Personne et vérité, entre le subjectif et l’objectif par Jeand-Marc Trigeaud1 Sous l’emprise de la subjectivité Au milieu de tant de tumulte, je n’entends rien, je ne discerne aucune voix !… Et toi juriste, épris de valeur et de justice, peux-tu aussi soutenir que rien, qu’aucun message intelligible, ne parvienne à tes oreilles ? Et devons-nous toujours admettre que nous sommes « empêchés », comme tu l’es toi-même, d’accéder à quelque sens « objectif » d’un devoirêtre qui s’imposerait à nos consciences ? Ce langage d’une vérité universellement reconnaissable a-t-il en somme pu perdre toute portée, et n’est-il, depuis longtemps, qu’un leurre ? Chacun prend-t-il au fond pour objectif ce qui le ramène à sa propre subjectivité ? Et si une objectivité se dessine, n’est-elle pas sans cesse étrangère à une réalité, à la vérité d’une « chose » située à l’extérieur de notre constitution mentale, indépendamment de nos divers « points de vue » ou de nos multiples profils herméneutiques ? N’est-ce pas d’ailleurs ce qui aboutit à exiler au loin, et comme hors d’atteinte, toute exigence de justice, si cette exigence s’entend de l’appel à être respectée d’une telle chose qui se rebelle à nous ?… Seule subsisterait alors l’autorité nécessairement dogmatique de la source de référence de celui qui s’exprime, ce qui permettrait rapidement de clore le débat. La justice nous serait « imputée » par quelque souveraine volonté que nous serions tenus de révérer par « pacte » ou « contrat » d’adhésion et qui déciderait à la place même de notre esprit dévalué, car nous ne posséderions plus le moyen, inhérent à nos propres facultés intellectuelles, de la percevoir. Celui qui prétendrait s’y élever avant même qu’une autorité ou un « établissement » ne l’ait habilité à l’invoquer, s’en trouverait culpabilisé, et serait voué à relativiser tout jugement formulé ; un jugement subjectif n’aurait, en effet, de vérité que s’il ne se généralise pas, par rejet d’une vérité objective autre qu’imposée (l’« impositio » imputative déjà scottiste avant de devenir kelsénienne) ; chaque jugement apparaîtrait logiquement tout aussi vrai que son contraire, puisqu’il serait présumé émaner d’un sujet empirique et variable de manière à accréditer son interchangeabilité implicite. Mais, au-delà même des déclarations de langage de ce qui serait ainsi exclusivement « vrai pour nous » et placé sous l’emprise d’une subjectivité toute-puissante, qu’en est-il d’une vérité qui ne serait vraie qu’en s’affirmant dans une objectivité en soi ? Qu’en est-il du rapport de la personne à une vérité non propositionnelle ou ne consistant pas en un acte de discours langagier : à une vérité non conventionnelle ou imputée, mais indubitablement « réelle », même si elle possède une structure conçue par l’homme à travers une œuvre d’élaboration culturelle, comme celle qui caractérise les biens du droit, voire les mécanismes des liens de causalité qui les unissent (vieux oroi et topoi d’une dialectique judiciaire millénaire) ? 1 Professeur des universités, membre correspondant de l’Académie. 1 Passons ici sur Frege, Wittgenstein ou Tarski. Les analyses des actes de subjectivité ne nous renseignent pas sur l’objectivité d’une vérité dont nous n’avons pas nécessairement (et husserliennement) à supposer qu’il est impossible qu’elle soit « en soi », c’est-à-dire qu’elle désigne une réalité pré-pensée et non énonciative2. Quand elle s’entend de sens juridiques préétablis comme l’égalité intrinsèquement commutative d’un contrat (Adolf Reinach ou Erik Fechner ou encore Helmut Coing y ont même vu très tôt une catégorie phénoménologique a priori de la rationalité du droit), elle se propose bien en équivalent d’un donné antérieur à la pensée et reçu par elle sans qu’elle ait même à contribuer à la détermination de sa structure sémantique : ce sens, elle se l’approprie en faisant sien un sens objectif, ce qui n’a rien à voir avec l’idée d’un sens de synthèse obtenu par des interprètes multiples associant leurs subjectivités, une approche argumentative convenant à un analytisme et à une méta-éthique en vogue mais dont aucun droit ne saurait vraiment s’accommoder. De même, l’on ne saurait retenir les approches qui se préoccupent de la rectitude du mouvement subjectif isolé de son contenu, comme on l’entendrait de la vérification grammaticale de l’expression du discours ou, plus en profondeur, de la recherche de sincérité et de transparence, puis de fidélité ou de « loyalisme », d’un acte assimilable à celui de la croyance ou de la foi… Et il n’y a pas davantage, dans cet esprit, à se soucier de la vérité de l’adaequatio, de la correspondance ou du jugement, car c’est là affaire d’une logique dont la science est active et a préoccupé les juristes au croisement de la spéculation métaphysique sur les valeurs (depuis Hans Georg Gadamer dans Warheit und Methode : Joseph Esser, Emilio Betti, Alessandro Baratta, Giuseppe Zaccaria…), mais qui pourrait, en l’occurrence, surtout si l’on se laisse tenter par une forme de minimalisme, oublier la transcendance objective d’une réalité donnée dont l’objet, il faut en convenir, n’est pas exactement le même. Certes, les dévaluations ont été nombreuses. Elles ont semblé condamner à jamais la démarche instructive d’une telle vérité de l’être réel auquel se soumettrait toute subjectivité, qui justifierait donc la vérité seulement seconde de nos jugements et de nos représentations, et qui référerait à un substrat ontologique et méta-logique, et par essence extra-mental. D’où notre inclination spontanée à ne partir que d’une sorte de réflexion vide et sans objet centrée sur les schémas d’interprétation qu’elle produit ; d’où notre enlisement rapide dans tous les subjectivismes dérivés de telles réductions successives : la coupure d’avec un monde conduisant à l’enfermement dans notre monde à nous ; la coupure du concept d’avec tout affect qui véhiculerait les impressions reçues provoquant un isolement de la pensée pure repliée dans sa transcendantalité ; la coupure, sans doute à l’origine, d’une raison déclarée suffisante et se détachant d’un esprit en prise sur l’être donc sur l’Ought, le Sollen ou la valeur. C’est pourtant là ce qui a pu manifester d’Orient en Occident, des Upanishads à Platon, l’humanité personnalisatrice, présentant la personne comme le dominium sui actus, comme le sujet libre qui a la maîtrise sur son acte d’exister (acte d’information ontologique et non de volonté pratique ainsi que l’interprète une néo-phénoménologie contemporaine dite personnaliste). Le sujet n’y dépend alors que de lui-même, ce qui vise bien en lui une liberté ordonnée à l’être à travers la perception même de son universalité et de sa singularité (rejoignant le thème cher à l’unicité divine), et non une liberté comprise à la manière 2 V. sur l’approche logique et épistémologique en ce sens, l’étude critique et pertinente très exhaustive de Franca D’Agostini, Introduzione alla verità, Torino, Boringhieri, 2011, 359 p. Comp. avec l’examen classique, à la lumière du thomisme, d’Auguste Etcheverry, L’homme dans le monde. La connaissance humaine et sa valeur, Paris-Bruges, Desclé de Brouwer, 1963, que l’on complètera sous cet aspect et quant à la formation de la « noèse » marquée par l’intentionalité de la conscience, avant Brentano et Husserl, par les fameux Degrés du savoir ou distinguer pour unir de Maritain, publiés en 1932 chez le même éditeur. 2 heideggérienne ou perçue dans son projet (Entwurf) de déterminer n’importe quel destin d’une existence encore en quête de son identité. D’un réalisme personnaliste aléthique La personne humaine se tient à ce degré, dans sa capacité d’idéation (Scheler) qui la rend susceptible d’une distance à l’égard du monde en fonction d’un « vrai » monde dans la transcendance objective dont il est le reflet, et donc d’un dépassement de soi-même, et des nécessités vitales ou des intérêts de l’action (Husserl). C’est ce qui peut la mener à reconnaître que son identité la plus haute se trouve dans l’aptitude au sacrifice et à un sacrifice dont le retentissement est majeur à la fois dans la culture religieuse et dans la culture esthétique3. Mais il n’en est ainsi, à l’échelle de toute civilisation, qu’à la condition de présumer une vérité acquise non dans la subjectivité mais dans l’objectivité, et dans une objectivité qui ne se donne pas comme l’auto-représentation idéaliste d’une conscience rationnelle transcendentale, mais comme la participation qu’engage le sujet humain à l’intérieur de lui-même à une vérité réelle regardée en sa transcendance, d’une vérité qui apparaît comme un tertium quid datur entre le sujet et l’objet de sa connaissance, d’une vérité qui caractérise non un concept de transformation du réel, un quo cognoscimus, mais un pré-connaissable, un quod cognoscimus. Il semblerait dès lors que seul un réalisme aléthique et par là axiologique possède la clé qui restitue à la fois aux arts et aux droits, deux univers voisins, leur justification, du quai Branly aux sièges de l’Onu, à un moment de l’histoire où se révèle une dérive nihilisante de la pensée qui l’empêche d’assumer une objectivité intrinsèque. Elle s’enfonce ainsi dans les dédales d’une protocolarisation impuissante des contenus où la perception d’un simple droit de la dignité personnelle n’est plus guère perceptible, confondu avec l’idée d’une « dignification » (Menschenwürde) de mémoire hégélienne ou sartrienne. L’exigence de la vérité s’y est déjà perdue, le juriste ne dissertant plus que sur des modalités formelles dans l’occultation des causes justes ou des critères qui font la chose qui les reçoit « droit » et donc obligatoire et respectable (vs Carl Schmitt) ; et le religieux lui-même a pu parfois s’y égarer dans des réflexions sur la démarche subjective de foi4, en émettant plus qu’un doute sur la réalité d’un objet subsistant et par là transcendant, en voulant se placer en dehors d’une vision hellénique (et a fortiori indianique antérieure) sur laquelle il n’a cessé de se méprendre et d’introduire un soupçon de réduction subjective qui au fond l’arrange, puis en cherchant maladroitement à pratiquer une « écoute » qui ne fait que rejoindre la quête existentielle et tendue de la voie d’un nouvel heiddegérianisme qui abîme la vérité dans l’auto« dévoilement » (alètheia) d’une liberté sur arrière-plan d’Ab-grund, voire d’Ur-grund. Mais remarquons-le : toute réflexion métaphysicienne, comme sunagogè socratique, a consisté en un retour sur des données « réelles » qui impliquaient, dans l’acception marcellienne, la « morsure de l’être », données sensibles et corporelles accueillies, non dans leur simple expression, mais dans leur contenu et leur objet et dans la référence à l’être et au devoir-être de cet être. C’est ce qui a permis d’intégrer un sens de l’altérité du monde, et un sens de ses contradictions et des conflits parfois douloureux que celles-ci peuvent engendrer. C’est ce qui a eu principalement le mérite d’accepter, sans l’évacuer comme « matérielle », la souffrance, et d’en analyser, d’en comprendre et d’en maîtriser les causes et les conséquences, ce dont sans doute un certain indianisme a montré le premier le chemin. Les 3 C’est le sens de notre article récent : « La fourchette anthropophage », Revista Internacional d’Humanitats, Sâo Paulo (Filosofia/Feusp) – Barcelona (Filosofia/Univ. Autonoma), Ed. Mandruva (S.P.), Ano XVI, N. 28, mai-ago 2013. 4 V. déjà nos critiques du subjectivisme fidéiste dans notre communication : « ‘Les yeux ouverts’ ; la conviction et les degrés de la connaissance dans l’enseignement de la philosophie du droit », (colloque Univ. Notre-D.) reprod. en version fr. in Droits premiers, 2001, p. 103 ; et v., déjà sur l’indivisibilité de la compréhension d’une intelligibilité objective reliée à l’acte subjectif, M.-J. Scheeben, Les mystères du christianisme, tr. A. Kerkwoorde, Desclée, 1947, p. 755 s. 3 métaphysiques orientales de cette aire n’ont jamais cultivé, en effet, la subjectivité « fermée », coupée d’un environnement extérieur, ainsi que l’enseignent diverses versions de complaisance occidentales qui ne sont que trop les héritières de l’idéalisme des postkantiens. Elles reposent, ainsi qu’elles ont communiqué très tôt au platonisme, sur la nécessité d’affronter une objectivité ontologique et axiologique avant de la retrouver tout au fond de soi, et elles s’authentifient par leur apprivoisement commun du sensible et donc de cette souffrance surmontée qu’elles assument et à laquelle elles confèrent son entière portée : celle d’un dépassement sacrificiel par le don ; car l’esprit humain est fait pour ce don et aucune œuvre juridique orientée de soi vers l’échange ne se construit si elle ne procède pas de ce respect d’une dimension oblative qui la transcende et seule la justifie. En tout cas, une société prenant appui sur une philosophie qui ne la mène plus qu’à énoncer des règles ou des normes comportementales et à n’entreprendre que l’éducation à des « méthodes » et à des attitudes appréciées selon leur conformité à de tels protocoles a priori, une société qui calque donc sa structure sur les carcans d’une cellule sectataire ou sur l’appareil de contrôle d’un droit uniquement organisateur de conduites « morales » ou disciplinaires, et non plus sanctionnateur de principes et de critères de justice, est une société qui ne saurait que produire la violence. C’est ce qui apparaît suffisamment à travers les discriminations ou intolérances catégorielles qui visent à exciter jalousies et rivalités, à susciter envies sociales et faux besoins, et à pourchasser, par exemple, les « nuisibles » ou parasites comme improductifs, puisqu’ils ne sont pas mûs par un profit quelconque (fonctionnaires ou religieux par exemple) et ne sont pas ralliés à la valeur installée dans le système mais démontrent une insupportable exigence de désintéressement et de gratuité, en forme de délit caractérisé d’autonomie individuelle. En présentant un texte d’hommage au platonicien bordelais Joseph Moreau, Henry Duméry5 faisait observer que le platonisme se justifiait justement par cette évolution de la société grecque vers une violence généralisée, du fait de l’incitation des sophistes à ne s’occuper que d’éducation et de direction des conduites en privant la personnalité de leurs élèves d’une formation fondamentale à la vérité : en entravant sans cesse l’accès à l’intelligence et à la connaissance des causes et des principes « véritables » des activités humaines ; comme si le dérèglement de ces mêmes activités était imputable à la perte de référence de leur identité sémantique, et les inclinait à un désordre nihiliste, malgré les conformisations transitoires de leurs aspects extérieurs. Au fond, le platonisme est intervenu pour délivrer l’homme de son « empêchement » entretenu par le règne d’un subjectivisme paidétique et technocratique ; il a réveillé cet homme à l’objectivité de la vérité, à « l’humanité de l’homme » en somme, c’est-à-dire à la raison comme mesure universelle de toute chose (pour relire Protagoras réinterprété si justement par Hegel), en lui faisant comprendre les limites d’un relativisme culturel et la possibilité de sortir de l’insularité de la conscience reliée enfin à l’étalon commun qui la soumet à l’être ou à son idée. Vocabulaires, distinctions et situations à l’épreuve Il est constant que l’on s’interroge plus sur la personne dans sa subjectivité que sur la vérité dans son objectivité, et les problèmes que l’on examine ne sont guère dégagés qu’à partir des données internes à cette subjectivité qui peuvent fausser le sens de la personne, car elles ne sont que des moyens à instrumentaliser vers un but qui la dépasse. A cet égard, le vocabulaire employé, quel que soit le registre où l’on se situe, est significatif d’une limitation ou d’une réduction virtuelle qui devient très vite effective. Le choix des mots est pour ainsi dire le produit d’un calcul savant ou concerté qui pourrait être en somme semblable à celui 5 Henry Duméry, « De la difficulté d’être platonicien », Permanence de la philosophie (Mélanges offerts au prof J. Moreau), Neuchâtel, La Baconnière, 1977, p. 11 et s. 4 qu’opère un ministère public au sujet de la nécessité de poursuivre une infraction en la qualifiant de façon circonscrite et définitive : les mots « disent » un réel et l’y assimilent, comme les qualifications du droit et du droit pénal en particulier, avec le risque bien perceptible, non seulement de pratiquer une contraction des termes puis une véritable réduction en effet, mais d’induire la réponse dans la question que le mot ou la qualification suggère. Au plan le plus général de la formation de l’esprit, il y aurait à tenir compte de la division entre culture et spécialité, entre ce que Jules romains nommait l’homo plenarius, ayant le sens d’une « forme informante » universelle du discours, d’une vérité de la chose intuitionnée plus que rationnellement comprise, et le savoir de « ce qui appartient à » la chose et se diversifie à l’infini. Les menaces de division qui affectent la notion de vérité y sont pareillement à l’oeuvre par retentissement de celles qui touchent le sujet incapable de régler sa vue à distance et ne regardant qu’au plus près. Au plan esthétique et émotif et même moral (plus que proprement objectif et éthique), l’on pourrait justement aussi marquer quelque séparation discutable entre logos et pathos, et caractériser bien des errements d’une prétendue sensibilité que n’anime plus le sens même d’un savoir élémentaire de son objet et qui repose sur des processus entièrement psychoaffectifs incontrôlés et n’obéissant qu’à des suggestions pavloviennes, quand il ne s’agit pas du parasitisme de besoins artificiellement déclenchés ou de désirs effrénés, d’epithumia en somme ; ce qui en ressort est à la fois l’insensibilité humaine et l’indifférence à la vérité ou à la valeur. Telle a été, dans un accident de train, l’attitude de passagers se déclarant pourtant émus, mais se précipitant pour se photographier eux-mêmes au milieu de blessés plutôt que d’essayer de les secourir : filmant les situations, ou plutôt, aussitôt, se filmant… Oubli de la vérité ou subjectivisation, réduction de la personne à la pantomime d’un rôle de personnage de circonstance où l’on se regarde même jouer sur la scène où tout n’est, il est vrai, que masques inconsistants d’acteurs éphémères, comme dans le théâtre « déréalisateur » des personnes de Pirandello... Prenons quelques exemples plus précis de ces emplois linguistiques qui détournent d’un sens universaliste et introduisent la division dans la vérité même, soit captée par le sujet, soit maintenue dans son attache à un objet reposant sur soi ou proprement subsistant. Et tentons de décliner quelques dédoublements significatifs de la vérité elle-même dont l’oscillation permanente entre subjectivité et objectivité indique des pôles opposés et où s’affronteront toujours au fond la volonté et l’être, ou, eût dit Starobinski à propos de Rousseau, « la transparence et l’obstacle ». Une première distinction semble d’importance entre le fait comme vérité empirique et vérifiable, sinon exact, et l’être ou la réalité vraie, la vérité intermédiaire se donnant à travers une « nature » comme représentation de raison. D’un côté, il y a ce qui ressortit à l’action au moins de la pensée humaine, de l’autre ce qui s’impose dans l’expérience existentielle et réflexive. Ainsi le fait-vérité pourra-t-il encore se dédoubler : en fait d’opinion6 ou en fait 6 commentaires médiatiques, politiciens ou « mondains » où s’exercent les manipulations : une tromperie unilatérale à caractère économique, quand il est plus techniquement avéré, dans l’Etat de droit, que c’est une fraude juridique concertée et une erreur sur la substance de la chose vendue ; un « président », supposé élu, quand c’est un dictateur porté par une armée dissidente ou par des commandos infiltrés, ou, à l’inverse, un « dictateur », quand c’est un président légitime en tant qu’élu mais qui n’a plus l’heur de plaire aux bailleurs de fonds d’une armée nationale annexée par un parrain colonial ; un « terroriste », quand la critique émane d’un résistant qui fait observer que la dictature viole le respect du contrôle populaire des urnes ou que le pouvoir constitué est celui d’un trafiquant d’armes et de narcotiques aux solides alibis y compris humanitaires. Voici en tous points une zone où les pouvoirs font le droit, mais non plus le droit les pouvoirs ou les appareils étatiques. Chaque lieu, d’Amérique centrale ou andine en Afrique de l’Ouest et en Orient (au sens français, celui encore de Maspero), et chaque époque sa propagande, de même source il est vrai : il devient « grossier » de soutenir que tel président élu sans fraude, ancien ou nouveau, est l’objet d’un « coup d’Etat », violant le droit, alors que l’on 5 social et démocratique, même falsifié, et permettant l’hégémonie des grandes puissances 7, et en fait scientifique8. Mais ces faits eux-mêmes ne sont guère matériels et ils incorporent parfois ce que d’aucuns, de Léon Duguit à Georges Gurvitch, en remontant à Tönnies, nomment une valeur (la solidarité, nuançant l’égalité de jadis), et ce sont donc des faits culturels en tant que tels (Miguel Reale), comme le sont les biens, par définition tous normatifs, du droit. En l’occurrence, une vérité (scientifique) d’égalité contractuelle peut être assez ferme pour s’opposer à l’idée couramment admise d’une vérité de soi disant « flexibilité » du contrat de travail et démontrer qu’elle déséquilibre cette même égalité en faveur de l’employeur et constitue par là un facteur injuste d’enrichissement sans cause ou sans contrepartie ; car cette vérité n’est qu’une vérité d’opinion ; elle n’est nullement démocratique pour avoir été votée par une fraction de syndicats dominants, ni sociale pour être désavouée par les sondages, mais elle est d’opinion pour être relayée par le bras séculier de l’exécutif politique : les médias. Par la vérité d’une valeur d’élaboration juridique, comme savoir du droit, telle que l’égalité contractuelle, l’on s’approche d’un ordre ontologique ou d’une valeur absolue, mais l’on voit à quel point peuvent lui faire écran d’autres vérités dont le but commun est d’effacer l’autonomie d’une instance juridique dans l’Etat dit « de droit », où c’est le droit qui est censé commander l’Etat et non le pouvoir de l’Etat le droit… Toujours est-il qu’il se produit dans le monde du droit une remarquable irrésistibilité ou irréductibilité de valeurs et de valeurs naturelles. Valeurs, au delà de jugements quantitatifs : car elles consistent en des « appréciations », sans pléonasme, de devoir-être. Naturelles : car elles marquent une nette référence à ce qui déjoue toute volonté et tout décisionnisme même de principe théorique (comme l’exigerait le consensualisme dans le contrat). Il en va ainsi de ce moteur dont les parties ont décidé qu’il pourrait être vendu afin d’être celui d’un nouvel appareil et qui est pourtant soumis par le juge à une expertise de sa nature intrinsèque prévoyant que son devoir être est d’être justement adapté à cet emploi ; ce qu’est la chose, sa « nature » ou vocation propre indique la limite de la volonté des parties qui ne sauraient vendre le moteur d’une tondeuse à gazon pour en faire celui qu’un kart automobile ; l’acheteur de la production d’un cru viticole grâce à une vente commerciale « à l’agréage » qui offre a priori la possibilité à celui qui s’engage, au débiteur, de faire dépendre de son libre choix subjectif la décision de s’engager ou non, et donc d’avoir à payer la marchandise, se verra objecté par le tribunal consulaire, interprète il est vrai des usages de la place, la qualité intrinsèquement objective, par exemple organoleptique du vin, conforme à son cépage et à sa culture, et il ne pourra manifester son vouloir dit « potestatif » que cantonné à ce respect inattendu et contraire en tout cas à l’enseignement des sources subjectivistes du droit français. Les exemples sont multipliables à l’infini. Christian Atias a eu montré, dans le droit de la copropriété, comment la volonté des copropriétaires exprimée dans des statuts qui les lient pouvait elle aussi se heurter à des considérations imposées par une transformation assisterait, face à un pouvoir dictatorial, préparé par les agents de propapande, au « progrès de l’opinion démocratique », même si ce même pouvoir transitoirement protégé quoique prudemment ou du bout des lèvres, sera voué à subir, dès qu’il s’autonomisera par rapport à ses commanditaires, le même processus de remise en cause déloyal, masqué par la même rhétorique de falsification sémantique qui joue sur les mots (légitimité ou dictature, par exemple) et abuse de leur remplacement par leur exact contraire, comme dans le propos adapté de Dickens : « la neige est blanche, non elle est noire »… Autrement dit, nulle vérité d’un blanc ou d’un noir ! De la nécessaire « non vérité », comme en logique propositionnelle, d’un critère de vérité. 7 élections encouragées, puis ignorées et suivies d’un coup d’Etat ; ou élections truquées (par substitution de listes comportant plus de votants que d’électeurs inscrits, et par substitution d’une commission privée de complaisance à la commission constitutionnelle compétente), sous la poussée de mercenaires extérieurs qualifiés eux-mêmes de rebelles, comme s’ils correspondaient à une partie de la population. 8 enquêtes quantitatives dont les résultats, quoique directement accessibles à leurs sources universitaires, sont peu communiqués et toujours surprenants ; v .g. : l’enquête « sur les valeurs des Européens » quant aux croyances ou pratiques religieuses occidentales. 6 objective de la finalité des lieux sous contrôle de justice (quant aux facteurs qui permettent ainsi d’ouvrir un commerce quand les facteurs locaux dits « de commercialité » évoluent à cet égard). Une seconde distinction apparaît plus de l’intérieur de l’ordre du langage des sources juridiques entre la loi et le politique et la règle ou le juridique. Elle révèle le cheminement d’emprunt ou de participation d’une vérité, dont la procession ou le proodos part d’un ancrage de la valeur semblable à la précédente, en une configuration de « nature » devenant « droit » grâce à l’établissement d’une « règle » (regula), mesure ou étalon, ou d’un hellénique criterion ou canon (même si la « loi », après tout, procède initialement autant du legere ou de l’interpréter que du ligare et de l’obliger). A chaque fois, il s’agit bien de la terminologie de l’intelligible rationnel d’une vérité donnée comme égalité ou comme aristotélicien (to) ison. Puis l’on passe à la « loi » (même si la loi, après tout, procède initialement autant du legere ou de l’interpréter que du ligare et de l’obliger) comme expression de la volonté qui la reçoit en lui conférant les modalités spatiales et temporelles de sa nécessaire adaptation sous le contrôle des volontés collectives et représentatives des personnes en société. A cet égard à nouveau, la personne n’est assurée de son respect, dans son être le plus profond, que si elle s’installe d’abord dans la reconnaissance de l’être d’une vérité objective et transcendante, quoique livrée à sa pensée à travers l’héritage d’une culture historique construite (« culturalisme juridique » issu d’Emil Lask, Nicolaï Hartmann et Miguel Reale), pour évoluer, ensuite seulement, vers l’apprentissage de ses rôles : les rôles de personnages que caractérise ce cortège d’abstractions individualisantes qui lui permettent de répondre aux nécessités de la vie de groupe, d’organiser une légalisation des règles et de mettre au point des procédures sophistiquées d’application des normes fondamentales. Le renversement de ce processus correspond en somme à cet idéalisme d’enfermement objectiviste qu’ont condamné les métaphysiques de la vie9 ; ce même renversement conduirait, au contraire, à occulter la personne sous ses personnages, le droit sous la loi, et à ne regarder la vérité de référence du sujet qu’en général mais non en particulier. Le général désignant l’abstraction, et non une universalité qui restitue son être intégral et singulier à chacun. Le même type de renversement des termes guette enfin le procès judiciaire10, où l’on fait plus place à l’opinion extérieure historique ou sociale, fondée sur des signes génériques procurés par l’identité parfois ethnique, culturelle ou sexuelle, ou bien simplement professionnelle ou politique, des parties, que de ne regarde que la nature même du désaccord quant aux dommages provoqués et sans faire acception de personne, en mettant tous les acteurs sur un plan d’égalité, comme le précise le Stagirite11) et plutôt que d’ouvrir le simple dossier d’instruction criminelle, un dossier qu’ignorent à la fois le public, lequel ne saurait en dehors du prétoire en avoir communication, des journalistes qui n’en ont cure, ne cherchant qu’à vérifier leurs présupposés latéralisés d’opinion (l’affaire DSK ne l’illustre que trop bien) et ne s’exprimant que pour leurs auditeurs en rapport avec une société que l’on sait donc ne pas savoir ni pouvoir savoir ; et ainsi la procédure de conflictualisation dialectique qui assure au procès la possibilité d’asseoir un jugement sur un juste arbitre de l’interprétation des seuls faits positifs établis par l’instruction, et en dehors de toute option préférentielle tenant aux qualités ou « genres » des personnes, cède au contraire la place à une contractualisation- 9 V. nos Essais de philosophie du droit, Gênes, Studio Ed. di cultura, Bibl. Filosofia Oggi-30, 1987, p. 107 s. et la thèse d’Aymeric d’Alton traitant de la Critique de l’objectivisme moderne, 2006, sous l’ensemble de ses aspects au XXe s. et notamment dans la tradition de l’anti-objectivisme juridique slave. 10 V. pour ce qui suit notre argument in : L’homme coupable, 1999, p. 102 s. ; 139 s. ; Justice et Hégémonie, 2006, passim. 11 Aristote, Ethique à Nicomaque, L. V, IV. 7 négociation d’intérêts désaxiologisés de cette nature où rôde parfois le plus infâme du sentiment discriminatoire. Démêler les contradictions, rétablir une dimension ontologique Si le mal d’une vérité confisquée par la subjectivité individuelle ou sociale est à craindre, il suffit pour l’introduire à une terminologie investie de connotations idéologiques de se répandre, de pénétrer tous les univers du discours, d’embrasser la narrativité médiatique et d’envahir ainsi le champ des régulations éthiques en société en atteignant même les codes des groupes communautaires. Cette terminologie, qui fait écran, interdit à tout jugement critique d’avancer plus avant et elle culpabilise déjà la conscience inquiète d’une noncorrespondance avec quelque réalité d’expérience dont on l’invite à penser qu’elle est une illusion ou le fruit d’une immaturité des l’esprit. C’est que, derrière elle, se cache l’intransigeance dogmatique de postulats de valeurs négatives, ceux-là mêmes qui font évoluer une culture vers son contraire en s’attaquant principalement à l’identité du sujet personnel et, par là, à la notion même de vérité ; ils encouragent ainsi un homme empêché comme l’oiseau baudelairien, encombré de son moi qui n’est pas son authentique je, d’une liberté qu’il ne sait plus comprendre, d’une justice qu’il règle sur des besoins axiologiques décentrés, d’une foi qu’il ajuste à de pures auto-satisfactions rituelles et claniques. Non que le regard porté sur le sujet conduise nécessairement à de tels effets. L’idéalisme criticiste nous a sainement habitué à reconstruire l’expérience cognitive élémentaire à partir d’un procès des conditions de possibilité a priori de tout savoir, ce qui semble un acquis aussi précieux qu’irréversible. Puis, il n’est nullement contradictoire de s’y prendre par le subjectif pour y retrouver l’objectif, même en sa réalité la plus supposée extérieure au sujet, ou la plus inhérente à ce référent que l’oublié ontologue et gnoséologue Hermann Lotze (souvent rapporté par le schélérien Maurice Dupuy) opposait aux réductionnismes pré-phénoménologiques de son époque ou à ce terme sémantique dont Gilson (Linguistique et philosophie) après Benveniste (Problèmes de linguistique) rappelait la nécessité et qui traduit la fonction onto-axiologique de notre langage. C’est d’ailleurs ce qui permet la compréhension des mots de base (mots non-modifiables du droit : « parents » ou « époux » y est, qu’on le veuille ou non, dans leurs racines indo-européennes, bi-sexué, et, n’en déplaise aux civilistes napoléoniens, la personne juridique conjuguée au singulier s’aligne malheureusement sur la notion (en réalité kantienne) de chose et réifie et patrimonialise le sujet personnel12 – comme une langue qui croirait pouvoir supprimer le tutoiement caractéristique de toute base de civilisation élevée au sens de « l’universel singulier » par rapport à une vousvoiement généricisant qui n’est élaboré qu’en vue de relations sociales et utilitaires confiant la personne à des rôles de personnages… L’entrée par le subjectif n’évince pas plus l’objectif que le vousvoiement de la subjectivité sociale n’élimine en son cœur (comme l’a démontré Francis Jacquesson dans son approche morpho-syntaxique et sémantique du vocabulaire désignant « les personnes »13 des tutoiements fondamentaux insoupçonnés (voir par exemple en vieil anglais médiéval), pas plus que le bien ne devrait empêcher de penser aux personnes au pluriel et dans la singularité radicale de leur existence porteuse d’un droit suffisant pour être respecté en indiquant leurs limites aux prétentions subjectives : aux aspirations irresponsables de prétendues libertés qui pourraient aller jusqu’à porter atteinte à la dignité des individus ou des collectivités d’individus ; faut-il rappeler que la liberté de la presse est soumise comme toute liberté à la 12 V. notre art. : « Sur la distinction civiliste des personnes et des choses. Vers la reconnaissance d’un fondement réel », Liber Amicorum. En homenaje al Prof. Moisset de Espanés, Academia Nacional de Derecho y Ciencias Sociales, Cordoba (Arg.), Ed. Advocatus, Tomo I, 2010, p. 143 s. 13 F. Jacquesson, Les Personnes, CNRS, 2008, p. 28 s. 8 nécessité de respecter la vérité objective et transcendante de la dignité respectable d’un croyant de quelque religion qu’il soit et qu’encourager à s’en moquer peut constituer un délit d’incitation à la haine raciale ou une simple violation de la liberté objective d’exercice d’une religion (art. 18 DDH) ? L’ « objectif », voire le « réel », peut s’introduire, s’immiscer, faire irruption soudaine à l’intérieur même de la subjectivité dont la logique conduit à déboucher au seuil même de sa perception. Quand Hitchcock voulut procurer un sentiment de frisson devant le spectacle d’un événement d’horreur qui se préparait, il ne présenta nullement ce spectacle, il le suggéra et ne le démontra pas, fuyant toute pédagogie discursive ; et tel est le langage esthétique : on le vit, ou plutôt on le devina, dans le regard subitement effrayé de celle qui en était victime, et on le rendit plus terrible encore par le déferlement d’imagination qu’un tel regard d’épouvante suscitait. En tout cas, il « était », et on ne l’avait pas inventé ; sa victime n’était pas la proie de ses fantasmes. Qu’importait-il alors d’en connaître le sens ou l’essence ? L’onirisme ne construit pas ses objets. Partant de ceux-ci, de la réalité de leur existence, il n’en conçoit que les formes ou les modes d’être. Il n’ajoute ainsi nullement au réel (comme y insistait Adam Smith avant Focillon). Toutefois, la présence réelle du danger ne suffit pas nécessairement à déclencher un effroi correspondant, et il se peut parfois que l’envie humien de « croire » plus que de convenir et de vérifier l’emporte en provoquant sa mauvaise religion qui dissout empiriquement l’idée même de croyance14. A cet égard, la psychologie des catastrophes, en particulier maritimes, de tradition germanique, porte leçon : la plupart des victimes ont refusé de croire et cru ce qu’elles préféraient croire et ont pris un retard bien fatal. Et cependant aussi, il est des spectacles dont le caractère objectivement inquiétant est imposé par la caméra du cinéaste, comme le sont chez Hitchcock à nouveau ces oiseaux qui s’amoncellent peu à peu sur des fils électriques, sans que la subjectivité humaine s’en émeuve, sans même produire un seul effet sur celui qu’ils paraissent désigner comme leur victime et qui est censé les avoir vus : ainsi, l’héroïne s’assoit sur un banc et semble totalement coupée d’un tel spectacle environnant à l’intensité dramatique croissante ; elle tourne certes sans cesse la tête, mais dans la mauvaise direction. Tantôt, il est vrai, la victime devrait savoir ce qu’elle a la légèreté d’ignorer, mais tantôt tout se passe comme si elle voulait ne pas savoir ce qu’elle sait déjà et ce qu’elle se refuse à reconnaître savoir et qui caractérise au fond cet attrait « énantiodromique », littéralement vers le contraire, ou d’aucuns diront cette propension au mal ou cette « joie de descendre » que stigmatisait le poète : c’est ce film muet qui fascinait Koestler où un boucher moustachu muni d’un hâchoir tranche la tête de ses clients qui font la queue devant sa boutique au fur et à mesure où la rumeur circule, à laquelle personne ne saurait adhérer, qu’il serait un tueur en série découpant les corps en morceaux… En dehors d’une objectivité aléthique qui la règle, la subjectivité a ses tourments, mais elle peut aussi devenir injuste ou elle-même, se prenant pour le tout, ce qui définit suffisamment le mal de la sterêsis, du « manque d’être » (et par là de vérité) chrysostomien et thomiste. Les démons « ont la foi » indiquait s. Jacques repris par s. Augustin : c’est pourquoi l’acte subjectif ne saurait suffire, s’il est pris à part d’une vérité qui se donne hors de lui pour s’imposer à lui (le buisson ardent, en somme, témoin d’une présence, d’une existence, mais non informateur d’une essence, – quand au « je suis » s’ajoute bien dans le texte hébreu la formule singularisante : « celui que je suis ») ; une vérité qui, au surplus, si elle se confondait d’aventure avec l’objet d’une pure « écoute » (langage tiré des leçons de Friebourg-en-Brisgau…), se noierait dans une sorte de solipsisme nihiliste de la liberté (de mémoire scottiste) comme « liberté passive » (ce qui a déjà ravagé l’édifice entier du droit 14 V. Raymond Gélibert interprète de Hume et de James in Philosophie de la croyance. Intellectualisme, scepticisme, mysticisme, Bordeaux, Bière, 2012, I, p. 71 s., 417 s. 9 exagérément subjectivisé : v. Leo Strauss, Widar Cesarini Sforza et Michel Villey15) ; et c’est une telle liberté qui peut conduire à démettre le monde à travers soi (comme chez les héros de Montherlant ou de Ionesco) quand elle ne s’adosse pas à la transcendance qu’elle nie en quelque combat larvé de Jacob avec l’Ange. Subjectivité close et subjectivité ouverte à un référent objectif Toutefois, l’entrée dans le subjectif, qui apparaît bien comme un passage obligé, peut faire perdre la référence à tout objectif, si ce dernier est d’emblée coupé de l’être. Tel est ce procès qui s’engage et dont on finit par dire qu’il oppose deux logiques comprises en des sens différents, ce qui recouvre des argumentations de plaidoiries naturellement contraires. Le problème qui ne peut plus être alors posé, la question écartée in limine litis, tient à un « troisième terme » antérieur au dénouement d’un simple conflit binaire, à une objectivité congédiée : il s’agit de l’objectivité qui s’interroge, non pas sur la responsabilité ou sur la culpabilité d’un présumé innocent mis en examen et comparaissant devant ses juges, mais, au-delà même de toute responsabilité ou culpabilité renvoyées à un autre ordre de considération, sur le fondement d’être et de valeur lui-même, sur la légitimité ontoaxiologique d’un tel procès (Socrate, le Christ, Averroès, Galilée, L XVI, les Girondins, ou le théoricien du droit marxiste Pachukanis exposé comme Mayakosky à une procédure d’autocritique détruisant la confrontation à une justification préalable…). Non qu’il faille uniquement dénoncer par là la mise en scène de juridictions idéologiques quand « les dieux (de l’opinion) ont soif ». Mais la légitimité de la chose ne peut plus être examinée de façon critique ; or la possibilité même du procès n’est-elle pas invalidée par la reconnaissance de la vérité objective et historique d’un ordre des personnes et des pouvoirs en termes de « grandeurs », non de convention ou d’établissement, mais de dignité d’être dans l’esprit commun d’une histoire reçue (Burke) ? La subjectivité de l’opinion dirigée et exploitée se substitue à la subjectivité tout aussi sociale du respect spirituel d’un ordre hérité ou transmis, et en tout cas rebelle au jeu des volontés. L’homme blessé par ses empêchements est sans cesse celui qui est en rupture avec un ordre de vérité objective susceptible de le justifier et que sa subjectivité pourrait se réapproprier si elle en a été détachée – détachée de son propre fait ou du fait d’une génération qui porte et assume la charge de cette scission primitive. L’idée est que la « partie » qui s’autonomise ainsi est toujours le facteur de l’empêchement qui bloque l’accès à une connaissance libératrice de vérité, et que cette vérité est le « tout » lui-même, lequel comprend la subjectivité limitée qui se trouve tendue vers lui en son élan immédiat. Lutter contre les préventions et préjugés de cet homme ne consiste donc pas à les rejeter arbitrairement comme faux, mais, selon la technique venue notamment du platonisme, à les élargir et à les ouvrir à des éléments dont ils se privent pour les réintégrer en eux, comme désignant cette partie dissidente qui s’est désolidarisée d’un ensemble plus vaste en regardant une vérité plus haute par delà ce qui semble être des perceptions fragmentaires ou des erreurs. Ce dépassement permanent permet de passer de l’éducation de pure méthode à l’enseignement du contenu et des objets de vérité, seuls capables de définir à partir de l’être entier un cadre universaliste à l’intérieur duquel les représentations et les pensées prennent une place ordonnée, hiérarchisée et respectueuse les unes des autres. Voilà qui reconduit au sens de la personne dont on peut convenir qu’il culmine dans la liberté, mais dont on prend conscience aussi qu’il permet de fixer l’objet même de la référence de toute subjectivité à une vérité : cette vérité est la personne et s’entend de sa liberté, ce qui ne saurait signifier que la vérité est liberté dans l’acception heideggérienne 15 V. notre V° « Droit subjectif » , Encyclopédie universelle de la philosophie, dir. A. Jacob, Notions , dir. S. Auroux, Paris, PUF, 1990, t. 1, p. 704 s. 10 d’une simple ouverture ou d’une écoute qu’un certain christianisme culpabilisé dans son héritage transcendantaliste s’efforce d’accueillir depuis Bultmann, Rahner et Ricoeur. Si cette vérité justifie et désigne la liberté, c’est qu’elle vise à admettre plutôt la présence de la personne en tant que liberté comme valeur suffisante s’imposant dans l’existence donnée et non onirique ou illusoire, sans chercher à comprendre ce qu’elle est et sans essayer non plus de déterminer son statut pensable ou intelligible d’essence enregistrée, répertoriable et classable, soumise ensuite à une agonistique des chances et des concours de réussite (fuite en avant rawlsienne). La vérité qui surgit par là de l’intérieur d’un jugement de subjectivité, élève son auteur en tant que personne à son aptitude d’esprit maximum et à sa disposition morale « la meilleure » (to beltiston !) de don de soi à travers le respect même de l’objet contemplé. Elle renvoie alors au même, non pas en tant qu’identique, mais en tant qu’autre, autre soi-même. Elle est « vraie », parce qu’universalisable selon l’intuition cognitive de l’esprit, et elle correspond en même temps à une liberté, parce qu’elle traduit une vérité proprement singulière et peu a priori rationalisable et programmable dans ses choix imprévisibles. Cette dernière vérité, tant qu’elle ne heurte aucun ordre public fixé par les règles relatives à sa propre protection sous l’angle collectif, demeure la référence de justice majeure, celle qui conduit ainsi à soutenir que la personne n’est pas exclusivement une fin en soi, mais que chaque personne a une fin propre, ce qui intègre et dépasse un idéalisme stricto sensu. Et une telle vérité atteste de son « essence axiologique », tandis qu’elle échappe à nos volontés subjectives ; c’est qu’elle marque un « en soi » et se distingue d’autant mieux de quelque fait prétendument consensuel et démocratique16. Mais, au total, et quitte à se répéter, force est de convenir que certains empêchements entravent la personne en l’enfermant ou en l’enclavant dans sa subjectivité, et en transformant cette subjectivité en quelque sorte « close » selon un qualificatif que nous avions employé dans les années 90 pour dénoncer les représentations abstraites d’une pensée plus « raisonnante » et logique qu’intellectuelle et ouverte à l’interrogation métaphysicienne, et pour rappeler les appels d’une « philosophie de la vie », de l’Erlebnis ou de l’orteguienne convivencia au croisement entre deux siècles17. Ces empêchements vont des erreurs classiques qui vicient l’attitude cognitive et en compromettent la validité de l’objet, aux inféodations à l’opinion érigée en système et renforcée par de puissants mécanismes de diffusion, aux complaisances quasi-narcissiques à l’égard de soi-même (pleasure of sympathy chez Adam Smith), et à la tendance ou à l’envie de se soumettre à une tutelle intérieure, où l’intérieur « lié », « ob-ligé », renoue avec la pire des extériorités de contrainte et de censure (Erich Frohmm). Chaque homme dans sa nuit, selon le titre fameux de Julien Green. Chacun dans les excès de sa subjectivité, dans l’incapacité de ne juger que rapport à elle et en elle ; chacun rivé à « son » monde, comme s’il n’existait pas « un » monde objectif et comme si cette généralisation abusive du pronom possessif faisait du monde que nous avons sous nos yeux une coexistence de mondes subjectifs qui ne sauraient s’entendre que par transactions et compromis mais nullement par la reconnaissance d’une réalité commune jugée illusoire. Au fond de leur caverne, les « empêchés » n’identifient que les leurs, ils « dorment », puisant aux songes des nuits subjectives de la sensibilité et de la raison, et l’idée d’un homme libéré ou restitué à l’objectivité d’un monde réel qu’il ne présenterait pas a priori comme « son » monde exclusivement propre leur apparaît elle-même trompeuse. Or si de tels empêchements retiennent toute démarche engagée dans la recherche d’une vérité, c’est qu’ils dépendent d’un doute fondamental. Un doute est à l’origine même de 16 Comp. L. Le Senne, Introduction à la philosophie, PUF, 1947, passim et chap. VII. V. notre Persona ou la justice au double visage, Gênes, Nuova Bib. Filosofia Oggi-1, 1990, p. 76 s. (in “Le cercle sans origine”), puis notre Métaphysique et éthique, Bière, 1995, p. 38 s. 17 11 l’entrave subjective à reconquérir une objectivité perdue. C’est que ce doute, qui n’est pas simplement méthodologique, pyrrhonien (né des « hypotyposes »), montaigniste ou caldéronien, marque une préférence subjective facile, et il caractérise comme tel un repliement sur l’ego ; il se nourrit de l’idée que l’objectivité est vaine, que l’on peut démagogiquement la railler en conviant à sa négation ironique, soit parce qu’elle est hors de prise, soit parce qu’elle est relative à nos perceptions sans cesse contrastées, soit encore parce qu’elle est elle-même le fruit d’un compromis entre des contradictions qui dénoncent l’absence d’une réalité sous-jacente et révèlent un constructivisme culturel désespéré sur arrière-plan de néant. Mais qu’en est-il alors de la subjectivité juridique de la connaissance exigée préalablement d’un référent de justice intelligible en son objectivité, ou de l’interprétation par exemple doctrinale ou judiciaire de ce référent, une fois qu’il est établi en un texte afin d’en promouvoir l’application ? L’on ne saurait nier deux points : que l’objectivité idéelle d’un contenu de pensée fixé en un texte récepteur s’impose et qu’elle possède à tout le moins un sens univoque permettant des traductions linguistiques qui doivent l’être aussi ; que l’objectivité réelle, ou d’actualisation, cette fois, des référents auxquels renvoie ce sens, s’impose de la même façon. Mais c’est un phénomène somme toute assez classique. Les partisans d’une littérature ou d’un cinéma qui feignent de ne pas voir que la pédophilie y est flattée et se réfugient dans le prétexte de la « création » seront les mêmes à s’indigner que ne soient pas poursuivis en société plus large que la leur les auteurs de tels actes mais ils se déroberont aisément et paradoxalement à l’idée qu’il puisse y avoir une valeur réelle et objective de la dignité analogue des personnes. C’est aussi la raison pour laquelle la mort non plus n’a pas le même cours selon qu’elle se produit en un lieu ou en un autre, qu’elle est liée à tel genre de population ou à tel autre. Est-il alors décent d’hésiter, d’une part, sur un référent possible à propos d’un sujet que l’on sait traité par une opinion convenue de manière hostile à la notion même d’une vérité objective, et de fuir, d’autre part, la reconnaissance d’un mal intrinsèque et objectif, dans le même sens que celui décrié auparavant, quand le problème soulevé renvoie, par hypothèse, à la sanctionnabilité de meurtres individuels ou collectifs, voire génocidaires, qualifiés ainsi par des textes ? Il existe un jusqu’auboutisme cohérent à cet égard, qui se meut en une totale et commode abstraction, et qui implique parfois un soupçon paraissant relever d’un négationnisme aléthique peu avouable s’il n’était quasi inconscient18. Et certes, l’on peut alléguer un désaccord possible entre les deux objectivités ; et ce désaccord est la condition même de l’existence d’une réflexion philosophique critique. Il démontre, en tout cas, qu’il ne suffit pas que soit donné un référent de type réel pour que l’interprétation qui en est proposée à travers une objectivité idéelle ou idéale, accueillie en quelque texte, soit la seule à revendiquer une pertinence ; si l’être et son devoir-être ou sa fin sont, autrement dit, perceptibles, rien ne prouve qu’ils soient perçus de la même façon ; d’où un réalisme de l’adéquation à une essence extrinsèque ou un idéalisme élaborant le savoir d’une essence propre au processus même de la pensée. Et, pour compliquer les choses, on connaît d’ailleurs les vicissitudes herméneutiques relatives à l’emploi du mot pluriel ou 18 Un négationnisme qui atteint la notion en général d’histoire « réelle » et donc « vraie » elle-même regardée, non plus viichiennement ou dilthéyennement, mais comme pur acte de langage archivistique et représentation de la subjectivité collective contingente et aléatoire ; d’où la « mémoire pondérée » ricoeurienne que nous n’avons cessé de juger oodieuse et de rejeter du point de vue même de l’exigence philosophique qui est d’assumer la connaissance « entière » fondée sur le souvenir et la mémoire ; « comprendre, c’est se souvenir », dit Platon : v. notre art. « Naïveté de la pensée. Il ne suffit pas d’analyser pour comprendre », Thèmes (B.P.C.), 2010 et Filosofia Oggi, Genova, 2011, F.I-II (An. XXXIV, N. 133-134, F.III), p. 3 et s. ; et v. J.-P. Demoule, très pertinemment critique de ces courants de méta-philosophie de l’histoire à propos d’interprétations du freudisme qui n’ont fait qu’empirer depuis la date de ce remarquable article : « Les pierres et les mots : Freud et les archéologues », Alliage, 2003, n° 52. 12 singulier « territoire » en une Charte des Nations Unies rédigée tantôt en français tantôt en anglais et dans des textes qui constituent légalement deux sources concurrentes. Or, là même, se joue l’essentiel : l’on relèvera, en droit privé civil et commercial, ou dans le droit international public des contrats d’Etat, que l’égalité contractuelle n’est un bien ou une valeur interprétable suivant les mêmes coordonnées qui peuvent être tirées soit de la « chose » dans un romanisme ou soit de la « volonté » dans le consensualisme qui est le nôtre, ce qui change la signification et la portée du « juste » prix ; l’on constatera, également, que la dignité humaine, dans l’ordre des personnes, un ordre prééminent sur le précédent, comme ordre patrimonial et second, peut elle-même donner lieu à des définitions ou qualifications qui oscillent entre des polarités réalistes ou idéalistes analogues, et suscitent des débats de confrontations de points de vue divergents sur des questions en conséquence aussi graves que ceux qui visent l’apparition le point d’émergence de la personnalité juridique protégée ou sa disparition et sa fin ; et l’on en sait les éléments dialectisés qui instruisent à chaque instant le procès tendant à l’approche d’une justice que l’on voudrait s’efforcer de saisir toujours plus adaptée. Cependant, et en transposant la métaphore si instructive du Râmâyânâ sur l’équivalence, en termes ontologiques de sub-sistence, de l’ « apparaître » et du « disparaître », appliquée aux directions mêmes de l’interprétation et des tendances réalistes ou idéalistes, aux objectivités idéelles pour ainsi dire, jamais l’on ne pourra exclure une objectivité de nature réelle qui surgit la première et qui oblige la personne à concéder qu’il est une objectivité en soi qui précède et dépasse sa subjectivité. La subjectivité personnelle se présente finalement comme engluée dans les velléités où elle se débat, tourmentée par les suggestions nihilisantes d’une culture post-humaniste qui lui a enseigné la suffisance de l’étude des régressions analytiques (de Wittgenstein à Russel et à Rorty), ou qui lui prôné l’investigation permanente des protocoles mentaux de représentation de pensée ou de croyance, comme états séquentialisables et éphémères conduits par des nécessités pratiques elles mêmes précaires et changeantes. Tout le sérieux porte dès lors vers un subjectif qui n’est qu’un rôle, mais s’il cesse d’interpréter un quelque chose, ce « quelque chose » s’impose pourtant dans une conscience dédaigneusement renvoyée à la pensée commune, à moins qu’il ne s’agisse de celle des juristes présumés ne pouvoir penser ou ne pouvoir s’y employer qu’en pédants des savoirs périphériques. Le problème d’une telle dissociation ou rupture ontologique n’est donc pas interne à un monde culturel qui ne le voit plus ; il est situé en dehors de lui, alors qu’il semblait avoir été élaboré afin de mieux pouvoir le penser. D’où un divorce aux effets parfois violents entre ce problème au fond nié et une réalité persistante qui évolue à son tour comme s’il n’existait pas, mais qui subit les incessants « soupçons » qu’il introduit de tous côtés en elle, dans son monde à elle, et très directement auprès des siens, dès que surtout ils se prétendent interprètes de culture et sont emportés par le tourbillon d’une idéologie ambiante. C’est ainsi qu’apparaît l’urgence, telle que la pressentait Duméry, d’une réaction platonicienne retrouvée, afin de délivrer d’affrontements inutilement conflictuels, parce qu’ils opposent plus que jamais exigences de vérité entières, mais désincarnées et abandons aux opinions les plus rentables, en jouant du mélange ou du « metazu » entre la « partie » volontiers erronée et le « tout », entre le fini et l’infini. Reconduction à l’« intériorité objective » Il reste qu’un mouvement en quelque sorte épiméthéen (v. Jung) de retour sur soi, si hautement caractéristique déjà de toute sun-agogè ou re-flectio, sur un contenu impliquant référence à l’être, peut s’assortir de la découverte intime et en profondeur d’une objectivité s’affirmant pour ainsi dire à la source, et peut manifester par là toute la force de ce que Sciacca nommait après Rosmini (et en se démarquant de Joseph Moreau et Aimé Forest, et 13 essentiellement de Lavelle, avec il eut un échange parisien mémorable sur le sujet) : « l’intériorité objective » 19. Cette intériorité permet à l’esprit de faire apparaître en toute lumière le savoir premier d’une vérité reçue et objective qui l’éclaire sur un savoir immédiat et entier de l’existence au sein duquel les savoirs seconds de raison se configureront. Elle produit le témoignage de l’esprit s’ouvrant à la vérité de l’être, plus saisissant et en tout cas d’un plus haut degré que le témoignage, issu du « réalisme critique », d’un accueil de la veritas rei dans son extériorité matérielle, comme chose donnée naturelle ou culturellement établie, comme non déjà pensée ou déjà pensée pour être proposée au respect de son sens. La vérité de l’être pur domine dès lors celle qui appartient à la chose quoique participant d’elle. Elle se manifeste en un mot à l’image de la loi « imprimée dans votre cœur » (cordibus impressa) de l’apôtre Paul sur laquelle insiste s. Augustin ou, les analogies sont innombrables, en divers versants culturels, de l’enseignement de cet « imam caché » que dévoile l’approche chi’îte telle que l’analyse Henry Corbin20, ou encore de cet atman vedantiste des livres brahmaniques, comme esprit du monde régulateur de tout principe jusqu’au fond de soi-même et qui commande la reconduction de la praktri naturelle ou représentation de raison commune visant l’humanité propre de chacun au purusha personnel plus irréductible et existentiel21 ; et elle montre surtout, dans le champ de la croyance dans son rapport avec des vérités dites révélées qui se présentent comme extérieures à travers des actes de parole ou de langage, que ces derniers peuvent être intérieurs, non objet de commentaire d’exégèse et de gloses comme les textes des juristes, voués à une discursivité sans fin où la pensée est indirecte, mais objet d’une intuition spontanée qui les engage sans détour ni intermédiaire dans la certitude unifiée d’une valeur à vouloir ou à servir. La subjectivité de la personne peut donc se soustraire à une extériorité objective de la vérité, de pur réalisme initial, en la faisant renaître comme Ursprung ontologique et axiologique intérieur ou comme Ortung. Erik Wolf22 y percevait le premier jaillissement ou surgissement de la dikè chez Hésiode, indiquant du doigt de l’esprit – « deik-numi » : je montre avec l’index : puis « dikazein » : j’enseigne, très objectivement, ce que je comprends de ce que j’ai montré – une mesure, un critère immédiat, à l’opposé d’une ubris incontrôlée ou même d’un enthousiasme, d’une exaltation sentimentale ou d’un RechtsGefühl ; mais tout ordre ou toute Ordnung ne saurait venir alors qu’ultérieurement, et, en second phase rationnelle, d’instauration quasi-institutionnelle ou simplement conventionnelle en société ; et, plus récemment, Angel Sanchez de la Torre a prolongé ces vues à propos des Travaux et (d)es jours qui reproduisent les rythmes cosmiques et les appels constants à la justice au cœur 19 V. notre conf. : « Intériorité subjective ou objective. A propos de Sciacca et des Lumières françaises », VIIIe Corso della Cattedra Sciacca : Sciacca e il pensiero francese, Atti, Firenze, Leo Olschki, 2003, p. 47 s. 20 H. Corbin, L’imam caché, L’Herne, 2003 (dans la suite de son Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 1964). 21 V., avec des tendances différentes selon les classiques (Cankara ou Ramanudja), et sans que la perception soit jamais celle de « l’être pur » : Olivier Lacombe, L’absolu selon le Vedânta, Paris, Geuthner, 1937, p. 213 s. ; passage de la réflexion de l’esprit au Brahman auquel prélude une analyse psychologique qui en prépare les bases : v. Jadunath Sinha, Indian Psychology, vol. I : Cognition, vol. II ; Emotion & Will, Calcutta, Sinha Publ. House, 1958 (les sentiments – sthayibhava) qui ressortent des émotions (rasa) pouvant prendre une nature quasiment morale visant le moral ou religieux, II, p. 175 s., ce qui n’est pas sans rappeler, dans une tradition smithienne débarrassée de son empirisme la théorie psychologique des sentiments moraux chez Gaston Berger, Emmanuel Mounier ou Maurice Pradines, voire chez Lavelle lui-même ; mais l’orientation qui se dessine ici demeure très fortement en faveur d’un réalisme ontologique qui serait majeur, selon cette interprétation, dans la métaphysique indienne : et v. du même J. Sinha, Indian Realism, London, Kegan Paul, 1938, et le rejet de tout idéalisme d’enfermement dans la subjectivité aux p. 125 et s., comme appartenant à l’authentique héritage vedantiste). 22 Erik Wolf, Grieschiesches Rechtsdenken, Frankfurt, Klosterman, 1950, Bd I., p. 130-149. 14 des individus23. Tel est le sens de l’éthique morale que nous avions opposée à une éthique des mœurs, en distinguant deux sens du mot éthique avec un èta ou avec un epsilon et en dégageant deux sortes de « lois non écrites », celle ici visée et celle, antigonienne, de la coutume praeter legem et constitutionnelle24 . C’est ce qui conduit à admettre que, si la personne n’est pas coupée de l’être, disposé et subsistant en une « chose » au devant d’elle, suivant une tendance de dépassement vers l’action, elle ne l’est pas non plus de ce même être, et d’une autre façon, accomplissant toutes les promesses de son esprit, au dedans d’elle, suivant une tendance plus contemplative et d’approfondissement intérieur de la connaissance, ou, plutôt, de remontée à la source dont tout savoir procède. Par là, elle peut progresser, en effet, comme par ascension vers cette lumière intérieure qui indique la présence d’un autre que soi en soi (un Je est Autre à vocation ontologique et intelligible) ; elle peut y puiser son énergie noétique, au point même de finir par n’apparaître à certains, selon quelque tradition issue de l’antiquité tardive, mais encore agissante, sans crainte d’ésotérisme, sur les imaginations littéraires, comme son hypostase ou son émanation, ce qui s’appelle être « habité » ou « inspiré » par le dieu vérité. 23 A. Sanchez de la Torre, Hesiodo. Caos y Cosmos. Tensiones creadoras de Justicia, Madrid, Edicion Clasicas, 2011; Hesiodo, Ed. del Orto, 2012, prol. 24 V. notre art. : « Le rapport du droit aux mœurs ou les limites de la rationalité hellénique », Honorary volume to Prof. Leonidas Bargeliotes, Skepsis (A Journal for philosophy), Athens-Olympia, 2004, XV/ii-iii, p. 603 s. 15