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Article paru dans Economie Appliquée, Tome LV numéro 1, mars 2002
L’agriculture entre théorie et histoire ou qu=est-ce qu’ une
politique agricole?
Thierry POUCH
Université de Marne-La-Vallée
Laboratoire O.E.P
Atelier de recherches théoriques F. Perroux-ISMÉA
L=auteur remercie pour leurs remarques et critiques suggestives Françoise Simon (ENSAM-
INRA), Jean-Marc Boussard (INRA), Jean-Paul Maréchal (Université de Rennes II) et Jean-
Claude Delaunay (Université de Marne-La-Vallée), ainsi que les deux rapporteurs anonymes
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enter de définir une politique agricole relève de la gageure tant sont fortes les
pressions exercées sur les économies les plus fortement impliquées dans la pratique
interventionniste en matière d=agriculture pour qu=elles démantèlent leurs
dispositifs de soutien. L=Union européenne, le Japon et la Suisse forment un
ensemble de pays désormais particulièrement exposé aux critiques émanant des États-Unis et
du groupe de Cairns, critiques tournées explicitement vers l=exigence d=une réduction, ou
parfois d=un démantèlement total, de tous les types de soutiens accordés à l=agriculture.
Mais ces critiques surviennent dans un climat intellectuel et scientifique largement dominé
par l=économie néo-classique qui exprime la thèse que toute politique agricole engendre des
distorsions de concurrence et ampute les surplus du consommateur et du producteur. Aussi a-
t-on vu se déployer récemment des propositions qui ont conduit à des réformes des politiques
agricoles, tant aux États-Unis (Fair Act) que dans l=Union européenne. Fondamentalement,
ces réformes ont pour objectif de ré-inscrire l=agriculture dans le marché et d=en finir avec
l=exception agricole. Les Accords de Marrakech, signés en 1994 à l=issue de l=Uruguay-
Round (1986-1993), ont contribué de manière décisive à soumettre l=agriculture aux règles
concurrentielles définies par le GATT en 1947, et ainsi à mettre fin au statut particulier dont
bénéficiait jusque là ce secteur puisque l=on sait qu=il fut régulièrement exclu des
précédentes négociations commerciales, exception faite de quelques arrangements
secondaires.
L=âge d=or des politiques d=intervention, qui furent construites dans des circonstances
historiques précises, indissociables de l=émergence puis de l=affirmation de la théorie
keynésienne, semble révolu ou du moins très largement remis en cause. En tant que
ramification de ces politiques, la politique agricole est à son tour concernée par ces mutations
radicales des décisions publiques. D=ailleurs, fort peu nombreux sont les économistes
« ruraux » (du qualificatif attribué aux économistes dont le champ d=analyse est
l=agriculture et le rural) qui se risquent aujourd=hui à dire qu=il faut des politiques agricoles
dans un contexte de déréglementation. Mais pour autant que l=on puisse en juger, des
politiques agricoles subsistent dans les économies même après les réformes de la Politique
agricole commune (PAC) ou de celle des États-Unis. Si leurs modalités ont changé, leur
principe fondamental qui est de soutenir l=activité agricole, demeure. Une investigation
approfondie sur le cas américain montrerait à quel point une rupture totale avec les pratiques
anciennes d=intervention est difficilement envisageable en raison de l=enjeu que représente
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notamment l=internationalisation de l=agriculture. Cette survivance invite donc
l=économiste à s=interroger sur ce qu=est une politique agricole. De quoi parle-t-on lorsque
l=on annonce qu=il faut ou ne faut pas de politique agricole? Dans ce qui suit, on tentera de
classifier les différentes définitions d=une politique agricole. S=il s=agit pour nous d=établir
une sorte de dictionnaire économique des politiques agricoles, c=est parce que celles-ci ne
peuvent être réduites
au simple clivage marché-Etat ou marché-organisation même si ce clivage a pu offrir une
base raisonnable de discussion pour souligner la légitimité d=une politique agricole.
L=article n=est par conséquent pas construit sur un plan, mais sur une séquence de
définitions qui se succéderont en fonction des critères sur lesquels sont bâties ces politiques,
et qui alterneront entre une approche théorique et une dimension historique.
Instabilité du marché et politique agricole
La théorie néo-classique contient les outils normatifs permettant de dresser des critères
d=évaluation des décisions publiques. À partir d=un modèle simple à deux agents, un
producteur et un consommateur, maximisant leur profit et leur utilité, il est établi que la
confrontation des offres et des demandes permet la fixation d=un prix d=équilibre sur le
marché, lequel est assorti de l=hypothèse de concurrence pure et parfaite. Cet équilibre
économique n=est optimum que si la répartition des biens ne peut être transformée au profit
d=un agent sans que cette procédure ne nuise à un autre agent. La formation d=un équilibre
optimal permet alors, à partir du principe de Pareto, d=apprécier les effets d=une politique
d=intervention sur le marché, notamment d=une politique visant à agir sur les prix. En
régime non-interventionniste, la charge fiscale supportée par les agents est égale à zéro, et l=
agrégation des surplus du consommateur et du producteur donne le bien-être collectif. En
revanche, toute action sur les prix modifie la répartition des biens et entraîne des distorsions
de concurrence et des pertes de bien-être. Le critère de Pareto invite à considérer de ce point
de vue que l=intervention sur un marché est inefficace car les mécanismes agissant sur ce
marché sont définis comme un mode d=allocation des ressources efficient. En découle la
recommandation que l=État doit s=abstenir d=intervenir pour laisser le marché fixer
l=équilibre optimo-parétien, équilibre qui ne peut être modifié au profit d=un individu sans
nuire à un autre individu, c=est à dire sans que la répartition des biens entre les agents ne soit
l=objet d=une quelconque modification [Gould J.P. et Ferguson C.E. (1966)].
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L=agriculture, en tant que secteur produisant des biens destinés à l=alimentation humaine ou
animale, ne peut de ce point de vue se distinguer du reste de l=économie et que si des aides
aux agriculteurs se justifient, c=est au titre du social qu=elles doivent être versées et non pour
stimuler une production ou une exportation. En ce sens, il s=agit d=un complément
monétaire dirigé vers les ménages agricoles et en aucun cas vers des producteurs. Mais
l=empressement de l=économie néo-classique à démontrer que les mécanismes du marché
conduisent à l=équilibre économique lequel assure in fine une harmonie de la société, repose
sur un ensemble d=hypothèses particulièrement restrictives [De Bernis G. (1975)]. La
dynamique des marchés agricoles se caractérise en effet par des fluctuations d=une amplitude
telle qu=elles éloignent parfois l=offre et la demande de l=équilibre, par le biais
d=oscillations explosives comme le montre le célèbre cycle du porc, ces fluctuations pouvant
se traduire par l=apparition d=une instabilité chronique des marchés, et ce sont bien les
conséquences de cette instabilité qui légitiment l=intervention de l=État. Les travaux de J.-M.
Boussard montrent en effet que parmi ces conséquences se trouve la perte de bien-être
collectif engendrée par l=instabilité des marchés agricoles, renversant ainsi la logique néo-
classique. J.-M. Boussard précise par ailleurs que le comportement d=offre du producteur
n=est pas fondamentalement déterminé par l=anticipation du prix. La mise en oeuvre d=une
production agricole, outre qu=elle dépend des aléas climatiques, est étroitement corrélée aux
disponibilités financières détenues par les agriculteurs dans la mesure où elles leur offrent
l=opportunité d=adapter leurs structures pour de nouvelles productions jusque là mises en
sommeil, quel que soit le niveau des prix [Boussard J.-M. (1988)][Boussard J.-M. (1994)].
Contrairement à ce que postule la théorie néo-classique, la relation prix-offre n=est pas
stable à court terme. Atteindre la stabilité de cette relation suppose donc une intervention sur
le marché pour garantir des prix qui orientent les productions et équilibrent l=offre et la
demande. La micro-économie de l=agriculture enseigne enfin que les agriculteurs ont une
aversion pour le risque, car ce dernier, se traduisant en particulier par une forte variabilité des
prix de marché, perturbent la composition de l=offre de produits agricoles. Ces remarques
conduisent à signaler que l=instabilité des marchés engendre des contraintes sur le producteur
qu=il s=agit de relâcher par des formes d=organisation des marchés agricoles définies par
l=État allant dans le sens de la garantie des approvisionnements alimentaires d=une
économie.
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La légitimité d=une politique agricole peut par conséquent être vue comme une réponse à
l’instabilité du marché. En toile de fond, on discerne aisément le délicat problème de
l=influence des quantités produites et demandées sur les prix agricoles et réciproquement.
Dans le cas agricole, cette relation est plus connue sous le qualificatif de « loi de King », du
nom du Secrétaire de la Commission de la Comptabilité Publique du Duché de Lancaster,
qui, à la fin du XVII° siècle, formula sa thèse selon laquelle une faible récolte de blé entraîne
une augmentation du prix du blé au-dessus du prix d=équilibre, et selon une disproportion
croissante, alors qu=une récolte abondante aura un effet inverse [Guitton H. (1938)].
L=explication de cette « loi de King » réside dans le constat statistique d=une inélasticité de
la demande par rapport au prix d=un bien agricole. Une augmentation de récolte débouche
sur une amputation du revenu des agriculteurs car l=excès d=offre ne trouve pas de demande
suffisamment forte pour être absorbé. En découle que la nécessité de l=organisation des
marchés agricoles trouve sa légitimité dans ce double mouvement : offre abondante et
insuffisance de la demande. Toutefois, le raisonnement de King porte, à bien y regarder,
davantage sur le problème de l=insuffisance de la récolte que sur celui de son abondance, car
une faible production expose l=économie au risque de la dépendance alimentaire.
L’instabilité du marché, outre qu=elle empêche la formation d=un équilibre économique,
contient dans le cas de l=agriculture le danger de la dépendance alimentaire vis-à-vis de
l=extérieur. C=est précisément sur ce point qu=insiste un auteur comme J.-M. Boussard
lorsqu=il indique, en prenant appui sur les travaux du conseiller agricole du Président F.D.
Roosevelt M. Ezekiel, qu=à partir du moment où le marché de concurrence pure et parfaite
n=est pas en mesure d=assurer l=équilibrage automatique de l=offre et de la demande en
raison de la faible élasticité de cette dernière, le risque est de voir l=économie d=un pays
tomber dans la disette et dans la dépendance alimentaire. Outre les ravages des récoltes
imputables aux aléas climatiques, ce sont les dysfonctionnements profonds du marché qui
provoquent ces famines, ce qu=a justement rappelé le Prix Nobel Armatya Sen.
L=économiste d=origine indienne avance en effet la thèse selon laquelle les famines sont
principalement dues à une insuffisance de la demande plus qu=à une rareté des disponibilités
alimentaires [Sen A. (1981)]. Cette posture est d=une importance capitale pour comprendre
ce qu=est une politique agricole. En effet, Sen estime que la théorie de l=équilibre
économique ne peut s=exprimer, en particulier à travers la rationalité du consommateur, qu=à
la suite de la satisfaction des besoins primaires. Une politique agricole, dans la mesure où son
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