TEXTE 2 Génétique, technologie et société : l’héritage de Chernobyl Le 26 avril 1986, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire électrique de Chernoby explosait en éjectant une quantité massive de composés radioactifs autour d’elle et dans tout l’hémisphère nord. L’explosion tua 31 sauveteurs et en irradia profondément 200 autres. Dans les 9 jours qui suivirent l’explosion, la température du réacteur approcha le point de fusion et des produits de fission radioactive comme l’iode, le xénon, le strontium et le césium, furent relachés dans l’atmosphère. Les retombées radioactives diffusèrent dans toute l’Europe centrale, atteignant la Finlande et la Suède trois jours après l’explosion initiale, le Royaume Uni et les Etats-Unis une semaine après. Des millons de personnes furent exposées à des quantités mesurables de radioactivité. Les personnes vivant dans un rayon de 30 km autour de Chernobyl furent exposées à des niveaux de radioactivité très importants avant d’être évacués 36 heures après l’accident. De même, les quelques 600 000 militaires et civils envoyés à Chernobyl pour décontaminer la zone et enfermer le réacteur dans un sarcophage furent aussi fortement exposés. L’accident de Chernobyl fut la plus grande émission accidentelle de radioacivité jamais survenue dans le monde. La question encore en suspens est de savoir si cette pollution menace la santé à long terme de millions de personnes. On en sait plus sur les conséquences des radiations sur la santé humaine que sur les conséquences de n’importe quel autre toxique (sauf peut-être la fumée de cigarette). Les rayons X et les rayons gamma sont un sous-groupe de radiations ionisantes qui possèdent suffisamment d’énergie pour éjecter des électrons des atomes. Les radiations ionisantes peuvent endommager n’importe quel constituant cellulaire, altérer les nucléotides et induire des cassures double brin sur l’ADN. Ces lésions de l’ADN peuvent induire des mutations ou des translocations chromosomiques. Les fortes doses de radiations ionisantes augmentent le risque de développer certains cancers. On a observé chez les survivants des bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki une augmentation de l’incidence des leucémies dans les deux ans qui suivirent ces bombardements. Les cancers du sein ont été multipliés par dix, ainsi que les cancers du poumon, de la thyroïde, du colon, de l’ovaire, de l’estomac et du système nerveux. Puisque les radiations ionisantes induisent des lésions de l’ADN, on pensait voir chez les descendants des survivants une augmentation du nombre de malformations ou maladies congénitales, ce qui jusqu’à maintenant n’est pas le cas. Extrapoler de Hiroshima à Chernobyl est un problème de dose. Chez les survivants de la bombe atomique, le taux de cancers a augmenté chez les personnes exposées à plus de 200 mSv (mSv = millisievert, unité de dose absorbée de radiation). On estime que les personnes qui vivaient dans la région la plus contaminée de Chernobyl ont subi une exposition d’environ 50 mSv, et certains des travailleurs chargés du nettoyage du site furent exposés à des doses de l’ordre de 250 mSv. En dehors de la région de Chernobyl, les doses de radiations ont été de 0,4 à 0,9 mSv en Allemagne et en Finlande, 0,01 mSv au Royaume Uni et de 0,0006 mSv aux Etats-Unis. A titre de comparaison, la dose moyenne de radiation absorbée lors d’un diagnostic médical (par exemple une radiographie dentaire ou du poumon) est de l’ordre de 0,39 mSv par an. L’exposition d’une personne à la radioactivité naturelle (rayons cosmiques, roches radioctives ou gaz radon) est de l’ordre de 2 à 3 mSv par an. Les fumeurs s’exposent eux-mêmes à une dose d’environ 2,8 mSv par an à cause des produits naturels mais radioactifs incorporés dans le tabac. Il semble que le taux de mutations parmi les plantes et les animaux exposés aux déchets radioactifs de Chernobyl est de deux à dix fois le taux normal. On sait aussi que le taux de mutation du gène HPRT chez les nettoyeurs de Chernobyl est de 25% supérieur au taux normal. De même, le taux de mutation dans les séquences microsatellites chez les enfants nés dans la zone polluée est deux fois celui d’enfants témoins du Royaume Uni. Mais ces augmentations des taux de mutations ont-elles un effet sur la santé ? On estime que parmi les 115 000 personnes évacuées de la région de Chernobyl, il y a eu 26 cas supplémentaires de leucémies dus à la catastrophe, en plus des 25 à 30 cas spontanés. On estime également qu’il y aura 17 000 cas supplémentaires de cancer en Europe, en plus des 123 millions qui surviendront normalement. Mais jusqu’à présent, aucune augmentation du nombre de leucémies ou de tumeurs solides n’a été détectée dans l’ex-URSS, la Finlande ou la Suède, ou chez les 600 000 personnes qui ont participé au nettoyage du site. Mais bien que le taux de tumeurs solides et de leucémies n’ait pas augmenté, un type de cancer semble clairement en augmentation, c’est le cancer de la thyroïde. La fréquence de ce cancer chez les enfants a atteint 100 cas par million d’enfants et par an, alors que le taux normal attendu est de 0,5 à 3 par million d’enfants et par an. Bien que les épidémiologistes débatent pour savoir si cette augmentation est entièrement due aux effets de Chernobyl ou si elle est due en partie à une meilleure détection de ce type de cancer, l’importance de l’augmentation et le fait qu’un des radioisotopes relâché par la centrale soit l’iode est très en faveur d’un lien direct entre cette augmentation de cancers de la thyroïde et la catastrophe de Chernobyl. Les conséquences les plus importantes et les plus immédiates de Chernobyl sont sans doute psychologiques. On a observé chez les netoyeurs du site une augentation de 50% du taux de suicide ainsi qu’une augmentation de l’alcoolisme et du tabagisme. D’autres études montrent que 45% des personnes vivant dans un rayon de 300 km autour de Chernobyl croient être atteinte d’une maladie radio-induite. Des maladies telles que la dépression, les troubles du sommeil, l’hypertension et l’altération de la perception sont aussi documentées. En fait, le stress post-traumatique peut être une menace plus importante que l’irradiation elle-même. Les gens ont le sentiment de vivre sous la menace constante du cancer, attendant le résultat d’une sorte de lotterie. Finalement, même si les maladies génétiques et les cancers n’augmentent pas de façon spectaculaire, les effets de la catastrophe de Chernobyl sur la santé ont été et seront encore dévastateurs.