Peut-on concevoir une analyse économique de l’amour ?
Jean-Pascal GAYANT
Professeur de Sciences Economiques
Université du Maine.
Introduction
L’attribution du Prix Nobel d’Economie 2012 à Lloyd Shapley et Alvin Roth donne une
certaine actualité à l’idée d’une « analyse économique de l’amour ». A défaut d’avoir
explicitement centré leurs travaux sur l’amour, ceux-ci se sont interrogés sur la manière de
réaliser des appariements optimaux, avec comme exemple emblématique le problème dit du
mariage stable pour lequel le défi est de trouver un algorithme d’allocation des conjoints qui
aboutisse à un résultat satisfaisant pour tout les couples.
Dans les premiers temps de l’analyse néoclassique, il n’était, en réalité, nullement question de
s’intéresser à l’amour. Mais la démarche initiée par Jeremy Bentham, John Stuart Mill et
Francis Edgeworth va pousser les théoriciens de l’économie à s’intéresser à ce qui apporte
intrinsèquement de la satisfaction aux individus-consommateurs. Dès que le domaine des
seuls rapports marchands sera dépassé, le questionnement sur les rapports affectifs va
émerger. On doit principalement à Gary Becker, Prix Nobel d’Economie en 1992,
l’émergence dans le champ de la théorie économique des questions relatives aux relations à
l’intérieur de la famille. L’idée centrale de ses travaux est d’élargir le champ d’investigations
de l’économie : il souhaite étudier comment les individus font leur choix d’éducation, de
mariage et de divorce, de comportement criminel…, avec les outils de la microéconomie. Ses
premiers travaux portent sur les choix d’éducation. L’éducation est un investissement qui,
comme tout investissement, comporte un coût et un rendement. Chaque individu compare
donc, rationnellement, les coûts et les bénéfices de l’éducation (pour lui-même ou pour ses
enfants) et décide alors de la quantité d’éducation optimale à « acquérir ». En matière de
crime aussi, l’individu rationnel est supposé comparer les gains de cette activité à ses coûts,
eux-mêmes dépendants de la probabilité d’être capturé et de la nature de la peine encourue.
Quant au mariage, il s’analyse comme la recherche d’un partenaire sur un marché imparfait,
visant l’efficacité de la rencontre, c'est-à-dire l’obtention du plus grand produit possible
compte tenu des caractéristiques respectives des partenaires. Avec le temps, la possible
découverte de meilleures opportunités, d’un assortiment plus efficace, peut conduire le couple
1
au divorce. Dans cette optique, on envisagera donc l’existence d’une compétition
matrimoniale, d’une nature assez semblable à la compétition sur le marché du travail :
l’employeur et l’employé se recherchent l’un l’autre, se lient par un contrat de travail, puis se
séparent dés que l’un des deux détecte une meilleure opportunité. Poursuivant son analyse du
mariage et de la famille, Becker indique que le foyer est une unité de production de
services domestiques tels que la cuisine, les tâches ménagères, les relations sexuelles…Il
enfonce le clou en précisant que « A un niveau abstrait, l’amour et les autres liens d’ordre
émotifs tels que l’activité sexuelle ou de fréquents contacts rapprochés avec une personne
particulière, peuvent être considérés comme des marchandises domestiques particulières, non
commercialisables, et, il n’y a pas grand chose à ajouter à l’analyse ( …) de la demande de
marchandise ».
La question de la recherche des meilleurs appariements a fait l’objet de travaux très avancés,
aujourd’hui regroupés sous la terminologie de théorie du « Market Design » pour laquelle
Shapley et Roth ont obtenu le Prix Nobel. Il s’agit d’analyser les échanges, au sens large, qui
s’effectuent sans l’intermédiaire d’un prix1. L’exemple classique est bien celui du mariage et
la question à résoudre est « comment former des couples satisfaits de leur appariement ? ».
Cette question, appelée « problème du mariage stable » a été résolue sous forme
mathématique et algorithmique par Lloyd Shapley et David Gale en 1962. Le principe est,
qu’après avoir interrogé chacun des individus des deux sexes sur l’ordre précis de leurs
préférences à l’égard des individus de sexe opposé, un algorithme bien particulier est mis en
place pour allouer à chacun un conjoint. A défaut d’être poétique, cette procédure minimise
les frustrations des participants : à l’issue du processus, chaque conjoint estime qu'il ne
pouvait obtenir de meilleur partenaire que celui qu'il a finalement obtenu. Le second
attributaire du Prix Nobel, Alvin Roth, a donné une forme concrète à ce principe, non pas en
ouvrant une agence matrimoniale ou un site de rencontre, mais en proposant ce dispositif pour
l’allocation géographique des nouveaux internes en médecine dans les hôpitaux ou pour
optimiser l'attribution d’organes entre donneurs et receveurs compatibles…
Aussi loin que l’on scrute le cheminement passé de la théorie économique, le postulat
« d’égoïsme méthodologique s’est imposé de manière irrésistible. Et même si des auteurs tels
qu’Adam Smith ou John Stuart Mill ont pu, à un moment ou à un autre de leur réflexion,
douter de sa pertinence, ils ont conforté cette direction prise par la pensée économique. La
1 Un article à destination du grand public écrit par Laurent Denant Boemont m’a été fort utile pour l’exercice
visant à donner un bref résumé de ces contributions.
2
question centrale qui émerge est donc : « Comment, dans ce cadre méthodologique, peut-on
concevoir l’émergence d’une éventuelle forme d’amour ? », ou en d’autres termes, « Peut-il
être rationnel, pour un homo economicus d’aimer ? ».
Pour traiter de cette question, complétons la délimitation des contours du sujet. L’amour
prend de multiples formes et en établir une typologie complète est une tâche en soi. Nous
allons choisir de considérer deux formes de celui-ci : l’amour de ses proches d’une part et
l’amour de son prochain d’autre part.
Le profil que l’on peut dresser du prochain pourrait être celui de l’agent économique
anonyme avec lequel on entretient de banales relations sociales. A l’égard du prochain, il ne
sera donc pas question d’élans amoureux, mais du « vivre ensemble ». Nous dissocierons
donc cet amour plus ou moins spontané du prochain, de l’amour plus sincère et intense, dirigé
vers les proches : conjoint, enfant, ami fidèle… En matière d’amour de ses proches, il y aurait
encore, à l’évidence, une sub-division à opérer entre l’amour éprouvé à l’égard d’un conjoint,
l’amour éprouvé à l’égard d’un enfant, l’affection éprouvée à l’égard d’un ami… Il faudrait
encore approfondir l’analyse pour distinguer l’amour accordé à un conjoint institutionnel et
celui éprouvé à l’égard d’un partenaire illégitime. Il s’agit là d’un degré d’analyse que la
science économique ne peut aujourd’hui que difficilement appréhender. Cependant, alors
même que nous traiterons avec les mêmes outils l’amour de ses enfants et l’amour de son
conjoint, nous verrons émerger une certaine divergence dans les conclusions.
La typologie organisée autour de l’amour des proches, d’une part, et l’amour du prochain
d’autre part, sera la trame que l’on retrouvera dans les deux parties de cette contribution. Dans
une première partie, nous chercherons à répondre à la question : « Peut-il être
économiquement rationnel d’aimer ? ». Dans une seconde partie, sera posée la question :
« L’amour est-il une ressource rare ? »
I) Peut-il être économiquement rationnel d’aimer ?
A) Amour de ses proches
La théorie économique a glorifié l’égoïsme méthodologique. Mais elle a aussi introduit dans
ses modèles l’altruisme. La forme d’altruisme la plus emblématique est celle qui existe à
3
l’égard de sa progéniture. Un agent économique est dit altruiste s’il retire de la satisfaction de
la présence et du « bien être » de ses enfants. Cette forme d’altruisme est sans doute la plus
étudiée dans la théorie économique car elle permet de traiter des relations et des transferts
intergénérationnels, et en conséquence de la croissance macroéconomique à long terme.
L’existence d’altruisme, qui se modélise assez facilement en supposant que l’utilité des
parents est positivement impactée par l’utilité éprouvée par les enfants, ne conduit pourtant
pas les économistes à conclure à l’existence d’un déferlement d’amour des parents à l’égard
de leurs enfants. Ceci est résumé dans le fameux « dilemme des générations » où, l’absence
de garantie qu’un enfant consente à venir en aide à ses parents lorsqu’ils seront devenus
vieux, peut pousser les dits parents, pourtant altruistes, à sous éduquer leur enfant. Il peut
alors résulter un équilibre sous optimal en régime permanent, à l’issue duquel les enfants
seront moins éduqués et les parents moins « assurés » par leurs enfants2.
Dans ce registre, l’enjeu qui émerge et auquel la théorie économique s’intéresse est donc le
bien fondé de l’intervention de l’Etat : Faut-il parier sur l’existence d’un altruisme
dynastique donnant lieu à une chaîne ininterrompue de legs positifs, ou faut-il compter sur
une intervention de l’Etat qui joue alors, en quelque sorte, le rôle d’assureur des générations
futures ?
La concept d’altruisme en économie est néanmoins un outil performant pour introduire les
bons sentiments qu’un agent économique peut éprouver à l’égard de ses proches. Mais les
économistes n’utilisent que peu cet outil hors du cadre intergénérationnel. L’économiste ne
nie pas qu’existe de l’altruisme d’un agent à l’égard de son conjoint, mais il va principalement
concentrer son attention sur les décisions du ménage, sans réellement entrer dans le détail des
élans qui sont à l’origine de la cohésion de ce ménage. La notable exception à cette règle est
le courant de travaux initiés par Gary Becker. Nous l’avons dit, ce dernier pénètre au cœur du
ménage et de la famille et tente de décrypter les décisions à l’intérieur de la cellule familiale.
Que retenir de ces travaux ? Des résultats qui fleurent à la fois le cynisme et le bon sens.
Finalement, les agents économiques semblent eux-mêmes écartelés entre le cœur et la raison :
ils sont capables d’élans sincères, mais ne perdent jamais totalement de vue leurs intérêts.
L’amour que l’on éprouve pour son partenaire est réel mais la communauté de vie qu’il induit
procure aussi des bénéfices : production d’enfants –que ce soit pour leur valeur « récréative »
ou en qualité d’assureurs des vieux jours-, économies d’échelle dans l’utilisation de l’espace
et des biens et services indispensables au quotidien (logement conjoint, biens durables,…),
2 Pour approfondir ces questions, on peut lire différentes synthèses éclairantes sur « l’économie des transferts
entre générations » réalisées par André Masson.
4
garantie contre la solitude, le cas échéant protection physique… En outre, comme nous
l’avons mentionné en introduction, les marques de tendresse ou les relations sexuelles font
figure de service domestique. Nous noterons que, dans une telle optique, les relations
sexuelles peuvent être un service intrinsèquement obtenu en contrepartie de services d’autres
sortes.
L’amour de ses proches peut donc être objectivé dans la théorie économique. Il est
modélisable, mais il ne peut guère, dans l’état actuel de la discipline, être distingué de toute
autre forme de bienveillance à l’égard de tiers. On peut cependant deviner l’émergence à venir
d’un approfondissement de la question. J’en veux pour preuve ce commentaire d’Alvin Roth :
"L'appariement (...), c'est savoir comment obtenir les choses qu'on ne peut pas tout
simplement choisir, mais où il faut aussi être choisi, par exemple aller à l'université, se
marier, trouver un emploi". "Vous ne pouvez pas tout simplement avoir ce que vous voulez, il
faut aussi chercher à séduire et il y a de la séduction des deux côtés. Nous étudions les
procédures du marché qui permettent de faire se correspondre ces séductions."
Il me semble qu’une discipline qui s’attache à comprendre les mécanismes de la séduction est
sur le point de se pencher plus en profondeur sur certains traits du comportement humain, au-
delà de fondements où la seule recherche d’intérêts matériels ou pécuniaires occupe
quasiment tout l’espace.
B) Amour de son prochain
Si l’on souhaite maintenant décliner l’interrogation sur le comportement rationnel au thème
de l’amour de son prochain, la perspective est, pour l’économiste, différente.
Qui est ce prochain ? C’est celui avec qui on partage un destin commun, sous la forme de
l’appartenance à une communauté humaine : entreprise, association, commune, nation, le cas
échéant structure supra nationale (en particulier pour les questions environnementales).... Par
quel biais partagé-je une communauté de destin avec ces tiers ? Par les performances et la
pérennité de mon entreprise, par les facilités et le dynamisme de ma commune, par la bonne
santé économique de mon pays et par les protections qu’il m’offre... Pour les économistes, ce
qui lie les agents économiques les uns aux autres dans le cadre d’une communauté humaine,
ce sont fondamentalement les transferts : impôts et taxes d’un côté, prestations de l’autre. Il
est évident que l’on n’éprouve pas de plaisir particulier à payer ses impôts, mais on conçoit
5
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !