croissance se sont fondées sur des modèles quantitatifs dans lesquels
on s’efforçait de mettre en évidence un certain nombre de variables explicatives de
l’augmentation du PIB.Il s’agissait donc de recueillir des données statistiques et de
mesurer l’influence respective des différents facteurs en jeu. Depuis les années 1956
et 1957, on savait, grâce notamment aux travaux de Robert Solow, que les facteurs
classiques capital et travail considérés par la fonction de Cobb-Douglas laissaient
apparaître un facteur siduel très important, qui expliquait àlui seul 80 %dela
croissance.On a tout d’abord assimilé ce facteur siduel au progrès technique,ce
dernier étant ainsi extérieur au modèle.On a ensuite cherché à décomposer ce sidu
en mesurant les parts imputables à la recherche-développement, à l’éducation, aux
économies d’échelle,etc. Edward Denison était allé très loin dans cette voie.On a
toutefois été amené à reconnaître que les sultats obtenus par cette «comptabilité
de la croissance » comportaient une large part d’arbitraire, dû notamment à l’imper-
fection des données statistiques, de sorte que l’on s’est tourné,dans les années 1970,
vers une approche beaucoup moins quantifiée,qui faisait une plus grande place aux
facteurs institutionnels, commeles droits de propriétéoulanature des systèmes
juridiques.Cetteapprocheinstitutionnaliste s’estsouventinspirée destravauxde
Douglass North et de ceux de Mancur Olson.
Existe-t-il un «bon »etun«mauvais »capitalisme ?
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Afin de systématiser leur analyse, nos trois auteurs ontd’abord entrepris d’établir
une typologie des formes du capitalisme,chacune d’elles devant être jugée en fonc-
tion de son aptitude à engendrer la croissance.
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Les auteurs abordent en premier lieu ce qu’ils appellent le capitalisme guidé par l’État.
Ils le définissent comme un système où l’État intervient sur le marché en apportant
son appui à des entreprises ou des branches dont il décide de faire des champions.
La deuxième forme est constituée par le capitalisme oligarchique,système où le gros
du pouvoir et de la richesse est détenu par un petit groupe d’individus ou de familles.
En troisième lieu, ils étudient le capitalisme de grande entreprise,où des entreprises
antesexercent les activités les plus significatives. Enfin, la quatrième formedu
capitalisme est désignée comme le capitalisme entrepreneurial caractérisé par l’acti-
vité de firmes de dimensions modestes, dotées de fortes capacités d’innovation.
Ces quatreformes ne sont pas exclusives les unes des autres. Parexemple,des élé-
ments du capitalisme guidé par l’État peuvent fort bien s’insérer dans le capitalisme
de grandes entreprises:cepourrait êtrelecas de pays comme le Japon, l’Allemagne,la
France ou même les États-Unis àcertains moments de leur histoire, particulièrement
en période de guerre. L’essor des économies du Sud-Est asiatique correspond aussi à
ce cas. Observons toutefois que,dans tous les casdefigure, nous avonsaffaireàun
système où l’appareil de productionest soumis aux lois de la propriété privée et où,
pour la plus grande partie,les transactions se font en respectant le droit des contrats
et en laissant jouer le mécanisme des prix. Il ne faudrait pas confondreles interven-
tions, même massives, de l’État avec l’économie planifiée caractéristique des systèmes
socialistes, comme c’était le casenUnionsoviétique et dans ses satellites. L’effet du
capitalisme guidé par l’État asouvent été bénéfique pour la croissance pendant de lon-
gues périodes. Cette conjonctionn’est pourtant pas exempte de défauts, carl’État n’est
pas infaillible,illui arrivedefairedemauvais choix. Surtout, ces choix onttendance
àêtrebiaisés en faveur de solutions techniques classiques, bien connues, celles qui ont
été développées avec succès dans les pays plus avancés auxquels on ve de s’égaler.On
est moins àl’aise lorsqu’ils’agit ritablement d’innover. En outre, il existe un biais
fréquent qui pousse les gouvernements àfavoriser les canards boiteux:cesonteux, en
effet, qui émettent les appels au secours les plus pressants.
Avec le capitalisme oligarchique,nous avonsaffaireàunsystème peu propic
la croissance,car la corruption,l’économiesouterraine et la gestionpatrimoniale
de l’appareil productif en constituent les principaux défauts. C’est en particulier le
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Existe-t-il un «bon »etun«mauvais »capitalisme ?
casdenombreuxpaysd’Afrique,duMoyen-Orient, de certaines publiques de
l’ancienne URSS,surtout lorsque ces pays peuvent disposer d’importantes riches-
ses naturelles:elles ne sont pas es dans une optique de croissance,mais dans
l’intérêt des dirigeants qui les détiennent. Les économies qui se trouvent dans cette
situation sont des économies de rente;elles ont peu de chance de voir se déclencher
une ritable croissance.
Le capitalisme de grandes entreprises, en lui-même,
avait inspiréquelques ticences àSchumpeter,qui
craignait de voir s’installer chez elles les habitudes rou-
tinières propres aux grandes administrations et peu pro-
pices à l’innovation. Il a surtout rappelé que le marché
des «grandes unités » s’éloignait considérablement du
modèle néoclassique de la concurrence pure et parfaite.
Dès lors, on voyait surgir des difficultés que les modè-
les néoclassiques n’avaient pas prévues. Des formes de concurrence monopolistique
ou oligopolistique font leur apparition, et l’on peut craindre de les voir engendrer
des rentes désavantageuses pour les consommateurs. D’autre part, c’est dans les très
grandes entreprises que surgissent des situations du type principal-agent,qui peuvent
compromettre l’efficacité de la gestion de ces mastodontes. Si ces considérations ont
été émises par Schumpeter,il a cependant considéré qu’il était bon que les grandes
entreprises puissent disposer,gce aux brevets, d’un monopole sur leurs innovations.
La perspective de ce monopole temporaire, avec les profits supra-normaux qui en
sont la conséquence,constitue la meilleure incitation à innover. La concurrence à
laquelle se livrent les firmes oligopolistiques est souvent intense,et elle a l’avantage
pour l’économie de ne plus porter exclusivement ou principalement sur les prix, mais
sur les produits, les procédés et les méthodes. C’est toute l’économie qui est ainsi
entraînée dans un processus d’innovation.
Il n’apas échappé aux auteurs que la concurrence,même lorsqu’elleest acharnée,
ne conduit pas nécessairement aux innovations. Elle peut facilement se manifester
comme une course aux imitations, acquérant ainsi un caractère plus «réplicatif » que
créatif.C’est précisément ici qu’ils font intervenir le capitalisme entrepreneurial.
Cette forme du capitalisme est caractérisée par des entreprises de dimension modeste,
ou même parfois par de très petites entreprises, mais dotées d’une capacité créatrice
peu commune,de sorte que c’est bien souvent chez elles que l’on voit surgir les idées
qui vont volutionner la texture de l’économie dans les années qui viennent. Les
noms d’Henry Ford ou, plus cemment, de Steve Jobs ou de Bill Gates viennent
tout de suite à l’esprit, mais des exemples d’innovations plus modestes sont extrême-
ment nombreux. L’important est qu’elles émanent très souvent de jeunes entreprises
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qui n’appartiennent pas encore à l’establishment des firmes les plus connues. Leur
dynamisme est d’autant plus frappant qu’elles sont conscientes de tout le chemin qui
les sépare du succès, et qu’elles n’épargnent pas leurs efforts pour se faire une place.
Peut-on tirer de cette typologie des conséquences pratiques? Peut-on affiner l’ana-
lyse jusqu’à définir les principes d’une politique de croissance? C’est ce que se sont
demandé les auteurs dans la suite de leur ouvrage.
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Baumol,Litan et Schramm reconnaissent tout d’abord que les quatre formes de capi-
talisme qu’ils ont distinguées ne se retrouvent jamais à l’état pur dans la alité.On
observe toujours des métissages;encore faut-il identifier ceux qui sont les plus favo-
rables à la croissance.L’innovation ne peut se matérialiser que si des moyens impor-
tants sont mis en œuvre pour la faire déboucher sur le marché. De quelque manière
que cela se passe,il arrive un moment où l’intervention des grandes entreprises est
indispensablepour permettre de raffiner lespremièresintuitionsdes innovateurs
et pour que l’innovation puisse enfin aboutir à une production de masse.S’il en est
ainsi, on est conduit à penser que la combinaison la plus favorable à la croissance est
celle du capitalisme de grandes entreprises et du capitalisme entrepreneurial. Existe-
t-il des moyens pour le gouvernement de favoriser ce type de conjonction?
Les auteurs traitent ce problème en envisageant les conditions, surtout institution-
nelles, qui leur paraissent pondre à cette question, conditions sur lesquelles les gou-
vernements ontnéralement prise.Ce sont là des points qui ont déjà été abordés
par de nombreux auteurs;ils portent avant tout sur les facteurs qui donnent plus de
flexibilité au système économique.On ne sera donc pas surpris de voir mentionner
le coût et le temps nécessaires pour fonder une entreprise.De même,sur le marché
du travail, la plus ou moins grande facilité de licenciement est de nature à encoura-
ger ou non l’embauche de travailleurs. Baumol, Litan et Schramm accordent aussi
une grande importance au droit des faillites:plus il est pénalisant, moins nombreux
sont ceux qui assument le risque de créer une entreprise;il faut donc leur permettre
de rembourser tout ou partie de leurs dettes dans un délai raisonnable.L’accès au
financement des petites entreprises innovantes devra être facilité par les encourage-
ments au capital-risque et aux business angels(les «chevaliers blancs »). Le système
juridique doit protéger efficacement les droits de propriété,ycompris la propriété
intellectuelle,et le respect des contrats. Il faut pour cela que l’on puisse s’appuyer sur
une justice indépendante et rapide.Les auteurs insistent sur la nécessité de prévoir
des incitations à l’innovation qui permettent à l’inventeur ou à l’innovateur de béné-
ficier pleinement du succès éventuel de son innovation. C’est ainsi qu’il convient de
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