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Ce qui se finit ne connaît
pas de fin
Pierre Maillard
«Dans le sans fin toute chose prend fin, et pourtant
cessant ainsi ne connaît pas de fin » dit un des
innombrables proverbes bouddhistes (celui-ci étant
tiré du Vajrasattva tibétain). Mais ce qui vaut pour la
fin vaut aussi pour le début: «Au cœur du sans naissance toutes choses prennent naissance, et pourtant ce qui naît ne connaît point de naissance.»
Je repense à ces sentences, attablé dans une
bruyante pizzeria, où naissent sans cesse et prennent rapidement fin toutes sortes de pizzas odorantes. Tout ceci ne serait qu’illusion ? Poussière
d’étoiles jamais nées et qui ne connaîtront pas de
fin ? J’y repense parce qu’en face de moi est assis
Jérôme Ducor. Nous buvons tous deux un limoncello et fumons une cigarette. « Descartes a tiré un
trait en affirmant : Je pense donc je suis, m’explique-t-il en se penchant vers moi, mais Jacques
May, mon professeur à l’Université de Lausanne,
le corrigeait en disant : “ Dans cet ensemble provisoire d’éléments composites, il y a de la pensée.
Mais qu’est-ce que ce « je » qui croit penser ? Là
est la grande illusion ”. »
Bonze à 23 ans. Jérôme Ducor est bonze bouddhiste. Il a reçu l’ordination en 1977, à l’âge de
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23 ans, au Hompa-Honganji de Kyôto, le templemère de la principale branche du Jôdo-Shinshû,
l’école de la Terre Pure, une des 12 écoles du
bouddhisme japonais. Mais bonze ne veut pas dire
moine. Dans le bouddhisme, tous les moines, qui
portent la robe et arborent un crâne rasé, sont bonzes mais tous les bonzes ne sont pas moines. Un
bonze est dispensé de la prise des vœux monastiques, peut se marier et organiser sa vie comme il
l’entend tout en étant habilité à célébrer la liturgie
et à enseigner. Sa vie, Jérôme Ducor la passe
entre ses responsabilités de bonze attaché au
temple bouddhiste de Genève et son poste de
conservateur du département Asie au Musée
d’ethnographie de Genève (MEG). « J’ai la chance
extraordinaire de pouvoir ainsi pratiquer le bouddhisme à la fois sur le plan personnel et sur le plan
professionnel », se réjouit-il. Au MEG, il a remplacé
à sa disparition le célèbre Jean Eracle, cet ancien
chanoine de Saint-Maurice devenu lui aussi bonze
bouddhiste, au grand dam de l’église d’alors.
Jérôme l’avait rencontré tout jeune homme, fasciné par le bouddhisme dès l’âge de 14 ou 15 ans,
suite à la vision d’une série d’émissions télévisées
d’Arnaud Desjardins, Le Message des Tibétains.
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Il se met alors à dévorer sur le sujet tout ce qui lui
tombe sous la main et peu à peu se rend compte que,
sans crier gare, sans traverser de crise spirituelle, le
jeune protestant qu’il était est devenu bouddhiste.
Le vénérable Eracle le pousse dès lors à apprendre à lire le tibétain classique afin de pouvoir se
frotter directement aux textes originaux. Ses résultats scolaires en pâtissent, mais il tient bon. Puis
ce sera, à Lausanne, l’apprentissage auprès de
Jacques May des quatre langues historiques du
bouddhisme, pâli, sanskrit, tibétain et chinois, suivi
d’une licence en études des religions et d’un doctorat en japonologie à l’Université de Genève.
Le péché originel n’existe pas. Mais est-ce un
des effets de la pratique sereine du bouddhisme ou
une simple conséquence de sa propre nature ?
Toujours est-il que Jérôme Ducor, du haut de son
savoir, est, à 54 ans, comme un jeune homme vif
et malicieux, pétri d’humour et amateur de bonne
vie. « Contrairement au catholicisme, qui est une
foi, le bouddhisme est une pratique personnelle,
une méthode, m’explique-t-il. Dans le bouddhisme,
la notion de péché originel n’existe en rien. Il n’y a
aucune culpabilisation mais une responsabilisa-
tion. On a souvent moqué la notion de karma en la
réduisant à une forme de fatalisme, en disant que
tel ou tel avait un mauvais karma. Mais il ne s’agit
que d’une loi naturelle de cause à effet. Ce que je
suis aujourd’hui est le résultat de ce que j’étais. Et
ce que je suis ou ce que je fais aura des conséquences sur la suite. En d’autres termes, tu ne
peux t’en prendre qu’à toi-même ! »
On y vient, à cette fameuse notion de temps cyclique
sur lequel je voulais l’interroger, ce concept de phases infinies de réincarnations qui nous semble si
étranger, à nous autres occidentaux qui ne voient
dans le temps qu’une flèche qui court droit vers le
vide ou vers l’éternité, pour peu qu’on ait la foi. C’est
d’abord le conservateur en charge du département
Asie qui me répond : « Toute l’Asie, de l’Inde à
Bornéo, et dieu sait si peuples et civilisations y diffèrent, a une vision cyclique du temps. Elle est sans
doute liée à une précarité continue de l’existence, à
une proximité immémoriale avec les catastrophes
naturelles, inondations, tremblements de terre, razde-marée…» De quoi vous accoutumer à l’impermanence. Puis le bonze reprend le dessus: «Dans le
bouddhisme, cette vision cyclique s’applique à tous
les échelons, à l’échelle de l’Univers, où tout naît et
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le temps
cyclique
meurt et renaît, à l’échelle de la vie humaine ou à
l’échelle du microscopique, où tout naît et meurt et
renaît aussi sans cesse. De là sans doute provient la
proximité souvent constatée entre bouddhisme et
science. On ne s’identifie pas mais on se rejoint…»
Bouddhisme et science. N’est-ce pas, en effet,
Einstein lui-même qui a dit un beau jour que « s’il
existe une religion qui pourrait être en accord avec
les impératifs de la science moderne, c’est le
bouddhisme ». Pour le bouddhisme, en effet, il n’y
a pas de Créateur, et donc l’univers n’a pas pu être
créé, il ne peut être qu’une infinie suite de bigbangs et de big-crunches, sans commencement ni
fin, un univers globalement cyclique dans lequel
les différents cycles se mesurent en milliards ou
millions d’années, en dizaines d’années ou en millisecondes selon que l’on est galaxie, homme ou
particule : tous éphémères. Comme on est loin des
fameux et fumeux créationnistes !
De même, la notion d’impermanence des phénomènes qui est au cœur de la doctrine bouddhiste rejoint
les avancées et les questionnements les plus récents
de la science. Au niveau cosmologique, comme à
celui de l’atome, tout n’est qu’impermanence et si les
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étoiles peuvent bien s’effondrer sur elles-mêmes, les
particules elles aussi, briques fondamentales, peuvent changer de nature, la lumière passer de particule à onde…
« Il n’y a pas de Dieu unique, ou alors une multitude qui sont tous périssables ; il n’y a pas d’Ame
unique ou alors une multitude qui sont toutes périssables ; il n’y a pas de Temps unique ou alors une
multitude de temps qui sont tous périssables, précise Jérôme Ducor. Pour un esprit cartésien, la
notion de réincarnation est incompréhensible car,
tant qu’on est attaché à la croyance en un “Je” permanent, on ne peut pas comprendre qu’il ne s’agit
là que d’une recomposition permanente d’éléments impermanents. »
Eveil et big-bang. Mais alors, lui demande-t-on,
cette conception cyclique du temps ne s’abolit-telle pas d’elle-même quand on parvient à l’éveil,
au satori, à l’illumination, appelez ça comme vous
voudrez ? Quand le Bouddha devient Bouddha, le
temps ne cesse-t-il pas son cycle d’impermanences pour devenir un état permanent ? « Quand le
Bouddha devient Bouddha, me répond avec
malice JérômeDucor, premièrement, il n’y a aucune
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nécessité à ce qu’il devienne quoi que ce soit! Et
deuxièmement, ce n’est pas à un non-éveillé de
dire la moindre des choses à ce sujet.» Qu’aurait
répondu d’autre un physicien, incapable de franchir
le seuil du big-bang ? Au-delà, nos lois ne s’appliquent plus !
Profond humour du bouddhisme, rare parmi les
religions. Signe d’intelligence, de clairvoyance ?
Et de me citer un fameux tantra que l’écrivain japonais Yukio Mishima traduisit ainsi: «Si tu croises le
Bouddha, tue le Bouddha! Si tu croises ton ancêtre,
tue ton ancêtre! Si tu croises un disciple du Bouddha,
tue le disciple du Bouddha! Si tu croises tes pères et
mères, tue père et mère! Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l’entrave des choses, et tu seras libre…»
Humour noir ? Non, comme un coup de bâton zen
révélant l’impermanence fondamentale des choses,
façon de briser notre pauvre croyance en la permanence, à laquelle nous nous accrochons dans l’illusion que sur nous le temps n’a pas de prise.
Et sur un bouddhiste, quelle prise a-t-il, ce temps
qui coule sans cesse comme un fleuve, tour à tour
calme ou impétueux ? Suffit-il d’apprendre à y
nager ? « De la pratique du bouddhisme, car je le
répète, le bouddhisme n’a de sens et n’est religion
qu’en tant que pratique, que chemin, répond-t-il,
découle une forme de réalisme. L’équanimité ou
l’égalité d’être, la sérénité qui s’ensuivent, la relativité que l’on ressent sont des résultats bienvenus. Mais attention, prendre les choses comme
elles viennent, comme le temps nous les présente, n’a rien à voir avec une quelconque résignation. Le bouddhiste n’est pas agneau bêlant.
Mais il n’impose rien aux autres, est accueillant,
fait montre d’une extraordinaire adaptabilité.
D’ailleurs, connaît-on un seul exemple de croisade bouddhiste ? »
Les derniers clients sont partis. Il se fait tard, le
temps poursuit son cycle au cœur de l’impermanence qui nous entoure, il est temps de se séparer. On repense alors à un petit koan zen : « Pour
avoir le bonheur de vivre un instant d’éternité,
combien de temps cela prendra-t-il ? Si on ne le vit
pas à l’instant, cela peut prendre une éternité ! »
•
Pour en savoir plus sur le bouddhisme, le site de
Jérôme Ducor www.pitaka.ch offre une multitude
de liens classés thématiquement.
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