Défendre la protection sociale au nom du développement humain

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Défendre la protection
sociale au nom du
développement humain
alain euzéBy
Professeur d’économie à l’Institut d’études politiques de Grenoble
Pour évaluer la situation économique et sociale de ses membres, l’ONU calcule des
indicateurs de développement humain qui entendent dépasser le caractère un peu
limitatif du PIB et du PIB par habitant. En utilisant de tels indicateurs, on peut mieux
apprécier le rôle des États-providence et des systèmes de protection sociale, souvent
en situation financière délicate, mais qui ont permis une amélioration des conditions
de vie.
M
ême si l’expression « développement humain » a pu être utilisée auparavant, c’est à partir de 990 qu’elle a émergé, grâce à la publication
annuelle par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) de son Rapport mondial sur le développement humain.
Ce document contribue à rappeler aux pouvoirs publics, chercheurs, enseignants
et médias des différents pays du monde que si le développement économique est
nécessaire, il est loin d’être suffisant pour corriger les injustices et pour garantir à
tous des conditions d’existence décentes. Certes, la croissance économique est indispensable à l’élévation des niveaux de vie ; le progrès technique permet de rendre le
travail plus productif et de réduire sa pénibilité et sa durée ; la recherche et l’innovation donnent lieu à l’apparition de nouvelles techniques et de nouveaux produits
qui améliorent les moyens de communication, le confort des logements ou l’efficacité
des soins médicaux. Mais ces résultats positifs du progrès économique sont encore
loin de bénéficier à tous les habitants de la planète, et même à tous les citoyens des
pays riches. Il y a, en effet, non seulement les oubliés du progrès économique, mais
aussi les victimes du progrès technique et de la concurrence internationale : travailleurs dont les qualifications sont devenues inutiles ou sont dépassées, chômeurs,
travailleurs pauvres, etc.
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Par ailleurs, l’historien hongrois Karl Polanyi a montré qu’avec le développement
du capitalisme dans l’Europe du XIXe siècle, l’économie s’est « désencastrée de la
société », et la société est devenue l’auxiliaire du marché. L’économie n’est donc plus
« encastrée » dans les relations sociales ; ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans les relations marchandes. Et cette emprise de l’économie sur le fonctionnement de la société a été renforcée par la mondialisation. Celle-ci a conduit à ce que
nous pourrions appeler l’« économisme », c’est-à-dire à un système de valeurs dans
lequel les différentes sphères de la vie humaine et les principaux choix politiques sont
subordonnés à des considérations d’ordre économique, et en particulier aux exigences
d’une concurrence internationale de plus en plus vive. L’économisme repose sur une
conception purement économique et quantitative du bien-être. Il ne s’intéresse qu’aux
richesses matérielles. Il réduit les sociétés à leur dimension économique. Il considère la
croissance économique comme le critère majeur de performance d’un pays.
La notion de développement humain – que le Pnud définit comme l’élargissement
des possibilités de choix ouvertes aux individus, grâce à l’extension de leurs potentialités et capacités – est donc essentielle pour rappeler que le progrès économique n’est
pas une fin en soi et qu’il n’a de signification que s’il s’accompagne de progrès dans
le respect des droits sociaux et de la dignité humaine.
Quel développement ?
Pour justifier cette affirmation, nous préciserons que les objectifs du développement
doivent être clairement hiérarchisés, puis nous soulignerons que les indicateurs élaborés et publiés par le Pnud mériteraient d’être davantage mis en avant.
Parmi la multitude des définitions du mot développement, on retiendra celle de l’économiste et philosophe Amartya Sen : le développement, « c’est le processus d’expansion
des libertés réelles dont jouissent les individus »2. Cette définition présente plusieurs
mérites. Elle est d’abord simple et brève ; elle est, ensuite, suffisamment large pour
englober les différents aspects du développement ; et surtout, elle est fondée sur l’objectif ultime de celui-ci : la liberté humaine, qu’Amartya Sen présente comme la faculté
pour les personnes de choisir le type de vie qu’elles ont des raisons de souhaiter. En
partant de cette définition, on distinguera dans le développement trois étages.
. K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (ouvrage publié pour la
première fois en 9), Paris, Gallimard, 996.
. A. Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 999, p. .
. A. Sen, op. cit., p. 20 et 2.
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Protection sociale et développement humain
à la base, il y a le développement économique. Il repose sur les techniques utilisées
et le niveau de production. L’indicateur de ce développement est le produit intérieur
brut (PIB) par habitant. Dans les comparaisons internationales, il est exprimé en
dollars et en parité de pouvoir d’achat afin d’éliminer les écarts de prix entre pays
et de permettre de comparer des pouvoirs d’achat. Le développement économique
représente les moyens du développement défini par A. Sen.
à l’étage supérieur se situe le développement humain.
Il fait référence, au premier chef, aux capacités de vivre
longtemps et de préserver sa santé, de recevoir une éducation, et de bénéficier de conditions de vie décentes.
Le développement humain d’un pays est d’autant plus
élevé que la proportion de personnes pauvres est faible,
que la mortalité infantile est réduite, ou que l’espérance
de vie et le niveau d’éducation sont élevés. Il contribue
ainsi utilement, à son tour, au développement économique, mais on retiendra surtout qu’il constitue la véritable finalité du développement.
Le développement
selon Amartya
Sen, « c’est
le processus
d’expansion des
libertés réelles
dont jouissent les
individus ».
à l’étage intermédiaire, on trouve le développement social. Celui-ci renvoie à l’idée de
progrès social et concerne les efforts d’un pays dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la protection sociale. Il peut être apprécié à partir d’indicateurs de dépenses dans chacun de ces domaines (dépenses exprimées en pourcentages du PIB ou par
habitant), ainsi que par des indicateurs du type dépenses publiques ou prélèvements
obligatoires, en pourcentages du PIB également, car il est largement financé par des
impôts et cotisations sociales. Le développement social est le maillon intermédiaire qui
permet de transformer le développement économique en développement humain.
Cette optique correspond à la définition désormais classique que Thomas Humphrey
Marshall a donnée de la politique sociale, celle-ci consistant en « l’usage du pouvoir
politique pour supplanter, compléter ou modifier les mécanismes du système économique en vue d’atteindre des résultats auxquels ce système ne pourrait pas parvenir par lui-même ». En tant que composante de la politique sociale, la protection
sociale apparaît donc comme un instrument majeur du développement humain. Elle
utilise les richesses produites grâce au développement économique pour améliorer
les potentialités des bénéficiaires de ses prestations et les rendre plus libres de décider ce qu’ils veulent faire de leur existence.
. Ces éléments ont été précisés par le Pnud dans son premier « Rapport mondial sur le développement humain »
(990) et ils sont constamment rappelés dans les rapports ultérieurs.
. T.H. Marshall, Social Policy, London, Hutchinson, 97, p. .
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L’humain prime
Même si, dans l’ensemble, on peut observer un grand parallélisme entre développement économique et développement humain, ce parallélisme est loin d’être absolu.
La relation entre progrès économique et progrès humain est, en effet, fortement
influencée par des considérations de nature politique et, plus particulièrement, par
l’importance des efforts qu’un pays a décidé de consacrer à son développement
social. Or le développement humain étant le véritable but du développement économique et du développement social, il est nécessaire de le prendre en considération de
manière explicite dans l’évaluation des performances d’un pays et dans les comparaisons internationales. C’est en tout cas, d’abord et avant tout, en fonction de ses liens
avec le développement humain que la protection sociale doit être envisagée.
Dans son « Rapport mondial sur le développement humain », le Pnud présente un
grand nombre de statistiques en mettant l’accent sur des indicateurs simples (tels
que l’espérance de vie à la naissance, le taux de pauvreté monétaire ou le taux d’illettrisme) qui sont révélateurs des « possibilités de choix ouvertes aux individus » et
de « la capacité de chacun à mener l’existence à laquelle il aspire »6. Les indicateurs
simples (c’est-à-dire ne portant que sur une seule donnée) les plus significatifs sont
synthétisés dans deux indicateurs plus larges : l’indicateur de développement humain
(IDH) et l’indicateur de pauvreté humaine (IPH).
. L’indicateur de développement humain. Il s’inscrit dans une approche globale
de ce développement. Il a pour objet de fournir une évaluation du niveau
atteint par un pays à partir de trois critères : longévité (espérance de vie à la
naissance), niveau d’instruction (taux d’alphabétisation des adultes et taux de
scolarisation) et niveau de PIB par habitant en dollars et parité de pouvoir
d’achat). Il a le mérite d’être fondé sur des critères qui ne sont pas purement
économiques.
2. L’indicateur de pauvreté humaine. Il s’agit d’un second indicateur synthétique établi par le Pnud qui, curieusement, est moins connu, alors qu’il est plus
révélateur de l’intensité des efforts d’un pays en vue d’améliorer les capacités
de sa population et de respecter les droits de l’homme à caractère social. Cet
indicateur est fondé sur la prise en compte des carences relatives à des aspects
essentiels de la vie humaine. En s’inspirant des conceptions d’A. Sen, selon lesquelles la pauvreté n’est pas seulement un problème d’insuffisance de revenus,
. Pnud, « Rapport mondial sur le développement humain 996 », p. .
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Protection sociale et développement humain
mais « la privation des capacités et libertés de
C’est d’abord
base »7, le Pnud la définit comme un ensemble de
et
avant tout
manques : impossibilité de vivre longtemps et en
en fonction de
bonne santé, de s’instruire, d’avoir des conditions
ses liens avec le
de vie décentes, de participer à la vie collective8.
développement
humain que
L’indicateur de pauvreté humaine est publié depuis
la protection
997. Pour cela, le Pnud distingue la pauvreté
sociale doit être
humaine dans les pays en développement (IPHenvisagée.
) et dans les pays développés (IPH-2). S’agissant
des pays en développement, l’IPH- repose sur la
mesure de déficits en matière de longévité (probabilité à la naissance de ne pas
atteindre l’âge de 0 ans), d’instruction (taux d’analphabétisme chez les adultes)
et de niveau de vie (pourcentage de la population privée d’accès à un point d’eau
et pourcentage des enfants de moins de ans souffrant d’une insuffisance de
poids). Pour ce qui concerne les pays développés, l’IPH-2 est établi à partir de
critères plus exigeants : probabilité à la naissance de ne pas atteindre l’âge de
60 ans ; pourcentage d’adultes ne sachant ni lire ni écrire ; pourcentage de la
population vivant au-dessous du seuil de pauvreté (0 % du revenu médian9) ;
taux de chômage de longue durée (un an et plus).
Même si les indicateurs de pauvreté et de développement humains sont perfectibles0, ils présentent d’immenses mérites. Fruits d’un important travail de réflexion,
inspiré des travaux d’A. Sen sur la nature du développement, ils soulignent bien les
différents aspects et finalités de celui-ci. En outre, leur comparabilité dans le temps
et entre pays peut (et devrait) constituer une incitation pour les dirigeants politiques
à faire progresser leur pays en prenant pour modèle les pratiques des « meilleurs
élèves ». Il est donc important que des indicateurs de ce type soient davantage mis
en avant pour éviter que l’appréciation des performances des pays ne soit limitée à
des indicateurs purement économiques comme le taux de croissance ou le PIB par
habitant. En outre, la prise en considération de ces critères et de la philosophie sur
. A. Sen, op. cit., p. 2.
. Pnud, « Rapport mondial sur le développement humain 2000 », De Boec, Bruxelles, Paris.
. Le revenu médian est celui qui correspond au partage de la population en deux parties égales ; 0 % ont des revenus supérieurs au revenu médian et 0 % ont des revenus inférieurs. Pour déterminer le seuil de pauvreté, le revenu
médian est préféré au revenu moyen, car ce dernier est trop influencé par les revenus très élevés. Dans certains pays
le seuil officiel de pauvreté est calculé selon d’autres critères, mais pour les besoins de ses comparaisons internationales, le Pnud se réfère à cette définition.
0. D’autres indicateurs synthétiques comprenant plus d’éléments ont été créés : indice de santé sociale du Fordham
Institute aux États-Unis, et indice de bien-être économique d’Osberg et Scharpe au Canada, notamment. Leur
application à divers pays de l’OCDE sur les années 980-990 fait état d’un écart croissant, à partir du début des
années 990, entre progrès économique (PIB par habitant) et bien-être social. Sur cette question, voir notamment
J. Gadrey, Les nouveaux indicateurs de richesse, coll. «Repères», La Découverte, Paris, 200.
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politiques publiques
laquelle ils reposent permet de renforcer la légitimité de la protection sociale en la
présentant comme un pilier du développement humain.
Indispensable protection sociale
C’est surtout au cours de la Seconde Guerre mondiale que les principes fondamentaux de la doctrine de la protection sociale ont été précisés : en 92, dans le célèbre
Rapport Beveridge sur les assurances sociales et les services connexes ; en 9, dans
les recommandations 67 et 69 adoptées à Philadelphie par la Conférence internationale du travail et portant respectivement sur la garantie des moyens d’existence et sur
les soins médicaux.
Ces textes assignent à la protection sociale une mission plus large qu’auparavant
en précisant que sa vocation est d’assurer une garantie d’ensemble contre toutes les
éventualités risquant d’affecter la santé ou le niveau de vie des personnes, indépendamment des différences de classes ou de statuts. Elle se présente donc bien comme
une composante essentielle du progrès social et comme un pilier du développement
humain. En effet, dans les pays où elle est développée, elle permet à de larges couches
de la population de vivre longtemps et en bonne santé et de disposer des ressources
nécessaires pour avoir un niveau de vie décent. Ce faisant, elle aide de nombreuses
personnes à mieux exploiter leurs potentialités, à vivre de manière plus productive
et créative et à élargir leurs choix de vie. Après avoir présenté les enseignements des
comparaisons internationales disponibles, nous conclurons sur l’idée que la notion
de développement humain devrait être utilisée dans toute réflexion sur l’avenir de la
protection sociale.
Les comparaisons effectuées via l’indicateur du développement humain (IDH) ont
leur limite car il place inévitablement en tête des classements les pays très développés sur le plan économique. D’une part parce que leur niveau de vie leur donne plus
de moyens pour financer des dépenses de santé et d’éducation élevées, que ce soit
par des ressources privées ou publiques ; d’autre part et surtout, parce que le PIB
par habitant entre dans la composition de l’IDH. Il est donc plus intéressant de se
limiter à l’indicateur de pauvreté humaine – car celui-ci a pour objet de prendre en
compte des carences – et à d’autres indicateurs révélateurs des capacités de la protection sociale à faire reculer la pauvreté humaine. Pour ne pas trop alourdir cette
. Envisagés au niveau international, les termes « sécurité sociale » et « protection sociale » sont considérés comme
synonymes. Ils englobent en particulier l’indemnisation du chômage et l’aide sociale.
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Protection sociale et développement humain
présentation, nous nous limiterons à des exemples relatifs aux pays développés, c’est
en effet pour eux que l’on dispose des informations les plus complètes.
. L’indicateur de pauvreté humaine. Il est important de constater que ce sont
les pays du Nord de l’Europe, à hauts niveaux de protection sociale et de prélèvements obligatoires (Suède, Norvège, Pays-Bas, Finlande, Danemark), qui
figurent aux premières places pour leur faible niveau de pauvreté humaine ;
inversement, les États-Unis, pays de référence pour leur niveau de vie moyen
(mesuré par le PIB par habitant en dollars et parité de pouvoir d’achat), mais
bénéficiant d’une protection sociale beaucoup moins large que les pays d’Europe de l’Ouest, n’arrivent qu’à la dix-septième place sur dix-neuf pays classés
dans le Rapport mondial sur le développement humain 2007-20082. Dans
ce pays, souvent cité en exemple pour ses performances économiques et la
faiblesse de ses prélèvements obligatoires, et où les dépenses de santé rapportées au PIB sont les plus élevées du monde (mais essentiellement privées), la
probabilité à la naissance de décéder avant l’âge de 60 ans est de ,6 % d’une
classe d’âge, alors qu’elle est de 6,7 % en Suède ou de 8,9 % en France.
2. L’espérance de vie à la naissance. Cet indicateur est instructif, mais doit être
manié avec prudence car il dépend de plusieurs facteurs : niveau et mode de
vie, inégalités sociales, efficacité du système de soins, éducation, alimentation,
hygiène, etc. Cela contribue certainement à expliquer que ce soit au Japon,
où les dépenses de protection sociale sont faibles pour un pays développé6,
que l’espérance de vie, aussi bien à la naissance qu’à 6 ans, soit la plus élevée
du monde. Mais dans ce pays, les inégalités de revenus sont faibles, tous les
habitants sont couverts par un système d’assurance-maladie public ou d’entreprise et les personnes âgées sont souvent aidées par leurs enfants. Autre pays
à espérance de vie à la naissance élevée et à protection sociale faible : la Suisse.
. L’Irlande, pays de l’Europe des Quinze où la protection sociale est le moins développée, se situe à l’avant-dernier
rang. La onzième place de la France, pays pourtant à hauts niveaux de protection sociale et de prélèvements obligatoires, s’explique par l’importance de l’échec scolaire et du taux de chômage de longue durée. Quant à l’Italie, si
elle occupe le dernier rang, c’est essentiellement à cause de la très forte proportion de sa population adulte dont les
capacités de lecture et d’écriture sont insuffisantes.
. En 200, le taux de prélèvements obligatoires (impôts plus cotisations sociales versées à des organismes de protection sociale sur PIB) ne s’est élevé qu’à 27, % aux États-Unis, contre , % en France, 0, % au Danemark, ou
0,7 % en Suède, pays qui est le champion du monde dans ce domaine. Pour des comparaisons internationales en
matière de prélèvements obligatoires, voir OCDE, Revenue Statistics ; Statistiques de recettes publiques, Paris, 2007.
. En 200, les dépenses de santé aux États-Unis ont représenté , % du PIB (dont 6,9 % de dépenses prises
en charge par des systèmes de protection sociale et 8, % de dépenses privées), contre 0, % en France ou 9, %
en Suède.
. Les chiffres cités sont issus du « Rapport mondial sur le développement humain 2007-2008 ».
. Elles sont de l’ordre de 8 % du PIB, contre plus de 2 % dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest.
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politiques publiques
Dans ce pays riche, l’assurance-maladie, bien que privée, est obligatoire pour
les personnes pauvres, elle est payée par les cantons. Citons enfin le cas de
l’Espagne, où la protection sociale est l’une des plus faibles de l’Europe des
Quinze, mais qui dispose d’un service national de santé couvrant l’ensemble
de la population.
Aux États-Unis, pays où les inégalités de revenus sont fortes et où l’assurance-maladie
est largement privée et facultative, l’espérance de vie à la naissance est inférieure de ,
ans à celle du Japon, de 2,6 ans à celle de la Suède, ou de 2, ans à celle de la France.
Aux États-unis,
la probabilité à
la naissance de
décéder avant
l’âge de 60 ans est
de 11,6 % d’une
classe d’âge, alors
qu’elle est de
6,7 % en Suède
ou de 8,9 % en
France.
. La pauvreté monétaire. On se référera ici à plusieurs critères et sources de comparaison qui
conduisent à des conclusions analogues.
• Des données de l’OCDE fournissent pour
7 pays des taux de pauvreté constants. Il s’agit
de la proportion de la population qui est en
situation de pauvreté pendant au moins trois
ans7. Il en ressort que les pays à haut niveau
de protection sociale affichent les taux les
plus faibles (Pays-Bas : , ; Danemark : ,7 ;
Allemagne : 2, ; Belgique : 2,6 ; France : 2,8),
tandis que les pays où la protection sociale est
nettement plus faible enregistrent les taux les
plus élevés (États-Unis : 7,2 ; Irlande : 8,).
• Pour les pays de l’Union européenne, les statistiques Eurostat illustrent
l’impact de la protection sociale dans le domaine de la réduction de la
pauvreté. Ainsi, en 200, le taux de risque de pauvreté8 avant et après
transferts sociaux autres que les pensions de retraite9 passe de 29 à %
en Suède, de 28 à % en Finlande, de 2 à 2 % au Danemark, de 26 à
% en France, de 29 à % en Belgique, ou de à 2 % en Irlande20.
. OCDE, Panorama de la société. Indicateurs sociaux de l’OCDE, Paris, 2007. Il s’agit de personnes qui vivent dans
des ménages dont le revenu par unité de consommation est inférieur à 0 % du revenu médian.
. Les statistiques européennes publiées par Eurostat portent sur le « taux de risque de pauvreté » défini comme
la proportion de personnent qui vivent dans des ménages dont le revenu par unité de consommation est inférieur à
60 % (et non pas à 0 %, seuil retenu par d’autres sources d’information relatives à la pauvreté) du revenu médian.
. Les pensions de vieillesse sont considérées dans ces statistiques comme des revenus d’origine et non pas comme
des transferts sociaux.
0. Eurostat, « Pauvreté monétaire et exclusion sociale dans l’UE 2 », Statistiques en bref, Population et conditions
sociales, n°, 200.
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Protection sociale et développement humain
Pour ce qui concerne les personnes âgées de 6 ans et plus, les statistiques
Eurostat confirment également que c’est dans les pays qui ont les systèmes
de retraite les plus généreux que les taux de risque de pauvreté sont les plus
faibles (Pays-Bas : % ; Luxembourg : 7 %) et inversement (RoyaumeUni : 27 % et Irlande : %) ; la France se situant dans une zone moyenne
avec un taux de 6 %.
• La pauvreté des enfants est certainement la forme d’inégalité la plus
injuste et la plus grave. On sait, en effet, que les enfants qui grandissent dans des ménages défavorisés sont beaucoup plus exposés que les
autres aux risques d’avoir de mauvais résultats scolaires, de rencontrer
des difficultés à trouver un emploi, d’être malades à l’âge adulte, de sombrer dans la délinquance, et de se trouver enfermés dans des « trappes à
pauvreté »2. Or dans ce domaine, la protection sociale a un rôle déterminant pour réduire l’ampleur de ces « inégalités de destin », ainsi qu’en
témoignent les résultats d’une étude réalisée par le Centre de recherche
de l’Unicef22. Cette étude internationale montre que plus les transferts
sociaux « en faveur de la sécurité familiale » (c’est-à-dire autres que les
pensions de retraite) représentent un pourcentage élevé du PIB, plus le
taux de pauvreté des enfants est faible. Elle fournit également des informations sur le taux de pauvreté des enfants2 avant et après transferts
sociaux autres que les pensions de retraite : ce taux se réduit ainsi fortement, de ,8 à 2, % au Danemark, de 8, à 2,8 % en Finlande, de
8 à ,2 % en Suède, ou de 27,7 à 7, % en France, c’est-à-dire dans des
pays à hauts niveaux de protection sociale. En revanche, dans les pays où
la protection sociale est plus faible, le taux de pauvreté des enfants est
élevé. Tel est le cas des États-Unis, où il ne passe que de 26,6 % avant
transferts sociaux à 2,9 % après.
Ces éléments de comparaisons internationales illustrent le fait que même s’ils sont
beaucoup moins faciles à mesurer que son coût, les bienfaits de la protection sociale
ne doivent pas être ignorés. On a pris l’habitude de ne la voir que sous l’angle de ses
règles – souvent très complexes –, de son poids, de ses déficits ou de ses incidences
économiques, tandis que la philosophie sur laquelle elle repose et les principes et
. Sur ces points, voir notamment R. Boudon, C.H. Cuin et A. Massot, L’Axiomatique de l’inégalité des chances,
Paris, L’Harmattan, 2000 ; E. Maurin, L’Egalité des possibles, Paris, « La République des idées », Seuil, 2002 ; OCDE,
Accroître les chances de chacun. Pour une politique sociale active au service de tous, Paris, 200.
. Unicef, La Pauvreté des enfants dans les pays riches, bilan Innocenti, 200, n°6.
. Le taux de pauvreté des enfants est défini ici comme le pourcentage des enfants vivant dans des familles dont
le revenu par unité de consommation est inférieur à 0 % du revenu médian.
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politiques publiques
idéaux sur lesquels elle est fondée ont tendance à être perdus de vue. La notion de
développement humain devrait être utilisée pour mieux évaluer son rôle.
Tenir bon
La protection sociale doit faire face au vieillissement démographique, à la progression des dépenses de santé et à l’étendue du chômage et de la pauvreté. Les problèmes financiers qu’elle rencontre dans la plupart des pays sont souvent dus à l’ampleur
et à l’extension de ses missions. Or ces problèmes alimentent les critiques auxquelles
la protection sociale est exposée, et selon lesquelles son coût est de plus en plus
lourd2, elle est un handicap économique2, elle est bureaucratique et mal gérée, etc.
Ces critiques sont de nature à porter atteinte à la légitimité d’une institution qui,
surtout pour les pays européens, est une composante primordiale de la société. Face
à la progression des besoins, sa légitimité en tant qu’ensemble de mécanismes de
redistribution des revenus fondés sur l’idée de solidarité a besoin, plus que jamais,
d’être affirmée.
En Europe de l’Ouest, où elle est, dans l’ensemble, fortement développée, la protection sociale dispose d’atouts : meilleur accès aux soins de santé du fait que chacun
contribue en fonction de ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins ; meilleure
sécurité des régimes d’assurance-vieillesse, fondés sur le principe de la répartition ;
faiblesse des frais de gestion des organismes du fait qu’ils n’ont pas de but lucratif ou
qu’ils réalisent des économies d’échelle en couvrant de larges couches de la population de manière uniforme26.
. C’est le fait d’être financée essentiellement par des prélèvements sociaux et fiscaux qui confère à la protection
sociale sa spécificité et ses atouts, mais c’est également ce qui fait qu’elle a toujours suscité des craintes ou des critiques selon lesquelles elle ferait peser sur l’économie une charge trop lourde. Ainsi, dans le cas de la France, en 90,
alors qu’elle représentait moins de % du PIB, contre plus de 0 % aujourd’hui, la revue Problèmes économiques
publiait-elle un article qui s’intitulait : « La Sécurité sociale : une charge trop lourde ? » (Problèmes économiques, 6 juin
90). De même, dans La Politique contemporaine de Sécurité sociale, ouvrage publié en 9, Paul Durand consacraitil déjà des passages substantiels aux « problèmes financiers de la Sécurité sociale », et en particulier à « La crise du
financement ». Cet ouvrage a été réédité tel quel, avec une préface de X. Prétot, en 200 aux éditions Dalloz.
. L’idée selon laquelle la protection sociale porterait atteinte aux performances économiques n’a jamais pu être
vraiment démontrée. Sur ce point, voir en particulier les récapitulations présentées par A.B. Atkinson, The Economic
Consequences of Rolling back the Welfare State, Cambridge (Mass), London, The MIT Press, 999 et par P.H. Lindert,
Social Spending and Economic Growth Since the Eightenth Century (volume I,The Story ; volume II, Further Evidence),
Cambridge, Cambridge University Press, 200.
. Ainsi, en matière d’assurance-maladie, les compagnies d’assurances des États-Unis présentent des frais de
gestion qui sont de l’ordre de 0 à % de leurs dépenses totales, contre moins de , % en France pour l’assurancemaladie du régime général de la Sécurité sociale.
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Protection sociale et développement humain
Mais c’est en tant qu’instrument au service du développement humain et de recul de la pauvreté humaine que
la protection sociale doit être défendue dans les pays où
elle est déjà très développée, et promue dans ceux où
elle est encore embryonnaire. Ses objectifs constituent
son fondement essentiel. Ils sont l’expression de valeurs
comme la justice sociale, la solidarité, l’égalité des chances ou le respect de la dignité humaine. Défendre ou
promouvoir la protection sociale au nom du développement humain, c’est avoir le souci que ces valeurs et
principes de base soient bien ancrés dans les consciences collectives.
c’est en tant
qu’instrument
au service du
développement
humain et de
recul de la
pauvreté que
la protection
sociale doit être
défendue dans
les pays où elle
est déjà très
développée.
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