WatchAround005FR.qxd 5.1.2011 16:10 Page 58 58FIGURESDUTEMP Ce qui se finit ne connaît pas de fin Pierre Maillard «Dans le sans fin toute chose prend fin, et pourtant cessant ainsi ne connaît pas de fin » dit un des innombrables proverbes bouddhistes (celui-ci étant tiré du Vajrasattva tibétain). Mais ce qui vaut pour la fin vaut aussi pour le début: «Au cœur du sans naissance toutes choses prennent naissance, et pourtant ce qui naît ne connaît point de naissance.» Je repense à ces sentences, attablé dans une bruyante pizzeria, où naissent sans cesse et prennent rapidement fin toutes sortes de pizzas odorantes. Tout ceci ne serait qu’illusion ? Poussière d’étoiles jamais nées et qui ne connaîtront pas de fin ? J’y repense parce qu’en face de moi est assis Jérôme Ducor. Nous buvons tous deux un limoncello et fumons une cigarette. « Descartes a tiré un trait en affirmant : Je pense donc je suis, m’explique-t-il en se penchant vers moi, mais Jacques May, mon professeur à l’Université de Lausanne, le corrigeait en disant : “ Dans cet ensemble provisoire d’éléments composites, il y a de la pensée. Mais qu’est-ce que ce « je » qui croit penser ? Là est la grande illusion ”. » Bonze à 23 ans. Jérôme Ducor est bonze bouddhiste. Il a reçu l’ordination en 1977, à l’âge de 58 | watch around no 005 été 2008 23 ans, au Hompa-Honganji de Kyôto, le templemère de la principale branche du Jôdo-Shinshû, l’école de la Terre Pure, une des 12 écoles du bouddhisme japonais. Mais bonze ne veut pas dire moine. Dans le bouddhisme, tous les moines, qui portent la robe et arborent un crâne rasé, sont bonzes mais tous les bonzes ne sont pas moines. Un bonze est dispensé de la prise des vœux monastiques, peut se marier et organiser sa vie comme il l’entend tout en étant habilité à célébrer la liturgie et à enseigner. Sa vie, Jérôme Ducor la passe entre ses responsabilités de bonze attaché au temple bouddhiste de Genève et son poste de conservateur du département Asie au Musée d’ethnographie de Genève (MEG). « J’ai la chance extraordinaire de pouvoir ainsi pratiquer le bouddhisme à la fois sur le plan personnel et sur le plan professionnel », se réjouit-il. Au MEG, il a remplacé à sa disparition le célèbre Jean Eracle, cet ancien chanoine de Saint-Maurice devenu lui aussi bonze bouddhiste, au grand dam de l’église d’alors. Jérôme l’avait rencontré tout jeune homme, fasciné par le bouddhisme dès l’âge de 14 ou 15 ans, suite à la vision d’une série d’émissions télévisées d’Arnaud Desjardins, Le Message des Tibétains. WatchAround005FR.qxd 5.1.2011 16:10 Page 59 MPSFIGURESDUTEM Il se met alors à dévorer sur le sujet tout ce qui lui tombe sous la main et peu à peu se rend compte que, sans crier gare, sans traverser de crise spirituelle, le jeune protestant qu’il était est devenu bouddhiste. Le vénérable Eracle le pousse dès lors à apprendre à lire le tibétain classique afin de pouvoir se frotter directement aux textes originaux. Ses résultats scolaires en pâtissent, mais il tient bon. Puis ce sera, à Lausanne, l’apprentissage auprès de Jacques May des quatre langues historiques du bouddhisme, pâli, sanskrit, tibétain et chinois, suivi d’une licence en études des religions et d’un doctorat en japonologie à l’Université de Genève. Le péché originel n’existe pas. Mais est-ce un des effets de la pratique sereine du bouddhisme ou une simple conséquence de sa propre nature ? Toujours est-il que Jérôme Ducor, du haut de son savoir, est, à 54 ans, comme un jeune homme vif et malicieux, pétri d’humour et amateur de bonne vie. « Contrairement au catholicisme, qui est une foi, le bouddhisme est une pratique personnelle, une méthode, m’explique-t-il. Dans le bouddhisme, la notion de péché originel n’existe en rien. Il n’y a aucune culpabilisation mais une responsabilisa- tion. On a souvent moqué la notion de karma en la réduisant à une forme de fatalisme, en disant que tel ou tel avait un mauvais karma. Mais il ne s’agit que d’une loi naturelle de cause à effet. Ce que je suis aujourd’hui est le résultat de ce que j’étais. Et ce que je suis ou ce que je fais aura des conséquences sur la suite. En d’autres termes, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même ! » On y vient, à cette fameuse notion de temps cyclique sur lequel je voulais l’interroger, ce concept de phases infinies de réincarnations qui nous semble si étranger, à nous autres occidentaux qui ne voient dans le temps qu’une flèche qui court droit vers le vide ou vers l’éternité, pour peu qu’on ait la foi. C’est d’abord le conservateur en charge du département Asie qui me répond : « Toute l’Asie, de l’Inde à Bornéo, et dieu sait si peuples et civilisations y diffèrent, a une vision cyclique du temps. Elle est sans doute liée à une précarité continue de l’existence, à une proximité immémoriale avec les catastrophes naturelles, inondations, tremblements de terre, razde-marée…» De quoi vous accoutumer à l’impermanence. Puis le bonze reprend le dessus: «Dans le bouddhisme, cette vision cyclique s’applique à tous les échelons, à l’échelle de l’Univers, où tout naît et 59 watch around no 005 été 2008 | WatchAround005FR.qxd 5.1.2011 16:10 Page 60 FIGURESDUTEMPS le temps cyclique meurt et renaît, à l’échelle de la vie humaine ou à l’échelle du microscopique, où tout naît et meurt et renaît aussi sans cesse. De là sans doute provient la proximité souvent constatée entre bouddhisme et science. On ne s’identifie pas mais on se rejoint…» Bouddhisme et science. N’est-ce pas, en effet, Einstein lui-même qui a dit un beau jour que « s’il existe une religion qui pourrait être en accord avec les impératifs de la science moderne, c’est le bouddhisme ». Pour le bouddhisme, en effet, il n’y a pas de Créateur, et donc l’univers n’a pas pu être créé, il ne peut être qu’une infinie suite de bigbangs et de big-crunches, sans commencement ni fin, un univers globalement cyclique dans lequel les différents cycles se mesurent en milliards ou millions d’années, en dizaines d’années ou en millisecondes selon que l’on est galaxie, homme ou particule : tous éphémères. Comme on est loin des fameux et fumeux créationnistes ! De même, la notion d’impermanence des phénomènes qui est au cœur de la doctrine bouddhiste rejoint les avancées et les questionnements les plus récents de la science. Au niveau cosmologique, comme à celui de l’atome, tout n’est qu’impermanence et si les 60 | watch around no 005 été 2008 étoiles peuvent bien s’effondrer sur elles-mêmes, les particules elles aussi, briques fondamentales, peuvent changer de nature, la lumière passer de particule à onde… « Il n’y a pas de Dieu unique, ou alors une multitude qui sont tous périssables ; il n’y a pas d’Ame unique ou alors une multitude qui sont toutes périssables ; il n’y a pas de Temps unique ou alors une multitude de temps qui sont tous périssables, précise Jérôme Ducor. Pour un esprit cartésien, la notion de réincarnation est incompréhensible car, tant qu’on est attaché à la croyance en un “Je” permanent, on ne peut pas comprendre qu’il ne s’agit là que d’une recomposition permanente d’éléments impermanents. » Eveil et big-bang. Mais alors, lui demande-t-on, cette conception cyclique du temps ne s’abolit-telle pas d’elle-même quand on parvient à l’éveil, au satori, à l’illumination, appelez ça comme vous voudrez ? Quand le Bouddha devient Bouddha, le temps ne cesse-t-il pas son cycle d’impermanences pour devenir un état permanent ? « Quand le Bouddha devient Bouddha, me répond avec malice JérômeDucor, premièrement, il n’y a aucune WatchAround005FR.qxd 5.1.2011 16:10 Page 61 PSFIGURESDUTEMPS nécessité à ce qu’il devienne quoi que ce soit! Et deuxièmement, ce n’est pas à un non-éveillé de dire la moindre des choses à ce sujet.» Qu’aurait répondu d’autre un physicien, incapable de franchir le seuil du big-bang ? Au-delà, nos lois ne s’appliquent plus ! Profond humour du bouddhisme, rare parmi les religions. Signe d’intelligence, de clairvoyance ? Et de me citer un fameux tantra que l’écrivain japonais Yukio Mishima traduisit ainsi: «Si tu croises le Bouddha, tue le Bouddha! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre! Si tu croises un disciple du Bouddha, tue le disciple du Bouddha! Si tu croises tes pères et mères, tue père et mère! Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l’entrave des choses, et tu seras libre…» Humour noir ? Non, comme un coup de bâton zen révélant l’impermanence fondamentale des choses, façon de briser notre pauvre croyance en la permanence, à laquelle nous nous accrochons dans l’illusion que sur nous le temps n’a pas de prise. Et sur un bouddhiste, quelle prise a-t-il, ce temps qui coule sans cesse comme un fleuve, tour à tour calme ou impétueux ? Suffit-il d’apprendre à y nager ? « De la pratique du bouddhisme, car je le répète, le bouddhisme n’a de sens et n’est religion qu’en tant que pratique, que chemin, répond-t-il, découle une forme de réalisme. L’équanimité ou l’égalité d’être, la sérénité qui s’ensuivent, la relativité que l’on ressent sont des résultats bienvenus. Mais attention, prendre les choses comme elles viennent, comme le temps nous les présente, n’a rien à voir avec une quelconque résignation. Le bouddhiste n’est pas agneau bêlant. Mais il n’impose rien aux autres, est accueillant, fait montre d’une extraordinaire adaptabilité. D’ailleurs, connaît-on un seul exemple de croisade bouddhiste ? » Les derniers clients sont partis. Il se fait tard, le temps poursuit son cycle au cœur de l’impermanence qui nous entoure, il est temps de se séparer. On repense alors à un petit koan zen : « Pour avoir le bonheur de vivre un instant d’éternité, combien de temps cela prendra-t-il ? Si on ne le vit pas à l’instant, cela peut prendre une éternité ! » • Pour en savoir plus sur le bouddhisme, le site de Jérôme Ducor www.pitaka.ch offre une multitude de liens classés thématiquement. 61 watch around no 005 été 2008 |