HDR - Texte intégral - Centre de sociologie des organisations

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Université Paris IV Sorbonne
SOCIOLOGIE DU MARCHE
Une hypothèse wébérienne
Mémoire pour l’Habilitation à diriger des recherches
Présenté et soutenu publiquement
par M. Pierre FRANCOIS
Devant le jury suivant :
M. Pierre Demeulenaere, professeur des universités, Université Paris IV Sorbonne
M. Frank Dobbin, professeur, Harvard University
M. Patrick Le Galès, directeur de recherches au CNRS, CEVIPOF-Sciences Po
M. Philippe Steiner, professeur des universités, Université Paris IV Sorbonne
M. François Vatin, professeur des universités, Université Paris X Nanterre
Mme Florence Weber, professeur des universités, Ecole normale supérieure
1
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Mes remerciements vont avant tout à Philippe Steiner, qui a suivi ce travail dès sa
genèse et qui a lu avec précision, rigueur et bienveillance les chapitres successifs qui lui parvenaient. Ils
vont aussi à Patrick Le Galès et Marco Oberti qui m’ont passé la commande d’un manuel pour la
collection qu’ils dirigent, manuel dont le manuscrit constitue la base de ce volume.
Ce mémoire d’habilitation fut pour moi l’occasion de faire retour sur les lieux qui,
depuis sept ans, m’ont accueilli dans mon travail de chercheur. Je remercie avant tout ici le Centre de
sociologie des organisations, l’ensemble de ses chercheurs et doctorants, qui m’on offert depuis mon entrée
au CNRS un environnement intellectuel et amical incomparable. Ma gratitude va tout particulièrement
à E. Friedberg, qui m’a proposé d’y venir, et à C. Musselin, qui lui a succédé à la direction du
laboratoire sans toutefois rechigner à la lecture de certaines des (longues) pages qui suivent. Mes voisins
de bureau et collègues de laboratoire m’ont été d’un très précieux secours, à accepter de relire les bribes
qui, progressivement, se sont agrégées pour constituer ce volume, et notamment J. Barrier, F. Barthélémy,
F. Dedieu, S. Dubuisson, P. Ravinet, D. Segrestin, et D. Younes. La partie III de ce volume doit
beaucoup au séminaire « labels » qui se tient depuis 2005 au sein du CSO et qui réunit, outre S.
Dubuisson, D. Segrestin et C. Musselin, F. Accominoti, G. Anzalone, P. Barraud, C. Champenois,
P.-M. Chauvin, B. Cret, Y. Dalla Pria, M. Drouet, C. Ollivier. Leurs discussions et leurs remarques
me furent précieuses. Je suis également redevable au groupuscule réuni autour de la vaillante figure du
professeur Plexi-Glass, rassemblant notamment D. Benamouzig, P. Bezes, F. Champy, C. Lemercier,
F. Keck, F. Pierru et P. Simay. Ma gratitude va enfin à F. François qui a accepté de se livrer, une
nouvelle fois, au rôle ingrat de la relecture finale du manuscrit.
La dette que j’ai contractée à l’égard de Carine au cours de ce travail est immense.
L’affection et l’exigence intellectuelle que je trouve auprès d’elle chaque jour me sont d’un secours
inestimable. Qu’elle soit ici remerciée pour sa présence, son attention, ses lectures (nombreuses) et ses
remarques (plus nombreuses encore) : ce travail lui doit plus qu’il n’est possible de le dire.
Je remercie enfin mes deux fils, Baptiste et Tristan, pour leur présence, leur
inépuisable énergie, et leurs questions récurrentes et curieuses sur l’état d’avancement de mon manuscrit.
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« J’ai fait établir là-dessus, expliqua-t-il à Ulrich en lui indiquant
aussitôt les feuillets qui s’y rapportaient, une liste des grands
chefs d’idées, c’est à savoir les noms de tous ceux qui ont pour
ainsi dire conduit à la victoire, ces dernières années, de grands
corps d’armées d’idées. Cet autre feuillet est un ordre de bataille ;
celui-ci un plan d’opérations ; celui-là, un essai de localisation de
tous les dépôts et places d’armes d’où proviennent les renforts de
pensées. Mais tu ne seras pas sans observer (je l’ai d’ailleurs fait
apparaître clairement sur le dessin), si tu considères l’un des
groupes de pensées actuellement en action, qu’il tire ses renforts
en combattants et en matériel non seulement de ses propres
dépôts, mais encore de ceux de son adversaire ; tu vois qu’il
modifie continuellement son front et qu’il combat même tout à
coup, sans aucune raison, à l’envers, le front tourné vers ses
propres communications ; tu constates encore, ailleurs, que les
idées ne cessent de déserter puis de rentrer dans le rang, si bien
que tu les trouves tantôt dans un camp, tantôt dans l’autre. En un
mot, il est impossible d’en tirer ni un plan de communications
convenable, ni une ligne de démarcation, ni quoi que ce soit, et
toute l’affaire se révèle, sauf respect (il est vrai d’autre part que je
me refuse à le croire), ce que n’importe lequel de nos supérieurs
appellerait un beau bordel !»
Robert Musil, L’homme sans qualités, Le seuil, p. 447.
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INTRODUCTION
Dans le maître-livre qu’il consacrait à ce qu’il nomme La grande
transformation, Karl Polanyi s’attachait à décrire un mouvement historique singulier : en
s’annexant des territoires qu’il n’aurait jamais dû s’approprier et en entreprenant de
régler l’échange de terre, de travail et de monnaie, le marché avait provoqué
l’effondrement des sociétés européennes dont la seconde guerre mondiale (le livre est
publié en 1944) constituait le point d’orgue funèbre. Entre le moyen-âge et la fin de
l’ancien régime, expliquait Polanyi, les systèmes économiques étaient organisés autour de
trois principes : la réciprocité, la redistribution et l’administration domestique. Ces trois
logiques pouvaient éventuellement se combiner, mais quelles qu’aient été leurs
incarnations historiques, elles installaient une articulation du social et de l’économique
fort différente de celle que nous connaissons depuis le XIXème siècle. Dans les systèmes
économiques de l’ancien régime en effet, l’économie était soumise au social, ou, pour
reprendre les termes de Polanyi, elle y était encastrée – c’étaient les relations sociales qui
étaient décisives et qui imprimaient leurs marques et leurs formes aux relations
économiques. A la fin du XIXème siècle, l’articulation du social et de l’économique est
profondément différente – elle est comme inversée : de l’économique et du social, c’est
désormais le premier qui domine le second. C’est qu’entre temps, note Polanyi, sont nés
des marchés autorégulateurs qui ont contribué à l’institution d’une économie de marché.
Mais que faut-il entendre par là ? L’économie de marché, pour Polanyi, se caractérise par
une combinaison de traits qui contribuent à lui donner sa forme spécifique : elle est
commandée, régulée et orientée par les seuls marchés, autrement dit la tâche d’assurer
l’ordre dans la production et la distribution des biens y est confiée au mécanisme
autorégulateur du marché. Les acteurs économiques sont censés s’y comporter de
manière à tenter de maximiser leurs profits monétaires. La production y est commandée
par les prix, et l’économie de marché suppose la présence de monnaie. Mais le point
décisif, pour Polanyi, est ailleurs : il tient au fait que dans une économie de marché,
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l’économie n’est plus soumise au social, elle le surplombe au contraire et lui dicte ses
lois.
Le mouvement historique qui explique l’avènement d’une société de
marché occupe une grande part de La grande transformation. Polanyi y montre comment
deux types d’échanges (les échanges au long cours qui reliaient les grandes villes et les
ports commerciaux, et les échanges locaux inscrits dans l’espace clos des villes ou de
régions étroites) se sont progressivement fondus l’un dans l’autre, à mesure que les Etats
luttaient contre le pouvoir féodal et les régulations urbaines en imposant leurs lois à
l’intérieur de frontières qu’ils s’attachaient par ailleurs à raffermir : ils détruisaient ainsi
les protectionnismes locaux pour favoriser l’avènement de cette économie de marché.
Sur un plan économique, cet avènement engendra une croissance sans précédent. Sur le
plan social, les conséquences en furent désastreuses : les sociétés occidentales soumises
désormais au joug sans partage de l’économie furent entièrement détruites. « [L’idée
d’un marché s’ajustant lui-même], écrit Polanyi, ne pouvait exister de façon suivie sans
anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans
transformer son milieu en désert » (1983, p. 22). Plus précisément, l’économie de
marché succomba au pêché d’hubris, en voulant étendre à l’excès l’emprise du marché
qui progressivement se mit à étreindre des éléments – le travail, la terre et la monnaie –
qui devaient lui échapper : « Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort
des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de
l’utilisation de son pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. (…)
Les marchés du travail, de la terre et de la monnaie sont sans aucun doute essentiels
pour l’économie de marché. Mais aucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que
pendant le temps le plus bref, les effets d’un pareil système fondé sur des fictions
grossières, si sa substance humaine et naturelle comme son organisation commerciale
n’étaient pas protégées contre les ravages de cette fabrique du diable » (Polanyi, 1983, p.
109). Cette destruction de la société n’est pas restée sans réponse – et Polanyi voit dans
ces réponses l’origine profonde de la seconde guerre mondiale qui s’achève lorsque
paraît son essai : les contrepoids mis en place par la société pour enrayer l’action du
marché touchant le travail, la terre et la monnaie, loin de rétablir un quelconque
équilibre, ont au contraire accéléré l’écroulement des sociétés occidentales.
Si l’on suit la démonstration de Polanyi, le sociologue du second XXème
siècle aurait fort peu à dire du marché : en se généralisant, le marché ne serait pas une
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manière singulière de tisser du lien social, mais au contraire le plus sûr moyen de le
détruire. Et en effet – sans doute, d’ailleurs, pour des raisons pour tiennent fort peu à
l’influence réelle de Polanyi – le marché fut longtemps un objet réservé à une autre
science sociale, comme si c’était là un objet à ce point singulier que seule une discipline
spécifique pouvait en rendre compte. La division du travail scientifique a ainsi
longtemps fait du marché l’objet par excellence de la seule science économique. Ce
« grand partage », comme il est convenu de l’appeler (Swedberg, 1994b), a bien pu laisser
échapper certains travaux qui, de facto et comme en contrebande, prenaient le marché
comme objet – ainsi par exemple, des travaux que Raymonde Moulin consacrait au
marché de l’art (Moulin, 1967) ou que Geertz consacrait au souk de Sefrou (Geertz,
2003). Mais cette incursion sur les terres marchandes était motivée par les contours d’un
objet empirique, et non par un agenda disciplinaire ou un questionnement théorique
organisé autour des réalités marchandes. Et si les sociologues pouvaient se voir
reconnaître une compétence pour rendre compte de phénomènes économiques (ainsi,
par exemple, des organisations (Scott, 2003) ou des professions (Dubar et Tripier,
1998)), c’était notamment parce que ces entités étaient stigmatisées par les économistes
mainstream comme des symptômes de market failures que leur discipline, toute concentrée
qu’elle était sur le fonctionnement optimal des marchés, pouvait légitimement négliger.
Le marché, autrement dit, a longtemps été considéré comme le sanctuaire de la science
économique – et nul sociologue, anthropologue, historien, ne pouvait avoir l’audace de
se l’approprier.
Et pourtant : pour qui feuillette les sommaires des revues et les
couvertures des ouvrages où sont couchés les résultats des travaux sociologiques
consacrés au marché, le risque est grand de succomber à une sorte de vertige : peintures
hollandaises du XVIIème siècle, tableaux français du XIXème ou du XXème1, ordinateurs
personnels ou nouvelles technologies2, industrie électrique ou industrie du rail3, grande
distribution ou publicité4, Banques de crédit de toutes époques et de tous lieux ou
banques d’investissement5, coton, fraises ou micro-brasserie6, montres suisses ou
1
Montias (1996) ; White et White (1991) ; Moulin (1967).
Angel et Egstrom (1995) ; Stuart (1998) ; Stuart et Podolny (1999).
3 Baker et Faulkner (1993) ; Dobbin (1994) ; Dobbin et Dowd (2000).
4 Barrey et al. (2000) ; Baker et al. (1998).
5 Barron et al. (1994) ; Berk et al. (1979) ; Lisle-Williams (1984) ; Padgett (2001) ; Eccles et Crane (1988).
6 Brown (1995) ; Garcia (1986) ; Carroll, Swaminathan (2000).
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9
biotechnologies7,
auditeurs
ou
avocats8,
pompes
funèbres
ou
programmes
radiophoniques9, industries hôtelières des chutes du Niagara ou commerce vacher entre
Floride et Cuba10, vêtements écossais ou confection new-yorkaise11, musique ancienne
ou nouvelle cuisine12, marché de Saint-Ouen ou de Carpentras13, assurance sur le feu ou
manuels d’enseignements supérieurs14, la liste pourrait s’allonger encore dans un bric-àbrac incongru où viennent chaque mois s’accumuler de nouveaux résultats augmentant
notre connaissance des phénomènes marchands concrètement à l’œuvre, à nos portes
ou très loin de nous. En laissant pour l’heure de côté la question de savoir si le marché
est l’un des moyeux de cette fabrique du diable dont parle Polanyi ou s’il est une
manière singulière d’associer des hommes entre eux, prenons donc acte du fait que les
sociologues ont pu, bon an mal an, rendre compte du fonctionnement de marchés
concrets et accumuler des résultats dont le présent volume se propose de dresser un –
très provisoire et très partiel – bilan.
Cette tâche, à l’évidence, est immense, tant ces travaux sont hétérogènes,
motivés par des perspectives théoriques le plus souvent étrangères les unes aux autres,
appliqués à des objets que rien ne rassemble – rien, sinon précisément de viser quelque
chose que le sens commun au moins s’applique à désigner comme un marché. Notre
objectif n’est donc pas de proposer un puzzle impossible recensant l’exhaustivité des
travaux portant sur des marchés concrets. Nous proposons plus simplement d’organiser
l’hétérogénéité de ces travaux en repérant certaines des questions qui, combinées,
contribuent à définir ce qui pourrait être un regard sociologique sur les phénomènes
marchands. Nous nous attacherons donc moins à répertorier les résultats des enquêtes
qu’à présenter les stratégies de recherche qu’elles mettent en œuvre. Plus précisément, nous
ne nous intéresserons pas aux outils de collecte empirique, puisque nous faisons
l’hypothèse que le marché, objet parmi d’autres pour le sociologue, n’en appelle pas de
spécifiques. Notre attention se portera sur les stratégies conceptuelles des sociologues,
et nous nous attacherons à présenter les outils théoriques et à recenser les
problématiques qu’ils mobilisent pour rendre compte des phénomènes marchands. Mais
7
Glasmeier (1991) ; Baum et al. (2000) ; Powell et al. (2005).
Han (1994) ; Levinthal (1988) ; Karpik (1989, 1995).
9 Trompette (2005) ; Greve (1996) ; Leblebici et al. (1988).
10 Ingram et Inman (1996) ; Mealor et Prunty (1976).
11 Porac et al. (1995) ; Uzzi (1996, 1997).
12 François (2004) ; Rao et al. (2003).
13 Sciardet (2002) ; Pradelle (1996).
14 Pearson (1993) ; Thornton et Ocasio (1999).
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même en restreignant ainsi notre ambition, le risque est grand que nous nous égarions
en chemin dans le maquis des perspectives croisées qui alimentent l’extrême vitalité de
ce champ de recherches. Deux options, très schématiquement, s’offrent à nous : la
tentation du dictionnaire, d’un côté, qui offrirait une recension à plat, dans une sorte
d’annuaire, des problématiques et des concepts ; la rédaction d’une enquête théorique,
enquête guidée par une intuition que l’on nommera, c’est selon, exigence ou hypothèse :
celle – qui s’exprime simplement – qui voudrait que, pour le sociologue, le marché ne
soit pas seulement un objet (ce qu’il est assurément), mais qu’il puisse aussi être investi
comme concept.
Mais qu’est-ce à dire ? Si l’on admet que, comme l’histoire ou
l’anthropologie, la sociologie relève des disciplines d’enquête, i.e. que la sociologie ne
vaudrait pas une heure de peine s’il ne s’agissait pour elle de nous apporter des
connaissances sur le monde comme il va, alors il faut replacer l’élaboration conceptuelle
dans la séquence du travail sociologique et rappeler, par conséquent, que se concentrer
sur cet instant particulier (et en aucune façon conclusif) de la démarche sociologique
n’implique nullement que l’on succombe à un maniérisme théorique où l’art pour l’art
du concept serait l’alibi suffisant d’une virtuosité abstraite. Le moment théorique du
travail sociologique doit tout entier s’inscrire dans ce que Bourdieu nommait une
Realpolitik du concept, dont Passeron (1994, 2006) aide à préciser les termes et les
horizons. Pour Passeron, les concepts sociologiques doivent permettre d’accroître la
rigueur de la langue de description du monde historique, et doivent par ailleurs nous
amener à démultiplier les dispositifs comparatifs en imposant ou en rendant possibles
des comparaisons qui, sans eux, seraient impensables ou infécondes. C’est donc sur ces
deux plans, celui de la rigueur sémantique et de la fécondité empirique, que nous nous
proposons d’apprécier la pertinence des notions qui se sont progressivement
amoncelées dans la boite à outils du sociologue des marchés. Mais dire que nous
tentons, ici, de faire du marché un concept sociologique et pas uniquement un objet
revient à dire que la notion même de marché doit pouvoir être versée dans cette boite à
outils – ce qui, on le verra, est loin d’aller de soi : c’est soutenir, autrement dit, que la
notion de marché peut intervenir comme l’un des outils permettant de décrire et
d’expliquer le monde social, et qu’elle a donc vocation à venir s’articuler à d’autres
notions que nous serons amenés à croiser en chemin ; mais c’est aussi avancer que cette
notion est au principe du rapprochement que le langage quotidien effectue
11
spontanément entre le marché du jambon, des services, des airbus, du pétrole ou des
compétences – en d’autres termes, que cette notion permet de dégager une plate-forme
partagée à partir de laquelle puisse se mener une entreprise de comparaisons
systématiques.
Ces deux exigences supposent, pensons-nous, de replacer notre réflexion
sur le marché sur le fond d’une investigation sur la différenciation des formes d’activités
économiques. La recension des travaux que nous engageons ici est, plus précisément,
articulée autour d’une double hypothèse :
i) Le monde économique n’est pas un espace continu et homogène, il est au contraire possible et
nécessaire de le décrire comme un espace segmenté et différencié. Il est commode de faire de
l’argument de « l’encastrement » l’une des pierres de touche de ce qu’il est convenu
d’appeler la nouvelle sociologie économique » (Granovetter et Swedberg, 1992 ;
Swedberg, 1994b ; Swedberg et Smelser, 1994, 2005 ; Dobbin, 2004a,b). Pour
Granovetter (1985), contre les visions « sur-socialisées » ou « sous-socialisées » de
l’acteur qui fondent les modèles économiques, la sociologie doit partir de l’hypothèse
que l’on ne peut comprendre l’action économique sans replacer l’acteur dans le faisceau
de relations et d’interactions qu’il entretient avec d’autres acteurs : l’action économique
est donc « encastrée » dans des chaînes d’interactions. Ce principe très général a connu
des déclinaisons extrêmement variées. L’une d’elles, et non la moins fréquente (au moins
en France), pose que la sociologie des activités économiques doit non seulement partir
des interactions, mais qu’elle doit aussi s’y réduire. Le travail sociologique consiste à
mettre en évidence les chaînes d’interactions, plus ou moins stabilisées, qui portent les
activités économiques, qu’elle nommera réseaux socio-techniques, ordres locaux,
systèmes d’acteurs, etc., mais qui renvoient toutes à l’idée, bien résumée par T. Shinn
(2000), que le monde social est un tissu sans couture. Nous défendons au contraire l’idée
que le monde social, et notamment le monde économique, n’est pas cet espace
indifférencié dont la trame serait certes, ici ou là, plus ou moins relâchée, mais où il
serait vain de vouloir rechercher frontières, différenciation ou hétérogénéité manifeste.
Nous faisons l’hypothèse qu’il est au contraire nécessaire de comprendre les formes de
sa différenciation et les mécanismes qui la fondent.
12
ii) Le marché peut être mobilisé comme une catégorie analytique pour penser la différenciation
du monde économique. De nombreux sociologues acceptent l’idée selon laquelle le monde
social n’est pas un espace continu et indifférencié, sans toutefois faire du marché (ou
d’autres notions classiques, comme celles d’organisation, d’Etat ou de profession) une
catégorie analytique permettant de penser cette différenciation. Leur geste est des plus
classiques : il consiste à déconstruire les réalités que le sens commun désigne sous ces
termes pour leur substituer d’autres notions théoriquement construites, comme par
exemple celle de champ (Bourdieu, 1980a) ou de monde (Becker, 1988 ; Strauss, 1992).
Nous faisons ici l’hypothèse que, dans l’étude de la différenciation du monde
économique, la catégorie de marché (entre autres notions…) peut être mobilisée avec
profit. Nous reviendrons longuement sur ce point, qui constitue le cœur de ce volume.
Pour justifier cette hypothèse, précisons-en malgré tout certains attendus. Il nous est
possible de faire nôtre la recommandation de Granovetter (1985) et de replacer l’action
économique de l’individu dans le faisceau de relations qui simultanément le contraignent
et lui offrent des opportunités, sans nécessairement faire du monde économique un tissu
sans couture. Il nous faut simplement poser une hypothèse supplémentaire : sans doute
l’action économique ne peut se comprendre qu’à être replacée dans les chaînes
d’interactions qui lui donnent corps, mais ces chaînes d’interactions elles-mêmes ne se
stabilisent pas de manière aléatoire ou indifférenciée. Elles dessinent des configurations
stables, spécifiques, caractérisables et transposables d’un univers social à un autre. Le
marché peut être décrit comme l’une de ces formes stabilisées, et il se différencie à ce
titre, par exemple, d’une organisation ou d’une profession. Nous laissons ouverte pour
l’heure la question de savoir si la différenciation du monde économique doit se saisir à
l’aide d’un prisme exclusivement morphologique : pour reprendre la distinction de Simmel
(1999a), on peut en effet imaginer que cette différenciation se joue sur le double plan
des formes qui émergent de la stabilisation des interactions, et de leurs contenus. Mais
cette simple hypothèse morphologique nous permet, de manière provisoire, de préciser
ce que nous entendons lorsque nous proposons de faire du marché une ressource
analytique pour décrire la différenciation du monde économique.
On comprend à la lecture de ces deux hypothèses que le bilan que nous
proposons des travaux sur les marchés s’ordonne autour d’une problématique
particulière, que certains de ces travaux ignorent ou disqualifient – c’est là, nous semble-
13
t-il, une raison suffisante pour nous inciter à la formuler explicitement dès l’abord. On
comprend également que la présente entreprise ne doit, en toute rigueur, se concevoir
que dans un chantier plus vaste encore qui devrait simultanément mener un travail
comparable sur les autres catégories fondamentales qui pourraient permettre de décrire
efficacement le monde économique et sa différenciation interne. Une telle entreprise
déborde, à l’évidence, le cadre de ce seul volume, et nous avons choisi d’avancer ici
quelques propositions que l’on pourra, nous l’espérons, considérer avec bienveillance
comme un premier moment permettant de déblayer des questions qu’il ne borne ni ne
balise exhaustivement. Mais faire du marché le premier temps de cette interrogation plus
vaste sur la différenciation des activités économiques ne pourra manquer de surprendre,
puisque de toutes les formes économiques que le sens commun identifie (marché bien
sûr, mais aussi organisation, profession, Etat à certains égards, etc.), le marché est sans
nul doute la plus instable, la plus labile, la moins nettement dessinée – en un mot, et
pour reprendre le mot de Weber (1992), la plus amorphe. Comment donc penser une
quelconque différenciation à partir d’une configuration qui semble se recomposer en
permanence au point d’en devenir insaisissable et (au sens propre) indescriptible ? On
peut admettre, en répétant un geste classique, que s’il est possible de repérer quelque
chose comme une différenciation à partir de ce qui semble être le moins spécifique, i.e.
s’il est possible de repérer ce qui fait du marché une forme économique spécifique, alors
on pourra mener une entreprise équivalente lorsqu’il s’agira de faire retour sur d’autres
configurations a priori moins évanescentes, comme l’organisation ou la profession
constituée.
Pour préciser enfin le champ de nos investigations, il nous faut enfin
répondre à une question que l’on pourra juger triviale : qu’entend-on par « sociologie
des marchés » ? Quels sont donc ces travaux dont nous tentons de proposer ici quelque
chose comme un bilan, fût-il partiel et incomplet ? On peut entendre la sociologie des
marchés en un double sens, restreint ou étendu. Le sens restreint s’entend comme celui
de son auto-définition : dans ce cas, on retient comme relevant de la sociologie des
marchés les seuls travaux qui viennent se ranger sous sa bannière officielle. On peut
aussi l’entendre en un sens beaucoup plus étendu, en retenant les travaux qui, de facto,
abordent sociologiquement des marchés concrets, sans nécessairement chercher à
s’inscrire sur les rayonnages de la sociologie des marchés ou de la sociologie
économique. Nous retiendrons ici cette seconde option, pour ce qu’elle permet
14
notamment de rendre compte de ce qui se joue dans des travaux qui ne sont pas
surdéterminés par un agenda de recherche ou par des débats académiques, portant à surexplorer certains points et à en sous-investir d’autres. Une telle option, plus précisément,
nous amène à opérer une série de légers décentrements par rapport aux canons établis
de la nouvelle sociologie économique.
i) Le premier décentrement est chronologique. On peut admettre que le renouveau
de la sociologie économique (et avec elle de la sociologie des marchés
institutionnellement constituée) date des années 1970 aux Etats-Unis (Granovetter,
1974 ; White, 1981a) et des années 1980 en France (Garcia, 1986 ; Karpik, 1989). Notre
investigation fera la part belle aux travaux publiés au cours de ces trente dernières
années, mais elle ne s’interdira pas de remonter parfois beaucoup plus loin en arrière,
jusqu’aux ouvrages fondateurs de la discipline.
ii) Le second décentrement est d’ordre logique. Les questions soulevées par
l’analyse des phénomènes et des pratiques économiques peuvent être spécifiques de ce
champ, elles peuvent aussi, parfois, en déborder très largement et retrouver des
interrogations de sociologie générale : dire, par exemple, que le marché est une forme
sociale revient à s’interroger sur ce que c’est que raisonner en termes de morphologie ;
comprendre comment se forment les capacités à agir de manière rationnelle sur un
marché suppose que soient clarifiées les conditions de possibilité d’une description et
d’une explication de l’action ; souligner que les marchés ne sourdent pas spontanément
d’un état de nature mais qu’ils s’appuient sur une série d’équipements, de dispositifs,
d’investissements de formes, impose de s’interroger sur ce que sont ces institutions. Nous
ne nous réfugierons pas derrière une spécialisation sous-disciplinaire pour éviter de
soulever certains enjeux théoriques généraux qui parfois minent de l’intérieur, à force de
n’être pas explicités, certains débats cruciaux pour la compréhension des phénomènes
marchands. Mais reconnaître l’existence de ces débats et tenter d’en démêler certains
attendus impose naturellement d’accepter de sortir du pré carré des travaux traitant des
marchés et de mobiliser des références qui en sont parfois très éloignées.
iii) Le dernier décentrement est d’ordre disciplinaire. Nous avons évoqué à
plusieurs reprises l’idée selon laquelle nous nous plaçons ici dans une perspective
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sociologique, et ce sont bien des travaux sociologiques qui constitueront l’essentiel de
notre matière. Mais la césure principale, à notre sens, ne passe pas entre la sociologie et
les autres sciences sociales, mais entre ce que l’on peut nommer, avec Passeron (2001,
2006) les sciences du modèle et les sciences de l’enquête, autrement dit, pour notre
propos, la science économique d’une part, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire de
l’autre. On s’en rendra vite compte : les sociologues de l’économie aiment débuter leur
démonstration en pointant les stupéfiantes inepties que débiteraient, depuis cent
cinquante ans au moins, leurs collègues économistes sur des sujets voisins des leurs.
Nous pensons que cette présentation, rhétoriquement commode, méconnaît
entièrement que le régime épistémologique des sciences de l’enquête et des sciences du
modèle sont irréductibles l’un à l’autre, et que les outils que forgent les économistes ne
sont par conséquent, le plus souvent, évidemment pas adaptés à une démarche
d’enquête. Aussi n’évoquerons-nous que de manière très superficielle et cursive les
travaux et les outils issus de la science économique. Plus précisément, nous ne
concevrons l’évocation des travaux économiques que comme des contrepoints
permettant de rappeler au lecteur les bases les plus élémentaires qui fondent le
positionnement des économistes, et de mettre en évidence les écarts qui se font jour
entre la démarche du sociologue et celle de son collègue modélisateur. Pour cette raison,
la science économique à laquelle nous faisons référence sera avant tout celle de
l’économie mainstream issue de la révolution néo-classique et, sans méconnaître les
travaux souvent extrêmement brillants issus des différents courants économiques
hétérodoxes, nous ne les évoquerons le plus souvent que très ponctuellement. Souligner
le caractère à nos yeux déterminant de la frontière entre sciences de l’enquête et sciences
du modèle nous amène également à ne pas nous concentrer exclusivement sur des
travaux explicitement sociologiques (même s’ils constituent le cœur de nos
investigations), mais à nous autoriser aussi des incursions sur des terres disciplinaires qui
partagent leur tectonique épistémologique, à notre sens magistralement dégagée par
Passeron (2006), avec celle de la sociologie – histoire, anthropologie, sciences de
gestion.
Proposer, comme nous l’avons fait, de faire du marché une ressource
analytique pour penser la différenciation des activités économiques impose à l’évidence
de débuter notre exploration de la littérature par un travail de définition. Définition
16
internaliste, évidemment, qui s’attachera à élucider ce que peut recouvrir la notion de
marché, mais aussi définition externaliste, qui s’efforcera d’en dessiner les frontières en
la rapportant aux vis-à-vis qu’on a coutume de lui opposer (Partie I). Nous évoquerons
ensuite la manière dont les sociologues rendent compte de l’action sur un marché, action
qui engage des capacités calculatoires et optimisatrices dont il faudra retracer la genèse
(Partie II), action qui s’appuie également sur des institutions dont il faudra recenser
l’hétérogénéité, décrire la genèse, comprendre l’efficace (Partie III). Nous évoquerons
enfin une dimension fondamentale des dynamiques marchandes, en évoquant la manière
dont il est possible, sociologiquement, de rendre compte de la concurrence (Partie IV).
17
18
I. QU’EST-CE QU’UN MARCHE ?
Je ne discute jamais du nom pourvu
qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne.
Pascal, Provinciales, I.
19
20
CHAPITRE 1 : LE MARCHE, OBJET OU CONCEPT ?
Et d’abord, de quoi parle-t-on ? Si l’on suit Durkheim, la première tâche
du sociologue est de définir son objet et de préciser au lecteur ce dont il va l’entretenir.
Tâche moins simple qu’il n’y paraît. Le sociologue, pour s’y plier, oscille entre deux
tentations : celle, nominaliste, que suggère le gentleman’s agreement de Pascal15 – toute
définition serait bonne à prendre, pour peu qu’on l’explicite ; et celle de l’impuissance
(ou au moins des difficultés) que le sociologue rencontre nécessairement lorsqu’il
s’essaie à définir ses concepts et à stabiliser le sens des termes qui composent son
« lexique infaisable ». J.-C. Passeron est sans doute celui qui a le mieux thématisé cette
impuissance. Il explique notamment que « si la définition de termes fondamentaux ne va
jamais, dans les sciences logico-mathématiques, sans embarras ni préalables
axiomatiques et, dans les sciences de la réalité, sans constructions approchées, sujettes à
de fréquentes « rectifications » ou à des révisions révolutionnaires, la sociologie ne peut
même pas revendiquer d’avoir jamais atteint à ces équilibres précaires et laborieux qui
définissent l’état d’une « science normale » lorsqu’un « paradigme » s’y stabilise. Toute
entreprise de définition coordonnée des concepts s’y heurte, encore plus immédiatement
qu’ailleurs, à des difficultés inextricables qu’aucune révolution théorique n’a pu réduire
et que le constat, trop évident, de l’état mouvant et encombré du vocabulaire
sociologique ne suffit pas à expliquer » (Passeron, 2006, p. 89-90). Ces difficultés sont
comme redoublées lorsqu’il s’agit du marché : au contraire d’autres notions – cardinales
celles-là dans l’histoire de la discipline, comme celles de classe ou de déviance, ou, dans
le champ économique, de capitalisme ou d’organisation – depuis longtemps installées
15
Selon l’expression de Passeron (2006, p. 89), qui le cite.
21
dans la boite à outils du sociologue et qui peuvent souffrir d’un excès de sens,
mobilisées qu’elles ont été par de nombreux auteurs qui se sont souvent employés à les
raidir, le marché n’a été que sporadiquement utilisé par les sociologues comme un outil à
part entière ; plus encore, la notion semble aussi centrale, pour penser les économies
contemporaines, que délicate à définir : sans doute est-ce dû, selon la plaisante
expression de Weber (1992, p 334-335), au fait que le marché est une « structure
amorphe », et que l’absence de forme est toujours délicate à décrire…
Faut-il donc en rester là, renoncer à dire ce dont on parle, passer notre
chemin et tenter de travailler, malgré tout ? On le verra : c’est là la stratégie de
nombreux sociologues qui font profession de travailler sur le marché. Compte tenu du
cahier des charges que nous nous sommes fixés en introduction, cette stratégie nous est
cependant interdite. Nous nous sommes donnés pour but, avons-nous dit, de mener
une enquête conceptuelle, i.e. de recenser les outils analytiques qui peuvent permettre de
saisir les phénomènes marchands ; et dans cette enquête, nous souhaitons replacer
l’interrogation sur le marché dans le cadre d’une enquête plus vaste sur les formes que
peut prendre l’activité économique, et repérer en quoi le marché est une institution
économique spécifique. Si l’on accepte de le définir très provisoirement comme une
« institution qui facilite l’échange » (Coase, 1988, p. 8, cité in Swedberg, 1994a, p. 277),
on voit en effet que sa spécificité ne va nullement de soi. C’est donc le but de ce premier
chapitre, qui pourra aussi se lire comme une première traversée, cavalière et partielle, de
la littérature sociologique sur les marchés : quel est le sens que les auteurs donnent à
cette notion ? Et dans quelle mesure les définitions retenues permettent de rendre
compte de la différenciation des activités économiques ? Compte tenu de l’extension
considérable de cette littérature toutefois, il va de soi qu’il nous faut faire des choix dans
cette exploration. Nous privilégierons plus particulièrement deux dimensions de ces
définitions :
i) La première peut être qualifiée de morphologique : parler d’un marché, c’est
évoquer des acteurs qui s’y trouvent engagés (qui sont-ils, combien sont-ils, quelles sont
leurs ressources, etc.), les relations qui s’établissent entre ces acteurs (s’agit-il, par
exemple, d’interactions entre des acteurs, comme le pose la sociologie des réseaux, ou de
relations médiées par des effets de structures comme dans la théorie des champs ?), et la
stabilité, plus ou moins forte, de ces deux premières caractéristiques morphologiques.
22
Dans quelle mesure la morphologie du marché se distingue-t-elle de celle d’autres
formes économiques, l’organisation ou la profession par exemple ?
ii) La seconde dimension renvoie à l’idée que les pratiques des acteurs engagés
sur un marché installent des régularités que l’on peut sociologiquement saisir comme
des mécanismes. Nous entendons ici la notion de mécanisme dans le sens précisé par
Hedström et Swedberg (1997). Lorsque l’on observe une relation systématique entre
deux entités I et O, si l’on ne souhaite pas se contenter de mettre au jour une covariance des deux entités mais que l’on cherche à l’expliquer, il faut mettre au jour le
mécanisme M qui explique comment I entraîne O : quels sont leurs liens ou, pour user
des termes d’Elster (1990, p. 3), quels sont les rouages sociaux qui engendrent cette
relation. Dans quelle mesure les mécanismes à l’œuvre sur les marchés sont spécifiques
aux phénomènes marchands, et dans quelle mesure peut-on les voir à l’œuvre au sein
d’autres formes (organisationnelles ou étatiques, e.g.) ou dans des espaces sociaux non
économiques ?
Nous faisons donc l’hypothèse que nous pouvons saisir les différentes
acceptions du marché, explicites ou implicites, en nous concentrant sur la morphologie
qu’elles décrivent et sur les mécanismes qu’elles mettent au jour. Notre question se
précise donc : en quoi cette morphologie et ces mécanismes qu’elles dévoilent sont-ils
spécifiquement marchands, ou sont-ils confondus avec ceux qui caractérisent d’autres
formes économiques ? En recensant les différentes réponses, nous nous attacherons à
repérer les principes élémentaires dont on peut dire qu’ils fondent une approche
sociologique du marché. Mais tout en mettant au jour ces principes, nous ne négligerons
pas l’hétérogénéité des différents regards que les sociologues portent sur les marchés.
Nous montrerons que ces regards s’organisent autour de deux principales lignes de
clivage. La première s’ordonne autour de l’importance que les auteurs attachent à l’étude
de la différenciation des formes économiques : est-elle nécessaire, ou peut-on s’en
passer ? La seconde dépend de la réponse que l’on apporte à la question précédente : si
l’étude de la différenciation est retenue comme un enjeu pour l’analyse, le marché est-il
un outil efficace pour y parvenir ? Certains auteurs répondent par la négative à la
première question : dans ce cas, le marché n’est qu’un objet dont une démarche
interactionniste suffit à rendre compte. D’autres mettent au cœur de leur démarche
23
l’interrogation sur la différenciation des formes économiques, mais refusent de faire du
marché un concept pour la penser : ce sont d’autres notions, celles de champs, de
microstructures, de réseaux qui sont nécessaires pour décrire la morphologie des
activités économiques. Pour ceux-là aussi, le marché n’est qu’un objet. D’autres auteurs
au contraire répondent par l’affirmative aux deux questions : il faut penser la
différenciation des formes économiques, et le marché peut nous y aider. Ceux qui
adoptent cette démarche peinent alors à circuler sur une ligne de crête fort étroite entre
l’excès d’extension de la notion (n’importe quelle interaction peut être décrite comme un
marché) et sa trop grande restriction (le « marché » ne se rencontre nulle part).
1/ LE MARCHE COMME OBJET
Le premier temps de notre exploration sera sans aucun doute le plus
injuste et le plus distordu : en effet, la plupart des sociologues qui s’intéressent aux
phénomènes marchands le prennent comme un objet, et ne tentent aucunement d’en
faire un outil conceptuel. La place nous impose de ne recenser qu’une partie de ces
travaux, ceux qui nous semblent le mieux baliser l’espace des positions possibles. Cet
espace peut se baliser sommairement autour de trois grands pôles. Autour du premier de
ces pôles se trouvent les travaux qui analysent des marchés concrets et qui s’intéressent
aux relations marchandes, à leurs caractéristiques intrinsèques et à ce qui les rend possibles.
Le second de ces pôles rassemble les travaux, fort divers, qui s’intéressent au marché
comme enjeu ou comme lieu de production de représentations : contrairement à ce
qu’ils jugent être une approche excessivement matérialiste du marché, ils défendent
l’idée que le marché est aussi (et peut-être avant tout) une culture. Le dernier pôle, enfin,
rassemble des approches, elles aussi très hétérogènes, qui ont en commun de replacer
l’analyse des marchés dans un dispositif conceptuel plus vaste qui l’englobe et la
déborde : c’est ainsi que les phénomènes marchands ont pu se trouver approchés à l’aide
du vocabulaire des champs, de celui des réseaux ou de celui des micro-structures.
24
A/ Les relations marchandes
Pour comprendre ce qui fonde l’approche sociologique des marchés, le
plus simple est sans doute de partir d’une mise en contraste. La sociologie s’est
appropriée le champ des phénomènes marchands en soulignant les points aveugles des
perspectives économiques. Le plus trivial de ces reproches, mais non le moins fécond,
consiste à souligner que le marché des économistes est de part en part théorique et qu’il ne nous
aide en rien à analyser les marchés concrets où se déroule l’existence des acteurs
économiques : si l’on ouvre un manuel d’économie, plaident les sociologues, et qu’on y
lit la liste des hypothèses qui fondent l’approche économique des marchés, on aura tôt
fait de comprendre que les économistes nous parlent d’un monde imaginaire. Le premier
geste qui fonde la démarche sociologique est donc celui du retour au terrain et aux marchés concrets. Et
sur le terrain, que voit-on ? Des phénomènes fort éloignés des descriptions de manuel
d’économie : des acteurs qui échangent, le plus souvent deux à deux… Autrement dit,
les sociologues, restituant leur terrain, observent des relations marchandes.
C’est très exactement ce mouvement qui à l’œuvre dans l’étude que
Dubuisson-Quellier (1999) consacre à l’analyse d’une entreprise de restauration
collective. L’économie, nous dit l’auteur, met en place un dispositif théorique permettant
de réduire l’étude d’une transaction à trois composantes : le producteur, le
consommateur et la marchandise échangée. Cette simplification, cependant, a un coût :
en effaçant de la scène la diversité des acteurs pour n’en retenir que quelques-uns, en
oubliant l’hétérogénéité des pratiques pour se concentrer sur le travail d’optimisation des
parties de l’échange, l’économie ne s’intéresse pas à « la mise en marché, c’est-à-dire aux
processus par lesquels les choses deviennent marchandises et les personnes agissent en
tant qu’acheteurs et vendeurs » (p. 672). C’est qu’en effet, de même que les choses ne sont pas
spontanément des marchandises mais qu’elles doivent subir leurs lots de transformations et de
mises en forme pour être aptes à l’échange, de même les acteurs ne sont pas immédiatement
acheteurs ou vendeurs mais le deviennent au contraire quand ils s’insèrent (ou quand on les insère…)
dans des configurations marchandes. Restituer au monde social toute son épaisseur et suivre
les arrangements concrets qui rendent possibles les transactions permet de repeupler la
25
scène marchande et de rendre compte de ce que l’économie évacuait : le processus de mise
en marché qui, note l’auteur, ne peut se comprendre à partir des seules actions individuelles mais doit
au contraire repérer les dispositifs qui cadrent la relation de services. C’est là un résultat central de
ces travaux, sur lesquels nous reviendrons abondamment : là où l’économie décrit des
acteurs monades, non seulement isolés et calculateurs, mais surtout désoutillés, la
sociologie permet de mettre en évidence l’ensemble des outils mobilisés par les acteurs
du marché pour « cadrer » les actions de leurs partenaires. Pour étoffer la scène de
l’échange, l’auteur n’a cependant pas besoin de mobiliser la notion de marché. C’est
ailleurs que porte l’effort, sur les notions de cadrage et de dispositifs, qui sont les
véritables opérateurs théoriques de la démonstration. La notion de marché, ici, n’est pas
précisée parce qu’elle est inutile.
La stratégie de Cochoy (2002a) n’est pas très différente, même si les
objets et les concepts diffèrent. Le titre de l’ouvrage (Une sociologie du packaging) va très
au-delà de l’effet d’annonce – il désigne en effet l’objet véritable de l’ouvrage : non pas
le marché, mais l’emballage, et non pas l’emballage comme portée d’entrée pour
comprendre le marché, mais l’emballage pour éviter de se leurrer en cherchant à
résoudre avec la notion de marché des problèmes que l’on solde en se concentrant sur
l’emballage des produits. Le problème initial soulevé par Cochoy est fondamental pour
la compréhension des phénomènes marchands : comment comprendre le choix des
consommateurs ? Là encore, la démonstration s’ouvre sur une critique de l’économie :
c’est en adoptant un raisonnement ad hoc que l’économie résout la question du choix du
consommateur, i.e. en la renvoyant à la fiction de la rencontre d’une droite de budget
avec la courbe d’indifférence la plus haute dans un espace à deux dimensions. Ce
raisonnement économique, montre Cochoy, ne rend que très difficilement compte du
cas le plus fréquent, celui où le consommateur est comme l’âne de Buridan, sommé de
choisir entre le même et le même. Comment, dans ces conditions, s’effectue le choix ?
Pour répondre à cette question il faut, suggère l’auteur, abandonner la stratégie
d’évidence : évitons, nous dit Cochoy, de la soulever à partir du sujet qui choisit et
déplaçons le regard du sujet vers l’objet, ou plutôt vers l’emballage de l’objet. En
décalant ainsi le regard, les problèmes disparaissent et la solution au problème du choix
commence de se dégager. C’est l’emballage qui est au principe du choix du
consommateur, et c’est en se plaçant en ce point focal de l’échange que l’on peut saisir
sa logique. Autrement dit, la question du choix n’a pas besoin, pour être correctement
26
posée, de s’outiller de la notion de marché. Bien au contraire : cette notion, forgée par
les économistes pour rendre compte de la rencontre de l’offre et de la demande éloigne
par son abstraction du dispositif concret qui règle cette rencontre, l’emballage. Le
marché n’est donc qu’un objet : pour le saisir, le sociologue a besoin de notions
analytiques, il doit mettre en œuvre des stratégies conceptuelles – mais dans ces
stratégies le marché n’a pas sa place. Chez Dubuisson-Quellier, le cadrage et le
dispositif, chez Cochoy, l’emballage : l’appréhension sociologique des scènes
marchandes n’a pas besoin d’un concept de marché.
Ce constat d’inutilité conceptuelle du marché n’est exprimé ni chez
Dubuisson-Quellier, ni chez Cochoy – il sourd, cependant, implicitement, de l’appareil
théorique qu’ils mobilisent pour rendre compte de leurs objets. Si l’on veut cerner les
implications de cette démarche de recherche, il peut être utile de donner la parole à un
auteur qui met cette exclusion analytique au principe de son entreprise théorique. Dans
la préface à la seconde édition du Pouvoir et la règle, Erhard Friedberg rappelle ainsi
l’ambition centrale de son ouvrage : montrer que « tous les espaces d’action sont
passibles du même type de questionnement sur les processus et les mécanismes de
(re)production de leur ordre local » (Friedberg, 1997, p. 9). C’est la notion d’organisation
qui est au centre du propos de Friedberg. L’auteur procède à son « démontage » en
montrant comment on peut rendre compte de sa stabilité en reconstituant les jeux
d’acteurs qui, au cours des processus d’échange qui y ont cours, fondent des ordres
locaux et précaires. Le tissage de ces ordres locaux institue la stabilité – toujours relative
– de configurations plus vastes, mais il dilue les frontières des organisations et, plus
généralement, dissout les oppositions qui étaient autrefois constitutives du regard
sociologique sur les phénomènes économiques, celle d’organisation, bien sûr, mais aussi
celle de marché, de profession ou d’Etat. Derrière ces entités que le sens commun tient
pour constituante du monde économique, l’analyse met au jour, in fine, des systèmes
d’action plus ou moins intégrés qui se tiennent les uns les autres et qui tissent ainsi, de
loin en loin, l’ensemble du tissu économique.
Il y a loin, objectera-t-on, de l’outillage analytique de Dubuisson-Quellier
et de Cochoy, à celui de Friedberg. Mais l’important, à notre sens, est ailleurs. En
énonçant que les marchés concrets, comme tous les autres espaces d’action, peuvent
s’étudier à l’aide d’un dispositif conceptuel qui ne fait pas intervenir la notion de marché,
27
Friedberg souligne les implications de cette position analytique : s’il n’y a que des
marchés concrets (pas plus qu’il n’y a d’organisation, de profession ou d’Etat), alors le
monde social peut se décrire comme un tissu continu d’ordres locaux, toujours précaires
et solidaires les uns des autres. En partant de notions de sens commun et en les
déconstruisant, ces auteurs, quels que soient les outils analytiques dont ils disposent,
reconduisent une démarche des plus classiques des sciences sociales : substituer aux
notions indigènes des outils mieux maîtrisés, et mettre ainsi au jour des dynamiques et
des mécanismes que l’on ignorait jusque là. La morphologie des relations marchandes
est indéterminée a priori : s’il n’y a que des marchés concrets, c’est bien parce que
recenser les acteurs qui les peuplent et décrire les relations qui s’y déploient ne suffisent
pas à caractériser un marché. Elle est cependant (et c’est là l’un des résultats importants
de ces travaux) fort éloignée de ce que nous disent les économistes et de ce que décrit le
sens commun : pas d’offreurs et de demandeurs, mais une configuration complexe
d’acteurs hétérogènes. De la même manière, si l’on progresse dans l’élucidation des
mécanismes qui fondent la stabilité de ces relations marchandes (cadrage et dispositif
chez Dubuisson, emballage chez Cochoy, pouvoir et stratégie chez Friedberg) il n’est
pas utile de s’attacher à repérer ce qui peut fonder leur spécificité marchande : c’est
d’ailleurs l’objet des contributions rassemblées par Dubuisson-Quellier et Neuville
(2003) que de montrer en quoi des dispositifs et des mécanismes comparables
(renvoyant, en l’occurrence, à l’établissement et à la mise en œuvre des jugements) se
retrouvent indifféremment sur les marchés et au sein des organisations. C’est dire, pour
reprendre les termes de Friedberg, que pour ces auteurs « le « marché » n’existe pas – il
n’y a que des marchés concrets. » (Friedberg, 1997, p. 186).
B/ La culture marchande
Les sociologues des relations marchandes insistent sur les acteurs, les
objets, les relations qui fondent l’existence des marchés concrets. Mais à insister ainsi sur
ce que l’on a pu nommer « l’encastrement » des phénomènes marchands dans les
relations sociales (Granovetter, 1985), on tend à occulter le fait que ces marchés concrets,
pour exister, supposent aussi que les acteurs qui leur donnent corps partagent des manières de penser et
28
de voir, en un mot une culture. C’est cette combinaison d’une approche « structurelle » et
« culturelle » du marché que Viviana Zelizer appelle de ses vœux dans un texte
programmatique désormais célèbre (Zelizer, 1988).
Cette approche culturelle du marché peut s’entendre de différentes
manières. On peut tout d’abord, comme Agnew (1986), souligner que les concepts que
mobilisent les économistes pour penser le marché nous sont présentés comme éternels
dans leur abstraction. L’objet d’Agnew est de procéder à la généalogie de ces notions
d’intérêt et de rareté et, tout en décrivant les principales caractéristiques de la culture du
marché, de montrer qu’elle s’inscrit dans un rapport au monde dont il faut retracer la
genèse. C’est dans le siècle qui précède la guerre civile que les Anglais se trouvent
confrontés à ce que l’auteur nomme « une problématique de l’échange » (Agnew, 1986,
p. 9). Les Anglais du début du XVIIème siècle élaborent ainsi un ensemble de notions et
de questions renvoyant à la nature des identités sociales en jeu au cours des transactions
marchandes, à l’intentionnalité des actions qui s’y déroulent, à leur transparence et à leur
réciprocité – « le qui, quoi, quand, où et pourquoi de l’échange », selon les termes
d’Agnew (1986, p. 9). Pour repérer ces représentations, l’auteur propose une entrée
empirique singulière : c’est en effet dans le théâtre anglo-américain que peuvent se lire le
plus nettement ces représentations. Agnew montre ainsi comment la scène anglaise a
développé un ensemble de conventions formelles, narratives et thématiques qui
reproduisent les stratégies et les difficultés de la scène marchande, et précise la manière
dont cette scène fournit à son public urbain un laboratoire et un langage dans lesquels il
puisse exorciser ses contradictions.
Le travail d’Agnew propose une généalogie – bien d’autres sont
possibles, on s’en doute – des catégories nécessaires au développement des marchés,
comme le contrat ou la marchandise. Il faudrait se garder de conclure que les pratiques
et les catégories de pensée des acteurs entrent nécessairement en résonance : la culture
du marché peut ainsi être la fausse conscience par excellence des acteurs du marché.
C’est par exemple la thèse défendue par William Reddy (1984). La thèse centrale de son
livre est construite sur un contre-pied, : « contrairement à ce que l’on entend
normalement, écrit-il, la société de marché n’est pas née en Europe au XIXème siècle. »
(Reddy, 1984, p. 1). Certes, il y eut bien des tentatives pour créer une société de marché,
mais ces tentatives ont échoué. Ou plutôt : elles n’ont pas créé une société de marché,
29
mais une culture de marché. Cette culture de marché est composée de trois éléments :
« un ensemble de perceptions (fausses), un langage à travers lequel ces perceptions sont
formulées, exprimées et débattues, et un ensemble de pratiques (inadaptées)
partiellement mais imparfaitement modelées conformément à ces perceptions » (p. 1). A
cette culture ne correspond aucune réalité tangible dans la sphère de l’échange : pour
Reddy, le marché n’existe pas au XIXème siècle . Le principal symptôme de cette
inexistence est à ses yeux l’absence de marché du travail, qu’il met en évidence dans le
cas particulier de l’industrie textile française. Une économie de marché n’existe, selon
Reddy, qu’à partir du moment où les entrepreneurs sont tenus d’acheter leurs facteurs
de production et de vendre leur production sur des marchés compétitifs. De tels
marchés – dont la définition renvoie directement à la notion de concurrence pure et
parfaite – ont pu voir le jour ici ou là, mais pas pour allouer le travail. Pour Reddy, cette
absence de marché du travail n’est pas un problème en soi. Elle ne l’intéresse qu’en ce
qu’elle contraste avec les catégories de pensée des acteurs. Comment les acteurs
économiques du XIXème siècle en sont-ils venus à accepter que les marchés existent alors
que tel n’était pas le cas ? Comment en sont-ils venus à définir leurs relations sociales
exclusivement en termes de marchandises et d’échanges alors qu’elles impliquaient tant
d’autres dimensions – loyauté, déférence, confiance, peur, hostilité, etc. ? C’est au récit
de cette dissonance qu’est consacré l’ouvrage : comment la culture du marché, dont les
deux piliers sont l’idée selon laquelle l’intérêt est le principal motif de l’action humaine et
la conviction que les marchés dérégulés engendrent le progrès le plus spectaculaire,
comment cette culture de marché s’est-elle progressivement imposée à tous les acteurs
de l’économie européenne du XIXème siècle, aux propriétaires, à l’opinion publique et
finalement aux travailleurs eux-mêmes ? Il ne peut être question, ici, de recenser
l’ensemble des mécanismes qui fondent ce décalage. Contentons-nous de souligner que
pas plus que chez Agnew, le marché n’intervient chez Reddy comme un outil
conceptuel. Là encore, le marché, abordé sous l’angle particulier des représentations qui
fondent sa possibilité (chez Agnew) ou qui masquent son absence (chez Reddy), n’est
jamais qu’un objet. Objet bien plus large que chez les économistes, puisqu’il émarge aux
bons soins d’une sociologie de la connaissance ; objet historicisé de part en part et très
largement déconstruit ; mais certainement pas outil analytique.
Pour achever notre présentation des travaux qui abordent le marché en
l’interrogeant à partir de la culture qui l’accompagne, il nous faut évoquer une dernière
30
perspective, sur laquelle nous reviendrons beaucoup plus précisément : la « culture » ne
contribue pas simplement à rendre possible le marché, elle peut aussi en émaner. On
trouve une illustration exemplaire de cette perspective dans les travaux d’Abolafia
(1998). Si l’on admet, comme le posent les manuels d’économie, que « les marchés sont
un groupe de firmes ou d’individus qui sont en contact les uns avec les autres pour
acheter ou vendre des produits » (Mansfield, 1972 ; cité in Abolafia, 1998, p. 69), alors,
estime Abolafia, il faut porter le regard sur les conditions de possibilité de ce « contact »,
et notamment sur ses conditions culturelles. Si les acteurs du marché peuvent entrer en
contact les uns avec les autres, c’est notamment qu’ils sont « culturellement encastrés
dans un système sensé de normes, de règles et de scripts cognitifs » (Abolafia, 1998, p.
69). A cette première hypothèse, Abolafia en ajoute une seconde : cette culture n’est pas
imposée aux marchés de l’extérieur, elle y est produite. En effet, une interaction
ponctuelle ne suffit pas à faire un marché : c’est à travers des interactions reconduites
que les acteurs du marché développent des attentes sur les comportements appropriés et
les scripts qui guident la réalisation des rôles. La réalité marchande est donc
fondamentalement stable. Elle s’appuie sur des règles constitutives, qui disent ce que
doit être le marché – par exemple, qui énoncent que les prix doivent être définis dans un
processus concurrentiel où toutes les offres et les demandes sont exposées sur le
marché. Elle s’appuie aussi sur des rôles constitutifs, i.e. sur un répertoire d’actions,
définissant des stratégies récurrentes et culturellement recevables sur un marché donné.
Ces règles et ces rôles, stabilisés, définissent les conditions de jeu et les modalités
d’actions des acteurs du marché, et ils sont dotés d’une relative stabilité.
D’Agnew à Abolafia, le mouvement que nous avons décrit est celui
d’une internalisation progressive de la culture : alors qu’elle joue chez Agnew le rôle
d’un Zeitgeist, chez Reddy celui d’une fausse conscience, la « culture de marché » devient
l’objet qu’on explique chez Abolafia. Selon la place occupée par la culture dans le
dispositif causal, les propos tenus sur la morphologie et les mécanismes qui l’engendrent
ou qui en produisent les effets sont plus ou moins serrés. Mais quoiqu’il en soit,
morphologies et mécanismes, ici, ne renvoient que très marginalement au marché. Cette
dernière notion est on ne peut plus flottante, et on comprend pourquoi : parce que le
rôle joué par le marché n’est au fond guère différent de celui que nous avons rencontré
chez les sociologues des relations marchandes. Certes, les questions soulevées diffèrent :
attention aux modalités concrètes de l’échange ici, analyse des représentations collectives
31
là. Mais dans les deux cas, le marché est un terrain, un objet, et jamais un concept, et
pour une raison simple : pour soulever ces questions, il est inutile de s’interroger sur ce
qui pourrait fonder une réalité spécifiquement marchande.
C/ Des concepts au secours des marchés
Jusqu’ici, les travaux que nous avons discutés partagent un même
désintérêt pour l’étude de la morphologie des activités économiques. Ceux que nous
allons évoquer maintenant en font, au contraire, l’un des points centraux de l’analyse.
Toutefois, ces dispositifs théoriques, fort divers, se retrouvent sur un point : quels que
soient les concepts autour desquels ces entreprises s’articulent, elles réservent à la notion
de marché une place marginale. Non que les phénomènes marchands soient disqualifiés
comme secondaires pour le sociologue. Mais il est fait l’hypothèse que ces réalités
peuvent se saisir à l’aide de dispositifs conceptuels beaucoup plus vastes qui n’intègrent
pas la notion de marché à leur économie interne.
1. Microstructures
La première notion qui tend, en sociologie, à se substituer au marché est
empruntée à un économiste des marchés financiers, Daniel Spulber. Dans plusieurs
contributions marquantes, Spulber (1996, 1999) s’est attaché à développer la notion de
microstructures du marché. La science économique, rappelle Spulber, pose
traditionnellement trois questions : que faut-il produire, comment et pour qui ? Mais
Spulber soulève une quatrième question, à ses yeux plus importante : comment
répondre à ces questions, et qui doit y répondre ? Dans une économie de marché, ce
sont de facto des firmes qui répondent à ces questions, firmes qui interviennent dans la
plupart des marchés en fixant les prix, en menant à bien les transactions, en proposant
des contrats et en gérant l’information. Pour Spulber, ces firmes créent et gèrent les
marchés en s’inscrivant comme des intermédiaires entre les acheteurs et les vendeurs.
32
Un intermédiaire est un agent économique qui achète aux vendeurs et qui vend aux
acheteurs, ou qui aide les acheteurs et les vendeurs à se rencontrer et à échanger. En
économie financière, on appelle microstructures de marché les institutions de l’échange
qui gèrent ces activités d’intermédiation. Spulber propose de généraliser le terme à
l’ensemble des marchés, ce qui, selon lui, revient à déplacer sensiblement le centre de
gravité de l’analyse : plutôt que d’étudier l’effet des décisions agrégées des vendeurs et
des acheteurs sur les prix et les quantités, l’analyse doit porter sur l’activité des acteurs
économiques qui structurent ces décisions.
Dans leur tentative de clarification de la notion de calcul, Callon et
Muniesa (2003) empruntent à Spulber cette perspective en terme de microstructure.
L’opposition des marchés abstraits (des économistes) et des marchés concrets (des
sociologues) a quelque chose de vain. Pour dépasser cette contradiction, ils proposent
« d’opérer un renversement de perspective et de prendre comme point de départ la
transaction elle-même, c’est-à-dire non pas la macrostructure d’un marché abstrait
hypothétique, mais sa « microstructure » » (Callon, Muniesa, 2003, p. 216), notion qu’ils
empruntent explicitement à Spulber. Selon Callon et Muniesa, l’intérêt de la notion de
microstructure est de centrer l’analyse sur les mécanismes de rencontre, qui doivent
permettre, dans leur perspective, de rendre compte plus complètement et plus
précisément des pratiques de calcul à l’œuvre sur les marchés. On voit en quoi cette
notion permet d’effectuer, en économie, un déplacement sensible des termes du débat :
l’économie ne se centre pas spontanément sur les transactions, elle s’attache davantage
aux structures du marché, en général cernées à partir d’une batterie de critères relatifs,
notamment, à la plus ou moins grande atomicité du marché. Mais quelle est la plus-value
sociologique de la notion de microstructure sur celles que proposent les sociologues des
relations marchandes ? Partir des marchés concrets, comme le font les sociologues des
relations marchandes, c’est en général commencer par constater que l’on ne s’intéressera
qu’à « la transaction elle-même », pour reprendre les termes de Callon et Muniesa. Dès
lors, le « renversement de perspective » qu’ils entendent opérer à l’aide de la notion de
microstructure a quelque chose d’un peu trivial pour un sociologue des marchés. C’est
donc sans surprise que l’on constate que, pour Callon et Muniesa, comme pour les
sociologues des relations marchandes, il n’y a, au fond, pas de marché.
33
2. Réseaux
La notion de réseau est, sans nul doute, l’une de celles qui a été le plus
fréquemment mobilisée en sociologie au cours des dernières décennies, et l’une de celles
aussi dont la polysémie s’avère des plus problématiques. Nous l’utiliserons ici dans un
sens étroit, en la renvoyant directement à un champ de recherches dont Degenne et
Forsé (2004) se sont faits les chroniqueurs avisés. Ce champ de recherche est fondé sur
deux hypothèses, l’une théorique, l’autre méthodologique. D’un point de vue théorique,
la notion de réseau, telle que nous l’utilisons ici, suppose que l’analyse sociologique ne
doit pas partir des attributs des individus qui composent le monde social (de leurs
ressources, de leurs trajectoires, etc.), mais des relations qui existent entre ces individus.
Cette hypothèse théorique se double d’une hypothèse méthodologique : l’usage de la
notion de réseau ne doit pas être métaphorique, il doit renvoyer à un système conceptuel
précis (adossé aux notions de cohésion, de centralité, d’équivalence, etc.) et surtout à
une métrique des relations, i.e. à un relevé systématique et à une mesure précise des liens
qui s’établissent entre les acteurs. La sociologie des réseaux, ainsi entendue, a fait de la
sociologie économique l’un de ses terrains d’investigation privilégiée – et les marchés
n’ont pas échappé à son attention.
Pour comprendre la manière dont ce champ de recherches (il est très
exagéré, ici, de parler de théorie intégrée) aborde la question des marchés, il est de
bonne méthode, pensons-nous, de revenir à l’un de ses textes séminaux, le Getting a job
de Mark Granovetter, que l’on présente souvent comme l’un des premiers travaux de la
« nouvelle sociologie économique » consacrés aux marchés, marché du travail en
l’occurrence (Granovetter, 1974). Dans cet ouvrage, Granovetter se demande comment
les individus ont trouvé le travail qu’ils occupent. Il s’intéresse, plus précisément, à la
question de l’information sur cet emploi : comment les acteurs l’ont-ils acquise, et
comment se sont-ils assurés de sa pertinence ? Son enquête porte sur le cas particulier
des cols blancs dans un quartier de Boston. Ses résultats sont sans équivoque : ils
montrent que les acteurs préfèrent de loin recourir aux contacts interpersonnels pour
trouver leurs emplois – c’est ainsi, en particulier, qu’ont été trouvés les meilleurs
emplois. Sitôt ce constat établi surgit une nouvelle question : si l’usage des contacts
34
interpersonnels est, de loin, le meilleur des moyens pour trouver un emploi, pourquoi
tous les acteurs ne procèdent-ils pas ainsi, et pourquoi certains continuent-ils, par
exemple, de s’en remettre aux dispositifs formels du marché du travail ? Granovetter
teste plusieurs hypothèses qui pourraient expliquer les écarts qu’il constate dans le
recours aux contacts personnels : varient-ils en fonction de la religion, de l’appartenance
ethnique, du parcours scolaire ? Constatant qu’aucune de ces variables ne donnent de
résultats satisfaisants, il avance une explication alternative : si les individus ont
inégalement recours aux contacts interpersonnels, c’est essentiellement en raison des
différences qui se font jour, entre eux, quant à la position qu’ils occupent dans la
structure sociale. Pour comprendre pourquoi un individu aura (ou non) recours à son
réseau de relations pour trouver un emploi, il faut par conséquent préciser la position
qu’il y occupe.
Pour préciser cette position, Granovetter va établir une distinction entre
deux catégories de contacts : d’un côté, les contacts avec la famille et les amis, qu’il
nomme « contacts familiaux-sociaux » ; de l’autre, les contacts de travail. Il établit alors
ce qui sera appelé à devenir un résultat célèbre, qu’il généralisera dans un article
désormais classique (Granovetter, 1973) : les contacts de travail sont beaucoup plus
susceptibles de faire accéder à un emploi intéressant que les contacts familiaux ou
amicaux. Ce résultat est à la fois simple et contre-intuitif : ce sont les liens faibles qui,
sur le marché du travail, sont les plus efficaces. Pour le comprendre et l’interpréter,
revenons, avec Granovetter, à la question de départ : comment circule l’information ?
On l’a vu : ce ne sont pas les dispositifs formels mis en place pour faire circuler
l’information sur le marché qui la diffusent le plus efficacement, mais les contacts
informels. Ces contacts informels sont d’autant plus efficaces qu’ils lient des individus
qui se connaissent par ailleurs assez peu. En effet, l’information qui circule au sein de
son cercle familial ou de son réseau d’amis est, le plus souvent, partagée par l’individu
qui cherche du travail. Autrement dit, en demandant des informations au cercle de ses
proches, l’acteur a toutes les chances de ne rien apprendre. En revanche, les contacts
qu’il entretient avec des individus qu’il ne connaît qu’un peu sont davantage susceptibles
de lui donner des informations dont il ne dispose pas : ces collègues ou anciens
collègues gravitent dans des cercles qui lui sont étrangers, ou peu s’en faut, ils y glanent
une information dont, lui, ne dispose pas, et dont le rendement marginal a toutes les
chances d’être supérieures à celui des informations dont il dispose déjà.
35
Cette étude fondatrice pour la sociologie des marchés du travail16, que
nous dit-elle du marché ? On s’en rend compte : à la fois beaucoup, et fort peu.
Beaucoup, car elle établit des mécanismes décisifs pour l’allocation de main d’œuvre, en
mettant en évidence un résultat qui a été depuis maintes fois vérifié (Granovetter,
1995) : les contacts interpersonnels joue un rôle décisif dans la circulation de
l’information sur les marchés du travail. Mais la notion de marché n’est au fond guère
discutée sur un plan spécifiquement conceptuel. Plus précisément, elle semble laisser
Granovetter mal à l’aise, et ce pour deux raisons. D’abord, constate-t-il, il y a loin de ce
que l’analyse des réseaux donne à voir et ce que les économistes nous décrivent : pas
d’appariement centralisé de l’offre et de la demande, ici, mais des rencontres bilatérales ;
pas de centralisation de l’information par un commissaire-priseur, mais une circulation
horizontale et réticulaire ; pas d’individus atomisés, mais des configurations dont la
structure est décisive pour comprendre les différences qui se font jour entre les acteurs.
Le « marché des économistes » est donc de peu d’utilité, note Granovetter, pour
comprendre ce qui se joue sur ce marché du travail particulier. Mais une autre raison
explique la perplexité de Granovetter. Parler du marché du travail, estime-t-il, c’est
supposer qu’il existe une sorte de lieu social par lequel deux individus transiteraient pour
trouver un emploi. Or, en reconstituant la trajectoire de ses nouveaux embauchés,
Granovetter constate tout autre chose : le plus souvent, les cols blancs passent d’une
firme à une autre, mais ils ne sont jamais, à proprement parler, dans le marché ou sur le
marché. Pour Granovetter, le marché est alors une notion égarante. La topographie
sociale implicite qu’elle engage ne se retrouve pas lorsqu’on reconstitue la trajectoire des
individus, qui jamais ne se trouvent, même pour un temps limité, à arpenter le territoire
fantomatique du marché. Les réseaux, eux, sont utiles pour rendre compte de la
circulation des acteurs ; et parce qu’ils sont par définition transversaux aux autres
institutions sociales, i.e. qu’ils relient entre eux des acteurs qui, par ailleurs, peuvent
appartenir à des organisations, des professions, des collectifs enfin dont les réseaux
transpercent les frontières, la question topographique (où donc est le marché ?) ne se
pose pas pour eux. L’analyse des réseaux propose donc un vocabulaire et une
16
On trouvera quelques exemples d’études empiriques testant l’hypothèse de Granovetter dans Lin et al.
(1981), Grieco (1987), Lee (1987), Wegener (1991) et Licht (1992) (Pour un bilan vingt ans après la
première édition de Getting a job, cf. l’ « Afterword 1994 » de sa seconde édition (Granovetter, 1995).
Granovetter, quant à lui, affinera la portée théorique dans son argument en le confrontant directement à
certaines théories économiques du marché du travail – comme celle du job search : cf. Granovetter (1981,
1988).
36
méthodologie conséquents pour rendre compte des phénomènes marchands, mais ne
s’embarrasse pas de la notion de marché dans son dispositif conceptuel17. Cette stratégie
analytique se retrouve assez largement pour les tenants de la théorie des champs.
3. Champ
La sociologie de Bourdieu s’est explicitement donnée comme un
dispositif conceptuel alternatif à celui de l’économie. Dans l’un de ses derniers ouvrages,
Bourdieu précise la liste des notions nécessaires à ses yeux pour proposer une lecture
sociologique des phénomènes économiques, précisant ainsi le « système de concepts qui
(…) pourrait se présenter comme une théorie alternative pour comprendre l’action
économique : le concept d’habitus (…) ; le concept de capital culturel (…) ; le concept de
capital social (…) ; le concept de capital symbolique (…) ; enfin et surtout la notion de champ,
qui a connu un certain succès, sous une forme dégriffée et un peu délavée, dans la
« New Economic Sociology » » (Bourdieu, 2000, p. 12-13). Autrement dit, pour
Bourdieu, l’économie doit être saisie comme un champ, lui-même constitué par
l’articulation de différents sous-champs. Aussi faut-il faire brièvement retour sur la
notion de champ avant d’en présenter la transposition à l’analyse de l’économie. Cette
notion a pour fonction première, dans l’appareil conceptuel de Bourdieu, de prendre en
compte la logique de différenciation et de spécialisation qui accompagne le
développement des sociétés : la société n’est pas un tout organique et indifférencié, elle
est distribuée en sous-espaces partiellement autonomes, sous-espaces que Bourdieu
nomme des champs – qu’ailleurs on pourra nommer monde (Becker, 1988 ; Strauss,
1992), ordre ou sphère (M. Weber, 1995b, 1996a), scène d’action (F. Weber, 2001),
sous-espaces économique, politique, artistique, religieux, etc., que Bourdieu propose de
décrire en recourant à la notion de champ. Sans prétendre donner ici une vision
17
Il est impossible de recenser ici toutes les contributions qui s’appuient sur la théorie des réseaux pour
rendre compte, sociologiquement, des marchés concrets. On en citera ici quelques-unes, malgré tout, qui
ont pu compter parmi les plus marquantes, par exemple sur les marchés financiers (Fernandez et
Weinberg, 1997 ; Padgett, 2001 ; Uzzi, 1999) ou sur le commerce international (Snyder, Kick, 1979 ;
Smith, White, 1992). Signalons également la proposition théorique, rarement citée mais passionnante, de
Berkowitz (1988).
37
exhaustive des propriétés du concept18, on peut cependant relever celles des
caractéristiques qui sont les plus importantes pour notre propos. Plus précisément, un
champ, microcosme dans le macrocosme de l’espace social, est constitué autour d’un
enjeu spécifique, que Bourdieu nomme successivement intérêt ou illusio et que l’on peut
très sommairement saisir comme ce qui est au principe de la motivation des agents qui
interviennent dans le champ : pour le dire trivialement, l’enjeu du champ est ce qui fait
courir les agents qui sont dans le champ. Cet enjeu varie d’un champ à l’autre, et avec lui
les règles du jeu qui se joue dans le champ : comme l’écrit Bourdieu (1980a), on ne peut
pas « faire courir un philosophe avec des enjeux de géographe » (p. 114) et, pourrait-on
ajouter, philosophes et géographes ne courent pas de la même manière, ni en vertu des
mêmes règles. Par ailleurs, un champ est un espace de positions, ou plus précisément un
système (les positions sont liées les unes aux autres, notamment par des rapports de
lutte) constitué de positions définies par les relations qu’elles entretiennent entre elles et
par la nature et le volume des capitaux des agents qui les occupent : autrement dit, dans
un champ, les positions sont inégales, il existe des dominants et des dominés qui
s’inscrivent dans des rapports de lutte adossés à des stratégies, même si dominants et
dominés sont liés par la « complicité objective » qui tient au fait qu’ils ont tous intérêt à
ce que le champ existe.
L’analyse d’un objet particulier, celui constitué par le marché de la
maison individuelle, est pour lui l’occasion de montrer la fécondité de la théorie des
champs pour saisir l’activité économique. Le concept de champ permet d’abord de
décrire l’offre qui se déploie dans un secteur économique particulier. Plus précisément, il
permet de « comprendre la logique de la concurrence dont le champ est le lieu et de
déterminer les propriétés différentielles qui, fonctionnant comme atouts spécifiques, définis
dans leur existence et leur efficacité même en relation avec le champ, déterminent la
position que chaque entreprise occupe dans l’espace du champ, c’est-à-dire dans la
structure de la distribution de ces atouts » (Bourdieu, 2000, p. 59). Mais l’offre n’est pas
la seule réalité économique à devoir être décrite dans le vocabulaire des champs : c’est
aussi le cas de la demande, des entreprises prises une à une (dont les structures internes
doivent se décrire comme des champs : Bourdieu, 2000, p. 93 et sq., p. 252 et sq.)), ainsi
que de l’Etat (Bourdieu, 2000, p. 124 et sq.) qui contribue fortement à structurer l’offre
18 Bourdieu lui-même s’y est employé, non sans inflexions d’ailleurs (Bourdieu, 1971a ; 1980a ; 1991), et
on en trouvera une bonne synthèse dans Lahire (1999a, p. 24-26).
38
et la demande. La mobilisation de la théorie des champs n’est pas un habillage
sémantique permettant de garantir, à peu de frais rhétoriques, l’homogénéité d’un
dispositif conceptuel générique que l’on transporterait d’un point à l’autre du monde
social. Elle doit permettre de rendre compte de la rencontre de l’offre et de la demande
– mais dans des termes qui ne soient pas ceux de la science économique. C’est en effet,
pour Bourdieu, l’hypothèse d’homologie qui explique cet ajustement miraculeux. Selon
Bourdieu, en effet, le champ de l’offre et celui de la demande entretiennent des rapports
d’homologie : dans l’un et l’autre de ces champs se trouvent des dominants et des
dominés ; et le dominé d’un champ (un demandeur dominé) portera spontanément son
choix sur les produits proposés par le dominé de l’autre champ (un offreur dominé).
Autrement dit, pour Bourdieu, « l’ajustement de l’offre et de la demande n’est pas le
résultat de l’agrégation miraculeuse d’innombrables miracles opérés par les calculateurs
rationnels capables d’accomplir le choix le plus conforme à leurs intérêts. » (Bourdieu,
2000, p. 97). La « mythologie libérale » de la main invisible est ainsi balayée, et remplacée
par la mécanique structurale des habitus et des « réseaux d’homologies » (Bourdieu,
2000, p. 98) qui rendent compte, sociologiquement, de l’appariement de l’offre et de la
demande. Dans ces conditions, la notion de marché peut être convoquée, pour la forme,
elle n’en est pas moins inutile pour penser les phénomènes économiques. Bourdieu en
donne une définition, en précisant que « ce que l’on appelle le marché est l’ensemble des
relations d’échange entre des agents placés en concurrence, interactions directes qui
dépendent, comme dit Simmel, d’un « conflit indirect », c’est-à-dire de la structure
socialement construite des rapports de force à laquelle les différents agents engagés dans
le champ contribuent à des degrés divers à travers les modifications qu’ils parviennent à
lui imposer, en usant notamment des pouvoirs étatiques qu’ils sont en mesure de
contrôler et d’orienter » (Bourdieu, 2000, p. 250). Mais cette notion n’est d’aucun usage
dans sa sociologie économique, qui repose toute entière sur les notions de champs,
d’habitus et de capitaux.
Comment comprendre l’exclusion de la notion de marché d’un dispositif
conceptuel articulé autour du trépied champ/habitus/capitaux ? L’ambivalence que
Bourdieu entretient avec la notion de marché y joue certainement un rôle19, de même
19 Le rapport qu’entretient Bourdieu avec la notion de marché est très ambivalente. D’un côté, en effet,
cette notion joue dans plusieurs textes majeurs un rôle très proche de celui qui est dévolu, ailleurs, à la
notion de champ (cf. par exemple Bourdieu 1971b, 1982) : le marché est un espace concurrentiel
d’échange et de lutte entre des agents inégalement dotés en ressources mettant en œuvre des stratégies
39
que sa volonté de conserver le même vocabulaire pour rendre compte de l’ensemble des
pratiques sociales – donc également (et peut-être avant tout) des pratiques économiques.
Mais rapporter l’homogénéité lexicale à un tropisme d’orthodoxie théorique ne suffit pas
à rendre justice aux motivations explicites de Bourdieu. A ses yeux, la théorie des
champs est incontestablement supérieure à ses deux principales rivales, la théorie
économique néo-classique et ce qu’il nomme la sociologie interactionniste (et que l’on
présente le plus souvent comme une sociologie structurale). Par rapport à la théorie néoclassique, note Bourdieu, « la notion de champ marque la rupture avec la logique
abstraite de la détermination automatique, mécanique et instantanée du prix sur des
marchés livrés à une concurrence sans contrainte : c’est la structure du champ, c’est-àdire la structure du rapport de force (ou des relations de pouvoir) entre les entreprises,
qui détermine les conditions dans lesquelles les agents sont amenés à décider (ou à
négocier) les prix d’achat (de matériaux, du travail, etc.), et les prix de vente. (…) La
théorie du champ s’oppose ainsi à la vision atomistique et mécaniste qui hypostasie
l’effet du prix et qui, comme la physique newtonnienne, réduit les agents (actionnaires,
managers ou entreprises) à des points matériels interchangeables, dont les préférences,
inscrites dans une fonction d’utilité exogène, dans la variante la plus extrême (formulée
par Gary Becker), immuable, déterminent les actions de manière mécanique.» (Bourdieu,
2000, p. 239-241). Les reproches traditionnels adressés à la théorie économique (oubli
de l’empirie, faible épaisseur historique des agents, etc.) sont ici redoublés de contreattaques théoriques : la notion de champ permet de sortir d’une représentation d’agents
isolés les uns des autres, elle les replace au contraire dans le champ des forces qui les
agissent et qui les déterminent. Mais cette réinsertion des agents dans un faisceau de
relations sociales ne se ramène pas à celle qu’effectue la « vision interactionniste que la
représentation de l’agent comme atome calculateur permet de faire cohabiter avec la
vision mécaniste et selon laquelle l’ordre économique et social se réduit à une multitude
(inconscientes, puisqu’étant le produit de l’intériorisation des contraintes du champ et de la position qu’y
occupent les agents). D’un autre côté, la notion de marché a pu être violemment disqualifiée par
Bourdieu comme l’un des outils privilégiés des discours néo-libéraux : Bourdieu a ainsi pu écrire qu’«en
raison de son ambiguïté, ou de sa polysémie, la notion de marché permet d’évoquer alternativement ou
simultanément le sens abstrait, mathématique, avec tous les effets de science associés, ou tel ou tel des
sens concrets, plus ou moins proches de l’expérience ordinaire, comme le lieu où se déroulent les
échanges – marketplace –, l’accord sur les termes de la transaction dans un échange – conclure un marché –
, les débouchés d’un produit – conquête de marché – l’ensemble des transactions ouvertes à un bien – le
marché du pétrole –, le mécanisme économique caractéristique des « économies de marché » » (Bourdieu,
1997a, p. 50). La voie moyenne des Structures sociales de l’économie, qui définit la notion en la rendant inutile,
dit peut être le mieux la place qui objectivement lui revient dans l’étude des activités économiques.
40
d’individus interagissants, le plus souvent de manière contractuelle. » (Bourdieu, 2000, p.
241). La principale faiblesse de l’interactionnisme (i.e., de la théorie des réseaux) est
d’oublier la contrainte structurale qui pèse sur les agents qui sont dans le champ : « par
opposition à la vision interactionniste, qui ne connaît aucune autre forme d’efficacité
sociale que « l’influence » directement exercée par une firme (ou une personne chargée
de la représenter) sur une autre à travers une forme quelconque d’ « interaction », la
vision structurale prend en compte des effets qui s’accomplissent en dehors de toute
interaction : la structure du champ, définie par la distribution inégale du capital, c’est-àdire des armes (ou des atouts) spécifiques, pèse, en dehors de toute intervention ou
manipulation directe, sur l’ensemble des agents engagés dans le champ, restreignant
d’autant plus l’espace des possibles qui leur est ouvert qu’ils sont plus mal placés dans
cette distribution » (Bourdieu, 2000, p. 238).
La sociologie de l’économie avancée par Bourdieu repose donc sur une
importation de concepts forgés auparavant et sur d’autres terrains – et dans ce geste
d’importation, Bourdieu amène également les failles et les tensions qu’on lui reproche le
plus souvent, et que nous ne pouvons détailler ici. Contentons nous de signaler l’une des
plus importantes, en ce qu’elle fragilise tout son édifice : l’hypothèse d’homologie. C’est
parce que les champs ont des structures homologues et que ces structures produisent
des habitus reposant sur l’intériorisation de la structure du champ que les choix des
(consommateurs) dominés se portent sur les (producteurs) dominés, et ceux des
(demandeurs) dominants sur les (offreurs) dominants. L’homologie des champs, couplée
à l’hypothèse d’une définition structurale de l’habitus, permet de rendre compte de
l’ajustement « miraculeux » de l’offre et de la demande. Mais rien, dans la démonstration
empirique de Bourdieu sur le cas particulier des maisons individuelles, pas plus que dans
son argumentaire théorique, ne vient appuyer l’hypothèse qui constitue la clé de voûte
de sa démonstration, i.e. l’idée que les champs ont bien des structures homologues que
l’habitus des agents viendrait articuler. La question reste donc toute entière posée, de
savoir si la mécanique des homologies structurales rend effectivement compte des
phénomènes empiriques que l’on peut rencontrer sur les marchés concrets : ces
homologies, qui sont au cœur des travaux les plus ambitieux et les plus systématiques de
Bourdieu (Bourdieu, 1979, 1980b), sont ici postulées comme un axiome nécessaire.
41
Cette hypothèse homologique est relâchée chez l’un des principaux
sociologues américains du marché, qui lui aussi analyse le marché comme un champ
mais qui ne s’inscrit pas directement dans la filiation de Bourdieu : Neil Fligstein20.
L’objectif explicite de Fligstein est de proposer une théorie spécifiquement sociologique
du marché (Fligstein, 1996, 2001). La lecture que nous proposent les économistes de
leur objet de prédilection est, au mieux, partiale, estime-t-il. Elle méconnaît par exemple
que les marchés réels supposent, pour fonctionner, un investissement très fort des
entrepreneurs, des managers, des firmes et des gouvernements dont la narration
décharnée des économistes ne rend que très médiocrement compte. Les sociologues,
quant à eux, proposent des études éparses de marchés concrets mais n’ont à ce jour pas
pris la peine d’agréger leurs résultats dans une théorie qui en rende compte et qui
dessine simultanément un programme de recherche spécifiquement sociologique sur les
marchés. Fligstein identifie ainsi cinq interrogations qui doivent selon lui être au cœur
d’une approche sociologique des marchés : quelles règles sociales doivent exister pour
que les marchés fonctionnent, et quels types de structures sociales sont nécessaires pour
produire des marchés stables ? quelle est la relation entre les Etats et les firmes dans la
production des marchés ? quelle est la conception « sociale » de ce que cherchent à faire
les acteurs sur un marché, par opposition à la conception « économique » ? par quelles
dynamiques les marchés sont-ils créés, conservent-ils leur stabilité, se transforment-ils, et
comment peut-on caractériser les relations entre les marchés ? enfin, quelles sont les
implications de la dynamique des marchés pour la structuration interne des firmes et des
marchés du travail ?
C’est ce programme de recherches que Fligstein va se proposer de
préciser en spécifiant son approche du marché saisi comme un phénomène politique
(« markets as politics »). Il commence par établir une distinction entre l’échange et
l’échange structuré. Toutes les sociétés, note-t-il, connaissent l’échange. Des acteurs
troquent, vendent, achètent, quelle que soit la forme sociale de cet échange et la nature
de la société prise dans son ensemble. Mais au sein de ces échanges, Fligstein distingue
une classe particulière d’échange, les échanges stables et structurés qu’il propose de
nommer des marchés. Au sein des multiples échanges qui peuvent scander la vie
économique, les marchés sont donc ceux qui, adossés à des règles et à des structures
20 Chez Fligstein, la notion de champ vient davantage des travaux des néo-institutionnalistes (DiMaggio,
1986, e.g.), que de Bourdieu.
42
sociales, sont caractérisés par leur stabilité. Cette approche du marché est à certains
égards contre-intuitive – elle va à tout le moins à l’encontre de l’idée que l’on peut se
faire d’une certaine vulgate libérale : parce qu’il s’appuie sur des règles et des structures
sociales, le marché est rien moins que l’émanation spontanée des interactions d’acteurs humains rendus
à leur état de nature ; et s’il est stable, c’est qu’il n’est pas cette situation labile, impalpable,
amnésique et éphémère que ses adversaires ou ses apologues s’accordent à décrire mais
qu’il est bien une certaine manière de faire société. Si l’on dit du marché qu’il est une structure
stable, on pose que les acteurs qui le composent sont relativement stables et que les
relations qui s’établissent entre eux le sont également. Mais quelle est la nature de ces
relations ? En quoi consiste la structure du marché ? Pour répondre à ces questions,
Fligstein fait intervenir la notion de champ : pour lui, le marché est un champ, et la
structure du marché est celle du champ qui le constitue.
Le champ désigne pour Fligstein l’arène au sein de laquelle se déroule
l’action sociale. Il comprend également des acteurs collectifs qui tentent de produire un
système de domination au sein de cette arène. On peut par conséquent, au sein d’un
champ, distribuer les acteurs entre dominants et dominés, « titulaires » et « challengers »,
selon les termes de Fligstein. Dominants et dominés se repèrent à leurs tailles (les
dominants sont de grande taille, les dominés sont plus modestes), à la perception qu’ils
ont du champ (les dominants savent qui sont leurs principaux concurrents) et à la
manière dont ils définissent leurs stratégies respectives (les dominants modèlent leurs
actions sur celles de leurs concurrents, là où les firmes challengers sont plus petites et
définissent leurs actions en réagissant à celles des grandes firmes). Pour installer cette
structure de domination et la maintenir, les acteurs (notamment les acteurs dominants)
doivent produire une « culture locale » qui définit les relations sociales entre les acteurs.
Cette culture locale contient des éléments cognitifs (i.e., des cadres interprétatifs pour les
acteurs), définit des relations sociales, elle aide enfin les acteurs à interpréter leur
position dans l’ensemble des relations sociales. Ceux qui tirent le plus profit des
arrangements en vigueur sont les dominants et ceux qui en bénéficient le moins sont les
challengers. Une fois mises en place, les interactions au sein du champ deviennent des
« jeux » où ceux des groupes qui, dans le champ, ont le plus de pouvoir, utilisent des
règles culturelles acceptables pour reproduire leur pouvoir. Ce processus rend l’action au
sein des champs conflictuelle et, par essence, politique. Par conséquent, l’analyse du
fonctionnement interne des champs (et donc des marchés) impose, pour Fligstein, de
43
mobiliser une analyse des stratégies concurrentielles des acteurs. Dire des marchés qu’ils
sont des champs, c’est avancer qu’ils peuvent se définir comme des structures de rôles
qui se reproduisent, dans lesquelles les firmes dominantes et dominées reconduisent
leurs positions de période en période, c’est souligner que les identités et les positions
relatives des uns et des autres sont stables, que la culture sur laquelle ils s’appuient l’est
également, que les tactiques et les organisations se ressemblent et contribuent à
maintenir les groupes dominants dans leur position privilégiée.
L’entreprise de Fligstein constitue l’un des efforts les plus achevés pour
offrir une théorie sociologique du marché, même si l’on peut s’interroger sur la place
qu’y occupe réellement la notion de marché. Comme chez Bourdieu, c’est moins le
marché qui constitue le principal opérateur théorique, que le champ. Le marché est traité
comme un champ particulier, et ses principales propriétés sont celles d’un champ, et
non celles, spécifiques, d’un marché. Autrement dit, Fligstein comme Bourdieu
dessinent des espaces sociaux où peuvent se repérer des mécanismes (structuraux chez
Bourdieu, concurrentiels et culturels chez Fligstein) et une morphologie (articulée avant
tout, chez ces deux auteurs, autour de l’opposition des dominants et des dominés). Mais
ces mécanismes et cette morphologie ne sont pas spécifiques aux marchés. L’espace
social qu’ils décrivent n’est pas le tissu sans couture qui se déployait chez Friedberg ou
chez les sociologues des relations marchandes. Il est segmenté, polarisé dans des arènes
constituées autour d’enjeux ou de produits et structurées par des hiérarchies, des luttes
et des rapports de domination. Mais ces arènes se décrivent à l’aide d’un outil unique,
celui de champ, et elles se distinguent moins par la forme qu’elles épousent ou par les
mécanismes qui s’y déploient que par les enjeux qui s’y font jour.
Les perspectives que nous avons présentées dans cette première partie
sont fort diverses : si l’on reprend les deux critères que nous posions en introduction, on
voit que la morphologie et les mécanismes qu’éclairent ces différentes approches sont
largement incompatibles. Toutes ces approches, cependant, ont en commun de ne pas
considérer le marché comme un concept à part entière. Quelles que soient les stratégies
conceptuelles des auteurs, quels que soient leur contenu et leur degré d’élaboration, le
marché, jusqu’ici, n’est qu’un objet, et il n’est pas besoin d’en faire un outil à verser dans
la boite à outils du sociologue. Ce type de démarche peut s’avérer parfaitement
concluante, pour peu que l’on s’y tienne. Or, la notion de marché, pour fuyante qu’elle
44
soit, ne constitue pas seulement l’une des catégories cardinales des discours de sens
commun sur le monde économique. Elle charrie avec elle tant de présupposés qu’il n’est
pas rare de voir les sociologues y recourir sans avoir jamais pris la peine de nous dire ce
dont, au juste, ils parlaient. Il est ainsi tentant d’invoquer, au fil de la plume et comme en
passant, les « forces du marché » dont l’identification supposerait pourtant autre chose
qu’une allusion cursive : ainsi, par exemple, de cette présentation des relations
professionnelles qui devraient se penser comme un contrepoids (nécessaire ou
regrettable, c’est selon) aux « forces du marché » (Goetschy, 2001). Les arborescences
typologiques ont, plus généralement, souvent besoin de s’appuyer sur le marché pour
préciser l’un de ses vis-à-vis (tant il est vrai que le marché, pourtant singulièrement
flottant, on a pu s’en rendre compte, s’oppose à tant de choses) : ainsi de l’opposition
des marchés ouverts aux marchés fermés (Larson, 1977 ; Paradeise, 1984 ; Abbott,
1988), des marchés externes aux marchés internes (Doeringer et Piore, 1971), des
marchés aux organisations (Williamson, 1975), du marché au politique (Lindblom,
1977). Or, si l’on peut repérer aisément ce qu’est un marché fermé (une « profession »
au sens anglo-saxon), un marché interne, une organisation (du moins chez Williamson)
et – moins aisément il est vrai – un Etat, on peine toujours à distinguer ce vis-à-vis
ectoplasmique que ne cesse d’être le marché. Le pari du renoncement n’est donc pas
facile à tenir, car c’est l’ensemble des catégories de pensée du monde économique qui
semblent solidaires de la notion de marché. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, des
démarches recensées jusqu’ici, celles qui sont les plus conséquentes et les plus élaborées
(la théorie des champs, la théorie des réseaux, l’analyse stratégique) ne se contentent pas
de chasser de leur horizon analytique la notion de marché : ce sont l’ensemble des
notions classiques de la sociologie, comme l’organisation, la profession ou l’Etat, qui
sont remplacées par d’autres outils, ceux de champs, de réseaux ou de systèmes
d’acteurs.
En introduction, nous soulevions deux questions qui devaient nous
permettre d’organiser les stratégies analytiques des sociologues qui s’attachent à l’analyse
des marchés : pour ces sociologues, la différenciation des formes économiques est-elle
un enjeu, ou cette question ne se pose-t-elle pas ? dans le cas où cette question est
pertinente, le marché peut-il être un outil pertinent pour y répondre ? A la première
question, on a vu que les réponses, jusqu’ici, étaient fortement clivées : certains
sociologues insistent sur l’heuristique d’une démarche interactionniste (quelles que
45
soient ses variantes) aboutissant à présenter le monde social comme le tissage continu
d’ordres locaux, solidaires et précaires, tissage dont la trame se tend ou se détend, de
loin en loin et ici ou là, mais qui fondamentalement demeure un tissu sans couture. Pour
d’autres au contraire (la théorie des champs en particulier), le monde social doit se
penser en sous-univers spécialisés, disposant chacun de leur propre morphologie. La
différenciation sociale est donc bien une question à placer sur l’agenda du sociologue,
mais le marché n’est pas un outil pertinent pour en tracer les contours et pour en cerner
la logique. Pour continuer d’explorer la littérature, tournons-nous maintenant vers les
auteurs qui répondent par l’affirmative aux deux questions que nous venons de soulever,
et évoquons certaines des entreprises qui tentent de faire du marché un concept.
2/ TENTATIVES DE DEFINITION
Si les démarches que nous avons recensées jusqu’ici s’abstenaient, pour
la plupart, de définir ce qu’était un marché, ce n’est pas seulement par conviction
théorique. C’est aussi, peut-être, parce que la tâche est particulièrement ardue. Si l’on
recense certaines des tentatives qui ont été menées pour le saisir analytiquement, on
discerne deux écueils qu’il est manifestement très difficile d’éviter. D’un côté, en effet,
on peut être tenté de décrire n’importe quel échange ou n’importe quelle interaction
comme un marché. Dans ce cas, tout est marché. D’un autre côté, il peut être tentant de
donner du marché une définition beaucoup plus restrictive : c’est alors s’exposer au
risque de forger un concept précis mais inutile, car le seul constat que l’on risque d’avoir
à tirer est que rien n’est marché. Nous examinerons successivement ces deux écueils.
A/ Tout est marché
On ne pourra rendre justice au premier de ces écueils : bien des
sociologues – et depuis une trentaine d’années, nombre d’économistes également – ont
été tentés de dire qu’ils étaient confrontés à un marché dès lors que se déroule un
échange. Si l’on admet le mot de Lévi-Strauss pour qui la société peut se décrire comme
46
la combinaison d’un échange de mots, de biens et de femmes, on comprend dans ces
conditions que l’ensemble des interactions humaines puissent se penser sur le mode du
marché. Contentons nous, ici, de quelques exemples. La mobilisation de la notion de
marché a pu fonctionner comme l’outil par excellence de l’impéralisme économique, tel
qu’il a pu être mis en œuvre par exemple par Gary Becker. Le mariage ou les choix de
scolarité peuvent ainsi se décrire dans des termes marchands (Becker, 1983, 1991). Dans
l’un et l’autre cas, des choix s’effectuent, des calculs peuvent être imputés aux acteurs, et
le cadre économique, en passant d’un point à un autre de la vie sociale, emporte avec lui
la notion de marché. D’autres perspectives, opposées en tous points (politique et
théorique) à celle de Gary Becker, ont aussi pu mobiliser à l’envi la notion de marché.
Ainsi, par exemple, de la notion de marché des échanges linguistiques que propose
Bourdieu qui souligne que « les discours ne reçoivent leur valeur (et leur sens) que dans
la relation à un marché, caractérisé par une loi de formation des prix particulière : la
valeur du discours dépend du rapport de forces qui s’établit concrètement entre les
compétences linguistiques des locuteurs entendues à la fois comme capacité de
production et capacité d’appropriation et d’appréciation ou, en d’autres termes, de la
capacité qu’ont les différents agents engagés dans l’échange d’imposer les critères
d’appréciation les plus favorables à leurs produits » (Bourdieu, 1982, p. 60). Sans doute
objectera-t-on qu’ici le marché est l’autre nom du champ – mais c’est précisément là que
l’on voit qu’il n’est pas défini pour repérer, en tant que tel, une modalité particulière de
l’échange, puisqu’il a potentiellement vocation à tout embrasser. Si le marché est un
échange, alors il peut servir à décrire n’importe quelle situation d’interaction.
Cette assimilation du marché à l’échange a aussi pu être retenue pour
étudier des phénomènes économiques. Bon nombre de travaux définissent le marché
comme un échange et prennent appui sur cette assimilation pour souligner tout ce dont
le marché, conçu comme un échange, a besoin pour exister. Rendre compte
sociologiquement du marché, c’est alors porter son regard sur les éléments qui rendent
possible cet échange. On en trouve un exemple dans la définition que Kalleberg et
Sorensen (1979) donnent du marché du travail. Pour eux, les marchés du travail
désignent « les arènes au sein desquelles les travailleurs échangent leur force de travail en
contrepartie de salaires, de statuts et d’autres formes de rémunérations. Le concept, par
conséquent, renvoie largement aux institutions et aux pratiques qui gouvernent la vente,
l’achat et la définition des prix des services de travail. Ces structures incluent les moyens
47
par lesquels les travailleurs sont distribués entre les emplois et les règles qui gouvernent
l’emploi, la mobilité et l’acquisition des compétences et l’apprentissage, ainsi que la
distribution des salaires et des autres rémunérations » (p. 351-352). La tâche de la
sociologie économique est alors de rendre compte de l’ensemble de ces dispositifs qui
viennent encadrer le marché. Le marché n’est peut-être plus un objet (il fait ici l’objet
d’une définition abstraite et générique) mais il n’est, au mieux, qu’un cadre : il n’y a pas
ici de propositions théoriques sur le marché et si théorisation il doit y avoir, on en est
pour l’heure fort éloigné.
Que conclure de cette stratégie d’extension maximale du concept ? Si,
comme Gary Becker, on entend faire du marché économique le modèle absolu du
fonctionnement social, on s’expose à des objections sur la portée réelle de la
démonstration. Peut-on, ailleurs que dans un raisonnement purement modélisé, ramener
la famille à un dispositif d’échange entre agents optimisateurs et faire ainsi l’impasse sur
ses dimensions anthropologiques que la théorie du rational choice peine à retrouver ? On
peut adopter une autre stratégie, admettre que les différents marchés obéissent à des
règles singulières et qu’il y a loin du marché électoral au marché aux légumes. Dans ce
cas, on aura fait que reculer le problème, en renvoyant les enjeux de la discussion
analytique à la spécification des différents marchés. Enfin, cette assimilation du marché
à l’échange est, à l’évidence, insatisfaisante pour qui souhaite faire du marché l’un des
outils permettant de décrire la différenciation des formes économiques. Si le marché est
un échange, et si l’échange est consubstantiel à tous les phénomènes sociaux, alors le
marché cesse d’être un outil pertinent pour penser cette différenciation – où l’on
retrouve le vertige du tissu sans couture.
48
B/ Rien n’est marché
1. Le « marché des économistes »
On a pu s’en rendre compte : très souvent, pour poser leur propos et
pour préciser leurs hypothèses, les sociologues se sentent tenus de procéder au relevé
cadastral des apories et des errements de la science économique. L’image que nous
avons donnée du « marché des économistes », par conséquent, se dessine dans un miroir
dont on peut soupçonner qu’il tend à déformer la réalité qu’il reflète. Aussi allons-nous
quitter un temps la bibliothèque sociologique pour tenter de mieux cerner ce qu’écrivent
effectivement les hommes de paille des sociologues. Mieux cerner, peut-être, mais
certainement pas baliser exhaustivement : vouloir résumer en peu de mots ce que
l’économie dit du marché a quelque chose de ridicule, tant il est vrai que la science
économique semble toute entière dédiée à l’exploration de la notion. Pour éclairer un
peu la scène, malgré tout, et pour éventuellement s’y surprendre à rencontrer un
équilibre conceptuel sensiblement différent de celui auquel on pouvait s’attendre,
arrêtons-nous sur deux moments privilégiés et fondateurs de la science économique, et
voyons comment, en ces deux moments, l’économie parle du marché.
Le premier de ces moments, on n’en sera pas surpris, est le moment
classique, i.e. celui que l’on retient traditionnellement comme l’âge où sont jetées les
bases de la pensée économique moderne. Concentrons-nous, plus précisément, sur le
texte qui est au principe des ouvrages ultérieurs de Malthus, de Ricardo et de Marx : la
Richesse des nations de Smith, dont la première publication date de 1776. Il semble bien
qu’en ces temps reculés le marché n’occupe pas une place centrale dans la réflexion des
économistes : loin d’être une notion pivot de l’ouvrage, le marché n’y est abordé
frontalement par Smith qu’en deux chapitres du premier livre – les chapitres trois et sept
– et nulle part ailleurs. Rareté du marché, donc, en ce moment classique ? Sans doute,
même s’il est vrai que les développements de Smith y sont relativement structurants.
Dans le premier de ces chapitres, Smith évoque le lien qui existe entre l’accroissement
de la division du travail et la taille du marché : pour que la division du travail s’accroisse,
49
il faut que le marché des biens qu’elle permet de produire soit suffisamment vaste. Cette
première entrée en scène du marché est loin d’être anecdotique. L’accroissement de la
division du travail est en effet pour Smith le premier ressort du développement
économique ; or, cet accroissement dépend directement de la taille des marchés : dans la
chaîne causale expliquant l’origine de la richesse des nations, le marché occupe donc une
place déterminante.
Le second chapitre où Smith parle du marché (le chapitre 7) lui réserve
une place non moins déterminante. Il porte sur les liens entre le marché et la théorie de
la valeur de Smith. Mais alors que l’extension du marché jouait un rôle positif pour
l’accroissement de la division du travail, sa présence perturbe la juste estimation de la
valeur. Pour Smith, la valeur d’un bien est proportionnelle à la quantité de travail que
l’on peut obtenir en échange de cette marchandise. Par conséquent, elle ne se déduit pas
du jeu des forces marchandes ou de la rencontre de l’offre et de la demande. Tout au
contraire : les forces concurrentielles sont susceptibles d’engendrer des écarts entre la
valeur d’un bien et son prix. Le marché n’est donc pas un outil d’allocation optimale des
ressources, il agit au contraire comme un facteur de distorsion. Quoiqu’il en soit, et quel
que soit le rôle, positif ou négatif, que joue le marché dans la régulation du système
économique, on voit qu’il intervient moins comme un outil conceptuel que comme une
réalité concrète. Les marchés ont, chez Smith, une épaisseur historique, ils dépendent du
développement des voies fluviales et maritimes ou de la taille des villes, ils mettent en
scène des individus réels qui y luttent et qui y échangent. C’est sans doute sur ce point
que l’évolution entre le moment classique et le moment néo-classique est la plus
frappante : on y passe de la prise en compte, dans une chaîne causale, de marchés
concrets, à la construction d’un édifice théorique entièrement abstrait qui repose tout
entier sur la notion de marché.
Le développement, à partir des années 1860, dans différents centres
européens – en Angleterre, en Autriche et en Suisse notamment – d’une démarche
radicalement nouvelle en science économique constitue une révolution scientifique qui
va déplacer sensiblement la position du marché dans l’édifice conceptuel de cette
discipline. Le marché cesse d’être une notion (relativement) marginale de l’édifice
analytique de la science économique, pour en devenir une notion centrale. Il est
désormais pensé comme le mécanisme central d’allocation des ressources au sein des
50
économies occidentales, et il devient le mécanisme à l’aune duquel tous les autres
mécanismes (l’organisation, l’Etat) doivent être mesurés. Par ailleurs, le marché cesse
d’être une réalité concrète pour devenir un mécanisme abstrait, décharné et
mathématisé. On est très loin, chez Jevons, chez Walras ou même chez Marshall, des
descriptions concrètes des phénomènes concurrentiels : le marché devient un référent
abstrait, analytique et formel. Sans doute les conceptions du marché qui alors se font
jour sont-elles hétérogènes. Suivons la présentation que propose Steiner (2008a) de deux
d’entre elles : celle du marché walrassien, fondé sur le tâtonnement, et celle du marché
edgeworthien, où le mécanisme principal est le recontracting. Chez Walras (1988), le
marché doit permettre de découvrir le prix de marché « juste », i.e. tel que tous ceux qui
sont prêts à payer ce prix trouvent leur contrepartie. Aucun échange n’est réalisé avant
que ce prix ne soit arrêté. Ce prix juste est défini à l’issue d’une procédure de
tâtonnement : « le prix d’équilibre résulte d’un va et vient entre les échangistes et un
commissaire de marché centralisant les demandes et les offres et proposant un prix. Si à
ce prix l’offre est supérieure (inférieure) à la demande, alors, le commissaire de marché
propose un prix inférieur (supérieur) jusqu’à ce que l’équilibre soit atteint. Lorsque le
prix égalise les offres et les demandes, alors, et alors seulement, les échanges ont lieu et
produisent les appariements. » (Steiner, 2008a, p. 4). Le marché est alors conçu comme
une structure relationnelle centralisée : les échangistes sont isolés les uns des autres, ils
ne sont connectés qu’au commissaire-priseur qui communique à tous les informations
sur le prix.
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Structure relationnelle sur le marché walrasien (tâtonnement) – in Steiner (2008a)
« Les agents 1-4 offrent du A contre du B, tandis que les agents 6-9 offrent du B contre du A. Ils sont indépendants,
séparés et ils n’entrent en contact qu’avec le commissaire-priseur, l’agent 5. Ce dernier annonce un prix, les agents définissent
leurs offres et leurs demandes, si ces deux quantités sont égales, l’échange a lieu. Dans le cas contraire, l’agent 5 annonce un
nouveau prix, jusqu’à réaliser l’équilibre » (Cf. Steiner, 2008a, p. 4).
51
La description qu’Edgeworth (1994) donne du marché est sensiblement
différente. Les agents peuvent échanger à un prix qu’ils fixent de manière bilatérale,
avant que le prix d’équilibre ne soit atteint – mais s’ils trouvent ultérieurement preneur à
un taux plus favorable, ils peuvent renégocier leur transaction. Cependant, comme
l’explique Steiner, « l’effet des transactions passées ne s’efface pas avec le recontrat, car
le premier échange détermine définitivement la zone des échanges futurs possibles. »
(Steiner, 2008a, p. 5). Par ailleurs, le marché n’est pas centralisé autour d’un commissaire
priseur : pour que le marché edgeworthien fonctionne de manière optimale, il faut que
n’importe quel agent puisse être mis en relation avec n’importe quel autre agent. Sous
cette hypothèse, et si le nombre d’agents est infini, la solution edgeworthienne et la
solution walrasienne définissent le même équilibre, même si les morphologies qu’elles
décrivent sont très différentes.
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Structure relationnelle sur le marché edgeworthien (recontracting – in Steiner (2008a))
« Les agents 1-4 sont offreurs de A contre du B, tandis que les acteurs 5-9 sont offreurs de B contre du A. Les offreurs de
A contre B sont directement connectés à tous les offreurs de B contre A et les offreurs de B contre A sont directement
connectés à tous les offreurs de A contre du B. La structure relationnelle edgeworthienne est donc beaucoup plus dense que la
structure relationnelle walrasienne) » (Steiner, 2008a, p. 5).
Les définitions du marché proposées par Edgeworth et Walras sont
certes différentes, mais elles ont en commun au moins deux points remarquables.
D’abord, elles placent en leur cœur la question de la définition du prix. C’est là un point que
nous n’avons, pour l’heure, que fort peu évoqué, mais qui permet de mettre le marché à
part de beaucoup d’interactions où le prix n’intervient pas. Les marchés apparaissent ici
52
comme des structures relationnelles qui permettent de définir le prix d’un bien. Second
point commun : ce sont les conditions du fonctionnement optimal du marché qui
intéressent avant tout Walras et Edgeworth. En cela, ils participent d’un mouvement qui
porte les économistes à s’intéresser non pas au marché en tant que tel, mais au marché en
tant qu’il est parfait. Ce qui intéresse désormais les économistes, c’est moins le marché que
les conditions de sa perfection. Et cette place croissante prise par la notion de perfection
dans l’analyse des marchés signale plus qu’un changement de regard. Le marché qui était
marginal chez les classiques et qui devient apparemment central chez les néo-classiques,
en même temps qu’il s’abstrait, s’amaigrit. En effet le marché, à proprement parler, n’est
pas au cœur des interrogations. Ce qui intéresse les économistes, c’est moins le marché
que la concurrence et les formes qu’elle prend. C’est en effet des formes de la
concurrence que dépend la perfection du marché : ce dernier devient une coquille qui
abrite des jeux concurrentiels qui, parce qu’ils définissent la plus ou moins grande
perfection du marché, constituent le véritable point focal des économistes.
De tout ceci, que conclure ? Il semble bien que la théorie du marché soit
finalement moins centrale pour l’économie que l’on ne pouvait le penser de prime
abord, comme de nombreux économistes l’ont d’ailleurs souligné (cf. par exemple
North, 1977). Mais notre propos concerne moins l’économie que la sociologie : le
marché « parfait » à partir duquel travaillent les économistes à partir des années 1860
est-il un outil efficace pour les sociologues ? Depuis une trentaine d’années, les sociologues
se sont servis du modèle de la concurrence pure et parfaite et l’ont mis à l’épreuve,
essentiellement de deux façons. D’abord, en s’interrogeant sur l’occurrence historique
du modèle : ce modèle que les économistes privilégient, le retrouve-t-on fréquemment
dans la réalité, ou est-il une aberration ? Les « découvertes » des sociologues, en la
matière, surprennent à dire vrai assez peu. Compte tenu des conditions exorbitantes que
fixent les économistes pour qu’un marché soit parfait (rappelons-les pour mémoire :
atomicité des acteurs, homogénéité des biens, divisibilité des biens, perfection de
l’information, indépendance intertemporelle des relations d’échange) on ne peut guère
s’étonner que les marchés concrets qu’analysent les sociologues ne soient que très
rarement des marchés parfaits. McLean et Padgett (1997), par exemple, montrent qu’à
Florence, pourtant l’un des berceaux du capitalisme occidental, les secteurs bancaires et
une bonne part des industries textiles naissantes ne vérifiaient pas, au Quattrocento, les
53
conditions de la concurrence pure et parfaite. De ce constat, certains, comme Karpik
(1989), tirent une implication : la théorie des marchés des économistes est incomplète,
cette discipline ne décrit qu’un cas particulier, et le rôle de la sociologie est d’avancer une
théorie plus générale qui pourrait inclure en son sein les situations décrites par les
économistes.
Premier constat sociologique, donc, que l’on peut tirer quand on
raisonne à partir du « marché parfait » : il est exceptionnel. Mais s’il peut se rencontrer,
une autre question se fait jour : quelles sont ses conditions de possibilité ? Cette
question intéresse directement les sociologues, en ce qu’elle est susceptible de mettre en
cause la version naturaliste qu’une certaine vulgate libérale – davantage, d’ailleurs, que
les économistes – tend à promouvoir : le marché serait un état de nature, et il suffirait,
pour qu’il advienne, de supprimer les règles qui ne peuvent que l’entraver. Des travaux,
portant sur des marchés réunissant les conditions très particulières de la concurrence
pure et parfaite, ont montré qu’ils supposaient au contraire des investissements très
spécifiques. C’est par exemple le cas de l’article classique de M.-F. Garcia, consacré au
« marché au cadran », un marché de fraises en Sologne (Garcia, 1986). Le marché aux
fraises de Fontaines-en-Sologne fonctionne bien comme un marché de concurrence
pure et parfaite, mais la réalisation de ce marché n’est pas donnée en nature, et Garcia
en reconstitue l’histoire. Avant la création de ce marché, en 1982, d’autres modes de
commercialisation existaient, fondés sur des relations personnalisées entre des courtiers,
des expéditeurs et des mandataires, et sur le réseau des coopératives agricoles. C’est à la
faveur de la création d’un autre marché au cadran dans le Lot-et-Garonne (qui provoque
une baisse des prix et une hausse de la qualité) qu’une coalition d’acteurs parvient à
mener des actions de lobbying auprès des autres agriculteurs et d’expéditeurs jusque-là
extérieurs à la commercialisation des fraises, et réussit à imposer aux dominants d’hier la
création d’un marché au cadran. Une fois créé, cependant, la survie de ce marché n’est
nullement garantie : elle est remise en cause, d’abord par l’ancien mode de
commercialisation, qui survit, et par les tentatives récurrentes de coalitions d’acheteurs
ou de vendeurs.
Le modèle économique du marché parfait n’est donc pas entièrement
sans usage pour les sociologues : ils peuvent en montrer la rareté, ils en ont décrit le
caractère socialement construit. Ne peut-on imaginer d’autres utilisations ? Il est
fréquent de présenter les modèles économiques comme des idéaux-types, i.e. comme des
54
schématisations abstraites stylisant à l’extrême certains traits, dont on ne doit pas vérifier
si on les retrouve dans la réalité mais qui doivent permettre d’étalonner et de comparer
entre elles des situations historiques concrètes. Que peut-on attendre de la mobilisation
d’un idéal-type comme le marché parfait des économistes ? Sans doute guère plus que la
conclusion qui, invariablement, scande la plupart des études qui s’y rapportent : la réalité
n’a rien à voir avec ce modèle, elle en est même tellement éloignée qu’il ne l’éclaire que
très faiblement. Sans doute faut-il accepter que le « marché des économistes » n’est, pour
le sociologue, que d’une utilité très relative. Il reste un point, cependant, que les
économistes mettent au cœur de leurs réflexions et qui ne doit pas manquer d’occuper
une position aussi déterminante dans la conceptualisation sociologique du marché : sur
un marché, les échanges s’organisent en faisant intervenir un prix. Le mode de définition du prix
peut être indéterminé a priori, son rôle dans les logiques d’appariement peut être discuté
– il reste que le fait que les interactions marchandes fassent intervenir un prix
constituent un élément déterminant que les sociologues ne peuvent ignorer, et sur lequel
nous serons appelés à revenir.
2. Le marché de producteurs
C’est en partant, très classiquement, d’une critique de la démarche des
économistes qu’a été énoncée l’une des tentatives les plus ambitieuses pour spécifier ce
que pourrait être une définition analytique du marché : celle d’Harrison White (1981a,b,
2002). Nous suivrons ici la présentation qu’en donne Leifer (1985)21. La question que
White soulève est extrêmement générale : à quelles conditions des marchés peuvent-ils
se reproduire dans le temps ? La stratégie théorique qu’il met en œuvre repose sur
plusieurs principes généraux qu’il faut préciser dès l’abord. Pour White, la force des
modèles économiques vient de leur abstraction qui leur permet de prétendre à un degré
de généralité beaucoup plus élevé que la plupart des raisonnements sociologiques. Il
regrette cependant que ces modèles soient entièrement déconnectés de toute
investigation sur des situations historiques réelles, et qu’ils se ramènent finalement à une
21 D’autres sont disponibles, notamment celles de Azarian (2003), White (1988), Leifer et White (1987),
White et Eccles (1987).
55
casuistique abstraite et purement formelle. Tel est donc son premier pari : conserver la
formalisation des économistes tout en refusant l’abstraction pure des raisonnements.
Certaines caractéristiques de son modèle seront donc indéterminées d’un point de vue
théorique, et seront renvoyées à l’étude empirique, au cas par cas, des marchés concrets.
White considère par ailleurs que les marchés qu’étudient les économistes sont des
marchés d’échange auxquels il oppose les marchés de producteurs. Sur les marchés
d’échange, la question centrale est celle de la détermination du prix, et le prix est défini
par la rencontre de l’offre et de la demande. Ces marchés, estime White, sont très
particuliers. D’abord, parce qu’ils reposent sur l’hypothèse que les biens qui s’y
échangent sont homogènes. Or, pour White, un modèle général des marchés doit être
capable de décrire comment fonctionnent les marchés où les biens qui s’échangent sont
hétérogènes. Il reprend en cela certaines problématiques développées en science
économique par Chamberlin (1953), et surtout par Spence (1974) à qui il emprunte
l’intuition que les marchés doivent s’analyser comme des arènes où sont émis des
signaux qui doivent permettre aux acteurs d’adopter des comportements pertinents. Par
ailleurs, ces marchés d’échange reposent sur une fiction : celle qui voudrait que les
acteurs connaissent la demande qui leur est adressée. Or, estime White, les producteurs
ne peuvent observer les consommateurs – en revanche, ils se connaissent entre eux. Si
les signaux qu’ils interprètent pour agir viennent de quelque part, c’est sans doute
davantage des actions de leurs pairs et de leurs concurrents que des modifications de la
demande.
Pour entrer dans les caractéristiques de ce modèle, on peut, avec Leifer
(1985), repérer deux approches des phénomènes marchands qui structuraient les travaux
sur les marchés dans les années 1970. D’un côté, les économistes approchent les
marchés comme des arènes où sont prises des décisions : le consommateur veut obtenir
des biens, il fait des choix ; le producteur veut maximiser son profit, il adopte des
stratégies. Sur quoi, plus précisément, portent les décisions des producteurs ?
Essentiellement sur deux points, estime White : le volume de biens à produire (qu’il
nomme y) et le niveau de revenus qu’il peut demander pour ce volume de biens produits
(noté W). Mais d’un autre côté, pour les théoriciens des business schools, les marchés sont
des arènes caractérisées par leur structure, structure stable qui plus est : leurs membres
sont stables, leur sont attachées des réputations, stables elles aussi, et des parts de
marché qui, là encore, sont à peu près constantes d’une année sur l’autre. Ces deux
56
approches sont le plus souvent exclusives l’une de l’autre, alors que de toute évidence les
marchés sont à la fois l’un et l’autre, i.e. un lieu où des décisions sont prises et un lieu
structuré et stable. Le modèle de White s’efforce de réconcilier ces deux approches, en
concevant les marchés comme des mécanismes où c’est la structure du marché qui va
guider la décision des producteurs. Les décisions des producteurs sont prises en
fonction de la structure du marché qu’ils peuvent constater au moment où ils prennent
leurs décisions. Ces décisions engendreront des prises de position, qui engendreront de
nouvelles positions de marché, i.e. une nouvelle structure de marché en tout point
semblable, sous certaines hypothèses, à celle qui existait au départ. Autrement dit : la
structure détermine la décision parce qu’elle est utilisée comme guide de décision par les
producteurs ; ces décisions, à nouveau, vont reproduire la structure.
Détaillons maintenant le raisonnement. Le point de départ de la
démonstration est l’intuition selon laquelle le comportement des producteurs résulte des
comparaisons qu’ils établissent entre eux. Les producteurs s’observent, et déduisent de
cette observation la stratégie qu’ils doivent adopter sur le marché. Si les firmes
s’observent, c’est avant tout pour se comparer et pour prendre la mesure de leur
position relative. Or cette comparaison ne va pas de soi. Il faut en effet, pour qu’elle soit
possible, qu’existe une échelle commune, un étalon qui leur permette de se comparer
entre elles. En quoi consiste cette échelle ? Pour White, le positionnement de chaque
firme s’effectue dans un espace à deux dimensions : le volume de biens écoulés (y) et le
revenu (W) que la firme tire de ce volume. Ce modèle, noté W(y), doit permettre de
penser simultanément l’existence d’une différenciation entre les biens, d’une part, et
l’existence d’une échelle de comparaison entre eux. Il faut pour cela faire deux
hypothèses. D’un côté, il faut supposer qu’il existe une relation entre le volume de la
production de tel ou tel producteur, d’une part, et la perception que les consommateurs
ont des différences de qualité qui sous-tendent les différences entre les produits –
autrement dit une relation entre le volume de production et la réputation du producteur.
D’un autre côté, on fait l’hypothèse que cette relation n’est pas déterminée
théoriquement, mais qu’elle s’établit au contraire dans un sens ou dans un autre selon
que l’on est sur tel ou tel marché : sur certains marchés, la relation entre le volume de
production et la qualité est négative, sur d’autres, en revanche, elle sera positive.
Sur quelles informations va se fonder un producteur, à l’heure de décider
de sa stratégie ? Pour White, il lui est beaucoup plus facile d’avoir accès aux
57
informations sur les autres producteurs que sur les consommateurs. Les producteurs
sont peu nombreux, alors que les consommateurs sont, potentiellement, innombrables ;
ils disposent, ensuite, d’informations sur les producteurs, alors que les consommateurs
évoluent dans un éther brumeux. Pour agir, les producteurs vont donc s’appuyer avant
tout sur les informations qui émanent des autres producteurs. Quelles sont ces
informations, et comment sont-elles interprétées ? Les producteurs savent que les biens
proposés sur un marché sont de qualités hétérogènes et qu’elles jouissent, en particulier,
de réputations très différentes. Mais ils ne peuvent observer directement la qualité des
biens produits par leurs concurrents, ni prendre la mesure de leur réputation. Ce qu’ils
peuvent aisément observer, en revanche, c’est le volume qu’ils écoulent et le revenu
qu’ils en tirent. C’est ici qu’intervient l’hypothèse selon laquelle il existe une relation
d’interdépendance entre le volume écoulé et la qualité du bien telle qu’elle est perçue par
les consommateurs, i.e. la réputation de l’entreprise. Autrement dit, pour White, les
producteurs savent que s’ils décident d’augmenter ou de réduire leur production, ils vont
également agir sur leur réputation. Les producteurs vont donc regarder qui produit quel
volume, et quels revenus il en retire. En se fondant sur le constat des volumes et des
revenus que les différents producteurs ont effectivement retiré de leur activité durant la
période (t), les producteurs vont déterminer le volume qui, en (t+1), leur permettra de
maximiser leur profit. Or, chaque producteur prendra ses décisions en se fondant sur les
mêmes indices. Par conséquent, la structure du marché (i.e. le nombre de producteurs,
leur volume de production, leur revenu et leur réputation) sera bien reconduite à la fin
de la période (t+1), et elle reproduira celle de la période antérieure. La présentation que
nous donnons ici du modèle de White est délibérément simplifiée. En particulier, nous
l’avançons sous une forme littéraire, alors même que le modèle peut faire l’objet d’une
présentation modélisée. Cette modélisation permet de construire une typologie des
marchés de producteurs qui se distinguent notamment en fonction de la sensibilité plus
ou moins forte au volume produit ou à la qualité. Le marché sera ainsi dit ordinaire
lorsque les rendements sont décroissants, que le coût croît avec la qualité, que la
sensibilité au volume est plus forte que la sensibilité à la qualité. Il sera dit avancé
lorsque les rendements sont croissants. Il est enfin désigné comme paradoxal lorsque le
coût ne croît pas avec la qualité.
Le modèle de White décrit les marchés comme des arènes où les
producteurs occupent des niches, qu’ils repèrent en observant la quantité qu’ils
58
produisent et les revenus qu’ils en retirent. Le marché n’est donc pas conçu comme le
lieu de rencontre d’une offre et d’une demande. Non que cette rencontre n’existe pas (il
faut bien que l’échange ait lieu) mais que ce n’est pas à partir de cette rencontre que se
définissent les variables d’équilibre (comme le prix et les quantités). Ces variables
dépendent des stratégies des producteurs, qui elles-mêmes ne sont pas déduites de
l’observation de la demande mais de l’observation des autres producteurs. Cette
approche, par ailleurs, n’est pas purement théorique. Il existe en effet plusieurs
indéterminations du modèle, qui peuvent être levées en collectant des données
empiriques sur les marchés concrets. On peut en particulier souligner deux
indéterminations principales. La première renvoie au rapport entre la réputation de
l’entreprise et le volume qu’elle écoule qui, on l’a vu, peut être positif ou négatif. Cette
indétermination a priori ne gêne pas les producteurs : ils savent d’expérience comment il
faut interpréter ce rapport dans leur cas particulier. Il a en revanche une implication
pour le chercheur : il faut travailler sur des données pour repérer le sens de ce rapport, il
faut autrement dit travailler sur des marchés concrets. Seconde indétermination : la
forme de l’échelle sur laquelle les entreprises se comparent. Cette échelle, rappelons-le,
correspond à une courbe dans un espace à deux dimensions : le revenu (y) et le volume
de la production (W). Dans le modèle W(y), la forme de cette courbe est indéterminée :
on ne peut, en particulier, pas la déduire de la structure interne du coût des entreprises,
comme c’est le cas dans la théorie néo-classique. La forme de cette échelle doit donc elle
aussi être définie au coup par coup, sur chaque marché concret.
L’ambition du modèle de White, on l’a vu, était double. Il s’agissait de
proposer un modèle plus général que celui des économistes, et qui s’adosse en même
temps nécessairement à des données empiriques. On peut toutefois se demander si ce
que White définit comme un marché (assurément une structure très particulière) n’est
pas aussi singulier que ce que les économistes décrivaient avec le marché parfait. Les
hypothèses comportementales posées par White, notamment, sont extrêmement fortes.
Il n’est pas évident, tout d’abord, que la demande soit aussi opaque aux producteurs que
ce que postule White. Comme l’a montré Cochoy (1999) en effet, depuis les années
1920 s’est développée une discipline, le marketing, toute entière dédiée non seulement à
la compréhension de la demande, mais aussi à sa production. Par ailleurs, ce que décrit
White est une logique d’action extrêmement particulière qui demanderait à être validée
empiriquement : le comportement des producteurs est-il une fiction jouant pour White
59
un rôle équivalent à celui du producteur optimisateur des néo-classiques ? ou a-t-il
vocation à décrire le comportement effectif des producteurs – et l’on a alors peine à
croire que tous les producteurs de tous les marchés se comportent conformément aux
descriptions qu’en donne White ? La théorisation avancée par White est l’une des plus
sophistiquées de toutes les propositions avancées par les sociologues pour analyser les
marchés. Peut-être l’est elle un peu trop. En précisant à l’excès ce qui peut être nommé
« marché » et en décrivant une structure extrêmement particulière, White risque de
réserver à son modèle le même sort qu’au marché parfait : si une forme économique,
pour être désignée comme marchande, doit vérifier les traits que décrit White, on risque
fort de conclure qu’un tel marché n’existe pas.
Dans quelle mesure les approches du marché que nous avons recensées
dans ce chapitre nous permettent-elles de faire du marché une ressource pour décrire la
différenciation du monde économique ? Pour une première série d’auteurs, cette
question de la différenciation ne se pose pas : il n’est donc guère surprenant qu’ils ne
fassent du marché qu’un objet. Pour d’autres, cette question se pose, mais le marché
n’est pas une ressource pour la soulever : il faut lui préférer des notions qui éloignent le
vocabulaire sociologique de celui du sens commun, en mobilisant les concepts de
réseau, de champs ou de microstructure. Pour d’autres auteurs enfin, la question de la
différenciation doit bien être placée sur l’agenda du sociologue et, par ailleurs, le marché
peut être construit comme un concept pour tenter d’en rendre compte. Une telle
entreprise, toutefois, est malaisée. Le repérage des différentes stratégies de définition
montre qu’elles peinent à circuler sur une ligne de crête fort étroite où, d’un côté, tout
est marché et où, de l’autre, rien ne l’est. En nous tournant vers la manière dont Weber
définit la notion de marché, nous allons tâcher de trouver une définition conceptuelle du
marché qui échappe à ces deux écueils.
60
CHAPITRE 2 : L’HYPOTHESE WEBERIENNE
Les regards rétrospectifs sur l’histoire de la sociologie des marchés
portent souvent les commentateurs à souligner que, de tous les sociologues classiques,
Weber est le seul à avoir réservé au marché des développements importants (cf. par
exemple Swedberg, 1994, 2005a ; Baker et al., 1998). La place du marché dans sa
réflexion est pourtant assez ambivalente. Parce qu’elle s’articule directement à sa
réflexion sur le capitalisme, la notion de marché est au cœur de sa sociologie
économique ; mais parce que bien des questions qui la concernent lui semblent ne pas
relever de la sociologie22, il ne lui consacrera pas, dans la formalisation la plus
systématique de sa sociologie économique (le second chapitre d’Economie et société) de
développements spécifiques. Quoiqu’il en soit, il nous semble que Weber a proposé de
très importants développements à la notion de marché et nous consacrerons la troisième
partie de ce chapitre à la présentation de sa définition et de ses implications. Cette
définition se trouve dans un chapitre rédigé relativement tôt dans l’histoire (fort
complexe) de l’écriture d’Economie et société23, sans doute entre 1910 et 191224 : Weber
écrit qu’« on doit parler de marché dès que, ne serait-ce que d’un côté, une majorité de
candidats à l’échange entrent en concurrence pour des chances d’échange » (Weber,
22
Dans le chapitre VI du second livre d’Economie et société, il écrit par exemple que « La discussion des
processus de marché constituant la matière essentielle de l’économie sociale, nous n’avons pas à en parler ici »
(Weber, 1995b, p. 410). De la même manière, tout en soulignant leur importance pour la compréhension
des marchés, il refuse d’entrer dans le détail des mécanismes de la formation des prix (« Nous n’entrerons
pas ici dans le détail des conséquences [de ces faits] sur la formation des prix » écrit-il (Weber, 1995b, p.
413)).
23 Comme l’a montré Grossein (2005), il est impossible de lire certains textes de Weber sans prendre en
compte l’histoire de leur rédaction. Economie et société est malheureusement de ceux-là. Nous serons donc
obligés, dans les développements qui suivent, de faire référence à la chronologie complexe des textes
produits dans la dernière décennie de la vie de Weber. Que le lecteur n’y voit pas le symptôme d’une
érudition gratuite, mais la volonté de tenter de comprendre, au mieux, le sens des propositions de Weber.
24 Sur ce point, cf. Grossein (2005, p. 693-694).
61
1995b, p. 410)25. Le commentaire qu’en donne Swedberg (1998) éclaire cette définition
lapidaire : un marché peut se décomposer analytiquement en deux jeux d’interaction. Le
premier jeu d’interactions met en concurrence l’ensemble des demandeurs d’une part,
l’ensemble des offreurs d’autre part ; ce processus de concurrence permet de
sélectionner un offreur et un demandeur particulier, qui sont alors susceptibles de
procéder à un échange. Le second jeu d’interactions concerne l’échange qui s’établit entre
un offreur et un demandeur particuliers. Pour illustrer cette définition analytique du
marché, il propose le schéma suivant :
X
X
Concurrence entre offreurs
X
X
X
Echange
X
X
X
X
X
Concurrence entre demandeurs
Figure 1 – La structure sociale du marché selon Weber d’après Swedberg (1998, p. 43).
25
Cette définition, centrale, on va le voir, dans le travail conceptuel qu’engage Weber autour de 1913, ne
se retrouve pas explicitement reprise dans la systématique du chapitre II d’Economie et société, où Weber
préfère parler d’échange même si, lorsqu’il précise ce que ce terme recouvre, on mesure la proximité qui
existe entre l’échange (en 1919) et le marché (en 1912) : cf. en particulier Weber (1995a, p. 113 ; 1991, p.
11).
62
Les « systématiques » du dernier Max Weber
Il ne saurait être question de présenter ici l’ensemble des débats relatifs à l’histoire des textes que
Max Weber a produit durant les dix dernières années de sa vie, mais simplement d’évoquer
certains des aspects de cette histoire chaotique, nécessaires pour lire sans trop s’égarer les
développements qu’il y consacre au marché. Les années 1910-1920 ont été consacrées par Weber
à deux entreprises : ce qu’il est convenu de nommer sa sociologie des religions (cf. Weber,
1996b, 2003a), et l’ensemble des textes rattachés, de près ou de loin, à Economie et société. Nous
nous concentrerons, dans ce chapitre, sur ce dernier ensemble de textes. La rédaction d’Economie
et société a été extrêmement complexe, Weber ayant d’abord accepté (en 1909) de diriger ce qui
devait être un manuel d’économique politique et d’en rédiger une partie, avant de transformer
sensiblement l’esprit du projet26 et d’étendre très sensiblement l’objet et le volume de sa
contribution initiale27. Retenons, pour notre propos, que cette rédaction s’est effectuée en deux
étapes qui dessinent deux ensembles de textes bien distincts. Le premier ensemble de textes
rassemble ceux qui ont été écrits entre 1909 et 1914, et qui correspondent, d’une part, aux textes
rassemblés dans le Livre II d’Economie et société dans les éditions successives de l’ouvrage entre
1922 et 1972 et partiellement traduits en français (Weber, 1995b) et, d’autre part, l’essai « Sur
quelques catégories de la sociologie compréhensive » de 1913 dont la seconde partie, selon les
termes de Weber, a été rédigée pour présenter les fondements théoriques des analyses
empiriques d’Economie et société (Weber, 1992) : c’est dans le texte de 1913 que l’on trouve une
première « systématique » de ses concepts. Un second ensemble de textes est de rédaction plus
tardive. Après avoir interrompu ce chantier pendant la guerre, Weber y revient en 1919 pour
rédiger une série de chapitres qui constituent un nouveau bloc, publié dans les éditions
traditionnelles d’Economie et société comme le Livre I et traduit comme tel en français (Weber,
1995a), qui s’ouvre par le fameux chapitre I qui développe une seconde systématique
(sensiblement différente de celle de 1913) complétée, pour les catégories de l’économie, par celle
qu’il développe au chapitre II. Cette seconde systématique se retrouve partiellement dans la
présentation simplifiée qui en est donnée en prologue de son cours sur l’Histoire économique générale
(Weber, 1991). Ce qui se présente comme un seul livre est en fait, par conséquent, l’agrégation
de deux blocs assez largement autonomes28. En quoi ce point est-il central pour notre propos ?
D’abord, parce que d’un bloc à l’autre Weber fait très sensiblement évoluer son dispositif
conceptuel, et qu’à lire les textes de 1909-1914 en se fondant sur les définitions de 1919, on
risque fort de se méprendre entièrement sur le sens des développements de Weber29 ; ensuite,
parce que les développements que Weber consacre explicitement au marché sont situés dans le
premier bloc30, et qu’on trouve cependant d’autres développements, à notre sens fondamentaux,
dans le second bloc (notamment au chapitre II du Livre I, portant sur « Les catégories
fondamentales de l’économique »).
26 Qui ne fut jamais conçu, toutefois, et contrairement à ce qu’en dit Aron (1967), comme un « traité de
sociologie générale ».
27 L’histoire de la rédaction et de l’édition d’Economie et société est désormais mieux connue, même si elle
fait l’objet de polémiques parmi les spécialistes de Weber : nous renvoyons le lecteur aux mises au point
de Grossein (2005), Swedberg (2005b, p. 77 et sq. notamment).
28 Les éditeurs de la Max Weber Gesellschaft qui
publient les œuvres complètes de Weber ont par
conséquent décidé de publier Economie et société en deux éditions séparées : le tome I/22 rassemble les
manuscrits rédigés entre 1909 et 1914 et le tome I/23 doit proposer les textes de 1919-1920.
29 Grossein (2005) montre que les textes de 1909-1914 ne peuvent pas entièrement se lire à l’aide des
concepts mis en place dans l’Essai sur les catégories de 1913 (Weber, 1992). Nous ne présenterons pas le
détail de sa discussion (le lecteur peut s’y reporter) mais nous en tiendrons compte dans nos
développements.
30 Les commentateurs s’accordent notamment pour dater la rédaction du chapitre sur la « communauté de
marché » ((Weber, 1995b, chapitre VI) d’une période relativement précoce, i.e. autour de 1912 – cf.
notamment Grossein, 2005 ; Swedberg, 1998.
63
La définition que Weber donne du marché s’énonce donc simplement :
le marché, à ses yeux, est une structure sociale composée, d’une part, de la concurrence
qui s’établit, d’un côté, entre l’ensemble des demandeurs et, d’un autre côté, l’ensemble
des offreurs ; et d’autre part, de l’échange qui s’établit entre un offreur et un demandeur
particulier. Elle a deux implications importantes. D’abord, pour Weber, le marché ne
s’oppose pas à la société : il est au contraire une manière de faire société. Loin, par
conséquent, de penser le marché dans un rapport d’opposition avec le « social » et
d’imaginer que les forces du marché sont exclusivement destructrices, Weber, en
énonçant que le marché est une « structure », signale qu’il est une manière de faire vivre
ensemble des acteurs sociaux. Par ailleurs, cette structure marchande est, à ces yeux, très
spécifique : autrement dit, si le marché est une manière de faire société, ce n’est pas
n’importe quelle manière de stabiliser les rapports entre les acteurs. On le voit : chez
Weber – et particulièrement dans les développements de 1912-1913 – la pensée du
marché se trouve placée dans un horizon morphologique31. Il faut, pour en comprendre les
enjeux et les principes, saisir tout d’abord ce que c’est, pour Weber, que « faire société ».
L’expression, commode, est en effet très imprécise, et les mécanismes étudiés par Weber
sont suffisamment riches pour que l’on s’y arrête – ils sont en tout cas centraux pour
comprendre les développements que Weber consacre au marché. Il faut ensuite saisir en
quoi le marché constitue, pour Weber, une manière très particulière d’agencer et de
stabiliser les « relations sociales » entre acteurs32. Nous évoquerons enfin la place
qu’occupe le marché dans la sociologie que Weber propose au cours des années 19101920.
31
Il n’est pas habituel de faire de Weber un penseur de la morphologie sociale, i.e. des formes sociales, de
leurs caractéristiques et de leurs fondements. Ce sont le plus souvent Durkheim et Simmel qui sont
convoqués lorsqu’il s’agit d’aller chercher les ancêtres qui, dans l’arbre généalogique disciplinaire, ont
soulevé ces questions. C’est à notre sens l’une des contributions les plus originales de J.-P. Grossein que
d’avoir mis au jour ces aspects de la pensée de Weber (Grossein, 2005) – même si, n’en doutons pas,
Grossein jugerait très certainement le terme de « morphologique » parfaitement hérétique dans le cas de
Weber.
32 Weber définit ainsi la notion de relation sociale, au chapitre I d’Economie et société : « Nous désignons par
« relation » sociale le comportement de plusieurs individus en tant que, par son contenu significatif, celui
des uns se règle sur celui des autres et s’oriente en conséquence. La relation sociale consiste donc
essentiellement et exclusivement dans la chance que l’on agira socialement d’une manière
(significativement) exprimable, sans qu’il soit nécessaire de préciser d’abord sur quoi cette chance se
fonde » (Weber, 1995a, p. 58). Pour Swedberg (2005b, p. 250), la notion recouvre un sens très proche de
celui qu’aura, dans la tradition sociologique, celle d’interaction.
64
1/ ELEMENTS DE MORPHOLOGIE WEBERIENNE
A/ De l’action en communauté à la stabilisation des formes sociales
A plusieurs reprises, dans les pages du chapitre VI d’Economie et société
qu’il consacre au marché, Weber dit de l’échange qu’il est une « sociétisation » ou du
marché qu’il est une « communauté »33. Qu’est-ce à dire ? Weber emploie ces termes
dans un sens très précis, qu’il établit, en l’occurrence, dans l’Essai sur les catégories de
191334 – sens différent, qui plus est, de celui qu’ils auront dans la systématique de 1920.
Nous suivons ici la présentation qu’en donne J.-P. Grossein.
Pour comprendre comment se stabilisent les relations sociales, Weber
part des actions qui les composent. Il forge, plus précisément, la notion d’action en
communauté. La notion de communauté, selon Grossein,
« désigne, dans la
terminologie wébérienne, une forme instituée de groupement religieux, structurant
objectivement les rapports entre les laïcs et les agents religieux. Cette notion qui, dans
son acception courante, relève du champ ecclésiologique (au sens de la « paroisse » ou
de la « communauté ») ou du champ politico-administratif (au sens de la « commune »)
est élaborée par Weber en concept sociologique, qui ne désigne pas un régime de
subjectivité mais la nature objective des rapports qui lient les membres de ce
groupement : une sociétisation au service exclusif de fins religieuses » et une influence
33
Doivent être ici soulevés quelques enjeux de traduction. Nous suivons ici les remarques de Grossein
(2005, p. 686-688) qui critiquent les choix effectués par les premiers traducteurs de Weber. La notion de
Gemeinde sera ici traduite par « communauté », de Gemeinschaftshandeln par « action en communauté », de
Vergemeinschaftung par « communautisation » (contre « communalisation » dans la traduction de Freund (in
Weber (1992) et « communautarisation » chez Grossein (Weber, 1996b), et celle de Vergesellschaftung par
« sociétisation » (contre « sociation » chez De Dampierre et ses collègues (Weber, 1995a), ou
« socialisation » chez Freund (Weber, 1992)).
34 On l’a déjà souligné : le vocabulaire des textes précoces d’Economie et société n’est pas entièrement
stabilisé par le texte de 1913. Il nous semble cependant qu’en première approximation on peut partir de
ces définitions pour repérer certains des écarts qui peuvent se faire jour dans les développements de
Weber, comme le fait Grossein (2005).
65
des laïcs sur l’action du groupement (Weber, 1996, p. 170-171). » (Grossein, 2005, p.
686-687).
C’est à partir de cette notion de communauté que Weber va forger le
concept d’action en communauté. Une action en communauté désigne, dans un sens
équivalent à celui que prendra plus tard l’action sociale, une action dont le sens subjectif
s’oriente d’après l’action (réelle ou potentielle) d’autres personnes : « on parlera d’action
en communauté là où une action humaine est dans un rapport subjectif signifiant avec le
comportement d’autres personnes » (Weber, 1992, p. 320-321). L’action en
communauté ne désigne donc pas l’action d’une communauté, mais l’action d’un
individu au sein d’une communauté35. C’est, pour Weber, le lien social minimal. Lorsque
des actions en communauté répondent à d’autres actions en communauté, i.e. lorsque
des individus interagissent et qu’ils stabilisent leurs relations sociales, on peut dire qu’ils
donnent naissance à une structure ou à une forme sociale36.
Les formes sociales qui peuvent émerger de la répétition d’actions en
communauté qui se répondent, i.e. d’interactions (de « relations sociales » dans le
vocabulaire de Weber), peuvent être très hétérogènes : certaines seront stables au point
de sembler fossilisées, là où d’autres seront beaucoup plus fluides ; certaines seront
formelles et nettement dessinées, quand d’autres seront beaucoup plus floues ou, pour
parler comme Weber, amorphes ; certaines reposeront sur la récurrence d’actions
rationnelles en finalité, d’autres seront reconduites par la répétition d’actions
traditionnelles ou affectives. Pour organiser l’hétérogénéité de ces formes sociales
stabilisées, il va opposer les formes qui émergent de la reconduction de deux types
d’action en communauté : l’action en entente et l’action en société.
35
On peut à cet égard souligner que le sens la notion de communauté, chez Weber, ne correspond pas à
celui que lui attribue le plus souvent le sens commun, pas plus qu’à ce qui est au cœur de la réflexion
sociologique sur la notion (par exemple chez Tönnies). Selon les termes de Grossein, elle correspond
beaucoup plus à la notion de collectif chez Durkheim.
36 Grossein (2005) utilise la notion de forme, dont on ne trouve pas, chez Weber, une définition précise.
Nous suivons Grossein sur ce point, et nous faisons plus précisément l’hypothèse que l’on trouve chez
Weber des échos implicites mais très nets à la conceptualisation de Simmel sur laquelle, on le sait, Weber a
toujours été peu disert et, quand il l’était, très fortement critique (cf. Weber, 1972). Le rapprochement des
développements de Weber et de Simmel ont sans nul doute leurs limites : on peinerait en particulier à
trouver chez Weber l’idée, placée par Simmel au principe de sa sociologie, selon laquelle il faudrait
distinguer forme et contenu des actions réciproques pour ne se concentrer, en sociologue, que sur les
formes. On trouve cependant chez Weber des développements fondamentaux sur certains problèmes que
l’on pourrait dire typiquement simméliens : l’attention aux configurations stabilisées de relations entre
acteurs, l’intérêt pour les ressorts de cette stabilisation et pour leurs caractéristiques spécifiques. On peut
ainsi comprendre qu’Elias, fréquemment présenté comme l’un des principaux disciples de Weber, ait pu
simultanément être accusé d’avoir entièrement tiré sa sociologie des développements de Simmel.
66
B/ L’action en société
L’action en société est un cas particulier de l’action en communauté. Pour
être dite action en société, une action en communauté doit remplir deux caractéristiques.
Elle doit tout d’abord s’orienter d’après un ordre, ordre qui, lui-même, doit avoir été
défini de manière rationnelle en finalité37. Pour comprendre cette première
caractéristique de l’action en société, il faut donc préciser le sens de la notion d’ordre. La
notion d’ordre est l’une des notions centrales de la sociologie de Weber38, mais sa
définition est assez fluctuante d’un texte à l’autre39. Swedberg (2005b) en propose la
définition suivante : pour lui, « un ordre peut être grossièrement défini comme des
prescriptions sur des manières d’agir qui ont acquis une certaine indépendance dans l’esprit
des acteurs individuels » (Swedberg, 2005b, p. 185)40. Dans la variété des acceptions de
la notion, il faut ici retenir la plus restreinte, celle que Weber donne en relation avec
l’action sociétisée : « au sens empirique où nous l’entendons ici – et dans une définition
tout à fait provisoire – un ordre réglementé (gestatzte Ordnung) constitue soit 1) une
injonction unilatérale – et explicite, dans le cas-limite rationnel – de la part de certaines
37
Weber écrit ainsi : « nous dirons d’une action en communauté qu’elle est une action sociétisée (« action
en société »), lorsque et pour autant 1) qu’elle est orientée au plan du sens d’après des attentes que l’on
nourrit sur la base d’ordres, que 2) les « règlements » (Satzung) de ces derniers ont été établis d’une façon
purement rationnelle en finalité dans la perspective que l’action des sociétisés répondra aux attentes et que
3) l’orientation qui fait sens se déploie au plan subjectif de façon rationnelle en finalité » (Weber, 1992, p.
350, cité in Grossein, 2005, p. 697).
38 Dans une lettre qu’il adresse à Rickert en 1920, Weber note ainsi que toute sa sociologie peut se
reconstruire à partir des deux notions d’ordre et d’action (cf. Schluchter, 1988, p. 351). On voit, en
passant, ce que peuvent avoir d’insuffisantes et de superficielles les lectures qui continuent de ramener la
sociologie de Weber à une simple « sociologie de l’action » ou, pire encore, à une conception
« intersubjective » du social (pour un exemple de ce type de lecture, cf. Descombes, 1996).
39 Pour une recension de ces acceptions, cf. Grossein (2005), Swedberg (2005b, p. 185-186).
40 En 1920, Weber écrit que « le contenu de sens d’une relation sociale (…) quand l’action est orientée (en
moyenne et approximativement) d’après des « maximes » désignables » (Weber, 1995a, p. 65, cité in
Grossein, 2005, p. 698). Cette notion est déjà au cœur du débat qui oppose Weber à Stammler en 1907 et
qui porte, notamment, sur les différences qui se font jour entre une approche juridique et une approche
sociologique de l’ordre juridique (Weber, 2001). Le juriste s’intéresse à une règle en tant qu’elle vient
s’intégrer, de manière plus ou moins cohérente, dans un cosmos de normes qui lui préexistent : la
question fondamentale est celle de savoir si un ordre est juste ou s’il ne l’est pas. La question sociologique
est fort différente : elle renvoie à la validité empirique de l’ordre, i.e. à sa capacité à orienter effectivement
l’action des individus. Comme l’écrit Weber, lorsqu’on passe d’un questionnement juridique à un
questionnement sociologique, « le sens du terme « ordre juridique » change dès lors complètement. Il ne
signifie plus un cosmos de normes dont on peut inférer la « justesse » par la logique, mais un complexe de
déterminants factuels qui agissent sur l’action réelle des hommes » (Weber, 2005b, cité in Grossein, 2005,
p. 699).
67
personnes à l’adresse d’autres personnes, soit 2) une déclaration que des personnes
s’adressent mutuellement – explicitement, dans le cas limite – et dont le contenu visé
subjectivement tient dans le fait qu’on entrevoit ou qu’on attend un mode déterminé
d’action » (Weber, 1992, p. 323). Dans le cas des actions sociétisées, les ordres dont il est
question sont donc des statuts et des règlements qui peuvent être octroyés par un tiers
ou institués par une communauté. Par ailleurs, les ordres d’après lesquels s’oriente une
action en société n’ont pas été institués n’importe comment : ils ont été adoptés de
manière rationnelle en finalité.
La seconde caractéristique de l’action en société tient au fait qu’elle doit
être conçue par celui qui la met en œuvre comme une action rationnelle en finalité.
Autrement dit, il faut que celui qui agit i) oriente son action par rapport à un ordre,
ordre institué de manière rationnelle en finalité et ii) conçoive son action comme une
action rationnelle en finalité. Précisons que, pour Weber, un simple jeu d’attentes
réciproques a peu de chances de se voir doté d’une stabilité suffisante pour devenir une
référence pour les acteurs. L’ordre a donc d’autant plus de chances d’orienter le
comportement des acteurs qu’il est perçu par les acteurs comme obligatoire : « Un
comportement qui s’orienterait chez tous les participants exclusivement d’après les
« attentes » relatives au comportement des autres ne constituerait que le cas-limite
absolu par rapport à la simple « action en communauté » et signifierait l’instabilité
absolue de ces attentes elles-mêmes. Celles-ci, en revanche, ont précisément un
« fondement » d’autant mieux assuré en termes de probabilité moyenne, que l’on peut
compter d’autant plus en moyenne sur le fait que les participants n’orientent pas leur
propre action uniquement d’après ce qu’ils attendent de l’action des autres, mais qu’ils
partagent d’autant plus, dans une mesure significative, l’idée subjective selon laquelle la
« légalité » à l’égard de l’ordre (légalité conçue en son sens subjectif) aurait pour eux un
caractère « obligatoire » » (Weber, 1992, p. 327-328)41.
Lorsque les acteurs interagissent sur la base de telles « actions en
société », ils peuvent faire émerger des structures récurrentes, des formes sociales
41 Comme l’explique Grossein (2005), « Cette question de la légalité ou (plus loin) de la légitimité inaugure
ce qui sera dorénavant une des grandes thématiques wébériennes » (p. 700). Il est frappant de constater
que les tentatives de combinaison de Weber et de Durkheim s’efforcent, le plus souvent, de mettre au jour
la théorie de l’action implicite de Durkheim bien plus qu’à souligner que, chez Weber, la notion d’ordre
joue un rôle très proche de celui que joue l’institution chez Durkheim, en l’occurrence d’un système de
maximes et de règles dont l’existence est indépendante de celle des individus et qui, dans certains cas (les
plus fréquents car les plus probables si l’on en croit Weber) exercent une contrainte sur eux.
68
stables. Plus précisément, lorsque les actions font émerger un accord autour d’un ordre,
voire lorsqu’elles instituent un nouvel ordre, Weber parle de sociétisation. Comme
l’explique Grossein (2005), les « sociétisations » présentent toute une gradation, depuis la
forme éphémère d’une vendetta, par exemple, en passant par une « conjuration » urbaine
au Moyen Age, jusqu’à la forme instituée et pérenne d’une association à but déterminé
(Zweckverein), présentée par Weber comme le type idéal de la sociétisation (Weber, 1992,
p. 362, p. 364). (…) Dans tous les cas, le caractère commun à toute sociétisation est de
reposer sur un ordre qui fait l’objet d’un accord explicite » (vereinbarte ordnung) » (p. 697).
Autrement dit, la sociétisation est une manière particulière de constituer un collectif, en
l’occurrence autour d’un ordre explicite constitué et suivi rationnellement. Mais, note
Weber, l’inscription temporelle de ces collectifs peut varier sensiblement : certains sont
éphémères, d’autres semblent éternels : « il existe en réalité toute une gamme de
transitions continues entre les deux termes de l’alternative apparemment exclusive du
point de vue logique, celui de la persistance d’une sociétisation et celui de sa disparition.
(…) La sociétisation subsiste aussi longtemps et tant qu’une activité, orientée d’une
façon ou d’une autre d’après le sens visé en moyenne, continue à se dérouler en une
mesure pratiquement importante dans le respect des règlements » (Weber, 1992, p. 326).
Les actions sociétisées engendrent donc des formes couvrant toute la gamme des
inscriptions temporelles.
C/ L’action en entente
Telle est donc, pour Weber, une première manière de faire société, i.e. de
stabiliser des liens sociaux : en mettant en œuvre des actions en société, les acteurs
sociaux stabilisent des formes sociales que Weber nomme des sociétisations. Mais
l’action des individus n’est en effet pas nécessairement orientée d’après des ordres
établis et codifiés. Elle peut être coordonnée sans eux, « à travers des accords implicites,
des sous-entendus, des attentes qui se déploient comme si un ordre existait » (Grossein,
2005, p. 700). Pour rendre compte de ces modes d’action spécifique, Weber introduit la
notion d’action en entente, conçue comme l’autre spécification, avec l’action en société, de
l’action en communauté. Pour la définir, Weber écrit qu’il désigne par entente « le fait
69
qu’une action qui s’oriente d’après le comportement d’autres personnes possède une
chance « valide » empiriquement de voir ses attentes se réaliser, pour la raison que la
probabilité existe objectivement que ces autres personnes, nonobstant l’absence d’un
accord, traiteront dans la pratique ces attentes comme ayant un sens « valable » pour leur
comportement. »
Sera donc désignée comme action en entente « toute action en
communauté dont le déroulement est déterminé – et pour autant qu’il l’est – par une
orientation d’après cette sorte de chance d’ « entente » » (Weber, 1992, p. 341).
Comme l’action en société, l’action en entente engendre une forme
sociale particulière, i.e. un espace de relations dessiné par ce type d’action. Lorsque ces
relations se stabilisent, on peut alors parler d’une communauté en entente. Et comme pour
l’action en société, les anticipations qui motivent les actions en entente sont fondées sur
des bases d’autant plus solides qu’elles s’inscrivent dans un cadre qui revêt un caractère
obligatoire : « la simple orientation d’après les expectations que suscite le comportement
d’un ou de plusieurs autres (par exemple, la simple peur des « sujets » devant le
« maître ») constitue le cas-limite et comporte un haut degré d’instabilité ; en effet, là
aussi les « expectations » sont fondées d’autant plus objectivement que l’on pourra
compter avec davantage de probabilité sur le fait que les « individus qui s’entendent »
considèreront en moyenne que (subjectivement) une « activité conforme à l’entente » a
pour eux un caractère obligatoire (peu importe pour quelles raisons) » (Weber, 1992, p.
342)42. Weber précise par ailleurs que les actions « en entente » peuvent se dérouler dans
un cadre réglé par un ordre – elles ont simplement comme caractéristique de ne pas s’y
référer43 : Weber n’ignore donc pas le décalage qui peut se faire jour, par exemple, entre
le règlement bureaucratique d’une organisation et les comportements qui réellement s’y
font jour. Enfin, les communautés en entente peuvent, comme les sociétisations, avoir
des inscriptions temporelles très hétérogènes : certaines semblent éternelles, d’autres
sont éphémères.
42
Précisons que l’entente telle que la pense Weber ne doit pas être confondue avec l’accord tacite (Weber,
1992, p. 372), ni avec la « satisfaction », ni avec la « solidarité » : « La lutte traverse au contraire
potentiellement tous les modes d’action en communauté en général » (Weber, 1992, p. 382). Inversement,
note Grossein (2005), « La lutte, excepté dans les cas-limites d’un débridement totalement anarchique et
irrationnel, implique un minimum de relation sociale entre les adversaires, dans la mesure où, qu’elle soit
violente ou pacifique, elle se déroule sur fond de règles et d’attentes. » (p. 702).
43 Pour illustrer ce point, Weber évoque l’exemple d’un club de joueurs de quilles dotés d’une organisation
et de règlements. Les relations entre les membres créent des «conventions » qui sont le support d’actions
en entente. Weber dit de ce type d’action en entente qu’elle est une action en entente conditionnée par
une sociétisation.
70
Le schéma suivant propose une récapitulation synthétique des
distinctions proposées par Weber44 :
Action en communauté
Action en société
(1)
(2)
Orientation
d’après un
ordre établi
et codifié
de manière
rationnelle
en finalité
Action
rationnelle
en finalité
∑
Action en entente
Orientation
d’après des
chances
valides
d’entente
∑
(Répétition et stabilisation)
Sociétisations
Communautés en entente
Peut être conditionnée par,
sans s’y référer
– Eléments de morphologie wébérienne –
44
Ce schéma a été conçu par Carine Ollivier.
71
2/ LE MARCHE COMME FORME SOCIALE
Nous sommes maintenant en mesure de préciser ce que recouvre la
formule selon laquelle le marché est une manière de « faire société », en nous appuyant
sur la distinction avancée par Weber entre sociétisation et communauté en entente.
Rappelons la définition que Weber donne du marché : le marché est une forme qui
repose sur l’agencement de deux types de relations, une relation concurrentielle, et une
relation d’échange. Examinons successivement ce que l’appareil conceptuel que nous
venons de détailler permet de dire de chacune de ces relations, en commençant par
l’échange.
A/ L’échange
L’échange constitue pour Weber un exemple parfait d’action en société :
dans un échange, en effet, l’action sociale est rationnelle en finalité et elle s’oriente
d’après un ordre, lui-même défini de manière rationnelle en finalité. Dans le cas d’un
échange marchand, note Weber, on s’accorde sur trois points (Weber, 1991, p. 11 ;
1992, p. 334). D’abord, sur ce qu’il faut faire : remettre, par exemple, un bien au
partenaire de l’échange ; ensuite, sur ce qu’il est interdit de faire : par exemple, reprendre
le bien ; enfin, sur ce qu’il est permis de faire : les parties de l’échange peuvent disposer
librement du bien qu’elles ont échangé45. Mais l’échange marchand est une sociétisation
d’une espèce bien particulière. Dans sa forme idéale-typique en effet, il constitue une
relation sans organe régulateur – il peut donc être entièrement autonome. L’ordre que
créé l’échange marchand, bien qu’informel et autonome, n’en est pas moins
45
Comme le souligne Weber, l’échange peut porter sur des choses extrêmement diverses : dans Economie et
société, Weber écrit ainsi que « l’échange peut s’appliquer à toute chose pouvant être « transférée » et mise à
la disposition d’un autre et pour laquelle celui-ci est prêt à fournir une compensation. Non seulement aux
« biens » et aux « utilités », mais à toutes sortes de chances économiques, par exemple à une clientèle sans
la moindre garantie réelle, fondée uniquement sur l’habitude et le jeu des intérêts. A plus forte raison
peuvent faire l’objet d’un échange des chances garanties par un ordre quel qu’il soit. Ce ne sont donc pas
uniquement des utilités réelles qui peuvent servir d’objet d’échange. A titre provisoire, nous désignerons
dans notre terminologie par « échange », au sens le plus large du mot, toute offre, fondée sur un contrat
librement consenti, d’utilités effectives, continues, présentes ou futures répondant à une offre de
prestation analogue, quelle qu’elle soit. » (Weber, 1995a, p. 114-115).
72
extrêmement fort. A cet égard, l’échange marchand constitue un cas limite pour Weber,
où un ordre social peut reposer sur la seule articulation des intérêts : « Les intérêts à
finalité rationnelle déterminent dans une grande mesure les processus de marché, et la
légalité rationnelle, en particularité l’inviolabilité des promesses faites, est la qualité que
chaque participant à l’échange attend de son partenaire et constitue l’éthique du marché.
Celle-ci, à cet égard, inculque des conceptions incroyablement rigoureuses : dans les
annales de la Bourse, il est tout à fait inouï qu’un accord conclu par un signe
imperceptible, impossible à prouver, ait été rompu. »46 (Weber, 1995b, p. 412). En tant
qu’il fonde une forme sociale minimale, l’échange marchand constitue donc une
sociétisation.
Cependant, l’échange, pour Weber, n’est pas le marché. D’abord, parce
que le marché suppose que soient aussi engagées des relations concurrentielles. Mais
aussi parce qu’un échange ponctuel, même précédé de stratégies concurrentielles, ne
fonde pas un marché, au sens où il ne fonde pas une communauté de marché. La
communauté de marché n’existe que si les échanges se succèdent. Les échanges
marchands fondent des sociétisations, mais ces sociétisations sont éphémères. Le
marché, quant à lui, est constitué par l’enchaînement de ces échanges : « Sur le plan
sociologique, écrit Weber, le marché représente une simultanéité et une succession de
sociétisations rationnelles dont chacune est à ce point spécifiquement éphémère qu’elle
s’éteint avec l’échange des biens qui en font l’objet, en supposant qu’une réglementation
des opérations n’a pas déjà été imposée pour garantir entre les partenaires de l’échange
la légalité de l’acquisition des biens échangeables (garantie d’éviction). » (Weber, 1995b,
p. 410). Plus précisément : les échanges qui, s’enchaînant, contribuent à faire un marché,
ne sont pas seulement pris dans un rapport de succession, ils sont pris dans un rapport
d’interdépendance. Evoquant « cette masse d’échanges qui s’enchaînent causalement
entre eux (qu’on appelle le « marché ») » (Weber, 1992, p. 334), il souligne ainsi que
« l’exemple de l’échange est (…) apte à illustrer le fait que l’activité qui produit une
sociétisation (action en société) ne s’oriente pas obligatoirement d’après les seules
46 Un peu plus loin, Weber poursuit en écrivant que : « la garantie que le partenaire obéit à la loi de cet
échange repose, en dernière analyse, sur la supposition, généralement justifiée, faite par chacun des
participants que tous deux auront intérêt à poursuivre à l’avenir des rapports d’échange soit avec le
présent partenaire, soit avec d’autres ; par conséquent ils tiennent les engagements pris, à moins qu’une
flagrante injure faite à la bonne foi ne les en dispense. Pour autant que l’intérêt persiste, on suit le principe
que honesty is the best policy, ce qui évidemment n’est pas d’une exactitude universelle et rationnelle ; sa
validité étant empirique et fluctuante, elle sera le plus élevée, naturellement, pour les entreprises
rationnelles ayant une clientèle permanente donnée » (Weber, 1995b, p. 412-413).
73
expectations de l’activité de ceux qui se socialisent par elle. Il peut également, selon
notre exemple, s’orienter d’après l’expectation provenant de ce que des tiers qui ne
participent pas à l’échange « respecteront » le résultat, à savoir le changement de
propriété. Ainsi compris, il n’est rien d’autre qu’une simple « action en communauté »
du genre de celle que nous étudierons (…) sous le vocable d’ « action en entente » »
(Weber, 1992, p. 334). Pour qu’un marché existe, il ne suffit donc pas que des échanges
se déroulent, même de manière régulière. Il faut que les acteurs qui participent à ces
échanges sachent que les transferts de propriété qui résultent de l’échange seront
acceptés par leurs partenaires potentiels. Le marché devient alors une forme sociale qui
ne se réduit plus à une sociétisation, comme pouvait l’être l’échange ponctuel. Il est une
communauté fondée par une action en entente. Autrement dit, parce qu’il est une
succession d’échanges interdépendants, alors le marché est constituée, d’un côté, par des
sociétisations ponctuelles, mais qu’il est aussi, d’un autre côté, une communauté en
entente.
Echange monétaire et échange marchand
La lecture du second chapitre d’Economie et société laisse entendre que l’échange
marchand et l’échange monétaire entretiennent, pour employer un terme wébérien, des rapports
d’affinité (cf. par exemple Weber, 1995a, p. 124-125). Si Weber insiste à plusieurs reprises sur le
fait qu’échange monétaire et échange marchand ne se confondent pas (cf. par exemple Weber,
1995a, p. 159, ainsi que Weber, 1991, p. 13), il est clair que l’échange monétaire permet de
réaliser pleinement l’échange marchand – de pousser sa logique à son terme – à la fois en tant
qu’il est une sociétisation et en tant qu’il est une action en entente :
1/ En tant qu’il est une sociétisation, d’abord, parce que la monnaie est l’outil par
excellence qui rend possible le calcul rationnel. Si l’on dit de l’échange marchand qu’il est une
sociétisation, on pose qu’il est le lieu d’un calcul rationnel – et Weber y insiste abondamment,
notamment au chapitre II d’Economie et société. Ces calculs, cependant, ne vont pas de soi : ils
supposent que soient intériorisées des capacités à calculer, comme nous le verrons dans un
prochain chapitre. Ils supposent également que le marché soit équipé de telle manière que le
calcul soit effectivement possible (même si, chez Weber, sphère du calculable et sphère
économique ne se recouvrent pas : Weber, 1995a, p. 157-158). La monnaie est, pour Weber, le
premier de ces équipements, notamment en ce qu’elle rend commensurables des biens et des
services qui, sans elle, ne le seraient pas.
2/ En tant qu’il est une action en entente, ensuite, parce que c’est lorsque l’économie
est une économie monétaire que l’on peut le plus facilement se dire que l’on appartient bien à
une communauté de marché. L’échange monétaire constitue ainsi pour Weber l’exemple
privilégié de l’action en entente, lorsqu’il écrit que « tout échange rationnel par finalité de la
« monnaie » implique, outre l’acte singulier de la sociétisation avec le partenaire de l’échange, la
relation significative à l’activité future d’une multitude indéterminée et indéterminable d’individus
actuels et potentiels qui possèdent de l’argent, cherchent à s’en procurer ou songent à en
échanger. En effet, nous orientons notre propre activité d’après l’espoir que d’autres
« acceptent » aussi de l’argent, car il s’agit de la condition qui rend précisément possible l’usage
de la monnaie. L’orientation significative prend alors en général l’aspect d’une orientation d’après
nos intérêts à couvrir nos propres besoins et indirectement aussi d’après l’idée que nous nous
faisons que les autres ont à couvrir respectivement les leurs. Néanmoins, elle ne s’oriente
74
nullement d’après un règlement stipulant comment les participants représentés devraient couvrir
leurs besoins. Au contraire, l’absence au moins relative d’une disposition (concernant
« l’économie commune ») qui réglementerait la couverture des besoins de ceux qui participent à
la circulation monétaire, constitue précisément la présupposition de l’usage de la monnaie.»
Cependant, le résultat global de ces opérations apparaît normalement à beaucoup d’égards
« comme s’il » avait été obtenu par une orientation de l’activité d’après une stipulation
réglementant la couverture des besoins de tous les participants. (…) Le « marché », en tant qu’il
est un complexe idéaltypique de ce genre d’activité, met ainsi en évidence le caractère que nous
venons d’introduire grâce à la formule du « comme si » » (Weber, 1992, p. 336-337 ; cf.
également p. 343 ; et Weber, 1991, p. 14).
Pour Weber, le marché ne repose donc pas uniquement sur
l’établissement d’actes d’échanges ponctuels, mais qu’il désigne un espace commun
composé des relations entre tous les acteurs (réels ou potentiels) qui ont un intérêt dans
le marché. La structure d’un échange marchand est donc bien plus complexe que la
simple description d’un calcul rationnel fondant une relation bilatérale. Il découle de
cette complexité, et notamment du fait que le marché est une communauté, un certain
nombre d’implications pour l’analyse. Il apparaît tout d’abord qu’en définissant ainsi le
marché, on rend particulièrement délicat le tracé de ses frontières. S’il est clair que la
communauté de marché est une structure a priori ouverte, il n’en reste pas moins que
tous les hommes ne peuvent, en principe, entrer dans les anticipations des acteurs du
marché. Les frontières existent, autrement dit, mais elles sont difficiles à repérer, du
moins ab abstracto. « Il est évident, écrit Weber, que non seulement la communautisation
tout à fait amorphe, mais aussi l’entente ne sont en rien identiques, à notre avis, à une
relation qui « exclurait » les autres. Seule l’observation des cas particuliers nous permet
de dire si une activité est « ouverte », ce qui veut dire qu’en tout temps peut y participer
celui qui le désire, ou bien si et dans quelle mesure elle est « close », ce qui veut dire que
les membres rendent impossible la participation de tiers soit par la voie de l’entente soit
par celle de la sociétisation. Une communauté linguistique ou une communauté
mercantile concrètes possèdent toutes en un point quelconque des limites (la plupart du
temps flottantes). Cela veut dire, chaque fois, qu’on ne peut pas prendre normalement
en considération dans le calcul des « expectations » chaque homme individuellement
pour voir en lui un participant – actuel ou potentiel – de l’entente mais uniquement une
multitude d’êtres dont le nombre reste le plus souvent indéterminable. » (Weber, 1992,
p.349-350). Ce n’est donc qu’empiriquement, au cas par cas, que l’on peut repérer les
75
frontières du marché, désigner ceux qui sont exclus du marché par ceux qui y
participent, et sur quelles bases ils le sont.
Par ailleurs, si le marché est irréductible à une simple relation bilatérale, il
faut pour le décrire saisir toute une population d’individus qui lui donnent corps, les
producteurs, les acheteurs, mais aussi les commerçants. Aux paragraphes 28, 29 et 29a
du Chapitre II d’Economie et société, Weber propose ainsi une série de notations
typologiques sur le travail des commerçants, notant qu’« il existe dans chaque économie
transactionnelle (…), à côté de prestations spécialisées et spécifiées que nous avons
passées en revue, des intermédiaires se chargeant de l’échange de droits de disposer
personnels ou étrangers » (Weber, 1995a, p. 221-222), distinguant ensuite les formes
économiques de ces intermédiaires du marché et réservant un sort particulier au
« commerce libre ». Autrement dit, la définition de Weber ouvre, selon ses termes
mêmes, sur une recension des acteurs qui interviennent sur le marché et sur une
sociologie de leur activité.
L’exploration de la première relation qu’engage un marché, l’échange,
permet de préciser en quoi le marché est une manière de faire société. Parce qu’il
suppose que s’y déroulent des échanges, le marché repose sur des sociétisations. Mais
parce qu’il ne s’y résume pas (ou, plus précisément, parce qu’il est constitué par la
séquence de ces sociétisations, successives et interdépendantes), le marché repose aussi
sur des actions en entente. Cette ambivalence du marché – sociétisation et communauté
en entente – se retrouve dans la seconde relation qui en constitue l’armature, la
concurrence.
76
B/ La concurrence
La notion de concurrence est à ce point centrale pour saisir le
fonctionnement des marchés que nous lui consacrerons l’un de nos prochains chapitres
– aussi serons-nous ici relativement cursifs. Weber ne définit pas directement la
concurrence dans les textes de 1909-1914 ; il faut, pour trouver une définition explicite
de la notion, se tourner vers le chapitre I du Livre I d’Economie et société, rédigé en 1920.
Pour préciser le sens de la notion, il est nécessaire de replacer la concurrence dans
l’appareil des distinctions typologiques avancées par Weber dans sa systématique de
1920. Il commence par définir la notion de « relation sociale », qui désigne le
comportement des individus qui orientent leurs actions en fonction de ce que les autres
font – comme le souligne Swedberg (2005b, p. 250), la relation sociale au sens de Weber
recouvre grossièrement ce que l’on désigne aujourd'hui par la notion d’interaction. Au
sein de ces relations sociales, on peut isoler des relations de lutte. La lutte est une relation
sociale dans laquelle l’activité d’un individu vise à faire triompher sa volonté contre la
résistance du ou des partenaires. Au sein de la lutte, plusieurs types se dégagent – en
fonction notamment des moyens qu’elle mobilise. La lutte est dite pacifique quand elle
ne repose pas sur de la violence physique. La concurrence est une forme particulière de
lutte pacifique : « la lutte « pacifique » s’appellera « concurrence » quand on la mène au
sens d’une recherche formellement pacifique d’un pouvoir propre de disposer de
chances que d’autres sollicitent également » (Weber, 1995a, p. 74-75). Autrement dit, la
concurrence est, pour Weber, une lutte qui se distingue par deux traits. D’une part, ses
moyens sont (au moins formellement) pacifiques. D’autre part, c’est une lutte pour des
« chances », autrement dit, en l’occurrence, pour des opportunités47. C’est, par
conséquent, une lutte dont l’issue ne constitue pas une fin en soi, mais une étape
nécessaire pour mener à bien une autre entreprise.
Weber prend par ailleurs bien soin de distinguer la lutte concurrentielle
de la simple sélection. Il y a sélection lorsqu’il existe une lutte latente entre des acteurs,
qui objectivement veulent la même chose mais qui ne se conçoivent pas, subjectivement,
comme étant en lutte les uns contre les autres. Certes, toute concurrence engendre à la
47 La notion de « chance », centrale chez Weber, a, comme le rappelle Swedberg (2005b, p. 31), deux
acceptions : elle peut désigner la probabilité d’occurrence d’une action ou d’un événement, ou
l’opportunité ouverte par une action ou un événement.
77
longue une sélection, mais cette sélection ne devient lutte, et éventuellement lutte
concurrentielle que si les acteurs orientent significativement leurs actions les uns envers
les autres comme des acteurs en lutte. Il faut, pour qu’il y ait concurrence, que les
acteurs se conçoivent subjectivement comme engagés dans des rapports agonistiques.
Relation sociale
Relation non orientée
d’après l’intention de faire
triompher sa volonté
contre la résistance des
partenaires
Lutte
Lutte non pacifique
Lutte pacifique
Lutte dont la victoire
est une fin en soi
Lutte pour des
opportunités :
Concurrence
La concurrence, selon Weber, peut prendre la forme d’une
sociétisation, puisque les actions qui la supportent sont rationnelles en finalité et qu’elles
s’orientent d’après un ordre (les « règles du jeu ») elles-mêmes définies de manière
rationnelle en finalité. Il écrit ainsi, dans l’Essai sur les catégories de 1913, que « là où le
combat violent s’est transformé en « concurrence », soit en vue de récolter les lauriers
olympiques ou des voix au cours d’une campagne électorale, soit en vue de conquérir
d’autres moyens de la puissance, ou encore d’acquérir un honneur social ou un bénéfice,
dans tous les cas la lutte se déroule toujours sur le terrain d’une sociétisation rationnelle
dont les règlements deviennent les « règles du jeu » qui, tout en déterminant les formes
de lutte, en déplacent en même temps les chances. » (Weber, 1992, p. 351). Mais on
retrouve le même balancement que pour l’échange. Puisque les stratégies
concurrentielles sont établies en tenant compte d’un nombre indéfini d’autres
78
concurrents, la concurrence est aussi une action en entente : « le marchandage
préparatoire est toujours une activité communautaire dans la mesure où les deux
aspirants à l’échange orientent leurs offres en fonction de l’activité potentielle d’un
nombre indéfini d’autres concurrents, réels ou imaginaires, intéressés à l’échange, et non
seulement sur l’activité des partenaires de l’échange, et plus cela est vrai, plus le marché
est une activité sociale. » (Weber, 1995b, p. 411). La concurrence est donc, elle aussi, une
communauté en entente, elle suppose que soient pris en compte d’autres acteurs que les
concurrents immédiats, acteurs dont on anticipe les stratégies et les prises de
position. Les deux modes de constitution du social, sociétisation et communauté en
entente, sont donc présents dans les pratiques concurrentielles comme ils l’étaient pour
les relations d’échange.
Le schéma suivant résume l’articulation de la concurrence et de
l’échange, dans leurs doubles natures de sociétisations et de communautés d’entente48 :
Sociétisation
Action rationnelle
en finalité selon
des « règles du
et
CONCURRENCE
Lutte pacifique
pour des
opportunités
Communauté
en entente
Orientation de
l’action d’après un
nombre infini
d’acteurs (en plus
des concurrents
directs)
Fait émerger
des acteurs
susceptibles
d’échanger
ECHANGE
sociétisation
+
ECHANGE
sociétisation
+ …
∑∞ = Successivité, simultanéité
et interdépendance
+
Action en entente : les résultats des
échanges (les transferts de propriété)
sont acceptés par les tiers
=
MARCHE
=
Communauté de
marché
Communauté en
entente
– Echange et concurrence : le marché comme sociétisation et comme communauté en entente –
48
Ce schéma a été conçu par Carine Ollivier.
79
C/ Marché, conflits, domination
Avancer, comme nous l’avons fait, que pour Weber le marché est une
forme sociale ne doit pas porter à croire qu’il conçoit le marché comme un espace
irénique et horizontal, dépourvu de conflits et de rapports de domination. Il précise
ainsi qu’aucune des notions qui fondent ce que nous avons nommé sa morphologie ne
supposent qu’il n’y ait pas de conflits : « après tout ce que nous venons de dire, note-t-il,
il ne saurait absolument pas être question de confondre l’action en communauté,
l’entente ou la sociétisation, avec la notion d’une relation « des uns avec les autres » ou
« des uns en faveur des autres » en l’opposant à celle « des uns contre les autres » »
(Weber, 1992, p. 349). De même, il précise un peu plus loin que « l’action en entente
n’est pas la même chose que la « solidarité », de même que l’action en société ne
constitue nullement le contraire exclusif de la sorte d’action en communauté que nous
appelons la « lutte » ; en d’autres termes et d’une façon tout à fait générale elle n’est pas
le contraire de l’effort destiné à faire triompher sa propre volonté contre la résistance
d’autrui, par orientation de sa conduite d’après les espoirs que suscite le comportement
de l’autre. La lutte pénètre au contraire potentiellement toutes les formes d’action en
communauté en général. (…) Il n’existe aucune sorte de communauté en entente, y
compris celle qui se combine avec le sentiment de l’abandon le plus total, par exemple
une relation érotique ou caritative, qui ne renferme, en dépit de ce sentiment, la
possibilité de faire violence à autrui sans aucun ménagement. De l’autre côté, la plupart
des formes de lutte renferment toujours un certain degré de sociétisation et d’entente »
(Weber, 1992, p. 351).
La lutte est donc consubstantielle à toutes les formes sociales, et elle est
particulièrement présente dans la sphère économique qui est à ses yeux, et de part en
part, traversée de conflits – et le marché est le lieu par excellence de ces conflits. Ces
luttes, cependant, ont ceci de très particulier pour Weber : ce sont des conflits dont les
moyens sont, au moins formellement, pacifiques. Les dernières lignes du chapitre sur la
communauté de marché sont consacrées à ce point : « L’échange, écrit Weber, est la
forme spécifiquement pacifique d’acquisition de la puissance économique. Evidemment,
il peut s’allier avec la violence. Le navigateur de l’Antiquité et du Moyen-Age prenait
volontiers gratuitement ce dont il pouvait s’emparer par la violence, et il ne s’adonnait
80
au marchandage que là seulement où il avait affaire à une puissance égale à la sienne, ou
bien lorsqu’il croyait sage de ne pas compromettre les futures chances d’échanges.
Toutefois, l’expansion intense des relations d’échanges va de pair avec une pacification
relative. Toutes les paix publiques du Moyen-Age sont au service des intérêts
d’échanges, et, comme Oppenheimer l’a souligné à maintes reprises, l’appropriation des
marchandises par des échanges libres, économiquement rationnels, est, dans sa forme,
l’opposé conceptuel de l’appropriation des marchandises par la coercition quelle qu’elle
soit, en particulier par la coercition physique dont l’exercice réglementé est l’élément
constitutif de la communauté politique » (Weber, 1995b, p. 416). Dans l’introduction de
l’Histoire économique générale, il fait même du caractère pacifique de la lutte l’un des
éléments déterminants pour dire d’une action qu’elle est économique : « En ce qui
concerne, maintenant, cette autre spécificité qu’a l’économie d’être pacifique, il faut voir
qu’elle est primordiale ; s’il est vrai, en effet, que toute espèce de violence effective
(rapine, guerre, révolution) est susceptible d’être orientée économiquement, elle répond
néanmoins à des formes de légalité autres que le fait de subvenir à ses besoins par des
moyens (formellement) pacifiques. Si l’on s’en tient à l’expérience historique, il est un
fait que toute économie est et doit être sous-tendue par un emploi de la force – celle-ci
émane aujourd'hui de l’Etat, jadis elle émanait souvent des corporations -, de même si
un ordre économique socialiste ou communiste venait à s’instaurer, il lui faudrait
recourir à la contrainte pour mettre en œuvre ses mesures » (Weber, 1991, p. 7-9).
L’espace social que vient structurer le marché est donc loin d’être un
espace pacifié et irénique, les conflits lui sont au contraire consubstantiels. Il n’est pas
non plus un espace égalitaire – témoin, le lien très fort et explicite qu’établit Weber, au
paragraphe 22 du chapitre II d’Economie et société, entre l’existence du marché et
l’exploitation des travailleurs49. Weber avance dans ce paragraphe une série de
49
Ce paragraphe n’est que l’un des très nombreux passages du chapitre II où Weber dialogue de facto avec
Marx. Dans ce chapitre, le dialogue qu’entretient Weber avec la tradition socialiste s’établit en fait sur deux
plans bien distincts. D’un côté, en effet, Weber aborde des questions qui sont au cœur des problématiques
de Marx, comme ici l’exploitation et ses liens avec le système capitaliste. D’un autre côté, Weber aborde
des questions d’organisation économique, mettant à de nombreuses reprises, en regard du marché (de
« l’économie transactionnelle », dans le vocabulaire de 1920), les formes d’organisation de l’économie
planifiée : ce n’est pas avec Marx que Weber discute, mais avec l’organisation communiste du travail, telle
qu’elle est en train de naître ou telle qu’il l’imagine. Quoiqu’il en soit, il apparaît très clairement qu’une
discussion systématique des enjeux de ce dialogue permettrait de soulever à nouveaux frais la question,
jusqu’ici rebattue à partir de lectures plus ou moins caricaturales de l’Ethique protestante, des rapports
qu’entretiennent Weber et Marx.
81
justifications techniques et économiques à l’expropriation des travailleurs du produit de
leur labeur. Il y trace, très explicitement, un lien entre l’expropriation et la forme
marchande. Si les travailleurs sont expropriés, c’est d’abord parce que l’exploitation des
moyens de production est plus rationnelle si la direction de l’entreprise « dispose (…)
librement du droit de sélection et d’utilisation de la main-d’œuvre » (Weber, 1995a, p.
198) ; c’est aussi parce que les bailleurs de fond sont davantage confiants quand la
direction de l’entreprise « commercialement compétente » dispose de tous les moyens
nécessaires pour mettre en œuvre sa stratégie « sans que le droit de regard des ouvriers
gêne sa liberté d’action » (Weber, 1995a, p. 198). Il se trouve par ailleurs que
l’expropriation totale des ouvriers a vu le jour au XVIème siècle, « dans le cadre d’une
économie évoluant au milieu d’une expansion rapide et intense des marchés due à la
supériorité absolue, à l’activité déterminante d’une direction individuelle orientée en
fonction des marchés et réunissant entre ses mains tous les pouvoirs » (Weber, 1995a, p.
198).
Parmi la volée de raisons qu’avance encore Weber pour expliquer
économiquement l’expropriation, il souligne enfin « la supériorité qu’assure α) sur le
marché du travail, la mainmise absolue du propriétaire sur son usine et la liberté d’action
qu’elle lui permet face à ses partenaires (ouvriers) ; β) sur le marché des biens
économiques, l’activité industrielle fondée sur le compte capital, sur les biens capitaux et
le crédit rémunéré par rapport à tout concurrent d’échange moins rationnellement
équipé et moins susceptible de recevoir des crédits » (Weber, 1995a, p. 199). On le voit :
si Weber ne fait pas de l’exploitation l’une des caractéristiques essentielles du
capitalisme, il recense malgré tout les dimensions affinitaires qui se font jour entre
expropriation des travailleurs et forme marchande : si le marché appelle l’expropriation,
c’est notamment parce que ses mécanismes jouent d’autant plus efficacement que la
liberté du dirigeant de la structure de production n’est pas entravée par « le droit de
regard des travailleurs » et qu’ils sont, par conséquent, expropriés du produit de leur
travail.
82
3/ LA PLACE DU MARCHE DANS LA SOCIOLOGIE DE WEBER
Nous avons achevé la présentation de la définition théorique que Weber
donne du marché. Avant d’en tirer des implications pour notre propre enquête
théorique, nous proposons de donner, en quelques pages, des indications succinctes sur
la place du marché dans sa sociologie économique.
A/ Le marché et les autres formes de solidarité
1. Trois récits de la naissance du marché
Le marché, nous venons de le voir, est pour Weber une manière de faire
société. Plus précisément, le marché est certes une forme sociale singulière, mais il est
aussi constitué sur une base dont on a vu qu’elle était très particulière, faite de luttes
systématiques et de calculs rationnels. Comment ce mode de constitution du social
s’articule-t-il avec les autres modes de constitution des structure sociales ou, pour le dire
dans un vocabulaire durkheimien, avec d’autres modes de solidarité ? Pour Weber, il ne
fait aucun doute que le marché, dans sa forme pure comme dans la dynamique de sa
constitution, s’oppose aux formes traditionnelles de solidarité en ce qu’il repose avant
tout sur des relations impersonnelles. Le chapitre VI du Livre II d’Economie et société est
en grande partie consacré à l’exploration de cette idée, qui y énoncée dès les premières
lignes : « La sociétisation par l’échange sur le marché, en tant qu’archétype de toute
activité sociale rationnelle, s’oppose maintenant à toutes les formes de communauté
dont nous avons parlé jusqu’à présent, lesquelles n’impliquent qu’une rationalisation
partielle de leur activité communautaire et qui, pour le reste, sont de structures
extrêmement diverses – plus ou moins amorphes ou sociétisées, plus ou moins
continues ou discontinues, plus ou moins ouvertes ou fermées » (Weber, 1995b, p. 410).
Plus généralement, c’est l’impersonnalité des rapports marchands et le
fait qu’ils soient concentrés sur l’intérêt pour les biens échangés qui en font une forme
singulière, qui rompt avec les autres modes de constitution du lien social : « La
83
communauté de marché en tant que telle constitue la plus impersonnelle des relations de
vie pratique dans laquelle on puisse entrer. Non point parce que le marché implique une
lutte entre les intéressés. Tout rapport humain, même le plus intime, même le
dévouement personnel le plus inconditionnel, est, dans un sens quelconque, d’un
caractère relatif et peut signifier une lutte avec le partenaire, par exemple pour sauver
une âme. Mais au contraire parce qu’il est, de manière spécifique, orienté objectivement
sur l’intérêt pour les biens d’échange, et seulement sur ceux-ci. Lorsque le marché est
laissé à sa propre légalité, il n’a de considération que pour les choses, aucune pour les
personnes ni pour les devoirs de fraternité ou de piété, aucun non plus pour les rapports
humains originels, propres aux communautés personnelles. Toutes ces relations
personnelles
constituent
des
obstacles
à
un
libre
épanouissement
de
la
communautisation de marché toute nue. » (Weber, 1995b, p. 411-412, trad. modif. de
Grossein, 2005, p. 705). Certes, cette spécificité du marché, renvoyant à son
impersonnalité et la rationalité qui s’y déploie, ne vaut qu’en tendance : elle n’est pas
absolue, et elle ne vaut que dans un type pur. Cela dit, il reste que, pour Weber, non
seulement le mode marchand de constitution du social repose sur des logiques
alternatives à celles qui fondent les autres communautés, mais que ces logiques
s’opposent et luttent les unes contre les autres. Il va s’employer à le montrer en
proposant, comme il est fréquent chez lui, une série de récits de la naissance du marché
qui finissent par dessiner une spirale répétant, sous des jours divers, une même
scansion : pour s’instituer, le marché rompt les solidarités traditionnelles.
Le point de départ de chacun de ces récits leur est commun : selon
Weber, le marché est d’abord (chronologiquement) un rapport entre des communautés – il
ne se déploie pas au sein de ces communautés. Plus encore, le marché est même le seul
rapport pacifique qui s’établisse entre les communautés. Comme l’explique Weber, « le
marché « libre », c’est-à-dire le marché qui n’est pas lié par des normes éthiques, avec sa
mise à profit des constellations d’intérêts et de la situation de monopole, avec aussi son
marchandage, est considéré par toute éthique comme indigne entre frères. Le marché est
en opposition complète avec toutes les autres communautisations, qui présupposent
toujours une fraternisation personnelle et, la plupart du temps, les liens du sang ; il est
radicalement étranger à toute fraternisation. L’échange libre se passe seulement, d’abord,
en dehors de la communauté de voisinage et de tous les liens personnels ; le marché est
84
un rapport entre les frontières du lieu, du sang, du clan à l’origine, il est l’unique rapport
entre eux qui soit de forme pacifique. A l’origine, un commerce visant au profit dans
l’échange ne pouvait pas exister entre membres d’une même communauté, et certes la
nécessité n’en existait pas dans des temps d’économies agraires personnelles. » (Weber,
1995b, p. 412). Contraint et borné par les tabous divers qui pèsent sur son extension, le
marché tente cependant d’imposer sa logique et de subvertir les ordres qui brident son
déploiement : « Le marché est typiquement limité par des tabous sacrés ou des
sociétisations monopolistes dérivant des ordres qui rendent impossible l’échange des
biens avec l’extérieur. Ces limitations sont attaquées sans répit par la communauté de
marché dont la simple existence constitue une tentation de participer aux chances de
profit qu’elle renferme. » (Weber, 1995b, p. 413-414). C’est ici que s’engagent les
différents récits de la lutte qui oppose la communauté de marché et les autres formes de
solidarité.
Selon
le
premier
récit,
écrit
Weber,
« lorsque
le
processus
d’appropriation a suffisamment progressé au sein d’une communauté monopoliste,
celle-ci se ferme à ce qui lui est extérieur, et le sol ou le droit d’utiliser le territoire qui
dépend d’une communauté de village sont aussi définitivement et héréditairement
appropriés. De telle sorte qu’avec le développement de l’économie monétaire, laquelle
rend possibles une différenciation croissante des besoins pouvant être satisfaits par
l’échange indirect et une existence indépendante de la possession du sol, naît un intérêt
normalement croissant des participants individuels pour la possibilité d’échanger la
propriété qui leur a été dévolue contre la meilleure offre, même si celle-ci est faite par
quelqu'un de l’extérieur. Exactement comme, par exemple, les cohéritiers d’une usine
tendent toujours, à la longue, à créer une société par actions pour pouvoir vendre
librement leurs parts. De plus, une économie capitaliste naissante, à mesure qu’elle se
renforce, exige de pouvoir acquérir sur le marché des moyens matériels de production et
des prestations de travail sans être entravée par des liens sacrés ou découlant des ordres.
Les capitalistes intéressés favorisent ainsi l’extension accrue du marché libre jusqu’à ce
que quelques-uns d’entre eux réussissent, en achetant les privilèges au pouvoir politique
ou simplement en vertu de la puissance du capital, à obtenir un monopole pour vendre
leurs produits, ou aussi pour acquérir leurs moyens matériels de production, fermant
ainsi le marché à leur tour » (Weber, 1995b, p. 414).
85
Dans ce paragraphe d’une très grande densité, Weber ramasse l’histoire,
profondément dialectique, du développement des marchés et des dynamiques
concurrentielles qui les sous-tendent. Dans un premier temps, les « communautés
monopolistes », i.e. les groupes de statuts50 (Stände) s’engagent dans un processus
d’appropriation, qui progressent en extension (on s’approprie de plus en plus de choses)
et en intensité (on se les approprie de plus en plus fermement), au point que les
ressources (essentiellement les ressources naturelles, et plus particulièrement le
territoire) en viennent à être définitivement appropriées. Dans un second temps, au sein
de cet espace, va se développer une économie monétaire, qui rend possible la
différenciation croissante des besoins, ainsi qu’une existence indépendante du sol. De
plus en plus, par ailleurs, le besoin se fait sentir de s’approvisionner à l’extérieur de cette
économie fermée en matériaux, en capital et en travail. Pour ces deux raisons, le désir
d’échanger avec l’extérieur se fait de plus en plus impérieux. Dans un troisième temps,
par conséquent, les anciennes frontières sont mises à bas par les « capitalistes
intéressés ». Le quatrième temps voit émerger un nouveau processus de clôture, qui
s’établit cette fois non plus sur une base traditionnelle mais sur une base rationnelle, au
profit des capitalistes et en vertu d’une logique purement économique.
Le second récit dessine un arc grossièrement comparable à celui que
nous venons de décrire : comment des groupes de statut traditionnels opposent des
limites aux marchés, et comment ces derniers n’ont de cesse de les transgresser. Mais
Weber en cerne mieux certains des mécanismes : « L’appropriation complète des
moyens matériels de production a pour conséquence immédiate l’éclatement des
monopoles des ordres. C’est ce qui se produit quand ceux qui ont des intérêts [dans le
système] capitaliste sont en mesure d’influencer en leur faveur les communautés qui
régularisent la possession des biens et le mode de leur utilisation ; ou bien quand, à
l’intérieur de communautés monopolistes d’ordres, ceux qui ont intérêt à utiliser sur le
marché leurs possessions acquises obtiennent la suprématie. En outre, les droits acquis
ou qui peuvent l’être, garantis par l’appareil coercitif de la communauté qui règle la
possession des biens, sont simplement limités aux biens matériels et aux revendications
de dettes contractuelles, y inclus les prestations de travail convenues. Par contre, toutes
les autres appropriations, en particulier toutes les appropriations de clientèle ou de
50
Sur la notion de groupe de statut, cf. Weber, (1995a, chapitre IV) et Swedberg (2005b, p. 268-269).
86
monopoles de vente appartenant à des ordres, sont anéanties. Cet état de choses, que
nous appelons libre concurrence, dure jusqu’à ce que d’autres monopoles les
remplacent, monopoles capitalistes cette fois, obtenus sur le marché par la force de la
propriété. » (Weber, 1995b, p. 414-415).
Le principal élément qui, dans ce récit, provoque la dislocation des
monopoles traditionnels (les « monopoles des ordres » dont parle ici Weber) renvoie au
fait que ceux qui le provoquent et qui y ont intérêt ne s’en privent pas, en jouant des
modifications des règles de droit et des moyens que leur donne leur domination
économique. Ces entreprises sont facilitées du fait que les protections des groupes de
statut qui demeurent (biens matériels, revendications de dettes contractuelles), sont
moins importantes que celles qui sont « anéanties », comme celles touchant à
l’appropriation des clientèles ou aux monopoles de ventes. La fin de ce second récit,
notons-le, est la même que celle du premier : la mise en place de nouveaux monopoles –
mais à nouveau, Weber souligne que ces monopoles « nouvelle manière » diffèrent
sensiblement des vieux monopoles traditionnels :
« ces monopoles capitalistes ne
diffèrent des monopoles d’ordres que par leur caractère purement économique et
rationnel. Par les restrictions qu’ils apportent soit aux possibilités de vente en général,
soit aux conditions de vente permises, les monopoles d’Etat excluent, à l’intérieur de
leur champ d’action, le mécanisme du marché avec son marchandage et, surtout, son
calcul rationnel. En revanche, les monopoles qui sont conditionnés par la seule
puissance de la propriété repose sur une politique monopoliste rationnelle, c’est-à-dire
sur une domination rationnellement calculée des processus de marché qui peuvent,
cependant, rester formellement entièrement libres. Les liens sacrés, d’ordre
ou
traditionnels qui ont été, peu à peu, éliminés, constituent des restrictions à la formation
rationnelle des prix ; inversement, les monopoles purement déterminés par l’économie
en sont l’ultime conséquence. Les bénéficiaires de monopoles d’ordres affirment leur
pouvoir contre le marché et le limitent, tandis que le monopoliste économique rationnel
règne à travers le marché. » (Weber, 1995b, p. 415). Dans la succession des formes de
monopoles se lie le rapport différent que ces monopoles entretiennent avec le marché :
les monopoles traditionnels contredisent une logique (marchande) dont les monopoles
rationnels sont issus.
87
On trouve au chapitre II d’Economie et société un troisième récit de ces
mêmes transformations. Weber y pose que « la portée économique rationnelle des
réglementations du marché s’est accrue, dans le cours de l’histoire, avec l’augmentation de la
liberté de négoce formelle et la plus grande facilité d’écoulement pour la plupart des
marchandises » (Weber, 1995a, p. 128). Comme il a coutume de le faire dans ce chapitre,
Weber se lance alors dans une histoire stylisée de la question qu’il évoque : « Les
premières réglementations du marché avaient des motivations traditionnelles, magiques,
tribales, corporatives, militaires, socio-politiques, explique-t-il ; parfois elles étaient
conditionnées par les besoins des chefs de groupement ; une chose est pourtant
certaine : leur raison profonde se fondait sur des intérêts dont le but rationnel n’était pas
l’augmentation des chances d’acquisition ou d’approvisionnement, mais qui se
confondaient souvent avec lui » (Weber, 1995a, p. 128). Plus précisément, il dresse une
typologie des catégories de réglementation du marché, de la moins rationnelle à la plus
rationnelle. Il distingue ainsi les réglementations magiques, tribales ou corporatives, qui
excluent certains objets des marchés par la réglementation des prix, ou qui
subordonnent leur cession à un droit de préemption ou à la fixation de prix maximaux
ou minimaux ; celles, ensuite, qui écartent certaines catégories de personnes (noblesse,
paysans, artisans parfois) de la pratique du commerce ; celles qui limitent la liberté de
marché des consommateurs en réglementant la consommation ; celles qui limitent la
liberté de concurrence entre les différents acquéreurs pour des raisons d’orientation de
la consommation, de l’acquisition, ou pour des raisons de politique sociale ; celles enfin
qui réservent au pouvoir politique ou à ceux qu’il entend favoriser l’exploitation de
certaines chances économiques51.
Weber s’intéresse également aux forces qui viennent contredire ces
réglementations, soit parce qu’elles favorisent la liberté du marché, soit parce qu’elles la
contredisent, mais cette fois sur une base volontaire (où l’on retrouve la thématique de la
clôture sur une base rationnelle) : « Face à ces différentes réglementations du marché, note
Weber, les défenseurs de la liberté du marché étaient en premier lieu les échangistes intéressés
par la plus grande facilité d’écoulement des produits soit comme vendeurs, soit comme
acquéreurs. Des réglementations volontaires du marché étaient d’abord et la plupart du
temps dues à l’initiative des gens intéressés par le profit. Mises au service d’intérêts
51
Comme Weber y insiste à de nombreuses reprises au chapitre II d’Economie et société, ce dernier cas est
fréquent, aux origines du capitalisme.
88
monopolistiques, elles réglaient ou bien a) les chances de vente et d’échange (exemple
typique : monopoles de négociants), ou bien b) les chances de transport (monopoles de
navigation et de transport par chemin de fer), ou bien les fabrications de biens
(monopoles de production), ou bien les octrois de crédit et les financements
(monopoles bancaires et financiers). Les deux dernières équivalaient plus que les autres à
une augmentation des régulations prises au niveau des groupements, mais elles
s’orientaient systématiquement – au contraire des première réglementations, à caractère
irrationnel – à la situation marchande. Les réglementations volontaires du marché
étaient naturellement le fait de personnes à qui leurs droits de disposer effectivement
des principaux moyens d’approvisionnement permettaient de tirer un maximum de
profit de l’exploitation monopolistique de la liberté de marché formelle. Les
groupements volontaires de consommateurs (coopérative de consommation et d’achat),
par contre, étaient en général le fait d’individus économiquement faibles : ils
permettaient aux intéressés de réaliser des économies, mais ne réussissaient
qu’exceptionnellement et dans des limites territoriales étroites à influencer efficacement
les marchés » (Weber, 1995a, p. 129-130).
Ces différents récits dessinent une trajectoire similaire : les solidarités
traditionnelles qui limitaient les luttes marchandes sont progressivement détruites sur
des bases rationnelles qui installent une concurrence débridée, qui se trouve
progressivement bornée sur une base cette fois-ci rationnelle. Tous ont en commun,
pour Weber, de ne valoir qu’en tendance52. Dans le paragraphe 8 du chapitre II
52
C’est le cas, plus généralement, pour les logiques d’action qui sont à l’œuvre dans les sociétisations ou
dans les communautés d’entente. Weber écrit ainsi, à propos de l’action sociétisée : « En participant à une
action en société les membres isolés peuvent poursuivre les fins les plus diverses, même contradictoires,
voire antagonistes ; c’est ce qui arrive d’ailleurs fréquemment. Le groupement juridique de nations
guerrières ainsi que la sociétisation juridique destinée à régler l’activité communautaire du marché
caractérisé par la concurrence dans les échanges et les prix ne constituent que des exemples
particulièrement nets d’un état de choses qui revient partout. Toute activité sociétaire, en tant qu’elle
oriente l’activité, celle des autres aussi bien que la sienne propre, d’après ses règlements, est évidemment,
de la part des participants, l’expression d’une constellation d’intérêts extrêmement variés et elle n’est
absolument pas autre chose. Comme nous l’avons déjà vu à maintes reprises, le contenu de cette activité
ne se laisse en général caractériser autrement que d’une façon purement formelle : l’individu isolé croit
trouver un intérêt à pouvoir compter sur l’activité d’un ou de plusieurs autres qui a fait l’objet d’un accord
par sociétisation et à orienter en conséquence sa propre activité » (Weber, 1992, p. 335-336). Il ne dit pas
autre chose, un peu plus loin, en évoquant l’action en entente : « des motifs, des fins, des « dispositions
intérieures » de nature foncièrement différente et qui sont compréhensibles d’une façon rationnelle par
finalité ou « uniquement par la psychologie » peuvent avoir pour résultante des actions en communauté
identiques quant à leur relation significative ainsi que des ententes identiques dans leur validité empirique.
Ce qui constitue le fondement réel d’une action en entente, ce n’est rien d’autre qu’une constellation
89
d’Economie et société, Weber évoque l’hétérogénéité des formes de « régularisations » qui
sont à l’œuvre sur un marché : « La régularisation du marché, écrit Weber, peut avoir
des causes : a) uniquement traditionnelles : les échangistes s’en tiennent à certaines
règles traditionnelles ou à certaines conditions que l’usage impose aux échanges ; b)
conventionnelles : l’écoulement de certaines utilités ou la libre compétition dans certains
objets d’échange ou dans certains milieux sont socialement mal vus ; c) juridiques : par
des mesures restrictives juridiques et efficaces en matière d’échanges ou de liberté de
prix et de compétition, d’une portée générale ou limitée à certains cercles de personnes
ou à certains objets déterminés ; ces mesures peuvent consister à influencer la situation
marchande de certains objets d’échange (réglementation des prix) ou à limiter la
possession, l’acquisition ou l’échange de droits de disposer de tels biens à des personnes
biens déterminées (monopoles garantis par la loi ou restrictions légales à la liberté du
commerce) ; d) volontaires : par le jeu des intérêts. C’est la réglementation matérielle des
transactions malgré une liberté formelle du négoce. Cette situation a tendance à se
développer si certains échangistes sont en mesure, grâce à la chance à peu près exclusive
qu’ils détiennent de fait de disposer de certaines utilités (situation monopolistique),
d’influencer la situation marchande en supprimant pratiquement la liberté de négoce
pour d’autres candidats. Pour ce faire, ils peuvent en particulier conclure des
arrangements régulateurs du marché entre eux ou (éventuellement en même temps) avec
des partenaires typiques (monopoles volontaires et ententes sur les prix) » (Weber,
1995a, p. 127-128).
Il va, plus précisément, mobiliser tout au long du chapitre II une
distinction fondamentale dans sa sociologie économique, celle qu’il effectue entre
activité budgétaire et activité lucrative : alors que l’activité lucrative vise à réaliser un
gain, l’activité budgétaire désigne les situations où les acteurs tentent simplement de
couvrir leurs besoins (cf. Weber, 1995a, p. 137 et p. 170)53. Cela dit, et bien que l’on
puisse voir à l’œuvre sur un marché des logiques d’action hétérogènes, Weber signale à
plusieurs reprises que le marché, dans sa forme idéale-typique, n’est pleinement réalisé
que lorsqu’il est porté par des actions orientées vers le profit : « L’entreprise, (…) est,
d’intérêts « extérieurs » ou « internes » qui agit sur la validité univoque, différente suivant le cas, de l’
« entente », bien que la nature de ces intérêts puisse au demeurant être conditionnée par des « dispositions
intérieures » et des fins extrêmement hétérogènes entre chez les individus singuliers. » (Weber, 1992, p.
346).
53 Cette distinction est rappelée dans les « concepts fondamentaux » qui ouvrent l’Histoire économique générale
(cf. Weber, 1991, p. 14).
90
quant à elle, une unité économique de profit, orientée en fonction des chances
d’opération marchande, et ce dans le but de tirer bénéfice de l’échange. En ce sens, une
entreprise peut-être une entreprise occasionnelle, par exemple, une expédition maritime
unique (…) ou être une exploitation continue. Toute entreprise se propose d’être rentable,
c’est-à-dire d’obtenir un surplus par rapport à la valeur estimable en argent des moyens
engagés pour l’entreprise ; en outre, elle travaille avec un compte de capital – c’est-à-dire
qu’elle dresse son bilan – au regard duquel toute mesure prise devient objet de calcul,
c’est-à-dire un objet en fonction de quoi sont évaluées les chances d’échange
bénéficiaire. Dresser un compte de capital signifie que, des biens d’une certaine valeur
estimable en argent ayant été engagés dans une entreprise, on établit (en faisant la
balance du capital engagé et du capital restant), les gains et les pertes en argent lorsque
l’entreprise s’arrête ou lorsqu’on arrive en fin d’un exercice budgétaire. Dans la mesure
où le compte de capital est devenu universel, il est désormais – et avec lui les chances
d’opération marchande – l’horizon tant de l’échange des marchandises que celui de la
production » (Weber, 1991, p. 15).
Ces lignes tirées des « concepts fondamentaux » de l’Histoire économique
générale sont capitales non seulement pour comprendre que la logique du marché n’est
poussée à son terme qu’à condition que le profit y soit recherché, i.e. qu’il soit le lieu
d’une activité lucrative et non d’une activité budgétaire, mais aussi pour ce qu’elles
montrent que l’entreprise, chez Weber, a pour horizon le marché : elle ne se confond
certes pas avec lui – elle relève, à quelques nuances près, de la forme que Weber
identifiait dans l’Essai sur les catégories comme une association à but déterminé – mais elle
lui est très profondément liée. Ces deux institutions fondamentales du capitalisme
moderne sont plus précisément liées par un instrument comptable, le compte capital,
auquel Weber consacre de très nombreux développements et qui fonctionne comme un
opérateur matériel de la rationalité en finalité sans lequel, à le lire, le capitalisme n’aurait
pu voir le jour54.
54 La thèse de Weber sur l’importance du compte capital a été l’objet de critiques parfois virulentes,
comme celle, par exemple, de Yamey (1949) – cf. également Carruthers, Espeland (1991).
91
2. Le marché et la coexistence de solidarités alternatives
S’il faut conserver en mémoire ce rappel de méthode idéal-typique –
l’action rationnelle en finalité qui porte le marché dans sa forme pure n’est qu’un cas
limite qui ne vaut qu’en tendance – on peut toutefois évoquer une série de remarques
qu’effectue Weber sur deux problèmes qui découlent de ses notations antérieures. Tout
d’abord, une fois la rationalisation achevée, i.e. après qu’elle a rompu des solidarités
traditionnelles pour en instituer de nouvelles conformes à sa logique, va-t-elle se
maintenir ? Il faut, à ce stade, rappeler deux points. D’abord, on l’a vu plus haut, toute
sociétisation tend, selon Weber, à engendrer une action en entente. Ensuite, l’histoire
stylisée dont les trois récits dessinaient les contours est une histoire dialectique : le
marché passe ainsi de la clôture traditionnelle à la concurrence rationnelle, et de la
concurrence à la clôture rationnelle… Que se passe-t-il à ce stade où Weber achevait
tout à l’heure ses récits, lorsque les relations de clientèle sont stabilisées ?
Weber aborde cette question du point de vue des rapports éthiques :
quand le marché se déploie entre des partenaires stables, il peut se défaire de ce
caractère sans frein qui était le sien, et se voir désormais contenu par les règles éthiques
propres au groupe concerné. Soulignons ici un point important : dans l’argumentaire de
Weber, le fait princeps, en l’occurrence, est morphologique. C’est parce que les acteurs
mis en jeu sont les mêmes, parce qu’il existe une stabilité du collectif engagé dans le
processus marchand que les normes marchandes peuvent se voir débordées et bornées
par des logiques hétéronomes au marché. Il écrit ainsi que « sur le terrain des rapports
de clientèle fixe, par conséquent capables de se conjuguer avec une appréciation
personnelle réciproque en rapport avec les qualités éthiques de conduite de marché, les
relations d’échange portées par les intérêts des participants peuvent se défaire très
facilement du caractère de marchandage sans frein en faveur d’une limitation relative,
dans l’intérêt propre, des fluctuations de prix et de la mise à profit de la constellation
d’intérêts du moment » (Weber, 1995b, p. 413).
Ce point nous porte à soulever une seconde question : les logiques
marchandes, une fois stabilisées, peuvent s’accommoder d’ordres qui leur sont
hétéronomes, on vient de le voir. Mais, plus fondamentalement, les marchés peuvent-ils
92
réellement se supporter eux-mêmes – peuvent-ils, en d’autres termes, se passer de
fondements hétéronomes ? On l’a vu plus haut : qu’il évoque les sociétisations ou les
communautés en entente, Weber insiste, à plusieurs reprises, sur le fait que les collectifs
sont d’autant plus stables que les actions qui les fondent ne reposent pas sur une pure
logique horizontale et spéculaire d’articulation des intérêts, mais sur la légitimité d’un
ordre, i.e. sur une logique plus verticale qui fait intervenir obligation et légitimité. Il
soulève donc logiquement la question de l’articulation des normes issues des échanges
marchands avec celles qui lui sont extérieures. « Un marché concret, écrit-il, peut être
soumis à des normes convenues de façon indépendante entre les participants au marché
ou imposées par les communautés les plus diverses, notamment les groupes politiques
ou religieux. Dans la mesure où ces normes ne renferment pas de limitations de la
liberté du marché, c’est-à-dire n’apportent pas de restrictions au marchandage et à la
concurrence, ou si elles fixent des garanties pour maintenir la légalité du marché, les
modes et les moyens de paiement, elles visent surtout à garantir la paix du marché aux
époques où règne l’insécurité. Etant donné qu’à l’origine le marché était une
sociétisation avec des étrangers au groupe, donc avec des ennemis, cette garantie était
généralement remise aux puissances divines – à l’instar des lois de la guerre en droit
international. La paix du marché était souvent placée sous la protection d’un temple ;
par la suite, des capitaines ou des princes l’ont prise en charge, trouvant ainsi une source
de taxes » (Weber, 1995b, p. 415-416).
On voit ici que l’image dessinée par Weber est bien plus complexe que
celle d’une opposition entre les normes issues du marché et celles qui lui sont
extérieures. On peut distinguer trois cas où, loin de s’opposer aux normes marchandes,
les normes extérieures au marché soit ne le remettent pas en cause, soit contribuent à le
rendre possible. Dans le premier, les normes extérieures aux logiques marchandes ne
viennent pas contredire celles du marché : elles n’imposent donc pas de limites au
marchandage (à l’échange) ou à la concurrence. Dans le second, les normes extérieures
peuvent venir garantir la légalité du marché. A plusieurs reprises, Weber insiste sur le fait
que ce fondement hétéronome du marché est non seulement possible, mais qu’il est
nécessaire – par exemple, lorsqu’il écrit que « la capacité d’un individu de disposer de
provisions et de propriétés n’est possible que par la chance de protection que l’appareil
de contrainte de la communauté politique lui garantit. » (Weber, 1992, p. 348-349). Dans
le dernier cas enfin, les normes extérieures permettent de garantir le fait que l’échange se
93
fera bien par des voies pacifiques, ce qui ne va nullement de soi : en effet, souligne
Weber, le marché concerne en général des entités qui, outre le commerce et la guerre,
n’ont pas de rapports entre elles. La garantie de l’échange pacifié n’a rien de spontané, il
faut la garantir – ce que font les normes extérieures au marché. Pour Weber, même si
l’on ne peut mécaniquement adosser des formes économiques à des modalités
d’intervention politique55, il est clair que l’on ne peut entreprendre une sociologie des
activités économiques sans mener, simultanément, une sociologie des institutions –
notamment politiques – qui y interviennent pour les réguler.
B/ Marché et capitalisme
On le voit bien dans les développements qui précèdent, les notions que
nous avons abordées jusqu’ici en nous concentrant sur leur économie conceptuelle sont
en permanence mobilisées par Weber dans ce qui constitue l’horizon empirique des
systématiques qu’il élabore, notamment en 1919 : la compréhension de la genèse du
capitalisme occidental. Nous achèverons la présentation de cette perspective générale
sur la sociologie du marché de Weber en évoquant plus explicitement la place qu’occupe
la notion de marché dans le questionnement empirique de Weber.
55
Weber écrit par exemple qu’ « on a parfaitement raison de distinguer depuis quelques temps entre les
différentes espèces d’économies et de politiques économiques. Les paliers introduits par Schönberg d’après
Schmoller, qui ont subi quelques modifications, à savoir l’économie domestique, villageoise – à quoi vient
s’ajouter comme palier suivant l’économie seigneuriale et patrimoniale-princière – l’économie urbaine,
territoriale, nationale, étaient déterminés dans la terminologie de cet auteur par la nature du groupement
régulateur de l’économie. Mais il n’est pas certain que la nature de la régulation économique ait varié avec
l’étendue des groupements. (…) Il est encore bien moins certain que la structure interne de l’économie, la
spécification, la spécialisation et l’harmonisation des prestations, que la manière de répartir les prestations
sur des économies autonomes, que les modalités de l’appropriation de la mise en œuvre du travail, des
moyens d’approvisionnement et des chances de bénéfice, aient accusé une évolution parallèle à la
croissance du groupement, qu’elles aient permis de créer (éventuellement) une politique économique, et
que celle-ci ait toujours suivi le sens des variations de grandeur du groupement. (…) Il n’en est pas moins
vrai qu’on ne saurait se livrer à des études économiques sans tenir compte de l’existence ou de la nonexistence de groupements – politiques ou non – se proposant la réglementation matérielle de l’économie,
ainsi que du sens profond de leur activité régulatrice. Car elle influe fortement sur la nature de l’activité
rémunératrice » (Weber, 1995a, p. 172).
94
Pour clarifier les liens qui existent entre marché et capitalisme, tâchons
d’abord de savoir de quoi parle Weber lorsqu’il évoque le « capitalisme »56. On trouve
dans l’Histoire économique générale une définition qui peut nous permettre de démêler cet
écheveau complexe : « Il y a capitalisme, écrit Weber, là où les besoins d’un groupe
humain qui sont couverts économiquement par des activités professionnelles le sont par
la voie de l’entreprise, quelle que soit la nature du besoin ; plus spécialement, une
exploitation capitaliste rationnelle est une exploitation dotée d’un compte de capital, c’està-dire une entreprise lucrative qui contrôle sa rentabilité de manière chiffrée au moyen
de la comptabilité moderne et de l’établissement d’un bilan (…). Il est évident qu’une
entreprise économique particulière peut être l’objet d’une orientation capitaliste à des
degrés très divers. (…) Quant à aujourd'hui, à la différence de ce qui s’est produit dans
la plupart des époques passées, nos besoins quotidiens sont couverts de manière
capitaliste, et ce sont les besoins politiques qui sont couverts de manière liturgique (par
l’accomplissement des devoirs civiques : service militaire, obligation de répondre à toute
convocation comme juré, etc.). Cela étant, on ne peut, pour autant, dire de toute une
époque qu’elle est typiquement capitaliste que lorsque la couverture des besoins est
organisée de manière capitaliste dans une part telle que, en imaginant la disparition de
cette part, nous obtiendrions tout simplement la réduction à néant de la couverture des
besoins. » (Weber, 1991, p. 295-296).
Ce n’est cependant pas le capitalisme per se qui intéresse Weber, mais le
capitalisme dans sa version occidentale et, plus précisément, la question des conditions
de son avènement – et lorsqu’il s’agit de les cerner, on voit beaucoup (sinon toutes)
renvoient à l’existence de marchés libres. En effet, dans un paragraphe fondamental,
Weber en vient à préciser les conditions d’apparition du capitalisme : « la condition la
plus universelle attachée à l’existence de ce capitalisme moderne est, pour toutes les grandes
entreprises lucratives qui se consacrent à la couverture des besoins quotidiens, l’usage d’un compte de
capital rationnel comme norme. Ce qui à son tour présuppose : 1. Une appropriation de tous les
moyens matériels de production (terrain, équipement, machines, outils, etc.), par des entreprises
lucratives autonomes privées qui en ont la libre jouissance. C’est là un phénomène qui n’est
connu que de notre époque – l’armée, seule, formant partout une exception. 2. La liberté
de marché, c’est-à-dire l’existence d’un marché dans lequel le trafic n’est pas soumis à des
56
La notion, comme l’explique Grossein (2003) est loin d’aller de soi chez Weber et reçoit des acceptions
changeantes.
95
limitations irrationnelles (…). 3. Une technique rationnelle, c’est-à-dire au maximum
calculable et, par conséquent, mécanisée, tant en ce qui concerne la production que le
trafic, et touchant donc, non seulement les coûts de production, mais encore ceux du
transport des marchandises. 4. Un droit rationnel, c’est-à-dire là aussi calculable.
L’exploitation économique doit, pour connaître une gestion rationnelle, pouvoir
compter sur le fait qu’elle est l’objet d’une justice et d’une administration supputables.
(…) 5. Le travail libre, c’est-à-dire la présence de personnes qui sont, non seulement dans
la position juridique, mais encore dans la nécessité économique de vendre librement leur
force de travail sur le marché. (…) Le calcul rationnel du capital n’est réalisable que sur
la base du travail libre, c’est-à-dire lorsqu’il devient possible, du fait de la présence de
travailleurs qui s’offrent de leur plein gré – du moins formellement, car, ils le font, en
fait, contraints par l’aiguillon de la faim –, de calculer préalablement le coût des produits
au moyen de tarifs forfaitaires. 6. Enfin, une commercialisation de l’économie, par quoi il faut
entendre l’usage de la forme du titre pour valider les droits de participation dans les
entreprises, et, par là même, les droits patrimoniaux. Somme toute : il faut qu’il soit
possible d’orienter, de manière exclusive, la couverture des besoins en fonction des possibilités
offertes par le marché et en fonction de la rentabilité. En adjoignant la commercialisation aux
autres signes distinctifs du capitalisme, il est toutefois un facteur supplémentaire, que
nous n’avons pas encore mentionné jusqu’ici, et dont l’importance va croître, à savoir la
spéculation. Pourtant, celle-ci ne peut se révéler importante qu’à partir du moment où le
patrimoine prend la forme de titres négociables. » (Weber, 1991, p. 297-298).
Parmi les conditions que Weber identifie, plusieurs renvoient,
directement ou indirectement, à l’existence d’un marché libre où la rationalité en finalité
peut pleinement se déployer. La liberté de marché (condition 2), et la commercialisation
de l’économie (condition 6) articulent directement l’existence du marché et l’avènement
du capitalisme. Mais, on l’a vu, l’appropriation des moyens de production (condition 1)
et l’institution d’un travail libre (condition 5) ont directement partie liée à l’existence
d’un marché libre et porté par des logiques d’action rationnelle en finalité. De même, le
caractère rationnel de la technique (condition 3), même s’il n’est pas, loin s’en faut,
exclusivement imputable au marché, lui est malgré tout lié, comme le prouve la
récurrence de la référence au compte capital comme condition d’avènement du
capitalisme, compte capital dont l’efficacité dépend, in fine, de l’existence d’un marché
libre. Ce n’est donc pas fortuitement que Weber ramasse l’ensemble de ces conditions
96
en notant que le capitalisme suppose que la couverture des besoins dépende « des
possibilités offertes par le marché » : les chaînes causales qu’il reconstitue pour expliquer
l’avènement du capitalisme occidental passent toutes, à un moment ou à un autre, par
l’existence d’un marché libre. Parce que l’interrogation sur les conditions de possibilité
de l’avènement du capitalisme occidental est au cœur de la sociologie de Weber à partir
de 1905, et parce que le marché, on le voit, est installé comme un point de confluence
dans les séquences causales que Weber met au jour, il est clair que le marché, loin d’être
une notion adjacente dans la sociologie de Weber, en constitue au contraire une pièce
décisive. Aussi, si l’on s’interroge sur la place du marché dans la sociologie du dernier
Weber, on doit à l’évidence lui reconnaître une position centrale.
Conclusion
Nous nous sommes attachés, dans ces deux premiers chapitre, à mettre
en évidence un certain nombre de principes qui balisent, grossièrement, quelques
principes généraux permettant de définir une approche sociologique des marchés, que
l’on peut ramasser dans les propositions suivantes :
1. Le premier geste qui fonde la démarche sociologique est celui du retour au
terrain et à l’empirie. Là où le marché des économistes est une construction théorique, le
sociologue s’attache à travailler sur des marchés concrets.
2. Les acteurs ou les biens ne sont pas naturellement et spontanément insérés sur
une scène marchande. L’enquête sociologique doit donc s’attacher à mettre en évidence
les processus de mise en marché, i.e. les processus par lesquels les acteurs et les biens
sont susceptibles d’intervenir sur une scène marchande.
3. Ce processus de mise en marché ne fait pas uniquement intervenir offreurs,
demandeurs et marchandises.
97
i) L’approche sociologique s’attache à décrire l’ensemble des acteurs qui
interviennent sur un marché : offreur et demandeur, certes, mais aussi intermédiaires,
prescripteurs, etc. La scène marchande doit être repeuplée.
ii) Elle met également en évidence l’importance des dispositifs
symbolico-matériels qui participent à l’institution des marchés : règles, normes,
équipements, labels, marques, réputations, etc. Le marché n’existe que s’il est supporté
par un ensemble d’institutions.
4. Les acteurs qui interviennent sur un marché engagent, dans leurs interactions,
un ensemble de représentations, de schèmes, de manières de voir et de faire qui
contribuent à modeler le marché, à le rendre possible ou à remettre en cause son
existence.
i) La mise en œuvre d’actions rationnelles en finalité, i.e. d’un
comportement calculateur, optimisateur et égoïste n’est pas une nécessité naturelle, et
moins encore une règle insurpassable. La saisie sociologique des scènes marchandes
suppose de pouvoir mettre en évidence l’hétérogénéité des manières de faire et des
manières de voir des acteurs, y compris lorsqu’ils sont pris sur une scène marchande.
ii) Il reste cependant que les comportements rationnels en finalité
peuvent se rencontrer sur un marché. S’ils ne sont pas donnés en nature, c’est donc
qu’ils supposent un apprentissage – apprentissage qui, peut-être, se déroule parfois sur la
scène marchande elle-même. La sociologie du marché doit s’attacher à élucider les
conditions de mise en œuvre d’un comportement rationnel en finalité.
5. Le marché n’est pas une force disruptive venant détruire l’ensemble des
relations sociales. Il n’est pas non plus l’émanation spontanée d’un état de nature. Il est
au contraire une manière de faire société.
i) Le marché n’est pas le lieu du règne exclusif de relations
impersonnelles. Il s’appuie au contraire sur les relations interpersonnelles qui peuvent se
nouer entre les acteurs qui peuplent le marché.
98
ii) Le marché n’est pas une réalité labile ou éphémère. Pour qu’on puisse
dire d’un marché qu’il existe, il faut au contraire qu’il connaisse une relative stabilité.
6. Le marché suppose que les biens ou services qui s’y échangent aient un prix.
Au delà de ce relevé de propositions, un premier constat s’est cependant
imposé. Même au stade, pourtant élémentaire, des définitions, les discours sociologiques
sur les marchés sont d’une telle hétérogénéité qu’ils engendrent une cacophonie fort
éloignée de l’idée que l’on peut se faire d’un discours scientifique cumulatif. Au sein de
cette cacophonie, peut-on néanmoins s’essayer à reconnaître des harmoniques ou des
fragments de cohérence ? Une première ligne de fracture s’est faite jour, entre les
travaux qui posent, explicitement ou implicitement, que le marché n’est qu’un objet et
ceux qui tentent de donner du marché une définition analytique, éventuellement
susceptible d’être mobilisée pour rendre compte de l’hétérogénéité des formes
économiques. Pour les premiers, la spécificité des phénomènes marchands n’est pas un
enjeu ; pour les seconds, le marché peut, éventuellement, devenir une ressource pour
cartographier, en repérant leurs formes spécifiques, les institutions et les pratiques
économiques. Mais il faut pour cela que la définition du marché échappe aux deux
écueils qui, le plus souvent, la guettent : soit le marché se ramène à l’échange et,
virtuellement, tout devient marché ; soit le marché est identifié comme une forme
spécifique, mais elle l’est alors tellement que le seul constat empirique envisageable, pour
le sociologue, est de dire que cette forme n’existe pas.
La définition que Weber donne du marché nous semble échapper à ces
deux écueils. Tentons de rassembler les propositions élémentaires qui fondent
l’approche wébérienne :
1. Le marché est une manière bien particulière de faire société : il est, plus
précisément, une forme sociale singulière.
99
i) Le marché est une forme sociale originale, d’abord, parce qu’il repose
sur l’agencement, singulier, de deux types de relations sociales, elles-mêmes singulières,
comme on l’a vu : l’échange et la concurrence.
ii) Ces deux types de relations sociales ont des caractéristiques qui les
distinguent d’autres formes de relations plus génériques.
- L’échange suppose ainsi que soient précisées les obligations
(remettre un bien au co-échangiste), les interdictions (reprendre le bien)
les possibilités qu’ouvre l’échange (disposer librement du bien échangé).
- La concurrence est une forme particulière de lutte : lutte
pacifique, c’est un conflit pour des « chances », autrement dit pour des
opportunités. Dans sa forme marchande, par exemple, on peut dire de la
concurrence qu’elle est une lutte pour des opportunités d’échange.
L’agencement de ces deux relations spécifique engendre une structure
(une forme) dont Weber dit qu’elle est amorphe mais qui n’en est pas moins singulière,
i.e. irréductible à d’autres formes sociales auxquelles Weber l’oppose fréquemment,
comme, par exemple, à l’organisation (« l’association à but déterminé », dans son
vocabulaire). La forme ainsi mise au jour évite, pensons-nous, les deux écueils qui
guettaient les définitions que nous recensions dans notre seconde partie. Elle est
suffisamment spécifique pour que n’importe quelle relation sociale ne soit pas dite
marchande, mais elle est aussi suffisamment générique pour être transposée d’un terrain
à l’autre, pour engendrer des comparaisons et ouvrir sur des possibilités de remontée en
généralité.
La terminologie arrêtée par Weber dans l’Essai sur les catégories permet par
ailleurs de saisir certaines des caractéristiques générales de cette forme sociale.
2. Sur ces deux dimensions (échange ou concurrence), le marché combine une
dimension sociétaire et une dimension d’entente.
100
i) L’échange fait du marché une sociétisation et une communauté d’entente :
- L’échange suppose un accord avec le coéchangiste, il suppose que
soient engagées des actions, rationnelles en finalité, qui s’orientent en fonction
d’un ordre (un « règlement), lui-même établi en fonction d’une logique
rationnelle en finalité : l’échange est une sociétisation.
-Mais parce que le marché n’est pas un échange, mais une séquence
d’échanges, l’échange marchand suppose que soient prises en compte, dans les
calculs des acteurs, les anticipations qu’ils peuvent effectuer sur les coéchangistes
potentiels : en cela – et notamment en s’adossant au dispositif monétaire –
l’échange marchand fonde donc une communauté en entente.
ii) La concurrence fait du marché une sociétisation et une communauté
d’entente.
- La concurrence est une sociétisation : les actions qui la supportent sont
rationnelles en finalité et elles s’orientent d’après un ordre lui-même défini de
manière rationnelle en finalité.
- Les stratégies concurrentielles ne sont pas définies en fonction d’un
seul concurrent, mais d’un nombre indéfini de concurrents potentiels : elle est
donc aussi une action en entente.
Outre l’usage spécifique qu’en a fait Weber dans ses propres travaux,
cette appréhension du marché dessine comme un programme de recherches :
1. Nous nous sommes attachés à repérer, parmi les multiples acceptions
sociologiques du marché, celles qui permettaient d’étudier la différenciation des formes
économiques. Nous faisons donc l’hypothèse qu’au sein de la sphère économique, tout
n’est pas marché. Mais énoncer le principe n’est pas en rendre compte : il faut, par
conséquent, s’attacher à repérer les frontières du marché, en énonçant les critères qui
101
doivent permettre de le saisir en tant qu’ils se distinguent de ce à quoi on l’oppose le
plus souvent – le politique, l’organisation, le non marchand. C’est au balisage des
frontières du marché que sera consacré le prochain chapitre.
2. Le raisonnement de Weber sur le marché part, le plus souvent, de la spécificité
des logiques d’action qui le supportent : dans son type pur, le marché est supporté par
des actions rationnelles en finalité. L’un des enjeux de l’analyse est alors de comprendre
les conséquences des situations où, sur les marchés, des actions non rationnelles en
finalité sont mises en œuvre. Il est aussi de comprendre comment un acteur peut en
venir à adopter des comportements rationnels en finalité : les raisonnements des
sciences sociales font souvent référence à une hypothèse de rationalité des
comportements, sans que l’on sache toujours quels sont les tenants et les aboutissants
de cette hypothèse ou des refus qu’elle engendre. La seconde partie de ce volume sera
consacrée à l’exploration de cette question : nous nous y attacherons à comprendre ce
que c’est qu’agir sur un marché.
3. Le marché de Weber, comme celui de la plupart des sociologues, est un
marché concret, porté par des acteurs, des règles, des outils et des dispositifs, que le
sociologue doit recenser, dont il doit décrire les fonctions, comprendre la genèse,
expliquer l’efficace. Le marché, en un mot, est équipé, et c’est à l’analyse des
équipements du marché que sera consacrée la troisième partie de ce volume.
4. Weber, enfin, insiste sur le caractère agonistique du marché – et notamment
sur le caractère nécessairement conflictuel de l’un de ses composants, la concurrence. Nous
avons évoqué brièvement cette forme de lutte, mais il nous faudra y revenir plus
systématiquement : la quatrième partie traitera des stratégies conceptuelles mises en
œuvre par les sociologues pour cerner ce qui, sur un marché, tient lieu de concurrence.
Un mot, enfin, sur notre méthode. Nous faisons en effet l’hypothèse
forte, que chemin faisant et comme à l’insu des auteurs, ce programme de recherche a
été au moins partiellement réalisé par les sociologues qui, depuis un siècle maintenant,
traitent plus ou moins frontalement du marché. Autrement dit, pour traiter des
questions que la définition wébérienne permet d’exhiber, le matériau existe : produits
102
parfois pour traiter les questions même qu’implique l’approche wébérienne, et parfois
avancés pour expliquer tout autre chose, les travaux sociologiques apportent, pensonsnous, des réponses aux questions que nous venons de préciser. Nous allons donc tenter,
à rebours parfois de leur démarche, de mobiliser ces travaux pour remplir les cases
tracées par Weber et pour répondre aux questions qu’il nous laisse.
103
104
CHAPITRE 3 : LES FRONTIERES DU MARCHE
En avançant, comme nous l’avons fait au cours du précédent chapitre,
que le marché est une forme spécifique, nous faisons l’hypothèse qu’il se distingue d’autres
formes d’organisation des activités économiques comme, par exemple, l’organisation ou
la profession. Autrement dit, nous avançons l’idée qu’il est possible de faire le départ
entre ces formes, de dégager des critères permettant de repérer ce qui relève du marché
ou ce qui relève d’autres formes économiques, en un mot qu’il nous est possible de
tracer une frontière entre ces formes et de préciser en vertu de quelles logiques elle s’érige.
Ce chapitre sera consacré à l’exploration de cette question : quelles sont les frontières du
marché ? A cet égard, l’objet des développements à venir n’est pas très différent de ceux
qui précèdent : il s’agit, à nouveau, de repérer ce qui constitue le propre d’un marché.
Mais le point d’entrée que nous adoptons est l’opposé de celui que nous avions choisi
dans le précédent chapitre : alors que nous tentions de cerner la nature du marché en
nous plaçant en son cœur, nous abordons maintenant cette question en nous attachant à
dessiner ce qui pourrait constituer ses marges.
La notion même de marge ou de frontière, toutefois, ne laisse pas d’être
problématique : il faut la préciser. Qu’entend-on exactement, lorsque l’on parle des
105
frontières du marché ? Pour préciser le sens que nous donnerons à la notion de frontière,
revenons un temps sur le terme de forme que nous avons adopté jusqu’ici sans
réellement le discuter. C’est chez Simmel (1999a) que ce terme est le plus travaillé,
puisqu’il en fait l’objet par excellence de sa sociologie. Selon Simmel, en effet, l’étude
des interactions (des « actions réciproques », dans son vocabulaire) peut analytiquement
se décomposer en deux dimensions distinctes. On peut distinguer, d’un côté, ce qui
pousse les individus à interagir : l’intérêt, la passion, la haine, l’appétit de pouvoir, autant
de motivations que Simmel propose de saisir comme le contenu des interactions. D’un
autre côté, ces interactions, quel que soit leur contenu, se stabilisent dans des
configurations stables et caractérisables. Ce sont ces structures d’interactions stabilisées que
Simmel propose d’appeler des formes57. Lorsque nous disons du marché, au sens de
Weber, qu’il est une forme, nous avançons donc l’hypothèse qu’il peut notamment se
décrire comme une structure d’interactions stabilisée et singulière : le marché se
distingue notamment pour ce qu’il est l’agencement singulier de deux jeux d’interactions,
une interaction d’échange et une interaction concurrentielle. Mais, nous l’avons vu, pour
Weber, le marché ne se définit pas uniquement par ces caractéristiques formelles :
l’échange et la concurrence ont des caractéristiques intrinsèques, que Weber propose de
saisir grâce au vocabulaire de l’action en société et de l’action en entente. Autrement dit,
concurrence et échange se singularisent aussi des autres interactions par leur contenu.
Cette distinction de la forme et du contenu nous offre donc deux
dimensions où l’on puisse repérer ce qui constitue les frontières du marché. Certains
critères permettant de distinguer le marché des autres formes d’organisation de la vie
économique seront des critères formels, d’autres renverront au contenu des interactions qui
s’y déploient. C’est en mobilisant ce double regard sur les marges du marché que nous
tenterons de les mettre au jour, en examinant successivement les trois vis-à-vis que le
sens commun ou la littérature savante lui opposent le plus souvent : le non-marchand,
l’organisation et la « régulation politique ».
57 L’hypothèse que fait Simmel, et que nous ne reprendrons pas ici, est que la sociologie est la science des
formes, i.e. qu’elle s’attache exclusivement aux caractéristiques et aux propriétés attachées aux formes
sociales, indépendamment de leur contenu.
106
1/ MARCHAND, NON-MARCHAND
A/ L’entremêmelent du marchand et du non-marchand
Le tracé d’une frontière entre ce qui serait marchand et ce qui ne le serait
pas est une entreprise délicate pour le sociologue, tant elle semble contredire en partie
l’un des gestes fondateurs de la sociologie économique. Contre le découpage a priori d’un
univers spécialement réservé aux économistes, les sociologues se sont au contraire
attachés à montrer que les interactions qui, a priori, relèvent à l’évidence de la sphère
économique (et notamment de la sphère marchande), sont toutes entières saturées de
références culturelles et sociales qui les éloignent de la description décharnée et aride
qu’en donnent les économistes : selon un terme aussi consacré qu’imprécis, l’économie
est toute entière encastrée dans le social, et vouloir distinguer l’un de l’autre est une
entreprise dont la pertinence ne saute pas spontanément aux yeux du sociologue. Parmi
les nombreux exemples de ce « réencastrement » de l’économique dans le social, nous
évoquerons ici les très beaux travaux de Viviana Zelizer. Deux de ses principaux
chantiers proposent en effet un mouvement croisé permettant d’illustrer l’idée selon
laquelle social et économique et, plus précisément, marchand et non-marchand, sont
inextricablement mêlés.
Dans son premier chantier, Zelizer (1978, 1979) s’intéresse au
développement du marché de l’assurance décès aux Etats-Unis. Cette mise en place,
souligne-t-elle, était loin d’aller de soi : en effet, alors même que les conditions de vie y
sont rudes, les Etats-Unis ne voient pas ce marché se développer au même rythme qu’en
Angleterre et en France. Cette lenteur ne laisse pas de surprendre, tant plusieurs facteurs
montrent qu’en cas de décès du mari, la situation de l’épouse serait comparativement
plus difficile aux Etats-Unis qu’en Europe. Sur un plan économique en effet, les classes
moyennes américaines appuient moins leur bien-être relatif sur la propriété foncière, qui
survit au défunt, que sur son travail qui, par définition, s’éteint avec lui. Sur un plan
social, le décès du conjoint modifie la place de sa veuve dans le réseau des relations
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sociales locales, la community. Si l’assurance décès se développe plus lentement aux EtatsUnis qu’en Europe, c’est en raison, montre Zelizer, de tensions culturelles directement
issues de considérations religieuses. S’assurer contre la mort reviendrait à jouer contre le
créateur, qui seul décide du moment de la mort et, par conséquent, des implications
qu’elle entraîne. Tenter de se prémunir contre certaines de ces conséquences est vécu
comme une entreprise visant à modérer les conséquences des décisions du Tout
Puissant. A cette première réticence morale s’en ajoute une seconde : il est en effet jugé
indécent, pour une veuve, de toucher de l’argent à la suite du décès de son mari. Le
développement du marché de l’assurance décès est donc ralenti par ces considérations
axiologiques – il croît cependant, entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème. A cette
croissance lente, plusieurs raisons, explique Zelizer. D’abord, ceux-là même qui
ralentissaient le développement du marché peuvent parfois contribuer à son extension :
certaines sectes religieuses voient leurs pasteurs partir prêcher loin à l’Ouest, elles
assurent les familles de leurs ministres et les prennent en charge en cas de décès.
Ensuite, un important travail de redéfinition de la « bonne mort » est effectué, que
Zelizer met en évidence en étudiant les méthodes de vente de l’assurance décès.
Progressivement, une nouvelle figure du mari pieux tend à s’imposer : ce n’est plus celui
qui meurt sans tenter le moins du monde de rivaliser avec son Créateur, mais celui qui,
sensible à prendre soin de ses proches, s’assure que son décès ne les laissera pas
démunis et qui, avant sa mort, agit en conséquence.
Comme le souligne Steiner (2007), la démonstration de Zelizer porte à
souligner l’entremêlement du marchand et du social. Il est vain d’avancer, pour s’en
réjouir ou pour le déplorer, que l’avènement du marché serait synonyme d’un recul des
considérations morales ou des motivations culturelles : ce que montre Zelizer, c’est au
contraire l’entremêlement nécessaire des relations marchandes et des considérations
morales. Le marchand et le non-marchand (i.e., le culturel, le moral, le religieux) par
conséquent, ne s’opposent pas, ils s’entrecroisent et s’entredéfinissent. C’est d’ailleurs le
même propos fondamental qui sous-tend l’important chantier qu’elle a consacré, au
cours des années 1990, à l’étude de la monnaie (Zelizer, 1989, 2005). Zelizer reproche
aux économistes et à Simmel d’avoir une vision purement économique de l’argent : si
l’on conçoit simplement la monnaie comme intermédiaire général des échanges et
comme réserve universelle de valeur, on la ramène à sa dimension purement utilitaire et
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pécuniaire et l’on en fait, selon la formule de Steiner (2007), « le véhicule d’une
colonisation croissante et corruptrice en proportion de la vie sociale » (p. 264). Contre
cette conception étroite de la monnaie, Zelizer avance une série de thèses : l’argent est
certes un vecteur de rationalité sur le marché, mais sa circulation hors du marché
contribue à le marquer très fortement par les relations sociales ; contre l’idée selon
laquelle la monnaie serait universelle, les monnaies modernes sont en fait différenciées ;
la dichotomie entre valeur monétaire et non monétaire n’est pas fondée ; le pouvoir sans
limite que l’on prête à l’argent est improbable.
L’un des points nodaux de l’argument de Zelizer consiste à montrer que,
contrairement à ce qu’avance l’adage selon lequel l’argent n’aurait pas d’odeur, il fait au
contraire l’objet de marquage social en fonction de son origine et de l’affectation à
laquelle il est destiné. La monnaie légale, supposée toujours identique à elle-même et
universelle dans son abstraction, est ainsi socialement différenciée dans l’usage qu’en
font les acteurs qui en disposent : ainsi, de l’exemple célèbre et spectaculaire de la
prostituée qui dépense ses revenus en fonction de son origine – l’argent de la
prostitution va à la drogue et à l’alcool, celui des prestations sociales au loyer et aux
dépenses pour son fils. A cette première dynamique de différenciation sociale s’en ajoute
une seconde : à côté de cette monnaie universelle dont les usages sont perpétuellement
redéfinis et restreints, se multiplient les monnaies spécifiques et parallèles dont la
fongibilité est loin d’être assurée, comme les bons d’achat, les points accumulés chez un
transporteur aérien, les points de fidélité dans une enseigne commerciale, etc. (sur ce
point, cf. également Blanc, 2000). On voit donc, là encore, que le marchand et le nonmarchand ne s’opposent pas frontalement comme deux univers étanches l’un à l’autre,
ils s’interpénètrent et s’entredéfinissent.
Les travaux de Zelizer constituent un exemple remarquable de l’un des
gestes fondateurs de la nouvelle sociologie économique : celui qui vise à montrer
l’entremêlement étroit des phénomènes marchands et non-marchands et, plus
généralement, l’encastrement des relations économiques dans les relations sociales. Il
n’en reste pas moins, toutefois, que cet entremêlement empirique ne doit pas
nécessairement porter à conclure qu’il est impossible (ou qu’il n’est pas souhaitable, tout
simplement) de procéder à des distinctions analytiques entre ces dimensions. Une chose
est en effet de constater que des dimensions peuvent être conjoncturellement mêlées
l’une à l’autre, une autre de soutenir qu’elles sont nécessairement confondues. La thèse
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de l’encastrement du marchand et du non-marchand est par ailleurs, à bien des égards,
profondément ambivalente : pour le dire d’un mot, elle tend autant à soutenir que le
non-marchand est dans le marchand, que l’inverse. Autrement dit, soutenir, comme le
fait Zelizer, que les phénomènes marchands (comme l’échange monétaire) ne sont
jamais entièrement dégagés de dimensions sociales qui les dépassent et les modèlent,
c’est symétriquement souligner que des phénomènes a priori exclus de la sphère
marchande sont susceptibles d’y être versés (comme les dons d’organe (Titmuss, 1970 ;
Steiner, 2001, 2006)), ou encore que les logiques marchandes peuvent s’immiscer
subrepticement dans des relations sociales qui, a priori, les excluent. L’impératif de
clarification des acceptions du marchand et du non-marchand ne disparaît donc pas avec
le constat de leur entremêlement : d’abord, pour des raisons analytiques, ensuite (et pour
certains auteurs), pour des raisons qu’il n’est sans doute pas excessif de qualifier de
normatives. Nous évoquerons deux tentatives récentes de donner un sens à cette
distinction du marchand et du non-marchand, avant de montrer que les travaux
historiques et anthropologiques proposent au sociologue des critères idéaux-typiques
précis et efficaces pour penser la distinction du marchand et du non-marchand sans
renoncer à décrire leur entremêlement.
B/ Le délicat tracé d’une frontière sensible
1. Le tiers secteur
La première tentative de démarquer le marchand du non-marchand est
l’œuvre d’un courant de recherches qui consacre son attention à ce qui a été nommé le
tiers secteur. Les termes même qui désignent cet objet signalent sa position intermédiaire,
ou mixte (nous verrons que les deux acceptions coexistent), entre le marché et le
politique, ou entre le marché et l’Etat. Dans l’introduction du numéro spécial de
Sociologie du travail consacré au tiers secteur, M. Lallement et J.-L. Laville écrivent
ainsi qu’ « en première approximation, nous pouvons définir le tiers secteur comme ce
vaste ensemble d’organisations qui ne relèvent ni du secteur privé lucratif, ni du secteur
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public » (Lallement, Laville, 2000, p. 523). En d’autres termes, et pour reprendre
l’expression de Gadrey (2000), le tiers secteur occuperait une « place vacante » entre
l’Etat et le marché. Toute la difficulté est alors de comprendre plus précisément ce que
peut signifier le fait d’occuper une « place vacante » entre deux entités sociales, ou deux
concepts, le marché et l’Etat. Nous évoquerons ici la manière dont Jean-Louis Laville
tente d’éclairer cette question.
J.-L. Laville (2000) retrace à grands traits l’histoire du tiers-secteur, en
repérant les principales formes de « régulations » qui y seraient à l’œuvre. Il distingue
ainsi successivement, au sein du tiers secteur, les régulations tutélaires (où la puissance
publique établit des critères intangibles à respecter), les régulations d’insertion (qui ne
retiennent que la capacité à dégager des postes temporaires pour les personnes en
difficulté), les régulations concurrentielles (qui privilégient les subventions à la
consommation) et les régulations conventionnées (qui soumettent l’attribution d’un
financement public à une condition d’accord sur des règles). Dans quelle mesure cette
typologie permet-elle de préciser ce que recouvre le tiers secteur ? Elle soulève au moins
trois grandes difficultés. D’abord, la notion de régulation emporte avec elle, comme
souvent, au moins autant de problèmes qu’elle en résout. Faute de préciser l’acception
qu’il en a – tout en lui faisant jouer un rôle déterminant – Laville s’expose à une série de
questions, et d’abord à celle-ci : qui régule ? est-ce le « système » (mais il faudrait, là
encore, préciser ce que le « système » recouvre), qui engendre ses propres règles, et dont
on pourrait dire qu’il s’autorégule ? ou est-ce l’Etat, qui surplombant le système, lui
impose ses règles ? Dans les définitions ci-dessus, il semble que l’on passe de l’un à
l’autre, et que le rôle dévolu à l’Etat soit déterminant.
Par ailleurs, et plus généralement, le raisonnement de Laville est,
délibérément, très macrosociologique. Dans le commentaire qu’il en donne, Gadrey
(2000) note ainsi
que les régulations dont parle Laville sont « des régulations de
macroéconomiques, ou macropolitiques. C’est évidemment d’une extrême importance.
Mais il y a d’autres règles, plus locales, qui peuvent pour certaines avoir été construites
par l’action plus ou moins consciente des réseaux que l’on vient d’évoquer. Ces règles et
cette « régulation autonome » sont essentielles dans l’évaluation des logiques d’action
locales. » (p. 604). La remarque de Gadrey semble engager quelque chose comme un
conseil implicite de méthode, qui disqualifie (au moins pour partie) les propositions de
Laville : si l’on veut décrire les régulations à l’œuvre au sein du tiers secteur, il faut
111
s’attacher à repérer l’hétérogénéité et la composition de celles qui se déploient au niveau
microsociologique, et ne pas s’en tenir à des caractérisations très générales qui seront
nécessairement modifiées, amendées, déplacées, quand elles seront à l’œuvre localement.
Enfin, les régulations mises au jour par Laville sont comme empruntées :
non seulement elles sont définies en dehors du tiers secteur, mais elles relèvent de
modes de régulation spécifiques à l’Etat (les régulations tutélaires) ou aux formes de son
intervention (régulation d’insertion ou conventionnée), ou encore au marché
(régulations concurrentielles). Les spécificités de ces régulations tiennent donc moins à
leurs caractéristiques propres qu’au fait qu’elles doivent s’acclimater à un terrain
particulier, celui du tiers secteur. Il semble bien, comme le souligne Gadrey, que Laville
ne nous propose pas de définition conceptuelle du tiers secteur, mais seulement un
domaine particulier. Cette fameuse place vacante n’est plus une place analytique, c’est tout
au plus un ensemble de pratiques singulières.
La caractérisation intrinsèque du tiers secteur rencontre donc de vraies
difficultés. Elle s’appuie, on l’a vu, sur des « régulations » dont le sens devrait être
transparent : publique, marchande, familiale… Or, la compréhension de ce que sont ces
« logiques » ou ces « régulations » est loin d’aller de soi. De même, ces définitions font
intervenir des termes dont la clarté ne s’impose pas d’évidence : que sont donc les
« régulations » ou les « médiations » dont parle Laville ? Lorsque des clarifications de
vocabulaire font intervenir des termes appelant eux-mêmes des mises au point, la
stratégie n’est peut-être pas la bonne… Sans doute faut-il alors se ranger aux
conclusions de Gadrey, et retenir que les travaux sur le tiers secteur nous donnent moins
une définition théorique de la notion (et, partant, ne nous renseignent que
marginalement sur la frontière qui sépare ce qui est marchand de ce qui ne l’est pas)
qu’ils n’ouvrent sur un terrain empirique d’une grande importance et d’une réelle
originalité.
112
2. Le MAUSS
La seconde entreprise de démarcage du marchand du non-marchand est
menée par un ensemble de chercheurs réunis autour d’une revue fondée au début des
années 1980, le Bulletin du MAUSS devenu quelques années plus tard la Revue du
MAUSS. L’acronyme n’est pas seulement un hommage à Marcel Mauss, c’est aussi un
programme, puisqu’il ramasse en quelques lettre le projet d’un Mouvement AntiUtilitariste dans les Sciences Sociales. Plus précisément, le MAUSS fonde sa démarche
sur l’identification d’une tendance des sciences sociales contemporaines à adopter
comme allant de soi une anthropologie où les pratiques des individus s’expliquent
exclusivement pour ce qu’ils y poursuivraient leurs intérêts, et pour qui ces intérêts se
ramèneraient à leur seule dimension économique (Caillé, 1989, p. 9). L’objectif du
MAUSS déborde donc de très loin la simple entreprise de clarification analytique des
frontières du marchand et du non-marchand. Le problème que se pose le MAUSS est à
la fois sensiblement différent, et beaucoup plus vaste. Plus précisément, il est triple. Il
est d’abord empirique : il faut repérer, nous disent les tenants de l’anti-utilitarisme,
l’ensemble des pratiques qui échappent au jeu des intérêts, ou, pour reprendre les termes
de Caillé, mieux baliser le « gigantesque continent obscur de ce qui reste à penser et à
édifier » (Caillé, 1989, p. 10). Le problème est aussi analytique : si les outils des sciences
sociales sont incapables de dessiner la cartographie de ce « gigantesque continent
obscur », c’est aussi que les règles, les compas, la métrique en un mot des sciences
sociales sont toutes entières dédiées à la description des actions intéressées. Il faut donc,
pour saisir exhaustivement les pratiques et les institutions sociales, se donner d’autres
outils, radicalement distincts – il faut, au sens kuhnien du terme, élaborer un nouveau
paradigme. L’enjeu, enfin, est aussi normatif. S’il faut repérer ce continent et se donner
les outils qui doivent permettre de le décrire, c’est aussi qu’il faut se donner les moyens
de construire une nouvelle société qui ne relèverait ni de l’intérêt (elle serait alors
dominée par le marché), ni du jeu du pouvoir (là où l’Etat lui imprime entièrement sa
marque).
Devant l’énoncé d’un programme aussi large, on comprend aisément que
la question du repérage de la frontière entre ce qui est marchand et ce qui ne l’est pas ne
113
soit qu’un problème très secondaire. En effet le don, en tant qu’il s’oppose à l’échange
intéressé, désigne pour les tenants du MAUSS la dimension spécifiquement sociale de
l’existence collective. Le don se saisit donc moins dans un rapport d’opposition à
d’autres formes de relations (par exemple, de relations intéressées), que dans un rapport
d’antériorité. Par rapport aux relations économiques (le marché) ou aux relations de
pouvoir (l’Etat), le don est antérieur : « Dire que la société marchande et politique est
secondaire n’implique nullement qu’on puisse la considérer comme inessentielle, comme
étant de l’ordre d’une superstructure. C’est rappeler simplement qu’avant même de
pouvoir occuper des fonctions économiques, politiques ou administratives, les sujets
humains doivent avoir été constitués en personnes, c’est-à-dire non pas comme des
sommes plus ou moins hétérogènes de rôles ou de fonctions particulières, mais comme
des unités autonomes dotées d’un minimum de cohérence propre. Et cette constitution
des individus biologiques en personnes sociales ne s’opère pas d’abord dans la sphère
plus ou moins abstraite du marché et de l’Etat, même si celle-ci y contribue à sa façon,
mais dans le registre de la socialité primaire, celui où, dans la famille, dans les relations de
voisinage, de camaraderie, d’amitié, se nouent, justement, des relations de personne à
personne » (Godbout, 2000, p. 25). Ainsi compris, le système des relations nouées par le
don n’est rien d’autre que le système social. L’idée centrale du programme du MAUSS
revient donc à poser que le don est l’un des liens fondamentaux qui s’établit entre les
acteurs sociaux et qu’il est même le lien social par excellence. La définition du don qui
s’adosse à cette perspective, on s’en doute, est nécessairement extrêmement large :
« dans le don, écrit Godbout, le bien circule au service du lien. Qualifions de don toute
prestation de bien ou de service effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer,
nourrir ou recréer le lien social entre les personnes. Nous nous proposons de voir
comment le don, ainsi caractérisé comme mode de circulation des biens au service du
lien social, constitue un élément essentiel à toute société » (Godbout, 2000, p. 32).
Il reste que, même si le rapport du don au marché, du marchand au nonmarchand, n’est qu’une question parmi d’autre, elle occupe cependant dans la réflexion
du MAUSS une position relativement privilégiée. C’est qu’en effet, comme l’explique
Caillé, le marché est l’un des lieux par excellence où l’anthropologie utilitariste trouve à
s’épanouir : « le système de l’économie de marché est le seul domaine de la pratique
humaine à propos duquel l’axiomatique utilitariste de l’intérêt puisse sembler
114
immédiatement adéquate » (Caillé, 1989, p. 69). Si les rapports qu’entretiennent don et
marché peuvent être parfois subtils (cf. par exemple Godbout, 2000, p. 156 et sq.), leurs
relations sont, le plus souvent, des relations d’exclusion réciproque. L’opposition du don à
l’échange marchand se joue sur plusieurs plans, que nous pouvons tenter de distinguer
ici :
1/ Là où l’échange marchand est utilitaire, le don est anti-utilitaire puisque, note
Godbout, « il semble se nourrir de la dilapidation et du sacrifice des biens utiles ou, à
tout le moins, de leur forclusion. » (Godbout, 2000, p. 186).
2/ Là où l’échange marchand repose sur des mises en équivalence, le don, lui,
« amorce un déséquilibre qui ne peut être comblé qu’en se reconduisant à l’infini, sous
peine d’éteindre les dettes et d’interrompre le cycle oblatif. » (Godbout, 2000, p. 186).
3/ Alors que l’échange marchand assure que les logiques d’accumulation
puissent s’auto-entretenir (« accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes ! »,
écrivait Marx), le don, selon Godbout, est nécessairement anti-accumulateur « puisque
les plus riches ne sauraient s’enrichir au-delà de l’obligation sociale de réversion et de
dilapidation » (Godbout, 2000, p. 186).
4/ Don et échange marchand s’opposent ensuite en ce que l’un repose sur des
relations dépersonnalisées là où l’autre, par définition, engage nécessairement des
relations personnelles. Plus précisément, dans le système du don, la production d’un
bien est commandée par les besoins de l’autre et par l’anticipation qu’on en a. Au
contraire, explique Godbout (2000), « la société marchande a commencé le jour où on a
décidé de fabriquer une chose non pas parce qu’un utilisateur l’avait « demandée », en
« avait besoin », non pas parce que le fait de produire pouvait être utile à l’utilisateur, mais
parce qu’il pouvait être indirectement « utile » au producteur, si celui-ci réussissait à
vendre la chose produite bien entendu. (…) En faisant produire dorénavant pour des
inconnus, le marché libère de la subordination personnelle » (p. 218). Ce renversement
redéfinit entièrement le système des relations, et la position qu’y occupent les différents
acteurs : ce que le marché brise, en effet, c’est le lien nécessaire, premier, entre le
producteur et l’usager. Dès lors que s’instaure cette césure du lien producteur/usager, le
115
tissage continué du lien social n’est plus garanti dans la sphère de l’échange des biens – il
doit se réfugier « ailleurs ».
5/ Don et échange marchand s’opposent enfin dans leur rapport à la mémoire.
Le marché est un lieu sans mémoire, estime Godbout, là où le don « conserve la trace
des relations antérieures, au-delà de la transaction immédiate. (…) Alors que la
dynamique du don et son extension sont temporelles, verticales, le marché tend à
éliminer le passé. » (Godbout, 2000, p. 241). Comme pour la dépersonnalisation, le
critère de l’inscription mémorielle est riche d’implications. Parce qu’il est amnésique en
effet, le propre du marché est de scinder ce que le don réunit : l’acte de donner et celui
de rendre – et c’est d’ailleurs parce que le marché scinde ce que le don réunit qu’il est
incapable de ramener le don à un cas particulier de lui-même : « on peut (…) se
demander si, du point de vue des liens sociaux et envisagé analytiquement, le marché
n’est pas cela : un système qui isole le fait de donner du fait de recevoir, qui dégage deux
opérations distinctes, mises ensuite en rapport de tension, à la recherche d’une
équivalence » (Godbout, 2000, p. 242). Mais l’amnésie du rapport marchand a aussi ses
vertus – ou, plus précisément, le marché offre aussi ce que le don interdit : la « liberté
marchande » désigne précisément cette possibilité qu’offre l’échange marchand de sortir
sans dommage de lui-même.
Les propositions que l’on trouve dans l’Esprit du don de Godbout
constituent sans nul doute la mise au point la plus précise des outils mis à la disposition
du sociologue par les tenants du MAUSS. Et l’on trouve en effet dans les critères que
nous venons d’énoncer plusieurs critères permettant de préciser les frontières du
marchand et du non-marchand. C’est peut-être l’étendue extrême des questions
embrassées par les chercheurs du MAUSS et l’ampleur de leur ambition (ne s’agit-il pas,
après tout, de refonder un « paradigme » ?), plus encore que l’horizon normatif explicite
et assumé qui est le leur, qui peut constituer un obstacle au repérage précis que nous
appelions de nos vœux. Mais les pistes avancées par Godbout, une fois extraites de leur
mise en perspective d’anthropologie générale, peuvent être d’une grande acuité pour
répondre la question précise – presque technique – du tracé de la frontière du marchand
et du non-marchand, comme nous allons maintenant le voir en faisant retour sur des
travaux d’historiens et d’anthropologues.
116
C/ Don, échange non-marchand, échange marchand
La question du repérage des frontières du marchand et du nonmarchand a été abordée avec une grande efficacité par des anthropologues, des
historiens et des sociologues qui, malgré les nuances qui peuvent se faire jour entre eux,
proposent cependant, pensons-nous, une batterie de critères communs permettant
d’élucider ce qui se joue sur cette première ligne de front opposant le marché à l’un de
ses vis-à-vis, en l’occurrence le non-marchand (F. Weber, 2000 ; Testart, 2001 ;
Chantelat, 2002). Si on les replace dans la perspective ouverte par Weber et si on les
articule dans le vocabulaire de la forme et du contenu que nous nous sommes donnés en
introduction de ce chapitre, alors ces différents travaux partagent, pensons-nous, deux
prémisses communs. D’une part, l’idée selon laquelle c’est en étudiant l’échange, et non la
concurrence, que l’on peut distinguer ce qui est marchand et ce qui est non-marchand.
Autrement dit, il s’agit ici de distinguer entre différents modes de transfert, si l’on
entend le terme dans l’acception qu’en a Testart (2001) (« nous proposons d’appeler
« transfert », explique-t-il, toute cession d’un bien quelle que soit sa nature » (n. 2, p. 720)) :
tout l’enjeu est donc de préciser ce qui distingue un échange marchand d’autres formes
d’échanges (dons ou échanges non-marchand). Le second prémisse commun à ces
travaux consiste à chercher dans le contenu de l’interaction, davantage que dans sa
forme, le critère permettant de distinguer le marchand du non-marchand.
Si l’on suit ces auteurs – et tout particulièrement Alain Testart – il
convient tout d’abord de ne pas raisonner sur une opposition binaire (échange
marchand vs. échange non-marchand), mais sur un tryptique (don, échange nonmarchand, échange marchand). La première opposition est celle qui s’établit entre le don
et l’échange (quel qu’il soit, marchand ou non). Sur ce point, note Testart, le critère
déterminant est celui du droit : « à chaque fois qu’il y a un droit à exiger une
contrepartie, nous sommes dans le registre de l’échange ; à chaque fois que ce droit fait
défaut, nous sommes dans celui du don » (Testart, 2001, p. 720). Si ce que je donne
m’ouvre un droit à réclamer une contrepartie, je suis partie prenante d’un échange ; si,
en revanche, je n’ai aucun droit à réclamer quoi que ce soit, alors je suis dans un rapport
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de don (et ce même si, éventuellement, je reçois effectivement quelque chose : le point
déterminant est que je n’ai pas le droit de le réclamer)58.
Mais cette première distinction est insuffisante, pour Testart. Dans
l’immense variété des transferts qui ouvrent des droits (des échanges), il faut distinguer
les échanges marchands des échanges non-marchands. Pour établir cette distinction, les
anthropologues ont proposé de nombreux critères – tous critiqués par Testart : ainsi,
par exemple, du caractère différé ou non de l’échange (il existe des ventes à crédit qui
sont indéniablement marchandes), ou du fait que cet échange soit monétaire ou qu’il ne
le soit pas. Le critère que retient Testart distingue l’échange marchand de l’échange nonmarchand en fonction de ce qui commande cet échange. Dans l’échange marchand,
explique-t-il, c’est le rapport aux choses qui commande le rapport aux personnes : dans
ce cas, « la marchandise est un objet à propos duquel la décision de l’échange a déjà été prise, la
réalisation de l’échange ne dépendant que des termes de l’échange (le prix, le fait de trouver un acquéreur,
etc.). La réalisation de l’échange ne dépendant de rien d’autre que de la contrepartie
proposée, elle ne dépend pas de la personne de l’acheteur, elle ne suppose pas entre eux
un rapport préalable » (Testart, 2001, p. 726 – l’auteur souligne). Plus loin, il précise
encore : « est échange marchand tout échange de marchandises, ou encore tout échange dans lequel les
échangistes n’ont pas besoin d’entretenir entre eux d’autre rapport que celui de l’échange, c’est à dire
encore un échange qui n’est pas intrinsèquement lié ni conditionné par un autre rapport entre les
protagonistes » (Testart, 2001, p. 727 – l’auteur souligne). Dans l’échange non-marchand
au contraire, l’échange ne pourrait avoir lieu si n’existaient pas de liens qui lui
préexistent entre les acteurs de l’échange. C’est la relation entre les hommes qui rend
possible l’échange de choses, c’est, selon la formule de Testart, le rapport entre les
hommes qui commande le rapport aux choses.
Les propositions de Testart avancent ainsi une première série de critères
permettant de distinguer don et échange, d’une part, échange marchand et échange nonmarchand, de l’autre, que l’on peut résumer dans le tableau suivant.
58 C’est parce qu’il recouvre d’un même terme (celui de don) des transferts qui ouvrent des droits (des
« échanges », dans le vocabulaire de Testart) et des transferts qui n’en ouvrent pas (des « dons », pris dans
l’acception restrictive qu’en donne Testart) que Mauss (1985a), dans son célèbre Essai sur le don, est si
confus, estime Testart.
118
Ouverture de droit
Commande la relation
Don
Non
Echange non-marchand Echange marchand
Oui
Oui
Rapport aux hommes
Rapport aux choses
L’une des difficultés de cette typologie tient notamment à la relative
imprécision de la formule qui permet de tracer la ligne de démarcation entre le
marchand et le non-marchand : qu’est-ce, en effet, que « commander une relation » ? On
peut, en lisant F. Weber (2000) et P. Chantelat (2002) préciser cette idée, en la déclinant.
Dire que, dans l’échange marchand, le rapport aux choses commande la relation ne
revient nullement à dire qu’un échange marchand ne saurait intervenir si deux personnes
se connaissent. Il est tout à fait possible d’envisager un échange marchand entre deux
bons amis pour autant que ce lien préalable ne soit pas décisif pour que cet échange soit
réalisé : s’ils étaient inconnus l’un à l’autre, cet échange pourrait malgré tout avoir lieu.
L’échange marchand n’est donc pas celui où les relations interpersonnelles n’existent
pas, il est celui où elles ne jouent pas de rôle déterminant ou, pour le dire dans les
termes de Feller et al. (2005), celui où elles sont mises « entre parenthèses ». On peut
reformuler cette proposition, en procédant à une caractérisation idéale-typique de
l’échange marchand, i.e. en définissant un cas limite qui, sans doute, ne se rencontre que
très exceptionnellement dans la réalité mais qui peut servir de point de repère pour
comparer les situations historiques concrètes à ce référent abstrait et pour juger de leur
plus ou moins grand éloignement. Dans cette perspective idéale-typique, on peut ainsi
retenir l’idée selon laquelle un échange marchand met en jeu des acteurs dont les relations
extérieures à la transaction marchande ne pèsent en rien sur la réalisation de cet échange et sur les
conditions auxquelles cet échange est réalisé.
Mais avancer que, dans l’échange marchand, c’est le rapport aux choses
qui « commande la relation » ou dire que les (éventuelles) relations personnelles y sont
mises « entre parenthèses » revient à poser une autre hypothèse permettant de distinguer
échange marchand et non-marchand, hypothèse relative cette fois à l’inscription
temporelle de cet échange. Si l’échange marchand dépend avant tout du rapport que les
parties entretiennent avec les choses, alors cet échange peut être isolé dans le temps
d’autres échanges engageant les mêmes parties. L’échange marchand, parce qu’il
suppose la mise entre parenthèses des relations personnelles, est, dans sa forme idéale-
119
typique, un échange amnésique. Mais il faut simultanément rappeler l’un des principaux
enseignements tirés de la lecture de Weber, que nous rappelions au chapitre précédent :
dire de l’échange marchand qu’il est sans mémoire ne revient pas en effet à soutenir qu’il
est isolé dans la chaîne du temps, suspendu et flottant comme une transaction de part en
part désocialisée. C’est entre les mêmes partenaires que la relation est isolée dans le temps :
peu importe que l’on connaisse son partenaire de longue date ou qu’on le découvre à
l’instant, peu importe que la transaction d’aujourd'hui ait été précédée hier, avant-hier ou
l’an dernier, d’autres transactions. Mais, comme le rappelle Weber, l’échange marchand
n’est pas isolé : il est pris dans une séquence d’échanges interdépendants, dans une série de
transactions dont les partenaires importent peu, mais dont les parties savent qu’elles
doivent pouvoir advenir. L’échange marchand n’est donc pas coupé du temps – il a
besoin, pour exister, de pouvoir s’y inscrire. Mais son inscription y est singulière : elle ne
repose pas sur l’impératif d’une relation entre les mêmes acteurs, elle réclame
simplement que demain, comme hier et aujourd'hui, des transactions puissent avoir lieu
quelle que soit l’identité des acteurs.
Dans l’échange marchand, le rapport entre les parties est donc
impersonnel, soit que les parties ne se connaissent pas, soit qu’elles décident, le temps
de cet échange, d’ignorer leur passé et leur possible avenir, et ainsi de se mettre entre
parenthèses. C’est ainsi que l’on peut comprendre que c’est le rapport aux choses qui ici
« commande ». Mais ce rapport aux choses, quel est-il ? C’est aussi en le spécifiant que
l’on peut tenter de distinguer entre échange non-marchand et échange marchand.
Suivons, pour préciser ce point, les développements de Feller et al. (2005) dans l’analyse
qu’il propose du marché de la terre, dans les Abruzzes, au IXème siècle. Les auteurs
s’appuient, dans leur étude, sur le cartulaire du monastère de San Clemente a Casauria,
qui présentent des renseignements très nombreux concernant des transactions portant
sur la terre dans le Nord de l’Italie, ainsi que sur les relations (familiales, clientélaires,
etc.) qui existent entre les parties de l’échange. En exploitant les très riches données du
cartulaire, les auteurs constatent tout d’abord que, pour certaines transactions, on
dispose d’indications précises sur le prix du bien échangé, et sur ces caractéristiques ;
pour d’autres au contraire, on dispose soit d’une mesure précise du bien (mais il n’est
pas précisément valorisé), soit d’une valorisation précise (mais il n’est alors pas mesuré).
Ils constatent par ailleurs que certains biens s’échangent manifestement à un prix
répondant à une certaine valorisation routinière autorisant à parler de prix de marché,
120
alors que d’autres biens sont achetés ou vendus à des prix s’éloignant très sensiblement
de ces valorisations stabilisées. Ces différences, montrent les auteurs, ne sont pas le fruit
du hasard. Lorsque les caractéristiques du bien et le prix sont précisément renseignés, et
lorsque le prix correspond à une valorisation standardisée, alors les transactions
correspondent à des échanges marchands. Là où le bien est mesuré mais où la
transaction n’est pas évaluée, il ne s’agit pas, pour les parties, de procéder à un échange
marchand, mais d’instaurer « des relations de clientèle qui uniront un patron (l’acheteur)
disposant à présent de la propriété d’un bien foncier à un client (le vendeur) auquel son
patron concédera l’usage de ce bien, ainsi que d’autres biens indispensables pour tenir
son statut social (des bœufs si le client cultive lui-même la terre, des chevaux si le client
appartient à l’aristocratie statutaire » (Feller et al., 2005, p. 133). Dans le cas où le bien
n’est pas mesuré mais où il est précisément valorisé, on n’est pas non plus confronté à
une relation marchande : dans ce cas en effet, « la transaction permet d’apurer des
comptes au moment d’une succession. Ce qui importe aux héritiers, ce n’est pas la
mesure du bien qu’ils cèdent ou qu’ils acquièrent mais seulement sa valeur monétaire,
qui permettra une redistribution aux héritiers » (Feller et al., 2005, p. 133-134).
L’hétérogénéité des transactions recensées dans le cartulaire de San
Clemente permet de préciser ce qu’est ce « rapport aux choses » qu’engage un échange
marchand. Ce qui fait défaut dans le cas des échanges qui inaugurent des relations de
clientèle ou dans ceux qui viennent clore une succession, c’est l’idée d’une équivalence
entre les biens échangés et la valorisation, monétaire ou en nature, qui en est proposée.
A contrario, dans les transactions marchandes que recense le cartulaire, s’établit un
rapport « d’équivalence perçue » entre les biens échangés. Autrement dit, le propre de
l’échange marchand est qu’il repose sur une mise en équivalence de deux biens par les parties de
l’échange. Il n’existe évidemment pas de mise en équivalence « dans l’absolu » entre deux
biens – pour cette raison, Feller et al. parlent d’une équivalence perçue entre ce qui est
donné et ce qui est reçu : il faut que les parties conçoivent ce qui circule dans l’échange
comme équivalent pour que cet échange puisse être dit marchand, et peu importe
qu’ensuite (deux millénaires plus tard peut-être) la transaction puisse sembler
inéquitable…
Cette mise en équivalence, à l’évidence, ne va pas de soi. Elle implique
que soit formulé (ou au moins perçu) quelque chose comme un taux d’échange entre les
biens qui circulent dans l’échange. C’est le prix qui, le plus souvent, joue ce rôle de taux
121
d’échange entre les deux biens qui circulent dans l’échange. L’existence de ce prix, sans
nul doute, n’est elle-même pas automatique. D’abord parce qu’il existe des marchés où
les prix ne sont pas affichés ou connus des parties qui échangent (Hoffman et al., 2001).
Ensuite, parce qu’il peut exister, sur un même marché, des cotations différentes réglant
l’échange entre deux biens : sur certains marchés, un même bien peut parfois avoir un
prix en numéraire et un prix en nature, et les deux biens peuvent ne pas coïncider
(Orlove, 1986). Soulignons d’ailleurs que le prix n’a pas besoin, pour être considéré tel,
d’être formulé en équivalent monétaire : on peut fort bien parler du prix d’un bien,
même si l’unité de compte n’est pas une unité monétaire. Le point décisif tient au fait
qu’il existe un taux d’échange entre les deux biens échangés, et que ce taux d’échange
règle la mise en équivalence, pour les parties de l’échange, de ces deux biens. Si le prix
est déterminant dans un échange marchand, c’est évidemment qu’il est présent – alors
qu’il fait défaut à nombre de relations sociales ; mais c’est aussi, et plus spécifiquement,
qu’il intervient dans l’échange comme l’opérateur de la mise en équivalence des deux
biens que les parties échangent.
Récapitulons. Nous avons vu qu’il était aussi nécessaire que délicat de
démêler les relations marchandes des relations non-marchandes. Si la nouvelle
sociologie économique s’est en effet attachée à montrer que l’économique était
« encastré » dans le social ou, plus précisément, que les relations marchandes se mêlaient
de relations qui les débordaient, qu’elles fussent amicales, familiales, etc., il reste
cependant que le constat empirique de cet entremêlement ne doit pas porter,
analytiquement, à les confondre. Ce travail de distinction, cependant, ne va pas de soi – il
est cependant d’autant plus facilité que les considérations normatives sont laissées de
côté. Au face à face échange marchand/échange non-marchand, on substitue
avantageusement, avec Testart, la triangulation don/échange non-marchand/échange
marchand. Pour distinguer le don de l’échange, le critère est celui du droit : là où le don
n’en ouvre aucun, l’échange offre à la partie qui donne le droit de réclamer une
contrepartie. Entre l’échange marchand et l’échange non-marchand, c’est ce qui
commande la relation qui doit permettre de trancher : là, ce sont les choses qui
commandent, ici, les hommes. Ce critère, cependant, gagne à être précisé. On peut
distinguer trois dimensions sur lesquelles ce critère peut se décliner :
122
i) Le rapport aux hommes. Dans les échanges marchands, les parties peuvent
entretenir des rapports personnels parfois fort étroits – mais ces rapports personnels
sont mis entre parenthèses, il en est fait abstraction dans le cours de l’échange : il ne sont
décisifs ni pour rendre possible cet échange, ni pour établir les conditions de l’échange,
notamment en terme de prix, de quantité ou de qualité.
ii) Le rapport au temps. Il est ambivalent. Parce que les relations interpersonnelles
sont mises entre parenthèses, l’échange marchand est amnésique : ce n’est pas parce que
j’ai échangé auparavant que j’échangerai ensuite. Mais parce que l’échange marchand,
comme l’explique Weber, n’existe que d’être pris dans une séquence d’échanges
interdépendants (et peu importe les parties qu’il engage), il n’est pas isolé dans le temps : il
s’inscrit dans une succession, même si cette succession est elle-même anonyme.
iii) Le rapport aux choses. Les biens échangés dans un échange marchand sont
perçus comme équivalents les uns aux autres. L’opérateur de cette équivalence est le taux
de l’échange entre ces deux biens, leur prix.
Pour distinguer le marchand du non-marchand, il faut donc se
concentrer sur l’échange et, plus précisément encore, sur son contenu. Il faut par ailleurs
procéder pas à pas, en distinguant, comme le rappelle Feller et al., « la question de la
forme de la transaction (incomplète ou complète, différée ou non, close ou non, portant
sur des biens équivalents ou non), la question de la nature des relations entre ses
partenaires
(d’où l’idée que la transaction marchande constitue une « mise entre
parenthèses » des relations personnelles lorsqu’elles existent), et la question de la nature
de la contrepartie, que Zelizer nomme « moyen de paiement » lorsqu’elle existe
(paiement monétaire ou contrepartie non monétaire, évaluée ou non) » (p. 135). Si l’on
procède ainsi, il devient alors possible de démêler les fils du marchand et du nonmarchand qui souvent se retrouvent dans une transaction ; il devient aussi possible
d’évoquer des échanges qui, parfois, peuvent sembler oxymoriques, comme un don
entre deux partenaires anonymes l’un à l’autre, des transactions marchandes entre
parents (pour peu que leurs relations soient mises entre parenthèses), des transactions
marchandes non monétaires (on peut alors parler de troc), ou des transactions
123
monétaires non-marchandes (comme les versements inauguraux des relations
clientélaires du cartulaire de San Clemente).
2/ MARCHE ET ORGANISATION
Le second vis-à-vis que l’on oppose fréquemment au marché et que
nous voudrions brièvement évoquer a fait l’objet d’une littérature encore plus abondante
encore que celle consacrée au don et au non-marché : il s’agit de l’organisation. C’est
dire, par conséquent, que les éléments que nous avancerons ici seront nécessairement
extrêmement stylisés, et que nous ne pourrons guère aller plus loin que de donner
quelques indications permettant d’envisager le tracé problématique de la frontière du
marché et de l’organisation. Nous évoquerons, pour commencer, une perspective qui a
fait de cette opposition le trait saillant de sa démarche, l’économie des coûts de
transaction. Nous montrerons ensuite comment cette opposition a été très largement
déconstruite. Nous évoquerons enfin quelques pistes permettant, après cette
déconstruction, de redonner un peu de sens à cette opposition cardinale.
A/ Marché et hiérarchie
La mise en regard la plus explicite du marché et de l’organisation a été
effectuée par des chercheurs dont la discipline tend à faire du marché le seul et unique
mode d’allocation des ressources rares, i.e. par des économistes, en l’occurrence des
économistes des coûts de transaction, R.H. Coase et O.E. Williamson notamment. Non
qu’en économie, notent ces chercheurs, l’organisation (ou la firme) n’existe pas : elle est
au contraire le siège des processus de production., et elle entre à ce titre dans les
modélisations de leurs collègues. Mais cette représentation de la firme la ramène à une
fonction de production, abstraite, certes, mais surtout exclusive d’une autre réalité – i.e.,
du fait que la firme est aussi une structure de gouvernance et de coordination. C’est
124
finalement pour étoffer la compréhension que leur discipline peut avoir de la firme que
ces économistes vont développer leur appareil conceptuel, appareil conceptuel dans
lequel l’opposition du marché et de l’organisation jouent un rôle déterminant.
On a coutume de faire remonter ce courant théorique à l’article célèbre
publié par Ronald H. Coase en 1937, « The nature of the firm » (Coase, 1937). Coase
débute son article par le constat d’une contradiction, simple mais préoccupante pour la
discipline dont il se réclame. D’un côté, note-t-il, la théorie économique tient pour
acquis que la coordination des actions économiques est assurée par le mécanisme des
prix. Or, remarque Coase, cette hypothèse ne tient pas du tout dès lors que l’on
s’intéresse aux firmes et à leurs comportements réels. Si, en effet, un facteur de
production quitte un emploi X pour aller s’employer dans une fonction Y, ce n’est pas
parce que le différentiel de prix selon qu’il est employé en X ou en Y l’incite à se
déplacer, c’est parce qu’il lui en est intimé l’ordre par un supérieur. Et ce constat n’a rien
d’exceptionnel, bien au contraire, il est récurrent. Dès lors, si le mécanisme des prix
fonctionne comme l’outil par excellence de coordination des actions économiques,
pourquoi rencontre-t-on si souvent, dans le monde réel, un mode de coordination qui
ne fait pas intervenir les prix, mais l’autorité ?
Pour Coase, cette énigme se résout par un simple calcul de coût. Le
recours au mécanisme des prix, note-t-il, ne se fait pas sans coût. Plus précisément :
selon que l’on échange tel ou tel type de biens, selon que la transaction aura telle ou telle
caractéristique, le coût attaché au recours au mécanisme des prix sera plus ou moins
élevé. Ces coûts attachés au mécanisme des prix peuvent être de nature diverse. Ils
peuvent renvoyer au processus permettant de découvrir le juste prix, ils peuvent aussi
être attachés à la négociation, pour chaque échange, d’un contrat séparé. Sans doute, sur
certains marchés, tout est mis en œuvre pour que ces coûts de négociation soient
minimisés – mais il arrive aussi qu’on ne puisse pas les réduire et qu’il soit nécessaire de
passer, pour chaque bien échangé, par un processus de négociation à la fois long et
coûteux. Il est évidemment possible de réduire les coûts attachés à la répétition de ces
processus de négociation : négocier non pas pour chaque bien échangé, mais négocier
sinon une fois pour toutes, du moins pour une période longue – et si, comme c’est
probable, des événements non anticipés survenaient, alors le contrat prévoit comment le
125
client précise ses besoins au fournisseur. Mais si l’on passe de tels contrats de long
terme, alors on sort du marché et on institue une firme, estime Coase.
Sur la base de ces propositions, on comprend que certaines transactions
soient davantage susceptibles à être coordonnées par le marché ou par l’organisation :
lorsque le mécanisme des prix est plus coûteux que la coordination par l’autorité, une
firme voit le jour ; lorsque c’est l’inverse qui est vrai, le marché conserve ses droits. On
comprend également comment peut évoluer le périmètre des firmes, puisque c’est là
aussi un calcul coût/avantage qui vient en régler l’extension : que la firme rencontre des
transactions qui lui sont trop coûteuses, et elle élargira ses frontières, que le marché soit
plus performant qu’elle, et elle contractera sa surface. On comprend enfin, sur la base de
la mécanique des coûts, pourquoi toutes les transactions ne sont pas internalisées dans
des firmes. Assez classiquement, en effet, on peut faire l’hypothèse que la fonction de
l’entrepreneur est soumise à la loi des rendements décroissants. Dans un premier temps,
il n’aura guère de mal à trouver des solutions meilleures que celles que propose le
marché ; mais il est fort probable qu’à mesure que la firme s’accroîtra, les coûts attachés
à l’organisation des transactions en son sein croîtront également.
Dans l’approche qu’en a Coase, une firme n’est donc pas réductible à
une fonction de production. Elle doit se penser comme un mécanisme de coordination
et, plus précisément, un mode de coordination alternatif et opposé au marché. Mais qu’estce à dire ? On comprend en quoi la firme est un mode de coordination alternatif au
marché (elle se substitue à lui quand il est inefficace), mais en quoi lui est-elle opposée ?
Il faut, pour le comprendre, faire retour sur ce qui est le propre de la firme, selon
Coase : la suppression du mécanisme des prix. Coase explique ainsi que « l’on peut, je
pense, soutenir que la marque distinctive de la firme est la suppression du
mécanisme des prix » (Coase, 1937, p. 389). Plus loin, il précise la version positive de
cette définition : « une firme consiste en un système de relations qui vient à l’existence
lorsque l’allocation dépend d’un entrepreneur » (Coase, 1937, p. 393). Dans la lecture
qu’en donne Coase, il est donc possible de distinguer la firme du marché, en décrivant
les mécanismes d’allocation qui y sont à l’œuvre : le prix ou l’autorité ; il est aussi
possible de repérer les frontières du marché et de l’organisation, et d’expliquer les
modalités de leur tracé : c’est en fonction d’un calcul coût/avantage que le périmètre de
la firme et celui du marché sera tracé. Les intuitions de Coase sont d’une grande
élégance, et on mesure intuitivement leur portée ; celle-ci sera systématiquement
126
explorée à partir des années 1970, dans l’économie des coûts de transaction que
développe alors Oliver E. Williamson.
Si elle a fait l’objet de nombreux amendements et de présentations
variées (Cf. par exemple Williamson, 1975, 1981, 1994a,b), l’économie des coûts de
transaction repose sur quelques hypothèses que nous nous contenterons ici de présenter
brièvement, en nous appuyant sur la mise au point que Williamson réservait aux
sociologues dans une livraison de l’American journal of sociology de 1981. L’économie des
coûts de transaction repose, pour Williamson, sur deux hypothèses comportementales.
La première soutient que l’acteur économique est un acteur rationnel, mais que sa
rationalité est limitée. Cette rationalité limitée des acteurs ne leur interdit évidemment
pas de passer des contrats, elle impose simplement d’admettre que ces contrats seront
nécessairement incomplets, i.e. que la plupart du temps, dans le déroulé du contrat,
interviendront des événements que ce contrat n’avait pas prévu. C’est ici qu’intervient la
seconde hypothèse comportementale : celle qui pose que les acteurs ont un
comportement opportuniste. Si, en effet, les acteurs ne sont pas opportunistes, il suffit aux
contractants de se promettre qu’ils se comporteront comme des partenaires fiables et
honnêtes pour faire face aux aléas du cours des événements. Mais, note Williamson, les
acteurs économiques sont opportunistes : ils ne sont, au moins pour certains d’entre
eux, ni fiables ni honnêtes, et il est par conséquent impossible de se fier à leurs
engagements informels pour se prémunir contre l’incomplétude des contrats.
Pour Williamson, le fait que les acteurs soient à la fois dotés d’une
rationalité limitée et d’une propension à agir de manière opportuniste ne signifie pas,
tant s’en faut, que des échanges marchands ne puissent jamais avoir lieu. Lorsque l’on
peut faire l’hypothèse que, de part et d’autre de l’échange, i.e. ex ante et ex post, les
contractants seront confrontés à une vraie concurrence, l’échange autonome peut être
efficace. Il n’est pas difficile de prendre la mesure de la concurrence ex ante, note
Williamson : elle dépend du nombre d’acteurs susceptibles de se substituer au
fournisseur (à l’acheteur) potentiel. La concurrence ex post, quel que soit l’état de la
concurrence ex ante, est beaucoup plus délicate à anticiper. En effet, la réalisation d’un
échange a souvent pour effet de modifier très sensiblement la nature de la concurrence
de part et d’autre de la relation d’échange. Avant l’échange, les acteurs sont en
concurrence avec de nombreux autres offreurs (ou demandeurs) ; mais le fait d’avoir
127
réalisé cet échange modifie entièrement leur position : ils ne sont plus en concurrence
avec un grand nombre d’acteurs, mais seulement avec quelques-uns d’entre eux, voire
avec aucun. Pour Williamson, « selon que la concurrence ex post est aussi efficace ou
qu’elle s’effondre comme résultat de l’exécution d’un contrat dépend des caractéristiques
des transactions en question » (Williamson, 1981, p. 554).
Pour décrire les caractéristiques de ces transactions, Williamson retient
trois dimensions : sont-elles incertaines, ou sont-elles dépourvues d’ambiguïtés ? sontelles fréquentes, ou exceptionnelles ? supposent-elles, pour se réaliser, que soient
effectués des investissements spécifiques ? C’est lorsque les transactions sont
récurrentes, qu’elles sont incertaines et qu’elles engagent des investissements spécifiques,
que les transactions ont le plus de chance d’être coûteuses si elles se déroulent sur un
marché – et, par conséquent, qu’elles ont le plus de chances d’être internalisées.
Arrêtons-nous sur la question de la spécificité des actifs, qui est aussi l’une des plus
stimulantes et des plus travaillées par Williamson. Pour Williamson, le point décisif ne
tient pas à la hauteur des investissements nécessaires pour effectuer une transaction,
mais au fait que ces investissements sont réalisés (ou non) spécialement pour passer une
transaction particulière. Lorsque les investissements sont peu spécifiques, le risque est
faible : un producteur, par exemple, peut aisément se tourner vers d’autres acheteurs
pour écouler ses produits. Lorsque, pour vendre ses produits, il doit réaliser des
investissements lui permettant de produire des biens intéressant un seul acheteur, le
risque qu’il prend est, à l’évidence, beaucoup plus important.
Pour Williamson, les caractéristiques des transactions sont susceptibles
de déterminer deux traits déterminants pour l’articulation (et la spécification) du marché
et de l’organisation : les frontières du marché et de l’organisation d’abord, la forme du
marché ou de l’organisation ensuite. Quant au tracé des frontières, le raisonnement de
Williamson n’est pas très différent de celui de Coase. Ce tracé résulte d’un calcul
coût/avantage (est-il plus coûteux de confier la transaction au marché, ou de la placer au
sein de l’organisation ?), et ce calcul coût/avantage dépend lui-même des caractéristiques
des transactions : sont-elles rares ou récurrentes, simples ou incertaines, supposent-elles
des actifs spécifiques ? L’appareil analytique de Williamson étoffe et sophistique la trame
générale posée par Coase, il n’en remet pas en cause le modus operandi fondamental, qui
demeure un calcul de coût. L’interrogation de Williamson sur la forme des marchés ou
des organisations susceptibles de voir le jour n’apparaît, quant à elle, que très
128
marginalement dans l’article de 1937. Elle repose sur un constat simple : le marché,
comme l’organisation, peuvent recouvrir des réalités très hétérogènes, et dire que l’on se
situe au sein de l’un ou de l’autre est, à l’évidence, très insuffisant. Il faut, pour aller plus
loin, élaborer une typologie des formes de gouvernance des activités économiques. Dans
l’article de l’AJS, Williamson ébauche cette typologie en se fondant sur deux dimensions
des investissements en capital humain : sont-ils (ou pas) fortement spécifiques ? sont-ils
(ou non) aisément mesurables ? Cette double interrogation permet de définir quatre
formes de coordination des activités économiques.
i)
Dans
la
première,
la
production
n’entraîne
pas
la
constitution
d’investissements spécifiques et la contribution des uns et des autres au processus de
production est aisément mesurable. Dans ce cas, estime Williamson, on est dans une
configuration de marché ponctuel (« spot market ») dans laquelle ni la firme, ni les
travailleurs n’ont intérêt à stabiliser leur association : les travailleurs peuvent passer
d’une firme à l’autre sans perdre en productivité (et, par conséquent, sans perdre en
salaire), et les firmes peuvent aisément les remplacer sans craindre une hausse des coûts.
Il n’est pas besoin, par conséquent, de mettre en place une structure de gouvernance
spécifique.
ii) Lorsque les investissements spécifiques sont faibles ou nuls mais qu’il est
difficile de mesurer la part prise par les uns et les autres à la production, on est dans une
situation que Williamson nomme « l’équipe primitive ». Il est possible de modifier la
composition de cette équipe sans perte de productivité, mais il est malaisé de distinguer
la part relative prise par tel ou tel dans la réussite ou l’échec final.
iii) Lorsque les investissements sont spécifiques et qu’il est possible de mesurer
la contribution de chacun (et, partant, de la rémunérer à proportion), la situation est
celle d’un « marché d’obligation », selon les termes de Williamson. Dans ce cas, en effet,
les firmes comme les travailleurs ont intérêt à maintenir dans le temps la relation
d’emploi, et des mécanismes d’incitation sont mis en place, de part et d’autre, pour la
stabiliser.
iv) Lorsque les investissements spécifiques sont importants mais que la part prise
par l’un ou l’autre dans la réussite ou dans l’échec est très délicate à repérer, la situation
est celle de « l’équipe relationnelle », où la firme dépense une énergie considérable à
intégrer en son sein les travailleurs qu’elle emploie et à faire en sorte qu’ils comprennent
et qu’ils adoptent ses propres objectifs : elle propose par conséquent à ses employés des
129
conditions de travail très intéressantes et une vraie sécurité de l’emploi, afin de s’assurer
de leur fiabilité.
On le voit : la théorie économique de la firme de Coase ou l’économie
des coûts de transaction de Williamson repose sur une hypothèse simple et partagée –
celle selon laquelle, parce que les transactions, sur un marché, peuvent avoir un coût, des
formes d’organisation des échanges alternatives au marché peuvent voir le jour. La
frontière entre l’organisation et le marché se repère aux mécanismes de coordination qui
y sont à l’œuvre : ce mécanisme repose-t-il sur les prix, ou sur l’intervention de l’autorité
d’un « entrepreneur » ? Par ailleurs, cette perspective ouvre nécessairement sur un
horizon typologique : de même que le marché et l’organisation constituent deux grands
modes de coordination des actions économiques, de même il peut, au sein même de ces
modes, exister des formes hétérogènes d’articulation des actions et des intérêts des
parties en présence.
B/ Déconstruire l’opposition
1. Le brouillage des frontières
Williamson en est conscient (cf. par exemple Williamson, 1981, p. 549) :
la distinction qu’il propose entre marché et organisation repose, in fine, sur des critères
qui ne font intervenir que la seule dimension du coût des transactions. Son approche,
comme celle de Coase, consiste donc à rabattre sur une dimension étroitement
économique les contrastes, beaucoup plus nombreux, qui peuvent se faire jour entre le
marché et l’organisation. C’est en renonçant au geste des économistes consistant à ne
retenir qu’une seule dimension pour tracer les frontières du marché et de l’organisation,
celle des coûts de transaction, que l’on peut commencer à discuter la partition des
formes d’activités économiques qu’ils entendaient mettre au jour.
130
Dès lors que l’on ne s’attache pas uniquement aux seuls coûts des
transactions mais que l’on s’intéresse à d’autres caractéristiques des échanges qui
peuvent se dérouler au sein d’un marché ou d’une organisation, il apparaît que la
distinction de ce qui relève de l’un ou de l’autre se brouille singulièrement, au point d’en
devenir indiscernable : le monde économique ne semble livrer, au regard de
l’observateur, que des échanges mixtes, composant de manière toujours mouvante des
intermédiaires incertains entre ce qui pourrait relever du marché et ce qui ne devrait se
rencontrer que dans une organisation (cf. Bradach et Eccles, 1989, pour une revue de
cette littérature). Dans un article célèbre, Arthur L. Stinchcombe montre ainsi que le
plus souvent, dans un contrat, i.e. dans l’outil par excellence permettant de régler les
échanges marchands et qui, en droit, suppose que les parties qui s’y engagent soient sur
un pied d’égalité, dans un contrat, donc, d’importants traits caractéristiques d’une
relation organisationnelle et hiérarchique sont présents (Stinchcombe, 1994 ; cf.
également Goldberg, 1980). Mais réciproquement, il est fréquent qu’au sein même des
firmes, des mécanismes d’incitation a priori spécifiques au marché soient mis en place.
Eccles (1985) montre par exemple que les grandes firmes mettent en place en leur sein
des méthodes d’incitation inspirées des mécanismes de marché, comme le transfert des
prix ou des principes de rémunération à la performance, tandis qu’Eccles et Crane
(1988) établissent que dans les banques d’investissement, la rémunération à la
commission et la concurrence interne sont autant de manière de mettre en place, au sein
même de la firme, des mécanismes d’incitation a priori beaucoup plus typiques du
marché que de l’organisation.
On pourrait multiplier à l’envie les exemples permettant de montrer que
cette partition claire, appuyée sur un critère simple, avancée par Coase et Williamson, se
complexifie singulièrement dès lors que l’on s’attache à décrire les transactions dans
toutes leurs dimensions. Mais si le constat du caractère mixte des échanges qui se
déroulent sur les marchés ou au sein des organisations suffit à nous convaincre de la
complexité des activités économiques, il ne résout que très médiocrement la difficulté à
penser l’articulation et l’éventuelle distinction du marché et de l’organisation. Sur la base
de ce constat, on peut, au risque de simplifier à l’extrême l’éventail des options
possibles, repérer deux stratégies. La première consiste à mettre au jour, à côté du
marché et de l’organisation, une troisième forme qui leur serait irréductible et qui
engloberait une bonne part de ces échanges mixtes que nous venons d’évoquer. La
131
seconde est plus radicale : elle revient à prendre acte de l’impossibilité de distinguer des
formes économiques, et de ne plus s’appuyer sur elles pour décrire le monde
économique mais sur un nouveau système de concepts. Pour les tenants de cette
seconde stratégie, la distinction du marché et de l’organisation n’est, tout simplement,
plus un enjeu.
2. Marché, organisation, réseau ?
La première stratégie consiste à repérer, à côté du marché et de
l’organisation, une tierce forme d’organisation des activités économiques qui permettent
de subsumer comme autant de cas particuliers les situations mixtes qui, les études
empiriques le montrent, prolifèrent au sein du monde économique. C’est très
exactement
ce
que
tente
W.
Powell
(1990)
en
substituant
au
binôme
organisation/marché le triptyque marché/organisation/réseau. Pour Powell, chacun des
pôles de ce triptyque doit se concevoir comme un idéal-type au sens de Weber, i.e.
comme une clarification stylisée devant nous permettre de « faire des progrès dans notre
compréhension de l’extraordinaire diversité des arrangements économiques trouvés
dans le monde industriel aujourd'hui ». Le tableau suivant présente, de manière
synthétique, les principales caractéristiques attachées à chacun de ces types.
132
Marchés
Organisation
Réseau
Contrat
Relations d'emploi
Forces complémentaires
Prix
Routines
Relationnel
marchandage
Directive administrative
Norme de réciprocité
problème
Supervision
Intérêt réputationel
Degré de flexibilité
Elevé
Faible
Moyen
Degré d'engagement
Faible
Moyen à élevé
Moyen à élevé
Fondements
Normatifs
Droits de propriété
Moyens
de communication
Méthode de
procès en cas de
résolution des conflits
entre les parties
Ton ou climat
Précision, suspicion
Préférences de l'acteur
Formes mixtes
Indépendantes
Formelle, bureaucratique Ouvert, bénéfices mutuels
Dépendantes
Transactions répétées Organisations informelles
Interdépendantes
Hiérarchie de statuts
Contrats comme
documents
Organisation
Partenaires multiples
hiérarchiques
sur le modèle du marché
Règles formelles
D’après Powell (1990), p. 300.
Le marché, tel qu’il est décrit par Powell, est un mécanisme de
coordination spontanée qui repose sur la rationalité et la cohérence des actions autointéressées des individus et des firmes. Il est aussi une structure de coordination
caractérisée par le caractère ponctuel et amnésique des échanges qui s’y font jour : les
parties qui se lient l’une à l’autre dans un échange marchand sont libres de tout
engagement futur. Dès lors, le marché offre des choix répétés, une flexibilité constante
et permet de saisir la moindre opportunité. Il constitue, estime Powell, une forme
privilégiée pour régler les coordinations simples et rapides : parce qu’il est un système
non coercitif dans lequel les accords sont réglés non par l’intervention d’un acteur doté
d’une autorité supérieure, mais par le mécanisme des prix, le marché constitue bien ce
schéma de coordination qui résulte des actions humaines, mais pas d’un projet humain.
Les prix, toutefois, constituent un mécanisme simplificateur qui peinent à capturer
l’intrication étroite des échanges singuliers, complexes et dynamiques qui peuvent
intervenir dans la vie économique. Ils deviennent par conséquent des outils inadaptés
dès lors qu’il s’agit d’échanger des biens ou des services étoffés et complexes comme,
133
note Powell, la technologie ou le savoir-faire. Dès lors que les biens deviennent plus
complexes et plus incertains et qu’ils tendent à se répéter, d’autres formes de
coordination doivent voir le jour.
C’est le cas, par exemple, de l’organisation. Elle voit le jour, estime
Powell, lorsqu’une firme s’étend pour internaliser des transactions et des flux de
ressources qui, auparavant, étaient gérés le marché. Au sein d’une organisation, des
employés agissent sous un régime de procédures administratives et conformément à des
rôles définis par des superviseurs auxquels ils sont hiérarchiquement soumis. C’est le
rôle du management que de décider de la division du travail et d’établir, autoritairement,
un système d’ordre. Et parce que les tâches distribuées au sein de l’organisation sont
souvent très spécialisées, les activités des différents acteurs sont directement
interdépendantes. La firme intégrée verticalement est donc une institution sociale, qui
dispose de ses propres routines, qui définit ses propres attentes, et qui dispose d’un
savoir spécifique. Une structure hiérarchique (caractérisée, note Powell (1990), par « des
frontières claires entre ses départements, des lignes claires d’autorité, des mécanismes de
reporting détaillés, et des procédures de production formelles » (p. 303)) est
particulièrement adaptée pour les productions et la distribution de masse. Les principaux
atouts des organisations tiennent ainsi à leur fiabilité, i.e. à leur capacité à produire
rapidement et régulièrement une grande quantité de biens et de services d’une qualité
donnée, et au fait qu’elles soient des entités responsables auxquelles il est possible de
demander des comptes. Mais lorsqu’elles sont confrontées à des fluctuations
importantes de la demande qui leur est adressée, leur fiabilité peut être mise en cause.
Selon l’expression de Powell, les réseaux sont « plus légers sur leurs
pieds » (p. 303) que ne le sont les organisations. Lorsque la coordination entre les
acteurs économiques adopte une forme réticulaire, les transactions ne se déroulent pas
dans des échanges indépendants, elles ne reposent pas non plus sur une autorisation
administrative, elles sont inscrites dans des réseaux d’individus engagés dans des actions
réciproques, préférentielles et prises dans des dynamiques d’auto-renforcement. Les
ressorts qui fondent la stabilité des réseaux peuvent être extrêmement complexes. En
effet, même si le principe qui fonde la solidarité réticulaire s’exprime simplement – il
tient au fait qu’une partie dépend de ressources détenues par une autre partie, et que des
gains peuvent être espérés dès lors que les ressources sont mises en commun – cette
solidarité peut prendre des formes extrêmement variables : elle peut reposer sur des
134
liens interpersonnels très forts, sur des relations formalisées, elle peut renvoyer à des
dimensions strictement économiques ou au contraire n’engager que très indirectement
une dimension économique, etc. Dans un réseau, les entités individuelles n’existent
qu’en tant qu’elles sont inscrites dans des relations avec d’autres entités. Comme ces
relations supposent, pour se maintenir, que soient mis en œuvre des efforts
considérables, ces efforts sont partagés entre les parties qui prennent part au réseau.
Leurs anticipations et leurs attentes ne sont pas figées une fois pour toutes, elles
évoluent avec les circonstances : « pour faire court, explique Powell, la complémentarité
et l’accommodement sont des pierres de touche pour des réseaux de production
efficaces » (p. 304). Cette forme de coordination des activités économiques est
particulièrement adaptée lorsque les circonstances appellent une information riche,
efficace et fiable.
3. « Démonter l’organisation »
L’entreprise de Powell remet en cause la distinction du marché et de
l’organisation pour ce qu’elle aurait vocation à cartographier exhaustivement les formes
de coordination des activités économiques. Mais elle partage avec la perspective de
l’économie des coûts de transaction ou avec celle de la théorie de la firme la double
hypothèse i) qu’il est possible de repérer des formes stabilisées d’organisation des
activités économiques et ii) que, pour y parvenir, on peut s’appuyer sur les notions de
marché et d’organisation. La seconde stratégie qui vise à rendre compte de l’existence de
ces « formes mixtes » que nous évoquions plus haut remet en cause ces deux
hypothèses : elle pose en effet que si les notions de marché et d’organisation n’ont pas
besoin d’être opposées ou même précisées, c’est parce qu’il est vain de tenter de
procéder au repérage de formes d’organisation spécifiques des activités économiques.
Dès le titre de la première partie du Pouvoir et la règle son auteur, Erhard Friedberg,
annonce ainsi qu’il va procéder au « démontage » de la notion d’organisation. Il procède
à ce démontage sur les trois dimensions qui ont été retenues par la théorie des
organisations pour définir son objet.
135
L’organisation serait d’abord le siège de l’action rationnelle en finalité, de
deux manières au moins. D’un côté, les acteurs qui y sont employés y seraient motivés
par des objectifs avant tout matériels, qu’ils poursuivraient en s’appuyant sur des
moyens rationnellement agencés. D’un autre côté, l’action de l’organisation, prise cette
fois comme un acteur, serait elle-même rationnelle en finalité, ordonnée qu’elle serait
aux décisions prises par son équipe dirigeante. Ces deux dimensions de la rationalité
organisationnelle, note Friedberg, ont été systématiquement déconstruites. D’abord,
parce que l’on s’est attaché à montrer, depuis l’école des relations humaines, que la
réduction du salarié à un être exclusivement mû par la quête de son profit matériel était
largement insatisfaisante, et qu’il existait beaucoup d’autres ressorts à sa motivation
(Roethlisberger et al., 1939). Ensuite, parce que les très nombreux travaux sur les
processus de décision ont montré, de longue date, que l’action de l’organisation n’était
elle-même pas assimilable à la conduite rationnelle d’un acteur dirigé par un organe
unique et clairvoyant, mais qu’elle pouvait au contraire s’analyser comme le résultat de la
composition de micro-décisions multiples, de luttes d’influences et de négociations entre
des parties bien souvent très faiblement éclairées sur leur situation propre, et par
conséquent très loin de l’être sur celle de l’organisation dont ils influent la marche
(Simon, 1957 ; Cohen et al. 1972 ; Brunsson, 1986).
La seconde dimension qui, dans l’histoire de la théorie des organisations,
permettait de distinguer l’organisation d’autres formes sociales tenait à ce que, de toutes
ces formes, l’organisation était pensée comme l’une des plus évidemment cohésives. Or,
note Friedberg, les études empiriques accumulées depuis près d’un siècle montrent qu’à
l’évidence l’organisation est très éloignée de cette entité intégrée autour d’un axe
commun. D’abord, parce que les structures organisationnelles, pour peu qu’on observe
les pratiques qui s’y déroulent et que l’on ne s’en tienne pas aux organigrammes qui les
décrivent, sont souvent beaucoup lâches que le sens commun ne le pense de prime
abord. Même lorsque les organisations en question sont des bureaucraties patentées, le
regard microsociologique permet de mettre au jour les multiples négociations locales et
les nombreux cercles vicieux qui peuvent progressivement miner de l’intérieur leur
cohésion (Gouldner, 1954 ; Crozier, 1963). Ensuite, parce que le pouvoir et l’autorité,
censés garantir par la coercition l’intégration de l’ensemble, n’irradient pas du somment
de la pyramide organisationnelle vers sa base soumise, mais qu’il est distribué en tous les
points de l’édifice. Ces micro-pouvoirs locaux instituent des ordres précaires dotés de
136
leur économie propre, qui tissés les uns aux autres peuvent éventuellement les faire tenir
ensemble mais qui, en aucun cas, ne se soumettent à un ordre unique qui les ferait tenir
ensemble (Crozier et Friedberg, 1977).
La troisième dimension où l’on voit la notion d’organisation
progressivement se défaire est celle de sa frontière. Dire d’une organisation qu’elle est
une forme sociale, c’est admettre que sa frontière est une ligne remarquable de l’espace
social, que ce qui se passe de part et d’autre de cette ligne est d’une nature foncièrement
différente et que l’intégration est plus forte entre les membres de l’organisation, i.e. entre
ceux qui sont d’un même côté de la frontière, qu’entre ceux qui sont distribués de part
et d’autre de cette ligne. Là encore, note Friedberg, cette idée d’évidence a été
progressivement battue en brèche. Dans un premier temps, on peut montrer que
l’organisation était loin d’être cette structure autonome et comme close sur elle, mais
qu’on ne pouvait la comprendre qu’en prenant en compte les interactions qui la liaient à
son environnement (Lawrence et Lorsch, 1973). D’autres travaux ont par ailleurs
montré que, très souvent, les liens qui attachaient des acteurs placés de part et d’autre
d’une frontière organisationnelle étaient souvent beaucoup plus forts et beaucoup plus
structurants que ceux qui liaient les acteurs de la même organisation : dès lors que le
regard se faisait analytique et cessait de se fier à la logique des statuts ou des
organigrammes, des nouvelles configurations se faisaient jour qui n’avaient pas besoin
de la notion d’organisation pour se décrire (Grémion, 1976 ; Crozier, Thoenig, 1975).
De ce démontage, cependant, que conclure ? D’abord, que la notion
d’organisation cesse d’être une notion sociologique pertinente : puisque, sur les
dimensions qui en sont constitutives, on a pu montrer qu’elle disparaissait ou qu’elle
perdait de sa spécificité, la notion perd de sa portée et de son épaisseur. Ensuite, si
l’organisation n’existe plus comme outil analytique, alors il n’est pas besoin, non plus, de
se poser la question de son articulation avec la notion de marché. Et c’est d’autant
moins nécessaire que les propositions qu’avance Friedberg permettent à ses yeux de
rendre compte des réalités que le sens commun désigne avec les notions de marché ou
d’organisation. Ce que le sociologue doit décrire, c’est la manière dont les négociations
locales entre des acteurs stratèges dotés de ressources inégales font émerger des ordres
précaires, jamais entièrement figés et néanmoins stables, le plus souvent : ces systèmes
d’acteurs constituent la véritable unité d’analyse, et sont appelés à se substituer aux
137
vielles notions de la sociologie que le détour micro-sociologique a définitivement rendu
caduc (Friedberg, 1997, p. 181 et sq. ; p. 185 et sq.).
L’entreprise de Friedberg est, on le voit, beaucoup plus radicale que celle
de Powell. Celui-ci conservait au marché et à l’organisation un peu de leur pertinence
analytique, même s’il les replaçait dans un triptyque dont le réseau constituait le
troisième pilier. Friedberg s’empare de l’organisation, la démonte et la fond dans un
continuum de systèmes d’acteurs indistincts. Il annule par conséquent la question de
l’identification du marché et de l’organisation et de la frontière qui les sépare. Les plusvalues immenses de la déconstruction chroniquée par Friedberg ne sont évidemment
pas discutables. Comme le souligne Thoenig (1999), il est fort possible que la théorie des
organisations, comme avant elle d’autres disciplines scientifiques, ait désormais atteint
une phase de maturité qui se traduise, paradoxalement, par la disparition de son objet –
ou, pour mieux dire, par sa dilution dans un espace d’interrogations beaucoup plus
vaste, celui d’une sociologie générale qui, par exemple, s’emploierait à décrire les
différents ordres locaux qu’instituent, ça et là, des systèmes d’acteurs à la stabilité
toujours provisoire. Toute la question est alors de savoir, comme l’explique encore
Thoenig, si l’on peut aller aussi loin que Friedberg et tirer du constat, désormais fort
bien étayé empiriquement, selon lequel même les entités les plus formalisées reposent, in
fine, sur des arrangements locaux et précaires, les deux conclusions théoriques qu’il en
tire : i) la première, qui veut que la sociologie des organisations n’ait plus de
questionnements spécifiques et qu’il faille la diluer dans une interrogation beaucoup plus
générale sur la mise en place de systèmes d’acteurs locaux ; ii) la seconde, pour qui par
conséquent la notion d’organisation (et avec elle, celle de marché) n’a désormais plus
aucune valeur à la bourse des concepts sociologiques. Ce sont des deux conclusions que
nous nous proposons maintenant de discuter.
138
C/ Le retour de l’organisation (et du marché) ?
1. Intégration
Pour Thoenig (1999), si la sociologie des organisations n’a plus de
questionnements spécifiques, c’est notamment parce que l’élargissement de ce
programme de recherche fait l’impasse sur ce qui fait la spécificité de l’organisation,
relativement à d’autres formes d’actions collectives : « les différences d’échelle sont
ignorées et les types alternatifs de phénomènes sociaux ne sont pas pris en
considération. N’importe quoi montrant l’existence d’une structure relationnelle, que ce
soit sur une base stable et de long terme, ou sur la base d’une relation ponctuelle,
devient un problème organisationnel ou un problème d’organisation. Ce qui frappe,
c’est le manque d’attention portée, durant la recherche et l’analyse, à l’hypothèse que la
configuration sociale étudiée pourrait présenter en elle-même certaines spécificités, ou
qu’elle pourrait relever d’une classe de configurations qui seraient d’une nature
spécifique » (p. 316). Parmi ces questions spécifiques, Thoenig en soulève une, comme
au fil de la plume, sur laquelle nous aimerions nous arrêter : pour lui en effet, l’une des
questions que la sociologie des organisations devrait soulever de manière privilégiée est
celle de l’intégration. En effet, les organisations constituent des formes sociales stabilisées,
relativement cohésives, davantage en tout cas que bien d’autres formes d’association. La
sociologie des organisations doit, par conséquent, s’interroger sur ce que l’on désigne
lorsque l’on dit d’un groupe ou d’une forme qu’elle est intégrée, d’une part, et sur les
mécanismes susceptibles de fonder cette intégration.
Cette question, trop vaste peut-être, n’est que très rarement abordée
frontalement et explicitement, aussi faut-il tenter de la préciser. Que dit-on lorsque l’on
dit d’un collectif d’individus qu’il est « intégré » ? On comprend, intuitivement, que l’on
désigne par là l’idée selon laquelle le collectif en question n’est pas une simple collection
d’acteurs juxtaposés et indépendants les uns des autres. Pour le dire simplement, on
peut dire d’un collectif qu’il est intégré lorsqu’il ne se réduit pas à la somme des parties
qui le composent. Cette première approche, très intuitive et encore imprécise, peut être
précisée par la manière dont Massimo Borlandi propose de commenter la notion
139
d’association chez Durkheim (Borlandi, 1995, 1997). Pour comprendre ce qui constitue
le groupe comme entité spécifique, explique Borlandi, il faut décrire ce que Durkheim
désigne comme un processus d’association, i.e., « une suite répétée d’actions réciproques
en vertu de laquelle, quand deux individus ou plus sont réunis ou groupés – quand, dit
Durkheim, leurs consciences s’agrègent, se pénètrent et se fusionnent (p. 103) – des
phénomènes nouveaux se dégagent de leur rapprochement. Ces phénomènes
acquièrent-ils rapidement une certaine solidité ? Oui, ils entament dès ce moment-là une
existence et une carrière propres. Voilà des faits sociaux produits » (Borlandi, 1997, p.
258-259).
La question de l’intégration, dès lors, se précise. Si l’on admet qu’un
collectif est intégré lorsqu’il n’est pas assimilable à la somme des parties qui le
composent, comprendre le processus de son intégration revient à décrire les étapes qui
transforment des individus juxtaposés et indépendants en une entité singulière et à part,
irréductible à la somme de leurs actions. Durkheim écrit ainsi, en un bref passage des
Règles de la méthode, qu’« un tout n’est pas identique à la somme de ses parties, il est
quelque chose d’autre et dont les propriétés diffèrent de celles que présentent les parties
dont il est composé. L’association n’est pas, comme on l’a cru quelquefois, un
phénomène, par soi-même, infécond, qui consiste simplement à mettre en rapport
extérieur des faits acquis et des propriétés constituées. N’est-elle pas, au contraire, la
source de toutes les nouveautés qui se sont successivement produites au cours de
l’évolution générale des choses ? (…) En vertu de ce principe, la société n’est pas une
simple somme d’individus, mais le système formé par leur association représente une
réalité spécifique qui a ses caractères propres. Sans doute il ne peut rien se produire de
collectif si des consciences particulières ne sont pas données ; mais cette condition
nécessaire n’est pas suffisante. Il faut encore que ces consciences soient associées,
combinées, et combinées d’une certaine manière ; c’est de cette combinaison que résulte
la vie sociale et, par suite, c’est cette combinaison qui l’explique. En s’agrégeant, en se
pénétrant, en se fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à un être,
psychique si l’on veut, mais qui constitue une individualité psychique d’un genre
nouveau » (Durkheim, 1990a, p. 103).
En quoi ce détour durkheimien est-il susceptible de nous permettre de
comprendre ce qui fait la spécificité de l’organisation par rapport au marché ? Si l’on suit
les intuitions de Thoenig (1999), on peut faire l’hypothèse que l’organisation se distingue
140
d’autres formes sociales en ce qu’elle est davantage intégrée et que les ressorts de son
intégration obéissent par ailleurs à des mécanismes spécifiques – que l’on ne croiserait
pas, ou pas avec la même intensité, sur un marché ou au sein d’une famille. Si l’on
admet, ensuite, l’intuition durkheimienne selon laquelle le fondement de l’intégration
d’un groupe est constitué par la dynamique d’association qui s’y fait jour, il faut alors
comprendre comment les parties qui composent une organisation, « en s’agrégeant, en
se pénétrant, en se fusionnant », sont capables de donner naissance à un être irréductible
à la somme des parties qui le composent. Pour mettre en œuvre ces intuitions
extrêmement générales, on peut commencer par souligner que la théorie des
organisations s’est abondamment employée à décrire les différents mécanismes, formels
ou informels, latents ou explicites, délibérés ou fortuits, dont la fonction est de garantir
l’intégration de l’organisation. Scott (2003) rappelle par exemple comment, sur la
question spécifique de l’intégration des parties qui composent l’organisation autour de
ce qui constitue son « cœur technologique », la théorie des organisations a pu mettre au
jour une batterie de techniques, plus ou moins formalisées, permettant sinon de garantir,
du moins de tenter de favoriser cette intégration, comme la mise en place de règles et de
routines (March et Simon, 1958, p. 142-150) ou au contraire la mise en œuvre de
délégation de certaines décisions directement au travailleur (Galbraith, 1973). De même,
Scott (2003) évoque les débats sur l’organisation de la division du travail au sein de
l’organisation, évoquant le passage d’une réflexion où l’on pose que des activités
homogènes doivent être regroupées au sein d’un même département aux propositions
subtiles de Thompson (1967) pour qui les tâches doivent être regroupées en fonction de
leur degré d’interdépendance. De même, note Scott, l’interrogation classique sur
l’organisation des structures hiérarchiques constitue l’un des ressorts décisifs des
mécanismes d’intégration au sein des organisations. Comme l’explique Thompson
(1967), « il est dommage que la hiérarchie soit à peu près conçue en fonction du degré
de hauteur ou de bassesse, puisque cela tend à masquer la signification fondamentale de
la hiérarchie dans les organisations complexes. Chaque niveau n’est pas seulement plus
élevé que celui qui est en-dessous de lui, il est un amalgame plus inclusif, ou une
combinaison de groupes interdépendants, pour tenir ensemble ces aspects de la
coordination qui sont au-delà du champ de vision de chacun de ses composants » (p. 59,
cité in Scott, 2003, p. 235).
141
Recenser l’ensemble des dispositifs d’intégration ne doit pas porter à
oublier la manière dont les interactions qui se déroulent au sein des organisations
peuvent en faire des entités irréductibles aux éléments qui les composent. Ces
phénomènes « d’agrégation, de pénétration et de fusion » dont parlent Durkheim sont
précisément les dynamiques que tentent de mettre au jour K. Weick et K. Roberts
quand, dans un vocabulaire un peu moins désuet il est vrai, ils analysent l’organisation
des activités d’apontage sur les porte-avions de l’armée américaine (Weick et Roberts,
1993). L’apontage est un exercice extrêmement délicat, soulignent Weick et Roberts, et
s’il n’y a pas plus d’accidents, c’est que les organisations chargées de les gérer
développent des processus mentaux collectifs (aggregate mental processesse) bien plus
élaborés que ceux que l’on rencontre dans les organisations dont le seul enjeu est
l’efficacité. Lorsque les individus agissent comme si le groupe exerçait des forces
collectives, ils contribuent à créer ces forces. Dans le cas des activités d’apontage,
l’aviateur reçoit des informations synthétiques, qui résultent de l’agrégation d’échanges
multiples entre des acteurs très différents placés en des points très éloignés du porteavions. Par ailleurs, lorsque les acteurs agissent comme si des forces existaient, ils
construisent leurs actions (ils « contribuent ») en construisant un système intégré
d’interdépendance de leurs pratiques (ils « représentent ») auquel ils se subordonnent (ils
se « subordonnent »). Ces contributions, représentations et subordinations créent une
situation partagée d’interrelations entre leurs activités. L’atterrissage sur un pont de
porte-avions n’est pas un acte solitaire, celui du pilote : il est le résultat de la
collaboration entre de multiples acteurs, certains dans l’avion, d’autres dans la tour, sur
le pont, sur la passerelle, etc. Enfin, les effets produits par ce système d’activités
interdépendantes varient selon la nature (plus ou moins attentive) et la force (plus ou
moins importante) avec laquelle ces activités sont liées les unes aux autres.
Pour Weick et Roberts, ce sont ces formes d’interdépendance qui
donnent corps à ce qu’ils nomment l’esprit collectif. Plus précisément, la propension à
agir de manière précautionneuse ou attentive dépend directement des actions qui
construisent l’interdépendance : « l’esprit collectif est « localisé » dans le processus
d’interdépendance tout comme l’esprit individuel pour Ryle était « localisé » dans les
activités de conduite de camion, d’écriture d’article ou de jeu d’échec. L’esprit collectif
existe potentiellement comme une sorte de capacité dans un courant d’activités
continues et émerge dans le style avec lequel ces activités sont liées les unes aux autres.
142
(…) L’esprit collectif est manifeste quand des individus construisent des champs
mutuellement
partagés.
Plus
l’interdépendance
se
développe
de
manière
précautionneuse, plus l’esprit collectif qui émerge d’un système d’activités
interdépendantes est développé et capable d’action intelligente » (Weick et Roberts,
1993, p. 365). Si l’on admet que l’on peut dire d’un collectif qu’il est intégré lorsqu’il
n’est pas assimilable à la somme des parties qui le compose, alors on voit qu’il est
possible de mettre au jour, d’une part, des dispositifs d’intégration spécifiques,
particulièrement développés au sein des organisations et, d’autre part, de montrer qu’au
sein des organisations cette intégration peut être particulièrement développée. On dira
donc que l’organisation se distingue du marché en ce qu’elle suppose une intégration
accrue des parties qui la compose et qu’elle est, davantage que lui, susceptible d’être
constituée en collectif. C’est là un premier critère. On peut, sur cette base, tenter d’en
avancer un second, relatif à l’existence (ou non) d’une stratégie.
2. Stratégie
De même, en effet, que l’intégration de l’organisation ne disparaît pas
nécessairement après que l’on a pris acte du fait qu’au sein de l’organisation pouvaient se
faire jour de multiples jeux d’acteurs, locaux, conflictuels et a priori disjoints les uns des
autres, de même reconnaître que les « décisions » et les « stratégies » de l’organisation
sont le résultat de l’agrégation de décisions éparses et de stratégies multiples ne revient
pas nécessairement à dire que l’organisation est nécessairement dépourvue de stratégie. Plus
encore, on peut faire l’hypothèse que la capacité à se donner une direction calculée, i.e.
une stratégie, dépend directement de l’intégration plus ou moins forte du collectif.
Pour préciser cette idée, on peut s’appuyer sur la notion de stratégie telle
qu’elle est élaborée par Michel de Certeau, et telle qu’il l’oppose à la tactique (Certeau,
1990). La tactique est constituée par la séquence des actions menées au coup par coup
ou, pour le dire autrement, par l’ensemble des actions qui se succèdent sans pouvoir être
ni pensées comme inscrites dans un devenir souhaité par un acteur – éventuellement
contredit dans les faits, mais néanmoins projeté – ni capitalisées par l’acteur qui les met
en œuvre. A ce moment « tactique » s’oppose la stratégie, que de Certeau définit comme
143
« le calcul des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de
vouloir et de pouvoir (un propriétaire, une entreprise, une cité, une institution
scientifique) est isolable d’un environnement. Elle postule un lieu susceptible d’être
circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec
une extériorité distincte (des concurrents, des adversaires, une clientèle, des « cibles » ou
des « objets » de recherches) » (Certeau, 1990, p. 139). Le « propre » dont parle Michel
de Certeau, c’est ce que l’on peut, en l’occurrence, assimiler au collectif intégré constitué
par l’organisation. Si l’on reprend ces distinctions, on peut donc avancer qu’en
s’intégrant, i.e. en devenant une entité distincte des parties qui la compose, l’organisation
acquière une capacité à capitaliser sur ses expériences passées : elle dispose par exemple
de ressources issues de ses activités précédentes, mais aussi des informations, des
compétences et des savoir-faire qu’elle a pu accumuler ; mais elle dispose d’une capacité
à se projeter dans l’avenir, autrement dit à ne plus enchaîner les coups de manière
discontinue, indépendamment les uns des autres, mais à tenter de les inscrire dans une
séquence cohérente et conçue comme telle.
La distinction de de Certeau entre tactique et stratégie aide à comprendre
où se situe le malaise que l’on pouvait ressentir à la lecture de Friedberg : pour lui, dans
le vocabulaire de de Certeau, tout est tactique, puisque jamais ne se constitue quelque
chose comme un « propre » qui permettrait de développer une stratégie. Si l’on admet,
au contraire, qu’un collectif peut progressivement se constituer, alors on voit,
simultanément, que des stratégies peuvent également se faire jour. C’est d’ailleurs ce que
de nombreuses études empiriques permettent d’établir, comme celle de Mintzberg et
Waters (1982) qui montrent que loin d’être une succession chaotique de décisions
déliées les unes des autres, les stratégies peuvent être remarquablement stables dans le
temps. Souligner que des stratégies existent et qu’elles peuvent se déployer sur un temps
ne revient pas, toutefois, à succomber à l’illusion que dénonçait Friedberg, celle d’une
organisation omnisciente, éclairée et calculatrice dont les dirigeants décideraient seuls
des orientations. Il est au contraire possible de montrer comment, dans des
organisations chaotiques et fort peu intégrées, des orientations stables sont susceptibles
de se faire jour qui dessinent un devenir collectif même lorsque ces orientations sont le
résultat de l’agrégation de décisions multiples, conflictuelles et désarticulées. C’est ce que
montrent Mintzberg et McHugh (1985) dans l’analyse qu’ils donnent de la formation de
la stratégie d’une adhocratie. Rappelons que dans la typologie de Mintzberg, l’adhocratie
144
désigne une forme organisationnelle qui évolue dans un environnement complexe et
dynamique, réclamant une réelle capacité d’innovation ; elle produit des biens ou des
services complexes, souvent prototypiques, qui supposent que soient engagés et
coordonnés des experts de haut niveau ; ces experts sont hébergés dans des unités
spécialisées, mais sont distribués dans des équipes temporaires pour travailler sur des
projets ponctuels ; en raison de la complexité et du caractère imprévisible de la tâche
qu’elle est chargée d’accomplir, le succès de l’organisation dépend directement de
l’ajustement et de la coordination mutuelle de ses membres.
L’adhocratie, telle que la définit Mintzberg, est la structure qui semble
par excellence rétive à l’articulation d’une stratégie au sens de de Certeau puisque dans
ces structures horizontales et peu formalisées de très nombreux acteurs sont
susceptibles d’intervenir dans la définition des orientations de l’organisation. En
s’appuyant sur le cas particulier de l’office national canadien du film, Mintzberg et
McHugh montrent au contraire que, sur quarante ans, les stratégie mises en œuvre par
cette adhocratie sont d’une grande stabilité et que leurs évolutions de moyen terme
peuvent se décrire sur le mode de l’accumulation plus que de la substitution (aux
stratégies de la période t viennent s’ajouter celles de la période t+1, plus qu’elles ne
viennent s’y substituer). Comment comprendre cette relative cohérence intertemporelle,
s’interrogent les auteurs ? Elle s’explique avant tout, estiment-ils, par la nécessité de tirer
avantage des compétences et des savoirs acquis. D’autres facteurs sont également
susceptibles d’expliquer cette relative constance, comme les effets de mode et de
mimétisme ou les exigences administratives qui portent souvent à une certaine
régularité. Le point important, pour notre propos, tient à ce que les auteurs ne
surestiment jamais le caractère centralisé du pilotage de ces organisations. C’est au
contraire précisément parce qu’elles sont à l’évidence dispersées en un grand nombre de
pôles de décisions que les adhocraties retiennent leur attention : même dans ces cas de
forte hétérogénéité interne et d’intégration relâchée peuvent se faire jour des stratégies.
Les développements précédents nous permettent par conséquent de repérer une
seconde dimension sur laquelle peut se jouer la distinction du marché et de
l’organisation. Si l’on admet qu’une organisation, en tant qu’elle constitue un collectif,
est susceptible de mettre en œuvre des stratégies au sens de de Certeau, alors on peut
admettre a contrario que le marché est une forme sociale où a priori aucune stratégie ne se
fait jour.
145
3. Frontières
Un dernier point doit nous permettre de discuter la déconstruction de
l’organisation telle qu’elle a été mise en œuvre par Friedberg : sa remise en cause de la
notion de frontière organisationnelle. On peut en effet prendre acte des résultats
empiriques rappelés par Friedberg, qui montrent que les relations transfrontalières
peuvent être beaucoup plus importantes que celles qui existent au sein de l’organisation,
sans pour autant nier qu’une frontière existe. Tout l’enjeu est, une nouvelle fois, de
gagner en précision. Scott (2003) rappelle très opportunément qu’il existe de
nombreuses manières de repérer les frontières d’une organisation. En s’appuyant sur les
distinctions proposées par Laumann et al. (1983), il rappelle que l’on peut mobiliser trois
critères d’appartenance à une organisation.
Le premier critère est fondé sur la prise en compte des caractéristiques
des individus : qui est membre de l’organisation, qui ne l’est pas ? Dans le cas des
organisations susceptibles d’intervenir sur un marché, le critère de l’appartenance est, a
priori, relativement simple : par exemple, l’acteur est-il salarié, ou ne l’est-il pas ? Il faut
toutefois se garder de simplifier cette question à l’excès, l’ « être-membre » d’une
organisation pouvant à l’évidence se comprendre de manière assez sensiblement
différente : les recompositions du salariat, on le sait, entraînent des degrés
d’appartenance hétérogènes, de même que l’on peut se demander si un actionnaire
appartient, ou non, à l’organisation. Mais on voit également que, quels que soient les
critères d’appartenance retenus, on peut sans difficultés particulières repérer un dedans
et un dehors de l’organisation.
On peut également retenir un second critère, pour qui ce ne sont pas des
individus qui appartiennent (ou pas) à une organisation, mais des activités. C’est celui
qu’utilisent, par exemple, Pfeffer et Salancick (1978), qui expliquent que si l’on retient ce
principe, « alors il est possible de définir dans quelle mesure une personne donnée est ou
n’est pas membre d’une organisation (…). L’organisation est l’ensemble complet des
activités inter-structurées dans lesquelles elle est engagée à un moment donné et à
propos desquelles elle a le pouvoir d’initier, de maintenir, ou de mettre fin à des
146
comportements (…). L’organisation s’arrête lorsque son pouvoir discrétionnaire prend
fin et que commence celui d’une autre » (p. 32, cité in Scott, 2003, p. 187).
Un troisième critère peut enfin être mobilisé : un acteur est alors sensé
appartenir à un collectif pour autant qu’il soit pris dans un certain type de relations. On
comprend aisément qu’à retenir ce critère, il est fort probable que les frontières du
réseau que l’on mettra au jour ont peu de chances de coïncider avec celles de
l’organisation formelle, ou avec celles que l’on dessinera si l’on retient le critère des
individus (qui lui-même dessinera une frontière différente de celle que l’on obtiendra en
retenant le critère des activités). Peut-on pour autant en conclure que les autres critères
d’appartenance organisationnelle sont caducs, et qu’ils doivent nécessairement s’effacer
devant ce critère relationnel ? Il y a là un pas que l’on peut être réticent à franchir...
Pour préciser cette question, revenons sur l’enjeu du tracé des frontières.
Tout le problème est en fait de savoir si distinguer un dedans et un dehors de
l’organisation permet (ou non) de mettre au jour des mécanismes sociaux dont
l’efficacité serait bornée par les frontières de l’organisation. Remettre en cause la notion
de frontière, c’est lui refuser quelque chose comme son efficience, c’est faire l’hypothèse
que la frontière n’est en elle-même pas un enjeu, qu’elle n’intervient dans aucune chaîne
causale particulière, que les mécanismes se jouent d’elle en se déployant de part et
d’autre des lignes qu’elle trace. Nous ne discuterons pas ici cette question en explorant
systématiquement les implications attachées aux différents critères que nous venons de
recenser. Arrêtons-nous simplement sur le plus simple et le premier d’entre eux :
appartenir à une organisation (ou ne pas lui appartenir) fait-il une différence quelconque
pour ses membres et, plus généralement, pour la compréhension des pratiques, des
échanges et des équilibres économiques ? Retenons un critère d’appartenance lui aussi
délibérément simple, celui du salariat – on admettra qu’il est aussi l’un des plus
fréquents. Une littérature considérable s’est attachée à mettre en évidence ce que le fait
d’être salarié d’une organisation pouvait avoir comme implications immenses pour les
acteurs qui appartiennent à l’organisation ou qui restent sur ses marges, mais aussi pour
comprendre la régulation des marchés du travail. Cette littérature, inspirée notamment
par la notion de marché interne développé par Doeringer et Piore (1971), montre
comment l’organisation, pour qui en est salarié, peut devenir un espace de circulation
fermé à ceux qui lui sont extérieurs ; et comment cette circulation s’organise en fonction
147
de règles très sensiblement différentes de celles qui peuvent prévaloir à l’extérieur de la
firme : c’est notamment l’enjeu des frontières organisationnelles que de protéger les
acteurs qui sont membres de l’organisation, et simultanément de les soumettre à des
règles (avec lesquels ils peuvent évidemment jouer) qui ne s’imposent pas à ceux qui
sont à l’extérieur de l’organisation. Ce simple exemple montre bien que la notion de
frontière organisationnelle, quelles que soient les recompositions complexes des
organisations contemporaines et quels que soient, par ailleurs, les chevauchements
multiples qui peuvent se faire jour de part et d’autre des tracés officiels ou les liens
multiplexes qui ne peuvent manquer de se déployer dans des réseaux parfois fort longs,
cette notion de frontière organisationnelle, donc, peut encore avoir un sens.
Tentons une brève récapitulation. Même après la déconstruction
systématique dont elle a fait l’objet, la notion d’organisation n’est pas aussi évanescente
ou inutile qu’on a pu l’avancer. Ces quelques remarques, qui mériteraient à elles seules,
nous en sommes bien conscients, autant de pages que celles que nous consacrons au
marché, permettent cependant d’avancer que l’idée de distinguer le marché de
l’organisation n’est pas nécessairement vouée à l’échec. On voit également, cependant,
que la réduction aux coûts opérés par la théorie de la firme ou par l’économie des coûts
de transaction est, à l’évidence, insuffisante. Sur trois points, l’organisation se distingue
du marché. Elle est, d’abord, une entité sociale davantage intégrée que ne l’est le marché, au
sens où, pour exister, elle se distingue de la somme des parties qui la composent ; elle
est, ensuite (et parce qu’elle est intégrée), une entité susceptible de mettre en œuvre une
stratégie, i.e. elle est capable de capitaliser ses ressources et ses expériences passées pour
se projeter dans un avenir commun, là où le marché en est dépourvu ; il est enfin
possible de lui reconnaître des frontières, par exemple en montrant que l’appartenance ou
la non-appartenance à l’organisation l’inscrit dans des chaînes causales spécifiques. On
voit encore que les frontières du marché et de l’organisation font intervenir des
caractéristiques qui relèvent plus de la forme que du contenu des relations sociales.
L’organisation se distingue donc du marché comme une forme se distingue d’une autre
forme, là où, on s’en souvient, la frontière du marchand et du non-marchand renvoyait
avant tout au contenu des relations.
148
3/ LE MARCHE ET LA « REGULATION POLITIQUE »
Préciser la distinction entre le marchand et le non-marchand, ou entre le
marché et l’organisation, on vient de le voir, est loin d’aller de soi. Au moins les vis-à-vis
que l’on a jusqu’ici opposés au marché étaient-ils, de prime abord en tout cas, sinon
identifiables, du moins assez facilement désignables. Il en va autrement pour le troisième
et dernier vis-à-vis auquel le marché est souvent accolé : on l’appellera, faute de mieux et
nous réservant le loisir de préciser le sens des termes, « régulation politique ». Tentons,
pour commencer, d’en donner une première appréhension, aussi grossière fût-elle. Le
sens commun met souvent en regard deux logiques qui pour les uns s’affronteraient,
pour les autres pourraient se compléter, entre les « logiques » ou les « forces » du
marché, et celles, selon les cas, du « service public » ou de la « politique ». Cette
opposition de sens commun, où l’on entend comme de lointains échos, imprécis et
dégradés, de l’opposition de l’oïkos et de la polis, est-elle d’une quelconque utilité en
sciences sociales ? Pour qu’elle le soit, un double obstacle doit être levé. Il faut d’abord
que les termes de l’opposition soient précisés : on a vu que les « logiques » ou les
« forces » marchandes se laissaient difficilement cerner, et les notions de « régulation » et
plus encore de « politique » que nous avons choisies pour désigner, faute de mieux, ce
troisième vis-à-vis, ne sont pas beaucoup plus précises. Une fois ces termes précisés, on
pourra s’interroger sur l’articulation que l’on peut tenter de mettre au jour entre les pôles
de ce binôme conceptuel.
Premier enjeu, donc : précisons les termes. Au risque d’être
excessivement abrupt, deux grandes lignes de compréhension de ce que peut être la
« régulation politique » peuvent être distinguées. La première met l’accent sur le premier
terme, « régulation » : elle pose qu’il est possible de distinguer, face à une articulation
marchande des intérêts, des actions et des choix des acteurs, une autre forme
d’articulation, en l’occurrence centralisée et organisée autour d’un pôle de décision doté
d’une maîtrise privilégiée de l’information et d’une autorité lui permettant d’imposer ses
décisions aux autres parties du système économique. On le voit : cette première ligne de
compréhension oppose la « régulation politique » au marché dans des termes qui ne sont
pas très différents de ceux que nous pouvions repérer dans la mise en regard du marché
et de l’organisation. La seconde ligne de compréhension s’appuie quant à elle sur la
149
notion de « politique » : ce qui la retient dans l’opposition du marché et de la « régulation
politique », c’est qu’au marché manquerait cette dimension « politique », souvent
invoquée et pourtant si délicate à cerner. C’est entre ces deux lignes de compréhension
de l’opposition qu’il nous faut circuler, et on comprendra sans mal que cette circulation
ne puisse se faire qu’entre des écueils et des repères très grossièrement repérés : les
enjeux que nous évoquons ici sont immenses, et notre ambition ne peut excéder celle de
proposer quelque chose comme une cartographie très élémentaire de certaines des
positions possibles. Nous commencerons par nous arrêter sur la première ligne de
compréhension, en montrant comment a pu être évoquée l’opposition de la « régulation
politique », conçue en l’occurrence sous la forme très particulière de la planification, et du
marché. Nous montrerons ensuite comment cette opposition a été complexifiée et
déconstruite au point, pensons-nous, de rendre impossible toute compréhension de ce
que pourrait recouvrir le « politique ». Nous tenterons de montrer, dans un troisième
temps, comment le sens de cette notion peut être encore travaillé tout en conservant à la
notion de marché son sens et sa spécificité.
A/ Le marché et le plan
Des différentes tentatives que l’on peut repérer qui articulent marché et
planification (cf. par exemple Dahrendorf, 1968), nous retiendrons l’une des plus
séminales, celle qui s’est faite jour chez les économistes autrichiens au cours des années
1920 et 193059. Pour Mises et Hayek, la planification permet, en la grossissant comme
une loupe, de soulever plus généralement la question de l’intervention de l’Etat dans la
vie économique (Shand (1984). Aussi, en opposant le marché au plan oppose-t-on deux
logiques fondamentalement différentes d’organiser la vie économique. Sans négliger le
fait que l’opposition du marché et du plan a été thématisée avant tout par Ludwig Von
Mises (1975), nous nous appuierons ici sur la démarche et la systématisation de cette
articulation telle qu’elle est proposée par Hayek (1980, p. 119-209 notamment ; 2005)60.
59
Pour un bilan des travaux sur la planification, cf. Benamouzig et Cusin (2004, p. 336 et sq.).
Signalons que cette opposition du marché et du plan est également présente, de manière systématique,
dans le chapitre II d’Economie et société (cf. notamment Weber, 1995a, p. 154 et sq. ainsi que p. 160 et sq.), et
60
150
Pour les économistes autrichiens et pour Hayek en particulier, la planification et, plus
généralement, la régulation étatique de l’économie est un cas particulier d’une démarche
plus générale qu’il nomme « constructivisme rationaliste », et qui tente de construire ex
nihilo des institutions sociales en les bâtissant more geometrico avec l’ambition d’en faire les
moyens adéquats de fins explicitement posées comme désirables. Une telle entreprise,
pour Hayek, est nécessairement vouée à l’échec – et elle l’est pour des raisons avant tout
épistémologiques : alors qu’il est possible, pour l’ingénieur, de maîtriser l’ensemble des
connaissances et des informations nécessaires pour élaborer la machine qu’il projette,
ces connaissances et ces informations font défaut quand il s’agit de procéder à quelque
chose comme à une ingénierie sociale.
Pour Hayek en effet, on peut distinguer, dans le savoir d’un individu,
entre un savoir de nature universelle, constitué par l’ensemble des théories scientifiques
et par la recension des procédés technologiques, et un savoir particulier, fondé sur la
maîtrise de faits singuliers et la connaissances de circonstances particulières de temps et
de lieux. Ce savoir singulier, estime Hayek, est la source principale, sinon unique, de
production de valeur dans la vie économique. Or, estime Hayek, cette connaissance
singulière, indexée sur des lieux et des moments particuliers, est souvent négligée au
profit de la connaissance théorique et universelle, jugée a priori beaucoup plus difficile à
acquérir. L’hypothèse est fréquente en particulier, selon laquelle l’autorité publique
désireuse d’intervenir dans l’économie disposerait de cette connaissance théorique
générale et pourrait, sans aucune difficulté, acquérir la connaissance des faits singuliers
nécessaire à son intervention. Cette hypothèse, pour Hayek, est malheureusement
fausse. La connaissance des faits singuliers nécessaire à une intervention raisonnée et
efficace dans l’économie supposerait que puissent être agrégées, par un seul esprit
omniscient, les connaissances singulières dont disposent l’ensemble des acteurs
économiques : comment cette compilation de dizaines de milliers d’expériences
singulières pourrait-elle être menée à bien ? Mais plus encore, estime Hayek, les faits
économiques de nos sociétés contemporaines relèvent de ce qu’il nomme une « hyper
complexité ». C’est en détaillant les causes de cette « hyper-complexité » qu’Hayek va
préciser l’opposition entre l’action planifiée de l’Etat (incapable, selon lui, de la prendre
en compte) et le marché (qui, au contraire, y parvient).
que Weber s’appuie explicitement (ce qui chez lui est rare…) sur les travaux des autrichiens, et
notamment de Mises. Faute de place, nous ne présenterons pas ici les développements que Weber
consacre à cette opposition.
151
Pour qu’une action planifiée soit possible, il faudrait que l’agent
planificateur ait une parfaite connaissance des événements à venir. Or, de nouveaux
événements surviennent en permanence au sein du monde économique, qui viennent
perpétuellement remettre en cause les prévisions qu’on en pouvait donner. Dès lors,
tout l’enjeu est de savoir quel processus de décision s’adaptera le mieux et le plus
rapidement à ces conditions perpétuellement changeantes. Pour Hayek, il ne fait pas de
doute que l’extrême réactivité de l’information transmise par le système des prix permet
une meilleure réactivité du marché relativement à l’organisation centralisée de
l’économie, prisonnière de ses prévisions qui, à l’usage, ne peuvent s’avérer qu’erronées.
Par ailleurs, souligne Hayek, poser que l’action planificatrice d’un acteur
permettrait d’organiser la vie économique de l’ensemble des autres acteurs revient à faire
l’hypothèse que les actions de ces acteurs sont parfaitement anticipables et mutuellement
indépendantes. Si on admet au contraire – comme il semble que ce soit le cas… - que les
acteurs économiques ne sont pas des monades et que leurs actions peuvent se décrire
comme autant de réponses adaptées aux pratiques antérieures de leur vis-à-vis, il semble
bien qu’il faille admettre que les acteurs sont, au contraire, interdépendants. La
planification devient alors beaucoup plus délicate à penser : il faudrait en effet, pour
qu’elle soit possible, que le planificateur soit capable d’anticiper toutes les réactions à ses
propres actions, qu’il soit aussi capable d’imaginer les conséquences de la composition
de ces réactions, et d’ajuster ses plans a priori en conséquence. Mais on voit bien que,
même s’il y parvient, le planificateur est engagé dans un processus spéculaire de
régression à l’infini : il lui faut anticiper (et planifier en conséquence) les réactions à ses
anticipations modifiées, et ainsi de suite. Selon Nemo (1988), cette difficulté ne pourrait
être surmontée « que par l’hypothèse d’un despotisme absolu, imposant une unique
vision du monde et une unique échelle de préférences. » (p. 32).
Deux autres limites du pouvoir planificateur renvoient plus précisément
encore à la distinction proposée par Hayek entre savoir universel et savoir singulier. Le
savoir singulier est celui qui joue un rôle décisif dans le processus de création, nous dit
Hayek. Or, ce savoir ne peut être transmis à l’instance planificatrice que de manière
discontinue, de période en période. Ce savoir se crée pourtant de manière continue et
instantanée, car il s’élabore au fur et à mesure que les individus agissent. Autrement dit,
comme le résume Nemo (1988), « l’agent ne peut informer le Plan, au début de chaque
période, de ce qu’il ne découvrira qu’au cours de celle-ci » (p. 33). Par ailleurs, pour
152
Hayek, ces connaissances singulières sont, le plus souvent, individuelles ou tacites. C’est
donc une nouvelle limite à la réunion, en un seul centre, de toute l’information
nécessaire à l’action planifiée : les acteurs ne peuvent pas transmettre au centre une
information dont ils ignorent qu’ils la possèdent…
Pour toutes ces raisons, l’action planifiée conçue sur le modèle de
l’ingénierie sociale est, pour Hayek, impossible : elle se heurte à l’obstacle princeps
constitué par le fait que ses besoins en information ne peuvent être comblés. Elle a en
effet besoin d’une information centralisée et stable, alors que les faits économiques sont
par définition décentralisés, interdépendants et dynamiques. Le marché, conçu par
Hayek sous un angle avant tout épistémique, i.e. comme une « procédure de
découverte », installe une coopération entre les acteurs ne nécessitant pas de
concertation préalable et permettant d’arbitrer de manière non coercitive entre leurs
préférences. Selon les termes de Nemo, « le marché est une forme de communication
humaine réalisant, par les procédures formelles du droit et les signaux des prix, un
interface anonyme entre des agents économiques qui n’ont pas besoin de se connaître
pour échanger, à leur avantage mutuel, des biens et des services. Le droit étant
« abstrait » et les prix étant « codés », les agents ne sont pas censés savoir quelles sont les
représentations du monde et les préférences de leurs partenaires ; ils ne sont pas obligés
de se mettre d’accord sur l’importance respective des fins qu’ils poursuivent » (Nemo,
1988, p. 36). Pour Hayek, il ne fait donc pas de doute que plan et marché s’opposent, et
que l’action planifiée de l’Etat produira des résultats nécessairement inférieurs à ceux
consécutifs à la composition des stratégies individuelles confrontées sur un marché.
Il n’est pas question pour nous de prendre la mesure de la pertinence
empirique des critiques adressées par les économistes autrichiens à la démarche
planificatrice – tout au plus peut-on signaler que les travaux sociologiques consacrés aux
effets de la planification (Scott et McArthur, 1969) ou aux processus qui la portent
(Crozier, 1965 ; Friedberg, 1975) dressent un bilan sévère des exercices de planification
tels qu’ils se sont déroulés dans les sociétés occidentales. Notre propos, rappelons-le, est
d’ordre analytique : peut-on s’en tenir à l’opposition frontale du marché et de la
régulation politique, conçue sous la forme de la planification ? Ou cette opposition,
comme celle du marché et de l’organisation dont elle est d’ailleurs proche, doit-elle être
relativisée et éventuellement déconstruite ? Soulignons par ailleurs que le caractère
153
politique (ou non) de l’exercice planificateur et, plus généralement, de l’intervention de
l’Etat, n’a jusqu’ici pas été évoqué : est-ce à dire que cette dimension ne doit jouer aucun
rôle lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’articulation de la régulation politique et du marché ?
Ce sont ces questions que nous allons maintenant tenter d’éclaircir.
B/ La dilution de l’action publique
L’opposition tracée par les économistes autrichiens entre le marché et la
panification est franche et massive, et cette irréductibilité de l’une à l’autre tient
notamment au fait que, selon Hayek (2005) un interventionnisme modéré mènerait
nécessairement, à terme, à une planification systématique et au despotisme absolu. Très
tôt, pourtant, des auteurs se sont attachés à montrer que cette dichotomisation de la vie
économique en deux modes d’organisation est profondément discutable. Dès les années
1930, Oskar Lange entreprend de répondre aux objections de Von Mises et d’actualiser
les résultats théoriques qu’Enrico Barone avait établis, en montrant que sous certaines
hypothèses, la planification permettait d’aboutir à un équilibre général comparable à
celui qui, selon Walras, émerge des conditions de la concurrence pure et parfaite
(Barone, 1908). L’intérêt de la solution de Lange est que loin de reposer sur la
juxtaposition de deux systèmes d’allocation exclusifs, le marché et le plan, elle repose au
contraire sur leur combinaison. Selon l’heureuse expression de Benamouzig et Cusin
(2004), Lange (1938) propose en effet une conception « décentralisée » de la
planification qui repose notamment sur la mise en œuvre de mécanismes marchands.
Lange retient des autrichiens l’hypothèse selon laquelle la planification peine
nécessairement à coordonner les acteurs périphériques. Il reconnaît de facto que le
système des prix auquel Hayek et Von Mises prêtent tant de vertus est plus efficace,
puisqu’il introduit l’idée d’un « bureau central de planification » dont le rôle rappelle
celui du commissaire-priseur chez Walras. Comme l’expliquent Benamouzig et Cusin
(2004), « le bureau central annonce des « indices prospectifs » relatifs aux quantités à
produire. Communiqués aux agents économiques, qui peuvent y réagir en fonction de
leurs capacités de production, ces indices jouent dans le circuit économique planifié un
154
rôle de signal équivalent à celui des prix sur un marché. Après un processus itératif de
tâtonnement et d’échanges d’informations entre l’autorité centrale et les acteurs
économiques, le bureau central parvient en principe à déterminer des objectifs globaux »
(p. 338-339). Dans le schéma de Lange, le processus d’itération porte donc sur les
quantités, plus que sur les prix. C’est ce schéma qui, jusque dans les années 1970, guide
l’essentiel des travaux économiques portant sur la planification (Heal, 1973 ; Johansen,
1977 ; sur ces questions, cf. également Lindblom, 1977).
Le point capital, sur un plan analytique, tient dans le fait que plan et
marché cessent de s’opposer pour se combiner : l’opposition franche dessinée par les
autrichiens commence dès lors de se défaire. Si l’on quitte les débats et les polémiques
organisées autour de la planification et que l’on élargit le périmètre des formes que peut
prendre l’action publique, on constate également que les mécanismes fondamentaux qui
règlent l’action de l’Etat sont loin de s’ordonner entièrement au despotisme centralisé
qui effraie tant les économistes autrichiens. On a ainsi pu montrer que l’intervention
étatique dans l’économie ne se traduit pas mécaniquement par une tendance à la
planification absolue, mais que l’intervention de l’Etat peut fort bien se comprendre
comme une série de mesures visant à amender ou à infléchir les fonctionnements et les
équilibres issus des seules « forces du marché » (Esping-Andersen, 1985 ; Lévy-Leboyer,
Casanova, 1991). Dans ses formes historiques, l’intervention de l’Etat ne doit donc pas
se penser en tant qu’elle viendrait mécaniquement annuler et remplacer les mécanismes
marchands, mais comme un élément parmi d’autres d’une dynamique complexe et
nécessairement bigarrée. Et cette bigarrure (ou la conscience que l’on en a) est allée
croissant au cours du second XXème Siècle. Renate Mayntz (1993) souligne par exemple
que les gouvernements occidentaux sont confrontés à quatre problèmes croissants, qui
limitent d’autant leur capacité de pilotage centralisé : leur incapacité à mettre en vigueur
la réglementation (implementation problem), le refus des groupes de reconnaître la légitimité
de cette réglementation (motivation problem), la mauvaise appréciation des relations de
causalité reliant des moyens à des fins (knowledge problem), et l’absence de compétence (au
sens juridique) et d’instruments de gouvernement (governability problem). Que ces
difficultés de gouvernement se fassent jour au niveau local (Le Galès, 1995 ; Kooiman,
1993), national (Leca, 1996 ; Rhodes, 1997) ou international (Rosenau et Czempiel,
1992), elles engagent en général, si l’on se fonde sur la gigantesque littérature traitant de
l’action publique, une déconcentration accrue et un pouvoir discrétionnaire croissant
155
reconnu aux organes de mise en vigueur pour face aux déficiences de mise en œuvre ;
un accroissement de la concertation et de la persuasion pour tenter de régler le
problème de motivation ; le recours à l’évaluation pour faire face aux difficultés
attachées à la gestion de l’information et des connaissances ; un accroissement de la
décentralisation et l’élaboration d’un droit plus flexible, moins général et plus adaptable
pour dénouer les tensions engendrées par la crise de la gouvernabilité.
Plus généralement, les problèmes rencontrés par les collectivités
publiques soucieuses d’intervenir dans l’économie sont tels que ces modes d’action
s’éloignent désormais considérablement de la planification critiquée par Hayek et Von
Mises. Qu’on tente de les regrouper sous le vocable de gouvernance (Le Galès, 1995 ;
Mayntz, 1998), de réseaux de politiques publiques (Marin et Mayntz, 1991 ; Le Galès et
Thatcher, 1995), de régulation politique (Lorrain, 1998), de marchandisation de l’Etat ou
de gouvernement par le marché (Pierre, 1995 ; Self, 1993), de nouvelle bureaucratie
(Savoie, 1994), les deux tendances principales que ces travaux tentent de mettre au jour
déconstruisent l’idée d’un Etat intégré et monolithique dont les entreprises passeraient
par l’édition d’oukases lointaines. D’un côté, en effet, l’action publique fait intervenir de
très nombreux acteurs, et ne peut par conséquent se concevoir comme l’entreprise
irréductiblement distincte d’un acteur isolé : que l’on se situe en amont de la prise de la
décision, par exemple lors de la mise sur agenda, ou en aval, lors de la mise en œuvre,
l’action publique est inspirée, portée, parfois décidée au gré d’interactions entre des
acteurs publics, para-publics, comme les agences, ou privés (groupes d’intérêts,
associations ou entreprises, e.g.). D’un autre côté, les collectivités publiques (et l’Etat au
premier chef) ne peuvent se saisir comme des entités homogènes. Comme n’importe
quelles organisations, ce sont des structures segmentées, conflictuelles, hétérogènes,
parfois davantage soumises à des forces centrifuges qu’à des dynamiques centripètes –
on mesure ici la pertinence de la remarque de Leca (1996) qui souligne la proximité de
ces perspectives avec les premiers travaux menés sur l’administration française par les
chercheurs du Centre de sociologie des organisations (Grémion, 1976 ; Crozier,
Thoenig, 1975). Pour décrire l’action publique, il n’est pas donc pas nécessaire de
l’opposer à un épouvantail marchand dont elle se distinguerait radicalement (pour le
meilleur ou pour le pire, c’est selon). Il faut au contraire s’attacher à mettre au jour le
maillage complexe des interactions entre acteurs publics et privés qui donnent naissance
à des arrangements parfois ponctuels, parfois davantage stabilisés, qui nouent entre eux
156
des contrats de délégation et de sous-traitance, et qui pour cela recourent abondamment
à des mécanismes que l’on renvoie traditionnellement au marché : procédure de mise en
concurrence, accord de gré à gré, négociations bilatérales, réversibilité des engagements,
etc.
Nous ne détaillerons pas plus avant (faute de place) le contenu,
extrêmement riche, de cet ensemble de travaux. Nous nous contenterons de revenir à
notre question de départ. Si l’on tient pour acquis les deux principaux éléments que
nous venons de décrire sommairement (brouillage des frontières public/privé,
segmentation interne des organisations publiques), comment penser l’articulation du
marché et de la régulation politique ? On le voit : la frontière n’est plus aisée à repérer,
elle devient vite indiscernable. Le mouvement qui ici se fait jour n’est pas très différent
de celui que l’on a décrit lorsque nous parlions de l’organisation : au départ, une
opposition franche et nette entre deux entités qui, à force d’être déconstruites, ne sont
pas loin de se confondre. Non pas, certes, que pour les chercheurs qui se penchent sur
l’action publique, Etat et marché se recouvrent ; mais plutôt que ces catégories cessent,
de facto, de jouer dans leurs travaux un rôle déterminant. Là encore, l’analogie avec le
destin de la dichotomie marché/organisation est frappante : d’abord structurante pour la
cartographie conceptuelle du sociologue, elle s’efface progressivement pour donner
naissance à d’autres termes, destinés à décrire les configurations mixtes, intermédiaires
ou composites. Nous retrouvons, par conséquent, la question que nous soulevions plus
haut à propos de la notion d’organisation : faut-il prendre acte de cette indistinction, et
reconnaître pour chimérique l’ambition de tracer une frontière (ou, au moins, de repérer
une articulation) entre marché et régulation politique ? Ou faut-il tenter de soulever cette
question à nouveaux frais ?
157
C/ Marché et politique
Nous le signalions plus haut : dans l’opposition du plan et du marché, le
caractère éventuellement « politique » de l’un des pôles n’était à aucun moment pris en
compte ; cet effacement du politique est davantage encore prononcé dans les travaux
qui insistent sur le caractère mixte et composite des formes contemporaines d’action
publique – il est fort rare que le caractère « politique » de ces compositions qui portent
aujourd'hui sur l’action publique soit sérieusement discuté ou problématisé. C’est
pourtant en réintroduisant cette question du « repérage du politique » (Leca, 1973) que
l’on peut, pensons-nous, envisager de redonner une pertinence à la distinction du
marché et de la régulation politique. Les théoriciens de la gouvernance ou des réseaux de
politique publique mettent au jour, nous l’avons dit, le caractère mixte et composite de
l’action publique : celle-ci, nous disent-ils, repose fréquemment sur la mobilisation de
mécanismes marchands (négociations, contrats, partenariat réversibles, etc.), aussi la
distinction entre le marché et la régulation politique n’a-t-elle plus de sens, puisque l’un
peut devenir l’instrument de l’autre. On peut admettre que le marché peut être un outil
permettant de porter une action publique sans nécessairement renoncer à décrire son
articulation avec la régulation politique. Raisonnons en effet a contrario : imaginons un
marché engageant des acteurs exclusivement privés (deux entreprises, par exemple),
engageant des fonds exclusivement privés (ceux de leurs actionnaires), en poursuivant
des fins exclusivement financières (la maximisation de leurs profits) ; imaginons
maintenant un autre marché où interviennent des acteurs privés et publics (un ministère
passant un appel d’offre, par exemple), ces derniers engageant, suivant des règles de
publicité très particulières, des sommes issues du prélèvement de l’impôt et poursuivant
des fins potentiellement non exclusivement réductibles à la maximisation du profit
(financier ou symbolique) des dirigeants ou de l’institution. Dans les deux cas, une
même forme (le marché, entendu dans son acception wébérienne) recouvre des réalités
différentes : plus précisément, si « politique » il y a, il est sans doute davantage présent
sur le second marché qu’au sein du premier. Mais à ce stade, l’intuition de la différence
158
qui peut se faire jour entre ces deux marchés demeure encore très largement
insuffisante.
Pour la préciser, nous proposons de reprendre les termes d’une étude
consacrée au mode d’intervention de l’Etat dans un secteur artistique, celui de la
musique ancienne (François, 2007). Alors que la vie musicale française a souvent été
portée par des plans explicites et formalisés, comme celui qui a lancé la fondation des
orchestres et des conservatoires dans les années 1960, la musique ancienne (i.e., la
démarche consistant à jouer les compositeurs d’autrefois en utilisant les instruments qui
étaient à leur disposition, et non ceux que nous connaissons aujourd'hui) n’a bénéficié,
pour soutenir son développement spectaculaire, d’aucun plan établi. Il est pourtant
possible de montrer qu’elle a été soutenue par le biais, notamment, de deux marchés
principaux : le marché des subventions, d’abord, sur lequel interviennent de nombreuses
collectivités publiques (Ministère de la Culture, DRAC, conseils régionaux ou généraux,
municipalités) d’un côté, de très nombreux ensembles de l’autre, les uns et les autres en
concurrence et procédant parfois à un échange (un ensemble de prestation en
contrepartie d’une subvention) ; le marché des concerts, ensuite, puisque les
organisateurs de concerts qui accueillent les ensembles de musique ancienne sont euxmêmes subventionnés et qu’ils peuvent s’analyser comme des agences de redistribution
des fonds publics. Le soutien public à la musique ancienne est donc instrumenté par le
marché, ou plus précisément par deux marchés.
Mais dans quelle mesure peut-on dire de ce soutien qu’il est
« politique » ? A l’évidence, il ne le fut pas toujours : au cours des années 1980, ce sont
des actions très ponctuelles, souvent informelles, qui lient davantage deux individus que
deux institutions – puis les rapports deviennent plus officiels, publicisés et encadrés
dans des conventions puri-annuelles, largement indépendantes des parties qui les ont
portées sur les fonds baptismaux. Peut-on préciser les dimensions qui permettent ainsi
de passer d’une action de soutien encore très informelle à une action que l’on pourra, à
condition d’en préciser le sens, appeler « politique » ? Quatre critères permettent, en
l’occurrence (mais d’autres pourraient être retenus, pour peu qu’on les précise et qu’on
les motive), de spécifier les formes d’intervention au sein de ce monde comme des
interventions politiques.
159
i) Le premier critère qui permet de parler d’actions publiques renvoie aux
ressources qu’elles mobilisent, ressources directement attachées à la puissance publique : en
l’occurrence, la capacité à disposer de fonds publics. Si donc la régulation
qu’introduisent les collectivités publiques dans la vie économique peut être dite
« politique », c’est notamment parce que les ressources qu’elles mobilisent pour y
intervenir sont issues de ce qui distingue radicalement les institutions publiques des
autres institutions sociales, en l’occurrence la capacité à lever l’impôt.
ii) Une seconde dimension renvoie à un critère topographique que l’on peut
emprunter à Sartori (1973) : pour dire d’une action qu’elle est une action politique, il faut
selon Sartori la renvoyer aux sites où elle se déploie – autrement dit, les actions
politiques sont les actions qui sont entreprises dans des institutions publiques. C’est l’un
des éléments qui permet de distinguer le soutien public des actions mécénales, c’est aussi
un critère qui permet de souligner la diversité des arènes d’où s’instrumente le soutien
public, c’est enfin une dimension qui permet de souligner l’ambiguïté de certains lieux :
dans le cas de la musique ancienne, les associations qui gèrent les festivals ne sont pas à
proprement parler des institutions publiques, elles sont pourtant des lieux qui
participent à la mise en œuvre de l’action publique.
iii) Une troisième dimension permet d’organiser la diversité des formes d’action
publique : les logiques d’action que les acteurs peuvent mettre en œuvre. Sont-elles
interpersonnelles et discrétionnaires, ou obéissent-elles à des règles de définition et de
mise en œuvre inscrites dans un cadre explicitement reconnu comme chargé de
permettre la poursuite du bien commun ?
iv) Dernière dimension mobilisée dans cette analyse des formes d’action
publique, la mise en public des décisions. Cette publicisation peut être très inégale selon les
formes d’intervention : dans le cas de la musique ancienne, elle est présente sur le
marché des subventions, où elle contribue à masquer l’hétérogénéité des processus de
décision et où elle contribue à instituer une distinction entre l’action publique et le
mécénat que l’analyse des seules logiques d’action avait tendance à gommer ; elle fait
défaut, en revanche, sur le marché des concerts.
160
Ces quatre dimensions – les ressources, les lieux, les logiques d’action et
la mise en public – qui permettent d’organiser et de comparer les formes prises par
l’action publique rappellent enfin que la spécification d’une régulation comme politique
n’est pas un état (une action n’est pas par essence politique) et qu’elle doit se saisir en
mobilisant une multiplicité de critères – dont la définition et l’articulation, en toute
généralité, restent encore à penser – qu’une seule dimension est incapable de saisir. C’est
dire, par conséquent, que les repérages proposés ici n’ont aucune prétention à
l’exhaustivité : en s’appuyant sur d’autres terrains empiriques, moins déstructurés et plus
classiques peut-être, on pourrait ainsi retrouver des dimensions que nous n’avons pas
rencontrées ici, qu’elles renvoient au caractère architectonique du politique (Descombes,
1994), à la visée d’un sens général qu’il peut engager (Muller, 2000) ou à ses dimensions
principiellement agonistiques (Freund, 1965). Dans cette esquisse, nous avons
simplement tenté de proposer quelques pistes pour un repérage d’autant plus urgent à
nos yeux qu’il fait trop souvent défaut aux travaux qui soulignent le caractère hybride et
fragmenté des interventions publiques.
Conclusion
Le marché semble de prime abord s’opposer d’évidence à trois vis-à-vis :
le non-marchand, l’organisation, la régulation politique. Si l’on suit les travaux consacrés
à chacune de ces articulations, on mesure pourtant à quel point cette mise en regard est
loin d’aller de soi. Ces oppositions ont été en effet systématiquement déconstruites, et
c’est beaucoup plus l’entremêlement des logiques d’action et l’hybridation des formes
sociales que l’on s’applique à mettre au jour : en montrant, par exemple, comme les
interactions marchandes se nourrissent de liens interpersonnels ou s’investissent d’un
sens qui déborde, et de loin, le froid calcul d’une optimisation économique ; en
montrant également comme la frontière de l’organisation et du marché tendent à se
dissoudre dans la recomposition toujours fragile des systèmes d’action ; en insistant sur
la bigarrure et la mixité des formes d’action publique que l’on ne peut plus frontalement
opposer au marché.
Le repérage des frontières du marché est donc une opération
singulièrement plus complexe que ce que l’on pouvait imaginer en s’en remettant aux
161
premiers textes de la tradition des sciences sociales ou au sens commun contemporain.
Nous avons suggéré qu’il était possible de les tracer en empruntant à Simmel sa
distinction de la forme et du contenu des interactions. La frontière du marchand et du
non-marchand passe à travers les logiques qui sont à l’œuvre au sein de l’échange : c’est
le contenu de cet échange, dans le rapport aux hommes qu’il engage, aux choses et au
temps, qui permet de tracer la frontière du marchand et du non-marchand. La frontière
du marché et de l’organisation est, quant à elle, entendue ici en un sens avant tout
morphologique : parce que l’organisation est une forme beaucoup plus intégrée que ne
l’est le marché (i.e., parce qu’elle est sensiblement différente de la somme des parties qui
la composent), elle est susceptible de mettre en œuvre une stratégie et que l’on peut lui
reconnaître des frontières, pour poreuses et composites qu’elles soient. La frontière
entre le marché et la régulation politique est sans doute celle qui fait intervenir le plus de
critères ou de repères : d’abord, parce que le constat du caractère nécessairement
hybride de l’action publique impose de la penser autrement que sur le mode (exclusif en
tout cas) de la morphologie ; ensuite, parce qu’elle repose par conséquent sur le repérage
de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas, repérage par essence malaisé et pluridimensionnel ; enfin, parce que de toutes les frontières que nous avons suggéré de tracer
dans ce chapitre, c’est celle qui s’impose de la manière la plus impérieuse à notre horizon
normatif. Aussi les quatre dimensions que nous avons retenues (les ressources, la
topographie, les logiques d’action, la publicité) ne sont-elles, comme celles qui balisaient
les marges du non-marchand ou de l’organisation, que des points de repères provisoires
que l’on se propose de verser dans la boite à outils du sociologue.
Le repérage des frontières du marché s’imposait comme le contrepoint
« externaliste » de la définition « internaliste » que nous avions retenue dans le précédent
chapitre. Il montre que concevoir le marché comme une forme sociale ne doit pas
porter à négliger le contenu des interactions qui s’y font jour, puisque ce sont elles, bien
souvent, qui permettent de tracer ses frontières. Il montre également que la topographie
implicite qui, souvent, préside aux représentations ou aux discours de sens commun sur
le marché et qui l’assimile à un lieu (est-on dans le marché, ou à l’extérieur ?) est
beaucoup trop simple pour pouvoir rendre compte de la complexité des phénomènes
qui s’y déploient et, plus généralement, de la différenciation des activités économiques. Il
montre enfin que la forme sociale que nous mettions au jour au chapitre précédent, cet
agencement d’interactions concurrentielles et d’échanges, est susceptible d’être traversé
162
sans cesse de logiques qui lui sont hétéronomes. Tout l’enjeu n’est donc pas, en traçant
ses frontières, de dessiner des espaces rigidement exclusifs les uns des autres, mais de se
réserver la possibilité de penser, en l’organisant, la complexité et l’hybridation
systématique des phénomènes économiques. Sur un marché, les échanges peuvent ne
pas s’ordonner aux critères étroits de l’échange marchand – mais les critères que nous
avons retenus ici permettent, par le recours à la méthode classique de l’idéal-type, de
ramener des situations complexes et hétérogènes à un étalon unique et dépourvu
d’équivoque, et d’ordonner ainsi, en les comparant, la complexité du cours du monde
historique.
163
164
II. L’ACTION MARCHANDE
« D’abord, hommage au talent ! Notre ami n’est pas un gars,
comme dit Finot, mais un gentleman qui sait le jeu, qui connaît
les cartes et que la galerie respecte. Rastignac a tout l’esprit qu’il
faut avoir dans un moment donné, comme un militaire qui ne
place son courage qu’à quatre-vingt-dix jours, trois signatures et
des garanties. Il paraîtra cassant, brise-raison, sans suite dans les
idées, sans constance dans ses projets, sans opinions fixes ; mais
s’il se présente une affaire sérieuse, une combinaison à suivre, il
ne s’éparpillera pas, comme Blondet que voilà ! et qui discute
alors pour le compte du voisin. Rastignac se concentre, se
ramasse, étudie le point où il faut charger, et il charge à fond de
train. Avec la valeur de Murat, il enfonce les carrés, les
actionnaires, les fondateurs et toute la boutique ; quand la charge
a fait son trou, il rentre dans sa vie molle et insouciante, il
redevient l’homme du midi, le voluptueux, le diseur de riens,
l’inoccupé Rastignac, qui peut se lever à midi parce qu’il ne s’est
pas couché au moment de la crise ».
H. de Balzac, La maison Nucingen, in La comédie
humaine. VI, Paris, Gallimard, p. 334.
165
166
INTRODUCTION
Si l’on en croît le portrait troussé par Balzac, Rastignac est un homme
contrasté : le voici dolent, brise-raison et diseur de riens, comme affalé de satisfaction
dandy, mais voilà qu’il entre en affaires et il se mue en militaire, ramassé, réfléchi,
opiniâtre – le marché aurait ainsi cet étrange pouvoir de transformer un homme ! Cet
aventurier méridional et voluptueux, Balzac nous le décrit comme un animal calculateur
et décidé dès lors qu’il s’agit de prendre « la boutique », il devient un acteur rationnel, avant
de retourner, une fois sa tâche marchande accomplie, à ses matinées écourtées et à ses
humeurs changeantes.
Il y a loin, on le sait, du romancier au sociologue – mais les effets de réel
du portrait affûté d’un Rastignac versatile ou clivé résonnent étrangement aux oreilles du
chercheur habitué à lire les textes plus austères où on lui parle de marché. Bien souvent,
en effet, les sciences sociales abordent le marché soit en posant l’hypothèse que les
acteurs qui y interagissent sont des individus rationnels – et sans autre forme de procès –
soit en refusant, de manière tout aussi abrupte, de considérer cette hypothèse de
rationalité autrement que comme l’incarnation d’un européocentrisme libéral et
conventionnel dont le caractère infra-scientifique n’appellerait même pas discussion
(Passeron, 1995, p. 39). La question de la rationalité du comportement – et du rôle que
l’on fait jouer au principe de rationalité dans la démonstration – n’est au fond que la
déclinaison particulière d’une interrogation beaucoup plus vaste : de quels outils conceptuels
doit se doter le sociologue pour analyser l’action des individus qui interviennent sur un marché ? Cette
question n’a rien d’accessoire : quand il décrit des producteurs en concurrence, quand il
analyse les modalités de l’échange, le sociologue décrit bien des actions, et il choisit par
conséquent, implicitement ou explicitement, une manière de les appréhender. On le
verra : les outils dont il dispose sont nombreux, hétérogènes, souvent incompatibles
entre eux, et il est plus raisonnable, dès lors, d’exhiber les schémas d’analyse de l’action
167
qu’engagent telle ou telle posture plutôt que de les laisser dans l’ombre et de faire
comme s’ils allaient de soi.
On peut, à cette fin, partir précisément du rôle que l’on fait jouer au
principe de rationalité dans la description et l’explication du comportement des acteurs
marchands : c’est de la discussion de ce principe que nous partirons, pour en saisir le
sens et les fonctions et pour tenter de dégager sa place dans une approche sociologique
de l’action marchande. Non pas, évidemment, que nous défendions ici l’idée selon
laquelle, sur un marché, une action serait nécessairement rationnelle en finalité : le
précédent chapitre suffit à montrer, pensons-nous, que les logiques d’action qui peuvent
se faire jour dans les échanges marchands ou qui peuvent motiver les stratégies
concurrentielles sont au contraire des plus hétérogènes. Mais deux raisons nous portent
à réserver un traitement privilégié à cette question de l’action marchande en tant qu’elle
est une action rationnelle en finalité : d’abord, parce que sans qu’elle y soit exclusive de
toute autre logique d’action, le marché est malgré tout l’une de ses terres d’élection ;
ensuite, parce que les débats relatifs à cette forme d’action spécifique, en tant qu’elle se
déploie sur un marché, sont suffisamment riches pour qu’on leur consacre des
développements particuliers.
Un mot encore, avant d’engager notre exploration : il va de soi que la
question des outils conceptuels de saisie de l’action débordent de très loin la seule
sphère du marché – c’est l’une des conséquences du constat de l’encastrement des
activités économiques dans la vie sociale que de voir certaines des questions théoriques
que l’on aimerait voir circonscrites à des terrains moins étendus les déborder pour
embrasser les steppes moins rassurantes d’une sociologie « générale », pour peu que ce
terme ait un sens. Aussi le lecteur aura-t-il parfois l’impression que nous nous égaierons
parfois loin de nos bases, bien loin de Rastignac et de ses charges à la Murat – mais nous
ne perdrons pas de vue que nos enjeux, même s’ils appellent quelques détours de
production, restent ceux de l’action économique et même, avant tout, ceux de l’action
marchande.
168
169
CHAPITRE 4 : L’ACTION COMME SOCLE AXIOMATIQUE
Si l’on admet, avec March (1991), que l’histoire de la notion de
rationalité est le récit de sa complexification, on ne s’étonnera guère qu’au terme de cette
histoire fort longue (comme le rappellent Gérard-Varet et Passeron (1995), on peut sans
mal la faire remonter aux premiers textes philosophiques de la tradition occidentale) les
questions qui la touchent soient singulièrement embrouillées. Aussi peut-il être utile de
proposer, pour commencer, quelques définitions et d’avancer quelques distinctions. La
première distinction peut être empruntée à Granger (1995), qui propose de repérer une
rationalité d’action, ou rationalité pratique, qui renvoie au caractère rationnel que l’on
peut prêter au comportement d’un acteur, et une rationalité d’explication, ou rationalité
épistémique, qui concerne la modalité même de la connaissance. Toute science, note
Granger, doit en un certain sens être rationnelle, et indépendamment du contenu de ce
qu’elle décrit ou de ce qu’elle explique : autrement dit, on peut fort bien imaginer une
science (rationnelle) d’un comportement irrationnel. Cette distinction, qui peut sembler
fort simple, est souvent oubliée dans la pratique même des chercheurs, et c’est souvent
l’indistinction de ces deux rationalités qui engagent certains raisonnements des sciences
sociales sur des pentes incertaines.
Concentrons nous maintenant sur le premier pôle de la polarité dégagée
par Granger : dans quelle mesure peut-on dire d’une action qu’elle est rationnelle ?
Gérard-Varet et Passeron (1995), en ouvrant le volume qu’ils consacrent à la recension
des usages du principe de rationalité en sciences sociales, s’essaient à l’exercice délicat de
donner de la rationalité d’action une définition qui puisse être commune à l’ensemble
des démarches qui y font référence, en précisant que, le principe de rationalité entraîne
170
l’idée que « les choix humains relèvent de l’hypothèse formelle d’acteurs humains
métaphysiquement libres ; le concept de « décision » n’a en effet de sens qu’autant que
l’on suppose une aptitude « contrefactuelle » à sélectionner autre chose que ce qui a été
choisi ; dès lors, si les individus sont rationnels alors leurs choix pourront, en principe,
être expliqués par des observateurs partageant avec eux cette rationalité » (p. 11). Plus
précisément, parler de rationalité suppose que soit mise au cœur de la démarche du
chercheur l’étude des raisons ou des motivations de l’acteur : pourquoi l’acteur agit-il
ainsi ? A cette question s’ajoutent d’autres réquisits pour une démarche qui entend
étudier les comportements en les référant, d’une manière ou d’une autre, au principe de
rationalité. Un comportement rationnel, disent Gérard-Varret et Passeron, suppose que
s’articulent de manière cohérente des moyens et des fins (et éventuellement des fins
entre elles) et que cette cohérence soit constante dans le temps. Pour que cette
articulation puisse être dite cohérente, il faut qu’elle repose sur un raisonnement,
« puisque ce n’est qu’à un raisonnement (c’est-à-dire à un système de relations entre des
termes ou des propositions) que les propriétés de cohérence et de constance peuvent
s’appliquer. » (p. 16). Enfin, un comportement ne pourra être dit rationnel que s’il se
déploie dans un espace de choix : pour qu’un acteur soit rationnel, il faut qu’il soit en
mesure de choisir dans un champ de possibles. Si l’on dit d’un comportement qu’il est
rationnel, c’est enfin que l’on peut en repérer d’autres qui ne le seraient pas : les sciences
sociales ont donc aussi affaire à des comportements non rationnels devant lesquels,
précisent Gérard-Varret et Passeron, il n’est pas question qu’elles abdiquent et pour
lesquels elles peuvent mobiliser, également, leurs outils de description et d’analyse.
Même si elle se réserve la possibilité d’exclure certaines actions, la
définition générique proposée par Gérard-Varret et Passeron est fort large, et elle n’a au
fond pas d’autres fonctions que de donner un socle commun à des usages des plus
hétérogènes. Comment se repérer dans le maquis qu’ils composent ? L’entrée la plus
simple est peut-être disciplinaire : les savoirs des sciences sociales usent différemment
du principe de rationalité, ils ne lui font pas jouer le même rôle. De ce point de vue,
l’opposition cardinale, pour Gérard-Varret et Passeron passent entre les sciences du
modèle, dont l’économie pourrait être le paradigme, et les sciences de l’enquête, comme
la sociologie, l’histoire et l’anthropologie – ces deux modes d’écriture et de
raisonnement sur le monde social engagent des conceptions de l’acteur hétérogène, homo
oeconomicus et homo sociologicus, que nous allons nous efforcer de contraster. Si l’on veut
171
progresser dans notre compréhension de l’usage du principe de rationalité dans la
description et l’explication des actions de l’acteur marchand, il est de bonne stratégie de
nous concentrer sur l’une ou l’autre de ses pratiques, et de renoncer, au moins pour un
temps, à tenter de les appréhender ensemble. En laissant reposer l’homo sociologicus,
concentrons-nous donc, pour commencer, sur cet homo oeconomicus propre aux sciences
du modèle dont il est dit que son schéma incorpore, dès l’origine, l’idée d’une rationalité
pratique (Gérard-Varret, Passeron, 1995, p. 15) : qu’est-ce à dire61 ?
1/ RATIONALITE ET SCIENCE DU MODELE
A/ Le sens (économique) de la rationalité de l’action
La lecture du moindre manuel d’économie est éloquente sur ce point : la
discipline économique postule un acteur rationnel – le consommateur est rationnel, le
producteur l’est aussi, et le marché est l’arène où s’articulent leurs stratégies et leurs
calculs. Mais le sens auquel font référence les économistes quand ils parlent de
rationalité est plus précis que celui que l’on pouvait retenir plus haut quand il s’agissait
de définir une rationalité commune à l’ensemble des usages qu’elle pouvait engager.
Menger (2001) donne de la rationalité telle qu’elle est utilisée par les économistes une
définition synthétique : « Les individus ont des préférences et des motifs d’agir (désirs,
besoins), ils les connaissent parfaitement, ils cherchent à les satisfaire intelligemment
sous la contrainte de leur budget, ils connaissent absolument la conséquence de leurs
actes une fois ceux-ci accomplis, et ils accomplissent dès lors ces actes à la lumière des
conséquences qu’ils anticipent. Plus encore que l’idée d’une parfaite exploitation de
l’information ou de la connaissance existantes, la rationalité de l’économiste a pour pilier
le principe de maximisation : la rationalité ne produit tous ses effets qu’à condition que
chacun suive exclusivement son intérêt et maximise sa fonction d’utilité
61
Précisons dès l’abord qu’il ne s’agit pas, pour nous, de retracer quelque chose comme une généalogie de
la construction qu’est l’homo oeconomicus, généalogie dont on pourra lire ailleurs la chronique éclairante
(Demeulenaere, 2003). Notre propos porte sur les usages que les économistes font aujourd'hui de cette
notion dans leur démarche de recherche.
172
(consommateur) ou ses profits (producteur), que tous fassent de même et que chacun
sache bien que tous font de même » (p. 136-137).
Il est fréquent de brocarder cette acception de la rationalité, pour ce
qu’elle a d’irréaliste : où les trouve-t-on, ces individus qui connaissent parfaitement leurs
préférences et leurs motivations, qui peuvent anticiper les conséquences de leurs actes,
qui maximisent leur fonction d’utilité ? L’anthropologie des économistes serait trop
évidemment chimérique pour que l’on s’y attarde seulement, et l’on pourrait tourner le
dos sans regret à un « savoir » construit sur une hypothèse aussi absurde62.
B/ Les usages d’une hypothèse méthodologique
C’est sans doute aller un peu vite en besogne, et peut-être peut-on
s’arrêter un peu sur ce postulat singulier sur lequel fut bâti, bon an mal an, tout un
corpus de connaissances souvent présentées comme les plus « scientifiques » de toutes
celles produites par les sciences sociales : pourquoi donc retenir une telle définition ?
Quel rôle peut jouer une « rationalité » entendue dans un sens aussi spécifique ?
L’hypothèse de rationalité que retiennent les économistes et, avec eux, l’ensemble des
chercheurs – sociologues (Coleman, 1990) ou anthropologues (Barth, 1981), par
exemple – qui s’en réclament n’est pas une hypothèse anthropologique, mais une hypothèse
méthodologique : elle intervient comme l’élément princeps d’une axiomatique, et ne se
donne pas pour but, à l’évidence, de décrire un comportement humain effectif63. Si les
économistes retiennent une telle définition de la rationalité d’action – alors qu’ils la
62
Cette position est assez proche de celle exprimée par Bourdieu qui, comme nous le rappelions plus haut
(cf. supra, n. 3), a toujours annulé la démarche économique pour l’invraisemblance anthropologique de ses
postulats : Bourdieu (1980b, p. 80) dénonce par exemple « les « récréations mathématiques » qui se
donnent très sérieusement pour des analyses anthropologiques, tels que « dilemmes du prisonnier » et
autres paradoxes voués à la circulation circulaire » (cf. également Bourdieu, 1992, p. 98). Toute la question
est effectivement de savoir si ces « récréations mathématiques » se donnent, sérieusement ou non, comme
des « analyses anthropologiques »…
63 Menger (2001) exprime très clairement ce point : « Le postulat de rationalité est entendu non pas tant
comme une vérité anthropologique que comme un élément d’une axiomatique. Et si ce postulat n’a pas la
même position centrale en sociologie, c’est notamment parce qu’il ne peut pas y apparaître comme un
dispositif logique : en faire la cible favorite de la critique de l’économie, comme chez ceux des sociologues
qui combattent le plus vigoureusement l’individualisme méthodologique, avec lequel ils l’assimilent, c’est
désolidariser l’opérateur logique du système dont il tire sa signification » (p. 136).
173
savent irréaliste, n’en doutons pas – c’est qu’elle leur permet de construire des modèles.
On comprend, dès lors, que la ligne de fracture que l’on relevait plus haut entre l’usage
de la rationalité par les sciences du modèle et par les sciences de l’enquête n’est pas
fortuite, mais qu’elle est au contraire constitutive de ce clivage : c’est – notamment –
parce qu’ils se donnent cette définition de l’action rationnelle que les économistes
peuvent construire des modèles. Tentons de préciser ce point.
Et tout d’abord, qu’entend-on par « modèle », et quel raisonnement
mobilisent les économistes quand ils construisent des modèles ? On peut, par
commodité64, retenir la définition qu’en donne Granger (1990) pour qui on peut
l’entendre « au sens large de représentation des phénomènes au moyen d’éléments
abstraits organisés dans une structure, [qui] est essentielle à toute entreprise de
connaissance scientifique » (p. 11). Nous ne retracerons pas ici, faute de place, la variété
des usages du modèle en économie, mais nous tenterons d’en préciser certains enjeux à
partir de la contribution, classique et fortement structurante pour la discipline, de M.
Friedman (1953), dont Boland (1979) donne un exposé détaillé, ainsi que des critiques
qui lui furent adressées. Friedman défend l’idée que l’économie est une discipline
empirique : les propositions qu’elle avance doivent être confrontées aux faits, et si les faits
les invalident, elles doivent être modifiées ou abandonnées. Mais toutes les propositions
avancées par la science économique n’ont pas à subir, selon Friedman, l’épreuve de la
réalité. Seuls les résultats et les prédictions des modèles doivent être comparés aux faits ;
les présupposés et les hypothèses des raisonnements n’ont pas besoin, selon lui, d’être
réalistes. Pour être efficace, une théorie doit être capable d’expliquer le plus possible
d’éléments du monde historique à partir des hypothèses les moins nombreuses et les
plus simples possibles : elle doit, en son principe, simplifier les comportements des
acteurs et les conditions initiales, et doit donc être « irréaliste » dans ses hypothèses.
L’invraisemblance des hypothèses comportementales de l’économie n’est donc pas
fortuite, elle est délibérée : c’est elle qui doit permettre de développer un raisonnement
modélisé – mathématisé, le plus souvent – permettant de dégager des prédictions justes.
Le raisonnement proposé par Friedman est un raisonnement du « comme si », comme
l’explique Brochier (1990) : « La théorie ne prétend pas représenter le comportement
64
Dans un ouvrage consacré à la place du modèle et du récit dans les raisonnements des sciences sociales
revient comme un antienne le constat de la polysémie de la notion de modèle (Grenier et al., 2001 : cf. p.
365 et sq., e.g.) : il est donc difficile d’en donner une définition à la fois efficace et consensuelle…
174
réel des agents : elle se borne à affirmer que tout se passe « comme si » ils obéissaient à
la règle de la fixation du prix au coût marginal. Friedman admet que les entrepreneurs
n’ont pas les informations nécessaires pour calculer le coût marginal ou la courbe de
demande, mais il ajoute un raisonnement complémentaire de type évolutionniste selon
lequel, sur une période plus ou moins longue, si le comportement des entrepreneurs
n’était pas compatible avec la maximisation des recettes, l’entreprise ne survivrait pas. Le
processus de sélection naturelle aide donc à valider la théorie ou plutôt la théorie résume
de façon appropriée les conditions de survie des entreprises » (p. 37).
Le point important, pour notre propos, est donc le suivant : pour bâtir
des modèles, il faut des hypothèses très spécifiques que l’on ne choisit pas en vertu de
leur réalisme, mais de leur capacité à engendrer des raisonnements formalisés dont les
conclusions seront ensuite confrontées au réel, qui les validera ou les invalidera. Tels
sont donc, très sommairement résumés, la raison d’être et l’usage de cette étrange
hypothèse comportementale qui fonde les raisonnements de l’essentiel de la science
économique65 – tel est plutôt, pour mieux dire, le discours de la méthode économique,
discours que l’on peut cependant soumettre à deux questions. Il y a loin, tout d’abord, et
on le sait souvent, du discours de la méthode aux pratiques effectives, et l’on peut donc
s’arrêter sur ces dernières pour se demander si les pratiques de recherche des
économistes correspondent bien à la scansion friedmanienne (hypothèses (irréalistes),
raisonnements (modélisés), conclusions, tests, corroborations, amendements ou
abandon). On sait aussi que ce n’est pas, au premier chef, le raisonnement économique qui
nous intéresse ici et, même si ces raisonnements as if ont pu, de facto, être mis en œuvre
par des sociologues, il faut prendre une juste mesure de ce qui peut satisfaire ou frustrer
le sociologue dans la saisie de l’action dont nous venons de présenter, sommairement,
les grandes lignes.
65 Nous ne pouvons, pour des raisons de place, évoquer ici les enjeux des raffinements du principe de
rationalité attachées à la notion de rationalité limitée ou à la théorie des jeux. Pour les premiers, nous
renvoyons à Simon (1957), Mongin (1984) ; et pour les seconds, dans une littérature proliférante, à
Guerrien (2002) pour une initiation.
175
2/ MODELISATION ET SCIENCES HISTORIQUES
N’importe quel choix conceptuel engage avec lui un certain nombre de
conséquences, et ce sont les conséquences de l’usage axiomatique de la rationalité que
nous allons maintenant explorer. Nous soulèverons plus précisément deux points : nous
montrerons tout d’abord que cet usage porte à ignorer certains aspects des phénomènes
sociaux, ignorance dont on peut se demander si elle peut être partagée par le
sociologue ; nous reviendrons ensuite, plus généralement, sur la place relative du
raisonnement modélisé en économie et en sociologie.
A/ Les coûts du modèle
En choisissant de faire de l’action rationnelle la base axiomatique de
leurs raisonnements, les économistes font également un choix, celui d’évacuer l’action
de leur champ d’interrogation. La question de l’action – de son hétérogénéité, de ses
motifs, de sa structure interne – à proprement parler, ne se pose pas : elle est d’avance
réglée puisque c’est sur des hypothèses formelles et a priori qui la concernent que l’on va
construire un raisonnement, sans jamais revenir à ce socle pour en apprécier la
vraisemblance historique. On l’a vu plus haut, il n’est pas de bonne méthode, en
économie, de tester les présupposés des raisonnements, seules comptent les conclusions
que l’on en tire – et ces présupposés, précisément, concernent avant tout les
comportements des acteurs. Dans ces conditions, toute tentative d’informer sur l’action
sans jamais confronter le modèle à des données empiriques est nécessairement vouée à
l’échec. La question, pour le sociologue, est donc simple : peut-il lui aussi se permettre
une telle impasse, peut-il s’interdire, par principe de méthode, d’interroger l’action, son
hétérogénéité et les logiques de sa mise en œuvre ? Pour Passeron (1995), c’est
notamment en ce point que passe la frontière entre les sciences du modèle, sciences
souvent « autonomisantes » qui découpent dans le monde historique une parcelle de
réalité qu’elles vont travailler en développant des raisonnements formalisés, et les
sciences historiques qui indexent leur raisonnements sur des descriptions empiriques
176
laissant apparaître les scènes d’action et leur logique, dans ce qu’elles ont de spécifique et
d’hétérogène.
Parmi ces différences, deux sont capitales pour notre propos, et toutes
deux renvoient aux caractéristiques de l’action dès lors qu’elle n’intervient plus comme
l’axiome fondateur d’un raisonnement modélisé mais qu’elle est constituée comme objet
d’interrogations empiriques à part entière. Si l’on s’attache à décrire des comportements
concrets, on doit se réserver la possibilité de mettre au jour et d’analyser leur hétérogénéité
– et parce qu’elles sont hétérogènes, les logiques d’action sont aussi, potentiellement,
incohérentes et inconstantes. L’hétérogénéité et l’incohérence des logiques d’action
interdisent, pour Passeron (1995), de mobiliser des raisonnements aussi strictement
modélisés qu’en économie – c’est le prix à payer de l’indexation empirique des analyses
sociologiques ou, pour le dire plus précisément, du changement de statut de l’action
quand on quitte l’économie pour la sociologie et qu’elle n’intervient plus comme le
fondement axiomatique de raisonnements modélisés, mais qu’elle s’impose comme un
objet d’investigation empirique : « Les critères qui opèrent dans la délibération, l’action
et l’interaction sociales sont hétérogènes et du même coup susceptibles d’être pondérés
différemment en fonction de l’interaction en cours et du contexte, lorsqu’ils entrent en
composition. D’où découle « en règle générale », chez les acteurs, l’inconstance stratégique
et, pour le sociologue, l’impossibilité de concevoir ses modèles comme des algorithmes
d’un calcul ayant pour axiome la commensurabilité des éléments entrant dans le calcul
(ou au moins la possibilité de les « composer » ou de les hiérarchiser selon des règles
formelles) » (Passeron, 1995, p. 115-116). Si donc on ne peut bâtir des algorithmes de
calcul sur une action appréhendée dans son épaisseur historique et non dans sa pureté
logique, peut-on encore, malgré tout, raisonner en modèles ?
177
B/ L’usage du modèle en économie et en sociologie
Pour être correctement posée, la question de savoir si l’on peut raisonner
en modèles doit être dédoublée. Elle doit d’abord être soulevée au sein même de
l’économie : nous le disions plus haut, il y a loin, souvent, des préceptes de méthode à
leur application, et il nous faut donc revenir sur l’usage qui est fait, effectivement, de la
modélisation au sein de l’économie. Mais les questions relatives à l’usage des modèles
doivent également être posées dans une perspective interdisciplinaire : peut-on user des
modèles en sociologie comme on en use en économie ?
1. L’usage du modèle en économie
Commençons donc par revenir sur l’usage des modèles en économie, et
d’abord rappelons la séquence : des hypothèses sont posées – notamment sur l’action
des agents économiques – qui permettent de dérouler des raisonnements formalisés ; ces
raisonnements permettent de formuler des prévisions, qui sont ensuite confrontées aux
faits ; l’écart avec la réalité est le critère ultime permettant d’apprécier la vérité ou la
fausseté d’une théorie. La portée réelle de cette séquence a souvent été discutée. Il est
fréquemment souligné que sa dernière étape (celle du « test » ou de la confrontation aux
données) est loin d’être systématiquement mise en œuvre (cf., entre autres, Grignon,
2001, p. 13-14 ; Hirsch et al., 1987). C’est sans doute sous la plume mordante et
caustique de Blaug (1994) que la recension est la plus systématique et la charge la plus
féroce. Il rappelle ainsi les résultats de la recension des articles de l’American economic
review effectuée par W. Leontieff (1983), qui montre que durant les années 1970, plus de
50% des articles publiés présentent des modèles mathématiques sans aucune donnée
empirique, que 15% présentent une analyse théorique non-mathématique sans données
empiriques et que seul un tiers des articles utilisent une analyse empirique. Morgan
(1988) met à jour les résultats de Leontieff en montrant à nouveau que la moitié des
articles publiés dans l’American economic review et dans l’Economic journal n’utilisent aucune
données d’aucune sorte, proportion bien supérieure à ce que l’on peut établir pour des
178
revues de physique ou de chimie. Sur le champ particulier de la micro-économie,
Oswald (1991) confirme les résultats de Leontieff et de Morgan, en concluant qu’« un
grand nombre d’économistes traitent le sujet comme s’il s’agissait d’une sorte de
philosophie mathématique » (cité in Blaug, 1994, p. XV). Sur la base de ces constats
récurrents, il semble bien que la séquence friedmanienne se fragmente et s’effondre –
mais il n’y a là, si l’on en croit Blaug, aucune fatalité : seulement de mauvaises habitudes
disciplinaires – voire…. Pour s’assurer de cet argument, peut-être peut-on, après s’être
demandé si les modèles économiques sont vérifiés (et à l’évidence, ils ne le sont pas
systématiquement), s’interroger sur le point de savoir s’ils sont vérifiables.
Cette seconde question est bien plus redoutable que la première, et, faute
de place, nous ne ferons ici qu’esquisser deux remarques. La première porte sur le
matériau auquel les économistes devraient rapporter les conclusions de leurs modèles.
Comme toutes les sciences sociales, la science économique a affaire avec un matériau
historique, qui emporte avec lui certaines caractéristiques qui rendent l’importation d’une
épistémologie naturaliste particulièrement délicate (Passeron, 2006). Comme le souligne
Granger (1990), quand on demande des prédictions aux modèles économiques, on ne
leur demande pas de prévoir, comme en physique, des faits « presque totalement
débarrassés, par la préparation que peut leur faire subir la technique expérimentale, de
circonstances adventices et qui sont, du point de vue de la théorie, contingentes », mais
des évènements « impossibles à dépouiller de leurs traits singuliers, que par sa nature
même toute connaissance conceptuelle neutralise ou élimine » (Granger, 1990, p. 18).
L’impossible réplication à l’identique des situations historiques et l’incapacité d’épuiser
leur singularité dans une liste de traits exhaustifs et, dès lors, contrôlables, telles sont les
deux malédictions auxquelles doivent faire face les économistes dès lors qu’ils quittent
l’éther aride de leur univers formalisé pour prendre une mesure exacte de la validité de
leurs prédictions.
Mais les difficultés auxquelles les économistes sont confrontés ne
viennent pas du seul matériau – il vient aussi, et c’est peut-être plus inattendu, de leur
langage. Il est en général admis que l’usage des mathématiques doit avoir pour vertu de
clarifier les raisonnements et de les rendre transposables. Et pourtant, si l’on se fonde
sur la description très précise proposée par Robin (2001) des différentes étapes de la
modélisation du comportement d’un consommateur rationnel, il semble que l’on reste
toujours irréductiblement éloigné des exigences de falsifiabilité. Robin détaille comment,
179
pour passer du modèle théorique au modèle empirique qui sera effectivement testé,
diverses opérations de spécification empirique du modèle sont nécessaires (spécification
paramétrique, modélisation de l’hétérogénéité endogène, spécification de la distribution
de l’hétérogénéité inobservée, etc.) qui engagent autant d’interprétations a priori
éloignant d’une situation de falsifiabilité. Pour Robin, « le test des prédictions du modèle
théorique, qu’une spécification empirique particulière du modèle théorique autorise n’est
pas un test « pur » au sens où ce que l’on teste effectivement est une hypothèse
composite mêlant un cadre idéal-typique, des hypothèses de régularité et des hypothèses
de spécification qui dépendent très souvent du matériau statistique utilisé. Les raisons
qui peuvent conduire les données à rejeter l’hypothèse sont donc multiples. C’est là, à
mon sens, que se situent pour l’essentiel les limites de la falsifiabilité poppérienne des
prédictions des modèles théoriques des économistes. » (Robin, 2001, p. 212-213).
2. L’usage du modèle en sociologie
En s’éloignant de la gestique friedmanienne, l’usage des modèles, en
économie, n’est-il pas au fond susceptible de se rapprocher de celui des sociologues ?
Les deux brèves remarques que l’on vient d’avancer rapprochent en effet singulièrement
les deux disciplines, dès lors qu’elles souhaitent effectivement rendre compte de
données empiriques. Reprenons les clivages disciplinaires que nous avons mis au jour
jusqu’ici. Le principal touche à la place qui est réservé à l’action dans le raisonnement
des deux disciplines : socle axiomatique en économie, objet empirique en sociologie. En
économie, le rôle axiomatique dévolu à l’action doit permettre de construire des
modèles, dont on vient de voir que la vérification empirique était des plus
problématiques. Si l’on pose, en sociologue, que l’action ne doit pas être sacrifiée sur
l’autel de la formalisation mais qu’elle doit pouvoir être constituée en objet empirique,
quelle place est-on alors susceptible de réserver au raisonnement modélisé ? Si modèle il
y a en sociologie, il est acquis que l’action n’y jouera pas le même rôle qu’en économie et
qu’elle ne constituera pas le socle axiomatique et non questionnée qui lui était dévolu en
économie. Quelle est alors sa place ?
180
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de s’arrêter sur le sens
que peut avoir le recours à un raisonnement modélisé en sociologie. Pour Passeron
(2006), les modèles sociologiques, parce qu’ils s’articulent dans une langue qui reste, in
fine, la langue naturelle, n’ont pas la même forme qu’en économie. Ce sont, dit Passeron
(2006), des modèles « à déictiques », i.e. des modèles que l’on ne peut jamais désindexer
entièrement de coordonnées spatio-temporelles singulières. Cela dit, cette spécificité des
modèles sociologiques n’interdit certainement pas de mobiliser, au cours de la
démonstration, des outils qui appellent une desindexation temporaire de coordonnées
spatio-temporelles spécifiques – mais ces moments restent toujours des étapes dans le
raisonnement sociologique, et ne le résument jamais entièrement. Autrement dit, la
sociologie peut avoir besoin de moments formalisés, elle n’en reste pas moins tributaire
de la langue naturelle dans laquelle elle finit toujours par exprimer ses résultats et dont
elle utilise la souplesse, la fluidité et les ambiguïtés pour formuler ses hypothèses66. Mais
si les « instants formalisés », nécessaires pour établir clairement certaines corrélations, ne
sont que des étapes du raisonnement sociologique, c’est aussi que le sens du modèle, en
sociologie déborde celui qui est attaché à ces seuls instants. Plus précisément, les
modèles sociologiques, pour Passeron, sont toujours des idéaux-types au sens wébérien,
autrement dit des simplifications du réel qui ont valeur d’étalon auquel on rapportera des
cas empiriques hétérogènes et que l’idéal-type rend comparables, et non pas d’hypothèses
qu’il faut soumettre à l’épreuve de la falsification. Dans ce cadre, le modèle n’intéresse
pas le sociologue s’il est vérifié, il l’intéresse pour autant qu’il permet de mettre au jour
des écarts entre la position qu’il définit et le cas étudié, et entre les cas entre eux.
Dans cet usage du modèle en sociologie, quelle place revient à l’action ?
Si l’on admet avec Passeron que tous les sociologues, dès lors qu’ils produisent
effectivement des connaissances positives sur le monde comme il va, raisonnent de facto
66 Grignon (2001), très proche en cela de Passeron, note ainsi que la sociologie ne peut se passer de la
langue naturelle parce que « les inductions par lesquelles la sociologie dégage progressivement ses
concepts de l’observation et de la description ont besoin de la puissance d’évocation que le langage naturel
tire de sa « souplesse », c’est-à-dire, en fait, de ses anomalies sémantiques » (p. 20) – anomalies qu’il
évoque un peu plus loin, en citant Gardin (1974, p. 83) : « Des termes LN [langue naturelle] différents
sont tenus pour équivalents (synonymies) ; b) à un même terme LN sont associés plusieurs sens distincts
(homonymies, homographies, polysémies ; ex. : « circulation » routière, sanguine, monétaire, etc.) ; c) des
tournures syntaxiques différentes sont tenues pour équivalentes quant à la relation logique sous-jacente
(allotaxies, ex. : « action de x sur y », « rôle de x dans y », « y est affecté, influencé, etc., par x », etc.) ; d) à
une même tournure LN sont associées des relations logiques distinctes (homotaxies ; ex. : les tournures
génitives à sens tantôt qualificatif – cancer du poumon – tantôt causal, « cancer du tabac », etc.) ; e) des
équivalences plus complexes sont posées entre mots et phrases d’un même langage (définitions ; ex. :
« hypothermie », « température inférieure à la normale », etc.) » (cité in Grignon, 2001, p. 20, n. 12).
181
de manière idéale-typique, alors on comprendra que la réponse à cette question
demeure, fondamentalement, indéterminée, et qu’elle dépende des choix analytiques
effectués par chaque chercheur. A tout le moins, peut-on (re)dire deux choses. D’abord,
l’action ne joue pas nécessairement un rôle particulier dans l’élaboration des modèles
sociologiques – elle peut bien sûr être mise à contribution, comme lorsque les
hypothèses (idéales-typiques) faites sur le comportement de tel ou tel acteur sont
susceptibles d’expliquer les caractéristiques ou le développement (idéaux-typiques) de
telle configuration historique ou de telle institution ; mais ce rôle n’est pas, comme en
économie, pré-déterminé dans une sorte de mise hors-jeu de l’investigation empirique :
l’action, comme n’importe quel autre phénomène social, peut être constituée en objet
d’investigation.
Ce qui nous mène au second point : si n’importe quel phénomène social
peut être étudié en s’adossant à la méthode idéale-typique, alors l’action peut l’être
également. L’enjeu est alors de construire les types-idéaux (les « modèles ») qui nous
sont nécessaires pour mener à bien l’étude de telle ou telle action, ou pour les comparer.
A cet égard, comme le souligne Weber, la « rationalité en finalité »67 peut se voir
octroyée un rôle méthodologique privilégié – mais fort distinct de celui que lui assignent les
économistes. Comme les autres types d’action, la rationalité en finalité peut servir
d’étalon permettant de positionner par rapport à elle, les cours d’action que l’on constate
effectivement dans telle ou telle situation historique. Mais, des quatre types d’action
définis par Weber, elle jouit d’une position un peu singulière : parce qu’elle est plus
directement intelligible et aussi plus directement univoque, nous dit Weber, l’action
rationnelle en finalité permet d’élaborer plus aisément des cours d’action typiques,
auxquels on peut rapporter les actions qui se donnent à voir dans le cours historique du
monde. On voit toute la différence qui sépare l’usage méthodologique de l’action
rationnelle en finalité chez les économistes et chez les sociologues : socle axiomatique
chez les premiers et par définition préservée de toute comparaison avec le cours
historique des actions effectives, elle devient, chez les seconds, et en vertu de la
67 Rappelons que dans les premières pages d’Economie et société Weber distingue quatre types d’action
sociale (traditionnelle, affective, rationnelle en valeur et rationnelle en finalité) et qu’il définit le dernier
type dans les termes suivants : « agit de façon rationnelle en finalité celui qui oriente son activité d’après
une fin, des moyens et les conséquences subsidiaires et qui, dans cette opération, soupèse rationnellement
en les confrontant les moyens et les fins, les fins et les conséquences qui en découlent, de même aussi que
les diverses fins possibles entre elles » (Weber, 1995a, p. 57, trad. modifiée de J.-P. Grossein, cité in
Passeron, 1995, p. 95).
182
spécificité de ses caractéristiques (univocité et intelligibilité), un étalon privilégié auquel
sont rapportées les actions observées pour pouvoir en reconstituer la logique en se
fondant sur la proximité que l’on peut établir avec l’étalon « rationnel » défini par le
chercheur.
Une chose au moins semble acquise : l’action des sociologues ne peut
pas être celle des économistes, car elle n’intervient pas au même titre dans leur
raisonnement. Une porte qui se ferme est peut-être un progrès, il n’en reste pas moins
que les questions que nous posions en introduction, si elles sont précisées quant à leurs
attendus (les outils conceptuels que se donne le sociologue pour analyser l’action, et
notamment l’action marchande, doivent pouvoir la constituer en objets empiriques),
demeurent encore, pour l’essentiel à discuter. Mais en éclairant le rôle joué par l’action et
par le principe de rationalité chez les économistes, nous avons rencontré, chemin
faisant, quelques indications que nous pourrions raidir pour les constituer en cahier des
charges d’une saisie sociologique pertinente de l’action marchande. Tout d’abord, nous
l’avons vu, les actions sociales sont fondamentalement hétérogènes : et le premier impératif
que l’analyse sociologique doit être en mesure de respecter est bien de rendre justice à
cette hétérogénéité – il faut, en d’autres termes, rendre compte du salmigondis dont
nous parlait Passeron. Mais, on le voit bien, s’en tenir à ce seul impératif risque fort de
faire régresser l’analyse vers la description infinie des variations infimes du cours de
l’action : pour ne pas succomber au fantasme borgésien de la carte à l’échelle un, on
peut sans doute admettre que les cours de l’action, au sein du monde social, ne sont pas
de part en part chaotiques, erratiques et indéterminés. Autrement dit, les actions sociales
se déploient sous des formes régulières – régularités toujours partielles et toujours
équivoques, mais que l’on peut s’attacher à comprendre (d’où viennent ces régularités ?)
et à caractériser (quelles sont-elles ?). A cet égard, une piste de recherche, que nous
serons appelés à discuter, pourrait être d’avancer le constat que cette relative régularité
des cours d’action ne se repère pas uniquement dans la trajectoire de l’individu : non
seulement les comportements individuels peuvent être stables dans le temps, mais ils
peuvent aussi être partagés par les membres d’un groupe – à des degrés divers, là aussi, et
selon des modalités qui restent à penser. C’est sur la base de ces trois caractéristiques
très générales des actions sociales – leur hétérogénéité, leur régularité (relative) et leur
183
caractère partagé (tout aussi relatif) que nous nous proposons de reprendre le fil de nos
interrogations premières, en nous concentrant désormais sur la littérature sociologique.
184
CHAPITRE 5 : DECRIRE SOCIOLOGIQUEMENT UNE ACTION MARCHANDE
Nous venons de dégager les différences entre les appréhensions
économique et sociologique de l’action, en nous concentrant sur l’usage que les
économistes font du principe de rationalité. Le cahier des charges que nous avons
dégagé à la fin du chapitre précédent impose au sociologue de déplacer l’action du
terrain de la méthode à celui de l’enquête : il faut décrire des actions concrètes,
comprendre leurs ressorts et leurs modalités. Mais faire ainsi de l’action un objet, et non
plus le socle axiomatique de raisonnements modélisés, est loin d’aller de soi. Un tel geste
soulève au moins deux types de problème. Le premier est celui, très général, des
conditions de possibilité d’une explication de l’action sociale. On le verra : la question de
savoir si on peut (et à quelles conditions logiques) rendre compte du déroulé d’une
action dans le cours du monde historique soulève d’épineuses difficultés, que nous
évoquerons dans ce chapitre. Le second problème, traité dans le prochain chapitre, est
moins théorique et plus circonscrit (même s’il reste très vaste, on le verra) : une fois
dégagées les conditions logiques de description et d’explication d’une action sociale,
comme peut-on décrire et expliquer une action sociale spécifique, en l’occurrence l’action
qui se déroule sur un marché ? Comment, plus précisément, rendre compte
sociologiquement de la capacité qu’ont les acteurs qui interviennent sur un marché d’agir
de manière rationnelle en finalité ?
Pour préciser les termes dans lesquels nous allons soulever ces deux
difficultés, nous partirons, comme d’un prologue, de la manière dont Pierre Bourdieu,
dans ces premiers travaux sur l’Algérie, a montré que les dispositions à agir
rationnellement dans le champ économique ne sont pas données en nature, mais qu’elles
sont au contraire entièrement modelées par l’expérience sociale des acteurs. La portée de
la démonstration de Bourdieu autant que les apories qu’elle engage permettront en effet
de baliser davantage les termes des deux investigations auxquelles nous nous proposons
de procéder.
185
1/ LA DENATURALISATION DE L’ACTION MARCHANDE… ET SES DIFFICULTES
A/ La rationalité différentielle des ouvriers kabyles
Si l’on admet que réduire, comme le font les économistes, l’action
marchande à une base axiomatique sur laquelle construire des modèles mathématisés
n’est pas une solution satisfaisante pour des sciences de l’enquête comme la sociologie,
et si l’on admet, symétriquement, que l’action marchande doit être constituée en objet
d’investigation empirique, il faut alors préciser les questions susceptibles de guider cette
investigation. Un tel programme de recherches ne va en effet pas de soi, tant l’action
marchande peut sembler naturelle et partagée de prime abord – on sait que c’est là l’un
des arguments qui fonde le raisonnement d’une certaine vulgate libérale : le marché est
universel, puisque les actions qui le portent (rationnelle et intéressée) le sont également.
C’est précisément contre cette représentation naturaliste de l’action marchande que s’est
élevé Bourdieu dans ses premiers travaux sur la Kabylie. En observant les pratiques
économiques d’une communauté kabyle, il constate le décalage manifeste qui se fait jour
entre les conditions objectives d’activités économiques qui relèvent de l’économie
traditionnelle et les pratiques de certains agents, partis en France et revenus dans leur
village d’origine… Bourdieu (1977) évoque ainsi, comme un paradigme de ce décalage,
le cas de ce maçon, parti en France et revenu en Kabylie qui refuse de manger le plat
commun du midi et réclame son équivalent monétaire. Cette pratique, typique d’une
structuration capitaliste des activités économiques, frappe ses comparses qui accèderont
à sa demande mais qui ne le réembaucheront plus. Autrement dit, c’est dans cette
situation « quasi expérimentale » de discordance « entre les structures objectives et les
structures incorporées » que s’impose la nécessité de penser ce qui, en temps normal, en
assure au contraire l’harmonie.
Ce que montre ce décalage, selon Bourdieu, c’est que les dispositions
économiques dont parlent les économistes ne sont pas données en nature, mais qu’elles
sont historiquement construites. S’il peut exister des dissonances entre les « structures
objectives » de l’économie et les logiques d’action des individus qui s’y engagent, c’est
bien que les situations harmoniques n’ont rien de nécessaire. Il faut donc souligner deux
186
choses. D’abord, les logiques d’action décrites par les économistes, i.e., des pratiques
conformes, peu ou prou, aux descriptions de l’homo oeconomicus, peuvent bien se
rencontrer ici ou là, mais elles ne sont en aucune manière des dispositions naturelles –
elles sont au contraire construites et acquises au cours d’un processus historique, tout à
la fois individuel et collectif, que le sociologue doit analyser. Dans ses travaux sur
l’Algérie, Bourdieu (1977) montre ainsi que la propension à calculer comme les agents
occidentaux est socialement acquise en soulignant que les dispositions temporelles des
paysans kabyles les rendent incapables de s’approprier les principaux outils de
l’économie capitaliste (la monnaie, l’intérêt) ou transforment totalement des
phénomènes qui, en surface, pourraient sembler comparables, comme l’investissement.
Il montre en particulier que cet écart trouve son fondement dans un principe mental qui
s’éloigne de ce que connaît l’occident et de ce que postule l’économie capitaliste : alors
que l’anthropologie des économistes occidentaux postule, selon Bourdieu, que le futur
est nécessairement saisi comme un champ de possible, les calculs des paysans kabyles
reposent sur l’idée que l’avenir est directement inscrit dans la situation présente.
Mais le simple impératif d’une historicisation des dispositions
économiques n’est pas suffisant : il faut également comprendre sur quoi repose cette
« rencontre miraculeuse » qui masque, la plupart du temps, les effets de l’habitus et qui
porte à en naturaliser les principes. Si les « structures mentales » sont, le plus souvent,
accordées aux « structures objectives », c’est qu’elles en sont issues : les situations où ce
accord est réalisé – qui ne sont, d’un strict point de vue logique, qu’un cas particulier
mais qui, nous dit Bourdieu, sont aussi les plus fréquentes – sont celles où l’habitus,
engendré par des structures (économiques, en l’occurrence) singulières, rencontre quand
il est activé les structures qui l’ont engendré et s’y trouve par conséquent spontanément
adapté. Dans la situation kabyle, par exemple, cette dialectique des structures mentales et
des structures objectives est illustrée dans le cas de l’indivision qui, dit-il « interdit en fait
le calcul » tandis que « réciproquement, l’interdiction du calcul est la condition de la
permanence de la propriété indivise et de la communauté qu’elle fonde, famille ou clan »
(Bourdieu, 1977, p. 30). Cet accord spontané, issu de la dynamique d’engendrement
circulaire des habitus, des pratiques et des structures, explique que l’histoire dont
l’habitus est le produit puisse être oubliée ou déniée et qu’il puisse, par conséquent, être
naturalisé : Bourdieu (1980b) écrit ainsi qu’« histoire incorporée, faite nature, et par là
oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le
187
produit » (Bourdieu, 1980b, p. 94, nous soulignons). Pour Bourdieu, il est tout à fait
possible que ces schèmes incorporés correspondent à « l’anthropologie imaginaire » des
économistes. Mais cette anthropologie n’a rien de naturel : c’est la tâche du sociologue
d’en mettre au jour les conditions de genèse et de possibilité – Bourdieu (2000) écrit
ainsi que « la théorie de l’habitus permet d’expliquer la vérité apparente de la théorie
qu’elle dément » (p. 265). Autrement dit, si les économistes ont raison, c’est pour de
mauvaises raisons que la théorie de Bourdieu permet de mettre au jour en historicisant
l’habitus et en exhibant les fondements de son adéquation spontanée – qui est rien
moins que naturelle – aux structures économiques où il est mis en œuvre.
Les développements qui précèdent permettent de dégager certaines des
caractéristiques et des propriétés de l’habitus, que nous pouvons résumer
synthétiquement avant de poursuivre notre discussion. L’habitus désigne un ensemble
de schèmes, susceptible d’engendrer des manières de faire et des manières de voir qui
sont le produit d’une histoire – l’histoire de l’individu qui est aussi, pour Bourdieu,
l’histoire de l’inscription de l’individu dans un groupe et, plus généralement, dans ce que
l’on pourrait nommer, de manière trop imprécise, une « structure sociale » – et qui,
quand l’individu est confronté à des situations d’actions, sont mises en œuvre et
produisent à leur tour de l’histoire.
Un point, que nous n’avons pas encore abordé, doit ici être souligné :
pour Bourdieu, l’habitus est un sens pratique, i.e. il n’obéit en aucun cas au schéma de la
délibération volontaire qui, note-t-il, « conduit à supposer que toute décision conçue
comme choix théorique entre des possibles théoriques constitués comme tels suppose
deux opérations préalables : premièrement, établir la liste complète des choix possibles ;
deuxièmement, déterminer les conséquences des différentes stratégies et les évaluer
comparativement. » (Bourdieu, 1997b, p. 165). Contre « cette représentation totalement
irréaliste de l’action ordinaire, qu’engage plus ou moins explicitement la théorie
économique et qui repose sur l’idée que toute action est précédée d’un dessein
préméditée et explicite », Bourdieu insiste au contraire que l’action ne peut correctement
se saisir qu’en respectant la logique pratique qui s’y fait jour : « l’agent engagé dans la
pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui, comme l’a montré MerleauPonty, ne s’instaure pas dans la relation d’extériorité d’une conscience connaissante. Il le
comprend en un sens trop bien, sans distance objectivante, comme allant de soi,
188
précisément parce qu’il s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite
comme un habit ou un habitat familier. » (Bourdieu, 1997b, p. 170).
Cette logique pratique, en particulier, ne se laisse jamais ramener à un
système d’axiomes – le flou et l’à peu près en sont constitutifs : « si les pratiques avaient
pour principe la formule génératrice que l’on doit construire pour en rendre raison,
c’est-à-dire un ensemble d’axiomes à la fois indépendants et cohérents, les pratiques
produites selon des règles d’engendrement parfaitement conscientes se trouveraient
dépouillées de tout ce qui les définit en propre en tant que pratiques, c’est-à-dire
l’incertitude et le flou résultant du fait qu’elles ont pour principe non des règles
conscientes et constantes mais des schèmes pratiques, opaques à eux-mêmes, sujets à
varier selon la logique de la situation, le point de vue, presque toujours partiel, qu’elle
impose, etc. Ainsi, les démarches de la logique pratique sont rarement cohérentes, et
rarement tout à fait incohérentes » (Bourdieu, 1980b, p. 26). C’est cette logique pratique
combiné à l’accord des structures mentales et des structures objectives qui explique que
l’habitus puisse être ignoré, naturalisé – i.e. que ses propriétés ne soient pas renvoyées à
l’histoire sociale de sa constitution et de sa mise en œuvre, mais à la nature et à l’essence
de l’agent qui le porte.
Le schéma d’explication proposé par Bourdieu partait d’une
interrogation sur l’action économique, il en a très largement débordé : l’action
économique ne fait pas l’objet d’une conceptualisation spécifique, elle n’est économique,
qu’en tant qu’elle voit un habitus général et générique s’actualiser dans un champ
économique. Les propositions de Bourdieu, si on les rapporte au « cahier des charges »
que nous définissions plus haut, semblent des plus stimulantes. Un premier
déplacement, fondamental, est opéré par Bourdieu par rapport à l’action telle qu’elle est
conçue par les économistes : l’action n’est plus posée, dans l’architecture conceptuelle de
Bourdieu, comme le socle d’une axiomatique, elle redevient un objet d’investigation
anthropologique. Par ailleurs, la saisie de son hétérogénéité est pensable d’au moins trois
manières différentes : d’abord, parce que les dispositions de l’habitus sont historicisées –
elles ne sont pas données en nature, mais sont produites par une histoire,
inséparablement individuelle et collective. Autrement dit, si les logiques d’actions sont
hétérogènes, c’est d’abord parce que les dispositions qui les engendrent sont le produit
de situations historiques elles-mêmes hétérogènes. Leur hétérogénéité vient ensuite du
189
fait que les habitus sont le produit de situations collectives, hétérogènes entre elles. Les
individus ne sont pas seuls à occuper leur position, ils la partagent avec leurs
semblables : dès lors, les habitus sont partagés par des collectifs, les habitus des
membres d’un même groupe sont apparentés et s’adaptent spontanément les uns aux
autres parce qu’ils sont le produit de situations comparables. Mais ces situations
partagées ne valent qu’à l’intérieur d’un groupe (une classe ou une fraction de classe, le
plus souvent) et, dès lors, les habitus qu’elles engendrent sont eux-mêmes contrastés,
d’un groupe à l’autre : c’est tout l’objet de La distinction que de mettre en évidence
l’hétérogénéité des habitus de classe qui sont au principe des styles de vie.
L’hétérogénéité des logiques d’action est enfin engendrée par l’activation des habitus
dans des champs différents : si elles sont hétérogènes, autrement dit, c’est qu’elles
résultent de la mise en œuvre des mêmes habitus dans des univers sociaux radicalement
différents, et de cette rencontre naît des actions qui, si elles sont apparentées par leur
matrice commune, n’en restent pas moins fondamentalement différentes car elles
respectent la logique des champs où elles se déploient. Enfin, et ce point est à ce point
connu qu’il est à peine besoin d’y insister, l’habitus est un outil qui parvient à rendre
compte de la régularité des pratiques : parce que les dispositions qui le définissent sont
très tôt et durablement incorporées par les agents et parce que les structures objectives
qu’elles rencontrent sont elles aussi marquées au sceau d’une certaine inertie – et le plus
souvent cohérentes avec celles de l’habitus des agents qui y interviennent – les actions
qu’elles engendrent sont régulières et n’ont rien d’erratiques ou d’aléatoires.
Pourquoi donc ne pas nous en tenir à cette conceptualisation de l’action
qui respecte à ce point les contraintes que nous nous étions fixées, et pourquoi vouloir
en faire, comme nous le disions plus haut, un simple point de départ ? Dans la
perspective qui est la nôtre, deux questions peuvent, à notre sens, être adressées à cette
théorie de l’action. La première, que nous traiterons dans un prochain chapitre, revient à
s’interroger si la conception qu’a Bourdieu des spécificités de l’action économique est
réellement satisfaisante – elle renvoie au moins autant à une discussion de la notion de
champ qu’à une interrogation sur le concept d’habitus. La seconde est plus directement
centrée sur sa théorie de l’action : en quoi le schéma dispositionnel rigide proposé par
Bourdieu est-il susceptible de régler l’ensemble des difficultés analytiques que rencontre
le sociologue soucieux de rendre compte de l’action des individus engagés dans des
transactions marchandes ? C’est cette question que nous allons maintenant explorer.
190
B/ Chantiers empiriques et apories théoriques
Pour discuter les propositions de Bourdieu, plaçons nous au sein de son
système, et admettons pour l’instant ses principales hypothèses. Deux questions ne
peuvent manquer de se poser qui, si on ne parvient à les résoudre, risquent de fragiliser
considérablement l’édifice bourdieusien. Quels sont, tout d’abord, les mécanismes
d’incorporation de l’habitus ? Comme le souligne Lahire (1999b), cette question n’est
frontalement abordée par Bourdieu que dans un cas très particulier, celui d’un individu,
lui-même très particulier – puisqu’il s’agit de Martin Heidegger. Bourdieu note ainsi que
« l’habitus de Heiddegger, professeur de philosophie ordinaire d’origine campagnarde,
vivant dans l’Allemagne de Weimar intègre dans l’unité d’un système de dispositions
génératrices d’une part les propriétés attachées d’abord à une position dans la structure
des rapports de classe, celle du Mittelstand, classe qui se vit et se veut comme hors
classes, et de la fraction universitaire de cette classe, fraction hors pair d’une classe
subjectivement hors classe, ensuite à une position dans la structure du champ
universitaire, celle du philosophe, membre d’une discipline encore dominante – bien que
menacée – et enfin à une position dans le champ philosophique, et d’autre part les
propriétés corrélatives de la trajectoire sociale conduisant à cette position, celle de
l’universitaire de première génération, mal inséré dans le champ intellectuel » (Bourdieu,
1975, p. 150). On peut s’interroger, avec Lahire, sur le point de savoir si cette réduction
de l’habitus d’Heidegger aux jeux des diffractions successives de ces positions dans les
différents champs – champs social, fraction de classe, champ universitaire, etc. – est
réellement suffisante pour saisir la manière dont se forgent ses dispositions : « Quid de la
socialisation familiale de Martin Heidegger ? s’interroge Lahire, de sa socialisation
scolaire ? religieuse ? sentimentale ? amicale ? politique ?, et ainsi de suite » (Lahire,
1999b, p. 128).
Derrière le cas particulier – et polémique – d’Heidegger se profile une
série de questions laissées ouvertes sans que soient jamais abordés les mécanismes
empiriques précis de l’incorporation de ces dispositions : comment sont-elles acquises,
comment la « structure objective » des positions relatives dans un champ est-elle
191
incorporée par l’agent ? Combler le point aveugle que constitue l’opacité du mécanisme
d’incorporation de l’habitus permettrait de traiter, empiriquement là aussi, une question
souvent soulevée mais fort peu traitée autrement qu’en usant d’arguments rhétoriques :
jusqu’à quel point l’habitus est-il malléable ? Les dispositions acquises sont-elles forgées
une fois pour toutes dans l’enfance, comme Bourdieu le laisse entendre parfois, ou fautil faire de l’habitus une structure structurée, certes, mais propre également à se
remodeler au gré des expériences et des pratiques68 ? On sait que Bourdieu tente
d’annuler cette interrogation en soulignant que, le plus souvent, les structures qui
produisent l’habitus sont aussi celles où il est mis en œuvre et que, de toutes façons,
l’habitus porte également à ne repérer dans les situations qu’il rencontre les seuls points
saillants avec lesquels il entre en résonance. On peut toutefois suivre Lahire dans sa
circonspection et souligner que s’il s’agit de conserver la notion et les problématiques
qui lui sont attachées, il faut alors interroger empiriquement ses dispositifs d’inculcation
afin qu’il cesse d’être un concept rhétorique (Lahire, 1999b, p. 129). En amont – dans la
logique de sa constitution – la théorie de l’habitus comporte donc un premier point
aveugle, qui appelle un ou des chantiers empiriques spécifiques dans le cas particulier de
l’action marchande : comment se sont forgées les « dispositions » à agir rationnellement,
à calculer, à mobiliser des moyens que l’agence rationnellement pour parvenir à ses
fins ? Bourdieu nous montre en effet que ces dispositions ne sont pas données en
nature, il ne nous éclaire pas sur les mécanismes de leur incorporation. Nous
consacrerons notre prochain chapitre à la recension des travaux portant sur cette
question – après que nous aurons détaillé les enjeux de la seconde difficulté, beaucoup
plus générale encore, que les propositions de Bourdieu permettent de mettre au jour.
Cette seconde difficulté peut s’articuler à partir d’une interrogation très
simple : comment l’habitus est-il mis en œuvre ? Héran (1987) a mis en évidence l’une
des propriétés fondamentales de la notion d’habitus : l’habitus est un commutateur, un
concept médiateur qui permet de transformer les expériences passées en dispositions à
agir – et Héran montre bien que la mise à l’actif du passif commande la plupart des
formules de définition de l’habitus : « Celles-ci prennent volontiers la forme de
diptyques juxtaposant les deux versants du concept, le passif et l’actif, l’avant et l’après,
68
Sur ces questions, cf. notamment Lahire (1999b, p. 126-130).
192
sans que l’on voit très bien comment s’effectue le retournement »69 (Héran, 1987, p.
393). Cette seconde difficulté est, au fond, bien plus redoutable que la première. Pour
comprendre comment l’habitus est incorporée, la solution proposée par Lahire est sans
nul doute propre à apporter quelques éclaircissements décisifs : la question n’a pas été
traitée empiriquement, plaçons-la au cœur de nos dispositifs d’enquête et nous en
saurons davantage – peut-être serons portés à abandonner la mécanique structurale
postulée par Bourdieu, mais au moins sommes-nous effectivement en mesure d’en
savoir davantage. La question de la commutation du passif en actif est bien plus
complexe et ne se pose pas uniquement sur un plan empirique : elle soulève également des
difficultés conceptuelles extrêmement délicates. Si l’habitus, au temps où il opère la
commutation du passif en actif, fonctionne comme une boîte noire, ce n’est pas qu’il est
insuffisamment exploré empiriquement, souligne Héran : c’est qu’il partage le destin de
ces concepts médiateurs que l’on place dans un dispositif conceptuel pour le faire tenir
mais qui sont en eux-mêmes impénétrables – « concepts aussi explicatifs
qu’inexplicables », selon la formule qu’emploie Héran (1987)70.
On voit qu’en acceptant de se placer au sein du dispositif conceptuel de
Bourdieu, on est comme contraint d’en sortir pour ce qu’il engage d’apories nécessaires.
On peut à cet égard préciser la critique adressée par Héran en soulignant que les
difficultés qu’il souligne renvoient au caractère dispositionnaliste de la notion d’habitus.
Parce qu’il est décrit comme un système de dispositions, l’habitus est en effet conçu
comme un mécanisme, énigmatique dans les principes de sa constitution et de sa mise
en œuvre, qui règle les actions en les engendrant comme des causes engendrent leurs
effets. A cet égard, le schéma d’analyse de l’action proposée par Bourdieu est une
variante des modèles dispositionnalistes d’explication de l’action âprement critiqués par
Wittgenstein71. Chauviré (2004) rappelle ainsi que « ce n’est pas le mental comme tel qui
est la cible de Wittgenstein, mais le fait de se le représenter sur un mode occulte et
69
Héran en donne quelques exemples, que l’on peut ici rappeler pour mémoire : « Produit de l’histoire,
l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire » écrit Bourdieu (1980b, p.
91), pour préciser un peu plus loin qu’« histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle,
l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit » (p. 94) – il n’y a pas jusqu’à la
définition la plus synthétique de la notion qui n’engage ce principe de la commutation, quand Bourdieu
écrit que l’habitus est une « structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante »
(Bourdieu, 1979, p. 191).
70 Sur ce point, lire également la brillante discussion formulée par Boudon (1996).
71 Les critiques de Wittgenstein visent notamment Peirce, comme le montre Chauviré (2004, chapitre 1
notamment) ou Freud (Bouveresse, 1991, chapitre 5 en particulier) – on en trouve notamment la trace
dans Wittgenstein (1992, 2001, 1996). Sur les liens entre Bourdieu et Wittgenstein, cf. Chauviré (1995) et
Bouveresse (1995).
193
mystérieux, et de recourir à des états, actes ou processus éthérés, dotés de pouvoirs
magiques purement imaginaires ou inférés à partir du peu que nous savons du
fonctionnement du cerveau, pour expliquer des activités ordinaires, notamment
linguistiques, qu’il vaudrait mieux étudier à travers la grammaire des termes mentaux. »
(Chauviré, 2004, p. 16). Le problème soulevé par Wittgenstein est donc en apparence
fort simple : il est de souligner qu’en engageant des dispositions dans nos descriptions
de l’action, nous installons une machine dans la tête des acteurs – machine dont,
fondamentalement, nous ignorons tout : « la machine dont parle Wittgenstein n’est (…)
ni physique ni logique : elle est la modélisation d’un mécanisme physique agissant de
façon causale dans une sphère occulte, un milieu éthéré dont en fait nous ne savons
rien, un « symbole de machine » censée modéliser le fonctionnement de l’esprit, mais de
manière pseudo-scientifique ; il ne s’agit donc ni d’un mécanisme physiquement réel,
évidemment, ni d’une machine logique opérant par la seule vertu de sa syntaxe et
déroulant les conséquences logiques d’expressions symboliques, mais d’une entité
mystérieuse opérant sur un mode magique et produisant des performances dont aucune
machine réelle ne serait capable » (Chauviré, 2004, p. 19). Autrement dit, poser qu’il
existe une disposition, c’est faire une hypothèse, que l’on est en fait incapable de tester :
« Nous sommes tentés de dire par exemple que pouvoir (pris dans un sens
dispositionnel) est une sorte de « réservoir hypothétique d’où coulent les applications »,
mais, machine ou réservoir ne sont que des métaphores qui nous tentent, pas même le
début d’une hypothèse scientifique c’est-à-dire testable. » (Chauviré, 2004, p. 22)72.
Nous voilà bien démunis. La théorie de l’habitus avancée par Bourdieu
proposait un certain nombre de solutions aux problèmes que nous avions soulevés –
mais son moyeu relève, si l’on se fonde sur la critique qu’adresse Wittgenstein aux
analyses dispositionnalistes, de la mythologie. Pour décrire l’action sociale, il nous faut
donc adopter un autre vocabulaire qui puisse, autant qu’il est possible, conserver les
vertus que nous avons trouvées dans celui de Bourdieu. A cette fin, nous proposons de
répondre, en les combinant, à deux invitations. La première consiste à aller chercher
72
De la même manière, évoquant la critique que Wittgenstein adresse à Freud, Bouveresse note que – et
qu’on renvoie ou non, en dernière analyse, le déterminisme psychanalytique à des processus
neurocérébraux – « nous postulons que quelque chose doit être là, bien que nous en sachions ridiculement
peu sur ce qui est réellement là, c’est-à-dire que ce que nous faisons consiste essentiellement à adopter une
norme de description déterminée, qui, comme toujours en pareil cas, nous donne l’impression d’être imposée
directement par les faits eux-mêmes » (Bouveresse, 1991, p. 103).
194
chez Wittgenstein les éléments d’une anthropologie débarrassée de ces « mythologies »
qu’il dénonce. Pour Chauviré en effet, parce qu’elles soutiennent « une conception antiintellecualiste de la sphère pratique (…) les notions clés de sa seconde philosophie –
dans laquelle tout tourne autour de l’obéissance aux règles : jeu de langage, capacité,
technique, apprentissage, coutume – peuvent constituer un apport massif à la
compréhension du jeu social, une fois dégrammaticalisées » (Chauviré, 2004, p. 28).
Nous faisons par ailleurs l’hypothèse que l’on peut trouver dans la tradition sociologique
des développements compatibles avec cette anthropologie wittgensteinienne, et
notamment chez Weber : c’est le sens de la seconde invitation, celle de W. Schluchter,
qui note que « la théorie wébérienne de la motivation et de la compréhension
(interprétation des raisons qui font sens) peut être en quelque sorte « modernisée » en
recourant aux théories philosophiques récentes relatives à l’interprétation, à la
signification et à l’action. Au premier chef, on pense ici à la position de Donald
Davidson que l’on peut mentionner à ce propos » (Schluchter, 2005, p. 667)73. L’idée
d’une « modernisation » de Weber peut sembler maladroite : sans doute est-il plus
adéquat, dans notre perspective, de parler de reformulation et de clarification des
positions wébériennes à partir des développements issus de la philosophie de
Wittgenstein74, comme nous nous attacherons à le montrer, chemin faisant, dans les
développements qui suivent75.
73 Schluchter pense en particulier à deux contributions de Davidson (1993). Pour des raisons sur lesquelles
nous reviendrons en détail, nous ne pensons pas qu’il faille aller chercher chez Davidson les éléments de
cette combinaison entre Weber et Wittgenstein, mais chez des auteurs qui, issus de la même tradition
philosophique, se démarquent de son articulation des raisons et des causes (et notamment chez
Anscombe (2002), Von Wright (1971) pour les auteurs les plus anciens, Chauviré (2004), Descombes
(1995) et surtout Bouveresse (1991, 2003) et Pharo (1990) pour les plus récents).
74 En cela, le geste auquel invite Schluchter revient à opérer, sur l’action, le mouvement effectué par
Passeron quand il utilise les développements de la logique contemporaine (et notamment de la logique des
noms propres) pour reformuler les intuitions épistémologiques de Weber sur le statut des types idéaux, en
mobilisant des auteurs (Donellan, Kripke et Granger notamment) proches, dans l’espace intellectuel, de
ceux auxquels fait implicitement référence Schluchter (cf. Passeron, 2006 ; Passeron, 1996, p. 35).
75 Cette position est très exactement celle qui est au principe de l’entreprise de Pharo (1990), qui est à
notre connaissance l’une des rares démarches systématiques tentant de combiner ces deux traditions – et
dans une volonté délibérée de clarifier les positions wébériennes à partir de lectures de Wittgenstein, et
notamment à partir de celles d’Anscombe (2002) : il justifie, de manière liminaire, ce rapprochement, en
soulignant « le parallélisme frappant qui apparaît lorsqu’on compare les problèmes de la sociologie de
l’action à ceux de la philosophie analytique de l’action. Dans les deux cas en effet on s’interroge sur les
conditions de validité de l’action. Les sociologues insistent sur les problèmes de vérification empirique (tel
agent ou tel groupe d’agents ont-ils vraiment agi suivant les motifs qu’on leur prête ?) ou de validité
normative (quel est le fondement normatif ou éthique de telle ou telle raison d’agir ?), tandis que les
philosophes du langage s’intéressent d’avantage aux problèmes logiques de la sémantique de l’action (à
quelles conditions formelles sont les explications de l’action » (Pharo, 1990, p. 270), et il estime que ces
questions communes ne peuvent être réellement éclairées que dans le cadre d’une théorie analytique des
raisons d’agir, autrement dit que seuls les outils de la philosophie d’inspiration Wittgensteinienne (et, dans
195
2/ RAISONS, CAPACITES, APPRENTISSAGES
A/ Comment distinguer une raison d’une cause ?
Si Wittgenstein s’attaque aux modèles dispositionnalistes de l’action, ce
n’est pas seulement qu’ils lui semblent reposer, in fine, sur le mythe d’une machinerie
dont l’observateur n’a les moyens de vérifier ni l’existence ni le fonctionnement – c’est
aussi que postuler l’existence de cette machinerie revient, selon lui, à renvoyer l’analyse
de l’action à une explication par les causes qui n’est pas adaptée à la description des
actions humaines, mais seulement à celle des phénomènes physiques ou biologiques. Les
causes et les raisons : que désigne-t-on quand on établit cette distinction ? Dans Le cahier
bleu, Wittgenstein écrit : « La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause
est une hypothèse. L’hypothèse est bien fondée si l’on a un certain nombre
d’expériences qui, en gros, s’accordent pour démontrer que votre action est une suite
régulière de certaines conditions que nous appelons alors les causes de l’action. Pour
connaître la raison que vous aviez de formuler un énoncé, d’agir d’une manière
particulière, etc., aucun nombre d’expériences concordantes n’est nécessaire, et l’énoncé
de votre raison n’est pas une hypothèse » (Wittgenstein, 1996, p. 54). On peut ainsi
commencer à cerner ce qui, pour Wittgenstein, distingue une raison et une cause : une
cause est une hypothèse – que l’on peut vérifier ou invalider – alors qu’une raison ne
son cas, plus particulièrement de la philosophie analytique) peuvent résoudre ces difficultés (cf. également
p. 268). Signalons que si le rapprochement suggéré par Schluchter n’est pas celui auquel on recourt le plus
fréquemment quand on veut inscrire Weber dans les débats philosophiques (c’est en général aux traditions
phénoménologiques (à Husserl en particulier, via Schütz) et herméneutiques (Gadamer et Ricoeur
notamment) qu’on le renvoie), les quelques remarques que nous allons proposer pour étayer la
proposition de Schluchter trouvent un écho dans des entreprises qui – outre celle de Pharo (1990) que
nous citions plus haut – soit se réapproprient, dans la tradition wittgensteinienne, les termes d’un débat
dans lequel Weber a joué un rôle déterminant, celui entre l’explication et la compréhension (Winch, 1990,
Von Wright, 1971), soit tentent des rapprochements plus directs entre ces dispositifs conceptuels, sous
une forme il est vrai encore trop elliptiques (Engel, 2000). Il va de soi que nous ne tenterons pas ici, en
quelques pages, d’étayer de manière systématique le rapprochement appelé de ses vœux par Schluchter –
notre ambition est bien plus modeste : elle est de montrer en quoi les clarifications qu’apportent les
travaux issus de Wittgenstein permettent de préciser certaines des implications de la position wébérienne
et, par ailleurs, d’ouvrir des pistes permettant d’effectuer des combinaisons qui, sans ces clarifications,
seraient sans doute plus délicates à argumenter.
196
l’est pas – autrement dit, ce qui distingue une raison d’une cause, c’est avant tout le
mode de connaissance que l’on peut en avoir. Cette différence entre cause et raison,
pour Wittgenstein, n’est pas une différence secondaire : le fait que cause et raison ne
puissent être connues par les mêmes chemins instituent entre elles une distinction
fondamentale. En particulier, il s’oppose fermement à l’idée qu’il pourrait exister deux
chemins, l’un fondé sur l’expérience et l’autre sur l’introspection ou sur l’expérience
immédiate, pour mettre au jour des connexions causales – « Pour [Wittgenstein], note
Bouveresse, la connexion causale n’est tout simplement pas le genre de chose qui
pourrait, d’un côté, faire l’objet d’une hypothèse et, de l’autre, d’une expérience
immédiate » (Bouveresse, 1991, p. 84).
Instituer la distinction des raisons et des causes par le mode de
connaissance que l’on en peut avoir revient également, pour Wittgenstein, à récuser la
pertinence d’autres principes de partition. Ainsi, note Bouveresse (2003), si Wittgenstein
introduit une distinction entre les causes et les raisons, ce n’est pas, comme Frege, parce
que les raisons de la croyance seraient vraies alors que les causes de la croyance seraient
fausses, ou parce que les raisons de l’action seraient bonnes alors que ses causes seraient
mauvaises, mais bien parce que la manière dont on peut prendre connaissance des
causes est irréductible à la manière dont on peut appréhender les raisons76. En
particulier, on ne peut rabattre la distinction des raisons et des causes sur celle du
déterminisme et de la liberté77 : une explication par les raisons ne revient pas à dire (ou à
reconnaître) que l’acteur est libre, là où une explication par les causes l’installerait dans
un faisceau de détermination. C’est là méconnaître, estime Wittgenstein, que la loi
causale n’est qu’une description du réel, et qu’elle n’exerce, en elle-même, aucune
contrainte sur les événements – ainsi, souligne Bouveresse, « Wittgenstein est le premier
à remarquer qu’une loi est simplement l’expression d’une régularité naturelle et que c’est
76 Bouveresse (1991) note ainsi que « Wittgenstein semble, pour sa part, avant tout sensible à une autre
différence, qui a trait à la manière dont les raisons et les causes peuvent être connues et reconnues, et qui
pourrait donner l’impression d’impliquer que les raisons ne sont pas non plus des causes d’un type
spécial » (p. 161).
77 C’est ce critère qui est par exemple mobilisé par Schluchter (2005) pour distinguer l’explication par les
causes et l’explication par les raisons : « Les hypothèses interprétatives tracent le contour d’un
déroulement d’action idéalisée, c’est-à-dire possible, dont la validité empirique est problématique. Car, en
principe, l’acteur peut agir comme le formule l’hypothèse interprétative de l’observateur, mais rien ne le
contraint à le faire. En principe – et ceci vaut justement pour les hypothèses interprétatives rationnelles,
lesquelles par exemple « construisent par la pensée, en présupposant une action strictement rationnelle, les
conséquences de situations économiques déterminées » (Weber, 1968, p. 130). Une pierre qui tombe ne
choisit pas, qu’il s’agisse de conditions réelles ou idéalisées. Un acteur qui agit est certes également soumis
aux lois de la nature, mais il est libre relativement aux lois de l’action. Ceci vaut également par conséquent,
quand il suit la logique d’une situation sociale. Il se conforme alors « de son plein gré ». » (p 664-665).
197
une illusion de s’imaginer qu’elle est d’une certaine façon en mesure de contraindre les
événements à se dérouler comme ils le font : « que diable cela pourrait-il signifier que la
loi naturelle contraigne les choses à aller comme elles vont ? La loi naturelle est correcte,
et c’est tout (…). Il n’y a pas de raison pour laquelle, même s’il y avait une régularité
dans les décisions humaines, je ne serais pas libre. Il n’y a rien dans la régularité qui
rende une chose libre ou non libre. La notion de contrainte est là si vous pensez à la
régularité comme contrainte ; comme produite par des rails. Si, en plus de la notion de
régularité, vous introduisez la notion de « Cela doit se déplacer ainsi parce que les rails
sont mis ainsi » (Wittgenstein, 2001a) » (Bouveresse, 1991, p. 86).
B/ Est-il possible d’expliquer une action ?
Retenons donc le principe de cette distinction des raisons et des causes,
et tentons de cerner le rôle qui peut être réservée aux unes et aux autres dans
l’explication de l’action sociale. Nous allons, à cette fin, repartir des définitions posées
par Weber au premier chapitre d’Economie et société : Weber y propose d’expliquer l’action
par ses raisons, autrement dit de traiter les raisons comme des causes de l’action.
Rappelons que pour Weber la sociologie est « une science qui se propose de
comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son
déroulement et ses effets » (Weber, 1995a, p. 28). Cette célèbre définition signale dans
un même geste la spécificité de l’objet des sciences historiques (l’action, qui a comme
caractéristique, nous dit Weber, d’être doté de sens) et l’originalité de sa méthode : un
mode d’explication particulier, qui repose sur la compréhension. Chez Weber,
comprendre l’action ne s’entend ni comme une alternative à son explication, ni comme
un moment – un détour nécessaire – dans la démarche explicative. Colliot-Thélène
(1990) explique ainsi que « pour qui lit bien la première phrase du paragraphe 1 des
Concepts fondamentaux, citée plus haut, il est manifeste que le comprendre et l’expliquer
n’y sont pas présentés comme deux aspects complémentaires du connaître, mais comme
une seule et même démarche cognitive. La compréhension de l’action sociale, loin de constituer
un simple maillon de l’explication causale, est la méthode explicative spécifique de la
198
sociologie qui en tire pour cette raison sa dénomination. » (p. 72). Si la sociologie doit
être compréhensive dans sa méthode, c’est qu’elle a affaire à un objet singulier : l’action
humaine, qui est dotée de sens, et qu’on ne peut expliquer sans prendre en compte ce
sens que les acteurs confèrent à leur action. Pour expliquer une action, il faut donc se
préoccuper des raisons qui la causent, comme l’explique Pharo (1990), qui écrit que
« comme l’avait déjà remarqué Weber, il n’est pas possible de répondre à la question du
pourquoi d’une action en se contentant d’invoquer des faits physiques dont
l’enchaînement n’aurait pas été médié par des fais psychologiques. Lorsqu’on interroge
une action sur son pourquoi, on répond en énonçant des intentions, des sentiments, des
motifs, des raisons…, et on suppose que ces faits jouent un rôle dans les événements
physiques.» (p. 268).
1. Peut-on traiter les raisons comme des causes ?
Poser qu’il faut traiter les raisons de l’action comme les causes de l’action
qu’elles engendrent est loin, cependant, d’aller de soi. Plusieurs problèmes se posent, et
d’abord celui-ci : nous nous sommes attachés, avec Wittgenstein, à distinguer les raisons
et les causes, en précisant que l’explication par les raisons est seule adaptée aux actions
humaines, d’une part, et d’autre part que la distinction des raisons et des causes
renvoyaient à la manière donc les unes et les autres pouvaient être établies ou connues.
A quelles conditions peut-on donc, dans ce cadre, « traiter les raisons comme des
causes », comme nous y invite Schluchter (2005, p. 666), ou admettre, avec ColliotThélène que la compréhension est le mode d’explication (d’imputation causale) propre à
la sociologie ? Autrement dit, dans quelle mesure peut-on dire d’une raison qu’elle cause
l’action dont elle est la raison ? La question de savoir si les raisons sont des causes d’un
type spécial, ou si elles ne sont pas des causes, ou encore si elles ne sont en rien des
causes d’un type spécial mais simplement des causes comme les autres78 a été
abondamment débattue dans la philosophie anglo-saxonne contemporaine79. Selon
Bouveresse (1991, p. 86 et sq.), la position de Wittgenstein sur la question est une
78
Cette dernière position est celle qui est défendue par Davidson (1993a).
Engel (2000) propose un balisage systématique des positions possibles dans ce débat, en tenant une
ligne qui reprend, à quelques nuances près, celle de Davidson.
79
199
position nuancée ou, pour mieux dire, balancée. D’un côté, en effet, il estime que les
raisons et les causes ne relèvent pas des mêmes jeux de langage ou, pour le dire
autrement, qu’elles ne relèvent pas du même ordre logique – c’est ce que nous
soulignions plus haut quand nous établissions que les causes et les raisons ne peuvent se
connaître par les mêmes chemins. Pour cette raison, la position radicale de Davidson,
qui cherche à faire des raisons des causes comme les autres, est intenable.
Mais d’un autre côté il estime que de toute évidence rien ne nous interdit
de considérer que les raisons puissent bien être des causes80 mais – ajoute-t-il – des
causes d’un type spécial : « Le point important semble être que, même si la raison ou le
motif peuvent être éventuellement une cause, ils ne peuvent, en tout cas, pas être
simplement une cause. Il serait donc pour le moins excessif d’imputer à Wittgenstein
une thèse de l’incompatibilité de l’explication par des raisons et de l’explication par des
causes. Ce qu’il défend est tout au plus celle de l’irréductibilité du premier type
d’explication au deuxième. » (Bouveresse, 1991, p. 90). Cette irréductibilité des raisons
aux causes tient bien, comme on l’a vu, au fait que les causes et les raisons ne sont pas
connues de la même manière : « dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein nous invite
à comparer les deux jeux de langage suivants : a) un jeu de langage dans lequel on donne
à quelqu'un l’ordre d’effectuer certains mouvements ou d’adopter certaines postures
corporelles ; b) un jeu de langage dans lequel quelqu'un observe certains processus
réguliers comme, par exemple, les réactions de différents métaux à des acides et formule
des prédictions sur les réactions qui se produiront dans certains cas. « Il y a, remarque-til, entre ces deux jeux de langage une parenté évidente, et également une différence
fondamentale. – Dans les deux on pourrait appeler « prédictions » les mots prononcés.
Mais comparer l’entraînement qui conduit à la première technique avec l’entraînement à
la seconde ! » (Wittgenstein, 2005, § 630). C’est peut-être tout ce qu’on peut dire en fin
de compte sur le jeu de langage de l’explication par des raisons et celui de l’explication
par des causes, qu’ils comportent à la fois une parenté indiscutable (la connaissance des
raisons peut, comme celle des causes, être utilisée pour formuler des prédictions) et une
différence essentielle (les deux jeux de langage ne sont cependant pas du tout appris ni
80
Bouveresse rappelle ainsi que « Davidson fait remarquer à juste titre qu’une raison ne peut expliquer ce
dont elle est la raison qu’à la condition de pouvoir également contribuer causalement à sa production. Car
c’est bien ainsi que nous utilisons la notion de « raison ». Sur ce point, la conception traditionnelle et le
sens commun sont certainement dans le vrai. Mais il n’est pas du tout certain que Wittgenstein soit en
désaccord avec eux sur ce point. » (Bouveresse, 2003, p. 174).
200
joués de la même façon » (p. 88-90)81. La position de Wittgenstein est donc irréductible à
celle de Davidson (les raisons ne sont pas des causes comme les autres), mais ne plaide
pas non plus pour l’irréductibilité des explications par les raisons et par les causes :
« Wittgenstein attire notre attention sur le fait que l’explication par les causes et
l’explication par les raisons correspondent à deux jeux de langage bien différents. Rien
de ce qu’il dit ne suggère qu’il est prêt, en outre, à défendre la thèse de l’incompatibilité
entre l’explication par des causes et l’explication par des raisons » (Bouveresse, 1991, p.
86-87)82.
Weber se proposait d’expliquer les actions en traitant les raisons comme
les causes des actions qu’elles engendrent. La clarification du statut relatif des causes et
des raisons permet de préciser à quelles conditions on peut adopter une telle démarche
explicative. Les difficultés soulevées par la position wébérienne, toutefois, ne s’arrêtent
pas là. Si l’on admet que pour expliquer une action il faut en saisir les raisons – et que les
raisons ne sont pas accessibles par les chemins qui permettent d’accéder aux causes, i.e.
par le jeu des conjectures et des réfutations – alors une nouvelle difficulté surgit :
comment connaître les raisons d’une action ?
81 Autrement dit, estime Bouveresse, le problème de Wittgenstein et celui de Davidson sont des
problèmes distincts : « Alors que Davidson est sensible avant tout au fait que l’explication par des raisons,
pour être réellement une explication, doit être une explication causale d’une certaine sorte, Wittgenstein se
pose un problème différent, qui provient du fait que l’explication par des raisons comporte un élément
essentiel dont on ne trouve aucun équivalent dans le cas de l’explication par des causes : « interrogé sur les
raisons d’une supposition, on réfléchit [man besinnt sich] à ces raisons. Ce qui se passe ici est-il la même
chose que lorsqu’on réfléchit [nachdenkt] sur ce que peuvent avoir été les causes d’un événement »
(Wittgenstein, 2005, §475). Alors que les raisons de la croyance émergent de ce que l’on peut appeler une
prise de conscience, il n’en est pas de même pour les causes, bien que l’on puisse évidemment aussi
s’interroger sur les causes de la croyance. Dans le cas d’une émotion comme la peur, l’apparition soudaine
de quelqu'un peut être la cause de la frayeur que j’éprouve – et Wittgenstein ne conteste pas que je puisse
savoir immédiatement que le coup que j’ai reçu est la cause de la douleur que je ressens. Mais cela ne
supprime pas la distinction qui doit être faite entre l’objet de la frayeur et sa cause : « Il faut distinguer
entre l’objet de la crainte et la cause de la crainte. Ainsi le visage qui nous inspire de la crainte, ou du
ravissement (l’objet de la crainte, du ravissement) n’est pas pour autant sa cause, mais – pourrait-on dire –
sa direction » (Bouveresse, 2003, p. 173-175).
82 Ou encore : « la différence grammaticale que Wittgenstein établit entre les raisons et les causes entre
l’explication par des raisons et l’explication par des causes semble avoir été comprise la plupart du temps
comme signifiant que, si quelque chose est une raison, il ne peut être en même temps une cause.
Wittgenstein ne dit pourtant rien qui exclue explicitement cette possibilité » (Bouveresse, 1991, p. 90).
201
2. Comment connaître les raisons d’une action : théorie.
On peut, pour préciser les difficultés que nous cherchons à démêler,
partir de la définition de l’action chez Weber et du commentaire qu’en donne ColliotThélène. « Nous entendons par activité, note Weber, un comportement humain (peu
importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance)
quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif »
(Weber, 1995a, p. 28). Cette définition, estime Colliot-Thélène, est ambiguë, car elle
semble indiquer que l’acteur vient surajouter à l’action quelque chose de supplémentaire
– le sens qu’il lui « communique » – alors que, selon elle, « il est clair que ce sens n’est
pas quelque chose qui vient s’ajouter de l’extérieur à l’action. Bien plutôt : le sens est
constitutif de l’action, c’est-à-dire que celle-ci n’est pas intelligible comme telle
indépendamment de ce sens, pas plus que ses effets (par exemple le développement de
l’économie capitaliste comme effet du style de vie engendrée par l’éthique protestante)
ne sont intelligibles comme effets de cette action, si la logique symbolique de celle-ci est
laissée de côté. C’est peut-être là une évidence, mais qui mérite d’être signalée d’entrée
de jeu. Car ce n’est finalement pas la compréhension du sens qui est le but de la
sociologie compréhensive, mais celle de l’action en tant qu’elle est structurée par un
sens. » (Colliot-Thélène, 1990, p. 75). Il ne faut donc pas imaginer que le sens de
l’action, pour Weber, serait comme « ajouté » par l’acteur à son action – le sens de
l’action n’en est pas détachable, il lui est immanent. Ce sens immanent, comment peuton le connaître ? Ou plus précisément, pour reprendre les termes de Colliot-Thélène
(1990) « les intentions subjectives des agents sont-elles ce qui constitue le sens de
l’action pour le sociologue ? » (p. 76).
A cette question, Weber répond sans ambiguïté, selon Colliot-Thélène,
et par la négative : « On ne peut certes douter que Weber ait répondu négativement à
cette (…) question. Il savait fort bien que les connexions signifiantes mises à jour par la
sociologie et l’histoire, pour autant qu’elles englobent l’action, ses conditions et ses
effets (« le rapport de l’homme au monde dans ses conditions et effets extérieurs ») ne
sont pas quelque chose dont les agents ont la maîtrise. (…) Plus que tout autre Weber a
souligné que les schèmes signifiants élaborés par la sociologie sont des artefacts
théoriques, « étrangers à la réalité », selon sa propre terminologie (Weber, 1995a, p. 50).
202
Les constructions idéales-typiques recomposent une rationalité idéale des pratiques,
parce que l’intelligibilité que fournit l’objectivité scientifique est ordonnée à des
questions, ainsi qu’à des réquisits de clarté et d’univocité, qui sont étrangers au vécu
immédiat de l’expérience. Le constructivisme délibéré de la méthodologie wébérienne
suffit en vérité à interdire d’entendre la compréhension à laquelle invite sa sociologie
dans le sens d’une démarche introspective ou d’une phénoménologie du vécu. Un
concept, notait-il déjà dans l’essai sur Roscher, est « en toutes circonstances quelque
chose d’autre… que le « vécu » auquel il se rapporte » (Weber, 1968, p. 96, n. 1) »
(Colliot-Thélène, 1990, p. 76-77). La réponse clairement négative apportée par Weber ne
va pas toutefois sans poser de problèmes. N’avons-nous pas précisé plus haut, en effet,
que le mode d’explication spécifique de la sociologie est d’expliquer l’action par ses
raisons : dans quelle mesure peut-on dire des raisons qu’elles sont des raisons, si elles
sont ignorées par l’acteur ? Et plus encore, n’avons-nous pas établi, comme critère de
distinction entre les raisons et les causes, le mode de connaissance que l’on peut avoir
des unes et des autres ? – si les raisons, pour parler comme Wittgenstein, ne peuvent
être conjecturées mais seulement connues, alors quel accès peut en avoir le sociologue si
ce n’est en demandant à l’acteur les raisons qu’il avait d’avoir agi comme il l’a fait ?
On peut démêler ces difficultés et préciser la cohérence de la position
wébérienne en s’adossant aux critiques que Wittgenstein adresse à Freud. L’un des
reproches que Wittgenstein fait à Freud s’énonce simplement : Freud pensait mettre au
jour les causes des actions de ses patients, alors qu’il en donnait des raisons – et l’on sait
que Wittgenstein considérait que cette confusion avait amené Freud et ses disciples à
commettre « un épouvantable gâchis ». Pourtant, par définition, les « raisons » mises au
jour par Freud sont au début de l’analyse ignorées du patient : il ne peut les connaître
puisque c’est précisément cette méconnaissance qui est au principe de leur efficacité et
qui le pousse à agir comme il le fait. Dans quelle mesure peut-on dire, dans ces
conditions, qu’elles restent des raisons ? La réponse qu’apporte Wittgenstein à cette
difficulté est très simple : pour lui, une raison qui n’est pas reconnue par l’agent peut
malgré tout être une raison, à partir du moment où elle pourrait être reconnue comme
telle par l’agent. Bouveresse (1991) explique ainsi : « Wittgenstein soutient que même
une raison simplement possible est différente d’une cause supposée en ce sens qu’elle
est présentée comme une chose que l’agent pourrait en principe (re)connaître ; et
203
lorsqu’elle est acceptée, ce qui fait d’elle la raison du comportement à expliquer est
essentiellement le fait que l’intéressé la reconnaisse comme telle » (p. 83). Autrement dit,
le statut logique des raisons ne change pas de nature selon qu’elles sont effectivement
connues (ou reconnues) par les acteurs : ce qui en fait des raisons, c’est qu’elles puissent
être reconnues comme des raisons, et non qu’elles le soient effectivement – « Le fait que
le sujet ignore généralement une bonne partie des raisons qui le font agir ne réduit pas
celles-ci à l’état de causes sur lesquelles il en est réduit à des hypothèses. Ce qu’il ignore
en pareil cas, ce sont justement des raisons, et non des causes. » (Bouveresse, 1991, p.
85).
Il est donc établi que l’on peut continuer à parler de la « causalité » des
raisons – au sens particulier que nous avons élucidé plus haut – sans pour autant poser
que l’acteur soit le seul juge des raisons de son action, ou qu’il soit le seul à pouvoir les
élucider. Le fait que les raisons ne soient pas connues seulement – ni même avant tout –
de l’acteur ou que l’on puisse lui en prêter fait précisément partie du jeu de langage qui
règle l’usage des raisons : « il s’en faut de beaucoup, de façon générale, que nous
considérions l’auteur de l’action comme étant le seul à connaître et à pouvoir indiquer
en dernier ressort la raison pour laquelle il a agi. L’idée que quelqu'un n’est pas
nécessairement le mieux placé pour connaître les raisons réelles de son action, que
celles-ci peuvent être plus facilement décelées par un observateur extérieur et que les
raisons que quelqu'un donne peuvent parfaitement être de fausses raisons ou de
mauvaises raisons n’a rien de philosophique. Elle fait partie, au même titre que la
possibilité de principe pour une raison d’être reconnue par celui dont elle est la raison,
du jeu de langage dans lequel des raisons sont demandées et données. » (Bouveresse,
2003, p. 161-162).
204
3. Comment connaître les raisons d’une action : méthode.
La cohérence logique de la position de Weber est donc établie, mais
qu’en est-il de la méthode ? Si l’on ne demande pas à l’acteur le sens de son action, alors
comment procéder pour l’établir ? Comment déduire de ce que l’on peut observer – le
comportement – ce qui le motive ? Pour Pharo, ce point de méthode peut s’éclairer en
mobilisant les remarques d’Anscombe (1981) qui souligne que l’objet intentionnel d’une
action se rapporte toujours à une visée et peut donner lieu à une attitude intentionnelle
même s’il n’a aucune réalité physique (comme par exemple chez quelqu'un qui croît à
quelque chose qui n’a pas d’existence). Selon Pharo, ces propriétés de l’action
intentionnelle permettent de définir un point de méthode : « l’objet intentionnel,
explique-t-il, (…) ne peut apparaître que sous une description qui prend en compte les traits
pertinents de la situation dans laquelle il se manifeste » (Pharo, 1990, p. 276, nous
soulignons). La saisie de l’intention de l’action – que Pharo assimile au sens wébérien –
ne peut donc s’effectuer sans replacer l’action dans la situation où l’on peut la saisir.
Cette position de méthode, selon Pharo, est comparable à celle de Weber pour qui,
« c’est dans l’organisation des traits empiriques d’une situation qu’on peut saisir le lien
de l’action à ses raisons. Dans cette optique, le motif est beaucoup moins une propriété
de l’agent qu’une propriété de l’action compréhensible par autrui ou, pour parler comme
Anscombe, de l’action sous une description. (…) C’est, comme dans la solution
d’Anscombe, la possibilité logique d’une telle compréhension attachée à un ensemble de
faits pertinents du point de vue du sens dont ils sont pourvus qui rend l’action
interprétable d’une certaine manière, et non pas directement le motif qui existerait dans
le for intérieur de l’agent avant de se manifester dans l’action » (Pharo, 1990, p. 277).
Mais que veut dire, dans les propositions qui précèdent, l’expression
« sous une description » ? Si l’on admet, en effet, que ce n’est pas en demandant à
l’acteur quelle était son intention que l’on pourra en prendre connaissance mais que c’est
en décrivant d’une certaine manière cette action (i.e., en la saisissant sous une certaine
description) et que, dans un même geste, on institue cette action comme intentionnelle et
qu’on lui confère un sens (pour Weber) ou qu’on exhibe son intention (pour
Anscombe), alors on risque fort de se trouver dans une situation d’indétermination
radicale. Comme une action est susceptible de recevoir toutes sortes de descriptions
205
possibles, le risque est grand, en effet, de ne pouvoir trancher et de renvoyer ainsi toutes
ces descriptions dos à dos – ce qui est manifestement absurde83. Il faut donc, en même
temps que l’on reconnaît que ce n’est pas l’acteur qui peut donner au chercheur le sens
de son action, proposer à ce dernier des moyens lui permettant de trancher entre les
différentes descriptions qu’il peut en donner. C’est là où l’on peut repérer une
convergence entre les dispositifs méthodologiques de Weber et ceux d’Anscombe. C’est
dans la comparaison entre les descriptions possibles, en effet, que l’on peut repérer celles
qui sont les plus recevables. Cette comparaison, chez Weber, peut s’adosser à la
définition de types idéaux qui précisent des logiques d’action abstraites, comme épurées,
auxquelles on rapporte les comportements effectifs pour en apprécier l’éloignement plus
ou moins marqué. Chez Anscombe (2002, p. 81 et sq. notamment ; cf. également Pharo
(1990, p. 289 et sq.), elle s’équipera de tests (test d’interprétabilité, d’arrêt, de sincérité, de
contradiction…). Autrement dit, les sciences humaines qui s’attachent à rendre compte
des actions non pas simplement en tant qu’événements physiques mais qui s’attachent à
repérer les raisons qui les engendrent ne sont pas condamnés à errer entre le charybde
de la remise du chercheur au sens que l’acteur confère explicitement à son action et le
scylla de l’indétermination radicale des descriptions possibles. Le sociologue peut
s’attacher à repérer méthodiquement, dans l’univers de ces descriptions possibles, celles
auxquelles on peut attacher la plus grande valeur de vérité.
En nous appuyant sur Weber et sur Wittgenstein, nous avons tenté de
progresser dans la recherche d’un vocabulaire qui permette de décrire les actions
sociales, et nous avons montré que ce vocabulaire était celui des raisons davantage que
des causes, même si les raisons peuvent se concevoir comme des causes d’un type
spécial84. Nous disposons donc d’un vocabulaire minimal, mais les problèmes que nous
posions restent entiers : si nous devons renoncer à mobiliser les modèles
83
Cf. Pharo (1990, p. 288).
On pourra s’étonner que dans la discussion qui précède, la figure majeure de Raymond Boudon soit
demeurée dans l’ombre, alors que toute sa théorie de l’action vise à avancer que l’explication de l’action
est possible mais qu’elle doit s’articuler dans l’ordre des raisons, et non des causes (cf. par exemple
Boudon, 2003). C’est que si le vocabulaire est partagé, les agendas sont, pensons-nous, sensiblement
différents. Les développements qui précèdent avaient en effet pour objectif de préciser à quelles
conditions logiques il est possible de faire des raisons les causes des actions qu’elles engendrent, débat
auquel, à notre connaissance, R. Boudon ne s’est pas consacré dans les termes qui nous ont ici retenus.
Les interrogations de Bourdon, par ailleurs, s’inscrivent dans une réflexion beaucoup plus générale sur la
rationalité, dont les termes dépassent de très loin les considérations, que l’on pourrait presque se risquer à
dire techniques, que nous avons tenter de détailler ici.
84
206
dispositionnalistes, comment comprendre que les logiques d’action hétérogènes qui se
déroulent au sein du monde social soient historiquement construites, qu’elles soient
régulières et qu’elles soient partagées ? Comment combiner la clarification conceptuelle
apportée par Wittgenstein avec la nécessité de rendre compte du cours stabilisé des
actions historiques ?
C/ Capacités et apprentissage
1. Des dispositions aux capacités
Nous le rappelions plus haut : Chauviré nous invite à trouver chez
Wittgenstein
des
outils
permettant
d’articuler
rigoureusement
un
discours
anthropologique qui échappe aux pièges et aux chausses-trappes des modèles
dispositionnalistes que nous importons aisément, comme des passagers clandestins,
dans nombre de nos descriptions du monde social85. Si l’on admet, sur la base des
développements précédents, que parce qu’elle s’adosse à une recherche des raisons (et
non des causes) la sociologie wébérienne et l’anthropologie que l’on peut déduire de
Wittgenstein partagent les mêmes attendus, alors on peut suivre Chauviré qui propose
de substituer au vocabulaire des dispositions, entendues au sens particulier que nous
évoquions plus haut, celui des capacités.
Pour éclairer ce point, nous pouvons partir d’un constat trivial que l’on
ne nous contestera sans doute pas : lorsque l’individu agit, il n’est pas vierge de toute
connaissance, mais dispose de compétences qu’il a accumulées au fil du temps. Pour
désigner ces compétences, Wittgenstein propose de parler de capacités, qui désignent
avant tout la maîtrise d’une technique, autrement dit d’un savoir faire plutôt que d’un
savoir. Elles ne supposent pas une saisie intellectuelle et réfléchie des actions, elles se
85
Chauviré (2004) souligne ainsi que « dans un nombre énorme de cas nos mots ont la forme d’énoncés
dispositionnels qui font référence à un mécanisme, qu’il y ait ou non un mécanisme » (p. 24).
207
jouent dans la routine, l’habitude, la mise en œuvre spontanée de savoirs-faire implicites.
On retrouve donc ici la même sensibilité que l’on avait soulignée chez Bourdieu, celle
qui porte à valoriser les dimensions pratiques des activités, en tant qu’elles s’opposent (ou
échappent) aux saisies intellectualistes dont elles sont souvent l’objet. Chauviré (2004)
note ainsi que « Wittgenstein arrache à l’ordre du cognitif ce que les philosophes ont
tendance à lui imputer pour le restituer à la pratique, notamment en ce qui concerne ces
aptitudes abusivement intellectualisées que sont : jouer aux échecs, calculer
mentalement, savoir douze langues étrangères, etc. Toutes impliquent des règles dont
l’agent qui les suit n’a pas toujours conscience ou connaissance (…), toutes ont un fond
pratique dont Putnam a pu douter qu’on puisse entièrement l’expliciter sous forme
verbale » (p. 21-22). Cette dimension essentiellement pratique des capacités, opposée à
une conception que Chauviré nomme « intellectualiste » et qui n’est pas sans rappeler
« l’anthropologie imaginaire du subjectivisme » dont parle Bourdieu (1980b, chapitre 2)
constitue donc la première caractéristique de la notion.
La seconde caractéristique tient au fait que, conformément aux principes
que l’on vient de détailler, elle n’engage pas une explication par les causes comme le font
les modèles dispositionnalistes, mais une explication par les raisons. Plus précisément, la
capacité n’est pas un mécanisme qui se tiendrait derrière les actions en les contenant en
quelque sorte par avance, elle ne prédétermine en rien les performances et ne peut, selon
la formule de Wittgenstein, se donner comme une « ombre de la réalité » : « Prendre une
capacité mentale comme vouloir dire pour une disposition, c’est l’appréhender comme
une possibilité, une ombre de la réalité où seraient projetées l’ensemble des
performances futures. Tout autre est la situation si nous concevons comprendre ou
signifier comme une réalité. La capacité à comprendre un mot ou une langue n’est pas
une possibilité au sens d’une ombre de la réalité, ce n’est en rien un mystérieux dispositif
mental contenant ou fixant à l’avance tous les actes de compréhension. La capacité n’a
rien à voir avec le possible ou avec un futur pré-déterminé. (…) On peut considérer
qu’aux yeux de Wittgenstein, la capacité peut apparaître comme une raison, non une
cause de l’action, ou plutôt qu’elle peut entrer dans une explication par les raisons, ce
qui la libère de toute mythologie causale » (Chauviré, 2004, p. 23). Dire d’une capacité
qu’elle ne prédétermine en rien les occasions et les modalités de ses applications signifie
notamment qu’elle a besoin d’être activée par l’agent pour être mise en œuvre.
208
La capacité est une technique qui ne se donne à voir que dans les
pratiques réalisées des individus – elle est en cela très proche de l’habitus. Pourquoi ne
pas se contenter, dans ces conditions, d’une simple description de l’action, et pourquoi
faut-il faire l’hypothèse que les actions supposent que soient maîtrisées, en leur amont,
des capacités ? Pour Wittgenstein, le lien qui existe entre les capacités de l’agent et ses
actions est un lien interne86. On ne peut comprendre ce qu’est une capacité
indépendamment de ses manifestations, de sa mise en œuvre dans l’action. Comme
l’écrit Chauviré (2004), « on peut dire que pour Wittgenstein les capacités sont le
principe d’intelligibilité de l’action. Les capacités ne sont ni réductibles à des
performances ponctuelles ni assimilables à de mystérieuses machineries mentales
contenant à l’avance les performances. (…) La capacité ne transcende pas ses
manifestations comme quelque chose qui se tiendrait derrière elles en permanence et les
susciterait, mais elle ne se réduit pas non plus à ses manifestations, qui en sont les
critères » (p. 22).
Dire que les capacités et l’action sont dans une relation interne ne revient
donc certainement pas à les confondre ou à les assimiler car, comme l’exprime Glock
(2003), les deux termes ne relèvent pas des mêmes catégories : « entre une règle et son
application, note Glock, il y a une différence de catégorie (comme entre une capacité et
son exercice), mais non un écart qu’il faudrait combler » (Glock, 2003, p 520). Par
ailleurs, si l’on a besoin de la notion de capacité en plus de la simple description des
pratiques mises en œuvre, c’est aussi que la notion de capacité est normative et qu’elle
engage l’idée de succès ou d’échec dans la performance : comme l’explique Chauviré
(2004), « [la] grammaire [du concept de capacité] n’est pas celle d’un concept descriptif »
(p. 23-24). Technique et pratique, la capacité engage des actions régulières et routinisées.
Parce qu’elle suppose d’être activée pour intervenir effectivement dans l’action, elle
s’avère compatible avec une explication par les raisons. Elle ne se repère, enfin, qu’à ses
manifestations, et engage l’idée de succès ou d’échec. Comment ces capacités sont-elles
acquises par l’acteur ? Cette question, centrale dans l’anthropologie que l’on peut tirer de
Wittgenstein, nous permettra de comprendre en quoi les capacités sont à la fois
hétérogènes et partagées.
86 Les relations internes, rappelle Glock (2003), sont « des relations qui ne peuvent pas ne pas être le cas,
car elles sont données avec les termes reliées (objets ou relata) ou en sont (partiellement) constitutives. De
la même manière, une propriété interne est une propriété qu’une chose ne peut pas ne pas posséder parce
qu’elle est essentielle au fait d’être ce qu’elle est » (p. 478).
209
2. L’apprentissage
L’acquisition des capacités s’effectue, pour Wittgenstein, le long d’un
processus d’apprentissage – de « dressage » (abrichtung), écrit-il, et nous verrons pourquoi
– auquel il consacre de nombreux développements que nous ne pouvons, faute de place,
reprendre systématiquement87. Deux points sont particulièrement capitaux pour notre
propos. Tout d’abord, le dressage est le résultat d’un exercice pratique et non de l’explicitation
exhaustive des règles qui doivent être appliquées. Il faut se concentrer sur l’exercice pratique de
l’apprentissage pour comprendre comment les capacités sont intégrées par les acteurs.
Elles le sont, en l’occurrence, par le biais d’exercices qui sont sanctionnées en cas
d’échec. Pour Schulte (1992) recourir au terme de « dressage » ne doit donc pas être
renvoyé aux pratiques pédagogiques de Wittgenstein (dont on sait, par ailleurs, qu’elles
étaient singulières) mais, selon ses termes, à une « intellection pédagogique
fondamentale » : « ce que veut souligner Wittgenstein par le mot « dressage » ne relève
pas des méthodes pédagogiques, mais d’une intellection philosophique fondamentale. Il
doit être clair que celui qui apprend et veut ou doit acquérir les rudiments d’une activité
précise n’a aucunement la possibilité de s’exercer à sa pratique autrement qu’en se
soumettant à un dressage intensif. Celui qui ignore tout de telle ou telle activité ne sera
tout d’abord pas même en mesure de poser les questions qui pourraient l’aider à
progresser. La première étape est donc le dressage au sens de : montrer quelque chose à
quelqu'un, le faire sous ses yeux, le dire devant lui, et d’autre part : imiter les gestes
d’untel, répéter les paroles d’untel. Quand quelqu'un apprend à jouer d’un instrument de
musique, par exemple, l’enseignant commence par lui indiquer la place des doigts, les
positions, etc. : dans ce cas, l’aspect « dressage » est particulièrement clair » (p. 122).
Ce point est décisif en ce qu’il permet d’enchâsser sur l’anthropologie
wittgensteinienne des pans entiers des recherches des sciences sociales qui mettent au
cœur de leur dispositif de recherche les processus d’acquisition et d’apprentissage, de
domestication et de formatage des individus. C’est par le biais du dressage que l’on
retrouve tous les mécanismes de contrainte et de domestication qui pèsent sur l’individu,
lors de l’apprentissage des techniques qu’il met ensuite en œuvre, comme l’explique
87 Outre les références que nous mobiliserons dans le corps du texte, nous renvoyons également aux
excellents développements de Descombes (2004, p. 457-465).
210
Chauviré : « Si les règles consciemment suivies n’exercent sur l’agent aucune contrainte
au sens physique du terme, il semble qu’elles puissent néanmoins véhiculer la pression
de la société toute entière, ou, comme dit David Pears, la « force stabilisante du
comportement social » : le refus de suivre les règles logico-mathématiques se paie du
prix de l’exclusion, l’élève mauvais en arithmétique est puni. Les règles d’inférence, note
Wittgenstein, ne sont pas contraignantes comme les rails contraignent le train, mais elles
le sont « au sens où le sont d’autres lois dans la société humaine. Le greffier qui fait une
déduction, comme en (17), doit la faire ; il aurait été condamné s’il avait procédé
autrement. Celui qui déduit autrement entre de toutes façons en conflit : par exemple
avec la société, mais aussi avec d’autres conséquences pratiques » (Wittgenstein, 1983, p.
116) » (Chauviré, 2004, p. 29). On comprend également que cet apprentissage ne puisse
se saisir autrement qu’en société, et qu’il implique que les capacités par l’individu soient
des capacités partagées : l’acteur pris dans le processus d’apprentissage ne l’est pas isolé de
ses semblables, il lui faut des maîtres pour le reprendre, et il n’est pas le seul à passer par
ce processus d’acquisition qui verra, à son terme, les mêmes capacités maîtrisées par
d’autres que lui, qui seront passés par le même apprentissage.
Le second point décisif pour notre propos renvoie au fait que,
contrairement à la chaîne des causes, la chaîne des raisons a un terme. Il est toujours
possible de remonter causalement le long des mécanismes physiques, chimiques ou
biologiques qui ont vu s’enchaîner les causes successives de tel ou tel phénomène. La
chaîne des raisons, au contraire, a un terme – et ce terme, c’est bien souvent
l’apprentissage. Wittgenstein le souligne à de nombreuses reprises : à la question
« pourquoi agis-tu ainsi ? » - on finit souvent par répondre : « parce que c’est ainsi que
j’ai appris à le faire » - et il n’y a alors plus rien à dire : on atteint, comme l’écrit
Wittgenstein, le « roc dur » contre lequel « ma bêche se recourbe » (Wittgenstein, 2005,
§217). Comme le souligne Schulte, une fois atteint l’apprentissage, il n’est plus de
« pourquoi » qui tienne encore de manière intelligible : « Il n’est pas possible de remettre
en question les modalités de l’usage appris lors du dressage, il n’est là aucun
« pourquoi ?» qui aurait un sens. Nous apprenons par exemple les noms des couleurs
d’une certaine manière (les Russes et les Esquimaux les apprennent d’une autre manière)
et il est peut-être intéressant pour la compréhension du concept de couleur de prendre
en compte ces modalités de l’apprentissage initial pour la raison même qu’à ce niveau-là
211
il n’est pas possible de poser la question : « pourquoi appelle-t-on rouge cette
couleur ? ». (Evidemment, on ne peut interdire ce type de question, mais elle n’amène
rien à celui qui la pose). » (Schulte, 1992, p. 122).
Souligner la position de l’apprentissage dans la chaîne des raisons n’est
pas une simple mesure d’économie conceptuelle. C’est aussi souligner toute l’importance
qu’il faut réserver, dans l’explication de l’action, aux dispositifs d’inculcation et aux
mécanismes d’acquisition des capacités qui sont mises en œuvre sur les différentes
scènes d’action. C’est également une manière d’orienter notre regard : nous avons
longuement circulé dans le maquis des choix conceptuels pour tenter d’y dégager un
lexique adéquat de description de l’action, et nous avons proposé de le faire en
rapprochant l’anthropologie que l’on peut tirer de Wittgenstein et les concepts
fondamentaux de la théorie de l’action telle qu’elle est avancée chez Weber. En
approfondissant la première de ces pistes dans les paragraphes qui précèdent, nous
avons vu que le vocabulaire des capacités, dans l’acception qu’en donne Wittgenstein,
nous permet de respecter les contraintes que nous avons décrites quant au mode
d’explication de l’action qui doit s’articuler dans la grammaire des raisons et non dans
celle des causes. Les capacités sont acquises au cours d’un processus d’apprentissage, et
c’est sur ce processus d’apprentissage que doit notamment se porter le regard si l’on
veut saisir comment se définissent des cours d’action stabilisés, partagés et néanmoins
hétérogènes.
212
CHAPITRE 6 : LA FABRIQUE SOCIALE DES CAPACITES MARCHANDES
Nous nous sommes efforcés, au cours du précédent chapitre, de
commencer à préciser les conditions sous lesquelles il était possible de rendre compte,
sociologiquement, des actions qui se déroulent sur un marché. La manière dont Bourdieu
étudie les pratiques économiques contrastées des ouvriers kabyles permet en effet de
souligner que la capacité à agir de manière rationnelle en finalité n’est pas donnée en
nature, mais qu’elle est au contraire constituée socialement. Mais la lecture de Bourdieu
nous a également permis de mettre au jour deux difficultés. La première, que nous
avons traitée au cours du chapitre précédent, renvoie aux conditions de possibilité
d’explication d’une action sociale, et notamment d’une action marchande. En nous
appuyant sur Wittgenstein pour clarifier les attendus de la position de Weber, nous
avons montré qu’il était nécessaire d’adopter le vocabulaire des capacités, par opposition à
celui des dispositions, et qu’il fallait porter son attention sur le processus d’apprentissage
(de dressage, pour reprendre les termes de Wittgenstein), qui était au principe de la
constitution de ces capacités. Nous sommes donc en mesure d’aborder maintenant la
seconde difficulté que nous avions mise au jour en évoquant les travaux de Bourdieu :
sans doute, la propension à agir de manière rationnelle en finalité dans la sphère
marchande n’est-elle pas donnée en nature, sans doute est-elle constituée socialement,
mais en quoi, précisément, consiste l’histoire de sa constitution ? Comment peut-on
rendre compte, sociologiquement, de la fabrique de l’homo oeconomicus ?
C’est à cette question que sera consacré le présent chapitre, où nous
évoquerons plusieurs chemins ayant participé, plus ou moins directement, au façonnage
des capacités marchandes. Ces travaux, on va le voir, sont fort divers. Par commodité,
213
nous distinguerons entre ceux qui montrent comment, hors de la sphère économique,
ces capacités peuvent être façonnées ; et ceux qui étudient comment, dans le cours
même des activités marchandes, ces capacités peuvent être construites ou entretenues.
1/ LES CAPACITES MARCHANDES, FILLES DE L’ECOLE ET DE LA RELIGION
A/ La matrice religieuse des pratiques marchandes
1. L’hypothèse de la réforme
On ne s’étonnera pas de trouver ici évoqués les travaux de Max Weber,
tant l’on peut repérer, avec une remarquable constance des cours de 1894 à ses derniers
écrits, la présence d’une interrogation sur les dispositifs sociaux qui ont produit, au
cours du temps, les capacités d’action de l’homme moderne, et qui notamment l’ont
conduit à disposer de capacités engendrant des cours d’action stabilisés de type rationnel
en finalité dans la sphère économique. C’est plus particulièrement en se concentrant sur
les conséquences éthiques des grandes religions que Weber s’est attaché à mettre au jour
certains des facteurs qui ont pu contribuer à façonner l’homo oeconomicus moderne.
Ce programme de recherche, toutefois, ne s’est élaboré que
progressivement. Il commence en 1904, avec la publication de deux articles (plus tard
réunis en un livre) qui soulèvent la question, fort classique à l’époque, des liens entre
capitalisme et protestantisme. Ce que Weber tente d’expliquer n’est pas le
développement du capitalisme mais de l’esprit du capitalisme – formule qui n’est sans
inconvénient tant l’objet de Weber n’est pas tant constitué par un ensemble d’idées qui
seraient typiques du capitalisme moderne occidental, mais d’une conduite de vie guidée par
des principes éthiques, autrement dit un certain ethos caractérisé par une certaine attitude
à l’égard du travail et du gain : « il s’agissait d’analyser, écrit Weber dans la dernière de
ses anticritiques, le développement d’un « style de vie » éthique adéquat au capitalisme
214
naissant de l’époque moderne » (Weber, 2003b, p. 386). L’ethos dont Weber se propose
d’étudier la genèse ne se cantonne donc pas à la seule sphère des idées : il renvoie à un
ensemble de capacités qui impriment une direction à l’action et qui la structurent en une
« conduite de vie ». En quoi consiste cette conduite de vie ? Weber s’en explique dans
les termes suivants : « cette idée spécifique du devoir ordonné à la profession – qui nous est
de nos jours si familière, bien qu’en vérité elle aille si peu de soi –, l’idée d’un devoir que
l’individu est tenu de ressentir, et qu’il ressent effectivement, à l’égard du contenu de son
activité professionnelle, sans chercher à savoir ce dont elle est faite, sans chercher à
savoir, en particulier, si elle ne doit pas nécessairement apparaître à quelqu'un qui ressent
les choses naïvement comme une pure mise en valeur de sa force de travail, voire
seulement des biens qu’il possède – c’est bien cette idée qui est caractéristique de
l’« éthique sociale » de la culture capitaliste ; en un certain sens, elle a même, pour cette
culture, une signification constitutive » (Weber, 2003c, p. 28).
Pour tenter de comprendre comment cette conduite de vie a pu se
développer, Weber va concentrer son attention sur la manière dont la religion
protestante a pu contribuer à la modeler. C’est la manière dont les croyances religieuses
sont intériorisées par l’individu qui intéresse ici Weber, indépendamment des contraintes
et des influences qui peuvent découler de l’inscription de l’individu dans des formes
d’organisation particulières, de son engagement dans des formes disciplinaires et dans
des procédures de contrôle – cet aspect « organisationnel » sera étudié par Weber dans
ces études ultérieures sur les Sectes protestantes, mais il est délibérément négligé dans
ces deux premiers articles. Plus précisément encore, Weber n’envisage ici la relation
causale que dans un seul sens, celui de la détermination de l’ethos économique par les
croyances religieuses – renvoyant à des études ultérieures (qui, elles, ne verront jamais le
jour) l’analyse causale inverse, i.e. la mise au jour de la manière dont les conditions
économiques, sociales ou politiques sont susceptibles de contribuer à définir des
croyances religieuses. Weber commence donc par décrire les doctrines dont il veut
montrer comment elles contribuent à structurer les conduites de vie. Om ne concentre
pas son attention sur les textes doctrinaux originels – il délaisse en particulier les textes
de Calvin, alors même que le calvinisme est au cœur de sa démonstration – et évoque
des textes plus tardifs (notamment la fameuse Constitution de Westminster de 1647) qui
correspondent à « cette période qui a précédé immédiatement le basculement dans le
puritanisme » (Weber, 2003c, p. 199). Des différentes orientations du puritanisme (le
215
calvinisme, le piétisme, le méthodisme et le baptisme) c’est plus particulièrement la
première qui retient son attention. Dans le calvinisme, Weber souligne l’importance
d’une doctrine chrétienne très ancienne – elle remonte à Saint Augustin – sur laquelle il
va concentrer son attention : la doctrine de la grâce, celle du decretum horribile qui pose
qu’en créant le monde, Dieu a déterminé, dès l’origine, qui serait élu et qui serait damné,
ceux à qui la grâce serait accordée et ceux à qui elle serait refusée. Cette doctrine s’inscrit
notamment dans une démarche de foi qui postule un Dieu absolument transcendant
dont les conceptions sont impénétrables au croyant – et qu’il ne peut, par conséquent,
tenter ni de comprendre, ni surtout d’infléchir. Cette doctrine, estime Weber, a deux
implications majeures pour le croyant. Tout d’abord, elle le libère de toute « théodicée »,
autrement dit de tout effort, intellectuel ou doctrinal, visant à comprendre le monde et
le destin des hommes qui le peuplent : Dieu est bon et juste, mais il est impénétrable.
Par ailleurs, elle place le croyant dans une solitude intérieure inouïe : il ne peut en effet
savoir s’il est sauvé ou damné. Comment supporter cette situation d’extraordinaire
tension ?
Les virtuoses religieux, traversés de cette tension comme l’ensemble des
croyants, l’acceptent comme la marque de la volonté divine. Mais pour la masse des
croyants elle est insupportable : il leur faut chercher le signe de leur élection. Or, le
calvinisme a écarté toute possibilité d’atténuer l’angoisse aux moyens de procédures
magiques ou sacramentelles, comme la confession ou les indulgences. Par conséquent,
ce n’est que dans le monde (et non en le fuyant, comme ce pût être le cas avec l’institution
des communautés monastiques) que les puritains pouvaient trouver des signes de leur
élection. Plus exactement, c’est en s’investissant, de manière méthodique, dans des
activités intramondaines et pratiques que les puritains vont tenter de se libérer de
l’angoisse qu’engendre en eux leur foi. La recherche méthodique de l’élection ne peut
s’effectuer dans la sphère religieuse, elle doit porter au contraire sur l’ensemble des
sphères d’activité, et imprime donc sa marque sur l’ensemble de la conduite de vie.
Précisons bien ce point : en s’investissant ainsi, ad majorem dei gloriam, dans l’activité
intramondaine, les puritains ne cherchent pas à gagner leur salut – ils ne peuvent en effet
rien changer au décret que Dieu a posé avant même le commencement du monde. Ils ne
peuvent que tenter de repérer les signes de leur élection et essayer ainsi de se délivrer de
l’angoisse que peut engendrer le fait de savoir leur sort scellé de toute éternité.
216
Telle est donc la séquence fondamentale que Weber met au jour en se
concentrant sur le calvinisme. Cependant, nous l’avons dit, le calvinisme n’est que l’une
des variantes du puritanisme qui retient son attention – et la comparaison avec les autres
doctrines permet de mettre au jour le mécanisme fondamental qui explique comment les
doctrines puritaines contribuent à forger l’ethos du capitalisme. C’est surtout la
comparaison avec le méthodisme et le baptisme qui s’avère éclairante. Au contraire du
calvinisme, en effet, ces deux doctrines n’ont pas repris le dogme de la prédestination ;
et pourtant, l’une comme l’autre contribuent elles aussi à engendrer des conduites de vie
rationalisées. Dans la séquence qui voit les doctrines se décliner en principes éthiques et
en conduite de vie, le decretum horribile n’est donc pas la pièce décisive. Le mécanisme
central, commun à l’ensemble des doctrines puritaines, réside dans le mécanisme de la
confirmation. Ce qui anime le puritain dans la conduite pratique de son existence, ce qui le
pousse à s’investir dans le monde de manière méthodique, c’est qu’il cherche la
confirmation renouvelée de la grâce, au travers de son activité laborieuse. La confirmation
est donc « le schème de jonction entre les croyances et la morale pratique » (cité in
Grossein, 1996, p. 67), le moyeu de cette première ligne causale mise au jour par Weber
pour tenter de comprendre comment la conduite de vie économique du capitaliste
occidental a pu être façonnée : l’ascétisme intramondain qu’elle engendre, nous dit
Weber, est en effet en « affinité élective » avec l’esprit du capitalisme, autrement dit avec
« la disposition qui, dans le cadre d’une profession, aspire méthodiquement à un profit
légitime au plan rationnel » (Weber, 2003c, p. 45), qui engendre « un ethos de la profession
spécifiquement bourgeois » (Weber, 2003c, p. 244).
Dans ces deux premières études, Weber ne s’intéresse qu’à
l’intériorisation des croyances religieuses par les individus, et il laisse de côté la question
de l’incidence des formes d’organisation religieuses et des mécanismes d’inculcation des
doctrines. C’est précisément cette ligne argumentative qu’il va mettre en œuvre dans un
texte longtemps négligé pour ce qu’il était, dans sa première version (en 1906), issu d’un
voyage effectué par Weber aux Etats-Unis. Dans ce texte, l’accent n’est plus mis,
comme dans les deux premiers articles, sur les mécanismes d’appropriation subjective
des idées religieuses et sur les modalités de déclinaison des doctrines en éthique et en
conduite de vie, mais sur les mécanismes d’inculcation de l’éthique puritaine qui sont à
l’œuvre au sein des sectes américaines. Et dans ces mécanismes d’inculcation on
217
retrouve, à nouveau en une place stratégique, le schème de la confirmation. En effet, La
secte fait dépendre la qualité de l’action religieuse de certaines qualités éthiques. Elle
contraint dès lors ses membres à faire la preuve, devant les autres, de ces qualités, à les
exhiber, ce qui assurément constitue un puissant facteur d’inculcation de ces qualités –
et c’est un point sur lequel Weber insistera en révisant le texte, en 1920 : « Pour pénétrer
dans le cercle de la communauté, le membre d’une secte (ou d’un conventicule) devait
détenir des qualités d’un certain ordre dont la possession (…) a été importante pour le
développement du capitalisme moderne. Afin de s’affirmer dans ce cercle, il lui fallait sans
cesse confirmer la possession de ces qualités (…). L’expérience montre qu’il n’existe aucun
moyen d’inculcation plus puissant que cette nécessité de s’affirmer socialement soimême dans le cercle de ses compagnons » (cité in Grossein, 1996, p. 111 ; cf. Weber,
2003d). la ligne argumentative développée dans le texte de 1906 ne vient pas contredire
l’argument des articles de 1904, mais qu’elle le complète : « il ne s’agit pas tant de deux
logiques différentes – d’un côté une logique religieuse individuelle (subjective) qui serait
décrite dans L’éthique protestante, de l’autre une logique institutionnelle et sociale – que
d’une même logique qui est ancrée dans un rapport spécifique à Dieu et qui est analysée
sur ces deux versants : le rapport subjectif de l’individu à Dieu et l’articulation de ce
rapport individuel avec le rapport aux autres » (Grossein, 1996, p. 76). Le schème de la
confirmation constituait le chaînon décisif dans la première séquence religion/conduite
de vie, elle occupe la même position dans la chaîne causale qui structure les textes sur les
sectes protestantes et se trouve, dès lors, au cœur même de la démonstration.
2. Le chantier comparatif
Entre les textes qui composent l’Ethique protestante et celui sur les sectes,
la chaîne causale qui contribue à forger l’homo oeconomicus se précise et se raffermit. C’est
cependant dans le gigantesque chantier comparatif qu’il met en œuvre à partir de 1910
que cette chaîne va être plus précisément dessinée. Ce dispositif comparatif gigantesque
le verra ainsi aborder successivement les religions chinoises (le confucianisme et le
taoïsme (Weber, 2000), indiennes (l’hindouisme et le bouddhisme (Weber, 2003e)) et
juive (Weber, 1997). Ces études ne constituent pas des monographies de chacune de ces
218
grandes religions, elles s’interrogent, beaucoup plus précisément, sur la manière dont ces
religions contribuent à structurer les comportements économiques de leurs adeptes. Plus
précisément encore, elles tentent de comprendre ce qui, sur ce point très particulier de la
fabrique des dispositions économiques, est susceptible de les différencier de ce qui a pu
être mis au jour dans le cas du puritanisme en occident. On comprend bien, dans ces
conditions, que ces différentes études ne puissent être lues que simultanément, et
qu’elles engagent des comparaisons permanentes avec le point de référence que Weber
ne cesse d’avoir en tête, l’ascétisme puritain. Pour autant, et même si elles sont en
permanence renvoyées aux articles de 1904, ces études continuent de démultiplier les
chaînes causales susceptibles de lier les doctrines religieuses et les conduites de vie
économiques. Trois questions au moins sont systématiquement présentes : le lien,
exploré dès les articles de 1904, entre doctrine religieuse et conduite de vie ; celui,
articulé dans l’article sur Les sectes, entre conduite de vie et organisation religieuse ; un
dernier lien, enfin, est systématiquement thématisé dans les textes postérieurs à 1910 :
celui qui noue le façonnage des pratiques économiques et les phénomènes de
domination. Pour rendre compte de ce chantier, nous présenterons ce qui en constitue
l’une des synthèses la plus complète et la plus dense : celle de l’Introduction, publiée en
1915, et reprise dans Weber (1996c).
Les principaux arguments de l’Introduction sont organisés autour d’un
principe de méthode très homogène : l’éthique religieuse étudiée est toujours rapportée
aux groupes sociaux qui la portent. Plus précisément, Weber va concentrer son attention
sur celles des couches sociales qui sont les « porteurs » privilégiés de telle ou telle
éthique même si il ne s’agit en aucun cas de supposer, même implicitement, que
l’éthique des groupes serait un reflet de la position qu’ils occupent dans la structure
sociale. Pour Weber, ce sont les sources religieuses et le contenu de leur révélation qui
donnent aux différentes éthiques l’essentiel de leur physionomie. Choisir de se
concentrer sur l’association des éthiques aux groupes qui les portent ne revient donc pas
à dessiner une indexation causale rigide entre les unes et les autres, mais à définir une
portée d’entrée empirique opportune sur un terrain singulièrement complexe. Mais à
quels groupes Weber va-t-il choisir de s’intéresser ? Weber va mobiliser successivement
trois stratégies typologiques différentes, correspondant à autant de portes d’entrée pour
tenter de lier des groupes (définis à chaque fois en vertu de critères différents), des
219
pratiques religieuses et des éthiques économiques. Ces trois entrées ne sont assurément
pas prises dans un rapport linéaire, mais constituent plutôt trois points d’entrée dans
une même question : quels sont les chemins et les mécanismes qui mènent à
l’émergence, en occident, d’une conduite de vie rationnelle dans la sphère économique ?
Ces trois stratégies d’investigation vont aller plus ou moins loin dans l’élucidation de
cette question : si les deux premières, on va le voir, s’interrompent en chemin, la
troisième effectue l’intégralité de la route. Détaillons donc, pour y voir plus clair, ces
trois lignes argumentatives.
Le premier couplage d’opposition mobilisée par Weber voit donc la
distinction entre les couches sociales favorisées qui appellent, nous dit Weber, une
théodicée du bonheur visant à justifier aux yeux des dominants leur propre bonheur, et les
couches sociales défavorisées qui trouvent dans une théodicée de la souffrance la justification
et l’explication de l’injustice de ce bas-monde. Weber s’intéresse tout particulièrement à
la genèse des religions de salut-délivrance qui constituent une systématisation des
théodicées de la souffrance et, dans cette dynamique, il évoque pour la première fois une
figure que nous rencontrerons souvent dans l’énoncé de ces lignes argumentatives : celle
du prophète. Dans l’élaboration de ces religions de salut-délivrance, le prophète joue en
effet un rôle décisif en ce qu’il permet de passer de l’appréhension individuelle de la
souffrance, qui peut se contrecarrer par le recours à la magie, à une systématisation dans
une religion qui ne vise plus à contraindre dieu à la réparation mais qui permet de
justifier l’injustice ici-bas, et qui ne concerne plus l’individu, mais le groupe. Les
prophètes, note Weber, sont le plus souvent issus des couches dominantes, mais ce n’est
pas dans leur groupe d’origine que leur message rencontre le plus d’écho, car leurs
membres n’en ont pas besoin. Les couches défavorisées, au contraire, trouvent dans leur
message une justification de leur état. Par ailleurs, quand elle a lieu, cette prise de parole
prophétique peut engendrer des conduites ascétiques – mais à nouveau, Weber oppose
les dominants, qui n’ont pas besoin d’agir pour être satisfaits car leur position sociale est
justifiée, à leurs propres yeux, par une qualité qui leur serait inhérente, et les dominés,
qui sont davantage susceptibles d’adopter une conduite de vie rationnelle. Telle est donc
la première ligne argumentative développée par Weber – où l’on voit que l’intervention
de la prophétie est décisive. Mais la nature de la rationalisation dont parle ici Weber
220
demeure assez floue : elle s’éclaircira dans la seconde ligne qu’il développe, qui s’adosse
cette fois à des groupes saisis par leur fonction.
La seconde association religion/éthique/groupe mobilisée par Weber
renvoie à une définition des groupes saisis non plus par la position qu’ils occupent le
long d’une échelle hiérarchique, mais en vertu de leur fonction. Elle s’appuie par ailleurs
sur une question adjacente qui n’est plus celle de la nature de la théodicée, mais celle des
formes de rationalisation religieuse que ces groupes sont susceptibles de porter. Pour
Weber, la nature des biens de salut proposés par les religions de salut-délivrance diffère
selon les groupes qui les portent. Il commence par opposer deux premiers groupes (les
chevaliers et les paysans) peu susceptibles de développer une rationalisation religieuse, à
deux autres collectifs (les lettrés et les marchands), l’un et l’autre porteurs d’une
rationalisation poussée – mais de rationalisations profondément différentes. Deux
dimensions la rationalisation sont donc décisives : son intensité et sa nature.
La
rationalisation portée par les intellectuels a eu un rôle déterminant dans la rationalisation
des doctrines religieuses. Cette rationalisation de l’image du monde et de la conduite de
vie consécutive à la rationalisation des systèmes religieux a eu une conséquence
paradoxale : elle repousse toujours davantage la religion vers l’irrationnel, puisque la
rationalisation du discours religieux n’exclue pas les éléments irrationnels présents au
départ dans le discours religieux. Dès lors, note Weber, « l’unité de l’image primitive du
monde, où tout était magie concrète, a tendu alors à se diviser, d’une part, en une
connaissance et une domination rationnelle de la nature, d’autre part en « expériences
mystiques » dont les contenus ineffables demeuraient, en dehors du monde devenu un
mécanisme sans dieu, le seul au-delà encore possible, un arrière-monde à vrai dire
insaisissable, où l’on possède le salut, individuellement, dans l’intimité divine. » (Weber,
1996c, p. 352). Cette mise sous tension de l’image du monde s’est inégalement réalisée
selon les religions. Elle a été particulièrement forte quand les religions et les éthiques
religieuses étaient fortement marquées par les couches d’intellectuels supérieurs : dans
ces cas-là, le bien de salut suprême consistait dans la contemplation, ce qui n’allait pas
sans conséquences importantes pour l’économie. Autrement dit, dans cette situation, la
rationalisation des pratiques ne se développe guère – il faut donc, pour en rendre compte,
aller chercher ailleurs.
221
Arrêtons nous un instant sur le mode de raisonnement de Weber. Il
établit des typologies, mais n’explore que très inégalement les différentes branches de
l’arborescence qu’il dessine. Le cas des paysans et des chevaliers n’est qu’évoqué puisque
très tôt il débouche sur un cul-de-sac : ces groupes ne sont pas porteurs d’une tendance
à la rationalisation. Celui des lettrés est exploré un peu plus avant : ils portent une
rationalisation mais – et c’est un nouveau coup d’arrêt – cette rationalisation n’est pas
une rationalisation des pratiques. On voit à quel point le travail de Weber est un travail
typologique ordonné à une question singulière : il ne s’agit certainement pas pour lui de
dresser un tableau exhaustif des modes de construction de l’ensemble des conduites de vie
de l’ensemble des groupes, mais de répondre à une question très précise – dans quels cas,
et suivant quels mécanismes, a-t-on vu se développer une rationalisation des pratiques
économiques ? Si l’on bute sur un cul-de-sac, comme dans le cas des chevaliers et des
paysans ou – en s’enfonçant il est vrai un peu plus avant – dans celui des lettrés, alors il
n’est pas besoin de continuer l’exploration : il faut remonter à l’origine de
l’arborescence, et en explorer d’autres branches. Et c’est précisément ce à quoi
s’applique Weber, en s’arrêtant sur des groupes qui, au contraire des lettrés, sont engagés
dans le monde et non dans la contemplation. Il s’intéresse pour commencer à la
rationalisation religieuse engagée par les prêtre (la « hiérocratie »), qui dessine un
rationalisme spécifique, de type bureaucratique. On est donc bien ici confronté au
développement d’une rationalisation des pratiques, mais sous une forme bureaucratique
et contrôlée par le clergé : nouvelle impasse…
Weber en vient enfin à évoquer le cas de la bourgeoisie qui, nous dit-il,
est susceptible de s’accommoder de nombreuses formes de religiosité mais qui présente
des affinités particulières avec celles « qui ont en commun la tendance au rationalisme
pratique de la conduite de vie » (Weber, 1996c, p. 355). Il explique ainsi que « c’est dans la
bourgeoisie précisément qu’a existé la possibilité permanente, à partir de la tendance au
rationalisme technique et économique, de faire émerger une réglementation de la vie
éthiquement rationnelle » (Weber, 1996c, p. 355). Autrement dit, la bourgeoisie est la
couche où la rationalisation des pratiques peut se développer le plus facilement – nous
ne nous heurtons donc pas immédiatement à un cul-de-sac. Mais il n’y a là rien
d’automatique : parfois cette rationalisation des pratiques se développe, parfois elle reste
lettre morte. Comment expliquer ces développements contrastés ? Et l’on voit ressurgir,
en ce point du raisonnement de Weber, la figure du prophète, mais cette fois sous une
222
forme plus élaborée puisque Weber introduit une distinction – capitale – entre la
prophétie exemplaire (« une prophétie qui posait en modèle une vie conduisant au salut, une
vie en règle générale consacrée à la contemplation et à l’extase apathique » (Weber,
1996c, p. 355)) et la prophétie de mission « qui, au nom d’un dieu, adressait au monde des
exigences relevant naturellement de l’éthique, et souvent de l’ascèse active » (Weber,
1996c, p. 355). Weber évoque la genèse de cette distinction, qui renvoie à des
conceptions contrastées du divin (la prophétie de mission est en affinité élective avec la
conception d’un dieu tout-puissant et « fulminant », qui domine l’occident, l’Iran, Asie
antérieure, à l’opposé de la conception impersonnelle du dieu auquel est souvent adossé
la prophétie exemplaire (en Inde et en Chine)), mais surtout il signale que la prophétie
exemplaire a trouvé dans la bourgeoisie un terrain favorable. C’est dans les couches
bourgeoises, nous dit Weber, que certaines conséquences pratiques des prophéties de
mission ont été tirées, des conséquences qui portent à l’«ascèse active », autrement dit à
l’investissement systématique et rationnel dans le monde.
A ce stade du raisonnement, nous sommes, semble-t-il, bien près du but.
Et c’est là pourtant que Weber interrompt cette ligne argumentative pour en introduire
une troisième qui oppose les virtuoses religieux d’un côté, et les masses de l’autre. Le
rapport que la religiosité des virtuoses entretient avec la vie quotidienne dépend de
plusieurs facteurs. D’abord, du rapport que les virtuoses entretiennent avec la
hiérocratie : très souvent, la religiosité des virtuoses est combattue par le pouvoir officiel
des églises qui s’efforcent avant tout d’organiser la religiosité des masses. Par ailleurs,
Weber souligne les stratégies contrastées que les virtuoses peuvent avoir à l’égard des
masses, tant il est vrai qu’ils peuvent leur accorder des concessions pour conserver leur
clientèle. Mais ce ne sont pas là, à lire Weber, les facteurs décisifs – ils ne sont en tout
cas pas exclusifs. Le rapport de la religiosité des virtuoses à la vie quotidienne dépend en
effet avant tout du type de bien de salut recherché. Là où il a un caractère contemplatif
– là où, en d’autres termes, la religiosité de virtuose incline au mysticisme – les passerelles
entre la religiosité et l’action quotidienne dans le monde sont peu nombreuses et
fragiles. L’ascèse, au contraire, l’intéresse beaucoup plus : « les choses, note-t-il, étaient
toutes différentes quand la virtuosité des personnes qualifiées religieusement s’agrégeait
dans une secte ascétique cherchant à modeler la vie dans ce monde selon la volonté d’un
dieu » (Weber, 1996c, p. 362). A quelles conditions les conduites ascétiques sont-elles
223
valorisées ? On va retrouver ici les deux points soulignés par Weber au terme des articles
de 1904, mais cette fois le lien causal est singulièrement renforcé par le comparatisme
systématique et la démultiplication typologique qu’il a depuis mis en œuvre. Il faut, tout
d’abord, que le bien de salut ne soit pas de nature contemplative : « d’une part, note
Weber, le bien de salut suprême ne devait pas être de nature contemplative, c’est-à-dire
ne pas consister en une union avec un être dont la transcendance et l’éternité
l’opposaient au monde (…). Car cette union est toujours à l’écart de l’activité
quotidienne et au-delà du monde réel, dont elle éloigne » (Weber, 1996b, p. 362). Il faut
ensuite que les outils magiques ou sacramentels soient impuissants à donner l’accès à la
grâce – car sinon ce n’est pas le monde qui est investi par le croyant, mais la seule sphère
religieuse : « d’autre part, la religiosité devait s’être dépouillé du caractère purement
magique ou sacramentel des moyens de la grâce. Car ces moyens dévalorisent eux aussi
constamment l’action dans le monde, en relativisant pour le moins sa signification
religieuse, et ils lient la décision portant sur le salut à la réussite de procédés qui
échappent à la rationalité du quotidien » (Weber, 1996c, p. 363).
Et Weber aborde alors une question qu’il a soigneusement évitée
jusqu’ici et qu’il n’a pas même esquissée dans l’exploration de ses deux premières lignes
argumentatives : quelle situation historique concrète a vu la réalisation de ces deux
conditions ? Sa réponse est très nette, et elle ramène à la réforme : « ces deux
conditions : désenchantement du monde et déplacement de la voie de salut, de la « fuite
contemplative hors du monde » vers la « transformation du monde » par l’ascèse activée,
n’ont été pleinement réalisées – si l’on excepte quelques petites sectes rationalistes, telles
qu’il s’en est toujours trouvé de part le monde – que dans les grandes formations
ecclésiastiques et sectaires du protestantisme ascétique en Occident » (Weber, 1996c, p.
363). Weber reprend donc l’argument de L’éthique protestante et des Sectes, mais il l’articule
désormais de manière beaucoup plus affirmative. Le lien causal est affermi, et dans la
fabrique de l’homo oeconomicus, la réforme occupe une place déterminante. L’immensité
des terres parcourues par Weber pourrait laisser penser que le questionnement
empirique sur l’engendrement de l’homo oeconomicus est tout entier achevé dans le
traitement qu’il en donne Weber. Ce serait là ignorer une distinction avancée par Weber
lui-même (« Le puritain voulait être un homme de la profession-vocation ; nous sommes
contraints de l’être », explique-t-il ainsi (Weber, 2003c, p. 250)) : si on admet que Weber
explique comment sont nées les capacités d’action de l’homo oeconomicus, il faut encore
224
comprendre comment ces capacités se sont généralisées et maintenues. Sur ce point
malheureusement, nous ne disposons pas d’une exploration aussi systématique que celle
que nous offre Weber – on peut malgré tout repérer, en des lieux parfois inattendus, des
éléments qui nous permettent d’esquisser quelques éléments de réponse.
B/ Les capacités marchandes à l’école des Jésuites
Inattendu, disions-nous : c’est effectivement dans une tradition
sociologique qui fait a priori fort peu de cas des principes de description de l’action que
nous nous sommes efforcés de dégager plus haut – i.e., des principes qui veulent qu’une
action soit expliquée par ses raisons – que l’on peut trouver des éléments qui permettent
de compléter le programme de recherche wébérien : c’est dans la tradition
durkheimienne, et plus précisément chez Durkheim lui-même, que Steiner (2005)
propose d’aller chercher des intuitions permettant de poursuivre la démonstration
wébérienne – de la poursuivre en élargissant son champ géographique, confessionnel et
chronologique, puisque les textes que mobilise Steiner s’appuient sur une étude du
système scolaire français (jésuite notamment, donc catholique – et même contreréformiste) postérieur à la période qui retient l’attention de Weber (en se concentrant
sur les textes et les organisations puritains, Weber nous laissait, ou peu s’en faut, aux
portes du 17ème siècle). Mais il s’agit aussi, nous dit Steiner, de porter le regard sur une
institution et sur des mécanismes que Weber, pour l’essentiel, laissent dans l’ombre :
l’institution scolaire et les mécanismes d’inculcation qui peuvent y jouer. Avant de
reprendre les grandes lignes de la démonstration de Steiner, il faut toutefois préciser en
quels sens la tradition durkheimienne peut, elle aussi parfois – et implicitement peut-être
– se mettre en quête des raisons de l’action.
225
1. L’action, un objet pour Durkheim ?
Et d’abord, rappelons un point sur lequel il ne sera pas nécessaire de
nous étendre tant il participe des principes fondateurs de la discipline : la méthode
durkheimienne s’est explicitement construite contre (ou à côté) du dispositif d’analyse
causal qui cherche à expliquer une action par ses raisons. D’abord, parce que l’action
n’est pas une pièce maîtresse explicite du dispositif conceptuel durkheimien. L’objet de
la sociologie pour Durkheim, c’est le fait social (caractérisé par son extériorité et par la
contrainte qui lui est attachée) et, même lorsqu’il s’agit d’expliquer une action, et même
l’action intime par excellence – le suicide – toute la construction de l’objet est
explicitement menée pour échapper aux perspectives qui placeraient l’individu au cœur
de l’analyse. Ensuite, parce que la règle selon laquelle le social doit être expliqué par le
social revient notamment à poser que les explications « psychologiques » sont
irrecevables : « toutes les fois qu’un phénomène social est directement expliqué par un
phénomène psychique, on peut être assuré que l’explication est fausse » (Durkheim,
1990a, p. 103).
Dans ces conditions, on peine à comprendre comment on peut espérer
trouver chez Durkheim des éléments susceptibles de rendre compte de la fabrique des
capacités économiques… Mais nous le disions plus haut à propos des économistes : il y
a loin, souvent, de la méthode aux pratiques qu’elle engendre, et sans doute peut-on aller
regarder de plus près les schèmes argumentatifs effectivement mis en œuvre par
Durkheim. Il est évident que la recherche des motifs de l’action ne constituent pas, chez
Durkheim, le cœur de sa méthode démonstrative. Mais il semble bien qu’en récusant a
priori les explications psychologiques, ce soit moins la médiation par les motifs que
Durkheim ait dans sa ligne de mire que l’idée selon laquelle des comportements
pourraient être renvoyés aux caractéristiques individuelles. Or, les motifs ne sont pas
nécessairement individuels : n’est-ce pas l’objet du programme durkheimien de
sociologie de la connaissance que de rendre compte sociologiquement des catégories de
pensée qui structurent la perception des individus, et de montrer en particulier que ces
catégories de pensée ont comme principale caractéristique d’être partagées par tous les
membres d’un groupe, en un mot d’être des catégories de pensée collectives ? L’enjeu est
donc moins de récuser la « psychologie » que de replacer certaines des questions qu’elle
226
pourrait aborder (ainsi de l’origine et du rôle des représentations collectives) dans un
programme de recherche sociologique : il faut notamment montrer comment se forment
socialement les catégories de pensée mobilisées par les individus, pour ensuite comprendre
comment ces catégories se retrouvent mobilisées par chaque individu : « d’une manière
générale, écrit Durkheim en 1909, nous estimons que le sociologue ne s’est pas
complètement acquitté de sa tâche tant qu’il n’est pas descendu dans le for intérieur des
individus afin de rattacher les institutions dont il rend compte à leur condition
psychologique » (Durkheim, 1975, p. 184). Notre propos n’est donc pas tant de montrer
que la question des raisons de l’action serait au cœur de la sociologie de Durkheim (elle
ne l’est évidemment pas) que de souligner que cette question est abordable dans un cadre
durkheimien – car comme l’écrit le Durkheim des Formes élémentaires, « la force collective
ne nous est pas toute entière extérieure ; elle ne nous meut pas toute du dehors ; mais,
puisque la société ne peut exister que dans les consciences individuelles et par elles, il
faut bien qu’elle pénètre et s’organise en nous » (Durkheim, 1985b, p. 299)88.
On a ainsi pu tenter de montrer qu’en passant de la méthode à son
application, les schèmes argumentatifs de Durkheim se modifiaient sensiblement. Dans
le cas du Suicide par exemple, Cuin (1997) tente d’établir que se combinent une méthode
individualiste et une épistémologie holiste. Selon Cuin, Durkheim a besoin de la
médiation des perceptions individuelles pour rendre compte des régularités statistiques
qu’il observe : ainsi, dans le suicide anomique, l’individu est supposé être le siège de
désirs illimités de toutes sortes que la société doit contenir. Que ce travail de régulation
achoppe, pour une raison ou pour une autre, et les désirs de l’individu ne sont plus
bornés. Autrement dit, les temps macrosociaux que Durkheim identifie – temps de
défaut ou d’excès de régulation, par exemple – n’ont d’incidence qu’à compter du
moment où ils sont subjectivement appropriés par les acteurs et que ces derniers
transforment la perception qu’ils en ont en raison d’agir.
Cette lecture du Suicide, sans nul doute, sollicite le texte et s’attache à
mettre au jour les connexions qu’on devrait y trouver (et qu’on y trouve parfois, égarées
au fil de la plume) pour que la démonstration soit entièrement tenue. Il n’en reste pas
88 Il n’est pas jusqu’au fameux chapitre sur la méthode des variations concomitantes des Règles de la méthode
qui ne contienne, selon certains commentateurs (Steiner, 2005, p. 132, n. 3 ; Alexander, 1982, p. 306 et sq.)
une « ouverture » vers une « théorie de l’action », ouverture que certains durkheimiens investiront – nous y
reviendrons.
227
moins que si cette thématique des raisons de l’action est, au mieux, implicite chez
Durkheim, elle est explicitement présente chez plusieurs durkheimiens, comme le
montre Steiner (2005, p. 298 et sq. notamment) que nous suivons ici. Ainsi, par exemple,
d’Halbwachs, et notamment, précisément, quand il s’attache à reprendre les explications
du suicide donnée par Durkheim. Si l’on accepte la lecture du Suicide proposé par Cuin,
on pourrait dire cavalièrement qu’Halbwachs explicite ce que Cuin lit en filigrane dans le
texte de Durkheim – ainsi, quand il écrit que « la thèse de Durkheim serait vraisemblable
s’il n’existait aucun rapport entre l’action de tels motifs [de l’individu] et celle qui résulte
de l’ébranlement des sentiments collectifs. Mais il n’en est rien » (Halbwachs, 2002, p.
12). L’intérêt qu’Halbwachs propose de porter aux motifs des individus ne revient pas,
soulignons-le, à ramener l’explication à un niveau exclusivement individuel : ces motifs
ne se distribuent pas au hasard dans la société, ils dépendent notamment de l’état de la
structure sociale et de la position qu’y occupe l’individu. Autrement dit, il s’agit bien
d’avoir une approche sociologique des motifs individuels, qui interviennent à titre de cause
des actions qu’ils engendrent : dans son esquisse d’une psychologie des classes sociales, les motifs
comme l’épargne, l’ambition, l’esprit de famille « sont en chacun parce qu’ils sont dans
le groupe dont il est membre, et leur forme, leur intensité, résulte des conditions propres
au groupe, de sa structure, et de ses rapports avec les autres » (Halbwachs, 1955, p. 57).
En raisons de l’attention qu’il porte aux motifs de l’action, ou, plus précisément et
comme l’écrit Steiner (2005), «en mettant en relation la structure sociale et les motifs
individuels pour prendre au sérieux ces derniers, Halbwachs se place à la croisée des
démarches de Durkheim et de Weber. D’un côté, il insiste sur la nécessité de lier
l’approche psychologique et les statistiques ; de l’autre, il met l’accent sur le changement
dans les valeurs propres à tel ou tel groupe social »89 (p. 300-301).
De toute ceci, que conclure ? D’abord, rappelons-le, que la
méthodologie déclarée de Durkheim est fort éloignée de celle que nous avons proposé
de dessiner dans notre seconde partie. Ensuite, qu’il semble néanmoins possible de
dégager des points d’articulation, implicite (chez Durkheim) ou explicite (chez certains
89
Steiner (2005) donne de nombreux autres exemples de textes où les durkheimiens se saisissent de
« l’ouverture » dont nous parlions plus haut, en proposant une articulation plus pacifiée de la
« psychologie » et de la sociologie : ainsi, par exemple, de Simiand dans sa théorie de la formation des prix
(Simiand, 1907, cf. Steiner, 2005, p. 131-135), de Mauss (1969, 1985b, cf. Steiner 2005, p. 302), et, à
nouveau de Halbwachs (1912) qui, dans sa thèse sur les classes ouvrières, reprend l’idée proposée par
Simiand selon laquelle les comportements dépendent de la représentation que les agents se font des
transactions marchandes et du comportement d’autrui (Steiner, 2005, p. 135-138).
228
durkheimiens) entre les argumentaires durkheimiens et l’impératif qu’avec Weber et
Wittgenstein nous retrouvions plus haut, celui d’être attentif, dans l’explication que l’on
peut donner des actions, aux raisons qui les causent. En effet, pour saisir exhaustivement
la chaîne des imputations causales présentes dans le raisonnement des durkheimiens (et
de Durkheim notamment), il peut être impossible de faire l’impasse sur le sens subjectif
que les acteurs confèrent à leurs actions – tel est le point que Cuin tente d’établir et le
reproche explicite qu’Halbwachs adresse à Durkheim dans ses explications du suicide.
Mais lire Durkheim dans ces termes suppose de conserver à l’esprit que tels ne sont pas
a priori son mode de raisonnement ou sa problématique : c’est dire, en d’autres termes,
que si on trouve, sous sa plume, des raisonnements susceptibles de nourrir notre
compréhension de la genèse des capacités de l’homo oeconomicus, on risque fort de les
trouver comme en contrebande – c’est cette enquête patiente que Steiner a mené, et
nous suivons ici sa démonstration (Steiner, 2005, Chapitre 8 et p. 302 et sq. en
particulier).
2. La fabrique scolaire des capacités marchandes
Si la religion se voit reconnue par Weber un tel poids dans le façonnage
des conduites de vie, c’est qu’elle constitue une forme de légitimation et de contrainte
qui n’a, au 17ème siècle, pas d’équivalent. Le poids décisif de la religion dans la
structuration morale de la société vaut sans nul doute pour la période dont parle Weber
(le 17ème siècle), souligne Steiner. Mais que se passe-t-il ensuite ? La morale ne disparaît
pas, mais elle s’autonomise du religieux. A partir du 18ème siècle, les individus demeurent
soumis à des contraintes morales, et leurs actions ont toujours besoin de se légitimer,
mais ce n’est plus la religion qui remplit désormais ce rôle. Le thème de la laïcisation de
la morale, rappelle Steiner, est au cœur des textes que Durkheim consacre à la pédagogie
et à la morale quand il arrive à Paris en 1902 (Durkheim, 1974). Les détails de ce
processus historique d’autonomisation ne nous intéressent que marginalement : c’est
l’impératif d’une conduite réglée par des principes moraux que l’on retrouve ici, comme
on les avait rencontrés chez Weber. Il n’est pas anodin, note Steiner, que les
développements que Durkheim consacre à cette question interviennent précisément à
229
l’occasion d’une réflexion sur le système scolaire et la pédagogie : c’est dire, en
particulier, que pour Durkheim l’intérêt porté à la morale
(et à l’acceptation (la
« déférence ») a priori dont elle doit faire l’objet) est inséparable des mécanismes qui
permettent de la faire accepter, endosser, incorporer par les individus. En traçant un
parallèle entre le prêtre et le maître, Durkheim (1985a) précise ainsi que l’un comme
l’autre partagent le même objectif, celui de former un nouveau type d’homme – et que
cet objectif, dans l’un et l’autre cas, passe par un enseignement méthodique visant à
doter l’individu d’un ethos singulier.
Quels sont les mécanismes qui permettent l’inculcation de cet ethos ? Ces
mécanismes, Durkheim va tout particulièrement les mettre en évidence en étudiant la
pédagogie développée par les Jésuites, dont l’efficacité tient moins au contenu de
l’enseignement qu’aux formes qu’il épouse. Celles-ci, explique-t-il, ont deux
caractéristiques : d’abord, l’enseignement jésuite repose sur le principe d’un contact
personnel et continu entre le maître et l’élève ; ensuite, il repose sur l’institution d’une
émulation permanente entre les élèves. Ce sont ces deux principes, estime Durkheim,
qui explique le succès des jésuites – lors même qu’ils sont en bute à la résistance de tous
les grands pouvoirs – et ce sont eux aussi qui expliquent l’efficacité des dynamiques
d’inculcation de la morale dans un ethos. En effet, ils transforment la classe en un milieu
social spécifique structuré, d’un côté, par un principe d’autorité (le maître omniprésent
est engagé dans des relations personnelles avec les élèves) et, d’un autre côté, par
l’émulation permanente qui agit comme mobile sur les élèves de la classe. Se dessine
ainsi une hiérarchie très fine entre les élèves et les groupes d’élèves (romains contre
carthaginois), à l’intérieur des groupes (décuries de chaque camp), entre les paires
(émules) appartenant à des groupes différents : « ainsi le travail scolaire impliquait une
sorte de corps à corps perpétuel, note Durkheim. Le camp défiait le camp, la décurie
était en lutte avec la décurie, et les émules se surveillaient, se corrigeaient et se
reprenaient mutuellement » (Durkheim, 1990b, p. 299). Dans ce nouveau milieu social
qu’est la classe, les élèves sont perpétuellement ramenés à l’obligation de produire des
efforts pour affirmer leur place dans le groupe et pour la maintenir.
Steiner souligne la proximité entre le dispositif d’émulation permanente
décrit par Durkheim et les modalités d’inculcation de l’ethos puritain : « Le système
scolaire mis en place par les Jésuites (…) joue un rôle identique [à celui qu’identifie
Weber] parce qu’il institue un mécanisme d’affirmation et de confirmation de la valeur
230
(scolaire) de l’individu devant le groupe des pairs. Dans les deux cas, il ne s’agit pas
d’établir une discipline imposée de l’extérieur. Contrastant la discipline d’Eglise et la
confirmation dans les sectes, Weber a insisté sur le caractère de « soumission
volontaire » du mécanisme en question ainsi que le rôle de l’intérêt personnel (à
s’affirmer) devant les pairs. Durkheim quant à lui, contraste la discipline religieuse avec
son caractère mystique, imposé de l’extérieur à la raison, et la discipline scolaire avec sa
morale désirée et désirable en connaissance de cause parce qu’il s’agit de promouvoir la
liberté de l’individu agissant dans le collectif, tout en soulignant lui aussi que ce
mécanisme reposait sur un ressort individuel, « l’amour propre » qui est un proche
parent de l’intérêt » (Steiner, 2005, p. 308). Mais en quoi cet ethos qu’inculque les Jésuites
a-t-il à voir avec celui que décrivait Weber, i.e. avec l’inculcation d’une conduite de vie
méthodique et rationnelle qui joue, notamment, dans la sphère économique ? A
l’évidence, les questions que soulève Durkheim débordent celles, beaucoup plus
spécifiques, de Weber. Mais Steiner montre que les capacités instituées par ces
mécanismes scolaires, si elles ne sont pas spécifiquement pensées comme devant agir dans
la seule sphère économique, y sont aussi à l’œuvre. Le rapprochement suggéré par
Steiner entre les mécanismes d’inculcation décrits par Weber et par Durkheim montre
par ailleurs que la question de la fabrique l’homo oeconomicus ne s’épuise pas dans le seul
chantier comparatif wébérien. D’autres mécanismes sont sans doute à l’œuvre, qui
expliquent comment ces capacités d’action singulières dont fait preuve l’homo oeconomicus
doivent en permanence être inculquées aux (futurs) acteurs économiques pour que l’ethos
dont Weber a retracé la genèse ne devienne pas lettre morte mais continue au contraire à
informer les pratiques à l’œuvre sur les marchés contemporains.
2/ LE MARCHE COMME MECANISME DE DRESSAGE
Dans les développements qui précèdent, nous avons implicitement
admis que la genèse de l’homo oeconomicus se confondait avec celle des dispositions à agir
de manière rationnelle en finalité. Si l’on peut aisément reconnaître que le marché
constitue l’un des lieux de la vie sociale où l’action rationnelle en finalité trouve son
terrain d’élection, il faut cependant conserver à l’esprit deux éléments déterminants.
231
Tout d’abord, le marché n’est pas la seule sphère sociale où l’acteur délibère
rationnellement des fins qu’il poursuit, et définit après un calcul lui aussi rationnel des
moyens qu’il entend mettre en œuvre pour les atteindre. Le chapitre II d’Economie et
société montre bien, par exemple, que dans la vie économique moderne l’action
rationnelle en finalité s’épanouit pleinement dans deux environnements fortement
contrastés par ailleurs : l’organisation bureaucratique et le marché.
Ensuite, parler ainsi d’action rationnelle en finalité pourrait laisser penser
que cette forme d’action est elle-même homogène, et dépourvue d’équivoque. Les
travaux de sociologie économique les plus récents se sont au contraire attachés à
montrer que la rationalité du comportement des acteurs économiques pouvait s’incarner
dans des lignes d’actions singulièrement contrastées. Aussi, si l’on peut voir comment
l’intervention sur une scène marchande est susceptible de porter, tendanciellement, les
acteurs à agir de manière rationnelle en finalité, il n’en reste pas moins que les
déclinaisons de cette conduite peuvent être fortement hétérogènes. Deux tâches doivent
alors retenir l’attention du sociologue : décrire cette hétérogénéité, et en élucider les
causes.
A/ Trois principes de dressage de l’homo oeconomicus
Dans un article d’une remarquable clarté, Frank Dobbin (2005) montre
que le comportement économique des acteurs est susceptible d’être modelé par trois
types de mécanismes déterminants. Le premier renvoie aux phénomènes de pouvoir et
de domination qui sont à l’œuvre dans la sphère économique. « Les relations de pouvoir,
écrit-il, informent le comportement économique, à la fois directement, comme lorsque
une firme puissante s’impose à un fournisseur plus faible, et indirectement, comme
quand un groupe industriel puissant met en place des régulations à son propre
avantage » (Dobbin, 2005, p. 27). Cette perspective est au cœur des travaux de Neil
Fligstein (1990). Il montre ainsi que, jusque dans les années 1990, prévaut au sein des
firmes une conception selon laquelle les grandes entreprises doivent se comporter
comme des investisseurs qui diversifient leur portefeuille d’actifs. Selon la théorie du
portefeuille, la diversification de ce portefeuille est une manière de prévenir le risque
attaché aux investissements que l’on réalise. Il montre comment les responsables
232
financiers des firmes sont parvenus à imposer cette vision au sein des firmes à leurs
concurrents directs, les responsables de la production ou du marketing. Et parce qu’ils
étaient les mieux à même de gérer l’entreprise ainsi conçue, les financiers sont ainsi
parvenus à occuper une position dominante au sein des firmes américaines. Au cours
des années 1990, une nouvelle stratégie se fait jour. Les firmes dominantes continuent
d’acheter d’autres firmes – mais elles ne diversifient plus leur portefeuille d’activité, au
contraire : elles se concentrent sur leur cœur de compétence, et les firmes qu’elles
achètent sont leurs concurrentes directes qui doivent leur permettre de renforcer encore
leur cœur de métier.
Comme le montrent Davis et al. (1994) ou Fligstein et Markowitz (1993),
cette évolution du comportement des firmes renvoie au fait que les investisseurs
institutionnels et que les analystes financiers ont trouvé que les conglomérats diversifiés
étaient extrêmement difficiles à évaluer et que l’investissement dans ce type d’entreprises
était par conséquent beaucoup trop risqué. Les firmes organisés autour d’une activité
unique étaient, dès lors, beaucoup plus fortement valorisées. Si les investisseurs et les
analystes sont parvenus à imposer leur point de vue aux firmes et, par conséquent, à
influencer leur comportement, c’est certes parce que les firmes étaient de plus en plus
dépendantes des fonds qu’elles pouvaient trouver sur les marchés financiers ; c’est aussi
qu’elles devaient se protéger des OPA hostiles qui, sur la période, tendaient à se
multiplier (et dont le risque était d’autant plus élevé que le titre était mal évalué) ; c’est
enfin que les dirigeants étaient jugés sur l’état du cours de l’action plus que sur le niveau
des profits. On le voit : la « rationalité » du comportement des entreprises peut
s’incarner dans des tours assez contrastés, passant de la diversification à la
spécialisation ; et pour comprendre les incarnations de cette rationalité, il est nécessaire
de repérer et de décrire les relations de pouvoir qui permettent à certains acteurs
d’imposer leurs visions à d’autres acteurs et, partant, de peser sur leurs comportements.
Les mécanismes institutionnels constituent, pour Dobbin, le second
canal susceptible de déterminer les comportements économiques. Il rappelle ainsi que,
pour les sociologues néo-institutionnalistes, les comportements économiques ne sont
pas réguliers parce qu’ils suivent des lois économiques universelles, mais parce qu’ils
suivent des scripts institutionnels qui font sens pour les acteurs (Meyer et Rowan, 1977 ;
DiMaggio et Powell, 1991). Richard Whitley s’attache ainsi à montrer comment
233
différentes conceptions de l’efficacité peuvent se faire jour dans différents capitalismes,
comment ces conceptions s’incarnent dans des systèmes économiques contrastés et
comment elles pèsent sur les comportements économiques des acteurs. Ces
« conventions économiques », selon les termes de Dobbin, sont en leur origine
fortement contingentes. Mais, pour Whitley, des phénomènes de fermeture précoce (de
« lock-in ») les installent sur des sentiers de dépendance d’où il est, progressivement, de
plus en plus délicat de s’extraire (Arthur, 1988, David, 1985). Whitley (1992) souligne
ainsi qu’au Japon, dominent de grandes entreprises, comment des banques, dominant le
système économique, rassemblent ces firmes, et comment l’Etat promeut les
exportations et planifie l’expansion industrielle. En Corée, ce sont les conglomérats
familiaux, les Chaebols, qui dominent, et entre les membres de ces conglomérats
s’établissent des relations symbiotiques – l’Etat, quant à lui, promeut activement la
croissance d’empires gigantesques et stables. A Taiwann et à Hong-Kong, des affaires
familiales de taille plus modeste dominent ; les relations interfirmes sont relativement
peu structurées, avec quelques groupes familiaux de taille moyenne – l’ensemble des
firmes sont délaissées par l’Etat. Whitley montre comment ces différents agencements
pèsent sur les comportements économiques. Ils influencent par exemple les stratégies
d’entrée sur de nouveaux marchés, à l’export notamment : au Japon, ces stratégies sont
mises en œuvre par de nouvelles firmes sponsorisées par les groupements d’affaire, à
Hong-Kong ou à Taiwann par des firmes sponsorisées par les familles qui possèdent les
petites entreprises des deux îles chinoises, en Corée, des firmes sponsorisés par l’Etat
sous les auspices des Chaebols. Comme le souligne Dobbin (2005), « ce qui est rationnel
dans un système – démarrer une entreprise en s’appuyant sur des familles – serait folie
dans un autre » (p. 35). Ce sont ici les logiques qu’il nomme institutionnelles qui sont
déterminantes.
Dobbin identifie enfin une troisième famille de mécanismes susceptibles
de peser sur les comportements économiques : ceux qui renvoient à la position occupée
par l’acteur dans les réseaux auxquels il participe. Julia Adams (1996) étudie ainsi le
comportement des agents coloniaux hollandais en Inde. Le réseau commercial
hollandais des Indes orientales avait pour but de rapatrier des revenus en Hollande et,
dans un premier temps au moins, il y parvenait efficacement. En effet, les agents
hollandais ne disposaient d’aucun réseau alternatif à travers lesquels acheminer les biens
234
et recevoir des paiements. Avec le développement des routes commerciales
britanniques, les agents hollandais disposèrent d’un réseau alternatif et beaucoup
devinrent alors des agents indépendants, travaillant pour leur propre enrichissement
plutôt que pour celui de leur empire. Adams combine à l’analyse des réseaux les outils
de la théorie de l’agence, et elle montre que le comportement des agents découle d’un
défaut d’incitation à rester fidèle au réseau hollandais. Au contraire, l’Empire britannique
s’attachait à réduire les incitations à quitter le réseau, et ses agents étaient par conséquent
moins prompts à faire défection. Dans ce cas, c’est la structure du réseau social et sa
capacité à lier à son sort les individus qui est décisive pour rendre compte du
comportement des acteurs90.
B/ Comment l’économie (comme science) performe l’économie (comme
pratique)
Les trois déterminants identifiés par Dobbin, le pouvoir, les institutions
et le réseau, sont, on le voit, d’une très grande généralité. Ils invitent à replacer la
compréhension de l’action marchande dans des chaînes causales singulières,
historiquement situées, qui tranchent avec l’abstraction ad hoc des raisonnements
économiques. Nous voudrions pour achever cette présentation des travaux qui
s’attachent à rendre compte de la fabrique sociale de l’homo oeconomicus évoquer une
perspective beaucoup plus précise, présente de longue date sous la plume des
économistes ou des sociologues (elle est par exemple déjà évoquée par Cournot, ainsi
que par Weber (2005)), mais qui a connu, sous la plume de Michel Callon (1998), une
formulation nouvelle : celle de la performation des pratiques économiques par la science
économique. Pour Callon, en effet, les marchés sont des dispositifs de coordination qui
supposent notamment une anthropologie particulière, celles d’agents calculateurs. Pour
être en mesure de conclure des échanges – des contrats calculés, dit Callon – les agents
90
Signalons, sans pouvoir le développer ici, que Steiner (2008b) a montré que l’on trouve, dans les cours
que Michel Foucault a prononcé au Collège de France en 1978 et 1979, des éléments permettant de faire
du marché un dispositif susceptible d’engendrer des « conduites de soi » singulières, retrouvant en cela
certaines thématiques wébériennes (Foucault, 2001a, 2004a,b).
235
doivent être capables d’établir une liste des états possibles du monde, de les classer et
d’identifier les actions qui permettent d’engendrer chacun de ces états du monde. On
retrouve ici (et ce n’est évidemment pas fortuit) une définition très proche de l’action
rationnelle telle qu’elle est postulée par les économistes pour pouvoir élaborer leurs
modèles. Mais la perspective de Callon n’est pas celle d’un économiste : elle est
sociologique (lui dirait sans doute plus volontiers « anthropologique »…), en ce sens
qu’elle se propose d’interroger les modalités sociales de constitution de ces capacités.
Callon insiste en particulier sur un point : les capacités de calcul des
individus ne sont pas toute entière dans la tête des acteurs – mais elles ne sont pas non
plus exclusivement situées dans le champ institutionnel où ils s’ébrouent. A quelles
conditions un agent économique peut-il effectivement calculer ? Callon passe en revue
les différentes solutions proposées par la littérature : les contrats de la théorie de
l’agence, le common knowledge de la théorie des jeux, et surtout les réseaux de la social
network analysis qui, conformément à l’article fameux de Granovetter (1985), entend
substituer à l’homo clausus (i.e. sur-socialisé ou sous-socialisé, mais de toutes façons coupé
de toutes interactions avec ses semblables) un homo apertus, engagé dans des interactions
avec les autres agents du champ économique. Mais à ce premier déplacement, Callon
adresse une critique qui est elle aussi, finalement, des plus classiques : peut-on déduire la
stratégie d’un acteur de la position qu’il occupe dans la structure de ses relations, au
risque de tomber dans un schéma quasi-behavioriste ? Pour comprendre à quelles
conditions les agents peuvent calculer, il faut, nous dit Callon, s’intéresser à la manière
dont sont façonnées ces capacités – et dans ce façonnage, il fait l’hypothèse que la
science économique joue un rôle décisif. Autrement dit, pour Callon, il s’agit de
comprendre comment l’économie (comme science) performe l’économie (comme
activité), en contribuant notamment à forger les capacités calculatrices des agents qui s’y
engagent.
A l’appui de sa problématique, Callon évoque plusieurs des études qu’il
rassemble et qui posent selon lui les premières jalons empiriques permettant de saisir
comment la science économique contribue à engendrer les capacités d’action des agents
qui s’engagent sur des marchés. Il énonce en particulier une hypothèse plus précise : si la
science économique contribue à formater les capacités d’action des agents, c’est qu’elle
est incorporée dans les outils qu’ils utilisent. Ainsi, par exemple, de la comptabilité.
Selon Callon, Miller (1998 ; cf. également Hopwood et Miller, 1994, et, surtout,
236
Carruthers et Espeland, 1998) montre ainsi comment les innovations en comptabilité
introduites au cours du siècle circulent et s’imposent et contribuent à engendrer des
capacités de calcul chez les agents qui s’en saisissent. En particulier, parce que ces
innovations permettent de prendre en compte des détails de plus en plus précis et des
relations que la comptabilité jusqu’ici laissait dans l’ombre, ses progrès s’accompagnent
de la démultiplication des capacités calculatoires des agents qui s’y soumettent. Il en va
de même, selon Callon, des progrès du marketing, dont l’histoire a été reconstituée dans
le beau livre de Cochoy (1999 ; cf. aussi Cochoy (1998)). En balisant de manière
systématique les dimensions du produit mis en vente, en explicitant les techniques de
mise en marché « les outils du marketing deviennent capables d’absorber les acteurs et
les décisions qui auparavant les défiaient », écrit Callon (1998, p. 27), comme les acteurs
du secteur non profitable et même parfois ceux des mouvements de protestation.
Autrement dit, dans la lente constitution de la discipline (académique) du marketing se
joue aussi la progressive disciplinarisation des pratiques économiques, et notamment de
celles des producteurs. Dernier exemple, emprunté cette fois aux marchés financiers :
dans la très belle étude qu’il consacre aux traders du New York Stock Exchange, Abolafia
(1996, 1998) montre bien comment les pratiques d’achat et de vente des traders
s’appuient sur des outils (modèles de prévisions et de calculs, par exemple) qui
incorporent des schémas économiques, parfois concurrents et qui provoquent une
socialisation progressive des acteurs à des techniques de calcul et de raisonnements
qu’ils endossent progressivement. Autant d’exemples (dont la lecture des textes auxquels
renvoie Callon montre cependant que le résumé qu’il en donne est parfois éloigné de
leur contenu véritable…) qui montrent comment, pour reprendre l’expression de Mauss
dans sa conclusion de L’essai sur le don, on peut en venir à avoir devant nous l’homo
oeconomicus doublé d’une machine à calculer (Mauss, 1985b).
Conclusion
Pour aborder la question de l’action marchande, nous avons choisi
d’évoquer la manière dont sociologues et économistes faisaient intervenir, dans leurs
raisonnements, le principe de rationalité. Nous avons montré que ce principe, pour les
237
économistes, est avant tout méthodologique : il doit leur permettre d’élaborer à moindre
frais les modèles à partir desquels ils raisonnent. L’action rationnelle dont parlent les
sociologues quand ils évoquent l’action marchande est, quant à elle, de part en part
historicisée : elle appelle une enquête permettant non seulement, comme chez Bourdieu,
de mettre au jour son caractère contingent, mais aussi de rendre compte de son
hétérogénéité, de son caractère partagé, de sa régularité. Elle s’applique surtout à rendre
compte des divers mécanismes d’apprentissage qui sont au principe de l’incorporation
des capacités calculatoires que mettent en œuvre les acteurs quand ils interviennent sur
un marché. Nous avons recensé plusieurs de ces mécanismes : des enquêtes historiques
fameuses de Weber à l’analyse durkheimienne de l’école des Jésuites, des logiques
institutionnelles, politiques ou réticulaires décrites par Dobbin à la performation
récemment remise sur l’agenda sociologique par Callon, ces mécanismes sont multiples,
divers, souvent disjoints. Ils concourent tous, à des degrés divers, à forger l’homo
oeconomicus, ce « monstre anthropologique » dont parle Bourdieu. Si les capacités
marchandes sont décisives pour saisir les mécanismes qui sont à l’œuvre, il ne faudrait
cependant pas en déduire que les acteurs interviendraient sur un marché dépourvu de
toutes béquilles cognitives et libre de toutes entraves institutionnelles. C’est à
l’exploration de ces institutions marchandes que nous allons maintenant nous consacrer.
238
III. LES INSTITUTIONS MARCHANDES
« Qu’est-ce en effet qu’une institution sinon un ensemble
d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent
devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux ? »
Fauconnet et Mauss, « La sociologie :
objet et méthode », La Grande Encyclopédie,
1901.
239
INTRODUCTION
Les développements qui précèdent suffisent pour s’en rendre compte : le
marché n’est pas cet état de nature qu’une certaine vulgate libérale se plaît à décrire,
posant comme un axiome que l’efficience d’une forme économique serait inversement
proportionnelle à la prégnance des règles, des normes et des lois qui la supportent et la
régulent. Tout au contraire, l’approche sociologique des marchés insiste sur le fait que le
marché, pour exister, s’appuie sur des normes et des règles indépendantes des acteurs
qui y interviennent, qui s’imposent à eux comme une contrainte et dont ils peuvent
cependant user pour mettre en œuvre leurs stratégies concurrentielles et pour organiser
leurs échanges : en un mot, les marchés s’appuient sur un ensemble d’institutions dont il
faut maintenant identifier la nature, recenser l’hétérogénéité, expliquer l’origine et cerner
l’efficace. Pour désigner l’ensemble hétéroclite des noms, marques ou labels, des objets,
des dispositifs matériels et des normes formelles (qu’elles fussent ou non garanties par
un tiers coercitif comme l’Etat), nous utiliserons la notion d’institution qui, de toutes
celles dont use la tradition sociologique, nous semble encore la plus générale et la moins
imprécise. Sa définition ne laisse pas, cependant, d’être délicate, tant les acceptions
qu’elle recouvre sont mouvantes et polysémiques (pour une mise au point, cf. Lallement,
2004). Fauconnet et Mauss (1971), qui proposent de faire de la sociologie la « science
des institutions », notent ainsi que, quelles que soient leurs formes, les institutions
désignent « des manières d’agir ou de penser, consacrées par la tradition et que la société
impose aux individus » (Fauconnet et Mauss, 1971, p. 13, nous soulignons).
240
Equipements, dispositifs, institutions
La sociologie économique, notamment dans sa version française, a eu davantage recours à des
termes foucaldiens, notamment ceux de dispositifs (Karpik, 1996, 2007) ou d’équipement
(Barrey et al., 2000). Karpik (2007) explique ainsi que « [la notion de « dispositif » ] remplace
partiellement la notion d’institution dont la globalité, la verticalité, la relative cohérence restent
tout à fait pertinentes pour désigner toute une catégorie de phénomènes, mais pas le « bric-à-brac
de textes, de contrats, de signes, de connaissances, de publicités, d’idéologies, d’objets, de
personnes ainsi que leurs rassemblements partiels et variés sous la forme de configurations
symbolico-matérielles qui interviennent pour assurer le fonctionnement du marché des
singularités » (p. 68)). Il nous semble que la notion de dispositif, chez Foucault (et comme
souvent chez cet auteur) fait l’objet d’un usage qui reste, finalement, assez flottant (que l’on se
reporte, par exemple, à la troisième partie de La volonté de savoir, où l’usage du terme est
systématique mais où on cherchera en vain quelque chose comme une définition (Foucault,
1976, p. 99-175 notamment)). Lorsque l’effort de définition se fait plus précis (par exemple chez
Foucault, 2001b, ou encore chez Deleuze, 1988), l’écart qui se fait jour entre la stratégie
analytique de Foucault et la pratique des concepts en sciences sociales apparaît rédhibitoire, à nos
yeux en tout cas. Foucault note ainsi que « ce que j’essaie de repérer sous [l]e nom [de dispositif],
c’est premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des
institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des
mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales,
philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le
dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. Deuxièmement, ce que
je voudrais repérer dans le dispositif, c’est justement la nature du lien qui peut exister entre ces
éléments hétérogènes. (…) Bref, entre ces éléments, discursifs ou non, il y a comme un jeu, des
changements de position, des modifications de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très
différents. Troisièmement, par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui, à un
moment historique donné, a eu pour fonction de répondre à une urgence. Le dispositif a donc
une fonction stratégique dominante » (Foucault, 2001b, p. 299). Une telle définition, superbe et
un peu ésotérique, nous semble délicate à opérationnaliser. Si l’on s’y tient, qui plus est, elle
porterait naturellement à considérer, comme le fait par exemple Steiner (2008b), que le marché
est un dispositif bien plus qu’il ne s’appuie sur des dispositifs dont il se distinguerait. Le choix des
termes n’est pas neutre, et il nous semble que celui de « dispositif » engage avec lui trop de flou
et d’incertitudes pour justifier qu’on lui sacrifie la notion, plus classique et plus sûre pensons
nous, d’institution.
On voit ici ce qui, pour Mauss et Fauconnet, constitue le caractère
distinctif de l’institution : son extériorité. Si, pour reprendre leurs termes, « une manière
agir ou de penser » est une institution, c’est parce qu’elle n’est pas créée par l’individu
mais qu’il la trouve déjà là, qu’elle s’impose à lui de l’extérieur, qu’ils peuvent en user et
qu’elle survivra à cet usage pour, à nouveau et plus tard, s’imposer à nouveau à d’autres
acteurs : « Chaque individu trouve [ces habitudes] déjà formées et comme instituées,
puisqu’il n’en est pas l’auteur, puisqu’il les reçoit du dehors, c’est donc qu’elles sont
préétablies. Qu’il soit ou non défendu à l’individu de s’en écarter, elles existent déjà au
moment où il se consulte pour savoir comment il doit agir ; ce sont des modèles de
conduites qu’elles lui proposent. Aussi les voit-on pour ainsi dire, à un moment donné,
pénétrer en lui du dehors. » (Fauconnet et Mauss, 1971, p. 16, les auteurs soulignent).
241
De ces propositions extrêmement générales, on peut tirer plusieurs
implications qui définissent un espace d’interrogations pour la sociologie des marchés.
Les acteurs sociaux, nous disent Mauss et Fauconnet, n’agissent jamais seuls : ils
s’appuient sur des institutions, qui simultanément les guident (et en un sens qu’il faudra
préciser, les contraignent) et les aident, en leur proposant un ensemble de schémas et de
pratiques qu’ils n’ont pas besoin d’inventer. Ces traits de l’action sociale ne sont pas
propres aux pratiques qui se déploient sur la scène économique, mais ils valent aussi
pour elles91 : autrement dit, sur un marché pas plus qu’ailleurs, les pratiques des acteurs
ne se soutiennent de leurs seules forces, elles s’appuient, pour se définir et pour se
mettre en œuvre, sur les institutions qui peuplent et structurent cette scène sociale
comme elles définissent toutes les autres. Mais poser cette idée très générale n’est, à
l’évidence, pas suffisant – il faut préciser les questions qu’elle appelle nécessairement.
Pour agir au sein du monde économique, les acteurs s’appuient sur des repères – noms,
marques, certifications, labels, etc. – qu’ils ne forgent pas mais qu’ils trouvent au
contraire, tout armés et prêts à l’usage, au sein des univers marchands. Ces noms, on
l’aura compris, sont mobilisés comme des repères, des catégories qui permettent de se
repérer dans un monde économique complexe et malaisément déchiffrable. Mais ces
catégories ont ceci de particulier qu’elles sont partagées par un certain nombre d’acteurs.
Autrement dit, les institutions qui ici nous intéressent sont partagées par une communauté
qui acceptent de les utiliser. Parler de catégorie peut avoir quelque chose d’abusif, ou en
tout cas d’égarant. En effet, ces catégories n’interviennent pas dans l’analyse en tant
qu’elles sont inscrites dans un système de pensée abstrait. Ce sont au contraire des
catégories qui sont engagées dans des situations concrètes, et elles sont moins en prise
avec la pensée qu’avec l’action : autrement dit, elles renvoient moins à des activités
intellectuelles qu’à des activités pratiques. Ces catégories, enfin, sont pourvues d’une
certaine force. Ce ne sont pas des noms comme les autres : si Robert Duchmurk signe
une tunique, elle ne se vend pas, si c’est Kenzo elle se vend davantage.
Cette description des caractéristiques des institutions marchandes
permet de les décrire comme des catégories de pensée collective, dotée d’une certaine efficacité
lorsqu’elles sont engagées dans des activités pratiques. Plus précisément, ces catégories sont
caractérisées par les traits suivants :
91 Pour preuve, les « institutions économiques » constituent l’un des premiers exemples que mobilisent
Mauss et Fauconnet pour montrer la pertinence de la notion (Fauconnet et Mauss, 1971, p. 10 et sq.).
242
1/ Les institutions ont une dimension normative : elles disent ce qu’il faut
faire. Dès lors, on agit en se fiant à elles, ou en les enfreignant. Autrement dit, si Kenzo
(ou Yoplait) est une marque, c’est que l’on pose qu’acheter des produits Kenzo (ou
Yoplait) est, sinon obligatoire, du moins fortement valorisé.
2/ Les institutions, ensuite, sont transposables dans l’espace et dans
le temps. Un ordre ou un commandement se réfère toujours à une situation singulière :
il faut faire ceci ou cela, en tel lieu et à tel moment. La règle, comme l’institution, est
intrinsèquement générale en tant qu’elle gouverne un grand nombre d’occasions
d’applications. Même si, comme tout phénomène historique, l’institution s’incarne
toujours dans une configuration spatio-temporelle donnée (j’envisage d’acheter un
produit Yoplait dans un Auchan à Marseille), ses caractéristiques existent
indépendamment de cette indexation spatio-temporelle (je pourrais avoir les mêmes
hésitations dans un Auchan à Dunkerque).
3/ Ce qui est déterminant, pour qu’un nom ou une marque soit une
institution, tient moins à la forme qu’il épouse qu’à la fonction92 qu’il remplit. Ce ne sont pas
les caractéristiques formelles d’un nom qui lui confèrent les caractéristiques d’une
institution (est-ce un nom propre ? est-il mis en en scène dans un joli logo ?) mais la
fonction qu’on lui fait jouer dans une situation donnée. Ainsi, si Yoplait est une
institution, ce n’est pas parce que le nom est dynamique et aisé à mémoriser, ou parce
que la fleur stylisée qui l’accompagne a quelque chose de sympathique ; c’est parce que,
dans une situation pratique (je dois acheter des produits laitiers dans les rayonnages du
Auchan de Marseille, ou de Dunkerque), je détermine mon choix en tenant compte du
fait que, parmi les produits qui me sont proposés, certains sont des produits Yoplait,
d’autres ne le sont pas. Si Yoplait est une institution, c’est parce que je lui fais jouer un
rôle de signal (positif ou négatif, justifiant ou non une hausse de prix, etc.) au moment
de faire mon choix.
92 Précisons ici que la fonction n’est pas ici un moment dans un schéma d’explication (comme elle pouvait
l’être, implicitement, dans les travaux que nous avons évoqués jusqu’ici) mais qu’elle est un critère de
l’identification des règles : ce qui fait d’une proposition une règle, c’est qu’elle intervient comme un cadre
dans une description ou dans une pratique, et non, par exemple, comme une hypothèse.
243
4/ Le fait que la règle soit identifiable à partir de la fonction qui lui est
assignée dans les pratiques des acteurs est inséparable d’une autre caractéristique que
l’on peut lui imputer : une règle a un caractère a priori. Pour le dire simplement, dire de
l’institution qu’elle a un caractère a priori revient à dire qu’elle n’est pas soumise au
verdict de l’expérience. Plus précisément, si un nom ou une marque est une catégorie a
priori, alors il ne fonctionne pas comme une hypothèse (« voyons voir si les produits
Yoplait sont bons… ») ou comme une proposition d’expérience (« l’autre jour, à
Dunkerque, les produits Yoplait étaient bons, ergo aujourd'hui, à Marseille, nous allons
en racheter… »). Pour que l’institution soit une institution, il faut qu’elle soit soustraite
au jugement des faits : Hubert et Mauss soulignent par exemple que si le rite magique
n’a pas les effets escomptés, ce n’est pas parce que la magie est fausse, c’est parce que le
magicien l’a mal exécutée (Hubert et Mauss, 1985). Ainsi, si d’aventure les produits
Yoplait, cette semaine, ne me satisfont pas, ce n’est pas parce que Yoplait est une
mauvaise marque, mais, par exemple, parce qu’ils ont été mal conservés et qu’ils ont un
peu tournés. Pourquoi l’institution est-elle ainsi soustraite au jugement des faits ? Parce
qu’elle relève d’un ordre qualitativement différent des propositions d’expérience ou des
hypothèses. Plus précisément, nous disions plus haut que ce qui confère à l’institution
son statut d’institution ne tient pas à sa forme, mais à son rôle. En l’occurrence, le rôle
de l’institution est de servir de cadre, et non d’hypothèse. Le propre de l’institution est
d’intervenir dans les pratiques non comme une hypothèse ou un constat empirique, mais
comme un cadre a priori, indépendant de l’expérience ou de la réalité empirique, qui rend
possible la pratique ou la description. Si tel ou tel nom est une institution, c’est parce
que c’est à partir de ce nom que l’on va pouvoir agir ou décrire une réalité. C’est en ce
sens aussi que l’institution peut être dite indépendante des situations dans lesquelles elle
intervient : parce qu’elle la rend possible, l’institution précède l’expérience. Il découle de
ce point fondamental que la logique des actions qui s’ordonnent aux institutions
(marchandes, en l’occurrence) n’est pas nécessairement celle qui règlerait des actions
menées de manière rationnelles en finalit, ou en vertu de principes scientifiques.
5/ Pour qu’un nom ou une proposition soit une institution, il faut par
ailleurs qu’il y ait une régularité de comportement – mais le constat de cette régularité
n’est en soi pas suffisant. Il ne faut pas seulement que les comportements qui engagent
244
l’institution soient réguliers, il faut aussi qu’ils soient intentionnels93 : autrement dit, que
l’acteur agisse comme il agit en faisant de l’institution une raison de son action. Si un
observateur venait à lui demander : pourquoi agis-tu ainsi ? Il répondrait : parce que je
me fie (ou parce que je me défie) à tel ou tel nom. Ainsi, si je suis fainéant et que j’achète
le premier produit qui me tombe sous la main dans le rayonnage des produits laitiers –
et qu’à l’endroit où je pioche mon paquet de yaourts se trouve toujours des produits
Yoplait, il est clair que Yoplait n’est pas inscrit dans ma pratique comme une institution ;
si en revanche je ne goûte que les produits Yoplait et que, sans réfléchir, je me saisis des
produits Yoplait parce qu’ils sont Yoplait, alors Yoplait intervient dans mon choix
comme une institution. Pour qu’un nom soit une institution, il faut par conséquent que
non seulement les comportements dans lesquels il intervient soient réguliers, mais il faut
aussi que le nom soit la raison de cette régularité.
Dans ce chapitre, nous nous concentrerons sur trois d’entre questions,
dont nous pensons qu’elles sont les plus importantes sur l’agenda du sociologue.
i) Et d’abord : quelles sont ces institutions ? Dire qu’elles existent et qu’elles
se regroupent sous un genre commun n’est qu’une pétition de principe si l’on n’est pas
capable de repérer ce qui les rassemble et ce qui les distingue. L’objet premier de ce
chapitre est donc de recenser les tentatives de cartographie de ces institutions du
marché, telles qu’elles ont pu se faire jour dans la littérature.
ii) Mais cette recension n’est en soi pas suffisante, tant s’en faut. Si les
institutions jouent ce rôle crucial dans l’organisation et le fonctionnement des marchés,
il faut alors être capable de les expliquer ou, pour le dire dans des termes moins
génériques, d’en retracer la genèse : comment naissent les institutions marchandes ? Plus
précisément : comment en viennent-elles à acquérir cette extériorité contraignante dont
parlent Mauss et Fauconnet ?
93 Nous avons discuté le sens que pouvait revêtir le caractère intentionnel d’une pratique dans un
précédent chapitre, nous n’y revenons pas ici. Rappelons simplement que dire d’une pratique qu’elle est
intentionnelle ne signifie pas qu’elle doive être réfléchie, et qu’elle doive par conséquent être nécessairement
inscrite dans un schéma délibératif.
245
iii) Enfin – et cette question ne recouvre pas entièrement la précédente,
on le verra – il faut s’interroger sur ce qui confère à l’institution sa force, son autorité ou encore son
efficacité. Pour le dire simplement : s’il venait à l’esprit d’un parfumeur de frapper son
flacon du nom de « Pierre François », il y a fort à penser que les consommateurs en
seraient peu impressionnés et que les deux termes de ce patronyme bien banal ne
produiraient aucun effet ; si au contraire c’est « Jean-Paul Gaultier » qui orne le récipient,
des consommateurs le désireront, et certains l’achèteront : quel est donc le pouvoir que
l’on attache à « JPG » et que l’on refuserait à « PF » ?
Ces trois questions relatives aux institutions du marché – à leur nature, à
leur genèse et à leur efficacité – sont très inégalement traitées par la sociologie des marchés.
Nous verrons que les différentes approches qui tenter d’analyser les institutions du
marché mettent en œuvre des stratégies disjointes qui s’organisent cependant sous la
forme d’une scansion remarquablement homogène : elles commencent par souligner
pourquoi les pratiques marchandes sont loin d’aller de soi (et notamment en quoi
l’échange est délicat à réaliser) pour montrer comment les institutions du marché
permettent de résoudre ces crises. Si, comme nous le verrons, ces démarches répondent
de manière très efficace à la question cartographique (quelles sont les institutions ?), elles
ne parviennent que difficilement à rendre compte de leur genèse et de leur efficacité –
aussi
proposerons-nous,
quelques
pistes
qui,
sans
reprendre
la
scansion
« problème/solution » qui guide la littérature, pourraient permettre de les soulever à
nouveau frais.
246
CHAPITRE 7 : INSTITUTIONS ET JUGEMENTS MARCHANDS
La littérature de sociologie économique, et tout particulièrement la
littérature française, a consacré des développements extrêmement stimulants à la
recension des institutions marchandes. Cette littérature, dans ses attendus théoriques,
demeure très hétérogène. Il nous semble cependant que ces différentes perspectives ont
en commun de soulever la question des institutions dans une scansion d’une
remarquable homogénéité : d’abord, identifier des problèmes auxquels se trouve l’acteur
qui tentent d’intervenir sur un marché ; les institutions interviennent ensuite pour
résoudre ces difficultés. C’est autour de cette scansion que nous nous proposons de
présenter ces travaux.
1/ CRISES ET INCERTITUDES
Première étape de la scansion que nous évoquions à l’instant : la
recension des crises et des incertitudes qui peuvent se faire jour sur un marché, quand le
consommateur est incertain à choisir ou quand le producteur est peu sûr de sa survie…
Dans les propositions hétérogènes dont disposent les sociologues pour rendre compte
des institutions du marché, le temps initial est souvent celui de l’identification d’un
« problème » - même si, comme nous allons le voir en présentant trois versions de ce
premier moment, ces difficultés peuvent changer d’un auteur à l’autre, dans leur nature
ou dans leur présentation.
247
A/ Les conventions au secours de l’incertitude radicale
La première version que nous pouvons retenir des « crises marchandes »
n’est pas, au moins au départ, énoncée par un sociologue, mais par un économiste, et
l’un des principaux : Keynes. Et pour être plus précis, l’origine de la réflexion de Keynes
sur ce que l’on nommera, à sa suite, les conventions économiques, n’est pas le fait du
Keynes économiste, mais du Keynes mathématicien qui déplace sensiblement, avec son
Traité des probabilités paru en 1921, la compréhension que l’on peut avoir des modalités de
décision relatives à l’avenir (Keynes, 1973). Pour prendre une décision, un agent
économique doit se projeter dans l’avenir. La conception des probabilités qui est au
cœur de l’approche orthodoxe de la rationalité économique pose que l’avenir consiste,
pour chaque agent, en une liste partagée d’événements possibles, auxquels peuvent être
associés des probabilités d’avènement. On ignore quel événement va effectivement se
produire, mais le calcul d’optimisation reste possible : aux événements sont associés leur
probabilité. Or, estime Keynes, les agents ignorent le plus souvent la liste des
événements susceptibles d’influencer leurs décisions : si les agents décident bien, ils le
font sur la base d’une connaissance limitée des faits. Autrement dit, pour Keynes,
l’incertitude ne peut être saisie – et neutralisée – par un calcul de probabilités, elle doit
être au contraire considérée comme radicale : comme le dit Keynes, nous ne savons pas,
tout simplement.
A cette distinction, qu’il emprunte à F. Knight, entre risque
probabilisable et incertitude radicale, Keynes ajoute une seconde intuition : une
opération de prévision, selon lui, engage toujours une interprétation de la part de l’agent
qui se projette dans l’avenir. En effet, lorsque nous cherchons à anticiper un événement,
note Keynes, nous raisonnons à partir de deux paramètres. D’un côté, nous tentons
d’affecter à cet événement un coefficient de probabilité (dans une opération que Keynes
nomme un « jugement de probabilité ») : autrement dit, nous nous demandons si tel ou
tel événement a une chance, plus ou moins importante, de se produire. Mais nous
pouvons par ailleurs disposer d’un ensemble plus ou moins vaste d’informations
248
pertinentes pour soutenir ce jugement. Pour reprendre l’exemple avancé par Chaserant
et Thévenon (2001), je peux penser qu’il va pleuvoir (avec une probabilité de (1) parce
que je vois que le temps se couvre, et je peux le penser (avec la même probabilité), parce
que je vois que le temps se couvre et que, par ailleurs, j’ai regardé la météo. Dans le
second cas, mon jugement de probabilité s’appuie sur une information supplémentaire
qui augmente son poids. Autrement dit, « la probabilité d’un événement a d’autant plus
de poids qu’elle se fonde sur une quantité plus importante d’informations pertinentes »
(p. 55). La distinction entre jugement et poids de probabilité porte donc à souligner
l’importance qui est attachée, dans la définition des anticipations, à la qualité des
informations dont on dispose. Cette qualité dépend, selon Keynes, de la quantité
d’informations pertinentes qui ont conduit au jugement de probabilité. Mais qu’est-ce
qu’une information pertinente ? C’est ici qu’intervient l’interprétation : c’est en
interprétant les informations, par exemple en s’interrogeant sur leur crédibilité, que l’on
définit leur plus ou moins grande pertinence. Autrement dit, la pertinence d’une
information se fonde sur le sens que lui confère l’individu, sens qui, par ailleurs, n’est
jamais objectif, mais qui est contraire lié à la représentation que l’acteur se fait du cadre
dans lequel il lui donne une place.
Si l’on suit Traité des probabilités, la projection dans l’avenir n’est donc pas
un simple calcul, c’est toujours une démarche qui engage l’interprétation par l’agent des
informations qui lui sont communiquées. Par ailleurs, il existe aussi de très nombreuses
situations où, pour reprendre les mots de Keynes, « nous ne savons pas ». Cette
représentation de la prise de décision déplace sensiblement l’idée que l’on peut se faire
de la rationalité individuelle, déplacement qui, s’il vaut pour toute opération de
prévision, vaut aussi (et avant tout peut-être, aux yeux de Keynes) pour celles qui sont
engagées dans les activités économiques. Comme l’a montré Favereau (1985), la Théorie
générale, publiée en 1936, ne peut pas se lire comme la transposition pure et simple de la
conception qu’il développe dans le Traité des probabilités. Il est cependant possible d’y lire,
au chapitre 12 notamment, ses implications pour la compréhension des activités
économiques (Keynes, 1969). Pour le dire d’un mot, la reconsidération de la rationalité
individuelle qui découle de la lecture du Traité des probabilités porte à souligner le rôle des
conventions dans les décisions économiques. L’interprétation des situations
économiques, estime Keynes, s’appuie sur des conventions partagées par les agents :
249
sans elles, ils ne peuvent pas plus se projeter dans l’avenir qu’ils ne peuvent se
coordonner.
Keynes élabore son raisonnement en étudiant un marché particulier (le
marché financier) et une décision fondamentale pour le fonctionnement de l’économie :
la décision d’investissement. Selon Keynes, la décision d’investissement s’effectue en
comparant l’efficacité marginale escomptée du capital et du taux d’intérêt, et elle dépend
de l’état des prévisions à long terme. Or, cette prévision à long terme, selon Keynes,
n’est pas fondée sur une base objective mais sur une base conventionnelle. Dans une
distinction proche de celle qu’il établissait entre jugement et poids de probabilités,
Keynes rappelle que « l’état de la prévision à long terme ne dépend pas seulement de
l’éventualité la plus probable qu’on puisse envisager. Il dépend aussi de la confiance avec
laquelle on la prévoit, c’est-à-dire, de l’évaluation qu’on fait de la probabilité pour que sa
prévision la mieux établie se révèle complètement fausse » (Keynes, 1969, p. 163,
l’auteur souligne). Or, note Keynes, nos évaluations quant à l’avenir dépendent de bases
qui sont marquées par une « extrême précarité » (p. 165), en raison notamment de la
place qu’y occupe le marché financier. L’incertitude y est double : elle est temporelle,
d’abord, en ce que l’on ignore totalement les facteurs qui détermineront, dans quelques
années, le rendement de l’investissement que nous réalisons aujourd'hui ; mais elle est
aussi stratégique, car l’évolution du cours des actions dépend du comportement des
agents qui interviennent sur le marché financier. Les difficultés attachées à la prévision
ont quelque chose d’insurmontable, pour ce qu’elles renvoient à un jeu de croisement
d’anticipations qui, pour se résoudre, supposent que les spéculateurs soient dotés d’un
pouvoir de réflexivité démesuré.
Pour illustrer cette difficulté, Keynes recourt à une comparaison
désormais célèbre entre les techniques de placement financiers et les concours du plus
joli visage où le prix est décerné à celui qui, parmi les votants, a sélectionné les visages
dont la liste s’approche le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des
participants. Si ces règles prévalent, alors « chaque concurrent doit (…) choisir non les
visages qu’il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir
le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même
angle. (…) Au troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à
découvrir l’idée que l’opinion moyenne se fera à l’avance de son propre jugement. Et il y
a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu’au quatrième ou au cinquième degré ou
250
plus loin encore » (Keynes, 1969, p. 169). On voit bien le danger : celui d’une régression
à l’infini qui se solde par une indétermination absolue et, en l’occurrence, par une
absence de prise de décision. Mais, pourrait-on dire, le risque que nous évoquons ici est
logique, et non pratique : dans la pratique en effet, les décisions sont prises. Mais alors,
sur quelle base ? Comment les acteurs parviennent-ils à se déprendre de l’incertitude
radicale qui entoure leur connaissance de l’avenir et qui sourd de la logique spéculaire
qui guide leurs comportements ? La réponse de Keynes est simple et nette : « dans la
pratique, nous sommes tacitement convenus, en règle générale, d’avoir recours à une
méthode qui repose à vrai dire sur une pure convention. » (Keynes, 1969, p. 167, l’auteur
souligne). Cette convention, estime Keynes, renvoie en général à l’idée que l’évaluation
du marché est la seule correcte « eu égard à la connaissance actuelle des faits qui
influeront sur le rendement de l’investissement, et que cette évaluation variera seulement
dans la mesure où la connaissance actuelle de ces faits sera modifiée » (Keynes, 1969, p.
167), pour finalement conclure que « la méthode conventionnelle du calcul indiquée cidessus est compatible avec un haut degré de continuité et de stabilité dans les affaires,
tant que l’on peut compter sur le maintien de la convention » (Keynes, 1969, p. 167, l’auteur
souligne).
Comme le soulignent Chaserant et Thévenon (2001), la convention au
sens de Keynes a une triple caractéristique. Elle joue tout d’abord un rôle que l’on peut
dire instituant, en ce que c’est elle qui rend possible les comportements économiques :
sans convention, nous l’avons vu, pas de décision possible. La convention est par
ailleurs un repère collectif et renvoie, en tant que telle, à des comportements collectifs : elle est un
résumé des pratiques collectives, résumé partagé au sein d’un collectif, qui rend luimême possible l’articulation des stratégies individuelles au sein du collectif et donc la
survie du collectif – c’est là un point crucial, sur lequel nous aurons l’occasion de
revenir. Enfin, la convention intervient dans le raisonnement de Keynes comme un cadre
d’interprétation mobilisé dans le travail d’évaluation qu’effectuent les agents. Elle a donc
une dimension avant tout – sinon exclusivement – cognitive : c’est parce que les agents
économiques souffrent d’un déficit cognitif qu’ils s’appuient sur la convention, et la
convention est, de part en part, une ressource cognitive.
Dans quelle mesure ces développements, toutefois, intéressent-ils les
sociologues ? Ils s’appuient en effet sur une conception de la rationalité dont nous avons
montré, dans un précédent chapitre, que si elle fonde effectivement le raisonnement
251
modélisé des économistes, elle n’est que très modérément pertinente pour les
sociologues. Les sociologues se situent comment en aval de la critique de Keynes : il est
bien clair, pour eux, que les prévisions des acteurs sociaux ne se motivent pas de leurs
seules capacités calculatoires. Pourquoi, dès lors, évoquer ici la brillante construction
keynésienne ? S’ils ne font généralement pas grand cas des fondements analytiques de la
théorie
qu’ils
mobilisent,
des
sociologues
se
sont
inspirés
de
l’approche
conventionnaliste qui s’est développée depuis une quinzaine d’années (Dupuy et al.,
1989 ; Orléan, 2004), par exemple dans le cadre de l’étude des produits agroalimentaires
(Allaire et Boyer, 1995) ou dans une perspective historique (Stanziani, 2003a). Le point
de départ de ces études peut s’exprimer simplement. Keynes parle d’un marché très
particulier (le marché financier) et, sur ce marché, d’une convention spécifique : celle, on
l’a vu, qui pose « l’hypothèse l’état actuel des affaires continuera indéfiniment à moins
qu’on ait des raisons définies d’attendre un changement » (Keynes, 1969, p. 167). Or –
et c’est à bien des égards l’une des implications majeures du raisonnement de Keynes –
si l’on pose que les décisions des acteurs ne se font pas sur une base purement
calculatoire, on admet que tous les marchés ne se ressemblent pas et que les conventions
qui y sont à l’œuvre sont elles-mêmes variables : Eymard-Duvernay et Marchal (1997),
par exemple, montrent que les compétences d’un candidat à un poste, sur le marché du
travail, peuvent s’apprécier à l’aune de conventions hétérogènes et que des tensions
entre ces conventions peuvent par conséquent se faire jour. La démonstration
keynésienne, dans ses principes et dans ses motivations, intéresse peut-être peu le
sociologue, même si elle permet de jeter un pont entre deux disciplines qui, si l’on s’en
tient à leurs axiomes de départ et à leur mode de démonstration, s’excluent très
largement. Mais elle ouvre sur un programme de recherche qui, lui, intéresse
directement la sociologie : mettre en évidence l’hétérogénéité des marchés et la diversité
des conventions que les acteurs mobilisent. Il reste cependant qu’un tel programme de
recherche peut s’énoncer, dans des termes relativement proches, sans remonter aussi
loin qu’au calcul des probabilités : c’est par exemple ce que permet la contribution
d’Hatchuel (1995).
252
B/ Déficit cognitif et prescription
Dans cet article programmatique, A. Hatchuel part du constat d’un
problème qui, à certains égards, n’est pas sans ressembler à celui de Keynes : de même
que, pour Keynes, les acteurs ne pouvaient se ramener à de pures entités calculatoires,
de même pour Hatchuel il n’est pas possible de comprendre l’échange marchand
comme le simple résultat de la rencontre de deux « pures stratégies ». S’en tenir à une
lecture purement stratégique de l’échange, pour Hatchuel, revient à faire l’impasse sur sa
dimension cognitive. Certes, sur un marché, les acteurs poursuivent leurs intérêts, et il
faut par conséquent les décrire, ce qui les fonde et ce qu’ils engendrent. Mais il faut
aussi, selon ses termes, comprendre « comment [l’]acteur « sait ou a du mal à savoir » ce
qu’est son intérêt, son honneur et sa puissance, comment il « sait ou a du mal à savoir »
aussi que l’action qu’il entreprend peut aboutir avec « une certaine chance » à ses fins,
notamment lorsqu’elle engage la réaction d’autrui » (Hatchuel, 1995, p. 205). La science
économique s’est détournée de cette question, car elle s’efforce, estime Hatchuel,
d’avancer les propositions les plus générales possibles, i.e. des propositions qui soient,
autant que possible, indépendantes de la nature des biens échangés. Les économistes
doivent dès lors poser des hypothèses très fortes quant à la situation cognitive de
l’acteur engagé sur un marché. Cet acteur doit en effet disposer d’un savoir sans faille
sur la chose ou la prestation acquise (il sait ce qu’il achète), son mode de jouissance ou
d’usage (il sait s’en servir), l’appréciation qu’il porte sur cette jouissance ou sur cet usage
(est-ce bien ou mal ?). Or, note Hatchuel, le savoir des acteurs, sur l’un ou l’autre de ces
trois points, est le plus souvent limité – sans que cette limitation soit nécessairement
gênante pour l’échange. Une démarche qui ne se donne pas les mêmes objectifs que
ceux des économistes (et qui ne s’impose pas, par conséquent, de raisonner sous des
hypothèses aussi contraignantes) peut donc tenter d’explorer à quelles conditions, quand
le savoir de l’acteur est incomplet, l’échange demeure possible : c’est ce que propose
Hatchuel.
Il faut donc prendre au sérieux les situations où le savoir de l’acteur
marchand est susceptible de faire défaut, et pour cela revenir sur ce qu’est l’acquisition
d’un savoir. Pour Hatchuel, cette acquisition suppose d’une part de recueillir une
information, d’autre part de porter un jugement sur cette information (par exemple : est-
253
elle fiable, ou faut-il s’en méfier ?). Dans le vocabulaire d’Hatchuel, acquérir un savoir
revient à mettre en œuvre une « opération épistémologique » qui, dans le cas de
l’échange marchand, s’avère extrêmement problématique. L’échange marchand contient
en effet, en son principe même, une source de tension particulière. Il met par définition
aux prises deux acteurs qui, chacun, poursuivent leurs intérêts, intérêts qui peuvent
s’avérer contradictoires. Dès lors, les informations communiquées par le vendeur ne
peuvent être immédiatement acceptées comme valides par l’acheteur. Si l’on s’en tient à
une description du marché qui le réduit à la seule articulation d’intérêts contradictoires,
on peine à rendre compte du développement et de la survie des marchés qui devraient,
beaucoup plus souvent, disparaître. L’étude des marchés concrets permet de décrire les
différentes manières dont cette tension épistémologique est réduite. Pour lui, ces
tensions cognitives sont résolues de deux manières – dualisme des solutions qui engage
un démultiplication des programmes de recherche. D’un côté, donc, le droit : ce sont
alors les « conventions » et les contrats qu’il convient d’étudier et, ajouterait-on
volontiers, l’ensemble des institutions qui font intervenir, pour les garantir, un tiers
coercitif, au premier rang desquels se trouve évidemment l’Etat. Mais c’est l’autre
solution qui, en l’occurrence, intéresse davantage Hatchuel, i.e. les multiples processus
d’acquisition du savoir (marchandages, comparaisons, etc.), parmi lesquels il se
concentre en particulier sur les situations où l’acheteur ne peut plus se considérer
comme épreuve de vérité suffisante pour lui-même et où, selon les termes d’Hatchuel,
« il se disqualifie pour ses propres choix » : il doit alors recourir à un tiers qui lui
permettra de réduire son déficit cognitif, et s’appuyer ainsi sur un prescripteur.
Pour analyser le recours à la prescription, il faut donc d’abord
comprendre comment l’acteur se rend compte de l’incertitude de ses propres
estimations, et comment il prend la décision de déléguer ses choix. Nous l’avons vu plus
haut : le savoir peut faire défaut à l’acteur sur ce qu’il acquiert, sur l’usage de ce qu’il
acquiert et sur le jugement qu’il porte sur ce qu’il acquiert. Dans chaque cas la
prescription sera différente : elle sera « de fait » s’il s’agit d’apporter une connaissance
plus grande encore sur la chose acquise, elle sera « technique » si le prescripteur détaille
les usages dont la chose acquise peut faire l’objet, elle sera « de jugement » s’il s’agit de
prescrire une certaine manière de consommer la chose acquise. De la prescription de fait
à la prescription de jugement, selon Hatchuel, l’incertitude comblée est à chaque fois
plus grande. La prescription de jugement, par exemple, se fait jour lorsque
254
l’apprentissage par tâtonnements est impossible ou lorsque le problème n’est pas de
savoir quelle est la meilleure situation, mais de comprendre comment formuler le
problème et quels peuvent être les critères de sa résolution – toutes situations, note
Hatchuel, particulièrement fréquentes dans une économie d’innovation.
Une fois comprise la logique qui pousse l’acteur à recourir à un
prescripteur, il faut analyser les conséquences de sa présence sur la scène marchande. Si,
à l’évidence, l’intervention de prescripteurs est susceptible de modifier le
fonctionnement du marché (par exemple, en transformant les formes de la concurrence
qui y sont à l’œuvre), il faut surtout s’intéresser à la nature des liens qui s’établissent
entre le prescripteur, l’offreur et le demandeur. Les relations, au sein de ce triangle, sont
nettement dissymétriques. Entre l’acheteur et le prescripteur, en effet, la relation est
« organique », i.e. elle repose sur le fait que les deux acteurs sont liés non pas sur la base
d’intérêts particuliers mais parce qu’ils partagent les mêmes objectifs. Au contraire, les
liens qui s’établissent entre l’offreur et le prescripteur sont moins iréniques et plus
ambivalents. Les offreurs cherchent à influencer les prescripteurs qui, de leur côté, ont
besoin du savoir dont disposent les offreurs sur leurs propres productions, même s’il
doit se méfier d’une trop grande proximité avec les producteurs pour conserver sa
crédibilité, ainsi que l’a très clairement établi Hirsch (1972) dans le cas des industries
culturelles. Mais les offreurs peuvent aussi contester les prescripteurs et tenter de
maintenir une relation directe avec l’acheteur, pour ne pas risquer de se trouver ainsi
soumis à ce qu’il peut prendre pour ses diktats. Même si ces notations ont à l’évidence
un caractère cursif, elles permettent à Hatchuel de souligner le caractère profondément
instable de la relation de prescription, puisque, selon ses termes « [l’] activité [du
prescripteur] crée sa propre obsolescence » (p. 222). En effet, chacune des interventions
du prescripteur opère un transfert de connaissances, et des consommateurs, initialement
dépourvus de compétences, en acquièrent grâce à lui et apprennent à se passer de ses
services. Par ailleurs, la relation organique qui s’établit entre l’acheteur et le prescripteur
peut elle aussi se défaire, soit que leurs intérêts en viennent à diverger, soit que se fasse
jour une « dissonance épistémologique », « lorsque le mode de production des savoirs du
prescripteur est contesté par l’acheteur éventuellement au profit d’un autre
prescripteur » (p. 222).
Comme Keynes avant lui, Hatchuel identifie les tensions potentiellement
à l’œuvre sur la scène marchande, et comme Keynes il identifie les solutions qui sont
255
susceptibles de venir les résoudre. Les démarches ne se confondent pas, loin s’en faut
(point de référence au calcul des probabilités chez Hatchuel, pas plus que Keynes ne
détaille l’implication que l’intervention de béquilles cognitives sont susceptibles
d’engendrer dans la morphologie du marché, comme le fait Hatchuel) mais elles sont
comme parallèles : aux crises du marché répondent des institutions que l’on nommera
ici convention, là prescription. Dans les deux cas, par ailleurs, ces crises sont
essentiellement cognitives : c’est parce que les acteurs, d’une manière ou d’une autre, ne
savent pas que des institutions voient le jour. Mais les crises du marché ne sont pas
seulement cognitives : ce n’est pas le seul déficit de savoir qui est susceptible de mettre
en danger le déroulement du jeu marchand – c’est l’un des mérites de l’approche de
Fligstein que d’établir précisément ce point.
C/ Les règles et la survie
Pour Fligstein (2001) comme pour Keynes ou Hatchuel, les institutions
marchandes sont là pour résoudre un problème. Mais ce problème n’est pas à ses yeux
de nature exclusivement cognitif. Pour saisir la nature du problème que viennent
résoudre les institutions marchandes pour Fligstein, il faut revenir un instant sur l’une
des intuitions fondamentales qui fonde l’approche : le marché se distingue des autres
formes d’échange en ce qu’il est une structure pérenne. La stabilité du marché est la clé
de voûte qui fait tenir tout le raisonnement de Fligstein : pour l’ensemble des vendeurs,
le problème principal est de survivre, et ils ont besoin pour cela de s’assurer de la
pérennité du marché sur lequel ils interviennent. Mais identifier cet enjeu n’est pas en
rendre compte. Comment, en effet, un marché peut-il être stable ? De quoi a-t-il besoin
pour ne pas être remis en cause après chaque transaction ? A cette question, Fligstein
répond sans détours : pour être stable, un marché a besoin de règles – c’est ici
qu’interviennent les institutions (au sens où nous l’entendons) dans son raisonnement.
Sans des mécanismes élaborés et des règles pour guider les interventions de marché, les
marchés sont intrinsèquement instables. C’est l’intérêt des dominants que de stabiliser le
marché, et surtout de stabiliser les relations sociales en son sein, puisque ces relations
256
sont telles qu’elles assurent la position avantageuse des firmes dominantes face à leurs
challengers. Ces règles stabilisent le marché en précisant la manière dont il fonctionne et
la manière dont s’y établit la concurrence entre les firmes.
Pour Fligstein, on peut distinguer quatre formes de règles qui permettent
d’engendrer un marché. Les droits de propriété, tout d’abord, précisent qui peut
prétendre aux profits de la firme. La structure de gouvernance, ensuite, désigne les règles
qui structurent les relations de concurrence et de coopération entre les firmes, ainsi que
la manière dont les firmes doivent être organisées. Les règles de l’échange, quant à elle,
désignent qui peut échanger avec qui et à quelles conditions – pour stabiliser le marché,
il faut en effet faire en sorte, note Fligstein, que les mêmes règles s’appliquent à tous. Le
dernier type de règles qu’identifie Fligstein est aussi, et de loin, le plus important : il
s’agit de la conception du contrôle. La définition de la notion n’est pas entièrement
stabilisée, loin s’en faut. Elle peut désigner « les accords spécifiques au marché entre les
acteurs des firmes sur les principes de l’organisation interne (i.e., les formes de
hiérarchie), sur les tactiques de concurrence ou de coopération (i.e., les stratégies), et sur
la hiérarchie ou l’ordre de statut des firmes dans un marché donné. Une conception de
contrôle est une forme de « savoir local » (Geertz, 1983). » (Fligstein, 2001, p. 35). Cette
notion renvoie aussi, beaucoup plus largement, « aux compréhensions cognitives qui
structurent les perceptions sur comment le marché fonctionne », ainsi qu’à la
« description des relations réelles de domination qui existent dans un marché particulier.
Une conception de contrôle est simultanément une vision du monde qui permet aux
acteurs d’interpréter les actions des autres et une réflexion sur la manière dont le marché
est structuré » (Fligstein, 2001, p. 35). On s’en rend compte : les notions extrêmement
larges mobilisées par Fligstein ne sont pas toujours faciles à cerner. Quoiqu’il en soit, ces
règles – qui peuvent apparaître comme des lois, des compréhensions, ou des pratiques
– doivent être partagées pour que puissent naître des marchés.
Comme Keynes et comme Hatchuel, Fligstein soulève la question des
institutions marchandes en mettant en évidence l’existence d’un problème, que ces
institutions viennent résoudre. Mais à la différence de ces deux auteurs, le problème que
les institutions viennent résorber n’est pas seulement – ni même avant tout – cognitif. Il
renvoie à un enjeu bien plus large, celui de la survie des acteurs qui interviennent sur un
marché et, ultimement, à celle du marché lui-même. Au-delà de cet écart (qui n’est pas
257
mince, convenons-en : Fligstein y introduit la dimension politique de l’incertitude
marchande, qui est à l’évidence tout à fait cruciale et que négligent Keynes et Hatchuel)
au-delà de cet écart, donc, le même geste fonde les trois perspectives : identifier une
faille que les institutions viennent combler. Une fois cette faille repérée toutefois, il faut
ouvrir le terme générique d’ « institutions » et tenter d’y introduire l’hétérogénéité que le
monde social nous renvoie.
Si l’on suit le sens de la démonstration que nous avons retracée jusqu’ici,
les normes professionnelles, les lois ou les gondoles de présentation, les marques, les
labels, les certifications, les réputations et les décrets ont en commun de résoudre une
tension, potentiellement mortelle pour le marché. Cette tension fonde le regroupement
de ces institutions dont on pressent, cependant, qu’elles sont hétérogènes. Comment
organiser cette hétérogénéité ? Parmi les diverses stratégies que l’on peut adopter pour
répondre à ce défi, le plus simple est peut-être de suivre ici la distinction qu’opère
Fligstein :
aux premières lignes du second chapitre de son Architecture of markets,
Fligstein identifie deux manières de produire des règles : elles peuvent être le fruit de
l’habitude, elles peuvent aussi être garanties par l’Etat. Tel est, en un mot, le premier
critère qui permet d’organiser l’hétérogénéité des institutions : sont-elles garanties par un
tiers coercitif (par exemple par l’Etat) ou se soutiennent-elles d’autres forces, qu’il faudra
alors élucider ? Nous examinerons successivement les deux situations.
258
2/ LES INSTITUTIONS APPUYEES AU TIERS COERCITIF
A/ L’Etat et la survie du marché
Pour Fligstein comme pour Keynes ou Hatchuel, les institutions naissent
d’une faille : c’est parce que les acteurs du marché cherchent à assurer leur survie et que
cette survie ne va nullement de soi, que des institutions se développent et que naissent
des règles qui permettent de stabiliser l’environnement des acteurs. Et si, pour lui, les
règles peuvent naître de la coopération des acteurs ou être instituées par l’Etat, il n’en
reste pas moins qu’à ses yeux, dans les économies contemporaines, c’est très largement
le second cas qui prévaut. En effet, pour Fligstein, à mesure que l’aire de l’économie
s’étend, les acteurs économiques sont incapables de produire des règles par eux-mêmes :
trop complexes, trop nombreuses, elles doivent nécessairement être instituées et
garanties par l’Etat. Les firmes, en particulier, se tournent vers lui pour en faire l’arbitre
de leurs luttes concurrentielles94. Cependant, si, pour Fligstein, les institutions du marché
reposent sur l’intervention d’un tiers coercitif, l’Etat n’est pas pour autant le seul acteur
en jeu dans le récit de leur genèse ou dans l’explication de leur efficacité : l’Etat n’est
pas en effet chez Fligstein une institution indépendante des rapports de force qui se
déploient dans le champ social, et les principes qu’il adopte dépendent directement des
rapports de force qui se font jour entre les groupes.
Pour comprendre la dynamique des institutions marchandes, chez
Fligstein, il faut donc brièvement évoquer la conception qu’il se fait de l’Etat. Fligstein
conçoit l’Etat comme un ensemble de champs qui renvoient à des « domaines
politiques » (policy domains). Ces domaines politiques sont des arènes où interagissent des
agences bureaucratiques qui constituent l’armature organisationnelle des Etats, des
94 Dès lors, la naissance du marché, tel que l’entend Fligstein, ne peut se comprendre indépendamment de
l’entreprise de stabilisation du monde qu’entreprennent les Etats et, plus généralement, le développement
des Etats et des marchés ne peuvent se comprendre de manière indépendante : de même que les marchés
sont profondément informés par les institutions qui les structurent – et qui la plupart reposent, selon
Fligstein, sur la force coercitive des Etats – de même la construction des Etats ne peut se comprendre
sans prendre en compte les interactions qui la lie avec le développement de leurs économies : cf. Fligstein
(2001, p. 39). Plusieurs études empiriques d’envergure document ce point : cf., par exemple, Hooks (1990)
sur la politique de défense américaine comme politique industrielle, ainsi que les deux contributions
majeures d’Evans (1995) et de Dobbin (1994).
259
firmes et des travailleurs, afin de définir et de mettre en œuvre des politiques – i.e.,
notamment, de stabiliser les institutions du marché : en effet, selon Fligstein (2001), « le
but de cette politique (policymaking) est d’établir des règles et des mécanismes de
gouvernance qui produisent des formes d’interactions stables dans les champs non
marchands » (p. 39). La construction de l’Etat se traduit donc par l’ajout successif de
domaines par et pour les agents de l’Etat, les firmes et les travailleurs. Une fois
construits et inscrits dans la loi, ces domaines reflètent le pouvoir relatif des capitalistes,
des travailleurs, des hommes politiques et des bureaucrates. Autrement dit, les Etats ne
se conçoivent qu’en interaction avec les autres acteurs du capitalismes occidental (en
l’occurrence, les firmes et les travailleurs) et les institutions du marché sont le résultat de
la composition des rapports de forces et de luttes qui se sont, un temps, cristallisés entre
ces acteurs. C’est avant tout l’intervention d’un tiers coercitif qui confère aux institutions
du marché leur force et leur caractère impératif95, mais ces institutions ne naissent pas
des seules initiatives étatiques : elles traduisent l’équilibre des forces qui prévalait lors de
la définition des règles dans un champ social donné.
Fligstein ne s’en tient pas à ce seul énoncé de principe, pour renvoyer à
l’étude empirique les caractéristiques de ces compositions de force qui, selon lui, forgent
les institutions du marché. L’objet de son troisième chapitre est ainsi d’établir des typesidéaux contrastant la manière dont la domination de tel ou tel groupe – officiels du
gouvernement, capitalistes ou travailleurs – est susceptible de peser sur le processus de
définition des institutions marchandes. Fligstein travaille sur deux séries de types idéaux.
Dans la première, il évoque les situations (théoriques, à l’évidence) où l’un des acteurs
domine totalement les deux autres, et où c’est en fonction de ses intérêts exclusifs que
sont définies les institutions marchandes. Dans la seconde, il s’intéresse à des coalitions
typiques : la coalition stato-capitaliste, la coalition de l’Etat et des travailleurs et celle des
travailleurs et des capitalistes. A chacun de ces types correspondent des formes de règles
particulières actualisant de manière singulière les droits de propriété, les structures de
gouvernance et les règles de l’échange. Lorsque l’Etat domine de manière exclusive le
jeu à trois que décrit Fligstein, les officiels du gouvernement organisent les marchés en
95
Fligstein reconnaît cependant que le caractère décisif de l’Etat peut varier d’un marché à l’autre et selon
les économies, comme l’ont fait remarquer Evans (1995) et Ziegler (1997). Plus précisément, il semble
que, pour lui, l’Etat est tout particulièrement décisif pour le capitalisme moderne qui, trop complexe et
traversé de forces disruptives, a besoin de l’Etat pour se stabiliser (cf. Fligstein, 2001, p. 37, et North,
1990, chapitre 1).
260
possédant les firmes et en les utilisant pour octroyer des faveurs à leurs proches, ou en
établissant des relations clientélistes et stables avec un groupe particulier de capitalistes.
Cet équilibre des pouvoirs – dans lequel les firmes et les travailleurs sont en général
totalement désorganisés – a des implications radicales pour la fabrique des institutions :
celles-ci, en général, n’existent pas, ou fort difficilement, car les règles sont toujours
susceptibles d’être revues en faveur des acteurs qui offrent le plus de revenus à l’Etat ou
à ceux qui y occupent les postes les plus en vue. Dès lors, les marchés sont en général
instables, ce qui contribue à désorganiser les travailleurs et les firmes et à renforcer
l’emprise de l’Etat rentier. La domination exclusive de l’Etat peut toutefois conduire à
des situations mieux stabilisées et moins catastrophiques lorsque, comme le note Evans
(1995), les fonctionnaires d’Etat sont correctement formés et bien rémunérés : dans ce
cas, ils peuvent tenter de produire des institutions marchandes susceptibles de profiter
aux groupes sociaux les moins organisés96.
Lorsque les capitalistes dominent le jeu, les domaines politiques et les
ressources bureaucratiques du gouvernement sont captés par les capitalistes. Plus
précisément, les firmes dominantes promeuvent des règles « équitables » qui régulent
leur industrie. Elles veulent en effet réduire les interventions des officiels du
gouvernement au strict minimum, mais elles s’assurent que les règles équitables qu’elles
promeuvent les privilégient davantage que leurs concurrents. Fligstein évoque les règles
qui prévalent, dans ce cas, quant aux droits de propriétés (qui sont en général favorables
aux actionnaires), aux formes de concurrence (qui protègent les firmes installées face
aux stratégies prédatrices des nouveaux venus), et aux principes qui structurent les
échanges. L’un des enjeux de ces règles est de protéger les firmes contre les incursions
de l’Etat sur leur territoire – quitte, de loin en loin (en cas de crise, par exemple), à
appeler l’Etat au secours des firmes ou des secteurs en perdition, ou à lui confier la
responsabilité d’investissements trop peu sûrement rentables pour que les firmes en
endossent la responsabilité, comme ceux qui concernent la recherche fondamentale.
Quant au troisième type pur, celui qui verrait la domination des travailleurs, il est
difficile à envisager dans un cadre capitaliste, estime Fligstein : une telle hypothèse ne
s’accommode selon lui que d’un régime tendant au socialisme. Dans ce cas, en effet, les
institutions du marché seraient définies pour protéger les intérêts exclusifs des
96 C’est ce que montrent, par exemple, les travaux d’Evans et Rauch (1999), Wade (1990), Westney (1987),
Johnson (1982) et Djelic (1998).
261
travailleurs : les emplois seraient garantis, les profits leur seraient redistribués, les
travailleurs seraient représentés au conseil de direction, etc. Les Etats qui, au XXème
siècle, se réclamaient du socialisme, vérifiaient certaines de ces caractéristiques, mais
leurs représentants étaient en fait assez peu tenus par les intérêts des ouvriers, et le plus
souvent ce troisième type, en s’incarnant historiquement, tendaient à ressembler au
premier, celui de l’Etat rentier.
Il est frappant que des trois types purs que distingue l’économie
politique des institutions de Fligstein, seul celui qui voit la domination des capitalistes
est susceptible de fonder la stabilité d’un marché : le premier n’engendre aucune
institution, le dernier n’existe pas ou tend vers le premier… Mais cette première
arborescence typologique doit se compléter de la seconde, qui explore les figures du
compromis entre ces différents acteurs – et aux dires de Fligstein, c’est cette seconde
arborescence qui propose les types que l’on est le plus susceptible de rencontrer dans la
réalité. La première alliance qu’il évoque est celle dans laquelle les capitalistes s’allient à
l’Etat, soit que les ressources bureaucratiques des Etats soient trop fortes pour que les
capitalistes puissent entièrement les circonvenir, soit qu’ils en soient empêchés par la
résistance des ouvriers. Quoiqu’il en soit, dans ce cas, des limitations croisées du
pouvoir des deux partenaires se mettent en place : l’Etat peut réguler certains domaines
en vertu de sa propre logique lorsque les firmes y échouent, et ces dernières s’assurent
que les tropismes interventionnistes de l’Etat pourront être contenus. Dans ce cas, par
ailleurs, certains secteurs de l’économie sont en général pris en charge par l’Etat, comme
par exemple le secteur financier – parce que ces domaines d’activité sont stratégiques
pour le développement économique, mais aussi parce que les sociétés manquent souvent
de capital ou de compétences pour les développer efficacement. Cette alliance, note
Fligstein, risque cependant de se faire collusion : elle est à nouveau susceptible de
dériver vers le premier type pur, celui de l’Etat rentier.
Le second compromis qu’évoque Fligstein est selon lui typique des
démocraties sociales d’Europe occidentale : il repose sur l’alliance de l’Etat et des
travailleurs. Le gouvernement multiplie les instruments qui lui permettent d’intervenir
dans les affaires des firmes, par exemple en possédant directement certaines firmes, en
garantissant l’emploi des travailleurs, en leur donnant un rôle accru dans l’organisation
de la gouvernance des entreprises. Plus généralement, la régulation de la concurrence est
262
alors toute entière définie par la recherche de la protection maximale des emplois. Le
dernier cas distingué par Fligstein est celui où capitalistes et travailleurs s’allient pour
définir les institutions du marché. L’Etat n’intervient alors qu’au cas par cas, pour
résoudre des crises. Paradoxalement, alors que c’est dans cette situation que l’Etat
semble avoir le moins de pouvoir, sa complexité politique est telle qu’elle lui offre en
général de fréquentes capacités d’intervenir profondément dans la vie économique.
L’hypothèse selon laquelle les institutions du marché sont instituées et
garanties par un tiers coercitif est certes au cœur de la sociologie des marchés de
Fligstein, elle n’ignore pas cependant que les Etats, pour structurants qu’ils fussent,
n’agissent jamais seuls et qu’il faut saisir leurs pratiques dans l’interaction qu’ils
entretiennent avec les autres acteurs du monde économique – ici, les firmes et les
travailleurs. Cette hypothèse, par ailleurs, est déployée dans une double arborescence
typologique qui permet de mieux saisir ce qui explique la genèse des institutions, ce qui
fonde leurs caractéristiques et leur nature – même si, dans tous les cas, l’efficacité de ces
institutions est ultimement renvoyée au fait qu’elles sont obligatoires, i.e. que leur non
respect entraînerait une sanction. Autrement dit, dans ce cas, la question de la genèse et
de l’efficacité des institutions retrouve celles, générale et classique, qui sont depuis
plusieurs décennies sur l’agenda de la science politique. Comment, tout d’abord, se
forment des coalitions, comment se mènent des actions de lobbying, quels sont les
fondements des compromis entre groupes sociaux et peut-on les considérer comme
étant au principe des lois ? Quels sont, ensuite, les modes d’exercice de ce que Weber
nommait le « monopole de la violence légitime », qui fonde ici le pouvoir de ce que nous
avons nommé le « tiers coercitif » ? Nous ne détaillerons évidemment pas le traitement,
élaboré et complexe, que les sciences sociales réservent à ces questions : elles ouvrent
sur une littérature immense, dont on lira ailleurs une présentation efficace (Cf., par
exemple, Parsons (1995, p. 252 et sq., et p. 461 et sq. ; Grossman et Sauruger, 2006).
L’important, ici, est que les questions que nous soulevions en ouvrant ce chapitre se
ramènent à un champ bien exploré par les travaux des sciences sociales. Il convient
enfin de noter que, comme on a pu s’en rendre compte, l’acception que Fligstein a de la
notion d’ « institutions » est à la fois très large et assez flottante – sans doute n’est-il pas
inutile de nous arrêter davantage sur leur hétérogénéité et sur la manière dont elles
s’articulent les unes aux autres.
263
B/ Certification, label, AOC
C’est moins chez Fligstein que l’on trouvera une telle clarification que
chez Alessandro Stanziani (2003b, 2003c, 2005) qui, en s’inspirant du programme de
l’économie des conventions que nous évoquions plus haut, retrouve et détaille l’intuition
avancée par Fligstein selon laquelle les nouvelles lois naissent des anciennes et, plus
généralement, pour qui les institutions s’adossent à d’autres institutions (Fligstein, 2001,
p. 44). Les travaux de Stanziani permettent en particulier de baliser l’hétérogénéité des
normes susceptibles de structurer l’action économique des individus. Pour les
économistes d’inspiration marginaliste, note Stanziani, la qualité des produits se
distribue sur une double échelle de quotation, celle de leur utilité (du côté de la
demande) et celle de leurs coûts de production (du côté de l’offre). Si, dès les années
1960, Lancaster ( 1966, 1975) d’abord, les économistes de l’information ensuite
(Akerlof, 1984 ; Spence, 1974 ; Stiglitz, 1987) ont mis en évidence les limites de cette
approche et ont proposé des approches beaucoup plus sophistiquées de la qualité d’un
produit, ils continuent, selon Stanziani, d’accepter un postulat à ses yeux intenable : celui
qui voudrait que les contractants partagent la même conception de la qualité d’un
produit. Le travail du sociologue consiste alors à comprendre comment des acteurs
peuvent en venir à juger à l’aide des mêmes outils de la qualité d’un produit. Ces outils,
nous avons proposé de les nommer institutions – mais Stanziani, qui se réclament
explicitement de l’économie des conventions, parle quant à lui de « conventions de
qualité ». Le point de départ de l’approche conventionnaliste de la qualité (EymardDuvernay, 1986, 1989 ; Gomez, 1994) est en effet le constat que la qualité d’un même
bien est susceptible d’être appréciée sur des échelles très différentes : un camembert au
lait cru, note Stanziani, n’est pas nécessairement synonyme de sécurité alimentaire, il est
le symptôme en revanche, pour les consommateurs et les producteurs, d’une position
élevée sur l’échelle qualitative des produits laitiers.
Pour autant, la catégorie de conventions a quelque chose de beaucoup
trop large pour être satisfaisante. Pour comprendre en particulier ¨comment ces
conventions sont produites, il faut préciser la notion de normes. Stanziani note ainsi que
264
« parmi les signes de qualité actuellement en usage en Europe, les juristes distinguent
entre certification, label et AOC selon la procédure et l’organisme censés les valider. La
certification est faite par le producteur sans aucun contrôle extérieur ; le label est un
signe de qualité soumis au contrôle des associations professionnelles qui ne renvoie pas
directement à la qualité, mais plutôt aux caractéristiques des biens ; les AOC, enfin, sont
mises en place à partir de règlements d’administration publique sur la base d’accords
entre les principales associations de producteurs. » (Stanziani, 2003b, p. 10). Ces normes
se distinguent par leur statut juridique : les AOC, seules, s’appuient sur de véritables
règles de droit, tandis que les labels relèvent, en cas de contestation, des contentieux
d’ordre commun en matière contractuelle. A cette hétérogénéité des statuts juridiques
des normes répond la diversité des scènes au sein desquelles se joue la définition de la
qualité des produits. Stanziani s’intéresse ici tout particulièrement à trois de ces scènes :
celle de l’action publique, celle des choix économiques et celle des règles de droit. Au
sein de l’appareil public, tout d’abord, chaque administration classe, sélectionne,
hiérarchise en utilisant ses propres critères, qui n’ont pas de raisons de donner des
résultats congruents. Stanziani évoque en particulier le contraste qui peut se faire jour
entre deux administrations traitant des mêmes questions, mais dans une optique
sensiblement différente : celle qui traite de la régulation de la concurrence et celle qui se
préoccupe de la santé publique. Ainsi, dans le cas du vin, certains dispositifs peuvent
être mis en place pour éviter un excès de production et pour protéger les producteurs
des contrefaçons – c’est notamment le cas des AOC ; il est aussi possible d’interdire
certaines substances (colorants artificiels, plâtres, etc.) jugées dangereuses pour la santé
publique.
Mais ces institutions se forgent, simultanément, sur d’autres scènes, et
notamment dans ce que Stanziani nomme les « comportements économiques ». Ces
comportements peuvent être le fait des consommateurs ou des producteurs. Les
consommateurs sont ramenés par les économistes à une courbe d’utilité – approche
beaucoup trop sommaire pour Stanziani, en tant qu’elle postule implicitement que le
choix du consommateur se déploie dans ce qu’il nomme un « vide institutionnel ». Ce
choix est au contraire guidé, stimulé, parfois contraint, comme le montre par exemple
l’étude que consacre Martin Bruegel à la diffusion des conserves et au rôle qu’a pu y
jouer l’armée (Bruegel, 2003) : les besoins des armées en campagne avaient en effet
provoqué un fort accroissement de la consommation de boites de conserve durant la
265
première guerre mondiale, et tout l’enjeu, pour les industriels, fut ensuite de parvenir à
maintenir le volume d’activité de la filière. Du côté de l’offre se joue la dialectique,
maintes fois documentée, de la standardisation et de la différenciation (Hirsch, 1972 ;
Cochoy, 2002a) : J. Bourdieu (2003) retrace par exemple l’histoire de la qualité de la
viande, d’abord identifiée, dans les années 1970 et 1980, à la standardisation du produit,
avant qu’avec la crise de la vache folle ne s’enclenche un mouvement diamétralement
inverse, dans lequel la qualité de la viande est associée à une parfaite traçabilité rendant
possible une très fine différenciation.
La dernière scène sur laquelle se joue la définition de la qualité des
produits alimentaires est celle du droit à proprement parler – il faut y distinguer entre ce
qui relève des règles de droit et ce qui ressortit des accords entre acteurs économiques.
Comme le faisait Fligstein, Stanziani suggère d’en retracer l’histoire, de saisir le
processus conflictuel par lequel ces règles sont forgées – nous n’y revenons pas. Mais il
note également que les notions même qu’utilisent les propositions juridiques, celle de
produit, de produit naturel, de terroir, de fraude, de responsabilité, de santé des
consommateurs, ces notions, donc, ont à l’évidence un caractère institutionnel et
qu’elles ont à ce titre elles aussi une histoire que l’on peut retracer, faite notamment de
négociations entre les administrations et les acteurs économiques. Enfin, s’arrêter un
temps sur le cas des règles juridiques permet aussi de faire retour sur ce que recouvre ce
« tiers coercitif » et sur le rôle qui lui est effectivement dévolu. Stanziani évoque un
exemple très simple : si un produit est nuisible à la santé, faut-il l’interdire ou l’afficher
obligatoirement aux yeux du consommateur ? Dans les deux cas, il est bien question de
coercition (interdiction de vente, dans un cas, obligation d’affichage, dans l’autre), mais
ce à quoi l’on oblige change sensiblement97. Pour Stanziani, la sociologie doit restituer le
poids spécifique qui revient, dans ce travail coercitif, aux caractéristiques techniques et
procédurales du droit, qui ne se dissolvent pas dans le jeu des rapports informels entre
acteurs mais qui sont incontestablement dotés de leur efficace propre.
Les contributions de Fligstein et de Stanziani éclairent le premier terme
de l’alternative que nous énoncions pour commencer. Si l’on cherche à organiser
l’hétérogénéité des institutions, on peut en effet opposer celles qui sont garanties par un
97
Les études de Kirat (2003) sur l’histoire du droit de la responsabilité juridique des produits aux EtatsUnis et de Serverin (2003) sur les différentes solutions juridiques pour la sécurité des produits en France
et en Europe sont à cet égard de précieuses contributions.
266
tiers coercitif à celles qui ne le sont pas. Comme nous l’avons vu avec Fligstein, faire
intervenir un tiers coercitif ne signifie pas que tout vienne de lui : pour comprendre
comment naissent ces institutions, il faut au contraire retracer les jeux de lutte et de
pouvoir, les rapports d’influence et le travail de compromis qui se déploient, pour
Fligstein, entre les représentants de l’Etat (hommes politiques et fonctionnaires), ceux
des firmes et ceux des travailleurs. Sans nul doute, on pourra trouver la lecture de
Fligstein excessivement volontariste : lorsqu’il écrit, par exemple, que « passer d’un
échange non structuré à un échange structuré suppose que les acteurs deviennent
conscients des problèmes systématiques qu’ils ont pour stabiliser l’échange », et que
« leur prise de conscience les porte à chercher des solutions socio-organisationnelles à
leurs problèmes » (Fligstein, 2001, p. 36), il rabat la genèse des institutions aux
situations, presque théoriques à force d’être linéaires, où les acteurs i) prennent
conscience du problème puis ii) adoptent, collectivement, des solutions pour le
résoudre. On le verra : ces pratiques de diagnostic et de délibération sont bien plus
l’exception que la règle. Mais si Fligstein pondère mal leur fréquence, les distinctions
qu’il avance sont efficaces pour rendre compte de ces situations de création délibérée.
Par ailleurs, comme l’a montré Stanziani, il faut s’attacher à distinguer
entre ces normes garanties par un tiers et repérer leur articulation : c’est ce qu’il
s’emploie à faire, en distinguant par exemple les certifications, les labels et les AOC,
dans le cas de la France. Il contribue ainsi à opérer des distinctions plus fines que celles
que nous établissions pour commencer en distinguant celles des institutions qui sont
garanties par un tiers de celles qui ne le sont pas, et il souligne également que les
normes, règles et conventions qu’il analyse sont solidaires, i.e. que malgré leur
hétérogénéité elles sont prises dans un rapport d’interdépendance réciproque qui
contribuent, nous le verrons plus loin, à fonder leur stabilité. Il est un point, enfin, sur
lequel ces institutions, pour diverses qu’elles fussent, ont un point commun : si elles
possèdent ce caractère impératif qui font qu’elles s’imposent aux acteurs, c’est avant tout
que si elles n’étaient pas respectées, alors interviendrait, sous une forme ou sous une
autre, des sanctions imposées par une institution « spécialement dédiée à cette tâche »,
pour reprendre les termes de Weber. Si donc l’on se concentre sur la première branche
de notre arborescence typologique, nous voyons que nous pouvons identifier des
réponses aux trois questions que nous identifiions pour commencer : nous pouvons,
avec Stanziani, les décrire dans leur hétérogénéité, les pistes avancées par Fligstein nous
267
éclairent sur leur genèse, et nous pouvons enfin comprendre que des acteurs adoptent,
dans leurs comportements, ces institutions comme repères et comme ressources
puisqu’ils y sont contraints par l’intervention d’un tiers coercitif. On peut imaginer,
cependant, qu’à faire disparaître ce tiers, les problèmes que nous soulevons risquent de
se résoudre moins aisément : qu’en est-il, par conséquent, de la seconde branche de
notre alternative, lorsque les institutions ne sont pas garanties par un appareil judiciaire
et policier ?
3/ LES DISPOSITIFS DE L’ECONOMIE DES SINGULARITES
Abordons maintenant le cas des institutions que ne viennent pas
garantir, en cas d’irrespect, l’intervention d’un tiers coercitif spécialement dédié à cette
tâche. Ces institutions recouvrent un spectre très hétérogène, et la cartographie qu’en
propose Lucien Karpik (1996, 2007) en est certainement la plus aboutie. Dans ses
travaux portant sur les avocats, Karpik a posé que l’on pouvait identifier, à côté du
marché des économistes néo-classiques où l’ajustement s’effectue par les variations des
prix et des quantités, un autre type de marché où cet ajustement passe par la qualité des
produits ou des services échangés (Karpik, 1989, 1995)98. Poser que, sur certains
marchés, l’échange dépende avant tout de la qualité des biens porte à souligner que cette
qualité, très souvent, est incertaine ; et si les acteurs ne sont pas pour autant réduits à ne
pas échanger, c’est qu’ils peuvent s’appuyer sur ce que Karpik propose de nommer des
« dispositifs » qui viennent réduire cette incertitude. Ces dispositifs ont une
caractéristique partagée : ils excluent la relation d’autorité et peuvent donc, à ce titre, être
librement adoptés ou abandonnés.
98
Karpik a longtemps usé du terme d’ « économie de la qualité » pour décrire ces marchés singuliers.
Jugeant que les débats sur la qualité et la qualification ont davantage obscurci les termes de la discussion
qu’ils n’ont contribué à les éclaircir (cf. les contributions réunies par Musselin et Paradeise, 2002), il
préfère désormais user du terme d’ « économie des singularités », censée rendre compte des conditions
d’échange des « biens singuliers », qu’il définit ainsi : « Les « produits singuliers » sont des entités
incommensurables : ils sont caractérisés par des constellations de qualités ou de dimensions dont les
significations sont inscrites dans leurs relations mutuelles. Ils sont individuels et ils sont aussi collectifs
lorsqu’ils désignent un produit dont le support peut faire l’objet d’une production industrielle, alors que la
signification de ce qui est mis sur le support accueille la formation d’un nombre indéterminé
d’interprétations personnelles. C’est dire que chaque interprétation requalifie le produit. Par définition, ils
échappent à toute hiérarchie objective car aucun point de vue ne s’impose à tous (…). Ce monde
composé d’entités inéquivalentes n’exclut pas cependant le choix raisonnable » (Karpik, 2007, p. 39).
268
L’un des intérêts majeurs des contributions de Karpik est d’en proposer
une cartographie, que l’on peut avancer en croisant deux dimensions. La première, à nos
yeux la plus importante, est celle qui oppose dispositifs personnels et dispositifs
impersonnels. Lorsque la qualité des biens est incertaine, les acteurs peuvent s’appuyer
sur des conseils et des indications qui leur sont adressés par d’autres acteurs qu’ils
connaissent et à qui, pour cette raison, ils font confiance : on parlera dans ce cas de
dispositifs personnels99. Lorsqu’ils s’appuient au contraire sur des indices qui ne dépendent
pas d’une personne en particulier, mais d’un nom propre (marque ou label) ou d’un
engagement (contrat ou charte de déontologie), les dispositifs seront dits impersonnels. A
cette première dimension s’en ajoute une seconde, au cœur de la typologie que Karpik
propose en 1996100. En se fondant implicitement sur une distinction qui rappelle celle
qu’établit l’économie de l’information entre information cachée et hasard moral (Cahuc,
1993), Karpik distingue les situations où l’incertitude sur le bien ou le service échangé
renvoie à l’opacité du marché ou des produits, et celles où elle dépend de la « malignité
humaine », selon ses termes, i.e. de l’opportunisme de l’une des parties de l’échange qui
peut intervenir pour modifier, à l’insu et au détriment de l’autre partie, les
caractéristiques du bien échangé. Aux premières situations correspondent les dispositifs
de jugement, aux secondes les dispositifs de confiance. En croisant ces deux
dimensions, Karpik identifie quatre cas polaires que nous allons maintenant détailler.
A/ Les dispositifs de jugement
Les dispositifs de jugement sont mobilisés lorsque la qualité des biens est
incertaine mais que les acteurs n’interviennent pas sur sa définition : le problème
principal est celui d’une absence de partage de l’information qui, dans l’ « économie de la
99 La question de savoir si l’on est encore fondé, dans ce cas, à parler d’institution, mériterait d’être posée de
manière systématique. Parce qu’ils ne sont plus partagés par une collectivité et qu’ils dépendent des
individus qui y recourent, nous serions spontanément à dire de ces dispositifs personnels qu’ils ne sont
pas des institutions au sens durkheimien. Nous les présentons néanmoins ici, en ce qu’ils sont identifiés
par Karpik comme visant à résoudre les mêmes difficultés.
100 Pour des raisons qu’il ne précise pas, il l’abandonne dans son livre de 2007 sur L’économie des singularités.
Nous la rappelons ici, pour ce qu’elle éclaire des situations objectivement différentes et qu’elle contribue à
organiser l’hétérogénéité des cas.
269
qualité » dont parle Karpik dans ses travaux sur les avocats tient d’un côté à l’absence
d’un système d’informations publiques qui permettraient d’identifier les qualités
existantes et de les associer à des noms et, de l’autre, à l’impossibilité, avant la
transaction, de connaître les singularités des biens et des services (Karpik, 1989, 1995).
Une première manière de lever ces obstacles à l’échange est de s’appuyer sur les conseils
que peuvent apporter des tiers et qui installent ce que Karpik nomme un « marchéréseau » : « Le marché-réseau se distingue du marché conventionnel fondé sur une relation
bilatérale autour d’une information publique par une relation triangulaire dans laquelle
une tierce partie, à laquelle on fait confiance pour son expérience et son
désintéressement, devient la source et le garant d’une information qui crée les conditions
nécessaires aux engagements contractuels » (Karpik, 1996, p. 532). Le marché-réseau
permet d’installer des équivalences sur des marchés où c’est a priori impossible, même si
la circulation de l’information y est limitée : elle est, en particulier, relativement lente, elle
est également restreinte dans son extension, elle est enfin largement indépendante des
producteurs qui n’ont pas de prise sur elle.
Lorsque les acteurs ne s’appuient pas sur des réseaux pour lever
l’incertitude sur la qualité des biens qu’ils échangent, ils peuvent recourir à des
dispositifs impersonnels, au sein desquels Karpik distingue trois catégories. Les
classements, tout d’abord, qui « désignent les indicateurs qui, comme le diplôme, le
palmarès et la réputation, sans modifier les biens et les services, rendent plus ou moins
fidèlement visibles leurs singularités par le moyen de hiérarchies publiques » (Karpik,
1996, p. 533). Les appellations, quant à elles, renvoient aux « mécanismes qui, tels les
labels, les certifications, les appellations d’origine contrôlé, les marques (au moins
partiellement) associent des noms à des constructions délibérées de la singularité »
(Karpik, 1996, p. 535). Les appellations peuvent être mises en place pour re-singulariser
un produit qui, comme les clémentines corses étudiées par De Sainte Marie et Agostini
(2003), ont perdu certains de leurs traits distinctifs : l’association pour la promotion de la
clémentine de Corse promeut une solution originale, fondée sur l’auto-contrôle des
producteurs et sur la combinaison de critères géographiques et qualitatifs. Un cas
particulier d’appellation, particulièrement fréquent dans l’industrie agroalimentaire, est
celui des labels qui garantissent la singularité d’un bien ou d’un service par l’obligation
d’user de certains moyens de productions, obligation qu’impose une autorité de
contrôle. Les guides, enfin, désignent « l’autorité douce dont les préférences, lorsqu’elles
270
rencontrent la docilité volontaire, permettent de dénouer les affres de l’incertitude sur la
qualité » (Karpik, 1996, p. 536). Le guide est à la fois une personne et un objet. Les
différents guides ont en commun de présenter une sélection et un classement, mais ils se
distinguent par les critères de jugements employés : Karpik (2000) a ainsi retracé
l’évolution du Guide Michelin au cours du XXème siècle, de même que les travaux de G.
Teil s’arrêtent sur le travail des critiques vinicoles et sur la rédaction des guides destinés
à guider le choix des consommateurs (Teil, 2003).
B/ Les dispositifs de confiance
A ces dispositifs de jugement s’ajoutent, nous l’avons dit, les dispositifs
de confiance qui, selon les termes de Karpik, désignent les « mécanismes de protection
(…) qui, sur un marché dominée par l’incertitude radicale, permettent de neutraliser les
effets de la malignité humaine et, par là, de garantir l’exécution du contrat incomplet »
(Karpik, 1996, p. 530). Au sein des ces dispositifs de confiance, Karpik distingue à
nouveau selon que ces dispositifs reposent sur des mécanismes personnels ou
impersonnels. Dans le premier cas, intervient à nouveau la figure du réseau où
l’opportunisme est prévenu par l’intervention d’un tiers qui se porte garant du respect
des engagements des parties. Dans cette situation, dont l’importance a été maintes fois
rappelée par la sociologie économique contemporaine (Granovetter, 1985 ; Bradach et
Eccles, 1989 ; Baudry, 1995, entre autres), la répétition des interactions engendre des
avantages qui excèdent les bénéfices que pourraient procurer des comportements
opportunistes.
Lorsque les acteurs ne s’appuient pas sur des relations interpersonnelles,
ils peuvent s’en remettre à ce que Karpik nomme des dispositifs normatifs. Il désigne
par là « les agencements symbolico-matériels qui portent les principes d’orientation de
l’action partagés par les partenaires de l’échange, intériorisés (plus ou moins) par chacun
d’entre eux, associés à des sanctions sociales généralement diffuses et qui ont pour effet,
malgré l’incertitude, de maintenir l’esprit des engagements initiaux et donc la continuité
des échanges dans le temps. Ils se distinguent aussi bien des dispositifs de jugement qui
271
se présentent comme des préférences facultatives que des règles qui désignent des
prescriptions spécifiques obligatoires » (Karpik, 1996, p. 542). Sans prétendre les
recenser de manière exhaustive (il renvoie sur ce point à la typologie proposée par
Williamson, 1993), Karpik les distingue en fonction de leur origine. La norme unilatérale
est principalement liée à l’un des partenaires de l’échange. Elle peut prendre la forme
d’une charte professionnelle et intervient notamment quand la relation d’échange est
très asymétrique, comme celle qui s’établit entre un avocat et son client. La norme
coproduite, elle, est fondée sur une construction commune des partenaires de l’échange
qui, dans les contrats qu’ils établissent, restreignent leurs marges de manœuvre et se
contrôlent l’un l’autre101. On s’en rend compte : outre dans les relations de service, les
dispositifs de confiance trouvent leurs terrains d’élection dans les relations interentreprises, souvent plus stables que les relations d’échange sur des marchés plus
quotidiens, et où l’opportunisme constitue un risque et une opportunité plus prononcé
(Saglio, 1991 ; Sabel, 1992 ; Sako, 1992 ; Mariotti, 2005). Les travaux sur les relations
inter-entreprises mettent d’ailleurs en évidence que la césure analytique, avancée par
Karpik, entre dispositif impersonnel et dispositif personnel, est moins étanche qu’il n’y
paraît : comme l’ont montré Lorenz (1988, 1996) et Neuville (1997, 1999), les relations
contractuelles sont aussi un moyen de construire de la confiance interpersonnelle qui,
lorsqu’elle s’accroît, rend l’adoption de comportements opportunistes plus tentants
encore (car plus profitables) et engendre par conséquent l’établissement de liens
contractuels (impersonnels) permettant de les circonscrire.
101 La « norme coproduite » identifiée par Karpik est l’un des objets d’investigation privilégiée de
l’économie contemporaine, et avant tout de la théorie de l’agence (Cf. Favereau et Picard, 1996).
272
C/ La fonction ou la confiance ?
Les propositions de Karpik permettent de dresser, pensons-nous, une
cartographie efficace des institutions marchandes qui ne sont pas fondées sur un tiers
coercitif. Dans quelle mesure apporte-t-il une réponse aux deux autres questions que
nous évoquions dans l’introduction de cette partie, celle de la genèse et de l’efficacité des
institutions marchandes ?
Ce n’est pas dans la présentation de 1996 que l’on trouvera le traitement
le plus complet de ces deux enjeux, mais dans celle qu’il avance dans l’architecture
complexe de son Economie des singularités. La cartographie qu’il y dessine est un peu
différente de celle de 1996. Elle organise les dispositifs en cinq catégories : les réseaux,
les appellations, les cicérones (les critiques et les guides), les classements et les
confluences (techniques de canalisation sur les lieux de vente). Surtout, les
développements qui y sont consacrés sont beaucoup plus étoffés, et présentent plusieurs
indices permettant de répondre à nos interrogations. Plus précisément, il semble que
Karpik propose deux systèmes d’explication concurrents pour rendre compte de la
genèse et de l’efficacité des dispositifs. Le premier dessine une explication qui n’est pas
sans rappeler celle que nous avons rencontrée jusqu’ici : elle renvoie l’explication des
dispositifs à la fonction qu’ils remplissent. Comme chez Keynes, Hatchuel ou Fligstein,
sont identifiées des failles que fait surgir l’échange de biens dont la qualité est
incertaine ; et comme chez ces auteurs, les institutions marchandes interviennent
comme autant de solutions venant combler ces failles. Karpik (2007) explique ainsi que
« les dispositifs de jugement sont chargés de dissiper l’opacité du marché ; ils proposent
aux acheteurs la connaissance qui doit leur permettre de faire des choix raisonnables »
(p. 68) : le dispositif est donc défini par sa fonction. Plus précisément, c’est l’ensemble
de ces caractéristiques qui sont renvoyées à la fonction qu’ils remplissent : « Leur
création, leur prolifération, leurs formes, leurs usages visent à satisfaire un impératif
généralisé : réduire et si possible faire disparaître le déficit cognitif qui caractérise les
consommateurs sur les marchés des singularités » (Karpik, 2007, p. 68, l’auteur
souligne). Les développements qu’il consacre aux dispositifs, enfin, sont explicitement
articulés autour de la triple fonction qu’il leur assigne, « délégués des producteurs et/ou
des consommateurs, opérateurs de connaissance et, à ce titre, chargés de combler, plus ou
273
mois complètement, le déficit cognitif, forces en lutte pour se rendre plus visibles et plus
désirables que leurs concurrents » (Karpik, 2007, p. 71, l’auteur souligne). A cette
hypothèse fonctionnaliste s’ajoute chez Karpik une seconde perspective, que nous
nommerons fiduciaire, pour ce qu’elle renvoie l’efficacité des dispositifs à la confiance qui
les fonde.
Karpik explique en effet que « pour être efficace, le dispositif de
jugement doit être crédible. Et pour être crédible, il doit bénéficier de la confiance de
ceux qui l’utilisent » (Karpik, 2007, p. 82). Autrement dit, si les dispositifs sont efficaces,
c’est parce que l’on leur fait confiance. Mais qu’est-ce, alors, que se fier à un dispositif ?
Cette question ouvre sur la question de la définition de la confiance, et sur la position
paradoxale qu’occupe cette notion dans l’ensemble des contributions de Karpik. D’un
côté, en effet, elle fait l’objet de développements originaux, dont le chapitre 6 de
l’Economie des singularités présente une synthèse extrêmement stimulante. Sans nous
engager ici dans une restitution détaillée de ces développements et dans la description
des débats auxquels ils renvoient, rappelons que, dès 1996, Karpik soulignait, après
Simmel (1999b), le double caractère de la confiance. La confiance est tout d’abord une
relation asymétrique. Plus précisément, elle est une relation d’échange, régie par le
principe de réciprocité ; et elle institue un rapport inégal puisque, note Karpik (1996),
« dès lors que pour prendre ma propre décision, je m’en remets à une entité extérieure
quelconque – une personne, une règle, un dispositif technique ou une institution – alors
même que ses principes d’action échappent à ma connaissance et à mon contrôle, dès
lors que j’abandonne l’exercice direct de ma liberté, je m’inscris dans une relation de
délégation » (p. 529). La confiance est donc une relation de délégation – mais il ne s’agit
pas de n’importe quel rapport de délégation, mais d’une délégation bien précise,
puisqu’elle ne repose pas sur une connaissance, mais sur une croyance. Aucune
connaissance préalable du délégué ne suffit en effet à garantir son action présente ou
future102.
Mais on peine à voir comment ces développements généraux sur la
confiance lui permettent de fonder ses raisonnements sur les dispositifs marchands. S’il
pose que l’efficacité des dispositifs repose sur la confiance qu’on leur accorde, il ne
102 Les développements que Karpik (2007, chapitre 6) consacrent à la confiance sont beaucoup plus
détaillées que cette simple définition, qui reste, à notre connaissance, l’une des plus efficaces qui soit
offerte dans la littérature. Comme il le souligne, les débats qui entourent cette notion sont des plus
complexes. On en trouvera des éléments dans Gambetta (1988).
274
développe pas cette intuition pour nous convaincre de sa pertinence. En particulier, on
ne trouve nulle part une application, aux dispositifs, des remarques très générales qu’il
consacre à la confiance : le lecteur est comme démuni et une partie de la démonstration
est laissée à ses soins. Et s’il peine à boucler lui-même la démonstration que Karpik
abandonne en chemin, c’est aussi parce que certaines questions que Karpik n’évoque
pas ne peuvent manquer de se présenter à lui. On se souvient que la cartographie des
dispositifs reposait notamment sur la distinction des dispositifs personnels et
impersonnels. Avancer, comme le fait Karpik, que la confiance fonde leur efficacité et,
par ailleurs, que cette confiance, selon ses termes, « doit être partout la même » (Karpik,
2007, p. 89), c’est supposer que confiance personnelle et impersonnelle sont de même
nature : autrement dit, que la confiance que l’on accorde à un individu et celle que l’on
accorde à une marque ne diffèrent pas fondamentalement. Or, cette question est
abondamment discutée dans la littérature (cf. par exemple Shapiro, 1987). On comprend
assez facilement, en effet, comment une confiance interpersonnelle peut voir le jour et
se développer. Dans son analyse des relations de sous-traitance, Lorenz (1996) montre
que les deux règles qui président à l’établissement des contrats entre deux firmes : la
règle du partage des risques et celle du pas à pas, qui suppose que les firmes
commencent par de petits engagements, explicitement détaillés, avant de s’engager dans
des relations plus vastes et moins formalisées – ces deux règles, donc, permettent de
développer des relations de confiance entre les acteurs qui passent ces contrats. Si
Karpik ne nous montre pas comment la confiance, telle qu’il la définit, permet
d’expliquer pourquoi on peut se fier à un tiers dans un réseau, le lecteur parvient
cependant à achever lui-même la démonstration. Il en va tout autrement de la confiance
impersonnelle, à laquelle Karpik ne consacre pas de développements spécifiques alors
même que l’explication de sa genèse et de ses caractéristiques sont beaucoup plus
problématiques. Si cette confiance est impersonnelle, en effet, c’est notamment parce
qu’elle est partagée par un grand nombre d’acteurs qui se fieront aux mêmes signaux
pour agir. Comment expliquer ce caractère collectif et partagé de la confiance ?
Comment comprendre que de nombreux acteurs sociaux accordent leur confiance à un
même dispositif ? Karpik ne nous en dit rien, et nous sommes démunis pour y
répondre.
275
Récapitulons. En distinguant dispositif de confiance et dispositif de
jugement, dispositif personnel et dispositif impersonnel, Karpik nous offre une
cartographie efficace des institutions marchandes qui ne s’appuient pas sur un tiers
coercitif pour se faire respecter. Nous sommes en revanche moins armés pour rendre
compte de la genèse et de l’efficacité de ces dispositifs. Si l’on adopte l’hypothèse de
Karpik selon laquelle l’efficacité des dispositifs repose sur la confiance, on peut
comprendre celle des dispositifs interpersonnels : l’apprentissage que rend possible la
récurrence des relations interpersonnelles rend compte de la genèse de la confiance, et
explique que l’on se fie à un tiers au moment de faire son choix. Pour les dispositifs
impersonnels, en revanche, nous ne comprenons guère en quoi la confiance peut venir
garantir leur efficacité ou expliquer leur naissance. Nous sommes donc renvoyés à
l’hypothèse fonctionnaliste dont nous avons vu qu’elle fonde l’ensemble des démarches,
fort diverses, que nous avons évoquées jusqu’ici, et qui ont en commun d’identifier des
problèmes que les institutions viennent résoudre, et à s’en tenir à cette séquence pour
rendre compte de leur genèse et de leur efficacité. Arrêtons nous pour conclure sur cette
causalité fonctionnaliste, pour discuter des conditions de sa validité.
Conclusion : portées et limites d’une perspective fonctionnaliste
Comme le rappelle Pettit (2004), c’est parce que les sciences sociales ont
longtemps été tentées de se construire sur le modèle des sciences de la nature que le
raisonnement fonctionnaliste y fait figure de tentation permanente, implicite ou
explicite. En biologie en effet, l’explication fonctionnaliste est celle qui (bien qu’aux
dires de Pettit personne ne le reconnaissent) vaut plus que tout autre : « pourquoi
trouve-t-on, dans telle ou telle population, des cœurs qui battent, des dispositifs
d’écholocalisation ou des relations d’échange de type « donnant-donnant » ? La réponse
à ces questions est que cette caractéristique remplit une certaine fonction : faire circuler
le sang, faciliter la découverte de nourriture, contribuer à l’instauration d’une
coopération mutuellement bénéfique » (Pettit, 2004, p. 80). La prégnance de ce modèle
scientiste explique que les fondateurs de la sociologie aient crû bon de préciser leur
position – toujours critique – à l’endroit de ce type d’explication : Durkheim s’y essaie
276
au chapitre V des Règles de la méthode (Durkheim, 1990a, p. 89 et sq.), Weber avance sa
propre position dès les premières pages d’Economie et société (Weber, 1995a, p. 42 et sq.).
Pour autant, et bien que depuis les années 1970 la démarche fonctionnaliste ait fait
l’objet de vives critiques (l’une des plus dévastatrices, comme le rappelle Pettit, ayant été
formulée par Elster (1979)), le raisonnement fonctionnaliste continue d’innerver, au
moins implicitement, nombre de raisonnements sociologiques. Le constat, pensonsnous, est particulièrement vrai en sociologie économique : est-ce parce que, comme le
soulignait Granovetter (1985) à propos du raisonnement des économistes, l’économie
est la terre par excellence où s’articulent les raisonnements en termes d’efficacité ?
Toujours est-il que l’impensé fonctionnaliste semble à ce point présent qu’il est de
bonne méthode, pensons-nous, de rappeler à la vigilance épistémologique pour
échapper aux fautes logiques qui portent trop souvent, comme l’énonçait Durkheim, à
expliquer un phénomène par ces conséquences : « faire voir à quoi un fait est utile, écrit
Durkheim, n’est pas expliquer comment il est né ni comment il est ce qu’il est. Car les
emplois auxquels il sert supposent les propriétés qui le caractérisent mais ne le créent
pas. Le besoin que nous avons des choses ne peut pas faire qu’elles soient telles ou telles
et, par conséquent, ce n’est pas ce besoin qui peut les tirer du néant et leur conférer
l’être. C’est de causes d’un autre genre qu’elles tiennent leur existence » (Durkheim,
1990a, p. 90). Il reste toutefois que cette vigilance doit s’exercer avec discernement. Une
chose est en effet de dire que dégager la fonction d’un phénomène ne revient pas
nécessairement à en élucider la cause, une autre que d’avancer que ce n’est jamais le cas.
Autrement dit, le raisonnement fonctionnaliste peut être recevable – la question est alors
de préciser à quelles conditions il peut l’être.
La séquence « problème/solution », commune aux approches des
institutions marchandes que nous avons évoquées jusqu’ici, est une séquence qui, dans
sa structure même, est fonctionnaliste. Pour apprécier la portée des explications
implicites qu’elles apportent aux questions que nous soulevions en introduction –
comment expliquer la genèse de ces institutions ? comment comprendre leur efficacité ?
– il nous faut donc prendre la mesure des coups de force théoriques qu’elles engagent en
se reposant sur le mol oreiller d’un fonctionnalisme inassumé. Nous suivrons à cette fin
la mise au point proposée par Chazel (1997). Pour apprécier la portée d’un argument
fonctionnaliste qui veut qu’une institution existe parce qu’elle remplit une fonction, il
faut, estime Chazel, distinguer deux questions : celle de la genèse de l’institution et celle de
277
son maintien. Une institution peut être engendrée par un accident quelconque de
l’histoire (et ne pas avoir été inventée, par conséquent, pour résoudre un problème), elle
peut cependant se maintenir parce qu’elle est fonctionnelle. C’est en particulier le cas
quand l’existence de cette institution engendre des conséquences qui ont tendance à la
renforcer. Elle est alors prise dans un cercle d’auto-renforcement qui, sans expliquer sa
naissance, rend compte de sa persistance historique. Ce cercle d’auto-renforcement peut
s’appuyer, comme chez Hayek, sur une « sélection culturelle » qui permet aux règles les
plus efficaces pour le groupe de se maintenir au détriment des moins performantes.
Pour Hayek en effet, aucun esprit ne peut concevoir, ex nihilo et ab
abstracto, le système de règles nécessaires au fonctionnement équilibré des sociétés
humaines ; et pourtant, ces règles existent bien : si on laisse les interactions suivrent
leurs cours, un ordre spontané régulé par des règles verra le jour. La solution de ce
paradoxe réside dans le fait que ces règles, pour Hayek, ne sont pas inventées a priori
mais sélectionnées a posteriori, à la faveur d’un processus d’essais et d’erreurs et de
stabilisation.
Cette « sélection
culturelle »
est
un
« processus
concurrentiel »,
« comparable au vanage et au filtrage » (Hayek, 1995, p. 185-186). Comme l’explique
Nemo, « la société, expérimentant le retour récurrent de certaines situations difficiles
typiques, mémorise et valorise les types de comportement qui se sont révélés bénéfiques
dans ces situations. Cependant, les sociétés n’ont pas une « mémoire » cumulative et
cohérente comparable à celle des individus. Ce sont des ordres abstraits, qui se
maintiennent alors même que leurs éléments, les individus, sont continuellement
remplacés, certains mourants ou s’éloignant du groupe, d’autres naissant ou s’y
intégrant. » (Nemo, 1988, p. 76). Pour cette raison, et selon toute vraisemblance, les
mécanismes de la sélection culturelle seront différents de ceux de la sélection naturelle.
La séquence que décrit Hayek (1967) est la suivante. Au départ, des comportements
relationnels sont essayés par quelques individus – pour des raisons qui peuvent tenir au
hasard, ou à des stratégies poursuivant des buts fort éloignés de l’effet réellement
produit. Si ces types de comportement sont imités et si, surtout, ils s’avèrent bénéfiques
pour le groupe en tant que tel, ils seront alors retransmis aux individus sous forme de
normes et de valeurs. Nemo souligne que, pour Hayek, c’est l’efficacité pour le groupe qui
est le critère pertinent de la sélection : « si un individu adopte un comportement qui lui
est profitable, mais qui se révèle incompatible avec la réussite collective du groupe, ce
type de comportement ne peut pas subsister ; si le groupe disparaît, l’individu aussi
278
(puisqu’il ne peut vivre seul). La réciproque n’est pas vraie : des comportements
apparemment défavorables aux individus, s’ils sont favorables au groupe, peuvent se
maintenir dans l’être de génération en génération (puisque tout individu est
remplaçable) » (Nemo, 1988, p. 77).
Nous ne détaillerons pas ici ce que la « sélection culturelle » de Hayek
peut avoir de problématique103, mais nous pouvons simplement signaler que, dans les
approches que nous avons évoquées jusqu’ici, de tels mécanismes font défaut. Peut-être
sont-ils présents, mais les démonstrations proposées ne les mettent pas au jour, alors
même qu’ils devraient constituer le cœur de l’imputation causale. Au mieux, les
séquences que nous avons détaillées jusqu’ici sont imprécises ou incomplètes.
Reste la question de la genèse. Que l’existence d’une institution engage
des conséquences qui renforcent son existence et/ou son efficacité n’implique
aucunement qu’elle ait effectivement vu le jour parce qu’elle remplit une fonction
quelconque. L’identification d’une fonction n’implique donc aucunement qu’il soit
possible de faire l’économie de la reconstitution de la séquence causale qui a donné le
jour à cette institution. Il est alors tout à fait possible que cette séquence causale
permette de mettre en évidence une logique fonctionnelle – telle institution naît, se
développe ou survit parce qu’elle résout un problème : mais il faut alors le montrer, et
ne pas se contenter de le postuler. On peut notamment imaginer une séquence
volontariste qui, si l’on en croît Fligstein, est au principe de la genèse de la plupart des
institutions marchandes. Dans cette séquence, un problème est identifié par des acteurs,
ils se réunissent pour tenter de définir une solution acceptable et opérationnelle, ils la
mettent en œuvre en s’assurant éventuellement d’une garantie coercitive. Si l’on suit
Dubuisson-Quellier et Neuville, cette séquence devrait être celle qui préside à la genèse
de l’ensemble des institutions du marché, qu’ils nomment des « cadrages collectifs » : ils
écrivent ainsi que « la constitution de ces cadrages collectifs repose sur plusieurs
moyens. La constitution d’un collectif composé des acteurs souhaitant stabiliser la
définition de moyens ou de résultats concernant une activité donnée, la production au
103
Signalons simplement que, comme l’a montré Bourdieu, c’est l’une des conditions du maintien de la
position des dominants que de parvenir à faire passer leurs intérêts pour les intérêts du champ tout entier.
La séquence de Hayek pourrait ainsi être revisité en montrant que, bien souvent, ce qui passe pour
l’intérêt de « la société » recouvre en fait les intérêts de ceux qui la dominent. Par ailleurs, le caractère
systématique de la démonstration de Hayek fait également problème : il méconnaît que bien des règles
peuvent se maintenir alors qu’elles ne sont plus fonctionnelles.
279
sein de ce collectif d’une série d’accords sur le contenu des règles qui permettront
d’encadrer l’activité concernée, le développement d’une instrumentation spécifique pour
la mise en œuvre des jugements individuels qui seront portés autour de cette activité ou
de ses résultats, semblent être les trois conditions pour la production de cadres collectifs
du jugement. » (Dubuisson-Quellier, Neuville, 2003). Cette version volontariste de
l’explication fonctionnaliste se retrouve dans plusieurs travaux que nous avons évoqués
plus haut. Elle est au cœur de la démarche de Fligstein et, dans une moindre mesure, de
Stanziani. Mais l’explicitation de Dubuisson-Quellier et de Neuville permet aussi de
cerner tout ce qui lui échappe : quel est le collectif qui s’est ainsi réuni pour instituer
Jean-Paul Gaultier en marque de parfum, où peut-on lire les conclusions de leur accord,
comment furent définis les instruments qui donnèrent naissance à cette marque ? Et quid
de Moulinex, de Renault, du Grand Véfour ou de Karajan ?
De ces développements, que conclure ? L’enjeu, rappelons-le, est de
rendre compte de la genèse et de l’efficacité des institutions marchandes. Nous avons vu
que la lecture volontariste permettait de répondre à ces questions pour les institutions
qui faisaient intervenir un tiers coercitif : elles naissent de l’identification d’un problème
et d’une stratégie explicitement mise en œuvre pour le résoudre ; leur efficacité renvoie à
l’existence d’une entité spécialement dévolue à faire respecter l’accord passé entre les
parties. L’explication fiduciaire avancée par Karpik permet par ailleurs de rendre compte
de l’efficacité et de la genèse des dispositifs personnels : la confiance naît pas à pas, au
cours d’interactions répétées qui rendent possible un processus d’apprentissage ; si elle
est efficace, c’est parce que les avantages que les acteurs peuvent retirer d’un
comportement fiable sont supérieurs à ceux que leur procurerait une conduite
opportuniste. Reste le cas, beaucoup plus délicat, des dispositifs impersonnels qui ne
font pas intervenir de tiers coercitif : pas plus l’explication fiduciaire que l’explication
fonctionnaliste – dans ses versions volontaristes ou agonistiques – ne semblent
convenir. Il est évidemment possible que des considérations d’efficacité permettent
d’expliquer pourquoi une marque s’installe dans un espace marchand – mais en l’état,
nous l’avons vu, les démonstrations peinent à répondre entièrement à toutes les
interrogations. Il nous faut donc tenter de soulever ces questions dans des termes un
peu différents.
280
CHAPITRE 8 : L’EFFICACITE DES INSTITUTIONS MARCHANDES
Pour tenter de progresser dans l’élucidation des deux questions qui, à
l’évidence, sont les moins bien traitées dans la littérature de sociologie économique –
celle de l’efficacité des institutions et celle de leur genèse – nous allons abandonner la
séquence « problème/solution » que nous avons respectée jusqu’ici, en retraçant la
pensée des principaux auteurs qui ont évoqué le rôle des institutions marchandes. Nous
nous concentrerons sur le cas particulier dont nous avons vu qu’il fait particulièrement
problème : celui que Karpik regroupe sous le terme de « dispositifs impersonnels », et
plus particulièrement sur le cas des marques, que l’on tiendra, avec Karpik (1996), pour
des noms associés à des biens et services visant à maintenir l’identité à travers le temps.
Certains des développements qui suivent peuvent valoir pour d’autres institutions – il
nous faudra, à la fin de cette partie, en prendre la mesure – mais nous nous
concentrerons sur ces institutions dépourvues de tiers coercitif, puisque ce sont elles qui
sont les plus problématiques. Nous tenterons d’abord, dans ce chapitre, de montrer que
l’on peut rendre compte de leur efficacité en se concentrant sur la manière dont elles
interviennent dans la pratique des individus. Nous nous arrêterons, dans le prochain
chapitre, sur l’analyse qui, dans cette perspective, peut être faite de la genèse de ces
catégories de pensée collective.
Les approches que nous avons recensées jusqu’ici ont toutes en commun
de débuter leur analyse par l’identification d’un problème. Cette stratégie aboutit comme
nécessairement à une séquence causale fonctionnaliste dont nous avons vu, pour
certaines institutions, qu’elle pouvait être aporétique, ou au moins incomplète. Pour
éviter ces écueils, décalons le regard et revenons sur certaines caractéristiques de ces
281
noms et de ces signes qui balisent le monde économique et que les acteurs mobilisent
pour agir sur un marché. Dans l’introduction de cette partie, nous avons proposé d’en
rendre compte comme des catégories de pensée collective, dotée d’une certaine efficacité lorsqu’elles
sont engagées dans des activités pratiques. Nous faisons ici l’hypothèse qu’elles peuvent à ce
titre être rapprochées des règles telles que Wittgenstein les saisit104. Si l’on rappelle les
caractéristiques que nous attachions à ces catégories en introduction, on voit qu’elles
peuvent être rapprochées des caractéristiques de la règle au sens de Wittgenstein105 : les
institutions ont une dimension normative, elles sont transposables, c’est leur fonction, et non
leur forme, qui leur confère leur nature de règle, elles sont a priori, les comportements
qu’elles règlent sont intentionnels.
Comment de telles règles peuvent-elles mises au jour ? La réponse que
l’on peut tirer de la lecture de Wittgenstein est sans équivoque : il faut partir des
pratiques106. Pour Wittgenstein, une règle pour exister n’a pas besoin d’être formulée : il
faut et il suffit qu’elle intervienne comme règle dans les pratiques des acteurs. De la
même manière, Hubert et Mauss soulignent que ce n’est pas dans le corpus explicite des
croyances magiques que se donne à voir le fonctionnement des lois de la magie mais
dans l’économie immanente des pratiques magiques, et que c’est par conséquent en
décrivant ces rites que l’on pourra mettre au jour les principes qui guident effectivement
les acteurs qui ont fait de la magie l’une de leur institution. Autrement dit, pour cerner
les institutions marchandes, pour repérer leur agencement et les lois qui les gouvernent,
pour élucider le principe de leur efficacité, il ne faut pas partir de ces institutions mais des
pratiques qui les mobilisent.
On mesure, à cet égard, à quel point les conclusions que nous tirons de
la lecture de Wittgenstein et d’Hubert et Mauss nous éloignent de la stratégie de F.
Cochoy (2002a). Dans sa Sociologie du packaging, Cochoy met en œuvre une hypothèse
hardie : pour comprendre le fonctionnement des marchés contemporains où le
104
Le rapprochement des institutions, au sens durkheimien (et plus particulièrement au sens maussien) et
les règles au sens de Wittgenstein, a déjà été travaillé, notamment par Descombes (1996, 2004).
105 Nulle part, dans les textes produits à partir de 1930, Wittgenstein ne se livre à une définition analytique
de la notion. On peut cependant, avec H.-J. Glock, relever certains des traits qui règlent le
fonctionnement de cette notion (Glock, 2003, p. 514 et sq.) : Cf. notamment Wittgenstein (1991, p. 153154 ; 1992, p. 153-155 ; 1980, §77-78 ; 1996, p. 90-98 ; 1983, VI, § 18).
106 On mesure ici – mais la place manque pour mener ce rapprochement de manière systématique – tout
ce que les principes que nous évoquons ici ont de commun avec ceux pour lesquels plaide Bourdieu dans
les premiers chapitres du Sens pratique (Bourdieu, 1980b) : comme Bourdieu s’en est lui-même expliqué
(par exemple, Bourdieu, 1997b, p. 66-67) l’attention aux pratiques et à la logique qui leur était immanente
est l’un des points qui l’a le plus retenu chez Wittgenstein – comme il l’avait d’ailleurs retenu chez Pascal.
282
consommateur se perd dans la multiplicité des choix qui lui sont offerts, il ne faut partir
ni de l’objet (le produit) ni du sujet (le consommateur), mais de ce qui se trouve, selon
ses termes, à la jointure des deux, i.e. de l’emballage. Si l’emballage retient l’attention de
Cochoy, c’est parce que sur lui peuvent se lire, comme des stigmates, les signes des
interventions multiples de l’ensemble des acteurs qui peuplent le marché,
consommateurs, producteurs, merchandisers et marketteurs qui s’y rencontrent… Au-delà
de l’effet d’annonce – et de géométrie – d’un tel programme qui peut retenir par son
élégance, on ne peut qu’être frappé de ce qu’il implique quant à la description des
pratiques. Même si l’on admet que l’évanescence empirique des démonstrations de F.
Cochoy n’est pas une fatalité (et sans méconnaître bien sûr toute la difficulté qu’il y a à
saisir empiriquement les comportements des consommateurs des grandes surfaces107),
faire ainsi du packaging le porteur exclusif des mécanismes marchands revient à
concevoir le consommateur comme un animal pavlovien, dont les pratiques se
déduisent mécaniquement des caractéristiques du produit ou de son emballage. C’est
donc fort logiquement que Cochoy peut poser que pour modifier le comportement du
consommateur, il suffit de modifier l’habillage marchand du produit : « si les
caractéristiques peuvent être placées dans le produit, rien n’interdit qu’on puisse les
modifier, voire en créer de nouvelles, afin de déplacer le choix du consommateur comme
(et parce que) l’on a pu déplacer le marché. » (Cochoy, 2002a, p. 193).
La rhétorique de la cognition distribuée surgit opportunément pour
achever de diluer les pratiques des consommateurs dans un halo indiscernable –
pratiques qui disparaissent d’autant plus fatalement dans l’ensemble des « équipements »
qui les entourent que l’on ne s’est jamais donné réellement la peine de les saisir en les
renvoyant par principe à la surface des objets consommés : « la mise en avant des choix
secondaires répartit l’initiative du choix entre le consommateur (et/ou ses substituts :
liste, mandataire, stock personnel) et les objets eux-mêmes et/ou leurs substituts :
inscriptions, packagers, merchandiser, gestion stratégique des marchés. Avec la prise en
compte des qualifications portées sur le corps des objets, la question du choix devient
très complexe : celui qui choisit n’est pas forcément celui qu’on croît ; ou plutôt, celui
qui choisit peut aussi choisir d’être choisi, de se faire conseiller directement par les
objets » (Cochoy, 2002a, p. 174). A méconnaître ainsi l’économie intrinsèque des
pratiques, il n’est donc guère surprenant que l’effort analytique de Cochoy aboutisse sur
107
Pour une proposition de stratégie empirique, cf. Dubuisson-Quellier (2006).
283
des propositions qui, aux dernières pages de l’ouvrage, constatent par exemple que « sur
les marchés empiriques, les consommateurs savent et ne savent pas, cherchent à savoir
et ne cherchent pas. » (Cochoy, 2002a, p. 202). Sauf à assumer le caractère
nécessairement mécaniste et behavioriste d’un programme de recherche qui, comme
Cochoy, fait des emballages la clé universelle des pratiques et des mécanismes
marchands, il peut être de bonne méthode de revenir aux consignes, plus classiques et
moins « radicales », que l’on peut tirer de la lecture de Wittgenstein et de Mauss : pour
décrire les règles et les institutions, partir des pratiques qui les engagent – et non
l’inverse.
Mais que veut dire : partir des pratiques ? Les décrire, certes – mais estce à dire que tout l’effort, dès lors, ne saurait être qu’empirique et que les questions
théoriques que nous soulevions plus haut se sont comme évanouies ? Le rapprochement
que nous avons suggéré entre l’institution marchande et la règle chez Wittgenstein doit
nous permettre, pensons-nous, de soulever différemment la question de l’efficacité des
institutions marchandes. Comment comprendre, en effet, que ces institutions se voient
reconnaître par un grand nombre d’acteurs le rôle qui est le leur, comment comprendre
qu’elles interviennent comme des catégories a priori dans la description des situations et
dans la motivation des pratiques ? Si l’on retient le principe méthodologique que nous
venons d’énoncer – pour saisir les règles, partir des pratiques – alors il faut s’interroger :
qu’est-ce que se fier à une institution ? Cette question renvoie à l’une de celle qui
innerve toute la seconde philosophie de Wittgenstein : qu’est-ce que suivre une règle ?
Pour comprendre la manière dont Wittgenstein pose le problème, le plus
simple est peut-être de partir de la distinction que nous évoquions plus haut, entre la
règle et l’ordre. Comme le rappelle Descombes (2004), « Wittgenstein remarque que se
servir d’une règle est analogue, du point de vue de l’agent, à obéir à un ordre. Dans les
deux cas, on apprend d’un signe extérieur ce qu’il convient de faire dans l’occasion
présente. » (p. 439). Entre les deux situations, toutefois, une différence capitale se fait
jour : la règle donne une directive générale, elle est à ce titre transposable et peut
s’adresser, potentiellement, à une infinité d’acteurs. L’ordre, quant à lui, donne une
directive particulière. C’est dans cette différence entre l’ordre et la règle que l’on peut
voir la difficulté qui arrête Wittgenstein : comment expliquer que l’acteur puisse trouver
dans une formule générale une consigne pour agir dans un cas particulier ? On retrouve
284
ici, on s’en rend compte, le point dont nous signalions qu’il était traité de manière
beaucoup trop cavalière par Karpik (2007) : les données du problème que nous
souhaitons traiter changent sensiblement quand on passe d’un rapport interpersonnel à
une consigne impersonnelle, et quand on passe d’une situation singulière à une
multiplicité de cas répétés, engageant potentiellement de nombreux acteurs. Comment
expliquer que la marque Yoplait puisse guider mes achats dans un nombre
(potentiellement) illimité de cas, à Marseille comme à Dunkerque ? D’où vient la force
qui s’attache à ces deux syllabes ? Comment comprendre, qui plus est, que je ne sois pas
le seul à la subir, mais que de nombreux autres consommateurs achèteront des yaourts
Yoplait parce qu’ils sont Yoplait, ou un disque parce que Karajan le dirige, ou un vin
parce qu’il est étiqueté Guigal ? Ces situations triviales nous placent donc devant une
double énigme : celle de la répétition de mes actions dans le temps ; celle du partage de
ce mode d’action entre plusieurs acteurs. Plusieurs stratégies permettent de répondre à
ces énigmes quotidiennes, que Wittgenstein va soumettre à sa critique, que nous
présenterons avant de détailler la manière dont il propose de traiter la question.
1/ TROIS MYTHOLOGIE
A/ La machine est dans l’acteur
La première solution que critique Wittgenstein revient à poser que la
force de l’institution n’est pas posée dans la marque, mais dans un mécanisme que les
acteurs ont intériorisé et qui les pousse, lorsqu’ils sont confrontés à un choix, à agir de
telle ou telle manière – i.e., à choisir tel vin plutôt que tel autre vin, telle interprétation
musicale plutôt que telle autre. On reconnaît là la stratégie de recherche qui fait de
l’intériorisation de schèmes générateurs le moteur des pratiques, telle qu’elle a pu être
formulée, par exemple, par Bourdieu (1979). Bien qu’aucune référence n’y soit faite à la
sociologie des marchés, La distinction peut toute entière se lire comme une sociologie des
pratiques de consommation englobant, en la rendant caduque, une réflexion sur les
comportements spécifiquement marchands. Les pratiques d’achat ne sont qu’un cas
285
particulier dans un univers plus vaste de pratiques, toutes soumises aux logiques de
distinctions qu’engendre la mise en œuvre des habitus des agents.
Habitus et pratiques marchandes
Signaler l’importance de La distinction pour la compréhension des pratiques marchandes
permet de dégager, symétriquement, une stratégie de recherche potentielle pour
complexifier le schéma de l’habitus. Si l’on peut suivre Lahire (1998, 1999) dans les
critiques qu’il adresse à la notion d’habitus, la démarche qu’il met en œuvre pour la
redéployer succombe, nous semble-t-il, aux risques de la régression idiographique et de
la carte à l’échelle un (Lahire, 2002). Si l’on admet que l’homme est « pluriel » et que les
schèmes qu’il met en œuvre se définissent différemment selon les scènes d’action où il
intervient, si l’on pose par ailleurs que la constitution de ces schèmes est une énigme
empirique qu’il faut aborder autrement que par des pétitions de principe, alors la
sociologie des marchés devient une sphère (parmi d’autres) où peut être mise à
l’épreuve la théorie de l’habitus. Tout l’enjeu serait alors de comprendre comment se
construisent les schèmes que les acteurs mettent en œuvre quand ils agissent sur un
marché et faire la part, dans cette construction, de la socialisation primaire et de celle
que peuvent subir les acteurs lorsqu’ils sont confrontés aux institutions du marché ; il
serait aussi de saisir comment ces habitus, éventuellement spécifiques aux différentes
scènes d’action (marchandes, en l’occurrence), sont mis en œuvre par les agents ; il
serait enfin d’en tirer les implications pour la structuration hiérarchique de l’espace
social pris dans son ensemble : là où Bourdieu pose que les différents champs subissent
la diffraction des hiérarchies établies dans l’espace social « général », la question de la
construction des classes sociales pourrait être reposée à nouveaux frais – ce qui
permettrait, par ailleurs, d’articuler la sociologie économique et celle des classes sociales,
tous domaines d’investigation qui aujourd'hui s’ignorent superbement.
Nous nous en sommes longuement expliqués dans un précédent
chapitre : ce type d’explication de l’action, pour Wittgenstein, a quelque chose de
chimérique pour ce qu’il repose sur une représentation mécaniste de l’action, qui suppose
un mécanisme mental ou neurophysiologique qui engendre une action correcte dans des
circonstances appropriées. La règle, intériorisée, n’est plus une raison de l’action, elle en
devient une cause. Nous ne détaillerons pas ici les raisons qui poussent Wittgenstein à
refuser ces schémas mécanistes et à privilégier une explication par les raisons ; rappelons
simplement qu’à ses yeux une explication par les causes demeure condamnée aux
chimères et à la mythologie, et qu’elle ne peut à ses yeux être jugée satisfaisante.
286
B/ La machine est dans l’institution
La seconde solution que critique Wittgenstein fait intervenir une autre
mythologie. On peut la renvoyer à la notion de mana telle que la mobilise l’anthropologie
durkheimienne – Hubert et Mauss (1985) en particulier – et telle qu’elle est récupérée et
transposée par Bourdieu et Delsaut (1975). Pour le dire simplement, elle revient à poser
que la force de la règle lui est conférée par le groupe qui lui transmet l’efficace de la
contrainte collective. Chez Hubert et Mauss, si les magiciens, les rites et les incantations
ont du pouvoir, c’est qu’ils ont du mana : « le mana est la force par excellence, l'efficacité
véritable des choses, qui corrobore leur action mécanique sans l'annihiler. C'est lui qui
fait que le filet prend, que la maison est solide, que le canot tient bien à la mer. Dans le
champ, il est la fertilité ; dans les médecines, il est la vertu salutaire ou mortelle. Dans la
flèche, il est ce qui tue, et, dans ce cas, il est représenté par l'os de mort dont la tige de la
flèche est munie. » (Hubert et Mauss, 1985, p. 104). Cette force que le mana confère à
des actes triviaux, à des objets quotidiens, à de simples individus, n’est pas une force
négociable, soumise aux jugements de l’expérience, comme nous l’avons vu plus haut :
elle est a priori, elle a donc un caractère impératif. Les auteurs expliquent ainsi que les
jugements magiques « sont de véritables préceptes impératifs, qui impliquent une
croyance positive à l'objectivité des enchaînements d'idées qu'ils constituent. Dans
l'esprit d'un individu considéré comme isolé, il n'y a rien qui puisse l'obliger à associer,
d'une façon aussi catégorique que le fait la magie, les mots ou les gestes, ou les
instruments avec les effets désirés si ce n'est l'expérience, dont nous venons précisément
de constater l'impuissance. » (Hubert et Mauss, 1985, p. 118). Ce caractère impératif des
enchaînements magiques, d’où leur vient-il ? Il peut venir de l’expérience, dans le cas des
sciences expérimentales, par exemple ; mais ici, cette ressource fait défaut : les jugements
magiques sont souvent démentis par l’expérience, ils ne sont pourtant jamais remis en
cause. Il peut venir des règles de déductions logiques, comme en mathématiques – mais
la logique magique a peu à voir, ils le montrent, avec celle des mathématiciens ou des
logiciens. Il peut enfin venir d’ailleurs, en l’occurrence, suggèrent-ils, du groupe : la force
des consécutions magiques n’est pas donnée par l’expérience, ou par les règles de la
déduction, elle est conférée par la société, par le groupe qui, en même temps qu’il
reconnaît la force de ce qui est mana, la fonde et la rend possible.
287
Bourdieu et Delsaut (1975) transposent à l’étude de la haute couture
l’analyse d’Hubert et Mauss : les couturiers, comme les magiciens, « n’ont fait que
s’approprier des forces collectives », selon l’expression d’Hubert et Mauss qu’ils placent
en exergue de leur article. Bourdieu et Delsaut écrivent ainsi que « s’il est un cas où l’on
fait des choses avec des mots, comme dans la magie, mieux même que dans la magie (si
tant est que le magicien fasse jamais autre chose que vendre avec des mots l’idée qu’il
fait quelque chose avec des mots), c’est bien dans l’univers de la mode. La « griffe »,
simple « mot collé sur un produit » (Elle, 3 janvier 1972), est sans doute, avec la
signature du peintre consacré, un des mots les plus puissants économiquement et
symboliquement parmi ceux qui ont cours aujourd'hui. Mais le pouvoir de la « griffe »
n’est pas plus dans la « griffe » que le pouvoir de la signature du peintre dans la
signature ; il n’est même pas dans l’ensemble des discours qui célèbrent la « création », le
« créateur » et ses « créations » et qui contribuent d’autant plus efficacement à faire
valoir les produits loués qu’ils paraissent constater la valeur alors qu’ils travaillent à la
produire » (Bourdieu et Delsaut, 1975, p. 23).
Si le pouvoir dans la griffe n’est pas dans le mot, et pas non plus dans les
discours qui le célèbrent, alors où est-il ? Pour Bourdieu et Delsaut, « le pouvoir des
mots ne réside pas dans les mots mais dans les conditions qui donnent pouvoir aux
mots en produisant la croyance collective, c’est-à-dire la méconnaissance collective de l’arbitraire
de la création de valeur qui s’accomplit à travers un usage déterminé des mots »
(Bourdieu et Delsaut, 1975, p. 23). En même temps que l’on voit l’ombre portée
d’Hubert et Mauss sur leur raisonnement, on mesure aussi les déplacements qu’ils leur
font subir. La croyance collective devient ici méconnaissance, de même qu’un peu plus
loin ce n’est plus le collectif ou la société, indéterminé dans sa masse, qui confère sa
force aux mots, mais le champ et sa structure : « C’est dans la structure même du champ
ou, ce qui revient au même, dans les lois qui commandent l’accumulation du capital
symbolique et sa circulation, et non dans telle ou telle instance ou dans tel agent
particulier ou même dans une combinaison de facteurs singuliers (agents, instruments,
circonstances) que résident les conditions de possibilité de l’alchimie sociale et de la
transsubstantiation qu’elle réalise » (Bourdieu et Delsaut, 1975, p. 23-24). Ils peuvent
alors conclure en renvoyant le pouvoir du créateur à ce qu’il est réellement, i.e. à sa
capacité à se saisir de l’ « énergie symbolique » que produisent les acteurs du champ : « le
pouvoir du « créateur » n’est autre chose que la capacité de mobiliser l’énergie
288
symbolique que produit l’ensemble des agents engagés dans le fonctionnement du
champ, journalistes objectivement chargés de faire valoir les opérations de faire valoir
des « créateurs » (…), intermédiaires et clients d’avance convertis, autres « créateurs »
enfin qui, dans et par leur concurrence même, affirment la valeur de l’enjeu de la
concurrence » (Bourdieu et Delsaut, 1975, p. 24).
Dans cette seconde solution, la force de l’institution ne réside pas dans
l’institution, elle lui est conférée par le groupe qui la fonde. Contrairement à ce que
proposait la première solution, ici, la règle n’est pas dans le cerveau des acteurs, elle est
une entité abstraite, un totem, une griffe, un nom propre à qui le groupe transfère sa
force, qui existe indépendamment des individus et qui leur impose sa logique et ses
solutions. Cette seconde stratégie soulève plusieurs problèmes. Le premier n’est que
trop évident : comment le groupe transfère-t-il sa force à un nom, à un individu ou à un
objet ? Même si l’on accepte l’idée selon laquelle le groupe, en tant qu’il est un groupe,
produit quelque chose comme une « énergie » singulière (et il faudrait s’entendre sur ce
que l’analogie physique peut au juste signifier…), supérieure à la somme des parties qui
le composent, l’énigme de ce que Bourdieu nomme « l’alchimie » ou la
« transsubstantiation » (le vocabulaire magico-religieux n’est pas de trop ici) demeure
entière. Que peut donc recouvrir cette opération miraculeuse par laquelle le groupe
transmet son énergie à une griffe ? La substitution, effectuée par Bourdieu, du « champ »
à la « société » n’est ici que de peu de secours… Le second problème renvoie à une autre
béance du raisonnement, aussi large au moins. Si même l’on admet que l’institution
récupérait à son profit le pouvoir du groupe, comment contraindrait-elle les individus à
se fier à elle ? Wittgenstein compare cette « solution » à l’idée selon laquelle la règle
contiendrait la totalité de ses applications futures et qu’elle contraindrait l’individu à la
suivre comme un train suit des rails sans pouvoir en dévier108. Une telle conception
appelle à son tour deux questions : d’abord, où sont donc ces rails, de quoi sont-ils faits,
comment faire pour les identifier ? Ensuite, pour filer la métaphore comme le fait Pears
(1993), quel mécanisme mystérieux parvient donc à river l’individu aux rails qui le
contraignent ? Pour reprendre l’heureuse expression de Glock (2003), « cette théorie
remplace un problème par un mystère » (p. 517) ou, pour être plus juste, par une série
108
Cette conception est critiquée par Wittgenstein notamment dans Wittgenstein (2005, §191-197 ; 1983,
I, § 119 ; 1976, p. 14-15 ; 1992, p. 83-84 ; 1971, §375).
289
de mystères : la solution du mana et de la force collective suppose, pour être recevable,
que soient tenus pour vrais une série de postulats exorbitants dont on voit qu’ils posent
davantage de problèmes qu’ils ne parviennent à en résoudre.
C/ Qui garde les gardiens ?
La troisième solution pourrait être qualifiée de stratégie herméneutique.
Elle s’énonce simplement : ce n’est pas l’institution qui contraint l’individu à agir comme
il agit, c’est l’interprétation qu’il en donne qui le porte à adopter tel ou tel
comportement. Dans cette acception, la règle, en elle-même, ne détermine rien : elle
n’agit et ne peut agir que parce qu’elle est interprétée. Contre cette compréhension du
suivi de la règle, Wittgenstein fait intervenir un argument soulignant qu’elle engage dans
un processus de régression à l’infini. En effet, pour lui, l’interprétation n’est rien d’autre
que « la substitution d’une expression de la règle à une autre » (Wittgenstein, 2005, §
201). Le problème qu’est sensé résoudre l’interprétation n’est en fait que repoussé : pour
suivre la règle dans sa formulation (1), j’ai besoin de l’interpréter ; en l’interprétant, j’en
donne une formulation (2), qui, pour être efficace, a elle aussi, à son tour, besoin d’être
interprétée – et ainsi de suite : je n’ai donc fait que repousser le problème109. Cette aporie
n’est pas sans rappeler celle que souligne Shapiro (1987) lorsqu’elle s’interroge sur les
fondements de la confiance impersonnelle. Comment comprendre, s’interroge-t-elle,
que nous nous fiions à des garants impersonnels – marques, certifications, etc. ?
Une solution classique est de poser que ces garants impersonnels sont
eux-mêmes garantis, par d’autres marques et d’autres certifications : par exemple, si l’on
accepte de payer cher un vin de Gevrey-Chambertin ou de Vosne-Romanée alors que
nous ne l’avons pas goûté, ce n’est pas seulement parce que ces vins jouissent d’une
109
Pour des développements sur ce point, cf. notamment Descombes (2004, p. 440 et sq.). Wittgenstein
évoque cette « solution » notamment dans Wittgenstein (1988, p. 24 ; 1980, I §9 ; 1996, p. 4-5, p. 33-35, p.
124 ; 1971, § 229-235 ; 2005, § 84-87, § 198). La question du rôle qu’il faut réserver à l’interprétation des
règles est à l’origine des débats entraînés par l’énoncé, par Kripke, du « paradoxe de Wittgenstein » (que de
nombreux commentateurs préfèrent d’ailleurs nommer le « paradoxe de Kripke »), qui est à l’origine de
nombreuses discussions dont certaines ont pu clarifier le sens de ce que c’est que « suivre une règle » pour
Wittgenstein (Kripke, 1996). Nous n’évoquerons pas ici ces débats, qui renvoient notamment à des
questions (celle du conventionnalisme – et donc du relativisme – plus ou moins radical de Wittgenstein)
qui ne nous intéressent que marginalement. Le lecteur pourra se reporter aux discussions présentées dans
Bouveresse (1986) et Chauviré (2004a).
290
excellente réputation, c’est aussi parce que cette réputation est garantie par la lecture des
guides de vins qui rappellent à l’envie qu’ils comptent « parmi les plus grands vins du
monde », selon l’expression consacrée… Mais pourquoi allons-nous croire les rédacteurs
des guides, davantage que les simples réputations des grands vins de Côte d’Or ? Qui, à
son tour, va nous garantir leur fiabilité ? Comme celle des interprétations spéculaires, la
démarche qui impose de se demander qui garde les gardiens est fondamentalement
indécidable. Si l’on admet, avec Bouveresse (1976, p. 118), que la meilleure manière de
ne pas se perdre dans une régression à l’infini est encore de ne pas s’y trouver entraîné,
on voit que cette troisième stratégie, herméneutique, autant que les deux précédentes,
nous mène dans une impasse.
3/ QU’EST-CE QUE SE FIER A UNE INSTITUTION ? SUIVRE UNE REGLE
A/ La règle et la pratique sont dans une relation interne
Ces trois solutions rejetées par Wittgenstein appellent évidemment un
contrepoint positif, que Wittgenstein propose en divers passages de sa seconde
philosophie. Le premier point de la position wittgensteinienne renvoie à un constat. Les
trois solutions rejetées ont en effet en commun d’intercaler, entre la règle et son
application, un élément intermédiaire où résiderait le réel principe d’efficacité de la
règle : le mécanisme mental de la première stratégie, l’institution sui generis de la seconde,
l’interprétation de la troisième. Pour Wittgenstein, cette médiation est inutile : une
grande partie des problèmes que l’on rencontre lorsqu’on tente de comprendre ce que
c’est que suivre une règle tient à ce troisième intervenant, dont l’analyse peut se passer.
Il faut, pour cela, poser que la règle et son application sont dans une relation interne.
Nous avons déjà évoqué, dans un précédent chapitre, ce que recouvre
cette notion de relation interne. Rappelons que selon les termes de Glock (2003) les
relations internes sont « des relations qui ne peuvent pas ne pas être le cas, car elles sont
données avec les termes reliées (objets ou relata) ou en sont (partiellement)
constitutives : par exemple, le blanc est plus clair que le noir. De la même manière, une
291
propriété interne est une propriété qu’une chose ne peut pas ne pas posséder parce
qu’elle est essentielle au fait d’être ce qu’elle est » (p. 478). Pour saisir le sens de la
notion, rapprochons la d’une forme de relation avec laquelle il est aisé de la confondre :
la relation scientifiquement validée entre une cause et une conséquence. La science
avance des propositions, elle attribue des propriétés et des relations qui peuvent être
vérifiées ou réfutées empiriquement. Ces relations sont contingentes : des propositions
comme « la Tour Montparnasse fait 209 mètres de haut » ou « la radioactivité provoque
le cancer » peuvent être vraies, elles peuvent même être physiquement nécessaires, elles
sont en principe réfutables par de nouvelles observations : on peut, par exemple,
remesurer la Tour Montparnasse. « En revanche, explique Glock, la logique, les
mathématiques et la philosophie ont affaire à des propositions qui sont logiquement
nécessaires et, par conséquent, a priori. Dans leur cas, la réfutation n’est pas seulement
extrêmement improbable, mais inconcevable, comme pour (…) « 2+2=4 », « le blanc est
plus clair que le noir » (Wittgenstein, 1992, p. 18 (…)). L’explication est que ces relations
sont internes : deux couleurs qui ne sont pas dans la relation mentionnée ne sont tout
simplement pas le noir et le blanc (Wittgenstein, 1983, I § 105-106) » (p. 480-481).
Dire d’une règle et de son application qu’elles sont dans une relation
interne revient à dire qu’il est impensable d’imaginer une règle qui ne serait pas
appliquée : si une règle n’est pas appliquée, alors ce n’est pas une règle pour l’acteur qui
ne la suit pas. Il est absurde, par conséquent, de faire intervenir un tiers entre ces deux
termes. Cette position de Wittgenstein a des implications décisives – en plus d’imposer
de se passer de ce tiers médiant dont on a vu que, le plus souvent, il soulève davantage
de problèmes qu’il n’en résout… Poser que le lien entre la règle et son application est un
lien interne revient à dire que les règles sont immanentes à leurs applications : il n’y a
pas, d’un côté, les règles qui planeraient au-dessus des pratiques et qui en auraient une
existence indépendante, et d’un autre côté les pratiques qui en seraient la déclinaison
plus ou moins imparfaite, au cas par cas. Les règles au contraire ne peuvent se saisir que
dans les pratiques. Elles n’ont, en particulier, pas besoin d’être explicitées pour être
suivies ou pour exister.
Par ailleurs, si les règles sont immanentes aux pratiques, alors une
pratique qui ne tient pas compte de la règle n’est pas dans l’erreur : tout simplement, elle
ne se sert pas de telle ou telle indication comme d’une règle. Dès lors, cette indication
cesse d’être une règle pour l’acteur en question. On le saisit dans le commentaire que
292
propose Schulte (1992) de la célèbre métaphore du poteau indicateur. « Wittgenstein,
écrit Schulte, compare la règle à un poteau indicateur (Wittgenstein, 2005, § 85). A y
bien réfléchir, un poteau indicateur ne fixe absolument pas le chemin qu’il faut prendre.
Il ne décide pas si nous devons suivre la route ou aller à travers champ. Il ne détermine
pas même la direction à suivre, car le signe lui-même ne dit pas si je dois suivre la
direction de la pointe de la flèche ou celle du départ de la flèche. Je peux l’interpréter
dans un sens ou dans un autre. Mais ce genre de considération n’est pas tout à fait juste
car, dès lors que je sais ce qu’est un poteau indicateur et comment il fonctionne, je peux
en faire usage. Je n’ai pas besoin d’interpréter le signe pour savoir comment le suivre et
parvenir au but. Si la flèche « sommet » a sa pointe dirigée vers la droite, pendant que
moi je suis la direction du départ de la flèche en allant à gauche, bien que je veuille
prendre la direction du sommet de la montagne, on ne peut parler d’interprétation
erronée, excusable ou tolérée : il faut dire tout simplement que je ne sais pas ce qu’est un
poteau indicateur, que je ne sais pas comment il fonctionne. L’application juste ne tient
pas à ce que j’interprète correctement le signe mais à ce que j’ai appris à le suivre – et
c’est là une aptitude pratique » (Schulte, 1992, p. 134-135).
B/ Comment l’acteur confère à la règle la force qu’il subit
En quoi dire de la règle et de son application qu’elles sont dans une
relation interne nous permet-elle d’éclairer ce qui fonde l’efficacité d’une institution ?
Revenons à l’exemple du poteau indicateur, qui permet d’avancer une intuition au cœur
de la position de Wittgenstein sur ce que c’est que suivre une règle. Ce qui institue le lien
interne entre la règle et son application c’est, on le voit bien dans le cas de l’usage du
poteau indicateur, notre pratique. Le poteau ne nous contraint en rien : selon les termes
de Schulte, il ne décide pas si nous devons suivre la route, monter au sommet, descendre
vers le lac, couper à travers champs… C’est notre pratique qui institue son autorité, c’est
elle qui institue le lien interne entre la règle et son application. Comme l’explique Glock
(2003), les relations internes « sont des créations de notre pratique, puisqu’elles résultent
de notre manière d’identifier les choses, par exemple du fait que nous appelons 144 le
293
carré de 12, et rien d’autre » (p. 480). Insister sur le rôle de la pratique, qui seule institue
la relation interne qui lie la règle et son application, permet d’identifier ce qui, pour
Wittgenstein, est au principe de la force de la règle : non pas un mécanisme mental dont
nous ignorons tout, non pas une hypostase du social que nous ne pouvons expliquer,
non pas, non plus, un processus interprétatif finalement indécidable, mais tout
simplement la volonté qu’a l’acteur de se conformer à cette règle.
Pour établir ce point, nous suivrons la présentation qu’en donne
Descombes (2004, p. 443 et sq.), et l’exemple, délibérément simple, donné par
Wittgenstein dans ses Remarques sur les fondements des mathématiques. La règle dont il est
question, donc, est triviale : il s’agit d’une ligne droite qu’il faut suivre. Comment le
segment de ligne qui a été fourni comme modèle dicte-t-il une conduite à l’agent ?
Comment la règle opère-t-elle sur l’agent ? Wittgenstein s’interroge : « Est-ce que la ligne
me force à la suivre ? – Non, mais quand je me suis résolu à m’en servir comme d’un
modèle à suivre de cette façon, alors elle me contraint. – Non, ce qui arrive alors est que je
me contrains à l’utiliser de cette façon. Je m’accroche pour ainsi dire à elle. »
(Wittgenstein, 1983, VII, § 48). La ligne, en elle-même, ne dicte rien : tout repose sur ma
résolution de la suivre comme un modèle. Pour Descombes, renvoyer sa conduite à la
directive qu’imposerait la ligne revient, pour l’acteur, à justifier sa pratique en invoquant
la règle : « traiter la ligne comme un oracle qui donnerait une directive est une « façon
mythologique » de parler pour souligner quelque chose qui est important, à savoir que, si
je dois me justifier et expliquer pourquoi je procède de cette façon, je le fais en
invoquant la règle. Elle est l’ultime instance qui décide en appel. » (Descombes, 2004, p.
446-447). Autrement dit, poursuit-il, « tout ce que [la règle] me fait faire, c’est moi qui lui
demande de me le faire faire. Tout son pouvoir sur moi vient de moi » (Descombes,
2004, p. 447).
Dire que la règle nous contraint est donc, indéniablement, un abus de
langage. Elle nous propose un guide et nous offre, selon les termes de Wittgenstein, la
possibilité de nous attacher à elle, mais c’est nous qui voulons la suivre et par là qui lui
conférons sa force. Wittgenstein (1983) écrit ainsi : « Pourquoi est-ce que je parle
toujours d’une contrainte par la règle ? Pourquoi ne pas parler du fait que je peux vouloir
la suivre ? Car cela aussi est important. Mais je ne veux pas non plus dire que la règle me
contraint à agir ainsi, mais qu’elle me donne la possibilité de m’attacher à elle et de me
contraindre par elle » (VII, § 66). Je me contrains par la règle en décidant de m’attacher à
294
elle en la suivant : cette formule ramasse la conception que Wittgenstein se fait du suivi
de la règle. La règle est alors une instance, extérieure à l’individu, à laquelle il transfère la
responsabilité de ses gestes : comme l’écrit Descombes (2004), « si vous me demandez
pourquoi j’agis comme je le fais, je ne peux vous répondre qu’une chose : c’est la règle
qui le veut, c’est elle qui réclame qu’on agisse ainsi. La règle est donc la « dernière
instance » à laquelle j’en appelle pour me justifier. Autant dire que, s’il y a une règle à
laquelle je m’attache à obéir dans ma conduite, c’est pour autant que justement je ne me
pose pas en auteur de cette règle, mais que je peux lui transférer la responsabilité de mes
propres gestes. » (p. 447).
Cette dernière remarque introduit une distinction importante : c’est moi
qui confère à la règle son pouvoir, tout repose donc sur ma résolution de la suivre ou de ne
pas la suivre – mais ma souveraineté s’arrête là. Je n’ai en particulier pas le pouvoir
d’instituer la règle comme règle, mais seulement de m’y conformer (ou pas) ; et je n’ai
pas non plus le pouvoir de lui donner tel ou tel sens. Descombes écrit ainsi : « Je me suis
résolu à me servir de la ligne droite comme d’un modèle : en ce sens, tout repose sur
une résolution de ma part. Toutefois, ma souveraineté d’agent s’arrête là. Il n’y a pas lieu
de postuler un acte d’auto-législation par lequel je profèrerais moi-même ce que je veux
me faire dire par la règle. Il faut que ce soit elle qui me dicte où aller et non moi. Car
c’est la seule façon dont je puisse m’imposer à moi-même d’avancer tout droit : non pas
en m’accrochant à ma propre volonté d’aller tout droit, mais en m’accrochant à la règle
elle-même comme un modèle à suivre de cette façon. Et, ici, je ne décide pas de la façon de
la suivre, car le sens de la règle « aller tout droit » n’est pas quelque chose qui dépende
de moi en aucune façon. Il dépend de moi d’adopter cette règle, mais non d’en faire la
règle qu’elle est. » (Descombes, 2004, p. 447).
Telle est donc la réponse apportée par Wittgenstein à ce que c’est que
suivre une règle : ce n’est pas faire un acte de comprendre qui devrait embrasser d’un
seul regard intellectuel l’ensemble infini des applications possibles de la règle, mais c’est
avoir la capacité de produire, en tant que de besoin, une opération correcte au regard de la
règle. Descombes précise que cette capacité, comme toute capacité, est toute entière
pratique et qu’elle ne suppose pas un acte d’interprétation : « L’agent montre qu’il a saisi
la règle en l’appliquant correctement. Par exemple, le promeneur montre qu’il a compris
ce que veut dire l’instruction « aller tout droit » en réagissant comme le demande la
295
règle : il va tout droit. C’est donc bien dans l’agent que se fait la connexion intelligente
entre la règle et l’action. L’erreur n’était pas de chercher à loger le pouvoir normatif de la
règle dans l’agent, mais de vouloir le loger dans son entendement discursif, dans un acte
intellectuel. (…) Il y a donc une façon de saisir ce que demande la règle qui se passe de
toute interprétation. Au fondement de la compréhension intellectuelle des règles
(acquise par la voie d’une formulation explicite de ce qu’elles réclament), il y a une
compréhension pratique, laquelle consiste seulement à savoir réagir comme la règle le
demande sans passer par un jugement explicite sur ce qu’elle demande.» (Descombes,
2004, p. 448-449).
Pour Wittgenstein, la force de la règle est conférée par l’agent de
l’action : c’est parce que je décide de la suivre que la règle me contraint. Cette
description du suivi de la règle permet de soulever différemment la question de
l’efficacité de la règle et de l’institution : nul besoin d’imaginer un mécanisme mental,
une société qui transmet son pouvoir, une interprétation à l’infini, pour comprendre
pourquoi nous nous servons de Yoplait comme d’une institution – parce que, dans
notre pratique, nous conférons à « Yoplait » le pouvoir de nous contraindre, de la même
manière que le poteau indicateur nous contraint si nous lui donnons ce pouvoir ou que,
chez Hubert et Mauss, la force de la magie vient du regard de ceux qui y croient. Le
pouvoir de la règle peut venir de l’acteur qui décide de s’y conformer, ce n’est pas pour
autant qu’il est consécutif à un acte intellectuel fait de prise de recul et de délibération
(« tiens, un poteau… Vais-je lui conférer le pouvoir de me contraindre ? »). La
connexion entre la règle et son application se joue toute entière dans la sphère de la
pratique : elle est le résultat de la mise en œuvre d’une capacité, la capacité à suivre cette
règle particulière.
C/ D’où vient la contrainte ? Le poids de l’apprentissage
Dire du suivi de la règle qu’il dépend de l’acquisition et de la mise en
œuvre d’une capacité permet par ailleurs d’évoquer deux points capitaux pour l’analyse.
La compréhension que Wittgenstein a du suivi d’une règle pourrait laisser penser que
l’acteur n’est contraint par rien d’autre que par sa volonté. C’est évidemment faux. La
296
capacité qu’il a de suivre une règle est, comme toute capacité, le résultat d’un
apprentissage, comme nous l’avons dit dans un précédent chapitre, ou pour mieux dire,
d’un dressage, par lequel le monde social inculque à l’acteur ce qu’est la règle et quand la
suivre. Il peut certes arriver que l’on décide explicitement de suivre une règle, par
exemple, lorsque je décide d’aller jouer aux échecs – je décide, délibérément et
consciemment, de me contraindre à ne pouvoir déplacer les pions que d’une certaine
manière, etc. Mais le plus souvent, suivre la règle n’est pas le produit d’une délibération,
mais est le résultat d’un apprentissage : si je suis la règle, c’est que j’ai été dressé à le
faire. C’est donc à travers l’apprentissage que « la société » exerce la contrainte sur
l’individu, et non par l’intermédiaire d’une force hypostasiée dans un nom propre.
Le rôle de l’apprentissage permet par ailleurs de saisir le fondement du
caractère nécessairement partagé des règles. Si les règles ne peuvent se jouer dans un
univers solipsiste mais qu’elles engagent nécessairement un collectif – ou si, selon
l’heureuse formule de Descombes (2001), « je peux suivre une règle seul, mais je ne peux
être seul à le faire » (p. 154) – c’est parce que le suivi de la règle est l’exercice d’une
capacité, que cette capacité est produite par un dressage, et que ce dressage est toujours
le fait d’un collectif sur plusieurs individus. C’est un collectif qui décide (comment ? La
question reste entière et nous y reviendrons) de dresser d’autres individus (dans la
pratique, toujours plusieurs…) à suivre une règle. La règle n’existe que si une
communauté décide de dresser un ensemble d’individus à la suivre. Le rôle central
dévolu à l’apprentissage porte enfin le sociologue à dessiner des chantiers de recherche
sensiblement différents de ceux qui découlaient des pistes présentées dans nos deux
premières parties. Pour comprendre comment une règle vient à acquérir, pour un individu,
les caractéristiques que nous listions plus haut, il n’est pas de bonne méthode de se
concentrer sur la crise de l’échange, qui n’est que l’occasion et pas la cause. Il faut suivre
une chaîne causale toute différente, et comprendre comment les acteurs ont été dressés
à utiliser la règle, à y recourir, à l’accepter. On peut alors recenser l’ensemble des
contraintes qui, dans l’apprentissage de l’acteur, l’ont amené à acquérir la capacité de
« s’attacher » à telle ou telle institution, et l’ensemble des facteurs qui, au moment du
choix ardu qu’il doit faire, le porte à mettre en œuvre cette capacité.
Tentons un premier bilan. Le précédent chapitre nous avait laissé avec
une cartographie efficace des institutions marchandes, mais l’hypothèse que nous avons
297
avancée de faire de ces institutions des règles au sens de Wittgenstein nous a permis de
préciser plusieurs de leurs caractéristiques. Ces institutions sont partagées, elles sont
engagées dans des pratiques (plus que dans des délibérations), elles sont a priori, leur
nature d’institution est moins attachée à leur forme qu’au rôle qu’on leur attribue. Si l’on
admet par ailleurs la description du suivi de la règle que propose Wittgenstein, alors on
peut mieux saisir ce qui fonde l’efficacité des institutions lorsqu’elles ne sont pas
garanties par un tiers coercitif110 : la force de l’institution ne réside pas dans un
mécanisme mental, dans l’hypostase du collectif ou dans le travail herméneutique de
l’acteur, mais dans la décision toute entière pratique de l’acteur de s’appuyer sur cette
institution pour agir. L’efficacité de l’institution se conçoit comme l’exercice d’une
capacité, elle-même issue d’un processus d’apprentissage qui se retrouve dès lors au
cœur de l’analyse, et sur lequel l’enquête doit se concentrer. En adoptant le
décentrement suggéré par Wittgenstein, nous avons donc singulièrement progressé dans
notre compréhension de ce qui fonde l’efficacité des institutions marchandes.
Que peut-on dire, pour l’heure, de leur genèse ? Le bilan est beaucoup
plus contrasté. Il faut en fait distinguer deux niveaux. Au niveau individuel, les choses
semblent entendues : tel nom, marque, certification devient une institution pour tel ou
tel acteur dès lors qu’il aura été dressé à le considérer comme telle. A l’échelle de
l’individu, rendre compte de la genèse est la même chose qu’expliquer son efficacité.
Mais ce niveau individuel n’est évidemment pas suffisant. Nous avons vu en effet que
l’une des caractéristiques des institutions est qu’elles sont partagées par une communauté.
De même, dire de l’individu qu’il est dressé à utiliser tel nom, marque, etc., comme une
institution, revient à dire que ce caractère institutionnel lui préexiste, qu’il est en quelque
sorte déjà-là, antérieur à lui. La question de la genèse des institutions doit donc
maintenant être abordée frontalement.
110
On voit d’ailleurs que la situation où peut intervenir un tiers coercitif n’est qu’un cas particulier du
cadre beaucoup plus général proposé par Wittgenstein. Dès lors que l’on admet que le suivi d’une règle est
l’exercice d’une capacité, elle-même issue d’un dressage, alors l’intervention du tiers coercitif n’est que l’un
des mécanismes qui permet de saisir comment un acteur en vient à être dressé et à souhaiter se conformer
à la règle qui le contraint.
298
CHAPITRE 9 : LA GENESE DES INSTITUTIONS MARCHANDES
Une manière classique, assez peu courageuse mais parfois efficace, de
résoudre un problème est de montrer qu’en fait il ne se pose pas. C’est de prime abord
l’impression que l’on peut retirer de la lecture de Wittgenstein, chez qui on trouve fort
peu de notations sur la genèse des règles, alors que, on vient de le voir, la question du
suivi de la règle l’occupe au premier chef. Ce désintérêt de Wittgenstein peut se
comprendre de deux manières. Une première manière de le saisir est de le renvoyer à un
partage disciplinaire des tâches : ce n’est pas le rôle de la philosophie de comprendre la
genèse, car ce n’est pas un problème conceptuel. Le problème est empirique, et il doit
revenir, en tant que tel, à l’histoire ou à la sociologie. Cette première lecture n’est que de
peu d’intérêt pour nous, sinon celui de nous renvoyer à nos chères études – elle nous
laisse en tout cas un peu démuni.
La seconde lecture est plus stimulante : elle revient à mettre en garde
contre la recherche du moment fondateur, du pouvoir instituant premier, en un mot
contre l’illusion qu’il y a à tenter d’imaginer ce que pourrait être la création d’une règle ex
nihilo, à partir de rien. Pour établir ce point, repartons de la description de ce que c’est
que suivre une règle. Descombes reprend à son compte l’exemple du poteau indicateur
pour montrer que l’acteur qui suit les indications ne peut le faire qu’à la condition de
pouvoir le replacer dans son contexte institutionnel, i.e. dans un complexe d’institutions
qui lui préexistent et qui lui donnent son sens. Si l’on imagine un acteur, parfaitement
isolé de tout et néanmoins au volant d’une voiture, qui croise un poteau indicateur, et si
299
l’on ne se donne aucune hypothèse supplémentaire, alors on ne peut comprendre
comment cet acteur pourrait suivre les indications du panneau de signalisation. Au
contraire, note Descombes, « la difficulté s’évanouit lorsqu’on donne une description de
l’épisode qui ne se borne pas à mentionner le signe matériel (le « signifiant ») et l’agent,
mais s’intéresse à ce qui se trouve autour d’eux, à ce qui s’est passé avant leur rencontre,
à ce qui s’ensuivra ensuite. L’individu va tout droit lorsque le signal routier lui dit « tout
droit » parce qu’il a aperçu un signal routier, pas un mystérieux poteau en bois dont il lui
faudrait interpréter la présence. Il va tout droit parce qu’il cherchait un signal, ayant
depuis longtemps appris à se guider d’après des signaux qui disent des choses telles que
« aller tout droit », « tourner à gauche », etc. S’il n’avait pas cette pratique des signes,
l’épisode serait fabuleux, car il faudrait attribuer à un objet matériel du milieu
environnant (le poteau indicateur en bois, les sons proférés par un passant) un pouvoir
d’influencer le mouvement de l’homme comme par une influence astrologique, ou bien
attribuer à l’individu le pouvoir d’embrasser en un seul instant une infinité de données
(puisqu’il devrait substituer à la formule générale l’ensemble de ses applications et
trouver parmi elles celle qui l’intéresse dans le cas présent) » (Descombes, 2004, p. 451).
Pour comprendre une règle, semble nous dire Descombes, il faut donc la
replacer dans le complexe de règles dont elle est, d’une manière ou d’une autre,
solidaire… Mais si l’on suit ce raisonnement, alors un homme ne suit jamais une règle
pour la première fois. C’est l’objection que présente Descombes, en résumant bien le
problème : «Il semble maintenant exclu de suivre une règle pour la première fois. La
conclusion est troublante, d’abord parce qu’elle semble aller contre le fait trivial que je
peux inventer une règle nouvelle et la suivre pour la première fois, et être ainsi le
premier à la suivre ; ensuite, parce qu’il faut bien que les institutions humaines aient
commencé à un moment ou à un autre de l’histoire. (…) L’argument de Wittgenstein, si
nous l’admettions, nous imposerait de conclure que les choses n’ont jamais
commencé. » (Descombes, 2004, p. 451). Wittgenstein se fait à lui-même cette objection,
et il y répond : « Bien sûr, je peux me donner à moi-même une règle et ensuite la suivre.
Mais qu’est-ce qui fait que cela que je me donne est une règle, sinon que c’est analogue à
ce qu’on appelle « règle » dans le commerce entre les hommes ? » (Wittgenstein, 1983,
VI, § 41). Autrement dit, pour dire d’une proposition qu’elle est une règle, il est
nécessaire qu’un certain nombre d’institutions soient « déjà-là », dont la notion même de
règle : « En disant que je me suis donné à moi-même une règle et non pas une formule
300
occulte, nous avons en réalité fait allusion (sans peut-être nous en aviser) à tout un
arrière-fond de pratiques, d’usages établis et d’institutions (au sens large de « modèles
pré-établis d’action ») ». (Descombes, 2004, p. 452).
Le refus que Wittgenstein oppose à la question de la genèse des règles
est donc porteur de deux implications, que nous pouvons approfondir :
1/ Ce que réfute Wittgenstein, c’est avant tout l’idée d’un pouvoir instituant
localisable et d’un moment fondateur identifiable. En ce sens, Wittgenstein est
radicalement anti-contractualiste. De ce point de vue, le sociologue est en bonne
compagnie. En effet, si certaines institutions naissent d’une démarche qui peut, à
certains égards, s’approcher d’une démarche contractualiste – nous l’avons vu dans
notre deuxième partie – il est tout à fait évident que certaines institutions dont nous
parlons ici (les marques, au premier chef), ne naissent pas de l’acte instituant de volontés
rassemblées, coordonnées en un instant fondateur localisable. De ce point de vue,
comme le souligne Chauviré (2004), la position anti-contractualiste de Wittgenstein n’est
pas sans rappeler celle des durkheimiens lorsqu’ils refusent de faire des institutions le
résultat d’un contrat entre les acteurs d’une même société. Mais cette position anticontractualiste se double d’une proposition positive. Pour reprendre l’expression de
Chauviré, si Wittgenstein s’oppose à l’idée que les institutions pourraient sourdre d’un
consensus dans les opinions, il défend l’idée qu’elles sont issues d’un consensus dans les
pratiques. Ce que peut recouvrir cette expression, et dans quelle mesure un consensus
dans les pratiques est susceptible d’instituer des règles, c’est l’un des points qu’il nous
faut maintenant détailler.
2/ Mais nous commencerons par explorer une interrogation qui se dégagent plus
évidemment encore des réflexions de Wittgenstein. Dire que les règles sont toujours
« déjà-là » et que, pour se donner une nouvelle règle, il faut avoir déjà l’idée de ce qu’est
une règle, c’est avancer l’idée que les institutions sont, d’une manière ou d’une autre,
solidaires les unes des autres, qu’elles se renvoient les unes aux autres. C’est cette piste
que nous nous proposons maintenant de creuser, en essayant de saisir ce que peut
précisément recouvrir cette idée d’une « solidarité » des institutions. Nous serons ainsi
301
amenés à soulever successivement deux questions : en quoi consiste cette solidarité ?
que peut-on en déduire quant à la genèse des institutions ?
1/ LA SOLIDARITE DES INSTITUTIONS
« Certaines institutions forment avec certaines autres un
système, (…) les premières ne peuvent se transformer sans
que les secondes se transforment également. »
Fauconnet et Mauss (1971, p. 13).
A/ Fondation ou solidarité ?
1. L’image du monde, un héritage
Pour tenter d’éclaircir ce point, partons de deux compréhensions
possibles de cette « solidarité » des institutions que l’on retrouve dans le dernier texte de
Wittgenstein, De la certitude (Wittgenstein, 2006). Schulte (2002), dont nous suivrons ici la
lecture, souligne que ces pages sont traversées de deux séries d’images dont l’articulation
est problématique. L’une met en valeur l’idée de fondation des croyances et des règles,
l’autre fait ressortir ce qui les lie les unes aux autres, i.e. leur cohérence manifeste. « D’un
côté, Wittgenstein ne cesse de parler des fondations, des fondements et des bases de nos
jugements et croyances. De l’autre, il fait observer que ce que nous pourrions vouloir
considérer comme fondation n’est en aucune façon indépendant de ce qui semble être
supporté, et qu’en vérité ces fondations sont parfaitement superflues, à moins qu’elles
ne soient à leur tour supportées par ce qui semble à première vue reposer sur elles »
(Schulte, 2002, p. 91). Le conflit entre ces deux représentations de la « solidarité » de ce
que nous avons nommé des institutions est ainsi manifeste dans cette métaphore du
mur de fondation que supporte en fait la maison qu’il soutient : « Je suis parvenu, écrit
Wittgenstein, jusqu’au socle de mes convictions. Et, de ce mur de fondation, on pourrait
302
presque dire qu’il est supporté par la maison tout entière » (Wittgenstein, 2006, § 248).
Tâchons de démêler ce que peut recouvrir cette image étrange et, plus généralement, de
saisir ce que peut recouvrir l’idée d’une solidarité des institutions.
Une institution, pour Wittgenstein, n’existe jamais seule : elle est
toujours prise dans un complexe d’institutions qu’il nomme une « image du monde ».
Pour lui, nos pensées et nos actions se déroulent sur le fond d’une « image du monde »,
qui m’est comme imposée, en tout cas que je n’adopte pas parce qu’elle serait juste, ou
cohérente, ou efficace. Elle est, dit Wittgenstein, l’arrière-plan dont j’ai hérité. Schulte
explique ainsi que « ni mon image du monde, ni les traditions qui me sont familières ne
forment des systèmes de représentations et de croyances dont on puisse dire que je les ai
adoptées délibérément ; encore moins, pourrait-on dire, que je les ai adoptées après les
avoir comparées avec des images du monde et des traditions concurrentes, et après avoir
décidé qu’elles sont correctes à mes yeux, ou plus à mon goût que leurs rivales. De
même, si on se débarrasse d’une partie de sa propre image du monde, si on abandonne
certains pans d’une tradition dans laquelle on a été élevé, ce n’est jamais uniquement
parce qu’on aurait reconnu leur inexactitude, ou découvert en elles quelque autre faille.
Une image du monde ressemble davantage à une religion que l’on acquiert du seul fait
d’être élevé au sein d’une communauté religieuse. Vous ne pouvez être un membre de
cette communauté si vous n’en partagez pas la religion. Et renoncer à une religion est
une chose réellement douloureuse : il faut briser de nombreux liens qui, jusqu’à ce
moment de la rupture, nous ont aidé à donner un sens à nos actions, à nos attentes et à
nos espérances » (Schulte, 1992, p. 95-96).
2. Le changement d’état des propositions : le lit de la rivière
Mais la métaphore de « l’arrière-plan » est beaucoup trop imprécise. Elle
renvoie certes à l’idée d’une bipartition de notre équipement cognitif : d’un côté, des
institutions stables, qui servent de cadre à nos pensées qui elles, de leur côté, sont
mouvantes et circulent. Pour préciser le sens que l’on peut donner à cette bipartition,
Wittgenstein introduit une autre image, celle du lit de la rivière. « On pourrait, écrit-il, se
303
représenter que certaines propositions, qui ont la forme de propositions empiriques,
soient solidifiées et fonctionnent comme des conduits pour les propositions empiriques
fluides, non solidifiées , cette relation se modifierait avec le temps, des propositions
fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant. La mythologie peut se
trouver à nouveau prise dans le courant, le lit de rivière des pensées peut se déplacer. Je
distingue cependant entre le mouvement de l’eau dans le lit de la rivière et le
déplacement de ce dernier ; bien qu’il n’y ait pas entre les deux une séparation tranchée.
Mais si on venait nous dire : « la logique est donc aussi une science empirique », on
aurait tort. Ce qui est juste, en revanche, c’est ceci : la même proposition peut être traitée
tantôt comme ce qui est à vérifier par l’expérience, tantôt comme une règle de
vérification. Et même le bord de cette rivière est fait pour partie d’un roc solide qui n’est
sujet à aucune modification, sinon imperceptible ; et, pour partie, d’un sable que le flot
entraîne, puis dépose ici et là » (Wittgenstein, 2006, § 96-99). En suivant les
commentaires de Schulte, on peut tirer trois implications de cette métaphore du lit de la
rivière, qui éclairent le fonctionnement de cette image du monde qui forme le fond à
nos pensées et qui donne sens nos pratiques.
1) Tout d’abord, le matériau qui forme le lit de la rivière n’est pas
uniforme. Les propositions qui forment ce lit sont en fait de deux types. D’un côté, en
effet, il est constitué de propositions mathématiques et logiques, qui sont comme
immunisées contre toute espèce de révision ou qui, pour reprendre les termes de
Wittgenstein, ont « pour ainsi dire officiellement, reçu l’estampille de l’incontestabilité »
(Wittgenstein, 2006, § 657). D’un autre côté, il est aussi composé de propositions
empiriques, évidentes et triviales, comme « je m’appelle Pierre François » ou encore « je
ne suis jamais allé sur la lune » qui sont, elles, formellement discutables. Ces deux types
de propositions ont certes en commun d’être difficilement contestables. Mais les
premières, note Schulte, « sont officiellement affranchies du doute ; les autres ne
remplissent absolument aucune fonction officielle » (Schulte, 2002, p. 98-99). Ce sont
les secondes propositions qui intéressent Wittgenstein dans De la certitude111, et qui
retiennent également notre attention pour comprendre la nature et le fonctionnement
des institutions marchandes. Pour Wittgenstein, l’important est que certaines
111 On sait en effet que De la certitude est une discussion des thèses de Moore pour qui certaines de nos
pensées les plus triviales échappent absolument au doute.
304
propositions empiriques (comme « je m’appelle Pierre François ») sont considérées
comme incontestable – i.e., deviennent des propositions a priori ou, pour reprendre les
termes de Wittgenstein, sont « mises hors circulation », « aiguillées sur une voie de
garage » (Wittgenstein, 2006, §210) – et que d’autres (comme « je suis blond ») ne le sont
pas (ne suis-je pas plutôt châtain clair ?). « Les premières sont solidifiées et fonctionnent
comme des conduits, écrit Schulte, alors que les secondes sont fluides et se déplacent le
long des lignes prescrites par les premières » (Schulte, 2002, p. 99).
2) La distinction entre les deux statuts qui peuvent être faits à des
propositions empiriques, solides ou fluides, permet par ailleurs de faire retour sur
l’acception fondationniste ou cohérentiste que l’on peut avoir de la solidarité des
institutions : les institutions sont-elles solidaires parce que certaines en soutiennent
d’autres ? Ou sont-elles prises dans un système d’interdépendance qui ne repose sur rien
car il n’a aucun besoin de reposer sur quoi que ce soit ? L’image du lit de la rivière nous
éloigne de l’idée d’une fondation, qui renvoie, d’une part, à l’image d’un bloc homogène
et, d’autre part, à l’idée que c’est ce fondement qui ferait tout le travail et que c’est de lui
dont il faudrait en fait rendre compte. Avec l’idée de fondation s’impose en effet la
conviction que le socle est aussi la cause première, et que c’est à celle-ci qu’il faut
remonter car ce serait là, pour le dire trivialement, que tout se jouerait. Rien de tel avec
l’image du lit de la rivière : comme le note Schulte, le lit de la rivière, qui tient ferme,
effectue une partie (et une partie seulement) du travail, tandis que c’est la rivière ellemême qui effectue le reste.
3) Enfin, on voit que ce n’est pas la forme des propositions qui est
décisive, mais leur fonction, puisque des propositions empiriques (dont la forme est
commune, i.e.) peuvent jouer des rôles fondamentalement différents. Par conséquent,
une même proposition empirique peut changer de fonction. Schulte précise ainsi qu’en
adoptant cette métaphore, Wittgenstein « ne veut pas seulement faire observer que
certains énoncés apparemment factuels se dégradent jusqu’à devenir des règles. Il entend
aussi expliquer qu’une seule et même proposition peut fonctionner tantôt comme une
règle et tantôt comme un énoncé factuel ordinaire. Ou, comme il le formule dans le
contexte de l’image de la rivière et de son lit : « on peut traiter la même proposition
tantôt comme devant être vérifiée par l’expérience, et tantôt comme règle de
305
vérification » (Wittgenstein, 2006, § 98) » (Schulte, 2002, p. 102). On comprend ainsi
qu’une manière de soulever la question de la genèse des institutions est donc de cerner comment une
même proposition empirique peut passer d’un statut à un autre. Il est certain, par ailleurs, que
l’une des conditions de l’efficacité de notre « image du monde » est cette capacité à se
mouvoir, de manière incrémentale, en rigidifiant certaines propositions empiriques qui
auparavant étaient fluides et en remettant en circulation des propositions empiriques qui
avaient été figées.
3. Le cohérentisme et la stabilité : la porte et les gonds
La métaphore du lit de la rivière n’est qu’une première appréhension que
l’on peut avoir du caractère systémique de notre image du monde. Pour en préciser un
peu mieux la nature, arrêtons-nous sur l’un des traits les plus caractéristiques de cette
image du monde : sa relative stabilité. Même si les propositions qui composent notre
système peuvent changer de fonction, il ne faut pas en déduire que le système qu’elles
composent peut se modifier ad libitum. On peut certes faire changer le rôle d’une
proposition au sein d’un système donné, mais cette possibilité est, de facto, fortement
limitée « par les caractéristiques structurelles du système et plus encore par le fait qu’il a
une histoire » écrit Schulte (2002, p. 104).
Pour comprendre ce point, revenons aux éléments constitutifs de notre
image du monde. Selon Schulte, ces éléments sont distribués en deux catégories, qu’il
convient de distinguer. Notre image du monde est tout d’abord formée d’éléments qui
sont directement liés à nos manières d’être, et qui, par conséquent, sont rarement un
objet de discussion. S’ils le deviennent, on ne peut articuler à leur sujet qu’une série de
lieux communs, comme celui qui veut que chaque être humain ait des parents
(Wittgenstein, 2006, § 211). Mais elle est aussi composée des parties les plus stables des
instruments théoriques que l’on a construits pour affronter le monde, instruments qui
fonctionnent comme des règles ou des normes de représentation auxquelles nous nous
référons explicitement. Ce sont, par exemple, les propositions de base d’une discipline,
les faits très généraux que l’on
mentionne dans l’introduction d’un manuel. Ces
éléments peuvent être invoqués dans un débat pour soutenir nos arguments ou pour en
306
réfuter d’autres. Ils peuvent eux-mêmes devenir l’objet du débat : on s’interroge alors
sur leur validité, ou sur l’utilité de s’appuyer sur eux. Nous faisons l’hypothèse que les
institutions du marché dont nous parlons ici relèvent de cette seconde catégorie.
Pour Wittgenstein, si ces institutions sont stables, ce n’est pas, comment
le voudrait une perspective fondationniste, parce qu’elles seraient indexées sur un
soutènement invisible dont la temporalité serait comme ralentie, voire immuable, et qui
par conséquent entraînerait des mouvements de surface eux-mêmes fort lents, ou
inexistants. Si les institutions sont stables c’est, pour le dire trivialement, parce qu’elles
se tiennent les unes les autres. Wittgenstein écrit ainsi que « ce qui est fixe l’est non pour
sa clarté ou son évidence intrinsèques mais parce qu’il est maintenu fixé par tout ce qui
l’entoure » (Wittgenstein, 2006, § 144). L’idée est double.
i) D’abord, un élément ne peut être intrinsèquement fixe, il n’est fixe qu’en tant
qu’il s’intègre dans un système : « Ce ne sont pas des axiomes isolés qui me paraissent
évidents mais un système dans lequel les conséquences et prémisses se prêtent appui
mutuellement » (Wittgenstein 2006, § 142).
ii) Ensuite, c’est l’interdépendance des propositions qui les maintient stable, non,
donc, des propriétés intrinsèques, ou un ancrage dans une « réalité » (mais laquelle ?)
plus profonde. Comme l’écrit Schulte, « les propositions qui expriment les informations
de base sont fixes et, par leur fixité, elles maintiennent fixées d’autres propositions, dont
beaucoup peuvent n’être absolument pas fixes. Ces dernières cependant, par cette
relation qu’elles entretiennent avec des propositions porteuses de l’information de base,
prêtent à leur tour un appui supplémentaire à celles qui sont fixes en toute
circonstance » (Schulte, 2002, p. 105-106). La solidarité des propositions s’éclairent alors
d’une autre métaphore qui éclaire le rôle respectif de celles que l’on a retirées de la
circulation (les institutions) et de celles qui sont avancées, retirées, discutées. Les
premières fonctionnent comme des gonds autour desquelles les secondes peuvent
pivoter. Wittgenstein écrit par exemple que « les questions que nous posons, ainsi que nos
doutes, reposent sur ceci que certaines propositions sont soustraites aux doutes, comme
307
des gonds sur lesquels pivotent ces questions et ces doutes » (Wittgenstein, 2006, §
341)112.
Comme celle de la rivière et de son lit, la métaphore des gonds combine
mobilité et immobilité. Plus précisément, ce qui ici est mobile ne peut fonctionner que
s’il reçoit de ce qui est immobile une orientation déterminée : comme l’explique Schulte,
« la partie fixe maintient fixée celle qui est plus manifestement active, tandis que cette
partie mobile confère à la partie immobile sa fonction. » (Schulte, 2002, p. 107). Ce sont
finalement l’ensemble de nos pensées qui dessinent une vaste structure interdépendante,
unique et articulée, dont les parties fixes se tiennent les unes aux autres sans être,
finalement, fixées à rien. Schulte la décrit en rappelant que « s’il faut que les gonds fixent
et maintiennent la partie mobile de la structure globale, ils doivent être eux-mêmes fixés
à une autre partie de cette structure qui soit capable de leur offrir un appui comme à
tout ce qui est supposé pivoter sur eux. Cette exigence, implicite dans l’image de
Wittgenstein, peut être satisfaite en faisant observer que les gonds sont eux-mêmes
rattachés à d’autres parties de la structure globale qui pivotent sur des gonds différents.
Une structure de ce type peut rester parfaitement stable tant que vous ne faites pas
pivoter trop de parties mobiles dans le mauvais sens, et tant que vous ne laissez pas trop
de gonds sans entretien » (Schulte, 2002, p. 107). Il semble aller de soi que cette vaste
structure qui compose notre image du monde ne nous est pas entièrement connaissable.
Nous ne pouvons en discerner que des fragments épars, que nous pouvons tenter de
replacer dans une totalité plus vaste sans jamais y parvenir : « nous croyons pour ainsi
dire que ce grand édifice existe et nous en voyons à présent, tantôt ici, tantôt là, un petit
coin » (Wittgenstein, 2006, § 276). Si notre effort d’une saisie globale de cette structure
articulée et solidaire semble condamné à l’échec, au moins pouvons nous tenter de
reconnaître les principes qui fondent son tissage et l’interdépendance, en son sein, des
institutions, des pensées et des pratiques qui se rendent réciproquement possibles.
De la lecture de De la certitude, on peut tenter de dégager quelques
enseignements pour la compréhension des institutions marchandes. Si l’on suit
Wittgenstein, il apparaît clairement, tout d’abord, qu’il n’est pas nécessaire de chercher le
112 Plus loin, il écrit à propos de la proposition mathématique qu’elle « a pour ainsi dire été officiellement
marquée de l’estampille de l’incontestabilité. Autrement dit : « disputez d’autres choses ; ceci est fixe, c’est
un gond sur lequel votre dispute peut pivoter » » (Wittgenstein, 2006, § 655).
308
socle des marques ou des guides, comme pouvaient par exemple le faire Bourdieu et
Delsaut quand ils faisaient du champ le fondement du pouvoir de la griffe, ou comme le
tentait Shapiro en tentant de conditionner la confiance accordée à des gardiens de rang
n (des noms ou des marques) à celle que l’on accordait à d’autres « gardiens » de rang
n+1. Il apparaît ensuite nécessaire de décrire les institutions dans leur interdépendance
et dans les liens qu’elles entretiennent avec les pratiques, sur lesquels nous reviendrons
plus loin. Il faut par conséquent s’attacher à décrire le système des institutions, puisque
c’est ce caractère organique qui fonde, en grande partie, leur stabilité. S’il est par
exemple un lieu de l’interprétation musicale où les réputations de certaines versions
discographiques ont pu se figer en institutions, au sens où elles permettent de baliser
l’espace des partis-pris interprétatifs possibles et de décrire les nouvelles parutions, c’est
bien celui de l’interprétation wagnérienne. Les principales versions de la Tétralogie,
toutefois, ne peuvent se saisir isolément les unes des autres, elles ne prennent sens que
relativement les unes aux autres. Les versions théâtrales (Krauss, Böhm, Solti)
s’opposent aux versions symphoniques (Knappertsbuch, Boulez, Karajan). Au sein des
premières, on oppose l’élégance des deux premiers (« mozartienne », dans le cas de
Böhm, « idiomatique » pour Krauss) au « spectaculaire » de Solti. Au sein des secondes,
la lecture « architectonique » de Knappertsbuch s’oppose à celles, « analytiques » de
Boulez et Karajan qui se distinguent, quant à elles, dans la mesure où la première est dite
« moderniste » et tire Wagner vers la seconde école de Vienne et où celle de Karajan sera
dite « chambriste » pour ses choix d’orchestre et de distribution. On peut évidemment
reconfigurer à l’envi ces différents pôles, en adoptant une ligne chronologique, en
distinguant les versions par leurs interprètes (au brio des chanteurs des années 1950
succède la vaillance de ceux des années 1960 et la pauvreté vocale de ceux des années
1970), par la qualité de l’orchestre (Karajan et Solti (avec Berlin et Vienne) vs. tous les
autres (à Bayreuth)). Mais une nouvelle version (celles, par exemple, de Levine, de
Barenboïm, de Janowski, etc.) se saisit dans l’espace que ces versions balisent, et qui ne
prennent sens que relativement les unes aux autres, dans les jeux d’opposition qu’elles
dessinent. Ces jeux d’opposition, d’ailleurs, ne sont pas spécifiques à l’espace des
interprétations wagnériennes. Il est ainsi courant d’opposer, dans la discographie des
grandes œuvres lyriques, les lectures théâtrales aux lectures symphoniques, les lectures
« dramatiques » aux lectures « légères », ou, pour les œuvres musicales, les « architectes »
et les « poètes » (Arrau vs. Kempff dans les sonates de Beethoven)… Courent ainsi une
309
série de critères (qu’il faudrait décliner systématiquement) qui structurent les schèmes
d’appréciation des critiques musicaux, en un mot qui fonctionnent comme des
institutions permettant de baliser pour le décrire l’espace des possibles interprétatifs.
L’un des points importants de l’analyse de Wittgenstein, par ailleurs, est
de nous permettre de souligner qu’il importe peu que ces traits que l’on prête aux
disques renvoient ou non à des qualités réelles, qu’il s’agisse d’une description objective
des interprétations qui y sont figées ou d’une affabulation sur leurs caractéristiques
objectives. Les qualités qui leur sont attribuées, dès lors que ces versions (ou que ces
chefs) deviennent des institutions, sont indépendantes de ces caractéristiques, elles
vivent, comme les actes magiques d’Hubert et Mauss, dans une dimension parallèle,
pour décrire le monde musical et les gestes qui y sont produits. Peu importe, par
conséquent, que la battue de Toscanini ait été effectivement plus rigoureuse et plus
métronomique que celle de Furtwängler, si l’on se sert de cette opposition pour décrire
les interprétations contemporaines et mettre en scène, par exemple, les oppositions
entre les lectures analytiques de certains chefs d’Europe du Nord, comme Salonen ou
Saraste, et celles, romantiques et « inspirées » de chefs allemands, comme Thielemann.
La question n’est pas celle de la « vérité » des institutions, puisque celles-ci ne sont pas
des hypothèses, mais des cadres de description : lorsqu’on dira d’une lecture qu’elle est
« toscaninienne », on désignera une volée de caractéristiques (plus ou moins nettes) que
l’on a pu déduire, un jour, des lectures du Maestro italien, ou qu’on a pu injustement lui
imputer, peu importe. Wittgenstein nous invite à décrire des systèmes institutionnels,
figés dans leur interdépendance, dont il est vain de tenter de repérer le socle. Le système
des repères qui balisent les interprétations de la Tétralogie n’est pas « fondé » sur ce que
l’on entend effectivement si l’on écoute Krauss, Solti ou Böhm. Si ces lectures dessinent,
de manière pérenne, un espace lui-même stable, c’est parce qu’elles ont été figées en
institutions, i.e. en outils de description, et qu’elles sont devenues indépendantes de la
réalité sonore qu’on peut éprouver en les écoutant, et c’est aussi parce qu’elles sont
interdépendantes et que l’une ne prend sens qu’à condition d’être mise en regard de
toutes les autres113.
113
On mesure ici ce que l’acception que Wittgenstein peut avoir de la solidarité des institutions peut avoir
de holiste, et l’on sera à juste raison tenté de la rapprocher de celle de Lévi-Strauss (1990) ou de Bourdieu
(1980b). Cela dit, alors que les animaux « bons à penser » de Lévi-Strauss peuvent s’appréhender hors de
toute indexation sur des pratiques, et alors que les pratiques, chez Bourdieu, se conçoivent toujours
comme l’activation de schèmes structuralement homologues aux institutions qu’ils mobilisent et qui les
structurent, l’approche de Wittgenstein porte i) à prendre au sérieux les pratiques (contrairement à ce que
310
B/ Deux institutions engendrent-elles (nécessairement) une troisième ?
1. Une activité qui crée des institutions : les mathématiques
La lecture que J. Schulte propose de De la certitude nous permet de
préciser la nature de la solidarité qui se fait jour entre les institutions, solidarité qui
interdit de penser qu’une institution puisse être créée à partir de rien. Cette solidarité,
nous l’avons vu, ne relève pas d’une logique fondationniste, dans lesquelles les
institutions seraient fondées sur d’autres institutions dont elles seraient comme déduites,
ou sur une réalité plus profonde qu’il faudrait découvrir pour justifier les propriétés (de
stabilité notamment) de ce qui en émane. Si les institutions sont stables, ce n’est pas
parce qu’elles se fondent sur quoi que ce soi, mais parce qu’elles sont interdépendantes,
qu’elles se tiennent les unes les autres. Il est donc vain de chercher un socle sur lequel
nos catégories reposeraient, car ce socle n’existe pas. Cette compréhension de la
solidarité des institutions doit maintenant nous permettre de saisir comment cette
interdépendance est susceptible de peser sur la dynamique de leur engendrement. Cet
engendrement ne doit pas se penser sur le mode d’une anamnèse, un mouvement
tectonique engendrant une nouvelle institution et appelant, pour en rendre raison, un
acte de forage. Mais on peut cependant imaginer que si les institutions sont solidaires les
unes des autres, alors celles qui pré-existent sont susceptibles, sinon de faire peser une
contrainte sur l’avènement des nouvelles venues, du moins d’avoir quelque chose à voir
avec leur fabrique.
Pour tenter d’élucider ce que peut recouvrir cette solidarité des
institutions, saisie cette fois dans une perspective dynamique, nous partirons de la philosophie
propose Lévi-Strauss) et ii) à laisser entièrement ouverte la question des lois auxquelles elles obéissent
(contrairement à ce que l’on peut lire chez Bourdieu).
311
des mathématiques de Wittgenstein114, telle qu’elle est discutée notamment par
Bouveresse (1987). Les mathématiques se donnent pour un discours sur des objets,
abstraits et impalpables115, et il faut, si l’on accepte cette présentation, s’interroger sur ce
qui les fonde : c’est, par exemple, ce que tentent Frege et Russell. Pour Wittgenstein,
cette manière de poser le problème, débouche nécessairement sur des difficultés
insolubles, car elle ignore la vraie nature des mathématiques. Elles sont, nous dit
Wittgenstein, une construction abstraite, un système de règles qui ne nous parlent de
rien, mais qui nous donnent des outils pour parler du monde. Les mathématiques nous
offrent des normes de description du monde, et ne sont indexées sur rien. Elles n’ont
dès lors pas besoin d’être fondées, mais elles appellent au contraire une autre
compréhension, qui nous intéresse directement. La philosophie des mathématiques doit
se comprendre comme l’étude d’une activité dont le but même est de créer des
propositions nécessaires et des règles a priori, en respectant un corpus de règles
préexistantes. Les mathématiques constituent donc pour Wittgenstein une sorte de cas
extrême, celui d’une activité qui fabrique des règles. Ainsi conçues, elles constituent un
cas d’école pour comprendre comment des règles se construisent et, éventuellement,
s’engendrent les unes les autres.
Il faut, pour saisir ce processus de construction des règles, rappeler que
si l’on admet que les règles sont a priori et que, comme nous l’avons vu, elles ne reposent
sur rien, alors leur naissance ne peut se penser que comme un moment arbitraire où il
est décidé que telle proposition (logique ou empirique) aura désormais les
caractéristiques d’une règle. Pour comprendre ce point, se concentrer sur les
mathématiques est de bonne méthode puisque l’activité des mathématiciens consiste
114
Comme le rappelle Glock (2003, p. 356), près de la moitié des textes produits par Wittgenstein entre
1929 et 1944 sont consacrés aux mathématiques – cf. notamment Wittgenstein (1983 ; 1995). Pourtant,
cette partie de son œuvre est souvent considérée comme la moins convaincante par ses commentateurs
(cf. sur ce point les remarques de Bouveresse, 1987, p. 14 et sq.) : témoins, par exemple, les remarques de
Putnam (2002) pour qui les propositions de Wittgenstein ne s’appliquent qu’aux cas d’arithmétiques
élémentaires qu’il prend le plus souvent en exemple mais en aucun cas aux développements des
mathématiques contemporaines, ou la stratégie de Pears (1993) qui, dans la somme magistrale qu’il
consacre à l’œuvre de Wittgenstein, décrète sans plus d’explication qu’il ne présentera pas les travaux de
Wittgenstein portant sur les mathématiques. Outre les tentatives qui se sont malgré tout faites jour de
présenter la philosophie des mathématiques pour elle-même (par exemple Wright, 1980 ; Bouveresse,
1987 ; Hacking, 2002), ce pan mal-aimé de la production wittgensteinienne a été réinvestie récemment par
Chauviré (2004) pour en faire une porte d’entrée dans son anthropologie.
115 Le caractère à la fois « incontestables » (puisque les propositions qui les concernent sont d’une absolue
robustesse) et évanescent (puisqu’on ne peut jamais les voir) des supposés « objets » mathématiques
explique qu’ils aient été une terre d’élection pour des philosophes d’inspiration platonicienne, auxquels
Wittgenstein s’oppose frontalement. Sur ce point, cf. Bouveresse (1987, p. 17-18, en particulier n. 8).
312
précisément à construire des règles : comment font-ils ? La naissance d’une nouvelle
règle mathématique, pour Wittgenstein, peut très sommairement se résumer en deux
temps. Les mathématiques fonctionnent comme un système d’engendrement de règles :
elles consistent à déduire d’une proposition A une autre proposition B en se conformant
à un ensemble de règles de raisonnements R. Dans cette séquence, A et R ont déjà été
reconnues et instituées comme des règles : dans le système des mathématiques antérieur
à la création de B, c’est le rôle qui leur est reconnu. Mais de ce qu’A et R ont été
instituées comme des règles, et que de la manipulation de ces règles on déduise B, il ne
découle pas, nécessairement et mécaniquement, que B soit aussi reconnu comme une
règle116. Pour que tel soit le cas, il faut que B fasse l’objet d’un acte d’institution
spécifique. Pour Dummett, le fait « qu’un énoncé donné soit nécessaire consiste
toujours dans le fait que nous avons expressément décidé de traiter cet énoncé précis
comme inattaquable ; cela ne peut reposer sur le fait que nous avons adopté certaines
autres conventions dont on découvre qu’elles impliquent que nous traitions l’énoncé en
question de cette façon » (Dummett, 1964, p. 495, cité in Bouveresse, 1987, p. 22). Il va
de soi, cependant, que le fait que B soit déduit de A (reconnu comme une règle) à l’aide
d’un ensemble de principes de raisonnements R (eux-mêmes également reconnus
comme des règles) pèsent sur la décision de faire de B une nouvelle règle. Autrement
dit, on décidera d’autant plus facilement de faire de B une règle que B a été formulé à
partir d’une combinaison de règles. Mais on ne peut jamais, estime Wittgenstein, faire
l’économie de cet acte d’institution spécifique : comme l’exprime Bouveresse (1987),
« quelqu'un pourrait en théorie suivre le processus de la démonstration, se convaincre
qu’aucun résultat n’est imaginable et cependant refuser de franchir le pas qui conduit à
l’exclusion de la possibilité concernée (celle d’un contre-exemple) par l’adoption d’une
règle. » (Bouveresse, 1987, p. 118).
De cette séquence qui fixe la création d’une nouvelle règle, il découle
deux questions. La première porte sur la portée de la démonstration de Wittgenstein :
l’activité mathématique n’est-elle pas totalement à part des autres activités humaines, et
peut-on généraliser les résultats de sa démonstration à la création d’autres institutions ?
La seconde renvoie à ce qui n’aura pas manqué d’apparaître comme une énigme : en
quoi consiste cet acte de « décision » qui institue la proposition comme une règle ?
116
Pour une démonstration de ce point, cf. Bouveresse (1987, p. 21 et sq.), ainsi que Wright (1980) et
Baker et Hacker (1976).
313
2. Des mathématiques aux autres systèmes institutionnels : la
magie
A la première question, la réponse que l’on peut déduire de la lecture de
Wittgenstein est indéniablement positive. Certes, les mathématiques, en tant qu’elles
sont une construction entièrement abstraites, constituent une entreprise sans équivalent
dans l’ensemble des productions humaines. Mais c’est précisément ce qui intéresse
Wittgenstein : étudier les mathématiques, parce qu’elles sont un cas extrême, mais
certainement pas parce qu’elles seraient radicalement incomparables. Au contraire,
Wittgenstein étudie les mathématiques comme le résultat d’une activité humaine menée
au sein d’une communauté117. Autrement dit, l’étude des mathématiques, pour
Wittgenstein, est l’étude de l’activité des mathématiciens et fournit à ce titre une sorte de
loupe permettant de repérer des logiques qui sont à l’œuvre dans d’autres communautés.
Sans doute, la nature des règles mathématiques est-elle très spécifique (elles sont, nous
dit Wittgenstein dans De la certitude, frappées du sceau officiel de l’incontestabilité), mais
le processus de leur engendrement doit pouvoir se transposer dans d’autres sphères
d’activités où ils produisent d’autres systèmes de pensées. Ces systèmes de pensée
peuvent être composées d’autres propositions élémentaires (A) et se développer en
suivant d’autres règles de déduction (R) que celles qui sont à l’œuvre pour les
mathématiques. On peut donc faire du cas des mathématiques un paradigme et tenter de
retrouver ailleurs que sur leurs terres arides la solidarité et la dynamique qui lient entre
elles des institutions118.
117
On comprend, dans ces conditions, que ce soit dans la philosophie des mathématiques, plus que dans
sa philosophie de l’anthropologie, que Chauviré se propose d’aller chercher l’anthropologie de
Wittgenstein (Chauviré, 2004).
118 Nous sommes d’autant plus fondés à faire des mathématiques un paradigme que Wittgenstein a évoqué
de tels systèmes de pensée, mythologiques selon lui – mais néanmoins extrêmement puissants. On peut
ainsi lire les critiques qu’il adresse à l’entreprise de Freud et à la psychanalyse dans son ensemble
(Bouveresse, 1991), ou à ce que Chauviré a pu appeler le « syndrome augustinien » (Chauviré, 1989, p. 215
et sq. ; Baker et Hacker, 1980)118, comme des évocations de ces systèmes de pensée fondées sur des
intuitions plus ou moins pertinentes et élaborées suivant des règles dont Wittgenstein montre qu’elles sont
inefficaces. C’est ainsi que l’ambivalence de Wittgenstein à l’égard de Freud vient du fait que tout en étant
fasciné par son entreprise de démystification (qu’il est manifestement tenté de rapprocher de la sienne) il
314
Si donc on admet que la séquence mise au jour dans le cas des
mathématiques (1/ déduction de propositions B à partir de règles A conformément à
des règles R ; 2/ reconnaissance de B comme étant une règle), si donc on admet que
cette séquence peut ne pas valoir seulement pour les mathématiques, mais aussi pour
d’autres architectures institutionnelles, alors on peut dessiner un programme de
recherches. On peut le formuler par analogie avec celui que mettent en œuvre Hubert et
Mauss dans leur Esquisse d’une théorie générale de la magie. La magie, telle que la décrivent
Hubert et Mauss, peut en effet se concevoir comme un système institutionnel équivalent
à celui que décrit Wittgenstein quand il se penche sur la psychanalyse ou la conception
augustinienne du langage, ou encore les mathématiques : c’est un agencement de rites et
de croyances qui s’imposent de l’extérieur aux individus, qu’ils ne remettent pas en cause
et dont ils s’emparent pour agir. Plus précisément, pour Hubert et Mauss (1985), la
magie « a l’air d’être une gigantesque variation sur le thème du principe de causalité » (p.
56), puisque, notent-ils, « le minimum de représentation que comporte tout acte
magique, c’est celui de son effet » (p. 53). Pour le dire simplement, on peut dire que ce
que fait la magie, c’est avant tout proposer des imputations de causalité. Mais ces
causalités sont d’une espèce toute particulière. Il ne s’agit en effet pas d’une causalité
mécanique, qui reposerait sur la consécution de causes et d’effets physiques (et à ce titre
descriptible dans le vocabulaire de la science physique), mais d’une efficacité spirituelle :
la magie, notent Hubert et Mauss (1985), « est le domaine de la production pure, ex nihilo
; elle fait avec des mots et des gestes ce que les techniques font avec du travail. » (p.
134). Plus précisément, les imputations de causalité qu’effectue la magie ne sont pas
celles qui peuvent se construire en mobilisant les règles de la logique ou les principes
d’observation de l’expérience. Si l’on adopte la terminologie que nous utilisions plus
haut, ces règles R1 (logique et observation) sont celles de la science moderne. L’un des
estime que certaines confusions dans la pensée de Freud (par exemple, traiter les raisons comme des
causes ou imaginer construire un système scientifique, testable et réfutable) l’amènent à produire un
dispositif conceptuel défaillant (bien que doté de sa cohérence propre) et finalement le mènent, selon ses
termes, à « un épouvantable gâchis ». De même, le syndrome augustinien désigne, pour Chauviré, une
« famille de conceptions » qui repose sur une mésinterprétation du lien qui existe entre le nom et la chose
nommée. Selon cette conception, « les mots étant des noms d’objets et les phrases des combinaisons de
mots, la principale forme d’explication du mot serait donc l’ostension, et le sens d’un mot serait l’objet
qu’il nomme » (Chauviré, 1989, p. 215). Or, note Chauviré, « l’image augustinienne a une aura magique qui
a pour effet d’immuniser les théories qui s’y rattachent par introduction de raffinements, tout comme les
astronomes de l’antiquité empilaient les épicycles pour sauver leurs théories, remarquent Hacker et Baker
(1980). Devenue sophistiquée, la théorie exerce alors une fascination plus grande. Selon Hacker et Baker,
l’image augustinienne en tant qu’Urbild alimente toute une famille d’explications sur le sens et est, en
même temps, cette famille elle-même qui, pour finir, s’élargit jusqu’aux limites d’une Weltanschauung aux
nombreuses ramifications » (Chauviré, 1989, p. 216).
315
objectifs principaux de l’Esquisse est au contraire de mettre au jour les règles R2, propres
à la magie, qui permettent d’installer cette causalité « spirituelle » entre des causes et des
effets. C’est l’objet du chapitre III de l’Esquisse, qui décrit ses lois : loi de contiguïté
(identification de la partie au tout), loi de similarité (le semblable évoque le semblable, le
semblable agit sur le semblable), loi de contrariété (le contraire agit sur le contraire)119.
Les jugements magiques, les rites et les croyances se produisent conformément à ces
lois.
La lecture de Wittgenstein nous met en garde contre l’illusion selon
laquelle les nouveaux jugements, rites ou croyances (B) déduits d’anciens jugements,
rites ou croyances (A) conformément à ces lois (R2) tirent leur autorité de la force
reconnue aux précédents (A et R2) : il faut qu’ils soient eux aussi posés en institutions.
Mais l’analogie avec le cas des mathématiques nous montre aussi que les acteurs seront
d’autant plus enclins à sauter le pas que les propositions de départ (A) et les règles
d’engendrement de B (R2) auront elles mêmes été reconnues comme des institutions. Si
tel n’avait pas été le cas, il serait bien entendu possible de décréter le caractère désormais
institutionnel de B – mais déduire B d’autres institutions rend plus facile, en ce qui le
concerne « le saut qui conduit de l’inimaginable à l’impossible » (Bouveresse, 1987, p.
129) et qui le consacre en institution.
Nous disions de l’Esquisse qu’elle dessinait un programme de recherches.
On peut en effet imaginer se donner comme objectif de saisir comment, dans le champ
particulier des institutions marchandes, de nouvelles propositions (par exemple, de
nouveaux classements ou de nouvelles marques) peuvent voir le jour en s’appuyant sur
d’anciennes institutions (d’anciens classements ou d’anciennes marques) conformément
à certaines règles que l’enquête devrait mettre au jour. Les principes de sympathie, de
119 Il nous semble que l’on peut, de la même manière, proposer une lecture « wittgensteinienne » de ce que
tente Mary Douglas. Pour Douglas, l’analogie est à la base de toute institution. Elle écrit ainsi qu’ « avant
de pouvoir jouer son rôle réducteur d’entropie, l’institution naissante doit pouvoir se doter d’un principe
stabilisateur qui empêche sa disparition prématurée. Ce principe stabilisateur, c’est la naturalisation des
classifications sociales. Il doit y avoir une analogie qui fonde la structure formelle d’un ensemble de relations
sociales essentielles par référence avec le monde naturel ou supranaturel, l’éternité ou n’importe quel
champ qui ne soit pas considéré comme déterminé socialement. Dès que cette relation d’analogie est
étendue à d’autres ensembles de relations sociales, et, par effet en retour, à l’ordre naturel lui-même, sa
récurrence formelle lui permet d’être aisément reconnue et de tirer sa vérité d’elle-même » (Douglas, 2004,
p. 83). En faisant de l’analogie le principe générateur de toute institution, Douglas va certainement
beaucoup trop vite en besogne, et clôt une question qu’il faudrait au contraire ouvrir à l’enquête
empirique systématique. Elle met cependant au jour l’une des règles R qui peut être utilisée pour passer
d’un constat fossilisé (en l’occurrence, l’ordre naturel se distribue d’une certaine manière : proposition A)
à une proposition B (l’ordre social se distribue de la même manière) qui peut à son tour être fossilisée.
316
contrariété ou de contiguïté mis au jour par Hubert et Mauss, les règles d’analogie ou
d’homologie qui, pour Douglas (l’analogie) ou Bourdieu (l’homologie), règlent
l’ensemble du fonctionnement et de la dynamique des institutions, sont autant
d’hypothèses que l’on peut retenir pour imaginer la manière dont des propositions,
convertibles
en
institutions,
peuvent
se
déduire
d’institutions
préexistantes
conformément à des principes, eux-mêmes implicitement et objectivement mobilisés
comme des institutions. La manière dont est présentée une cuvée expérimentale du nord
du Rhône en est un bon exemple. A proximité du terroir de Côte-Rotie, trois vignerons
reconnus sur cette appellation ont entrepris de ressusciter un vignoble vanté par Pline
l’ancien. Le vin qu’ils y produisent, vendus sous le nom de Heluicum, ne bénéficie pas
du prestige de certaines appellations du Rhône, il est vendu comme Vin de Pays. Il est
clair, cependant, que la cuvée n’a pas la même vocation que des vins de pays
« standards », mais vise au contraire (ne serait-ce que par son prix) un public de
« connaisseurs ». Pour les séduire, on mobilise deux jeux d’institution : le nom des
vignerons ; celui de « Côte-Rotie », qui, parce qu’elle est proche du lieu de l’expérience,
parce que le terroir de Heluicum présente des similitudes avec celui de la prestigieuse
appellation, est utilisée pour « décrire » les caractéristiques de la nouvelle cuvée120. On
assiste bien ici à une tentative de créer une réputation en s’appuyant sur des réputations
antérieures (A), celles des vignerons et celle de la Côte-Rotie, conformément à des règles
(R) qu’il faut mettre au jour. Pour le dire autrement, on ne peut se contenter des tours
de passe-passe qu’effectuent certains modèles économiques lorsqu’ils expliquent la
réduction de l’incertitude par des phénomènes de « cascades informationnelles » par
lesquelles la réputation d’un acteur ou d’une institution est conférée à d’autres acteurs ou
institutions. La boite noire suspecte que constitue le « transfert » ou la « cascade » peut
et doit être ouverte. Il faut décrire et reconstituer les principes qui sont mobilisés lors de
ce transfert, faute de s’interdire de comprendre, par exemple, pourquoi ces transferts
120
Un site de vente en ligne écrit ainsi : « Insolite et déroutante par son origine, "Heluicum" est à
découvrir en priorité ! Une cuvée atypique, très proche des saveurs d'une Côte Rôtie ! Au Nord de la
vallée du Rhône, la syrah règne en maître. Et déjà l'Empire Romain reconnaissait le potentiel de ses
nombreux terroirs, notamment celui de Seyssuel. Trois célèbres vignerons, Cuilleron, Gaillard et Villard,
ont réunis leur force et talent pour donner une seconde vie à une appellation totalement innovante. Les
sols sont comparables à ceux de la Côte-Rôtie, aux pentes un peu plus douces, et aux étés chauds et secs.
Puis le vin s'élève patiemment durant 16 mois, dans des fûts d'un vin, avec bâtonnage régulier. Ses dépôts
naturels se fondent alors intimement à la matière. Pline l'ancien disait "qu'un plant à raisin noir, appelé
Vitis allobrogica, cultivé dans le territoire de Vienne, donne trois crus : le Sotanum, le Taburnum et
l'Héluicum suivant le terroir." Une chose sûre, Héluicum est une cuvée complexe, profonde et
gourmande. Tout le plaisir de savourer l'incroyable à un prix raisonnable ! » (http://vinatis.com/[email protected]).
317
s’effectuent vers l’un et non vers l’autre, pourquoi il intervient à tel ou tel moment,
pourquoi il épouse telles ou telles modalités, etc.121.
On voit aussi que, si la démarche est peut-être efficace pour attirer le
chaland, elle n’est certainement pas suffisante pour créer une nouvelle institution :
Heluicum n’est pas un nom qui, au même titre que ceux de Côte-Rotie ou de
l’Hermitage, permet de décrire les productions du Rhône-Nord. S’il est ainsi possible de
dire d’Heluicum qu’il est un peu « comme un Côte-Rotie », il n’est pas (encore) possible
de dire d’un Saint Joseph (une appellation voisine) qu’il est comme un Heluicum. Pour
qu’Heluicum devienne une institution, il faut qu’il fasse l’objet d’une décision spécifique.
Dans la séquence d’engendrement des règles décrite par Wittgenstein, en effet, la
déduction de propositions (B) à partir de règles (A) conformément à des règles (R), nous
l’avons vu, ne suffit pas à faire de B une règle ; il faut qu’à cette séquence vienne
s’ajouter la « décision » de faire de B une règle. En quoi consiste cette décision ? Faut-il
imaginer un concile qui verrait prise solennellement la décision, contractuelle et
explicite, de sacraliser la proposition B en en faisant une règle ? Pour Wittgenstein, selon
l’expression consacrée, « tout se passe comme si » un tel contrat avait été passé :
« Supposons que nous appelions « 2+2=4 » l’expression d’une convention. C’est
trompeur bien que l’égalité puisse avoir été à l’origine le résultat d’une convention. La
situation, en ce qui la concerne, est comparable à la situation supposée dans la théorie
du Contrat social. Nous savons qu’il n’y a pas eu de contrat réel, mais c’est comme si un
contrat de ce genre avait été conclu. Il en va de même pour 2+2=4 ; c’est comme si une
convention avait été passée » (Wittgenstein, 1992, p. 157, cité in Bouveresse, p. 127128). Tout se passe comme si… Mais que se passe-t-il vraiment ? C’est ce point que
nous allons maintenant examiner.
121 Comme le soulignent Hubert et Mauss, en effet, ce n’est pas parce que les règles de déduction et de
production de nouvelles institutions ne sont pas celles de la logique et de l’observation scientifique que les
propositions qu’elles engendrent peuvent sans fin croître et multiplier : cf. Hubert et Mauss, 1985, p. 60,
p. 64.
318
2/ CONSENSUS DANS LES PRATIQUES ET INSTITUTIONNALISATION
« (… Et j’écris consolé « au
commencement était l’action » (Goethe,
Faust)) »
Wittgenstein, De la certitude122
Nous venons de préciser le sens que l’on pouvait donner à l’idée d’une
« solidarité » des institutions chez Wittgenstein. Nous avons en particulier montré qu’il
en avait une acception résolument non fondationniste. Pour Wittgenstein, il n’y a pas de
fondation, et le chercheur qui tente d’expliquer la genèse des institutions ne doit pas se
faire spéléologue pour exhumer le socle qui les supporterait – ce socle n’existe pas. Pour
rendre compte de la genèse des règles, il faut donc suivre une autre piste que celle du
forage. Nous avons vu, par ailleurs, que Wittgenstein refuse d’imaginer que la fiction
d’une convention explicite, sous la forme d’un contrat social, puisse avoir la moindre
pertinence. Ni fondation, ni contrat, donc, pour expliquer comment une proposition
peut se voir figée en institution. En citant les vers de Goethe que nous plaçons en
exergue de ces développements (« au commencement était l’action »), Wittgenstein
énonce une intuition qu’il nous faut maintenant explorer, et qui permet d’aller au-delà de
ces deux refus. En effet, selon Schulte, si fondation il y a à ces propositions que nous
figeons, il faut aller les chercher du côté de l’action : « Les fondations dont […] parle
Wittgenstein sont les actions humaines – un matériau bien plus mobile et modifiable que
celui qu’implique le modèle fondationnel standard » (p. 102). C’est l’action qui serait au
point de départ de la règle, et c’est dans le cours des actions qu’une proposition serait
instituée comme une institution. Mais en quel sens, et comment ?
Pour tenter de mieux saisir la position de Wittgenstein, revenons sur son
anti-contractualisme. Au principe des règles, nous dit Wittgenstein, pas de contrat. C’est
122
Wittgenstein (2006, § 402).
319
là une telle évidence qu’on peine à comprendre en quoi cette position peut nous être
utile. Mais Wittgenstein refuse une version moins dure de cette mythologie : celle qui
voudrait que pour qu’il y ait règle, il faudrait qu’il y ait consensus. Après tout, le propre
d’une règle n’est-elle pas de se traduire par l’adoption d’un comportement régulier,
partagé par une multitude d’acteurs ? Mais si l’on suit Chauviré (2004), le consensus qui
se fait jour dans cette conduite partagée n’est pas un consensus dans les opinions, mais un
consensus dans les pratiques. Autrement dit, il n’est pas besoin de postuler que les acteurs
qui suivent une même règle aient conscience de le faire et moins encore qu’ils pensent la
même chose. Si l’on comprend bien ce que recouvre un consensus dans les opinions, il
faut cependant préciser en quoi peut consister un consensus dans les pratiques. Un
consensus dans les pratiques est une situation dans laquelle les acteurs font jouer à une
même proposition empirique le rôle d’une règle. Ils la font intervenir, dans leurs
pratiques, comme une proposition a priori, comme une norme de comportement ou de
description, et non, par exemple, comme une hypothèse. C’est là un résultat, un constat
ex post : il n’est pas besoin de supposer que les acteurs pensent les mêmes choses pour
pouvoir parler de consensus dans les pratiques, mais qu’ils agissent en faisant jouer le
même rôle aux mêmes propositions empiriques. Si la règle émerge d’un consensus dans
les pratiques, deux questions se posent : 1/ comment ce consensus émerge-t-il ? 2/ en
quoi ce consensus est-il susceptible de transformer une proposition en institution ?
Nous explorerons successivement ces deux questions.
A/ Comment émerge un consensus dans les pratiques ?
Sur la première, Wittgenstein ne nous est que de peu de secours : il ne
nous en dit rien. Nous l’avons dit, Wittgenstein estime que la question de la genèse des
règles n’est pas une question conceptuelle, mais une question empirique, qu’il faut par
conséquent renvoyer aux historiens ou aux sociologues. D’autres auteurs, et en
particulier Weber, peuvent ici prendre son relais. Autant, en effet, la question de la
genèse est négligée par Wittgenstein, autant elle occupe une place centrale dans la
sociologie du droit de Weber (Weber, 1995a, chapitre 1, p. 61-74 ; 1995b, chapitre 1 ;
1986, chapitre 3), et le point de départ du raisonnement wébérien correspond au cahier
320
des charges laissé par Wittgenstein : refus du contractualisme et primauté des
pratiques123. Sur cette base, comment Weber parvient-il à expliquer que des pratiques
puissent être partagées - que puisse se faire jour, selon les termes de Chauviré, un
consensus dans les pratiques ? Weber en propose deux explications complémentaires.
Le point de départ de son raisonnement est le constat qu’il dresse que
l’action humaine est le plus souvent régulière. Mais, ajoute immédiatement Weber, si les
actions sont régulières, ce n’est pas parce que des règles existent – ce sont au contraire
les règles qui vont découler de ces comportements réguliers. En étant toujours
confronté à des comportements réguliers, nous dit Weber, les individus vont être
exposés à « une sorte d’éducation intérieure de l’âme » (Weber, 1995b, p. 25). Ils vont,
autrement dit, intérioriser le fait que ces comportements sont réguliers et considérer
cette régularité comme normale, en développant en particulier des « « inhibitions »
contre les innovations » (Weber, 1995b, p. 25). Et Weber de conclure, en s’interrogeant :
« ne devons-nous pas considérer que la croyance en leur caractère « obligatoire » trouve
là un solide appui ? » (Weber, 1995b, p. 25-26). On ne trouve évidemment aucun
mécanisme chez Weber. Comme toujours, son raisonnement ne vaut qu’en tendance, i.e.
en termes de chances ou de probabilités. Selon lui, donc, un comportement régulier a des
chances non nulles (et en tout cas : supérieures à un comportement irrégulier) de
devenir un comportement obligatoire, même si cette évolution n’est absolument pas une
nécessité. Il faut par ailleurs souligner que les comportements réguliers sont rarement (là
aussi, le raisonnement ne vaut qu’en tendance) des comportements singuliers. Ils sont le
plus souvent partagés par une communauté, et ils le seront d’autant plus qu’ils sont
devenus obligatoires, ou au moins recommandés, tant il est vrai que l’on peine à
imaginer un individu parfaitement isolé sur qui pèseraient des obligations intangibles.
C’est donc là une première ligne d’argumentation. Les actions humaines
sont régulières. Cette régularité leur « éduque l’âme », et elle a de bonnes chances
d’engendrer la conviction que ces pratiques, régulières, ont quelque chose d’obligatoire.
Régulières et, tendanciellement, obligatoires, les lignes de comportements ont des
123
La place manque ici pour établir rigoureusement ces points. Sur l’anti-contractualisme de Weber, nous
renvoyons le lecteur aux passages explicites qu’il pourra trouver dans sa sociologie du droit (Weber, 1986,
chapitre 3 notamment). C’est sans doute dans la critique qu’il adresse à Stammler que Weber exprime le
plus nettement la primauté des pratiques (Weber, 2001). On en aura de nombreux exemples dans les
développements qui suivent.
321
chances non négligeables d’être partagées par une partie au moins des membres d’une
communauté.
L’autre
argument
de
Weber
fait
intervenir
une
hypothèse
supplémentaire. Pour Weber, le comportement n’est pas seulement régulier. Il doit aussi
(en particulier, note-t-il, dans le domaine économique) être adapté à son environnement,
c’est-à-dire à la fois au cours du monde et aux pratiques des autres acteurs, concurrents
ou partenaires. De cette hypothèse découle pour Weber une série d’implications. Pour
qu’un comportement régulier perdure et soit transformé en règle, il faut selon Weber
qu’il soit à peu près adapté à l’environnement dans lequel il est mis en œuvre. Si tel n’est
pas le cas et s’il est en concurrence avec d’autres formes de comportements, il a des
chances de disparaître. Autrement dit, même si la règle a un caractère arbitraire, il ne
faut pas perdre de vue qu’elle doit, pour Weber, avoir malgré tout une certaine forme
d’efficacité. On voit ici – ce point est important – comment, au sein du cadre général dessiné
par Wittgenstein, le raisonnement fonctionnaliste peut retrouver toute son efficacité. S’il
n’est ici qu’une étape du raisonnement, cet argument wébérien n’est en effet pas sans
rappeler celui de Hayek sur la sélection culturelle des règles. Pour Weber, le
comportement d’ego sera d’autant plus adapté à celui de ses vis-à-vis que la maxime
qu’il utilise pour régler son action est celle que mobilisent ses concurrents ou ses
partenaires (Weber, 1995a, p. 64). Autrement dit, un comportement régulier, nous dit
Weber, peut être à l’origine d’une règle s’il est adapté à son environnement, mais il a
d’autant plus de chances d’être adapté à son environnement que plusieurs acteurs
orientent objectivement leurs actions d’après une même maxime, et qu’ils peuvent le
constater. Cette adéquation des actions des uns à celles des autres peut prendre
différentes formes : soit tous agissent de la même manière (similarité), soit ils
parviennent à se coordonner les uns aux autres (coordination), soit ils parviennent à
prévoir l’action de leurs partenaires (anticipation)124.
124 On trouve chez Berger et Luckmann (1996) un développement qui détaille cette séquence que décrit
Weber. Berger et Luckmann proposent à leur lecteur d’imaginer une rencontre entre deux individus A et
B issus de mondes sociaux entièrement différents, et qui ne partagent par conséquent aucun réflexe
d’interprétation des comportements (des « typifications », dans leur vocabulaire). « Comme a et B
interagissent, et ce, de quelque façon que ce soit, des typifications seront produites très rapidement. A
observe B en train d’agir. Il attribue des motivations aux actions de B et, voyant que les actions se
répètent, typifie les motivations comme récurrentes. Comme B continue à agir, A est vite capable de se
dire : « Ah, il recommence » En même temps, A peut affirmer que B fait la même chose en fonction de
lui. A et B prennent en charge la réciprocité de la typification » (Berger et Luckmann, 1996, p. 81). Ces
322
Le jeu des hypothèses wébériennes permet de comprendre comment des
pratiques régulières peuvent aussi être des pratiques partagées. D’un côté, en effet, la
régularité engendre une « éducation intérieure de l’âme », et a de fortes chances de
revêtir un tour obligatoire. D’un autre côté, telle ou telle pratique régulière doit être
adaptée à l’environnement – elle risque sinon de disparaître. Or, une pratique qui suit
objectivement la même maxime que les partenaires ou que les concurrents a davantage
de chance de leur être adaptée qu’un cours d’action qui s’ordonne à des motivations
purement idiosyncrasiques. Nous comprenons ainsi, en suivant Weber, comment peut
émerger un consensus dans les pratiques. Comment ce consensus dans les pratiques
peut-il transformer une proposition en institution ?
B/ Comment un consensus dans les pratiques engendre-t-il une
institution ?
Pour aborder cette question, il est nécessaire de faire une brève halte afin
de prévenir les malentendus et de préciser les termes dans lesquels on la pose. Le risque
est grand, en effet, de s’imaginer en quête d’un seuil de percolation, celui où un nom,
une marque, un guide, deviendrait une institution. Une telle quête est nécessairement
condamnée à l’échec, ce que l’on saisit bien intuitivement : comment peut-on imaginer
repérer l’acte et le lieu de naissance d’une marque comme « Jean-Paul Gaultier » ou
« Karajan » ? Il ne faut pas tenter d’identifier un moment et un lieu, mais de dégager un
processus. Ainsi, il doit être bien clair que lorsque nous décomposons la séquence
wébérienne en deux moments – comment des pratiques peuvent-elles être partagées ?
comment ce consensus dans les pratiques peut-il engendrer une institution ? – cette
décomposition n’est pas une décomposition chronologique (l’un, puis l’autre), mais une
décomposition analytique : il faut bien répondre aux deux questions, mais les deux
« moments » peuvent se produire simultanément.
typifications partagées se traduisent par l’adoption de rôles, qui permettront aux deux acteurs de se caler
l’un part rapport à l’autre. Et Berger et Luckmann de conclure : « à ce niveau, on peut se demander ce que
les deux individus retirent de ce développement. Le gain le plus important consiste en la capacité pour
chacun de prédire les actions de l’autre. Parallèlement, leur interaction commune devient prévisible. Le
« et il recommence » devient un « et nous recommençons » » (Berger et Luckmann, 1996, p. 82).
323
De même, quand, en nous appuyant sur Wittgenstein, nous signalons
qu’un nom, une marque ou un guide ne peuvent devenir des institutions que pour autant
qu’il en ait été décidé ainsi par ceux qui en font usage, il est parfaitement clair qu’il est
impossible, dans la plupart des cas, d’identifier un acte qui pourrait correspondre à cette
décision et dont il faudrait alors rendre compte. Une décision délibérée et explicite est
manifestement absente d’un processus qui se joue sur un mode beaucoup plus
progressif, souterrain et implicite – le plus souvent, sans doute, d’ailleurs, à l’insu des
acteurs qui ne doivent pas avoir conscience d’être en train de créer une institution en
agissant comme ils le font.
Pour comprendre comment l’on peut passer d’un consensus dans les
pratiques à la mise en place d’une institution, le plus simple est peut-être de partir des
caractéristiques de l’institution que nous évoquions au début de cette troisième partie.
Ce qui fait d’un nom, d’une marque, d’un guide, etc., une institution, c’est la fonction
qui lui est assignée dans un ensemble de pratiques par un certain nombre d’individus. La
question de la genèse de l’institution, pour être correctement comprise, doit s’articuler
dans ces termes : comment une communauté d’individus en viennent-ils à faire jouer à
une même proposition le rôle spécifique dévolu à une institution, i.e. à s’en servir
comme d’une catégorie a priori intervenant comme cadre des descriptions et des
pratiques ?
Revenons donc aux acteurs, dont nous parlait Weber, qui partagent un
ensemble de pratique. Les comportements dont parle Weber sont des comportements
réguliers, souvent obligatoires. Ces comportements, le plus souvent, ne se déroulent pas
conformément à un schéma délibératif qui les verrait poser les problèmes, les réfléchir,
et décider à l’issue de cette phase de réflexion. Ils sont au contraire quotidiens,
routiniers, et les acteurs qui les adoptent y engagent le plus souvent une série de
principes et de repères qu’ils tiennent pour acquis et qu’ils ne remettent pas en cause : ils
agissent en s’y adossant, tout simplement. Comme, pour les raisons que nous avons
détaillées plus haut (l’obligation et l’efficacité), ces comportements ne sont pas le fait
d’acteurs isolés mais qu’ils sont partagés au sein d’un collectif, alors on comprend que si
de nombreux individus agissent ainsi de manière routinière, en se fiant par exemple à
des guides, à des noms ou à des marques, ils leur font jouer, de facto, le rôle d’institutions.
324
On objectera que Weber ne nous parle pas ici de la genèse des institutions,
mais seulement de leur mobilisation. Pour comprendre comment le raisonnement de
Weber peut servir pour soulever la question de la genèse, prenons un exemple. Devant
le caractère erratique des éditions de disques classiques, les principaux guides d’achat de
disques classiques ont cessé, depuis une dizaine d’années, d’être actualisés. Imaginons
qu’un nouveau guide soit néanmoins publié. Il n’est évidemment pas une institution lors
de sa parution, puisque personne ne pouvait l’utiliser pour guider ses achats. Les
consommateurs de disques classiques qui cherchent à disposer d’un bilan global des
propositions discographiques, jusqu’ici, étaient démunis. Certains vont tout de suite
l’utiliser comme une institution,
i.e., vont suivre inconditionnellement ses
recommandations. D’autres vont le tester (par exemple en vérifiant, pour des œuvres
dont ils connaissent la discographie, que les hiérarchies établies par le guide leur
semblent fiables) : certains s’en détourneront, d’autres l’adopteront pour faire leur choix.
Si les consommateurs, dans leurs pratiques, sont suffisamment nombreux à adopter le
guide comme une institution (et sans doute également sous d’autres conditions, que l’on
peut imaginer, que le guide soit bien reçu par la presse spécialisée, e.g.), alors d’autres
acteurs commenceront, eux aussi, de l’utiliser ainsi. Par exemple, les vendeurs le
mettront en libre accès aux rayons classiques, ou useront de l’argument pour vanter telle
version à un client hésitant ; les éditeurs de disque ajouteront un sticker à celui qu’ils
collaient sur leur pochette, évoquant la nouvelle note de ce nouveau guide. La
dynamique de la genèse qui se crée n’est en rien différente, dans ses ressorts, de celle de
la mobilisation des institutions. On peut simplement dire que si les repères mobilisés pour
décrire et pour agir sont utilisés comme une institution pour la première fois, alors on peut dire que l’on
a assisté à la naissance d’une institution, naissance dont on comprend qu’il est vain de vouloir
repérer et la date, et le lieu.
Le principal intérêt de ce schéma très simple revient à décentrer notre
regard. Nous pouvions nous sentir tenus de repérer un seuil de percolation, et nous
voyons qu’une telle entreprise est non seulement chimérique, mais qu’elle est dérisoire.
En effet, c’est en fonction de l’usage qui en est fait qu’on peut dire d’un nom ou d’une
proposition qu’il est une institution. Dès lors que ce nom est utilisé comme le cadre
d’une description ou d’une pratique (et non comme une hypothèse sujette à révision)
par une communauté, il est une institution. C’est dire que sa naissance a quelque chose
325
d’imperceptible et de progressif ; c’est dire aussi que sa survie dépend directement de la pratique de
ceux qui l’utilisent, et que, par conséquent, la reconduction de l’institution est un processus
permanent.
Mais il ne faut pas en déduire que, pour cette raison, l’institution serait
beaucoup plus fragile qu’elle n’en a l’air. Ce n’est pas, en effet, parce qu’elle repose sur
un processus continué qu’elle est toujours remise en cause – il se peut tout à fait que la
remise en cause du processus qui la reconduit soit des plus improbables. Plus
précisément, si l’on devait s’en tenir là, une telle présentation serait doublement
incomplète. D’abord, parce qu’elle laisse penser que la dynamique de création des
institutions méconnaît les dynamiques collectives, comme si l’institution (qui n’existe
que dans un groupe) pouvait naître de pratiques entièrement indépendantes les unes des
autres. On peut au contraire faire l’hypothèse que l’on est d’autant plus fondé à user de tel ou
tel nom comme d’une institution que l’on n’est pas seul à le faire et que l’on peut le constater. Ensuite,
il ne faut pas déduire du fait que le caractère institutionnel d’un nom dépend de l’usage
qui en est fait que l’acteur est parfaitement libre de décider de cet usage, tout au
contraire. Il existe en effet un ensemble de dispositifs qui portent l’acteur à perpétuer cet usage,
qu’ils renvoient à l’apprentissage qu’il en a fait, à la routine et au confort qu’elle lui
procure, à l’adéquation que cet usage rend possible avec les comportements de ceux qui,
eux-aussi, s’y conforment, etc.. Ce sont sur ces mécanismes et sur ces dispositifs que
nous allons maintenant nous arrêter.
C/ Les mécanismes de l’institutionnalisation
1. Institution et spécularité
Selon toute vraisemblance, seuls quelques acteurs commencent d’abord à
agir en faisant jouer un rôle institutionnel à tel nom ou à telle proposition. Il est possible
que, progressivement, le cercle de ceux qui l’utilisent ainsi s’accroissent et qu’une
communauté de plus en plus large en vienne à se servir de ce nom ou de cette
proposition comme d’une institution. Le fait, pour un individu, de faire jouer à tel nom
326
ou telle proposition un rôle d’institution n’est, à l’évidence, nullement indépendant du
rôle que lui font jouer ces vis-à-vis, partenaires ou concurrents. On peut en effet
imaginer que, sous certaines conditions, le fait que d’autres acteurs qu’ego utilisent tel
nom comme une institution peut pousser ego à faire de même.
Il est ainsi fréquent de souligner le rôle des dynamiques spéculaires dans
l’engendrement des institutions. Cette dynamique spéculaire peut se jouer dans des
cadres contrastés. Elle peut l’être, comme chez Hubert et Mauss, dans l’effervescence
affective qui préside, selon eux, à l’institutionnalisation du mana. Ils notent en effet que
« même les rites les plus vulgaires, qui s'accomplissent le plus machinalement,
s'accompagnent toujours d'un minimum d'émotions » (Hubert et Mauss, 1985, p. 123),
tout en précisant que ces émotions sont toujours collectives : « Derrière Moïse qui tâte
le rocher, il y a tout Israël et, si Moïse doute, Israël ne doute pas ; derrière le sourcier de
village qui suit son bâton, il y a l'anxiété du village en quête de sources. » (Hubert et
Mauss, 1985, p. 124). La description qu’ils donnent d’un rite positif où l’ensemble des
acteurs se retrouvent pris dans une transe commune permet de préciser en quoi ces
attentes et ces émotions collectives sont susceptibles d’imputer le caractère mana à tel
rite ou à tel objet. « Il arrive que le groupe tout entier, notent-ils, se mette en
mouvement. Le chœur des spectateurs ne se contente plus d'être un acteur muet. Au rite
négatif de magie publique s'ajoutent, dans ces mêmes sociétés malayo-polynésiennes,
des rites publics de magie positive. Le groupe poursuit, par son mouvement unanime,
son but unique et préconçu. (…) Tout le corps social est animé d'un même mouvement.
Il n'y a plus d'individus. Ils sont, pour ainsi dire, les pièces d'une machine ou, mieux
encore, les rayons d'une roue, dont la ronde magique, dansante et chantante, serait
l'image idéale, probablement primitive, certainement reproduite encore de nos jours
dans les cas cités, et ailleurs encore. Ce mouvement rythmique, uniforme et continu, est
l'expression immédiate d'un état mental où la conscience de chacun est accaparée par un
seul sentiment, une seule idée, hallucinante, celle du but commun. Tous les corps ont le
même branle, tous les visages ont le même masque, toutes les voix ont le même cri ;
sans compter la profondeur de l'impression produite par la cadence, la musique et le
chant. A voir sur toutes les figures l'image de son désir, à entendre dans toutes les
bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté, sans résistance possible, dans
la conviction de tous. Confondus dans le transport de leur danse, dans la fièvre de leur
agitation, ils ne forment plus qu'un seul corps et qu'une seule âme. C'est alors seulement
327
que le corps social est véritablement réalisé. Car, à ce moment, ses cellules, les individus,
sont aussi peu isolées peut-être que celles de l'organisme individuel. Dans de pareilles
conditions (qui, dans nos sociétés, ne sont plus réalisées, même par nos foules les plus
surexcitées, mais que l'on constate encore ailleurs), le consentement universel peut créer
des réalités. Toutes ces femmes dayaks qui dansent et portent des sabres sont, en fait, à
la guerre; elles la font ainsi et c'est pour cela qu'elles croient au succès de leur rite. Les
lois de la psychologie collective violent ici les lois de la psychologie individuelle. Toute la
série des phénomènes, normalement successifs, volition, idée, mouvement musculaire,
satisfaction du désir, deviennent alors absolument simultanés. C'est parce que la société
gesticule que la croyance magique s'impose et c'est à cause de la croyance magique que la
société gesticule. On n'est plus en présence d'individus isolés qui croient, chacun pour
soi, à leur magie, mais en présence du groupe entier qui croit à la sienne. » (Hubert et
Mauss, 1985, p. 126-127).
Sans doute, les états d’effervescence collective décrits par Hubert et
Mauss ont-ils quelque chose d’exceptionnels : l’homogénéité des situations individuelles
et le fonctionnement organique de corps social (« Il n'y a plus d'individus. Ils sont, pour
ainsi dire, les pièces d'une machine ou, mieux encore, les rayons d'une roue »),
constituent à l’évidence un cas extrême. Mais le mécanisme spéculaire qu’ils décrivent
n’a pas nécessairement besoin de ces traits extrêmes pour jouer. Ce qui donne aux
représentations d’ego une force singulière, c’est le fait qu’il voit l’autre faire et penser la
même chose que lui : « à voir sur toutes les figures l'image de son désir, à entendre dans
toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté, sans résistance
possible, dans la conviction de tous. » (Hubert et Mauss, 1985, p. 126).
Ce qui ici
fonde la force d’une sensation ou d’une proposition, ce n’est donc pas sa vérité, c’est le
fait qu’elle soit tenue pour vraie par tous et qu’elle soit partagée ; et il n’est pas besoin
que ce partage s’effectue dans les opinions, il faut qu’il s’éprouve, dans des pratiques.
Si l’effervescence n’est pas nécessaire, une autre condition l’est en
revanche : la publicité. Pour qu’ego trouve dans les convictions et les pratiques de ces
vis-à-vis une validation ou un encouragement à faire jouer un rôle institutionnel à tel ou
à telle proposition, il faut qu’ego puisse les constater, qu’il soit en mesure de les
connaître. Dans la situation décrite par Hubert et Mauss, le dispositif qui assure la
publicité des pratiques a quelque chose d’extrêmement rudimentaire : la connaissance
que chacun a de tous et que tous ont de chacun repose sur la coprésence des acteurs.
328
Mais des dispositifs plus sophistiqués (plus « équipés ») peuvent être mis en place : les
palmarès des ventes n’en sont qu’un exemple, qui permettent de s’assurer que le rôle que
l’on fait jouer à un nom propre au moment d’acheter, par exemple, « le dernier Fred
Vargas », est validé par le fait que nombre de lecteurs ont déjà procédé à cet achat.
Les caractéristiques des moments spéculaires qui favorisent l’avènement
d’une institution peuvent prendre un tour nettement moins affectif que ce que l’on
rencontrait chez Hubert et Mauss. Ils peuvent même prendre un tour parfaitement
rationnel, comme le montrent les arguments de la théorie des jeux qui montrent
comment le savoir commun (« common knowledge ») peuvent être au principe de
conventions partagées sur la base d’une double hypothèse : une hypothèse de rationalité
et une hypothèse de spécularité. En s’appuyant sur les travaux de Schelling (1986), Lewis
(1969) tente ainsi de comprendre comment des conventions partagées peuvent être
mobilisées par des acteurs rationnels sans qu’elles soient garanties par un tiers coercitif.
Il faut, pour le comprendre poser que les raisons d’agir des acteurs se réduisent à deux
motifs : un désir individuel de se conformer à la régularité R, et une croyance que les
autres se conforment à R alors qu’il existe une alternative R’. Pour que cette raison d’agit
puisse se faire jour, il faut qu’il existe une connaissance commune qui prête à R une
supériorité aux alternatives possibles – supériorité qui n’est bien sûr pas indépendante de
la conformité de tous à cette régularité R. Comme l’explique De Larquier et al. (2001), il
est essentiel que la connaissance commune rende public le choix (…) des acteurs de
suivre R, afin que chacun infère la rationalité de se conformer à R » (p. 75). Le processus
repose donc sur ce que Dupuy (1989) nomme une « spécularité itérative », qu’il définit
comme l’acte mental par lequel un esprit humain se met à la place d’un autre : chaque
joueur sait qu’il est rationnel, il sait que l’autre l’est aussi et qu’il sait qu’il le sait, qu’il sait
aussi que lui l’est également, et qu’il sait aussi que l’autre sait que lui le sait, etc. Le savoir
commun désigne la situation où cette spécularité est infinie. Sous certaines conditions,
note Lewis (1993), cette spécularité institue un savoir partagé et stable : « si quelqu'un
essaie de reproduire le raisonnement d’un autre, en intégrant éventuellement la
reproduction que l’autre fait de son propre raisonnement (…), le résultat se traduira par
un renforcement plutôt que par un bouleversement de ses attentes de conformité à R »
329
(p. 12)125. A l’hyper-affectivité du corrobori maussien répond l’hyper-rationalité de
l’acteur du théoricien des jeux, mais la dynamique spéculaire, quelles que soient les
spécificités des raisonnements dans lesquels on la mobilise, est susceptible de porter des
acteurs à faire jouer le même rôle aux mêmes propositions.
La description de la dynamique spéculaire qui peut être au principe de
l’engendrement de conventions permet par ailleurs de se prémunir à nouveau contre
l’illusion de l’identification d’un moment fondateur, unique et auto-suffisant, des
institutions. Celles-ci ne perdurent que pour autant qu’elles continuent d’être utilisées
comme telles. La reconduction de cet usage peut évidemment, par ailleurs, être garantie
ou provoquée par un ensemble de mécanismes ou de contraintes. Hubert et Mauss
décrivent ainsi comment les actes et les pratiques magiques s’inscrivent dans une
trajectoire circulaire dans laquelle la magie engendre et réactive son propre fondement
en appelant les pratiques qui la rendent possible. Ils expliquent ainsi que « la magie s'est
souvenue, tout le long de son existence, de son origine sociale. Chacun de ses éléments,
agents, rites, et représentations, non seulement perpétue le souvenir de ces états
collectifs originels, mais encore donne lieu à leur reproduction sous une forme atténuée.
Tous les jours, la société ordonne, pour ainsi dire, de nouveaux magiciens, expérimente
des rites, écoute des contes inédits, qui sont toujours les mêmes. Pour être à chaque
instant interrompue, la création de la magie par la société n'en est pas moins continuée.
Sans cesse se produisent, dans la vie commune, de ces émotions, de ces impressions, de
ces impulsions, d'où est sortie la notion de mana. (…) D'autre part, tout ce qui est
magique est efficace, parce que l'attente de tout un groupe donne aux images que cette
attente suscite, comme à celle qu'elle poursuit, une réalité hallucinante. (…) Le monde
du magique est peuplé des attentes successives des générations, de leurs illusions
tenaces, de leurs espoirs réalisés en recettes. Il n'est au fond que cela, mais c'est ce qui lui
confère une objectivité bien supérieure à celle qu'il aurait, s'il n'était qu'un tissu d'idées
individuelles fausses, une science primitive et aberrante. » (Hubert et Mauss, 1985, p.
132). Si l’on suit l’intuition d’Hubert et Mauss, on peut ainsi poser l’hypothèse que non
125
La question de savoir si cette diffraction infinie des regards croisés est vraisemblable embarrasse
évidemment beaucoup les théoriciens des jeux, puisque c’est elle qui fonde la possibilité de combiner
rationalité parfaite des comportements et émergence des institutions (cf. Dupuy (1989), de Larquier et al.
(2001)). Comme nous nous en sommes expliqués dans un précédent chapitre, ces débats ne concernent
que marginalement le sociologue dès lors qu’il n’adosse pas son raisonnement à une conception de
l’action intégralement modélisée.
330
seulement la fondation des institutions est perpétuellement continuée et qu’il est vain, à
ce titre, de leur chercher une origine assignable d’où leur force découlerait une fois pour
toutes, mais aussi que dans leur usage même repose les conditions de leur reconduction :
plus une catégorie est utilisée comme une institution, plus elle apparaît telle et plus on
pourra se sentir fondé à en user de la sorte.
2. Apprentissage et institutionnalisation
Nous avons vu plus haut que si l’on veut saisir pourquoi un acteur suit
une règle, il faut le plus souvent revenir à la manière dont cet acteur a été dressé à le
faire. Autrement dit, au niveau individuel, la genèse de l’institution se joue dans le
processus par lequel un individu apprend à l’utiliser126. Mais l’apprentissage peut aussi
intervenir pour expliquer pourquoi tel nom ou telle proposition en vient à exister
comme une institution au niveau collectif.
On peut en avoir une première appréhension de manière intuitive, en
soulignant qu’il est bien rare que ce qui est transmis à un individu ne le soit qu’à cet
individu et que, par conséquent, les institutions sont souvent transmises comme telles à
une communauté d’acteurs qui, plus tard, useront de ces noms ou de ces règles en leur
faisant jouer le rôle d’institutions. Mais la dynamique attachée à l’apprentissage peut se
décrire plus complètement en suivant les remarques de Berger et Luckmann (1996).
Reprenons le raisonnement que nous évoquions plus haut127. Deux individus A et B,
issus de mondes qui s’ignorent, en viennent à interagir de manière suivie. Ils
développent des anticipations et des interprétations croisées et stabilisées, et des rôles
qui correspondent à ces « typifications ». Ces typifications croisées peuvent donner
126
Fauconnet et Mauss écrivent ainsi que « chaque individu trouve [ces habitudes] déjà formées et
comme instituées, puisqu’il n’en est pas l’auteur, puisqu’il les reçoit du dehors, c’est donc qu’elles sont
préétablies. Qu’il soit ou non défendu à l’individu de s’en écarter, elles existent déjà au moment où il se
consulte pour savoir comment il doit agir ; ce sont des modèles de conduites qu’elles lui proposent. Aussi
les voit-on pour ainsi dire, à un moment donné, pénétrer en lui du dehors. Dans la plupart des cas, c’est
par la voie de l’éducation, soit générale, soit spéciale, que se fait cette pénétration. (…) L’éducation est
précisément l’opération par laquelle l’être social est surajouté en chacun de nous à l’être individuel, l’être
moral à l’être animal (…). Ces observations nous fournissent une caractéristique du fait social beaucoup
plus générale que la précédente : sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouve
préétablies et dont la transmission se fait le plus généralement par la voie de l’éducation » (Fauconnet et
Mauss, 1971, p. 16).
127 Cf. supra, note 124.
331
naissance à un ordre institutionnel qui, selon Berger et Luckmann, demeure relativement
flexible : ils expliquent ainsi expliquent ainsi qu’ « aussi longtemps que les institutions
naissantes sont construites et maintenues uniquement dans l’interaction entre A et B,
leur objectivité reste ténue, facilement modifiable, presque badine (…). Pour parler un
peu différemment, on peut dire que le décor routinier de l’activité de A et de B reste
équitablement accessible à une intervention délibérée de A et de B. Bien que les
routines, une fois établies, portent en elles une tendance à persister, la possibilité de leur
changement ou de leur suppression reste à portée de la conscience. (…) Qui plus est,
comme ils ont eux-mêmes formé ce monde tout au long d’une vie partagée dont ils
peuvent se souvenir, le monde ainsi formé leur apparaît comme pleinement transparent.
Ils comprennent le monde qu’ils ont eux-mêmes produit. » (Berger et Luckmann, 1996,
p. 84).
Imaginons maintenant, comme le font Berger et Luckmann, que ces
deux individus s’entendent très bien, et qu’ils décident d’avoir des enfants. Dès lors,
l’ordre institutionnel qu’A et B avaient commencé de construire et qui existait, selon les
termes de Berger et Luckmann, in statu nascendi, cet ordre connaît une transformation
qualitative128. Cet ordre est en effet transmis à d’autres, qui ne l’on pas créé mais qui en
héritent. La transmission d’un ordre institutionnel, jusqu’ici relativement malléable et
transparent, va introduire une rupture qualitative dans son histoire. En effet, parce qu’il
est transmis (et, dès lors, imposé) à des acteurs qui ne l’on pas construit, « l’objectivité
du monde institutionnel « s’épaissit » et « se durcit », non seulement pour les enfants
mais aussi, par un effet de miroir, pour les parents. Le « on recommence » devient
maintenant « voici comment ces choses sont faites ». Un monde ainsi considéré atteint à
une fermeté dans la conscience » (Berger et Luckmann, 1996, p. 84-85).
128
On trouve, dans la littérature issue de la théorie des jeux et notamment dans les travaux de Schelling,
une autre manière de souligner le caractère central de l’apprentissage dans l’émergence d’un savoir
commun. L’apprentissage est en en effet l’une des principales hypothèses permettant d’expliquer pourquoi
des acteurs engagés dans un jeu de coordination dégagent progressivement un point focal (comme le
rappellent De Larquier et al., 2001, p. 135, n. 1), les autres hypothèses qui permettent de l’expliquer sont la
communication préliminaire, la prophétie auto-réalisatrice ou le point focal évident) : cf. notamment
Crawford et Haller (1990), Goyal et Jensen (1996), Kramarz (1996, 1997). Si l’on suit les critiques de De
Larquier et al. (2001), toutefois, il semble que ces travaux ne parviennent pas à échapper au cercle
tautologique selon lequel, pour inférer ses actions présentes à partir de l’observation des résultats
antérieurs du jeu, il faut respecter une règle de sélection des stratégies qui doit, par conséquent, être déjà
donnée en amont : où l’on retrouve l’idée selon laquelle, pour exister, une convention doit s’appuyer sur
une autre convention…
332
« Enseignez-nous les mathématiques, vous les aurez fondées », répond
Wittgenstein à ceux qui cherchent à dégager le « socle » sur lequel reposeraient les
mathématiques ou les « objets » auxquels elles seraient rattachées. L’apprentissage ne
joue donc pas seulement en tant que mécanisme permettant d’expliquer la genèse
individuelle des institutions, mais intervient aussi, de manière décisive, dans leur fabrique
collective. C’est dire toute l’importance que doit recouvrir l’analyse de la formation des
capacités marchandes des acteurs car c’est là que se joue pour une bonne part la
compréhension de l’origine et de l’efficacité des institutions. Le rôle central de
l’apprentissage permet par ailleurs de mettre en évidence le fait que la communauté des
acteurs qui utilisent les institutions ne se déploie pas dans un espace purement
horizontal. Si certains, en effet, peuvent imposer à d’autres, par l’apprentissage, l’usage
de leurs institutions, c’est que cette communauté est traversée de rapports de
domination sur lesquels nous allons maintenant nous arrêter.
3. Les entrepreneurs d’institution : le juge et le prophète
Pour commencer d’illustrer les logiques de domination à l’œuvre dans les
processus d’institutionnalisation, on peut suivre la typologie sommaire des entrepreneurs
de morale proposée par H.S. Becker (1985), dans laquelle il distingue les créateurs de
normes et ceux qui les font appliquer. En l’espèce, nous pouvons rabattre cette
typologie sur les deux figures qui, si l’on suit Weber, interviennent dans le processus de
création du droit : celle du prophète et celle du juge.
On a vu que, pour Weber, la règle naît du régulier. Plus précisément, ce
que nous avons nommé une institution repose, chez Weber, sur une régularité des
pratiques. Comment, dans ces conditions, comprendre l’irruption de nouvelles
institutions ? On sait que, pour Weber, la rupture de l’ordre traditionnel ne peut, selon
lui, obéir qu’à une logique : celle qui voit surgir un individu charismatique dont les
caractéristiques exceptionnelles viennent bouleverser l’ordre existant et qui lui substitue
un nouvel ordre. C’est cette dynamique charismatique qui retient à nouveau Weber dans
son explication de la genèse de nouvelles formes de droit. Il le souligne à plusieurs
333
reprises (cf. par exemple Weber, 1986, p. 125 et sq. ; 1995a, p. 73 ; 1995b, p. 26 et sq.) :
c’est le prophète qui est capable de briser les ordres anciens et de leur en substituer de
nouveau.
La pièce décisive de la chaîne causale décrite par Weber se situe dans
l’interprétation que les acteurs confrontés à l’individu charismatique donnent de son
intervention. Il faut, selon ses termes, repérer les « formes psychologiques » que sont
susceptibles de prendre les « influences capables de surmonter la paresse » (Weber,
1995b, p. 26) des individus routinisés. Weber distingue deux formes principales
d’influence : l’inspiration et l’intuition. L’inspiration désigne le fait que des individus
acceptent de rompre avec leurs habitudes parce qu’ils intériorisent, en suivant
l’enseignement du prophète ou de ses disciples, l’idée qu’ils doivent désormais se
comporter autrement et adopter d’autres maximes pour guider leurs actions. L’intuition,
quant à elle, est une forme d’influence renvoyant à des phénomènes d’empathie. Les
individus « paresseux » font une expérience proche de celle du prophète ou de ses
disciples, ils la font leur ainsi que les implications que le prophète en tire.
Les premières ruptures avec l’ordre institutionnel se jouent donc,
d’abord, à l’échelle de chaque individu. Mais ces ruptures individuelles se composent
pour engendrer, à l’échelle de la communauté toute entière, un déplacement d’ensemble.
En effet, note Weber, se fait progressivement jour un comportement partagé par
l’ensemble des individus qui composent la communauté, comportement qui est
directement en rapport avec le prophète. Ces comportements, s’ils permettent la
coordination des membres de la communauté et s’ils sont adaptées « aux conditions
extérieures de la vie », perdurent, se stabilisent, et entrent dans le cycle
d’institutionnalisation que nous décrivions plus haut. On peut évidemment imaginer que
d’autres mécanismes que ceux qu’identifie Weber puisse être à l’œuvre pour expliquer
pourquoi la rupture introduite par le prophète est reconduite par les acteurs. On peut
penser, par exemple, qu’à côté de « l’inspiration » et de « l’intuition », le calcul rationnel
puisse également avoir sa place. Sans être nullement convaincu de la justesse des
propositions du prophète et sans entrer avec lui en empathie, un acteur peut adopter les
catégories de pensée qu’il promeut car elles sont reconnues par le plus grand nombre, et
qu’elles sont par conséquent susceptibles, par exemple, de maximiser ses chances de
profit. On peut assimiler l’irruption de Parker sur la scène viticole bordelaise comme
celle d’un prophète venant déplacer les équilibres traditionnels qui y avaient cours.
334
Comme le montre Chauvin (2005), Parker joue un rôle déterminant dans la définition
des stratégies de certains producteurs. Certains se positionnent par rapport à ces critères,
en modifiant par exemple leurs techniques de vinification, non parce qu’ils ont été
« éduqués » à le faire, ou parce qu’ils ont fait leur le palais ou les goûts de Parker, mais
par simple calcul rationnel : parce que les vins boisés, puissants et charnus se vendent
mieux et plus chers (surtout si Parker les a reconnus tels), alors il peut être rationnel de
se conformer à ses standards.
Il faut par ailleurs relativiser la position que Weber reconnaît au
prophète. Pour Weber, en effet, toute innovation dans l’ordre juridique prend
nécessairement la forme d’une rupture, par laquelle on voit un individu charismatique
rompre avec l’ordre institutionnel routinisé et lui substituer un nouveau système de
règles, que les acteurs font leur, en l’occurrence, via l’inspiration et l’intuition. Nous
avons vu plus haut, pourtant, que la création de nouvelles institutions pouvait obéir à
une logique beaucoup plus incrémentale. En effet, la solidarité dynamique des
institutions, telle qu’elle se dégage de la lecture de la philosophie des mathématiques de
Wittgenstein, montre que si l’on peut s’attacher à repérer des figures de prophète qui
peuvent bouleverser un ordre existant comme ce fut le cas de Parker, il est tout aussi
décisif de s’arrêter sur les processus d’engendrement de nouvelles marques ou
réputations à partir de marques ou de réputations anciennes et conformément à des
principes que l’analyse doit mettre au jour.
La seconde figure importante qui retient l’attention de Weber est celle du
juge. Pour rendre compte de l’activité du juge, Weber, à nouveau, ne part pas des règles
mais des pratiques. Il ne faut en effet pas voir le juge, avance-t-il, comme celui qui
applique une norme qui lui pré-existerait, mais comme celui qui peut faire d’un principe
une règle, i.e. qui peut transformer une proposition en institution. Le juge se voit
reconnaître par le groupe le pouvoir de trancher un litige ou d’arbitrer un différend.
Dans sa pratique, le juge établit la norme dans toute sa généralité en ce que la maxime
qui motive son jugement ne s’applique pas seulement au cas qu’il juge, mais est au
contraire susceptible d’être appliqué à d’autres situations. Weber explique ainsi que
« dans le droit anglais, l’importance du jury explique que maintes règles pratiquement
depuis longtemps en vigueur, n’acquièrent que petit à petit la dignité de normes
juridiquement valables. Ce n’est que dans la mesure où le juge sort de l’incognito des
335
éléments du verdict qui se trouvent mélangés à la question de fait pour en faire les
principes du jugement, qu’ils deviennent des composants du droit en vigueur » (Weber,
1986, p. 127).
On pourra objecter que le cas que nous avons choisi de privilégier dans
nos développements est précisément celui où fait défaut le tiers coercitif, ce qui fonde le
pouvoir du juge de faire ainsi une institution. Mais c’est oublier que la figure du juge
n’est qu’un cas limite (et particulièrement clair) sur un continuum peuplé d’autres
acteurs qui, eux aussi, se voient reconnaître le pouvoir de distinguer le vrai du faux, le
juste de l’injuste, le bien du mal, le beau du laid, etc., sans qu’ils s’appuient
nécessairement sur un pouvoir coercitif. C’est le cas de tous ces acteurs que l’on peut
rapprocher des entrepreneurs de morale dont parle Becker, critiques et « prescripteurs »
en tous genres, dont les sentences ne s’appuient pas sur un appareil répressif mais sur
une force institutionnelle dont ils peuvent user pour instituer un ordre qui,
conformément à ce que nous avons vu plus haut, devra à son tour faire l’objet d’une
reconnaissance dans les pratiques pour acquérir une force institutionnelle. Lorsque
Pierre Restany rassemble dans ses écrits les démarches esthétiques disparates d’Armand,
de César, de Klein et de quelques autres pour les regrouper sous l’étiquette de
« nouveaux réalistes », cette catégorie n’est qu’une proposition et n’organise nullement
un monde de l’art bien plus articulé, à l’époque, sur l’opposition de l’abstraction et de la
figuration – césure que transcendent, précisément, les nouveaux réalistes. C’est lorsque
cette catégorie devient l’un des repères organisateurs du monde de l’art (et l’autorité de
Restany n’est pas pour rien dans cette transformation, même si elle ne fait pas tout :
après tout, Restany a écrit bien d’autres choses qui furent moins structurantes…) qu’elle
devient une institution.
Tout l’enjeu de l’enquête empirique est évidemment de recenser les
conditions de possibilité d’une telle intervention « judiciaire ». Certaines des notations de
Weber permettent d’en dégager quelques-unes, qu’il donne pour très générales – dans
un cadre « rationnel-légal » faudrait-il ajouter. On peut dire du juge qu’il contribue à faire
d’une proposition une institution en la mobilisant dans un jugement. Deux éléments,
selon Weber (1986, p. 122-123), contribuent à rendre cette décision irréversible.
D’abord, le fait que les décisions s’inscrivent dans un cadre rationnel et qu’il est délicat
d’argumenter rationnellement que deux cas similaires puissent être traités différemment
(Weber, 1986, p. 123). Par ailleurs, le fait que cette décision soit publique et qu’elle
336
puisse devenir l’objet de discussions contribue à la fossiliser : elle circule, se déprend de
son contexte d’origine et en acquiert une existence indépendante.
Ces différentes pistes, nous l’avons dit, n’ont pas vocation à dresser un
panorama exhaustif des mécanismes qui peuvent présider à la transformation d’un nom
en institution. Elles n’ont de valeurs qu’indicatives, et doivent être complétées par une
exploration empirique qui permette de préciser les mécanismes qui les fondent et de
préciser leurs conditions de possibilité. On peut à cet égard tenter de dégager plus
systématiquement certains des axes de recherche que l’on peut déduire des
développements qui précèdent.
1/ Répétons tout d’abord le premier, et sans le principal d’entre eux : pour
repérer la genèse d’une institution, il faut avant tout se concentrer sur l’usage qui en est
fait, il faut donc s’attacher à décrire les pratiques qui les engagent. Sans doute faut-il
décrire le processus qui préside au choix d’un nom, à la définition d’une marque, au
choix d’un logo ; mais il faut surtout comprendre comment ce nom, cette marque ou ce
logo se sont imposés dans les pratiques de l’ensemble des acteurs du marché
(producteurs, partenaires, concurrents, consommateurs) comme un repère permettant
d’ordonner l’hétérogénéité du monde ou de définir des stratégies, comme d’une échelle
dont on use pour positionner les acteurs ou les pratiques du marché, comme une
catégorie partagée, en un mot, qui intervient dans les discours et les pratiques pour les
rendre possibles.
2/ S’intéresser aux pratiques impose, nous l’avons vu, de mettre au centre de
l’enquête l’apprentissage qui fonde les capacités des acteurs. Cet apprentissage permet,
nous l’avons vu, de repérer comment, au niveau individuel, les acteurs en viennent à
user d’un nom comme d’une institution ; il permet aussi de comprendre comment cette
institution s’impose au sein d’un collectif. Insister sur l’apprentissage ne signifie
évidemment pas qu’il faille se concentrer sur la socialisation primaire des individus, ou
sur les situations qui lui sont a priori expressément dédiés. L’apprentissage, au contraire,
doit être approché comme un processus avant tout pratique, fait d’essais et d’erreurs, et
peut par conséquent se saisir comme l’une des dimensions d’une pratique évolutive. La
question de savoir quel est le part de la socialisation primaire ou secondaire, de
337
l’apprentissage formelle ou de l’apprentissage sur le tas doit demeurer ouverte : c’est une
question empirique, et il est, à ce stade, beaucoup trop tôt pour imaginer pouvoir y
répondre autrement que par une pétition de principe.
3/ L’attention portée à l’apprentissage et aux pratiques ne doit par ailleurs faire
oublier que les propositions éligibles au rang d’institution ont des caractéristiques qui
sont susceptibles de peser également sur le processus d’institutionnalisation. Dans son
évocation du rôle du juge, Weber souligne ainsi que la rationalité d’une décision
contribue à la rendre irréversible. Mais il est tout aussi évident que des décisions qui ne
se fondent pas sur une logique rationnelle-légale peuvent également devenir irréversible.
Quelles sont les propriétés qui, dans l’un et l’autre cas, président à la fossilisation de
l’institution ?
4/ Nous avons vu par ailleurs que les phénomènes spéculaires pour effet de
provoquer ou de renforcer les propensions à user d’un nom ou d’une marque comme
d’une institution. Compte tenu de la place privilégié qu’occupe ce mécanisme, il
convient d’en préciser les formes et les conditions de possibilité. Il faut, en particulier,
apprécier si ce constat est nécessairement et toujours vérifié et, dans le cas contraire,
dans quel cas il peut l’être. On peut à cet égard risquer ici une hypothèse. Poser, sans
plus de précision, que les phénomènes spéculaires ont toujours un effet positif revient à
saisir la société comme un groupe homogène et dépourvu de segmentations internes.
Or, on peut imaginer que certaines dynamiques spéculaires positives (mes pratiques sont
renforcées par celles, identiques, de ceux qui me sont proches) peuvent être redoublées
de dynamiques spéculaires négatives (mes pratiques sont renforcées par celles, opposées,
de ceux qui me sont opposés). Berger et Luckmann insistent ainsi sur le fait que si les
institutions sont susceptibles d’entrer en conflit les unes avec les autres, c’est
notamment parce qu’elles sont portées par des groupes disjoints et éventuellement pris
dans des rapports conflictuels. Les phénomènes spéculaires pourraient ainsi se heurter à
une limite évidente, i.e. à la frontière des groupes au sein desquels ils se déroulent. Le jeu
des regards diffractés n’est alors pas seulement borné, il est considérablement
complexifié : l’enjeu serait alors de repérer comment les segmentations de la société sont
susceptibles de peser sur les dynamiques spéculaires qui s’y font jour.
338
5/ Mais l’élucidation des conditions sous lesquelles ces phénomènes spéculaires
peuvent jouer ne se limite pas à l’exploration des liens qui peuvent lier la forme des
groupes sociaux et leurs institutions ou, pour le dire autrement, entre morphologie et
pensée collective. Elle renvoie aussi à l’analyse des dispositifs de publicisation, dont on
se doute qu’ils sont loin de se limiter aux situations de face-à-face décrits par Hubert et
Mauss. C’est la technologie de cette publicité qu’il faut décrire, et la portée et les
caractéristiques de leurs effets dont il faut prendre la mesure. Et ce d’autant plus que,
comme nous l’avons, cette publicité des pratiques ne joue pas seulement pour les
dynamiques de spécularité, mais aussi pour saisir les conditions d’irréversibilité des
interventions « judiciaires » des critiques : lorsque Weber souligne que si les principes
que retiennent les juges se figent en loi, c’est notamment parce que leurs décisions sont
publiques, il souligne toute l’importance que ces processus de publicisation ont pour
saisir les effets de l’intervention des entrepreneurs d’institutions que l’on peut croiser sur
les marchés.
6/ La place que Weber réserve au prophète dans la définition de nouvelles
institutions, nous l’avons dit, doit être relativisée. A côté de l’irruption ex nihilo d’un
nouvel ordre institutionnel se joue en effet également l’invention incrémentale de
nouvelles institutions sur la base de normes établies conformément à des lois qu’il faut
mettre au jour. Mais même lorsqu’un « prophète » entre en scène, le sociologue ne doit
pas immédiatement rendre les armes en renvoyant à ses caractéristiques
« exceptionnelles » le rôle qui lui revient. Il faut à cet égard retenir les leçons de la
sociologie religieuse et de la sociologie politique, et notamment celles de Bourdieu
(1971c) et de Dobry (1986, p. 227 et sq. notamment) lorsqu’ils soulignent que le
prophète est bien moins un homme exceptionnel qu’un homme placé dans une situation
exceptionnelle. Il faut par conséquent faire subir au prophète dans la sphère marchande,
le traitement qui fut le sien dans la sphère religieuse et politique.
339
Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons présenté deux principales stratégies visant
à rendre compte de la nature, de l’efficacité et de la genèse des institutions marchandes.
La première, qui recouvre des approches très différentes, rassemble des démarches
« problèmes/solutions » où l’on peut repérer, à l’œuvre de manière avant tout implicite,
une logique fonctionnaliste. La seconde, qui propose de saisir ces institutions comme
des catégories de pensée collective, repose avant tout sur une lecture de Wittgenstein et
propose de les saisir comme des règles dont on peut comprendre l’efficacité et la genèse.
Nous voudrions, pour conclure, montrer en quoi ces deux stratégies se complètent bien
plus qu’elles ne s’opposent – ou, plus précisément, comment la seconde permet
d’inclure la première. Il est tout d’abord évident que la définition que nous avons
donnée des institutions marchandes – des catégories de pensée collective, dotée d’une
certaine efficacité lorsqu’elles sont engagées dans des activités pratiques – s’appliquent
non seulement aux marques, qui retenaient avant tout notre attention dans notre
troisième partie, mais à l’ensemble des « dispositifs impersonnels », pour parler comme
Karpik, qu’ils fussent ou non garantis par un tiers coercitif. Plus généralement, si les
développements qui explicitent les attendus et les démonstrations de la stratégie
« wittgensteinienne » ont pris la marque comme cas privilégié, c’est parce que, dans son
cas, les problèmes à résoudre sont beaucoup plus délicats que pour les institutions que
vient garantir une instance spécialement dédiée à cette tâche. En rapprochant
l’institution de la règle au sens de Wittgenstein, ces développements permettent
notamment de dégager certaines de leurs caractéristiques que les approches
« fonctionnalistes » laissaient dans l’ombre – et, symétriquement, l’effort de clarification
typologique que l’on trouve chez Fligstein, Stanziani ou Karpik est pour nous des plus
précieuses.
Mais c’est pour expliquer la genèse et l’efficacité des institutions que la
complémentarité des deux approches nous semble la plus évidente. Wittgenstein énonce
que la force d’une règle lui est conférée par ceux qui décident de la suivre : si une règle
contraint, c’est parce que celui qui la suit décide de se contraindre en s’y attachant. Cela
dit, nous l’avons vu, l’acteur peut suivre une règle non parce que la règle le contraint,
mais parce qu’une série de dispositifs ou de mécanismes l’amènent à la suivre. Dès lors,
340
l’efficacité des institutions garanties par un tiers coercitif ne repose pas, in fine, sur des
logiques radicalement différentes de celles qui ne le sont pas. Dans les deux cas, en effet,
tout dépend de la volonté qu’a l’acteur de se fonder (ou non) sur cette institution pour
agir. Dans un cas, cette volonté est stimulée par la perspective de la contrainte, dans
l’autre elle ne l’est pas : c’est là une différence immense, à l’évidence, mais qui ne repose
pas dans l’institution elle-même. Il faut par conséquent être attentif à reconstruire
l’appareil de contrainte qui, en amont de la situation (l’apprentissage) ou en son aval (la
sanction) est susceptible de porter l’acteur à conférer à l’institution la force qui le
contraindra à agir d’une certaine manière. Quant à la genèse ensuite, une opposition
assez nette semble se faire jour, entre les situations où l’institution prend naissance au
cours d’un processus identifiable (des actions de lobbying, des négociations, le vote
d’une loi, l’adoption d’un décret, etc.) et celles où elle naît de manière beaucoup plus
imperceptible, incrémentale, souterraine, comme à la dérobade. La première situation est
en fait, à nouveau, un cas particulier de la seconde. D’abord parce que, comme le
rappelle Weber, l’ordre juridique n’est pertinent que s’il est pris effectivement en compte
par les acteurs dans leurs pratiques et dans leur activité. Dire de l’institution qu’elle naît
parce qu’une loi est votée, de ce point de vue, est par conséquent abusif – ce n’est en
tout pas très différent de dire qu’une marque existe parce qu’une entreprise l’a décidé.
Une loi ne devient une institution que si elle intervient comme une institution dans la
pratique des acteurs et dans la perception qu’ils ont du monde. Ce qui compte, plus
généralement, c’est que la loi, le nom, la marque, le guide, etc., soit institué par les
acteurs, dans leurs pratiques, comme une institution, i.e. qu’il soit mobilisé dans leur
perception du monde et dans la définition de leurs pratiques comme une catégorie a
priori mobilisée comme un cadre, et non comme une hypothèse. Il est tout à fait évident
que la chance (pour parler comme Weber) que cela soit le cas est très différente selon
que l’acte d’institution aura été public, concerté, et que la nouvelle proposition verra sa
mobilisation garantie par un appareil coercitif, ou selon que l’institutionnalisation se joue
de manière subreptice. Il est tout aussi évident que les mécanismes qui président à la
généralisation (plus ou moins relative) de l’usage de tel nom ou de telle règle comme
d’une institution dépend elle aussi de la présence de cet appareil coercitif. Mais dans un
cas comme dans l’autre, il n’est possible de parler d’institution que pour autant que ce
nom ou cette règle jouent un certain rôle dans les pratiques des acteurs.
341
Que dire, dans ces conditions, du schéma fonctionnaliste mis au jour
dans nos deux premières parties ? Le premier point à souligner est sans doute de
rappeler qu’il est très incomplet. Même si l’on accepte la perspective fonctionnaliste qui
est celle des approches que nous y avons recensées, la séquence « problème/solution »
qui y est en œuvre est très incomplète. Un raisonnement fonctionnaliste conséquent,
cependant, est des plus utiles pour saisir la genèse et la survie des institutions. D’un côté,
en effet, nous avons vu que certaines institutions pouvaient effectivement voir le jour
pour résoudre un problème – c’est sur ce point, sans doute, que les démarches recensées
(celle de Fligstein notamment) sont les plus explicites et les plus complètes. D’un autre
côté, il apparaît que si l’argument de la « sélection culturelle des règles » avancé par
Hayek n’est pas le seul qui permette d’expliquer pourquoi des règles s’imposent – et si,
en particulier, les mécanismes qu’il avance peuvent être opportunément précisés – il est
tout aussi clair, si l’on suit Weber, que c’est notamment parce que les règles sont
efficaces qu’elles survivent. Circonscrit dans sa portée et précisé dans ses modalités, le
raisonnement fonctionnaliste peut ainsi devenir une pièce maîtresse du raisonnement
sur les institutions du marché – nul doute, cependant, qu’il le sera d’autant plus qu’il
s’avancera à visage découvert et que ceux qui le mettent en œuvre soient conscients du
schème argumentatif qu’ils mobilisent.
Pour conclure, rappelons enfin ce qui, sans doute, constitue le principal
enseignement de ces développements : pour saisir les institutions, il faut moins partir
des institutions que des pratiques. C’est en effet dans les actions que les institutions se
donnent à voir : elles leur sont immanentes. C’est par ailleurs dans les pratiques qu’elles
se fondent, i.e. qu’elles sont mobilisées comme institution. Cette attention aux pratiques
n’est pas une simple pétition de principe, ou une conclusion théorique : elle engage,
pensons-nous, une stratégie d’enquête sans doute décalée par rapport à celle que la
sociologie des marchés a souvent mis en œuvre.
342
IV. LA CONCURRENCE
343
344
INTRODUCTION
La définition que Max Weber propose du marché fait intervenir deux
dimensions que nous avons inégalement abordées lors des précédents chapitres :
l’échange et la concurrence. C’est à cette seconde dimension que nous allons consacrer
nos prochains développements. Une grande partie de notre tâche consistera, plus
précisément, à démêler, en les précisant, les multiples acceptions que cette notion peut
recouvrir. Une telle tâche, cependant, impose de faire des choix. Dans la variété des
acceptions de la concurrence que nous allons recenser ici, nous tâcherons de repérer
celles qui peuvent aisément s’intégrer au cadre de pensée wébérien et, partant, de
l’enrichir. Nous tenterons, par ailleurs, de dégager les conditions d’articulation des
différentes conceptions de la concurrence que nous présenterons : sont-elles exclusives
l’une de l’autre ou sont-elles compatibles, et jusqu’à quel point ?
En nous inspirant notamment de la distinction proposée par Baker et al.
(1998), nous distinguerons deux grandes familles d’approches de la concurrence. La
première famille regroupe les perspectives analytiques qui replacent la concurrence sur un fond
morphologique. Dans ce cas, l’analyse de la concurrence passe nécessairement par l’étude
d’une population distribuée de manière singulière, i.e. la spécification du nombre et des
caractéristiques des acteurs engagés dans des rapports concurrentiels. La manière dont la
concurrence s’inscrit sur ce fond de pensée morphologique peut être très hétérogène :
l’analyse de la concurrence peut être ramenée à la description d’une morphologie, elle
peut renvoyer à un mécanisme permettant d’expliquer une distribution morphologique,
elle peut éventuellement combiner les deux approches, on le verra. La seconde famille
d’approches renvoie moins la concurrence à une morphologie qu’à une agonistique :
dans cette perspective, en effet, la concurrence est décrite comme une forme particulière de
lutte. Nous montrerons que cette seconde famille d’approches, nettement plus
homogène que la précédente, est directement compatible avec le cadre de pensée
wébérien que nous nous sommes choisis et qu’elle permet par d’ailleurs d’inclure,
comme un cas particulier, les approches qui replacent la concurrence dans un horizon
morphologique.
345
346
CHAPITRE 10 : CONCURRENCE ET MORPHOLOGIE
Si nous discernons, dans les perspectives sociologiques sur la
concurrence, une famille d’approches qui la replace dans un horizon morphologique,
c’est qu’elles ont en commun de s’intéresser avant tout à la distribution d’une
population, i.e. à un ensemble d’acteurs éventuellement liés les uns aux autres, et aux
implications attachées à la forme de cette distribution. A retenir une définition aussi
large, nous sommes portés à rassembler des approches extrêmement diverses qui, nous
le verrons, ne sont pas nécessairement compatibles entre elles. Nous commencerons par
conséquent par présenter trois acceptions possibles de la concurrence placée dans cet
horizon morphologique. Nous montrerons qu’au-delà des différences qui ne
manqueront pas de se faire jour entre ces approches, il est possible de faire varier le sens
que l’on donne aux éléments fondamentaux qui dessinent une morphologie : qui sont les
acteurs ? quelles relations s’établissent entre ces acteurs ? Nous montrerons enfin que le
risque majeur qui guette les approches morphologiques est de s’épuiser dans un travail
de simple description, là où seule l’introduction d’une pensée en termes de mécanismes,
attachée notamment à mettre au jour les comportements concurrentiels, permet de procéder à
des imputations de causalité.
347
1/ TROIS PERSPECTIVES MORPHOLOGIQUES SUR LA CONCURRENCE
A/ La concurrence des économistes
1. Moment classique, moment néo-classique
Dans le chapitre que nous consacrions aux définitions du marché, nous
soulignions que l’on trouvait moins, chez les économistes, une théorie du marché
qu’une théorie de la concurrence. C’est dire ce qu’il est impossible de présenter, en peu
de pages, la démarche qu’ils adoptent pour étudier les phénomènes concurrentiels. Nous
nous en tiendrons donc à des remarques générales permettant, nous l’espérons, de
proposer quelques repères balisant leurs perspectives et de donner une idée de la
pertinence, pour le sociologue, des outils qu’ils proposent et des questions qu’ils
soulèvent129. Comme nous l’avions fait pour discuter la notion de marché, nous nous
attacherons ici aux deux moments fondateurs de la théorie économique, le moment
classique et le moment néo-classique. Comme le remarque McNulty (1968), ces deux
moments engagent en effet une compréhension très différente de ce que recouvre la
concurrence. Chez les classiques – et chez Smith en particulier – la concurrence s’entend
comme une force de régulation qui, en égalisant les prix et les coûts marginaux, assure une
allocation optimale des ressources. McNulty compare cette force à celle mise au jour par
Newton dans sa loi de la gravitation. « A travers la concurrence, note McNulty, les
ressources « gravitent » vers leurs usages les plus productifs, et à travers la concurrence,
le prix est « contraint » au plus bas niveau soutenable à long terme. Ainsi conçue, la
129
Précisons-le à nouveau : le fait que les concepts développés par les économistes puisse être de peu
d’utilité pour le sociologue ne signifie évidemment nullement que ces mêmes concepts soient dépourvus
de pertinence dans l’absolu. Nous ne nous hasarderons donc pas à porter une appréciation sur l’utilité de
telle ou telle notion pour la science économique, et nous nous contenterons de tenter d’en mesurer la
portée pour les disciplines d’enquête comme l’histoire ou la sociologie.
348
concurrence assure l’ordre et la stabilité du monde économique à peu près comme la
gravitation assure ceux du monde physique » (McNulty, 1968, p. 643)130.
Avec Cournot commence de se faire jour une seconde acception de la
concurrence. Selon cette nouvelle compréhension, elle n’est plus une force, mais un état.
Plus précisément, la concurrence est une situation idéale (ou, pour mieux dire, idéelle),
décrivant un « état des affaires » (selon l’expression de McNulty) ou encore une certaine
structure du marché dont l’irréalité et l’abstraction ne font aucun doute mais qui,
comme la situation de vide parfait en physique, remplit une fonction analytique
précieuse. Telle qu’elle est présentée dès les premières pages de n’importe quel manuel
d’introduction à la microéconomie, la concurrence parfaite repose sur un double jeu
d’hypothèses, informationnelles et morphologiques. Au titre des premières, il est postulé
que les biens sont homogènes et que le marché est transparent (la qualité des biens est
connue de tous). Au titre des secondes, on trouve l’hypothèse d’atomicité (un très grand
nombre d’agents économiques participent à la demande et à l’offre du bien, au point que
chacun d’eux a une taille négligeable par rapport à la taille du marché), de libre entrée (il
n’existe pas de barrière à l’entrée du marché), de parfaite mobilité des facteurs de production
(les facteurs de production se dirigent toujours vers les emplois où on en tire le meilleur
parti). En situation de concurrence parfaite, le prix du bien et les quantités échangés
sont déterminés par la rencontre de l’offre et de la demande globales. Plus précisément,
aucun acteur n’est assez fort pour modifier l’équilibre du marché : tous les agents sont
dits price-takers. Dans leur calcul d’optimisation, les demandeurs égalisent ce prix avec
l’utilité marginale qu’ils retirent de la consommation du bien ; les offreurs égalisent
quant à eux le prix et le coût marginal de production du bien, de telle manière qu’à
l’équilibre les profits s’annulent après que tous les facteurs de production ont été
rémunérés.
Cette situation théorique occupe une place décisive dans le travail
théorique des économistes néo-classiques, notamment pour ce qu’elle permet de définir
les conditions de réalisation d’un équilibre général (Arrow et Hahn, 1971). Elle sert
également à définir un état de référence à l’aune duquel d’autres situations économiques
(qu’elles fussent constatées empiriquement ou, comme c’est le plus souvent le cas,
théoriquement construites), plus « imparfaites », peuvent être appréciées. Si l’on tente de
130
Nous renvoyons le lecteur à McNulty (1968, p. 643-644) pour les références qu’il donne aux textes de
Smith (1991), de Ricardo (1970) ou de John Stuart Mill (Mill, 1889).
349
repérer la manière dont ces « autres situations » sont définies, on peut très
schématiquement évoquer deux mouvements de complexification des modèles de
concurrence, renvoyant l’un aux hypothèses informationnelles, l’autre aux hypothèses
morphologiques. Depuis le début des années 1970, les économistes de l’information ont
travaillé sur les conséquences d’un abandon des hypothèses informationnelles131. Plus
précisément, ils distinguent deux situations. Dans la première, l’information est
imparfaitement distribuée entre les parties de l’échange, puisque l’un en sait plus que
l’autre sur la qualité du bien échangé – par exemple, dans le cas célèbre de l’échange
d’une voiture d’occasion, sur laquelle le vendeur en sait beaucoup plus que l’acheteur
(Akerlof, 1970). Dans la seconde situation, une des parties de l’échange est susceptible
d’agir pour modifier l’objet de l’échange : par exemple, dans le cas d’une prestation de
service, dans laquelle le prestataire est susceptible de modifier la qualité du service rendu
en travaillant beaucoup ou en rechignant à la tâche. Il ne saurait être question, ici, de
résumer l’immense et passionnante littérature issue de cette complexification des
hypothèses informationnelles. Bornons-nous à signaler la démarche générale des
économistes : d’une situation théorique définie par un jeu d’hypothèses sont déduits des
résultats ; les hypothèses sont modifiées, d’autres résultats sont déduits, qui sont
comparés aux résultats de la situation initiale.
Le second mouvement de complexification obéit à un geste comparable,
mais ce sont cette fois les hypothèses que nous avons qualifiées de morphologique
(atomicité, libre entrée, mobilité) qui sont modifiées. Plusieurs stratégies ont été
empruntées. La plus simple consiste à modifier l’une des données de base de la
morphologie concurrentielle : le nombre d’acteurs. Différentes structures de marché
sont ainsi définies, dont sont déduites de nouveaux équilibres prix/quantité : aux
situations où un offreur concentre toute l’activité (monopole) répond celle où un seul
acheteur intervient sur le marché (monopsone) ; entre l’atomicité de la concurrence
parfaite et la concentration du monopole, toute la gamme est déclinée : duopole,
oligopole, etc.132. On montre ainsi qu’à mesure que l’on s’éloigne de la situation de
concurrence parfaite, les équilibres qui se dégagent peuvent être dits sous-optimaux : les
prix sont plus élevés, les quantités échangées sont réduites. Une autre grande stratégie de
complexification des hypothèses morphologiques consiste non pas à faire varier le
131
Cf. notamment Akerlof (1970 ; 1984), Spence (1973, 1974), Siglitz (1987).
Nous évoquerons plus loin les travaux de Chamberlin (1953) sur la concurrence monopolistique, ainsi
que l’usage qui en est fait par Callon et al. (2000).
132
350
nombre d’acteurs engagés sur le marché, mais à introduire une hypothèse
supplémentaire quant aux relations qui s’établissent entre ces acteurs. Les hypothèses de
concurrence parfaite posent en effet que les acteurs sont indépendants les uns des
autres : parce qu’ils sont tous price-takers, les agents économiques ne dépendent d’aucun
autre agent économique considéré isolément. La mobilisation de la théorie des jeux
permet de faire tomber cette hypothèse d’indépendance stratégique, et de considérer les
effets des interactions qui peuvent se faire jour entre les acteurs133. La théorie des jeux a
vocation à s’appliquer à toutes les situations où les décisions individuelles sont
interdépendantes et où la rationalité des acteurs devient une rationalité stratégique, i.e. où
elle s’appuie sur les anticipations qui sont faites des comportements des adversaires ou
des partenaires potentiels134. Les économistes complexifient à l’envi les arborescences
qui leur permettent, à chaque fois, de dégager les caractéristiques (existence, stabilité,
niveau, etc.) des équilibres marchands issus de jeux concurrentiels toujours plus
complexes, caractéristiques qu’ils peuvent ramener à la situation de base définie par la
concurrence parfaite.
2. Quel usage sociologique des cadres économiques ?
Nous ne reviendrons pas sur la pertinence de ces stratégies de recherche
du point de vue de la science économique. C’est ici l’utilité pour le sociologue et, plus
largement, pour le praticien des sciences sociales de l’enquête, qui est pour nous en
question. La compréhension que les économistes ont de la concurrence peut-elle être
utile au sociologue ? L’hypothèse de concurrence parfaite, on ne s’en étonnera pas, n’est
133
Les situations d’interdépendance stratégiques ont aussi faits l’objet d’importants développements en
sciences de gestion que, faute de place, nous ne pourrons présenter ici. Nous renvoyons à la présentation
qu’en donne Baumard (2000, p. 19-43, et p. 107-135 notamment), ainsi qu’aux textes de Pennings (1981)
et de Hay et Kelley (1974). D’une manière plus générale, il nous sera difficile de donner à la littérature
gestionnaire une place proportionnelle à son volume. Outre aux ouvrages classiques de Porter (1982,
1985), nous renvoyons aux excellentes présentations de Baumard (2000), déjà cité, et de Koenig (1990,
1996).
134 La théorie des jeux a été mobilisée assez tôt dans son histoire pour étudier les comportements
économiques, puisque Von Neumann et Morgenstern leur consacrent un ouvrage dès 1944 (Von
Neumann, Morgenstern, 2004). Mais comme le rappelle Cahuc (1993, ch. 1 en particulier), ce n’est
qu’après une longue période marquée, à ses débuts, par les travaux de Nash (1951), de Luce et Raiffa
(1957) et de Shapley (1953) que la théorie des jeux est systématiquement utilisée pour comprendre
l’incidence des jeux stratégiques sur les équilibres concurrentiels. Pour une présentation, cf. Tirole (1993).
351
que de peu d’utilité, sinon comme repoussoir. Comme nous l’avons souligné dans un
précédent chapitre, les sociologues sont prompts à souligner que les conditions de
réalisation de la concurrence parfaite sont exorbitantes et que, lorsqu’elles sont réunies,
c’est au prix d’efforts considérables d’organisation et d’un important déploiement
technologique (Garcia, 1986).
Les situations « dégradées » que les économistes déduisent de la
concurrence parfaite en complexifiant leurs hypothèses sont-elles plus efficaces ? Le
même constat peut, très schématiquement, être avancé selon que l’on considère la
complexification
des
hypothèses
informationnelles
ou
celle
des
hypothèses
morphologiques. Dans les deux cas, les sociologues peuvent se saisir des modèles
élaborés par les économistes comme de types idéaux auxquels ils peuvent rapprocher la
réalité. Ainsi, les situations typiques mises au jour par l’économie de l’information
(asymétrie d’information et hasard moral) sont-elles évoquées par R. Moulin (1997)
lorsqu’elle évoque la situation relative du collectionneur et du marchand sur le marché
hautement incertain et spéculatif de l’art contemporain. De même, dans la brillante
analyse qu’il propose du souk de Seffrou, C. Geertz (1978, 2003) fait-il explicitement
référence aux travaux économiques pour décrire les relations d’échange qui s’établissent
dans un bazar : il montre notamment que deux techniques, la clientélisation et le
marchandage, permettent de limiter l’incertitude qui ne manque pas de peser sur des
échanges de biens très faiblement standardisés et difficilement objectivables. De la
même manière, l’interrogation du sociologue ou de l’historien peut s’appuyer sur les
structures de marchés intermédiaires décrites par les économistes pour analyser certains
marchés concrets. Ainsi, par exemple, lorsque Pearson (1993) tente d’apprécier la
structure plus ou moins oligopolistique du marché de l’assurance incendie au RoyaumeUni durant la première moitié du 19ème siècle, ou lorsque Peterson et Berger (1975)
mettent en évidence le lien entre la plus ou moins grande concentration de l’industrie du
disque et la diversité des styles musicaux populaires.
Qu’il s’agisse des développements morphologiques ou informationnels
cependant, la portée des rapprochements inter-disciplinaires reste faible. En effet, les
modèles économiques permettent davantage de styliser une situation historique et,
partant, d’en mettre en évidence les tensions, qu’à construire une ligne démonstrative ou
un schéma d’imputation causale. Pour comprendre les transformations du marché de
l’art ou la dynamique des échanges dans le souk de Seffrou, les modèles mathématiques
352
des économistes de l’information sont de peu d’utilité : c’est en enquêtant que Moulin
ou Geertz mettent en évidence les éventuelles solutions que les acteurs inventent pour
résoudre les difficultés que les économistes permettent de décrire. De même, lorsqu’ils
s’éloignent d’enjeux purement descriptifs, les travaux sociologiques se nourrissent
faiblement des catégories morphologiques des économistes. C’est là un premier constat
que l’on peut tirer de l’usage que les sociologues peuvent faire des modèles
économiques : s’ils peuvent y trouver des intuitions générales pour cadrer leurs
recherches, il n’en reste pas moins que les outils mis à leur disposition par les
économistes leur sont assez peu utiles. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, de
constater qu’à côté des catégories mises à leur disposition par les économistes, les
sociologues aient développé d’autres outils pour décrire la morphologie des relations
concurrentielles.
3. Un cahier des charges
Mais avant de présenter ces outils, arrêtons nous encore un instant sur la
théorie économique de la concurrence. Cette présentation très générale du cadre de
pensée économique sur la concurrence appelle deux autres remarques, qui nous
permettront de mieux prendre la mesure de la portée et des limites des perspectives
sociologiques que nous allons détailler. Soulignons tout d’abord un premier paradoxe.
Pour les économistes, les équilibres prix/quantités qui se font jour sur un marché
dépendent, on l’a vu, de la structure du marché, i.e. de la morphologie concurrentielle de
ce marché : est-on en situation de concurrence parfaite, est-on confronté à un
monopole, à un oligopole, etc. ? Autrement dit, la morphologie concurrentielle constitue
la pièce principale des chaînes causales permettant de rendre compte des outputs de tel
ou tel marché. Pourtant, cette morphologie n’est pas, en elle-même, un sujet
d’interrogations de l’économie industrielle, au moins dans sa version la plus élémentaire.
Pour le dire simplement (et au risque d’être abrupt) les économistes renvoient tout à la
structure du marché mais cette structure, elle-même, demeure inexpliquée.
A ce premier paradoxe s’en ajoute un second. Comme le soulignait déjà
Hayek, en effet, c’est lorsque les situations sont les plus « concurrentielles » que les
353
comportements concurrentiels ont le moins de chances d’advenir, et que c’est lorsque
les situations sont, au contraire, les moins concurrentielles, i.e. les plus monopolistiques,
que les comportements concurrentiels (stratégiques, opportunistes, etc.) se développent
le plus facilement. En situation de concurrence parfaite, en effet, les marges de
manœuvre des acteurs sont très faibles : la situation s’impose à eux et, partant, leur
comportement n’est même pas un objet d’investigation pour le sociologue ; en situation
d’oligopole ou de monopole au contraire, la capacité d’action de l’individu reprend une
partie au moins de ses droits, des comportements calculateurs et opportunistes,
concurrentiels, peuvent se faire jour.
De ces deux paradoxes, on peut déduire, pensons-nous, quelque chose
comme un double cahier des charges pour les théories sociologiques qui placent la
concurrence dans l’horizon d’une pensée morphologique.
i) La première dimension de ce cahier des charges nous incite à rappeler un fait
trivial : la structure concurrentielle n’est pas donnée en nature, elle est le résultat d’un
processus historique dont l’analyse doit pouvoir, d’une manière ou d’une autre, rendre
compte. Les approches morphologiques de la concurrence rendent-elles compte de la genèse de la
morphologie qu’elles mettent au cœur de leur démarche, ou la tiennent-elles pour acquise, comme
le font les économistes ?
ii) La seconde dimension se déduit des remarques d’Hayek : comment la structure
concurrentielle va-t-elle engendrer les équilibres prix/quantités de tel ou tel marché ? Les liens
causaux que postule l’économie sont purement abstraits, les mécanismes y sont formels
– mais cette abstraction ne saurait satisfaire le sociologue. Si la morphologie est au
centre de son acception de la concurrence, alors il lui faut préciser ce qui fonde l’efficacité
de telle ou telle morphologie, en précisant par exemple les comportements ou les
mécanismes qui permettent de passer de la description d’une population d’acteurs et des
rapports qu’ils entretiennent, aux outputs économiques que l’on en peut déduire.
C’est à l’aune de ce double cahier des charges, très imparfaitement
rempli par l’acception économiste de la concurrence, que l’on se propose de juger des
tentatives sociologiques d’appréhender la concurrence par le prisme d’une morphologie.
354
Cette entreprise a été menée dans deux sous-champs disciplinaires que nous allons
successivement évoquer : l’analyse des réseaux et la sociologie des organisations.
B/ La théorie écologique des organisations
Une partie importante de la littérature sociologique consacrée aux
phénomènes concurrentiels est issue de la réflexion sur les phénomènes interorganisationnels et, plus généralement, des travaux portant sur les liens qu’entretiennent
les firmes avec leur environnement, notamment dans le cadre de la théorie écologique
des organisations dont Hannan et Freeman (1977) définissent le programme de
recherche. Précisons que l’objectif de la théorie écologique des organisations n’est pas
de développer une théorie de la concurrence, mais de comprendre les dynamiques qui
affectent les populations d’organisation. Mais pour atteindre cet objectif, la réflexion sur
la concurrence occupe une place centrale, et la notion reçoit une acception très
spécifique, directement articulée aux phénomènes morphologiques qui constituent le
point focal de l’analyse écologique.
Le programme de recherches défini par Hannan et Freeman part d’un
constat : selon eux, l’essentiel de la littérature portant sur les relations entre une
organisation et son environnement analyse ses rapports en termes d’adaptation de
l’organisation au contexte dans lequel elle intervient. Plus précisément, les différentes
démarches visées par Hannan et Freeman ont en commun plusieurs partis pris qu’ils
entendent mettre en question. D’abord, l’unité d’analyse : ce sont les organisations qui
sont au cœur de l’enquête, leurs ressources et leurs stratégies. Ensuite, les organisations
sont conçues comme susceptibles d’agir et de réagir face aux modifications de
l’environnement : ce sont, autrement dit, leurs facultés d’adaptation qui sont le cœur des
schémas causaux que mettent au jour ces différentes théories. Or, soulignent Hannnan
et Freeman, ces facultés d’adaptation semblent profondément limitées. D’abord, par des
pressions internes : les actifs mobilisées par les organisations sont difficilement
transférables d’une activité à une autre, l’information des décideurs est limitée, les
contraintes politiques internes sont importantes, et une fois entérinés les choix de
355
procédure et les standards de productions, ils deviennent très délicats à modifier. A ces
pressions internes s’ajoutent des pressions externes : les barrières fiscales et légales
placées à l’entrée des marchés sont nombreuses, l’acquisition d’informations hors de
l’organisation est au moins aussi coûteuse que l’accès aux informations en interne, les
contraintes de légitimité qui émanent de l’environnement sont souvent déterminantes.
En un mot, alors que la littérature sociologique se concentre sur les facultés d’adaptation
des organisations aux modifications de leur environnement, il semble que ces
organisations soient en fait beaucoup plus susceptibles de succomber à une forme
d’inertie : si l’environnement se modifie, les facultés d’adaptation de l’organisation sont
faibles, voire nulles135.
Une fois posé ce principe général, Hannan et Freeman sont en mesure
de préciser la question qui constitue le cœur de leur programme de recherches. De
même que l’écologie animale s’efforce de comprendre « la distribution et le nombre
d’animaux présents dans la nature » (Elton, 1927, cité in Hannan et Freeman, 1977, p.
936), l’écologie organisationnelle doit s’efforcer de comprendre pourquoi il y a tant
d’organisations différentes. Pour répondre à cette question, les auteurs vont s’appuyer
sur deux principes : l’isomorphisme et la concurrence. Le premier, qu’ils empruntent à
Hawley (1968), pose que dans chaque configuration environnementale, on trouve, à
l’équilibre, une forme organisationnelle adaptée de manière optimale aux demandes de
l’environnement. Mais Hannan et Freeman soulignent que, dans les termes d’Hawley, on
cerne mal les mécanismes qui engendrent cet « état d’équilibre ». Il semble, à ce stade,
qu’il soit davantage postulé que réellement expliqué. Pour en rendre compte, le principe
d’isomorphisme doit être complété par une théorie de la concurrence.
L’isomorphisme, rappellent-ils, peut s’expliquer de deux manières : il
peut émerger si les responsables organisationnels apprennent à mettre en œuvre les
réponses optimales aux modifications de leur environnement ; il peut aussi se faire jour
si les organisations les moins efficaces sont sélectionnées (pour disparaître) au sein de
l’ensemble des organisations présentes dans un environnement donné. Parce qu’ils
pensent que les capacités d’adaptation sont faibles, les auteurs se concentrent sur le
second processus, le processus de sélection. Si l’on assimile la sélection à un processus
d’optimisation, deux questions ne manquent pas de surgir : qui optimise ? et qu’est-ce
135 Sur la question de l’inertie organisationnelle, cf. également Hannan et Freeman (1984) pour une
discussion plus approfondie.
356
qui est optimisé ?
Contrairement à la théorie de la firme qui pose que c’est
l’organisation qui optimise (en vue d’une maximisation de son profit, e.g.), l’analyse
écologique pose comme hypothèse que c’est l’environnement qui optimise, i.e. qui
sélectionne les organisations optimales. Ce processus de sélection renvoie directement,
pour les auteurs, à une logique de concurrence entre les formes organisationnelles. Si, en
effet, certaines formes organisationnelles ne parviennent pas à se développer dans
certains environnements, c’est que d’autres formes entrent en concurrence avec elles
pour des ressources déterminantes. Pour préciser en quoi consiste la concurrence, les
auteurs en appellent, à nouveau, à Hawley (Hawley, 1950, p. 201-203). Pour Hawley, la
concurrence est un processus fondamentalement indirect : « l’action de tous sur l’offre
commune engendre une relation réciproque entre chaque unité et toutes les autres, ne
serait-ce que parce que ce que l’un reçoit réduit le montant de ce que les autres peuvent
obtenir… sans cet élément d’indirection, c’est-à-dire, sans ces unités s’affectant l’une
l’autre en affectant une offre commune limitée, la concurrence n’existerait pas »
(Hawley, 1950, p. 202, cité in Hannan et Freeman, 1977, p. 940). Le processus
concurrentiel, selon Hawley, implique quatre étapes : (1) la demande de ressources
excède l’offre ; (2) les concurrents se ressemblent toujours davantage, à mesure que les
standards de la concurrence imposent une réponse uniforme ; (3) la sélection élimine les
concurrents les plus faibles ; (4) les concurrents qui demeurent se différencient,
territorialement ou fonctionnellement, engendrant une division du travail plus
complexe. C’est en retenant une partie du modèle concurrentiel de Hawley (1950) –
Hannan et Freeman n’incorporent à leur formalisation que la première et la troisième
étape du processus décrit par Hawley – qu’ils proposent de rendre compte de
l’isomorphisme entre l’organisation et son environnement.
Sans détailler davantage le dispositif théorique de la théorie écologique
des organisations, arrêtons nous sur la place occupée par la notion de concurrence dans
ce dispositif, et sur le sens qui lui est attribué. La question qu’Hannan et Freeman
mettent au principe de leur démarche (comment comprendre qu’il existe tant de formes
organisationnelles ?) renvoie à une interrogation que nous avons qualifiée de
morphologique : il s’agit en effet de comprendre la distribution d’une population (en
l’occurrence, la distribution d’un ensemble d’organisations entre différentes formes
organisationnelles), et de détailler la nature des relations qui s’établissent entre les
membres de cette population (en l’occurrence et plus précisément, la nature des
357
relations entre une organisation et son environnement, i.e. notamment les autres
organisations). L’horizon des interrogations est donc un horizon morphologique. Dans
le dispositif causal mis en œuvre par Hannan et Freeman, la concurrence joue un rôle
primordial, mais l’acception qu’ils en ont appelle deux remarques. D’abord, la
concurrence telle que la décrivent Hannan et Freeman, n’est pas un fait morphologique
à proprement parler, c’est bien plutôt un mécanisme. Les quatre étapes repérés par Hawley
(même réduites aux deux étapes que retiennent Hannan et Freeman) décrivent un
processus récurrent reposant sur un enchaînement de comportements typiques, où l’on
peut identifier un input (des ressources rares, des hypothèses comportementales)
engendrant in fine un output (une sélection des plus aptes et une division du travail
accrue) suivant un schéma causal stabilisé. La concurrence est donc, à proprement
parler, un mécanisme, au sens d’Hedström et Swedberg (1997). Et c’est ce mécanisme qui
permet de rendre compte d’une morphologie, morphologie qui, par conséquent, cesse
d’être une donnée.
Par ailleurs, ce mécanisme apparaît, dans l’article de 1977, relativement
rudimentaire et faiblement spécifié. Et alors que d’autres notions centrales du dispositif
théorique de l’analyse écologique des organisations seront travaillées en profondeur à
mesure que les études empiriques s’accumulent et que les mises au point théoriques se
précisent136, la notion de concurrence est en elle-même assez peu développée137. Il y a à
cela, pensons-nous, une raison simple, d’ordre méthodologique. Le matériau mobilisé
par les sociologues qui pratiquent l’analyse écologique des organisations est, pour
136
Ces approfondissements ont pu porter, par exemple, sur les principes qui fondent le mimétisme
(Haveman, 1993), sur la notion de niche (Freeman et Hannan, 1983 ; Podolny et al., 1996 ; Dobrev et al.,
2001 ; Hannan et al., 2003) ou sur la notion même d’organisation (Hannan et Freeman, 1986).
137 Signalons cependant quelques contributions qui étoffent et qui affinent les mécanismes postulés par
l’article de 1977. Boeker (1989) précise les différentes dimensions susceptibles de peser sur l’intensité des
processus concurrentiels (densité et concentration du secteur, état de la demande, le rôle de l’Etat en
matière de prix et de fiscalité). L’entreprise de Boeker vise davantage à intégrer les développements de
l’analyse stratégique des firmes qu’à étoffer empiriquement les mécanismes effectivement à l’œuvre dans le
secteur qu’il étudie (les brasseries américaines). C’est d’ailleurs en tentant d’intégrer ou, au moins, de
discuter la part relative de différentes conceptions concurrentielles, que des précisions sont apportées.
Baum et Korn (1996) tentent ainsi de combiner l’analyse écologique des organisations avec les travaux
portant sur la rivalité inter-firme (Caves, 1984) ; Carroll et Hannan (1989), quant à eux, discutent la part
relative des processus de légitimation (au sens des néo-institutionnalistes, cf. infra) et de concurrence (au
sens de l’article de 1977). Les mises au point strictement « internes » au dispositif méthodologique de
l’analyse écologique restent relativement rares. A titre d’exemple, citons la tentative d’Hannan et al. (1995)
qui s’attachent à mettre au jour les effets relatifs de la concurrence et de la légitimation à différents
niveaux géographiques, et qui montrent que la concurrence joue avant tout aux niveaux local et national,
là où les effets attachés aux processus de légitimation peuvent plus aisément se jouer des frontières. On
peut également évoquer la contribution de Dobrev et al. (2001) qui travaillent sur le lien entre la
profondeur de la niche occupée par une organisation et l’intensité de la concurrence à laquelle elle est
confrontée.
358
l’essentiel, un matériau quantitatif permettant de mettre en évidence des corrélations
entre telle ou telle variable retenue pour ce qu’elle constitue un indice d’une forme
organisationnelle, et tel ou tel indicateur jugé pertinent (taux de mortalité ou taux de
croissance, par exemple). Une telle méthode statistique permet certes de mettre en
évidence des résultats robustes, elle peut s’avérer moins efficace lorsqu’il s’agit de rendre
compte des mécanismes causaux concrets qui expliquent les corrélations mises en
évidence. Souvent, les mécanismes sont alors postulés davantage qu’ils ne sont
empiriquement mis en évidence. En l’occurrence, la concurrence permet d’expliquer ab
abstracto la tendance à l’isomorphisme en privilégiant la sélection sur l’adaptation. Il
n’était pas question, pour les théoriciens de l’écologie organisationnelle, d’en proposer
une compréhension plus complexe : leurs questions sont ailleurs, et la relative rusticité
de leur théorie de la concurrence tranche avec la place décisive qu’elle occupe dans leur
dispositif causal.
C/ Concurrence, encastrement et théorie des réseaux
A bien des égards, l’un des arguments fondateurs de ce que l’on a pu
nommer la nouvelle sociologie économique, dans sa version « structurale » peut
s’entendre comme une critique de la pensée morphologique qui fonde la démarche néoclassique. Cette démarche pose en effet comme hypothèse que pour comprendre un
phénomène économique, il faut partir des relations qu’entretiennent les acteurs. Dès lors
que cette hypothèse est prise au sérieux, la représentation que l’on peut avoir des
phénomènes concurrentiels est sensiblement modifiée. Si l’on se fonde sur les
enseignements de la théorie néo-classique en effet, la concurrence sera d’autant plus
parfaite (et partant, d’autant plus efficace) que le nombre d’acteurs présents sur un
marché sera accru. Pour Baker (1984), cette compréhension de la concurrence est
beaucoup trop simple. Elle fait en effet l’impasse sur le fait que le seul nombre d’acteurs
ne permet pas de comprendre ce qui se joue sur un marché, et qu’il faut aussi prendre en
compte les relations qui sont susceptibles de s’établir entre ces acteurs.
359
Baker étudie deux groupes d’échangeurs du marché d’options – des
« foules » – dont il s’attache à mettre en évidence la structure. Plus précisément, il définit
un cadre théorique qui part du comportement des acteurs pour reconstituer le réseau
ego-centré de chaque individu, avant de bâtir, sur la base de ces réseaux ego-centrés, les
macro-réseaux qui dessinent la structure générale de chaque marché (de chaque foule) et
d’en tirer, enfin, les conséquences, notamment sur la formation des prix. Détaillons
chacune de ces étapes. Les acteurs du marché, selon Baker, ne sont pas les acteurs
« hyper-rationnels » dont nous parle la science économique. Selon lui, on peut saisir leur
comportement en croisant deux hypothèses : d’une part, ces acteurs font preuve d’une
rationalité limitée (le savoir humain et la capacité de calcul des acteurs n’est pas infinie,
dans l’acception que Baker a de la notion) et, d’autre part, certains d’entre eux au moins
adoptent des comportements opportunistes : ils ne sont pas tous fiables et honnêtes, et
certains vont faire circuler de fausses informations, casser les accords qu’ils ont pu
passer, etc.. L’une des hypothèses centrales de Baker est que la propension à l’adoption
de comportements opportunistes dépend de la taille des foules auxquelles participent les
individus : parce qu’au sein des foules de taille restreinte, les procédures de contrôle sont
plus précises et plus efficaces qu’au sein des foules élargies, les comportements
opportunistes y sont moins nombreux.
Il y a donc, chez Baker, un lien entre la forme et la taille du réseau et les
actions que les individus qui y participent sont susceptibles d’y mettre en œuvre. Mais
les actions, en retour, contribuent à structurer la forme du réseau. Cette incidence doit
se saisir en deux étapes. La première consiste à comprendre comment se forme le réseau
de chaque individu, autrement dit à reconstituer son réseau ego-centré. Sur un marché,
les acteurs nouent des contacts avec d’autres acteurs ; si l’on dessine l’ensemble des
acteurs avec lequel un individu est relié, on obtient son réseau ego-centré. Selon les
hypothèses comportementales que l’on adopte, ces réseaux n’auront pas les mêmes
formes. Si l’on suit le cas idéal-typique des économistes pour qui les acteurs sont à la
fois pleinement rationnels et fiables, les réseaux ego-centrés ont toutes les chances d’être
très étendus et égalitaires : les acteurs n’étant limités ni par leur capacité à traiter
l’information ni par la crainte de comportements opportunistes, ils peuvent échanger
avec un très grand nombre de partenaires, et établir un volume important de
transactions avec chacun d’eux. Si l’on retient les hypothèses de Baker (rationalité limité
et opportunisme), alors les acteurs vont limiter leur réseau d’échangeurs, en échangeant
360
notamment avec ceux qui leur sont proches (qui constituent à la fois les premières
opportunités d’échanges qui se présentent à eux et ceux qu’ils peuvent le plus aisément
surveiller). Autrement dit, aux réseaux expansifs de la science économiques s’opposent
les réseaux restrictifs des hypothèses de Baker : les acteurs y ont moins de liens, et le
volume moyen de transactions, pour chaque relation, y est plus faible. La seconde étape
de reconstruction des réseaux consiste à partir du réseau de chaque individu pour
repérer la forme du réseau complet de chaque foule : on ne cherche plus à savoir avec
qui est lié tel ou tel individu mais, au sein d’un groupe donné, à repérer l’ensemble des
relations entre tous les acteurs qui le composent. Si l’on suit les hypothèses des
économistes, les réseaux ego-centrés, expansifs, s’agrègent pour former des réseaux
indifférenciés à l’échelle du marché dans son entier : il n’y a aucune raison, en particulier,
pour que s’y forment des sous-groupes. La taille des foules étudiées n’a donc aucune
conséquence sur la structure des réseaux marchands. Si l’on retient les hypothèses
comportementales de Baker, au contraire, c’est la taille des foules qui explique que des
sous-groupes s’y constituent et que les marchés, par conséquent, s’y différencient. Selon
Baker, si le nombre moyens de liens par acteurs et si le volume moyen échangé par lien
sont constants, alors une foule importante sera davantage différenciée qu’une foule de
taille réduite : en effet, à mesure que la taille de la foule augmente, les échanges
deviennent plus décentralisés, diffus et fragmentés, augmentant ainsi la différenciation
interne du marché.
Une fois ces réseaux complets reconstitués, l’enjeu, pour Baker, est de
préciser l’incidence de leurs caractéristiques sur la volatilité des prix. Au sein des
marchés élargis, les micro-réseaux restrictifs qui produisent un marché fortement
différencié engendrent une volatilité des prix plus importante que dans les réseaux dont
la taille est plus ramassée et qui sont moins différenciés que les réseaux de taille plus
importantes. Baker produit ainsi un résultat contre-intuitif : augmenter la taille d’un
marché ne rend pas plus parfaite la concurrence qui s’y déploie, tout au contraire – elle
la réduit. Le déplacement produit par Baker par rapport à la théorie néo-classique est
double. D’abord, il explique ce que la théorie néo-classique (dans son acception la plus
simple il est vrai) tient pour acquis : la structure du marché n’est pas une donnée, c’est
un construit historique dont on peut rendre compte, en l’occurrence en voyant
comment les caractéristiques des actions sont susceptibles d’engendrer des réseaux plus
ou moins étendus, plus ou moins différenciés. Si l’on se reporte au double cahier des
361
charges que nous énoncions plus haut, il semble par conséquent que le premier
impératif soit perçu et traité, à peu de frais théoriques et méthodologiques. Ensuite,
l’introduction d’une simple hypothèse (c’est moins le nombre d’individus qui compte,
que la structure des relations qui les relient) modifie très sensiblement l’image que l’on
peut se faire des phénomènes concurrentiels. La concurrence est toujours approchée
avec un prisme morphologique, mais les éléments déterminants de sa morphologie sont
sensiblement modifiés. L’étude classique de Baker confirme donc la pertinence de
l’argument de l’encastrement en s’attaquant à l’une des pierres de touche de la microéconomie néo-classique.
Il reste cependant que si l’importance des relations est bien mise en
évidence par Baker, la théorie de la concurrence sur laquelle ouvre l’argument de
l’encastrement reste toute entière à écrire : il faut parvenir à comprendre et à
systématiser comment les relations pèsent sur les phénomènes concurrentiels, à quelles
conditions et suivant quelles modalités. C’est cette question que soulève Brian Uzzi
lorsqu’il se donne pour tâche de préciser le sens de la notion d’encastrement, notion
qu’il trouve vague et peu opératoire (Uzzi, 1996, 1997). Uzzi choisit de faire porter son
enquête sur le secteur du prêt-à-porter à New York, parce que ce secteur cumule les
traits qui devraient lui permettre de s’approcher des conditions de la concurrence
parfaite : la faiblesse des barrières à l’entrée, des coûts de lancements et de recherche
d’information et la présence de nombreux magasins fortement substituables, etc.
Comme Baker cependant, Uzzi estime qu’il ne faut pas négliger les liens qui peuvent
s’établir entre les acteurs qui interviennent sur ce marché. Plus précisément, il distingue
deux types de liens entre partenaires commerciaux : des liens « marchands », i.e.
impersonnels et ponctuels, et des liens « encastrés », i.e. personnalisés et récurrents. La
question soulevée par Uzzi est la suivante : quels sont les effets attachés à l’insertion
d’un acteur économique dans un réseau tissé de liens « marchands » et/ou de liens
« encastrés » ? C’est ici qu’Uzzi met en évidence un résultat qui, sans tout à fait le
contredire, nuance l’un des postulats de la « nouvelle sociologie économique » :
l’insertion dans des réseaux sociaux n’est pas nécessairement un atout, elle peut aussi
devenir un handicap. Plus précisément, Uzzi montre que, passé un certain niveau
d’intégration, l’insertion dans des réseaux denses réduit la performance des firmes au
lieu de l’augmenter.
362
Comment expliquer ce résultat ? Il faut décomposer pour cela les effets
de l’insertion dans un réseau, et distinguer notamment comment une firme est liée à son
réseau, d’une part, et, d’autre part, les effets attachés à la structure du réseau auquel la
firme est liée. L’étude par entretiens menée par Uzzi lui permet de décomposer les
mécanismes qui sont susceptibles d’améliorer l’efficacité d’une firme lorsqu’elle est liée à
un réseau par des liens étroits et récurrents. La confiance accumulée entre les partenaires
facilite la passation de contrats, une information fine et sûre circule plus aisément que
par les canaux formalisés, les problèmes que rencontre tel ou tel producteur peuvent
être résolus, sinon en commun, du moins en s’appuyant sur des ressources attachées aux
acteurs auxquels on est soi-même relié. Mais les effets attachés à la structure du réseau
permettent de comprendre pourquoi l’insertion dans des réseaux peut avoir des effets
négatifs. Si en effet le réseau au sein duquel telle ou telle firme est insérée s’avère
exclusivement composé de liens denses et étroits, alors la firme risque de se couper de
certaines ressources qui ne circulent que sur le marché étendu, où les liens sont
impersonnels et ponctuels. Par exemple, l’information qui circule dans un réseau
composé de liens étroits risque fort d’être redondante, et de ne pas intégrer les données
réellement innovantes qui peuvent plus aisément parvenir d’acteurs auxquels on est
faiblement relié. De même, au sein d’un réseau très consanguin, des processus
isomorphiques poussant les organisations à se ressembler sont susceptibles de voir le
jour et, par conséquent, de freiner l’adoption de stratégies innovantes ou tout
simplement de stratégies nécessaires, comme l’a montré Grabher (1993) dans son
analyse du déclin de l’industrie sidérurgique de la Ruhr ou Glasmeier (1991) dans l’étude
qu’il consacre au retard accumulé par les horlogers suisses lorsqu’ils furent confrontés à
la technologie de la montre à quartz. Enfin, les impératifs moraux attachés aux réseaux
tissés de liens amicaux ou familiaux sont eux aussi susceptibles de freiner l’adoption de
comportements économiques rationnels. Pour cette raison, estime Uzzi, on comprend
pourquoi les réseaux qui optimisent la performance des firmes qui y sont liés sont ceux
composés d’un mélange équilibré de liens étroits et de liens impersonnels : les liens
étroits permettent de bénéficier d’une information d’excellente qualité, de la fluidité
attachée aux liens de confiance, des ressources collectives pour résoudre les problèmes ;
les liens impersonnels assurent qu’une information inédite ou non redondante est
susceptible de circuler, et permettent de tester de nouveaux partenaires commerciaux.
363
On ne trouve pas, chez Uzzi, de théorie explicite de la concurrence, mais
on voit, comme chez Baker, ce que ses travaux apportent de décentrement par rapport à
la concurrence parfaite des néo-classiques qu’il prend explicitement pour principal
interlocuteur. S’il estime, en bon structuraliste, que toute démarche sociologique doit
partir des relations qui s’instaurent entre les individus – et si, à cet égard, son prisme sur
les phénomènes concurrentiels est à l’évidence un prisme morphologique – il n’en est
pas moins attaché à mettre au jour l’ambivalence des effets attachés à l’insertion dans un
réseau. Par ailleurs, cette ambivalence n’est pas seulement constatée, elle est expliquée
par le biais de mécanismes qu’Uzzi ne postule pas mais qu’il met au jour en complétant
l’analyse statistique par une enquête qualitative. Si l’on revient à notre cahier des charges,
on voit que le second impératif que nous y retenions est ici respecté : l’efficacité du fait
morphologique cesse d’être automatique, ou mystérieuse. Elle peut se décomposer en
canaux multiples et transposables d’un univers à l’autre, elle se nourrit, en d’autres
termes, de la mise en évidence des mécanismes qui inscrivent la morphologie dans des
chaînes causales. Il est à l’évidence inutile de demander, pour l’heure au moins, quelque
chose comme une représentation générale de ces chaînes causales et de ces mécanismes
– mais à l’évidence l’interrogation est présente et les moyens, théoriques et empiriques,
sont mis en œuvre pour y parvenir.
Tentons un premier bilan. Nous avons réuni ces trois littératures fort
dissemblables en faisant une hypothèse : l’intérêt qu’elles portent à la concurrence ne se
comprend qu’en le replaçant dans un horizon de pensée morphologique, i.e. dans un
programme de recherche où la distribution d’une population au sein d’un espace
constitue soit l’objet qu’il faut expliquer, soit la ressource première dont on dispose pour
imputer la causalité. On voit qu’en précisant le contenu de ces trois perspectives,
l’inscription de la concurrence sur le fond de cet « horizon morphologique » s’établit de
manière assez hétérogène. On peut distinguer deux positions polaires, et une position
intermédiaire. Pour les économistes, l’interrogation sur la concurrence se résout, pour
partie au moins, dans une description de sa morphologie : relève-t-elle la concurrence
parfaite, d’une structure duopolistique, oligopolistique, monopolistique ? Certes, d’autres
hypothèses (que nous avons nommées informationnelles) fondent la théorie
économique de la concurrence, mais la morphologie constitue bien l’un de ses piliers
364
principaux. Nous avons vu, par ailleurs, que l’efficacité morphologique postulée par les
économistes demeurait assez opaque : plus précisément les mécanismes qui permettent
de passer de la structure concurrentielle aux équilibres prix/quantités qui leur sont
associés demeurent formels – abstraction qui ne porte pas à conséquence pour un
économiste mais qui, à l’évidence, est plus gênante pour un sociologue. Enfin, la
structure argumentative des économistes est inscrite dans un paradoxe : alors que la
structure concurrentielle est au principe des équilibres qui se font jour sur les différents
marchés et qu’elle intervient, par conséquent, comme une cause déterminante, elle n’est
elle-même pas expliquée.
Telle est donc la première position polaire, à laquelle répond la théorie
écologique des organisations. Selon l’acception qu’en a cette dernière, la concurrence
cesse d’être un fait morphologique, elle est un mécanisme, décomposable et
transposable. L’horizon demeure morphologique (c’est bien la distribution d’une
population qu’il faut expliquer) mais la concurrence y intervient différemment : comme
le maillon causal principal qui permet d’expliquer cette distribution. Et pourtant, alors
qu’elle occupe une place déterminante dans le raisonnement des théoriciens de l’écologie
des organisations, elle est finalement assez peu travaillée, pour des raisons avant tout
méthodologiques. C’est chez les sociologues qui se donnent le moins explicitement pour
des théoriciens de la concurrence que cette dernière est peut-être appréhendée de la
manière la plus convaincante. Chez les théoriciens des réseaux, en effet, l’analyse des
phénomènes concurrentiels est elle aussi placée dans un horizon morphologique : on
étudie des acteurs en tant qu’ils sont liés les uns aux autres par des relations, et c’est de
leur insertion dans un réseau que va finalement dépendre leur performance, i.e. leur
capacité à triompher de leurs concurrents. Par ailleurs, il leur est possible
(théoriquement comme empiriquement) de préciser à quelles conditions et suivant
quelles modalités telle structure concurrentielle produit tel ou tel effet. Et les conditions
de production de la structure de relations, enfin, n’est pas constituée en point aveugle
des interrogations : elle est un objet d’investigations parmi d’autres même si, comme
nous y reviendrons, il n’est sans doute pas le plus simple.
365
Nature de la concurrence
Economie
Théorie
Ecologie des
néoclassique
des réseaux
organisations
Morphologie Morphologie et mécanisme
Mécanisme
Efficacité morphologique
Formelle
Empiriquement fondée
Postulée
Genèse de la morphologie
Non
Oui
Oui
Cette recension des trois principales approches qui replacent la
concurrence dans un horizon morphologique nous a permis de dégager deux questions
décisives pour qui souhaite adopter une telle stratégie de recherche : celle de la genèse de
la morphologie, qui occupe dans ces raisonnements une place différente mais toujours
décisive ; celle de l’efficacité de la morphologie, dont l’élucidation doit permettre de passer
d’une approche descriptive à une approche causale. Pour tenter de décrire les outils qui
permettent de traiter ces questions, nous allons maintenant changer de tactique
d’approche de la littérature : nous quittons la présentation de grands paradigmes, pour
aborder ces deux questions successivement et pour décrire les stratégies éparses qui se
sont efforcées d’y répondre. Nous examinerons donc, successivement, la question de la
construction et de la déconstruction de la morphologie, avant de faire retour sur la
question de son efficacité.
2/ CONSTRUIRE, DECONSTRUIRE ET RECONSTRUIRE LA MORPHOLOGIE
Dès lors que la compréhension de la concurrence se place dans un
horizon morphologique, il faut pouvoir rendre compte de la distribution de la
population que l’on étudie et ne pas se contenter de la tenir pour une donnée. Aussi
nous proposons-nous de faire ce bref détour pour mettre en évidence le caractère
nécessairement construit des faits morphologiques qui interviennent dans l’interrogation
sur la concurrence. On peut distinguer deux acceptions de l’interrogation sur la
construction des faits morphologiques138, toutes deux nécessaires mais qui, bien qu’elles
138
Nous n’ignorons pas que le caractère « construit » des phénomènes sociaux (avant de devenir l’un des
oriflammes d’une certaine radicalité sociologique post-moderne auto-proclamée) a quelque chose
366
puissent parfois se recouper, ne se recouvrent pas : une acception génétique et une
acception analytique.
A/ L’histoire des formes : une perspective génétique sur la morphologie
La première acception est génétique. Elle revient à poser que les
phénomènes morphologiques ne sont pas données en nature ou proposés de toute
éternité au regard du sociologue, mais qu’ils sont le résultat d’une évolution historique
qui peut être constituée en objet d’interrogations. L’acuité de cette interrogation
génétique est plus ou moins forte selon que l’on approche la concurrence avec le prisme
de l’économie néo-classique, avec celui de la théorie écologique des organisations ou
avec celui de l’analyse des réseaux. On a vu que, pour les économistes, cette question est
pour l’essentiel chassée hors du champ de pertinence de leurs interrogations
disciplinaires. Symétriquement, pour l’analyse écologique des organisations, c’est cette
question qui motive au contraire l’ensemble du processus de recherche. L’objectif de la
démonstration est en effet, le plus souvent, de comprendre pourquoi, dans un secteur
donné, la distribution des formes organisationnelles s’établit en faisant disparaître
certaines formes et en en privilégiant d’autres. Pour la théorie des réseaux, la situation
est moins évidente. L’un des reproches classiquement adressés à cette démarche
souligne qu’elle serait beaucoup mieux armée pour rendre compte des conséquences de
telle ou telle distribution morphologique que de ce qui l’a produite.
Il faut, nous semble-t-il, nuancer fortement ce reproche récurrent. Il est
clair que les contraintes attachées à la méthodologie des réseaux sont telles qu’il est pour
l’heure encore délicat de rendre compte, avec des outils méthodologiques fondés sur la
modélisation et/ou la quantification, de la dynamique des réseaux, de leur naissance et
de leur transformation. Ces difficultés, méthodologiques et théoriques, comptent
cependant parmi celles qui ont reçu le plus d’attention au cours de ces dernières
d’évidemment trivial, comme le rappelle Hacking (2001). Nous n’entendons pas ici faire autre chose que
de rappeler le caractère nécessaire de ces interrogations, sans nullement prétendre que s’y épuiserait la
totalité des interrogations pertinentes, ainsi que de baliser certains des termes dont, en l’occurrence, on
peut tenter de se servir pour clarifier un peu les débats.
367
années139. Certains de ces travaux, comme ceux de Walter W. Powell, Douglas White et
leurs collègues, renvoient directement à l’étude des transformations de la concurrence,
en l’occurrence dans le secteur des biotechnologies. Powell et al. (2005) montrent ainsi
que dans ce champ caractérisé par une dispersion importante du savoir et par un
développement rapide de la science qui le supporte, de nombreuses collaborations
voient le jour entre des acteurs institutionnels hétérogènes. Mais ces collaborations
peuvent changer avec le temps : les acteurs qui les instituent changent, comme changent
les attendus et les modalités de ces alliances. Sur la décennie étudiée, celle des années
1990, on passe de stratégies avant tout commerciales, qui étaient celles des premières
entreprises dominant le secteur, à des stratégies plus collaboratives davantage
influencées par les universités, les instituts de recherche, les entreprises de capital-risque
et les petites entreprises. Ce changement de stratégie provoque une transformation de la
forme des réseaux : à mesure qu’augmente le nombre moyen d’organisations auxquelles
une organisation est liée, et que s’accroît également le nombre d’activités sur lesquelles
elles collaborent, se forment des réseaux fortement cohésifs caractérisés par des sentiers
de développements hétérogènes et indépendants. Cette redistribution de la morphologie
pèse à son tour sur les choix et les opportunités des acteurs, renforçant ainsi une logique
d’association fondée sur une connexion à des partenaires divers liés entre eux de par des
liens multiples et hétérogènes.
Il est donc excessif de considérer comme acquis que les travaux
mobilisant la méthode structurale sont condamnés à ne jamais pouvoir rendre compte
de la naissance et du développement des réseaux qu’ils étudient. Cette critique est
encore moins fondée si l’on accepte de rendre compte de la genèse de telle ou telle
morphologie avec des outils méthodologiques plus qualitatifs. Smith-Doerr et Powell
(2005, p. 384 et sq. notamment) recensent ainsi les différentes perspectives qui
permettent de rendre compte de la constitution et de la transformation des réseaux. La
plus ancienne est sans nul doute celle qui souligne que les réseaux sourdent souvent de
relations informelles qui peu à peu se stabilisent et sédimentent, au point que de
nombreux travaux sur le capital social concluent qu’à la différence des capitaux scolaires
ou économiques, le capital social a pour particularité de ne pouvoir faire que très
139
Cf. par exemple les travaux portant sur la dynamique des dyades dans le cas particulier des Keiretsu
japonais (Lincoln et al., 1996), ou la formation des alliances inter-organisationnelles dans le secteur des
hautes-technologies (Stuart, 1998) – cf. également Gulati et Garguillo (1999). Cf. également les célèbres
travaux que Padgett consacre à la renaissance florentine, et en particulier Padgett et Ansell (1993), Padgett
(2001), Padgett et McLean (2006).
368
difficilement l’objet d’investissements délibérés (Lin, 2002). Les liens interorganisationnels qui peuvent voir le jour sur un marché de producteurs sont cependant
plus souvent étudiés par le prisme des liens formels qui peuvent s’établir entre eux,
comme le montrent Podolny et Page (1998) : ce sont l’ensemble des relations de soustraitance, les consortiums de recherche, les alliances stratégiques, les joint-ventures qui
permettent d’établir des liens entre des firmes. Il faut cependant se garder d’opposer
liens formels et liens informels comme s’ils devaient se concevoir dans des rapports
d’exclusion et de substitution : comme le montre notamment Neuville (1999), relations
formelles et informelles s’inscrivent donc dans un rapport cyclique, davantage que dans
un rapport de succession, et c’est leur combinaison qui, à terme, explique la pérennité du
réseau et ses transformations.
Quelles que soient les options méthodologiques retenues, il apparaît
donc possible, pour des théoriciens des réseaux, de rendre compte de la construction
historique des faits morphologiques que les économistes tenaient pour acquis. On voit
par ailleurs que les travaux que nous venons de citer ont une compréhension de la
concurrence qui ne diffèrent pas, dans ses grandes lignes, de celles que nous pouvions
voir à l’œuvre chez Uzzi (1996) : la concurrence se comprend en combinant une
description de la morphologie des relations entre les acteurs et une analyse de la stratégie
que ces acteurs, pris dans cette position singulière, mettent en œuvre.
B/ Le travail des catégories morphologiques
1. Qu’est-ce qu’un acteur ?
Souligner le caractère construit des faits morphologiques ne revient pas
uniquement, cependant, à rappeler que la distribution d’une population dans un espace
donné est le résultat d’un processus historique dont l’analyse doit rendre compte. C’est
aussi insister sur le fait que les catégories que mobilise l’analyse de cette population ne
vont pas de soi, et qu’elles sont le résultat de choix théoriques qui, pour implicites qu’ils
369
puissent être, n’en surdéterminent pas moins, parfois, les résultats. La construction de la
morphologie doit donc aussi s’entendre dans un sens analytique, i.e. au sens où les
catégories qui permettent de décrire la morphologie doivent pouvoir être discutées et
modifiées pour s’assurer de leur pertinence. Deux dimensions de la morphologie
concurrentielle sont ainsi susceptibles d’être mises en questions : qui sont les acteurs qui
constituent les pôles structurants de cette morphologie ? quelles sont les relations qui
fondent son architecture ? Nous examinerons successivement ces deux points.
Quels acteurs, tout d’abord. De prime abord, la question pourrait
presque sembler saugrenue. Si l’on accepte en effet que les acteurs qui interviennent au
sein du monde économique sont susceptibles d’être soit des individus (M. Dupont ou
Mme Durand sur le marché du travail, par exemple), soit des organisations (Shell ou la
Société Générale), la notion d’acteur économique ne semble pas appeler de
développements particuliers. Une littérature conséquente s’est pourtant attachée, depuis
plus d’un quart de siècle maintenant, à mettre en évidence les liens très étroits qui
peuvent exister entre des firmes, liens susceptibles de remettre en cause la notion même
d’acteur économique. Pour analyser la concurrence qui se déploie sur un marché, par
exemple, faut-il partir des entités légales que sont les firmes, ou s’intéresser aux
positions et aux pratiques de groupements plus larges, constitués par un ensemble de
firmes qui se liguent pour modifier les termes de l’échange ou, plus simplement, pour
échanger de l’information et parfois des ressources pour parvenir à leurs fins ? Comme
le rappelle la revue de littérature proposée par Mizruchi (1996), les travaux sur les
structures
de
conseils
d’administration
croisés
(interlocking
directorates)
ont
considérablement amendé la compréhension que l’on peut avoir de la nature des firmes,
de leur identité, de leurs stratégies, de la construction de leur légitimité, de leurs
techniques de surveillance et de prise d’information, etc. A l’évidence, la nature de la
concurrence est susceptible d’être modifiée selon que l’on prend comme atome
morphologique élémentaire la firme ou le méta-acteur qu’elle constitue avec ses alliés
potentiels.
Au-delà de la seule prise en compte des liens noués entre les instances
dirigeantes des firmes, des travaux se sont attachés, plus généralement, à mettre au jour
ces nouvelles méta-entités constitués par des coalitions stabilisées d’acteurs
juridiquement autonomes, que Granovetter (1994, 2005) propose d’appeler des
« groupements d’affaires » (business group). Selon la définition qu’il en donne, les
370
groupements d’affaire sont « des ensembles de firmes légalement indépendantes liés
ensemble de manières persistantes, formelles ou informelles. Le niveau de lien est
intermédiaire entre (et doit être différencié de) deux extrêmes qui ne sont pas des
groupements d’affaires : les ensembles de firmes liés simplement par des alliances
stratégiques de court terme, et celles qui sont consolidées légalement dans une seule
entité. » (Granovetter, 2005, p. 429). Dans la revue de littérature proposée par
Granovetter, la question de la concurrence est abordée par le biais de leur performance
relative et des facteurs qui sont susceptibles de peser sur elle. Granovetter s’interroge
moins, cependant, sur la concurrence entre groupements d’affaires qu’à la concurrence
entre les groupements d’affaires et les firmes isolés. Il montre par exemple que les
études disponibles semblent établir que les groupements d’affaires sont plus aptes que
les firmes à produire des innovations incrémentales, là où les firmes ont un avantage
pour produire des innovations radicales, selon la terminologie de Hall et Soskice (2001).
Au sein des groupements d’affaires, les liens qui existent entre les partenaires les incitent
à suggérer des modifications progressives de leurs produits ou de leur processus de
production. Les firmes membres du groupement sont protégés des prises de pouvoir
hostiles, et diminuent par conséquent leur sensibilité aux profits immédiats. Selon Hall
et Soskice, une telle situation encourage des stratégies fondées sur la différenciation des
produits plutôt que sur une concurrence accrue sur le produit.
Certes, les travaux présentés par Granovetter ne proposent pas une
analyse systématique des relations concurrentielles entre groupements d’affaires. Mais
même en s’en tenant à une mesure de l’efficacité relative des groupements et des firmes,
ces travaux introduisent une distorsion dans la représentation de la morphologie
concurrentielle. Les acteurs pertinents n’y sont plus nécessairement ceux que désigne le
sens commun ou la terminologie juridique. Ils doivent au contraire être mis au jour et
construits par l’analyse, pour que puissent être mis en évidence une nouvelle
cartographie des relations concurrentielles, un nouveau relevé des ressources
pertinentes, une lecture renouvelée des mécanismes qui y sont à l’œuvre. Ces remarques
n’ont évidemment que valeur d’hypothèses. L’enjeu n’est pas, cela va de soi, de plaider
pour un niveau plutôt que pour un autre, i.e. de montrer que tout se jouerait au niveau
des groupements d’affaires plutôt qu’à celui des firmes. Il est de se réserver la possibilité
de mettre au jour des morphologies contrastées en modifiant leurs acteurs élémentaires,
morphologies susceptibles d’introduire des principes d’intelligibilité renouvelés des
371
phénomènes économiques (et, pour ce qui nous concerne ici, des phénomènes
concurrentiels) qui y sont à l’œuvre.
2. Qu’est-ce qu’une relation ?
Outre les acteurs qui composent la population qu’étudie l’approche
morphologique, les relations qui les lient les uns aux autres sont elles aussi susceptibles de
recevoir des définitions contrastées pour, à nouveau, dessiner une morphologie
différente et en déduire de nouveaux principes de causalité. La littérature sociologique
sur les relations concurrentielles ne s’est ainsi pas privée de faire varier l’acception que
l’on peut avoir des liens entre deux acteurs pour mieux les décrire. En particulier, on a
pu montrer l’importance de la définition subjective des relations concurrentielles. C’est par
exemple le cas de l’étude que Porac et al. (1995) consacrent aux producteurs écossais de
vêtements en laine. Comme ils l’énoncent dès la première phrase de leur article, « pour
modéliser la concurrence entre les firmes, les chercheurs sur les organisations doivent
identifier qui est en concurrence avec qui au sein d’un champ organisationnel » (p. 203).
Cette question, pour être correctement posée, doit cependant être reformulée. En effet,
le sociologue doit se garder d’oublier le rôle que les acteurs jouent dans la définition de
leur environnement. Il faut donc moins se demander « qui est en concurrence avec
qui ? », que « qui définit qui comme un concurrent ? » (p. 204).
S’inspirant explicitement des travaux d’H.C. White, les auteurs mettent
au principe de leur approche de la concurrence la notion de rivalité qui, selon eux,
désigne les situations où une firme s’oriente vers ses vis-à-vis et prend en considération,
dans ses décisions, leurs actions et leurs caractéristiques, dans le but de s’assurer un
avantage commercial sur ses concurrents. Mais insister sur le caractère subjectif de la
définition concurrentielle ne doit cependant pas laisser penser que cette définition est
aléatoire et qu’il faut, pour la comprendre, la renvoyer à l’idiosyncrasie des acteurs. En
effet, cette perception des relations concurrentielles dépend, selon les auteurs, du
système de croyances que mobilisent les acteurs et qui expliquent que les définitions
qu’ils instituent perdurent dans le temps. Et Porac et ses collègues montrent en effet que
chez les producteurs de vêtements de laine, les firmes se classent les unes les autres en
372
s’appuyant sur un modèle distinguant six catégories d’organisations, catégories fondées,
entre autres, sur la taille, la technologie employée, le style des produits et la localisation
géographique. Ces classements ne sont pas sans incidence sur la conduite des firmes : la
« morphologie subjective » que la mise en œuvre de ce modèle dessine dans l’esprit des
dirigeants d’entreprises pèse en effet sur la mise en œuvre de leurs stratégies, puisque
c’est en observant ceux qu’ils définissent comme leurs rivaux qu’ils interprètent leurs
situations et qu’ils décident des moyens qu’ils doivent mettre en œuvre pour tenter de
maintenir ou d’améliorer leurs positions.
Nous signalions plus haut que, pour faire jouer un rôle déterminant à la
morphologie, il était nécessaire de ne pas la placer dans la position d’une variable
exogène, mais qu’il fallait au contraire pouvoir en rendre compte. Sans prétendre, en
quelques pages, épuiser cette question immense, nous avons proposé quelques
remarques qui, dans le cas particulier de l’interrogation sur la concurrence, permettent,
pensons-nous, de montrer que la littérature sociologique n’est pas démunie dans cette
tâche. Il est possible de rendre compte de la naissance et de l’évolution de morphologies
concurrentielles. Mais il est aussi nécessaire de se donner la possibilité de déconstruire et
de reconstruire analytiquement les morphologies : en redéfinissant les acteurs et/ou les
relations qui les lient les uns aux autres, on se donne la possibilité de mettre au jour une
autre architecture et, partant, d’établir des causalités différentes. La littérature
sociologique permet donc de répondre de manière satisfaisante à la première question
que nous identifiions plus haut, celle de la genèse des morphologies concurrentielles.
Qu’en est-il des mécanismes susceptibles de supporter leur efficacité ?
373
3/ L’EFFICACITE MORPHOLOGIQUE : CONCURRENCE ET TROUS STRUCTURAUX
La présentation des approches morphologiques de la concurrence a
montré que l’efficacité que l’on pouvait prêter à la morphologie était plus ou moins
mystérieuse. Elle l’était en grande partie chez les économistes, du moins pour un regard
sociologique : la formalisation du mécanisme à laquelle l’économie procède n’est pas
sans coût pour un sociologue. A contrario, les solutions avancées par les sociologues
structuralistes étaient beaucoup plus satisfaisantes, notamment lorsque, comme Uzzi
(1996), les mécanismes permettant de passer de la description de la morphologie aux
résultats qu’elle engendrait sont appuyés sur une enquête de terrain. Renvoyer la
compréhension de l’efficacité morphologique au seul travail empirique présente
toutefois un risque, celui de la régression idiographique. Si en effet toute élucidation de
l’efficacité attachée à la distribution d’une population se ramène à la compréhension de
causalités singulières, valables dans un cas particulier mais malaisément généralisables, le
chemin vers une théorie sociologique de la concurrence n’est que très partiellement
accompli. Un auteur, Ronald Burt, s’est efforcé de présenter une théorie dont l’ambition
est explicitement très générale, dans un ouvrage important publié en 1992, Structural
holes : the social structure of competition (Burt, 1992 ; cf. également Burt, 1993).
A/ Qu’est-ce qu’un trou structural ?
Très sommairement résumée, l’intuition fondamentale qui innerve tout
l’ouvrage de Burt peut se formuler ainsi : la position occupée par un acteur dans le
réseau, ainsi que la forme du réseau dans lequel il est inséré (quelle que soit sa position)
ont des implications sur les avantages compétitifs potentiels de l’acteur. Autrement dit,
la théorie de la concurrence développée par Burt est très explicitement une théorie
morphologique, au sens où c’est la position dans un réseau et la composition de ce
réseau qui expliquent les avantages comparatifs des acteurs. Ces avantages compétitifs,
pour Burt, s’explique par le fait que la forme du réseau et la position qu’il y occupe ont
374
des implications sur deux dimensions décisives de la concurrence : l’information et le
contrôle.
Burt commence par détailler les enjeux attachés à la gestion de
l’information. Les acteurs doivent faire face à des difficultés liées à l’accès à
l’information, au temps nécessaire pour la réunir, à la fiabilité qu’ils peuvent y attacher.
Pour faire face à ces difficultés, les réseaux constituent d’indéniables ressources : les
acteurs d’un réseau avec qui ego est en relation sont en effet à la fois des récepteurs et
des transmetteurs d’information. Peut-on préciser les éléments qui font que le réseau
sera plus ou moins efficace ? C’est surtout la première dimension, i.e. la capacité qu’ont
les contacts d’ego à disposer d’une information pertinente, qui retient l’attention de
Burt. Il reprend l’argument développé par Granovetter (1973) : les contacts les plus
utiles pour ego sont ceux qui disposent d’une information susceptible de n’être pas
redondante avec celle dont ego dispose déjà. Et l’information dont disposent les
contacts d’ego aura d’autant plus de chances d’être non redondante que les individus
auxquels il est relié évoluent dans des cercles différents : autrement dit, plus les contacts
d’ego sont non redondants, plus la probabilité est forte que l’information qu’ils lui
procurent soit nouvelle par rapport à celle dont il dispose. Pour saisir cette idée, Burt
définit la notion de « trou structural » : un trou structural désigne la séparation entre des
contacts non redondants. Une autre manière de définir la notion est de dire que des
contacts non redondants sont connectés par un trou structural, ou encore qu’un trou
structural est une relation non redondante entre deux contacts.
Quelle est, dans ces conditions, le réseau optimal du point de vue de la
gestion de l’information ? La taille du réseau joue bien évidemment un rôle : à
l’évidence, plus le réseau d’ego est étendu, plus il a des chances de disposer d’une
information riche. Mais pour Burt, la qualité d’un réseau dépend surtout de sa
composition. Un réseau sera d’autant meilleur, du point de vue de la gestion de
l’information, qu’il est composé d’individus qui évoluent dans des milieux différents, i.e.
d’individus faiblement substituables, non redondants. Autrement dit, le facteur
déterminant, pour Burt, est le nombre de trous structuraux dans le réseau d’ego. Le
raisonnement peut d’ailleurs se dédoubler en ne considérant pas seulement les liens
directs, mais aussi les liens indirects : les réseaux les plus efficaces sont ceux où les
375
acteurs non seulement sont connectés par des trous structuraux, mais où ces trous
structuraux sont eux-mêmes connectés à d’autres trous structuraux.
Le réseau d’un individu est donc susceptible d’assurer des avantages
comparatifs à un individu via la gestion de l’information qu’il facilite ou qu’il entrave.
Mais le réseau détermine les avantages comparatifs d’ego en fonction d’une autre
dimension : le contrôle qu’un individu est susceptible d’exercer sur ces vis-à-vis,
contrôle qui dépend de la position qu’il occupe au sein du réseau. Burt se fonde ici sur
l’analyse des coalitions dans les triades développées par Simmel (1999c), pour montrer
que les acteurs placés dans des trous structuraux ont de meilleures chances de contrôler
les échanges auxquels ils participent. Les trous structuraux confèrent en effet à ceux qui
en bénéficient des avantages dans la négociation avec leurs partenaires. Rappelons que
dans ce texte célèbre Simmel montre que le tiers le plus faible, dans une triade, n’est pas
nécessairement celui qui ressort perdant des coalitions : il peut en effet mettre en œuvre
différentes stratégies pour améliorer sa position140. Burt se contente de rappeler les deux
principales stratégies que l’on rencontre dans les triades et qui peuvent être mises en
œuvre par le tertius gaudens. Le plus faible peut ressortir gagnant des conflits au sein de la
triade, s’il est celui qui met en concurrence les deux autres joueurs. Il est alors dans une
situation de marchandage : il vend au plus offrant. Il peut aussi gagner à condition de
s’installer comme un partenaire indispensable entre des joueurs en concurrence : il lui
faut alors, comme le veut l’expression, diviser pour régner. Dans les deux cas, le point
essentiel tient au fait que pour exercer l’une ou l’autre de ces stratégies, le tertius est un
interlocuteur obligé des autres et que son attitude est incertaine. Où l’on retrouve
l’intérêt d’occuper une position de trou structural141…
140
Pour une présentation complète de l’argument, Simmel (1999c, chapitre 2, pp. 131-152). Cf. également
Degenne et Forsé (1994, p. 140-144), ainsi que Caplow (1971).
141 On voit toute la proximité qui existe entre l’argument de la force des liens faibles, formulé par
Granovetter (1973), et celui du trou structural de Burt (1992). Burt reconnaît d’ailleurs tout à fait la
proximité, lorsqu’il écrit que « les liens faibles et les trous structuraux semblent décrire le même
phénomène » (Burt, 1992, p. 27). Pourquoi Burt ne se contente-t-il pas de reprendre l’argument de
Granovetter ? Tout d’abord, parce qu’il estime que son argument est plus précis. En effet, si tous les trous
structuraux sont des liens faibles, tous les liens faibles ne sont pas nécessairement des trous structuraux.
Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un lien est faible qu’il est efficace, c’est parce qu’il recouvre un trou
structural. Par conséquent, pour Burt, on désigne avec le trou structural ce qui est véritablement au
principe de l’efficacité, alors que la faiblesse du lien n’est pas en elle-même un gage d’efficacité – ce que
reconnaissait d’ailleurs Granovetter (1973) en distinguant les liens faibles qui constituent des ponts et liens
faibles qui n’en sont pas. Par ailleurs, l’argument de Burt est plus complet. Il ajoute en effet une
dimension à l’analyse qui, chez Granovetter, restait concentrée sur les questions d’information : ici, on
ajoute la dimension du contrôle.
376
B/ Autonomie structurale et comportements concurrentiels
Les arguments qui fondent l’efficacité des trous structuraux sont aussi
ceux que Burt place au principe de sa théorie de la concurrence. Les deux notions, trous
structuraux et concurrence, sont articulés via la notion d’autonomie structurale. Pour
prendre la mesure de l’autonomie structurale d’un acteur, deux questions sont
déterminantes. D’abord, les contacts d’ego sont-ils des trous structuraux ? Ensuite, ego
est-il une ressource déterminante pour ses partenaires ? Si l’on suit Burt, un individu est
donc susceptible de mettre en œuvre deux types de stratégies : d’abord, des stratégies
oligopolistiques, visant à développer des relations entre collègues a priori substituables de
telles manières qu’il serait difficile, voire impossible, de les jouer contre lui ; il a aussi
intérêt à développer des stratégies telles que ses collègues ne proposent pas de bénéfices
de réseaux redondants avec les siens, i.e. des stratégie de différenciation. Ces deux
stratégies, estime Burt, définissent les conditions de l’autonomie structurale. Quand elles
sont toutes les deux réunies, la gestion de l’information et la capacité de contrôle sont
optimisées. Cette optimisation, pour Burt, a une implication précise en matière de
concurrence : plus l’autonomie structurale de l’acteur est grande, plus ses avantages
compétitifs sont importants, et plus il sera amené à adopter un comportement
d’entrepreneur.
Ces
deux
liens
(autonomie/avantage
compétitif ;
avantage
compétitif/entrepreneuriat) méritent que l’on s’y arrête, et notamment sur le second qui
est le moins évident. Il ne va en effet pas du tout de soi que, parce qu’on dispose d’un
avantage relatif, on va effectivement le mettre à profit. Il faut, pour cela, le vouloir,
autrement dit en avoir la motivation. Comment Burt rend-il compte de la motivation de
l’acteur ?
Burt ne nie pas que disposer d’une opportunité et la mettre à profit sont
deux choses différentes. Il va cependant contourner cette question en faisant du réseau
un indicateur des opportunités entrepreneuriales, d’une part, et d’autre part de la
motivation. Il soutient en effet que contrairement aux explications psychologiques ou
culturelles qui traitent la motivation comme quelque chose qui vient « pousser » les
entrepreneurs, la dimension structurale l’approche au contraire comme ce qui « tire »
l’entrepreneur : l’entrepreneur est tiré par les opportunités qu’il perçoit dans la structure
du réseau. Entre deux opportunités, un joueur aura plus de chances de suivre celle qui
377
constitue le chemin le plus clair vers le succès. Par ailleurs, estime Burt, la motivation,
conçue psychologiquement ou culturellement, peut aussi se saisir par le biais de la
structure. En effet, un entrepreneur poussé par des motifs psychologiques ou culturels
va avoir tendance à développer une structure où il disposera d’une forte autonomie
structurale. Le raisonnement de Burt l’amène à traiter motivation et opportunité comme
une seule et même chose : disposer d’une opportunité, c’est mécaniquement être disposé
à s’en saisir.
Le fait de disposer d’une information accrue et de bonne qualité, d’une
part, de capacité de contrôle d’autre part, place les acteurs dans une situation
d’autonomie structurale. Ils disposent alors d’opportunités d’entreprendre qu’ils mettent
à profit : l’autonomie structurale confère un avantage comparatif dans la concurrence
qui oppose les acteurs entre eux. Pour Burt en effet, le jeu social (et notamment le jeu
économique) peut se décrire comme une arène dans laquelle les acteurs arrivent pourvus
de capitaux qu’ils investissent pour réaliser un profit. Ces capitaux peuvent prendre trois
formes : financier, humain et social. Parce qu’il consiste à donner des opportunités
d’actions aux joueurs, le capital social permet aux capitaux financiers et humains de se
réaliser. En assurant aux acteurs une information abondante et de qualité, en leur
permettant de contrôler les jeux dans lesquels ils sont pris, l’autonomie structurale offre
des opportunités d’action à certains joueurs, opportunités qui sont refusées à ceux qui
n’occupent pas la même position dans la structure. L’autonomie structurale confère
donc un avantage comparatif aux acteurs qui en sont dotées, alors que ceux qui en
manquent disposent de moins d’opportunités, donc d’une position concurrentielle plus
médiocre142.
142 Nous ne présenterons pas l’usage que Burt fait de sa théorie, qui a cependant quelque chose de
fascinant. Il ne se contente pas, en effet, de la mobiliser sur divers terrains empiriques (il analyse ainsi le
marché des produits manufacturés au chapitre 3 de son ouvrage, et le marché du travail des cadres dans
d’autres contributions (Burt, 1995). Il va également consacrer plusieurs chapitres de son livre à montrer
comment les principales théories de la sociologie économique peuvent se relire (et s’enrichir) à l’aune de
l’argument des trous structuraux, comme la théorie écologique des organisations ou la théorie des marchés
de White qu’il discute au chapitre 6.
378
C/ Le réductionnisme structuraliste
Dans sa théorie de la concurrence, Burt s’attache à proposer une
explication systématique et générale de l’efficacité de la morphologie. Tout, chez lui,
vient de ce qu’il nomme la structure, et il avance des arguments causaux permettant
d’expliquer l’efficacité relative de telle ou telle position. Et les deux mécanismes qu’il
avance (lié pour l’un à la gestion de l’information, pour l’autre au contrôle) sont des
mécanismes très généraux, i.e. articulés à un raisonnement théorique et désindexés de
telle ou telle configuration empirique particulière. A cet égard, les propositions de Burt,
au moins par leur ambition, remplissent le cahier des charges que nous énoncions plus
haut : présenter des mécanismes généraux articulant efficacement la description d’une
morphologie et la ventilation d’avantages comparatifs.
La question est alors d’apprécier la pertinence de ces propositions. De ce
point de vue, la radicalité des positions de Burt n’est pas sans conséquence. On peut
résumer cette radicalité dans la proposition suivante : pour lui, tout se joue dans la
structure. Non qu’il nie, par exemple, que les acteurs distribués dans une structure
sociale puissent aussi se décrire par les attributs dont ils disposent. On peut bien sûr dire
d’un individu qu’il est peu diplômé ou qu’il a trois doctorats, on peut estimer sa richesse
et ses revenus, on peut savoir si c’est un homme ou une femme, etc. Mais ces attributs,
estime Burt, ne joueront un rôle dans les comportements qu’adoptera l’individu qu’en
tant que leurs effets seront médiés par la position qu’il occupe dans la structure.
Autrement dit, la chaîne causale, pour Burt, peut se décomposer ainsi : tel attribut
amène tel individu à occuper telle position dans la structure ; cette position amène
ensuite l’individu à agir de telle ou telle manière. En saisissant la position occupée par
l’individu dans la structure, on saisit par conséquent tous les effets qui peuvent être
attachés à ses attributs.
Dans l’analyse qu’il fait de la concurrence, cette radicalité prend un tour
particulièrement visible. Confronté à la question de la motivation, Burt fait là aussi de la
position occupée dans la structure le symptôme de l’intérêt qu’un individu a à agir. Une
telle compréhension de l’action a quelque chose de délibérément rudimentaire – même
si, suivant en cela l’exemple des économistes, Burt assume cette simplification pour ce
379
qu’elle lui offre de puissance modélisatrice. Il n’en reste pas moins qu’à renoncer à de
telles hypothèses, on risque fort d’ébranler tout l’édifice de cette théorie concurrentielle.
A l’issue de l’exploration de cette première veine qui proposait de lire la
concurrence sur le fond d’une description morphologique, quelles conclusions tirer ? Il
faut tout d’abord signaler la puissance et la portée de chacune des trois perspectives qui
étaient au principe de ces développements. L’économie néo-classique, la théorie
écologique des organisations et l’analyse structurale constituent à l’évidence des courants
de recherche majeurs dont la fécondité théorique et (au moins pour les deux
perspectives sociologiques) empirique est impressionnante. En présentant ces courants
de recherche, nous avons mis au jour deux questions déterminantes : d’abord, si la
morphologie joue un rôle dans notre compréhension de la concurrence, peut-on rendre
compte de sa genèse ou faut-il la tenir pour une donnée ? ensuite, peut-on se satisfaire
des chaînes causales faisant intervenir la morphologie dans notre compréhension de la
concurrence, autrement dit ces chaînes sont-elles i) complètes et ii) suffisamment
générales pour n’être pas indexées sur tel ou tel cas particulier ?
Le bilan que pouvons tirer de nos explorations est contrasté. La première
question, celle de la genèse de la morphologie, n’a peut-être pas toujours été au principe
des interrogations sociologiques. L’exploration de la littérature montre cependant que le
sociologue dispose aujourd'hui de l’équipement méthodologique et théorique nécessaire
pour aborder cette question sur des cas empiriques particuliers. Les réponses apportées
à la seconde question (celle de l’efficacité morphologique) sont moins évidemment
convaincantes. A ce stade, en effet, nous semblons être confrontés à une alternative.
Certaines tentatives, directement articulés à des cas particuliers, sont tout à fait efficaces
– mais il n’est pas du tout évident que l’on puisse, à partir de telle situation historique
singulière, remonter en généralité et déduire de ces études de cas une théorie générale de
l’efficacité morphologique. L’ambitieuse entreprise de Burt propose une théorie générale
de la concurrence visant à rendre compte de l’efficacité de la morphologie, mais il doit,
pour cela, adopter des hypothèses hardies en des points cruciaux de son argumentaire. Si
l’on relâche certaines de ces hypothèses, il est beaucoup plus difficile de le suivre dans
ses raisonnements.
Revenons enfin sur les deux enjeux que nous relevions en introduction :
ces approches sont-elles compatibles avec la perspective wébérienne que nous avons
380
retenue dans nos précédents chapitres, et dans quelle mesure sont-elles articulables entre
elles ? L’intégration de ces perspectives au cadre wébérien est loin d’aller de soi. Chez
Weber, on le sait, la concurrence est une forme particulière de relation (d’interaction),
elle ne se pense pas a priori par rapport à la distribution d’une population dans un espace
social donné. Il est, au moins à ce stade, délicat d’envisager une intégration de ces
perspectives au cadre tracé par Weber. Par ailleurs, on le voit également, ces approches
sont malaisément compatibles entre elles. On peine à imaginer que les modes de
raisonnement, les résultats ou même les questionnements de l’une de ces perspectives
puissent être aisément mobilisables par les deux autres. Si on les réfère aux deux
interrogations que nous précisions en introduction, le bilan de cette première
exploration est donc réservé. Pour tenter de le dépasser (et, peut-être, de le déplacer),
nous pouvons maintenant explorer une seconde veine – ou, pour le dire autrement,
abandonner le point d’entrée morphologique pour explorer une autre perspective qui
nous permettra, peut-être, de mieux dégager les mécanismes généraux qui jusqu’à
présent font défaut. Cette seconde veine s’amorce dès les premières années de l’histoire
disciplinaire : elle revient à aborder la concurrence non plus en tant qu’elle renvoie à des
faits morphologiques, mais en tant qu’elle est une forme particulière de conflit.
381
382
CHAPITRE 11 : LA CONCURRENCE COMME LUTTE
Les décennies fondatrices au cours desquelles se sont définis les
fondements du raisonnement sociologique ont vu se développer des théories
sociologiques générales de la concurrence143. Pour ces différentes approches (souvent
apparentées les unes aux autres, d’ailleurs, implicitement ou explicitement), l’objectif
n’est pas de proposer une théorie de la concurrence qui ne s’appliquerait qu’aux
phénomènes économiques, mais au contraire de faire de la concurrence une forme de
relation sociale, à la fois spécifique (en ce qu’elle se distingue d’autres formes de relation)
et générale (en ce qu’elle ne se limite pas à une sphère d’existence sociale particulière).
C’est sans doute Mannheim qui a le mieux exprimé cette perspective sociologique et son
articulation à la perspective des économistes. Anticipant les critiques qui pourraient être
adressées à sa tentative d’appliquer la notion de concurrence aux phénomènes mentaux,
Mannheim explique ainsi que « nous pouvons être certains que notre formulation du
problème nous exposera à la critique selon laquelle nous projetons des catégories
spécifiquement économiques dans la sphère mentale, et notre première tâche doit être
de répondre à cette critique. (…) Il me semble en fait que c’est l’inverse qui est vrai.
Rien n’est généralisé à partir de la sphère économique : au contraire, quand les
physiocrates et Adam Smith démontrent le rôle important de la concurrence dans la vie
143
La période contemporaine n’est pas non plus avare en théorie de la concurrence, mais à la différence
des gestes analytiques proposés au début du siècle, elle est souvent avancée pour rendre compte de
phénomènes situés dans une sphère sociale singulière (la théorie de la concurrence chez Burt, que nous
venons de présenter, constitue l’un des rares contre-exemples). Ainsi, par exemple, de la mobilisation de la
concurrence pour rendre compte des phénomènes religieux (Finke, Stark, 1988 ; Montgomery, 2003) ou
des conflits ethniques (Barth, 1969 ; Hannan, 1979 ; Nagel, Olzak, 1982 ; Olzak, Nagel, 1986). L’étude des
faits économiques a aussi été l’occasion de proposer des formalisations plus ou moins construites des
phénomènes concurrentiels d’un point de vue sociologique. Nous en avons déjà présenté quelques-unes
dans les pages qui précèdent, et nous en rencontrerons d’autres dans celles qui suivent, notamment celles
de Podolny (1993, 2005), de Baker et al. (1998), ou d’Abolafia et Biggart (1991).
383
économique, ils étaient en fait seulement en train de découvrir une relation sociale générale
dans le contexte particulier du système économique. Le « social général » - qui désigne le
jeu des forces vitales entre les individus d’un groupe – est devenu visible d’abord dans la
sphère économique, et si nous faisons délibérément le choix d’employer des catégories
économiques dans la formulation des interrelations sociales dans la sphère mentale, c’est
parce que jusqu’à maintenant l’existence du social était plus aisément discerné dans ses
manifestations économiques. Notre but ultime, cependant, doit être de dégager appareil
de catégorie de quoi que ce soit de spécifiquement économique afin de dégager le fait
social sui generis » (Mannheim, 1959, p. 195). Ces différentes perspectives générales sur la
concurrence ont en commun de la présenter comme une forme particulière de lutte. Nous
proposons dans cette partie de présenter ces théories générales, avant de détailler
comment elles peuvent être appliquées à la sphère d’existence dont elles ont fait l’effort
de se déprendre : la sphère économique, et plus particulièrement encore la sphère
marchande.
1/ LA CONCURRENCE, UNE LUTTE INDIRECTE
Si c’est sans doute chez Park et Burgess (1919) que l’on trouve sans
doute l’acception la plus élémentaire de la concurrence – dans un texte aujourd'hui
singulièrement daté, la concurrence y est définie comme une « interaction sans contact
social » (p. 506) – si, par ailleurs, nous avons trouvé chez Weber (1995a, cf. chapitre 2)
une acception beaucoup plus élaborée de la concurrence qui en fait une lutte pacifique
pour des opportunités d’échange, c’est sans aucun doute chez Simmel (1999d) que l’on
trouve la compréhension la plus élaborée de la concurrence comme forme particulière
de lutte. Nous commencerons par détailler la définition que l’on peut déduire de ses
développements sur la concurrence, avant de montrer en quoi cette acception est
compatible avec l’approche wébérienne des marchés et avec les théories
morphologiques de la concurrence.
384
A/ La leçon de Simmel
C’est dans le chapitre qu’il consacre au conflit dans sa Sociologie de 1908
que Simmel développe les paragraphes saisissants qu’il consacre à la concurrence. Pour
Simmel, en effet, la concurrence est une forme particulière de conflit. L’intérêt qu’il
porte au conflit tient au fait qu’il s’agit pour lui de l’une des plus importantes formes de
socialisation, i.e. l’une des manières les plus fréquentes de faire société – même si, à
l’évidence, il s’agit là d’une forme un peu paradoxale. En effet, note Simmel, parce qu’il
est une « action réciproque » (nous dirions maintenant : une interaction), le conflit est
une forme de socialisation : « si toute action réciproque entre les hommes, explique
Simmel, est une socialisation, alors le conflit, qui est l’une des plus actives, qu’il est
logiquement impossible de réduire à un seul élément, doit absolument être considéré
comme une socialisation » (Simmel, 1999d, p. 265). C’est à l’aune de cette intuition que
Simmel va distinguer certaines des formes que peut prendre le conflit. Il va ainsi
évoquer successivement différentes formes de conflit, la jalousie, l’envie, le dépit – et
finalement la concurrence. Rappelons que c’est sur un plan formel (i.e., indépendamment du
contenu des interactions, et en particulier des sphères d’activité où elle se déploie) que va
se jouer cette spécificité de la concurrence.
Au fil des pages qu’il consacre à la concurrence, Simmel va égrener
plusieurs critères qui lui permettent de préciser la nature particulière de la concurrence.
Le premier de ces critères est aussi l’un des plus importants : la concurrence, nous dit-il,
n’est pas une lutte dans laquelle les coups sont portés directement à l’adversaire, mais une
lutte indirecte, dans laquelle on cherche à triompher de l’autre par des efforts qui ne lui
portent pas directement atteinte. « En général, écrit Simmel, le langage n’admet l’usage
du terme de concurrence que lorsque la lutte consiste dans les efforts parallèles des deux
partie en vue d’un seul et même enjeu. » (Simmel, 1999d, p. 298). Si la concurrence est
une lutte indirecte, c’est notamment parce qu’il ne s’agit pas de prendre à l’adversaire
quelque chose qui serait en sa possession : « l’homme qui lutte contre un autre pour lui
prendre son argent, ou sa femme, ou sa gloire, se comporte selon des formes tout à fait
différentes, avec une tout autre technique que s’il est en concurrence avec un autre pour
savoir qui va mettre dans sa poche l’argent du public, gagner les faveurs d’une femme,
ou se faire un plus grand nom par ses actes ou ses paroles. » (Simmel, 1999d, p. 298).
385
L’idée selon laquelle le prix de la victoire n’est pas entre les mains de
l’adversaire peut d’ailleurs prendre une forme qui n’est pas sans rappeler l’intuition,
présente chez Weber, selon laquelle la concurrence n’est qu’une lutte pour des
opportunités et que la victoire n’y est pas une fin en soi. Simmel note que dans certains
cas, « si la victoire sur le concurrent est chronologiquement un premier pas obligatoire,
elle ne signifie encore rien par elle-même, mais le but de toute l’action ne sera atteint que
lorsque se présentera une valeur tout à fait indépendante en elle-même de ce combat. Le
commerçant qui a réussi à faire courir dans le public le bruit que son concurrent était
insolvable est encore loin d’avoir gagné, si par exemple les besoins du public se
détournent tout à coup de la marchandise qu’il offre ; l’amant qui chasse ou qui
ridiculise son rival, n’a pas avancé d’un pas si la dame lui refuse ses faveurs ; pour qu’un
prosélyte appartienne à une confession qui cherche à le convertir, il ne suffit
certainement pas qu’elle ait disqualifié la confession concurrente en prouvant la faiblesse
de celle-ci – si son cœur ne va pas chercher auprès d’elle ce dont il a besoin, et qu’elle
peut lui apporter. » (Simmel, 1999d, p. 298).
Pour Simmel, donc, l’enjeu de la lutte n’est pas entre les mains de l’une
des parties en lutte, il leur est extérieur. Par conséquent, la concurrence prend rarement
la forme d’un combat dans lequel l’un attaque, l’autre défend mais consiste, beaucoup
plus souvent, en des efforts parallèles des concurrents144. C’est cette idée qu’explicite
Simmel quand il écrit qu’en situation de concurrence, « la lutte consiste seulement dans
le fait que chacun des concurrents vise le but pour lui-même, sans employer de force
contre l’adversaire. Le coureur qui compte sur sa seule rapidité, le commerçant sur le
seul prix de sa marchandise, le propagandiste sur la seule force persuasive de sa
doctrine : voilà des exemples de cette étonnante sorte de combat, qui n’est pas moins
violent ni moins passionnément acharné que les autres, que seule la conscience d’une
144
Retenir la définition simmelienne de la concurrence comme lutte indirecte n’implique pas, bien entendu,
que l’on ignore que les firmes en lutte sur un marché puissent agir directement les unes contre les autres,
par exemple lorsqu’une firme tente de monopoliser un actif « critique » (Dierickx et Cool, 1989, p. 1510),
i.e. nécessaire à la production de son concurrent (Lado et al., 1997), ou en imposant un contrôle sur des
actifs spécialisés (pour une présentation de la littérature gestionnaire sur ces différentes techniques
concurrentielles, lire Baumard, 2000, ch. 3). De même, les travaux de sciences de gestion mettent en
évidence des stratégies typiques de défense contre les agressions des concurrents (cf. par exemple Smith et
al., 1992 ; Grimm et Smith, 1997 ; Salop et Scheffman, 1983 ; Clarck, 1998. Pour une présentation de ces
travaux, cf. Baumard, 2000, ch. 5) Il nous semble toutefois possible de distinguer entre ces stratégies, que
l’on pourra nommer conflictuelles, avec celles, concurrentielles, qui reposent, selon la formule de Simmel, sur
des efforts parallèles.
386
action réciproque avec le combat de l’adversaire pousse à ce degré extrême, et qui
pourtant, vu de l’extérieur, donne l’impression qu’il n’existe aucun adversaire au monde,
mais seulement le but à atteindre. » (Simmel, 1999d, p. 299). Subrepticement se glisse ici
un nouveau critère permettant de repérer ce qui constitue la concurrence, qui n’est pas
sans évoquer, à nouveau, des échos wébériens : de même que Weber distingue entre la
sélection (lorsque des acteurs poursuivent objectivement des mêmes buts mais n’ont pas
subjectivement conscience de lutter les uns contre les autres) et la concurrence (lorsque
les acteurs sont conscients de la lutte qui les opposent), de même Simmel précise ici que
la conscience que les acteurs ont d’être en lutte est un élément déterminant de ce qui constitue la
concurrence en lutte particulière.
En quoi consistent ces efforts parallèle dont nous parle Simmel ? Ils
peuvent prendre des formes très diverses, on s’en doute : les coureurs de fond
n’emploient pas les mêmes moyens que les commerçant ou les rivaux amoureux… Il est
un moyen, cependant, qui apparaît de manière suffisamment récurrente pour que
Simmel en fasse une variante typique des luttes concurrentielles : pour éliminer un
adversaire, séduire un tiers. La concurrence est donc, bien souvent, un jeu à trois, et non
à deux. Simmel note ainsi que « partout où [la concurrence] apparaît, à l’antagonisme des
concurrents répond une offre ou une séduction, une promesse ou une alliance, qui met
chacune des deux personnes en relation avec la troisième » (Simmel, 1999b, p. 302) –
pour ajouter ailleurs que la concurrence revient souvent « à lutt[er] à la fois pour
éliminer un rival et pour séduire un troisième homme » (p. 302).
Au fil de la plume, et comme souvent chez lui, Simmel ajoute enfin deux
autres critères permettant de préciser ce qui constitue le propre de la lutte
concurrentielle. D’abord, le résultat de la lutte concurrentielle doit dépendre, au moins pour
partie, des efforts, des mérites ou des talents des parties en présence. Simmel précise ce point en
évoquant la loterie et en précisant ce qui la sépare d’une situation concurrentielle : « il
s’agit bien d’une compétition dans le but d’obtenir un prix, mais il lui manque l’élément
essentiel de la concurrence : la différence entre les énergies individuelles, qui fait que
l’on gagne ou que l’on perd. Le résultat dépend certes de ce qui a été accompli
auparavant, mais la différence de résultat ne dépend pas de la différence entre les efforts
antérieurs. (…) L’élu de la grâce divine ou le gagnant au trente-et-quarante ne sera pour
pas pour le perdant un objet de haine, mais d’envie ; comme les œuvres qu’ils ont
387
accomplies sont indépendantes entre elles, ils sont tous deux plus éloignés, plus
indifférents a priori l’un de l’autre que des concurrents économiques ou sportifs ; et dans
ces cas-là, c’est justement parce que l’échec sera mérité que naîtra facilement cette haine
caractéristique, qui consiste à projeter le sentiment de sa propre insuffisance sur celui
qui en est la cause » (Simmel, 1999d, p. 307).
Ensuite, la concurrence implique l’idée que la victoire de l’une des parties a un
caractère au moins pour partie exclusif : si l’un gagne, l’autre ne peut gagner. C’est, selon
Simmel, ce qui fait la différence entre la compétition et l’émulation. Dans ce dernier cas,
les efforts de l’un pour toucher au but n’impliquent pas que l’autre en restera exclu.
Dans le cas de la concurrence, note Simmel, « si l’un remporte la victoire, elle sera
forcément refusée à l’autre. Voilà une différence notable, sur le plan sociologique, entre
la compétition et l’émulation. Dans toute compétition, même pour obtenir les biens
idéaux que sont l’honneur et l’amour, la signification de l’effort accompli est défini par
son rapport avec celui du rival ; l’effort du vainqueur, en restant exactement le même, ne
lui rapporterait pourtant pas du tout la même chose si celui du concurrent était plus
grand et non plus petit. C’est le fait que le succès absolu dépend ainsi du succès relatif
(en d’autres termes : le succès de l’affaire dépend du succès de la personne) qui met en
mouvement toute la concurrence, mais il est totalement absent de l’émulation
religieuse. » (Simmel, 1999d, p. 308).
Reprenons les différents critères avancés par Simmel, qui constituent, à
notre sens, l’ensemble de propositions le plus achevé pour saisir ce qui définit la
concurrence comme forme particulière d’interaction. On peut, très sommairement,
retenir les éléments suivants :
1/ La concurrence est une relation de lutte ;
2/ C’est une lutte indirecte, i.e. elle n’implique pas que des coups soient
portés directement aux adversaires, mais repose au contraire sur des efforts
parallèles. Ces efforts peuvent prendre des formes très diverses, mais on peut
notamment évoquer l’une d’elles : pour battre ses adversaires, séduire un tiers.
388
3/ Les parties de la lutte doivent avoir conscience d’être en lutte les uns
contre les autres.
4/ Si la concurrence est une lutte indirecte, c’est notamment que l’enjeu de
la lutte n’est pas entre les mains de l’une des parties de la lutte, mais qu’il leur est extérieur.
C’est pour cette raison, notamment, que la lutte concurrentielle ne prend pas la forme
d’une succession d’attaques, de défenses et de ripostes, mais qu’elle consiste en des efforts
parallèles. Dans certains cas, par ailleurs, la victoire dans la lutte concurrentielle ne
constitue qu’une étape, nécessaire mais insuffisante en elle-même. On peut dire
dans ce cas que la lutte est une lutte pour des opportunités.
5/ Le résultat de la lutte doit dépendre, au moins pour partie, des efforts, des
talents et des mérites des parties en présence.
6/ La victoire dans la lutte doit avoir un caractère exclusif : si l’un gagne, l’autre
perd.
B/ Agonistique et morphologie
Chez Simmel, la concurrence est définie comme une forme d’interaction.
C’est une relation de lutte, lutte qui si l’on se fonde sur l’acception simmelienne que nous
venons de résumer, prend une forme extrêmement particulière. Dire, par ailleurs, que la
concurrence est une forme de lutte signifie qu’on peut la retrouver dans des sphères
d’activités extrêmement hétérogène, et qu’elle n’est en rien spécifique, en particulier, au
champ économique ; mais c’est dire aussi qu’on peut également la voir à l’œuvre au sein de
la sphère économique, et en particulier au sein de la sphère marchande. Comment
apprécier la portée de cette définition générale de la concurrence ? Il faut prendre la
mesure de sa pertinence sur un double plan, que nous précisions en introduction : estelle compatible avec le cadre de pensée wébérien que nous nous sommes choisis ?
comment est-elle susceptible de s’articuler aux autres approches de la concurrence que
389
nous avons recensées jusqu’ici, qui plaçaient la concurrence dans l’horizon d’une
réflexion morphologique ?
Sur le premier point, il nous semble que cette acception de la
concurrence est aisément articulable avec le cadre de pensée wébérien que nous avons
retenu pour définir le marché. Weber pose en effet que le marché est une forme
singulière qui se compose de deux jeux d’interaction : une interaction d’échange, que
nous analysons ailleurs, et une interaction concurrentielle. Concevoir la concurrence
comme une forme de lutte très particulière est à l’évidence compatible avec cette
définition – c’est d’ailleurs la piste que Weber lui-même avait retenue. Il nous semble
cependant que les développements que Simmel consacre à la concurrence sont plus
étoffés que ceux de Weber, et qu’ils sont compatibles avec les siens. Sans doute les deux
conceptions ne se recouvrent-elles qu’imparfaitement : pour Weber, par exemple, c’est
l’un des traits distinctifs de la concurrence que d’être une lutte pour des opportunités,
alors que ce n’est, pour Simmel, qu’un cas particulier. Il reste cependant que la
conception simmelienne de la concurrence nous semble compléter efficacement les
développements wébériens et s’articuler aisément à sa définition du marché comme
forme sociale.
Pour répondre à la seconde question, il nous faut la préciser. Nous avons
vu en effet que les approches morphologiques de la concurrence devaient faire face à
deux défis principaux : elles doivent parvenir à rendre compte i) de la genèse de cette
morphologie et ii) de son efficacité. Dans quelle mesure l’approche simmelienne de la
concurrence est-elle susceptible de lever les difficultés que nous avions rencontrées en
détaillant les conceptions morphologiques de la concurrence ? L’horizon de pensée de
Simmel est un horizon morphologique : il s’agit de décrire les effets spécifiques attachés
aux formes sociales, et d’expliquer comme des actions réciproques (des interactions)
engendrent ces formes. La concurrence, à cet égard, ne fait pas exception : elle est en
permanence replacée dans un horizon de pensée morphologique. D’abord, parce que la
concurrence est elle-même définie comme une forme singulière, puisqu’elle est un mode
d’interaction très particulier qui peut se jouer sur des terrains d’une très grande variété.
Ensuite, parce que cette forme d’interaction donne elle-même naissance à des
« socialisations », i.e. à des formes sociales stabilisées. Ainsi, par exemple, de la technique
concurrentielle dont Simmel souligne la récurrence qui consiste, pour lutter contre un
390
rival, à tenter de séduire un tiers. Lorsque cette séduction opère, elle se traduit souvent
par une stabilisation des relations entre le concurrent vainqueur et le tiers séduit : ces
liens stabilisés produisent une forme sociale. Enfin, Simmel souligne à de nombreuses
reprises comment la concurrence est elle-même surdéterminée, dans les formes qu’elle
épouse comme dans les résultats qu’elle produit, par la morphologie générale au sein de
laquelle elle se déploie ou, pour le dire dans des termes simmeliens, par la « structure des
cercles » qui l’accueillent (cf. notamment Simmel, 1999d, p. 303 et sq.).
L’approche simmelienne de la concurrence permet par ailleurs de
repenser à nouveaux frais la question de l’articulation de la morphologie et des
comportements concurrentiels. Si la morphologie produit des effets, en un mot si elle
est dotée d’une certaine efficacité, c’est parce qu’elle intervient (comme ressource ou
comme contrainte) dans la mise en œuvre des stratégies de lutte indirecte des acteurs.
Autrement dit, approcher la concurrence comme une forme de lutte ne porte pas à
ignorer le poids des facteurs morphologiques, mais permet au contraire de les inclure
dans un cadre de pensée plus général. Par conséquent, la conception agonistique de la
concurrence nous semble pouvoir inclure, comme des cas particuliers, les développements des conceptions
morphologiques de la concurrence. Faire de la concurrence une lutte indirectes permet de
rendre compte de l’efficacité attachée à telle ou telle distribution d’une population
donnée : la morphologie n’agit pas seule, elle ne fait sentir ses effets que pour autant que
les acteurs qui y sont distribuées s’emparent des ressources attachés à telle ou telle
position pour tenter de surpasser leurs vis-à-vis. Les stratégies mises en œuvre, à leur
tour, sont susceptibles de faire disparaître certains acteurs et de donner naissance à
d’autres, elles peuvent instituer des relations stables ou dissoudre au contraire certains
liens, en un mot elles contribuent à redessiner en permanence la morphologie de tel ou
tel espace social. Nous pensons donc que la conception agonistique de la concurrence
permet i) d’étoffer considérablement la définition wébérienne du marché et ii) de
résoudre les difficultés rencontrées par les conceptions morphologiques de la
concurrence145.
145 Rappelons que ces difficultés ne faisaient sens que dans une perspective sociologique, et non dans un
cadre de pensée motivé par l’épistémologie modélisatrice des économistes. Il est clair, par conséquent, que
cette conception agonistique de la concurrence n’a pas vocation à se substituer aux développements de la
théorie économique dans le cadre qu’elle s’est choisie.
391
L’une des vertus des développements de Simmel tient à leur généralité.
Au contraire de mécanismes mis en évidence dans telle ou telle étude de cas, ils ne sont
pas indexés sur un cas particulier – et au contraire de la théorisation proposée par Burt,
ses postulats ne semblent pas exorbitants. Il reste cependant que sa généralité même
peut, à certains égards, constituer un point faible : il y a loin, en effet, des analyses
abstraites de Simmel aux luttes quotidiennes auxquelles se livrent les acteurs sur les
divers marchés. La suite de ce chapitre sera donc consacrée aux spécifications que l’on
peut apporter au cadre général avancé par Simmel. Pour avancer ces spécifications sans
sombrer dans l’écueil classique consistant à dresser une carte à l’échelle un des formes
de luttes concurrentielles, deux stratégies nous semblent possibles, l’une analytique,
l’autre synthétique. La première consiste à décomposer les grandes variables susceptibles
de venir peser sur la mise en œuvre des stratégies concurrentielles ; la seconde tente de
repérer des stratégies de lutte typiques, saisies dans leur cohérence et engageant des
enjeux récurrents que la littérature permet de mettre au jour. Nous emprunterons
successivement l’une et l’autre voie.
2/ LES VARIABLES DE LA LUTTE
Commençons donc par la perspective analytique, et tâchons de
décomposer les grandes variables susceptibles de peser sur la nature des stratégies mises
en œuvre. On peut certes s’en tenir à de pures descriptions de telle ou telle stratégie
particulière, mise en œuvre en un point particulier du temps et de l’espace économique.
La littérature abonde de ces monographies, souvent passionnantes, comme celle que
Fauri (1996) consacre à la stratégie de Fiat dans les années 1950. On peut aussi tenter de
traverser ces monographies pour y repérer des régularités ou des récurrences, en
commençant par baliser certaines dimensions dont on peut faire l’hypothèse qu’elles
risquent de se retrouver dans la plupart des stratégies concurrentielles. On s’en doute :
de nombreux découpages seraient ici envisageables. Sans lui donner d’autre portée que
de permettre une description à plat des stratégies concurrentielles, nous distinguerons
successivement les contraintes pesant sur elles, les ressources qu’elles mobilisent et les
logiques d’action que l’on peut y repérer.
392
A/ La concurrence sous contrainte
Comme l’ensemble des interactions mises en œuvre sur un marché, la
concurrence ne se déploie pas dans un vide social. Dans leurs modalités comme dans
leurs objectifs, les stratégies de lutte mises en œuvre par les parties en présence sur un
marché sont, sinon déterminées, du moins partiellement dessinées par les contraintes
qui pèsent sur ces acteurs. On peut – là aussi, à des fins essentiellement pédagogiques –
distinguer les contraintes qui émanent de l’environnement des acteurs et celles qui
émanent de leur composition interne, par exemple dans le cas des firmes.
1. Le poids de l’environnement
Commençons par évoquer les contraintes que, par commodité, nous
nommerons externes. La première des contraintes qui pèse sur la mise en œuvre des
stratégies de lutte concurrentielles peut être renvoyée à l’Etat, et plus généralement aux
diverses mesures (législatives et fiscales (Grant, 1995), par exemple) que peut prendre la
puissance publique et qui tendent à modifier les comportements concurrentiels, en
déplaçant les structures d’opportunités des acteurs. Une certaine vulgate libérale pose,
comme une déduction nécessaire dérivant de lectures superficielles de manuels
d’initiation à l’économie, que toute règle (et par conséquent toute règle instituée et
garantie par l’Etat) ne peut qu’entraver le bon fonctionnement de « l’économie de
marché » naturellement (le terme ici prend tout son sens…) soumise aux « lois de la
concurrence ». On a coutume de renvoyer ce mode de pensée aux économistes (renvoi
dont il faudrait à l’évidence discuter la pertinence), mais on trouve des travaux
sociologiques défendant un argumentaire grossièrement comparable. C’est le cas, par
exemple, de l’étude que Berk et al. (1979) consacrent aux effets de la régulation
législative et économique sur la concurrence entre les banques de détail à Chicago. Si les
pauvres paient davantage des services équivalents, estiment les auteurs, c’est moins en
raison d’une politique commerciale discriminatoire de la part des banques qu’à cause des
règles mises en place par la puissance publique, règles qui pervertissent les mécanismes
spontanés de la concurrence. Parce que les règles distordent la concurrence, des
393
possibilités de profit excessives se font jour, et les banques en profitent – les règles
relèvent donc ici davantage du problème que de la solution en ce qu’elles déplacent
beaucoup trop les équilibres qui, spontanément, émergeraient d’un libre jeu
concurrentiel. Le plus souvent, cependant, l’enquête permet de retrouver, dans le cas
particulier de la concurrence, un résultat que nous avons déjà exposé à de nombreuses
reprises dans les chapitres précédents : les règles, et notamment les règles instituées et
garanties par la puissance publique, sont nécessaires au jeu concurrentiel, et le bilan que
l’on peut en tirer est souvent plus subtil et plus complexe que l’équation qui voudrait
que diminuer les règles entraîne nécessairement davantage de concurrence et, par
conséquent, de bien public.
A l’évidence, les règles instituées par l’Etat pèsent sur le jeu
concurrentiel. Davis (2005) estime ainsi que les politiques mises en œuvre par l’Etat sont
susceptibles d’influencer les décisions d’ouverture ou de clôture de telle ou telle branche
d’activités, de peser sur la compétitivité relative de telle ou telle type d’organisations ou
de telle ou telle politique d’emploi : ce sont, selon lui, l’ensemble des dimensions des
stratégies des firmes qui sont susceptibles d’être affectés par une mesure étatique. La
littérature abonde de travaux mettant en évidence cette influence de l’Etat sur la
concurrence au sein de tel ou tel marché146. L’étude que Dobbin et Dowd (2000)
consacrent à l’analyse des effets de la législation antitrust sur la concurrence au sein du
secteur ferroviaire de l’Etat du Massachusetts en est un exemple. Les auteurs font leur
l’hypothèse selon laquelle les stratégies concurrentielles dominantes sont susceptibles de
voir le jour après un changement politique radical. Plusieurs études montrent ainsi que la
mise en œuvre de lois antitrusts a des effets sur les stratégies de fusion des firmes
américaines : lorsque ces lois sont rendues plus flexibles, par exemple, le nombre de
fusions augmente (Stearns et Allan, 1996).
L’objet de Dobbin et Dowd n’est pas de détailler, comme Roy (1997),
Fligstein (1990) ou Davis et Stouts (1992) ont pu le faire, les effets de ces lois sur le taux
de fusion, mais sur le type de logique sous-tendant ces fusions. Le renforcement des
146 Citons, entre autres exemples, les travaux de Bonacich (1975) sur les incidences de l’abolition de
l’esclavage sur le marché du travail américain et sur la concurrence entre travailleurs noirs et travailleurs
blancs ; ceux de Sit et Liu (2000) sur les changements dans la distribution spatiale et les modes de
production dans l’industrie automobile chinoise consécutifs aux réformes institutionnelles impulsées par
l’Etat chinois ; ou encore la contribution de Nielsen (1982) sur les avantages consentis par certains Etats
aux firmes dont ils sont propriétaires, avantages susceptibles de venir modifier le jeu concurrentiel au
point que, pour l’auteur, ce sont les nations, et non les entreprises, qui sont les unités pertinentes pour
décrire le jeu concurrentiel.
394
dispositions anti-trusts par une décision de la Cour Suprême en 1897 a rendu illégale
une stratégie de cartellisation alors très populaire. Les firmes devaient donc inventer de
nouvelles stratégies concurrentielles pour surpasser leurs rivaux. Deux modèles se sont
alors opposés. La stratégie des « prédateurs » revenait à amener les concurrents à la
faillite avant de racheter à bas prix ce qui pouvait l’être encore. Cette stratégie était
hautement profitable pour les prédateurs mais s’avérait désastreuse pour les financiers
qui possédaient des actions de différentes firmes et qui n’avaient pas intérêt à voir l’une
ou l’autre détruites. En menaçant de se retirer du capital des prédateurs, les financiers
sont donc parvenus à imposer leur propre modèle, reposant sur des fusions amicales.
Les lois instituées par l’Etat sont donc susceptibles de peser sur le type de stratégies
concurrentielles pertinentes même si, comme l’exemple étudié par Dobbin et Dowd le
montrent bien, cette incidence des mesures étatiques n’a rien de mécanique : ce n’est
qu’en reconstituant le réseau des relations de pouvoir inter-industrielles que l’on peut
expliquer comment une nouvelle stratégie concurrentielle en vient à acquérir sa position
dominante, même si le changement initial est engendré par un raidissement de la
politique étatique. L’accent mis ici sur les transformations du jeu concurrentiel
imputables aux mesures étatiques ne doit pas laisser penser que ces mesures sont
toujours prises indépendamment des acteurs engagés dans un jeu concurrentiel.
Plus généralement, les règles qui s’imposent aux acteurs du marché et qui
pèsent sur leurs stratégies concurrentielles ne sont pas nécessairement instituées par des
Etats – c’est par exemple le cas dans le cadre du commerce international. Dezalay et
Garth (1995) montrent ainsi que depuis le milieu des années 1970, les disputes
commerciales ont été de plus en plus réglées par le biais d’arbitrages commerciaux
reposant sur une méthode contractuelle. Pour les auteurs, cette technique de résolution
des conflits n’est pas sans incidence sur la distribution des avantages concurrentiels. En
effet, un tel système promeut une rationalisation et une « américanisation » des pratiques
qui confère aux acteurs nord-américains un avantage réel, sans que l’on puisse imputer
cette tendance à un quelconque rapport de force entre puissances politiques.
A insister ainsi sur les effets que peuvent avoir des règles ou des normes
extérieures aux firmes sur les stratégies concurrentielles, on pourrait hâtivement
conclure à un behaviorisme implicite de la littérature sociologique : un stimulus
réglementaire serait mécaniquement suivi d’un certain type de stratégie concurrentielle.
395
C’est l’une conclusions les plus fortes de l’article de Dobbin et Dowd (2000) que de
montrer que ce mécanisme n’a évidemment pas court, et que la définition des stratégies
concurrentielles qui l’emportent finalement ne se joue pas uniquement dans les
décisions des managers, comme les travaux de Leblebici et al. (1991) sur l’industrie
radiophonique ou de Dobbin et al. (1993) sur les effets des lois sur les droits civils
pouvaient le laisser penser. Il faut non seulement prendre en compte les rapports de
pouvoirs – qu’ils se déploient à l’intérieur des firmes, comme chez Fligstein (1990), entre
les firmes, comme chez Roy (1997) ou entre les secteurs de l’économie, comme chez
Dobbin et Dowd (2000) – mais il faut aussi reconnaître qu’à des normes uniques
peuvent correspondre des réponses concurrentielles diverses. L’analyse des effets du
respect des normes ISO sur le comportement des firmes constitue à cet égard un
véritable cas d’école. En comparant ces effets sur les firmes française et allemandes, par
exemple, Casper et Hancke (1999) montrent que les normes ISO renforcent l’emprise
du système taylorien en France, alors qu’elles augmentent le pouvoir des ouvriers
qualifiés en Allemagne. De même, l’étude que Segrestin (1997) consacre à l’introduction
des normes ISO 9000 montre que, loin de produire des comportements identiques, elles
en renforcent au contraire l’hétérogénéité : parce qu’il s’agit de dispositifs procéduraux
et parce que leur mise en œuvre appelle toujours des apprentissages liés aux actifs
spécifiques de la firme, ces normes n’engendrent pas des stratégies homogènes, tout au
contraire.
Les contraintes légales et les normes ne sont pas les seules à s’imposer
aux firmes – d’autres, comme l’inscription des firmes dans l’écheveau complexe des
structures familiales, sont aussi susceptibles de peser directement sur la définition des
stratégies concurrentielles qu’elles mettent en œuvre. Biggart et Guillén (1999)
comparent ainsi les stratégies de développement choisies par les industries automobiles
argentines, sud-coréennes, espagnoles et taiwanaises et montrent que l’hétérogénéité de
ces stratégies renvoie aux structures traditionnelles de propriétés familiales : les petites
firmes familiales espagnoles et taiwanaises produisent des composants, là où les chaebols
coréens produisent des voitures en masse pour l’export. Même si des sentiers de
dépendance peuvent être mis au jour, il faut là aussi prévenir tout mécanisme causal :
Rademakers (1998) montre qu’alors que l’industrie médicinale indonésienne est
distribuée entre des firmes possédées par des chinois et des firmes possédées par des
indonésiens, les entreprises qui y interviennent suivent des stratégies homogènes, issues
396
en l’occurrence de modèles familiaux chinois, mieux adaptées aux institutions
économiques indigènes. Il reste que là où le capitalisme familial structure le
fonctionnement des marchés, l’analyse de la concurrence ne peut faire l’économie d’une
compréhension des éventuelles interférences qui peuvent se faire jour entre les
structures familiales et les luttes économiques, interférences qui peuvent aller jusqu’à la
neutralisation des secondes par les premières : dans l’étude qu’il consacre au poids de la
propriété familiale dans le secteur bancaire anglais, Lisle-Williams (1984) montre
qu’alors que les résultats économiques de ces banques sont très inégaux, très peu font
faillite. C’est que les relations nouées au fil du temps entre les acteurs du secteur
bancaire, relations renforcées par le caractère familial de la propriété, découragent jusque
dans les années 1960 des pratiques concurrentielles trop agressives et favorisent au
contraire la coopération.
2. Les contraintes internes
Les contraintes qui pèsent sur la définition de la stratégie concurrentielle
des acteurs économiques ne sont pas uniquement extérieures à ces acteurs, elles sont
aussi définis en fonction des jeux qui se font jour en leur sein. Examinons donc,
maintenant, ces contraintes internes. Le sens commun veut que la stratégie d’une
organisation soit définie avant tout par ceux qui la dirigent. Si la sociologie des
organisations a, de longue date, remis en cause cette lecture trop simple147, elle a aussi
souligné le rôle complexe qui joue certaines instances dirigeantes, comme le conseil de
direction. Si l’on suit la présentation qu’en donnent Goodstein et al. (1994), les travaux
sur les conseils de direction constituent un sujet d’intérêt majeur de la sociologie des
organisations depuis le milieu des années 1970. Ils distinguent trois perspectives de
recherche principales, toutes pouvant présenter un intérêt du point de vue de la
compréhension des mécanismes qui président à la définition et à la mise en œuvre des
stratégies concurrentielles. La première perspective insiste sur la fonction institutionnelle
du conseil de direction. En augmentant en taille et en diversité, le conseil de direction
permet de mieux ancrer l’organisation à son environnement externe et à s’assurer de la
147
On trouvera une revue de littérature éclairant la complexification de la compréhension des schémas de
décision dans Friedberg (1997).
397
pérennité de ressources décisives, comme le prestige ou la légitimité (Mintzberg, 1983 ;
Pearce et Zahra, 1992). La seconde perspective analytique, dont le développement est
un peu plus tardif, ne se concentre plus sur le rôle institutionnel du conseil mais sur sa
fonction de gouvernance. Le conseil est alors analysé comme un mécanisme permettant de
contrôler l’opportunisme des managers et de s’assurer que les décisions qu’ils prennent
ne contredisent pas l’intérêt des différents stakeholders de la firme, et notamment des
actionnaires (Kosnik, 1987, 1990). La troisième perspective revient à étudier la manière
dont la structure du conseil de direction pèse sur les décisions stratégiques qu’il est
susceptible de prendre. C’est l’une des ses fonctions, en effet, que d’être capables de
prendre les décisions permettant à la firme de faire face aux mouvements radicaux qui
peuvent affecter son environnement, et tout particulièrement lorsque les performances
de la firme commencent à décliner (Boulton, 1978 ; Pearce et Zahra, 1991, 1992 ; Zald,
1969). Quelle que soit la perspective retenue, les conseils de direction et, par extension,
les firmes, ne sont pas conçues comme des monades isolés - ils sont pris au contraire
dans un réseau de contraintes que la sociologie des organisations a notamment désigné
comme émanant des stakeholders.
Les stakeholders sont constitués par l’ensemble des acteurs qui, d’une
manière ou d’une autre, détiennent une influence décisive sur la firme (Mitroff, 1983 ;
Freeman, 1984). Parmi ces stakeholders, l’influence des actionnaires sur la stratégie des
firmes est l’une de celles qui a été le plus étudiée148. En effet, comme le souligne Davis
(2005), les actionnaires (aidés en cela par le développement des marchés financiers) ont
acquis depuis les années 1980 la réputation d’être, de tous les stakeholders, ceux qui
disposent du pouvoir d’influence le plus important sur la manière dont les organisations
sont gérées. L’un des facteurs décisifs de cette montée en puissance des actionnaires aux
Etats-Unis a été la modification des conditions politiques et institutionnelles.
Longtemps, les actionnaires des firmes américaines n’avaient pas le droit de s’engager
dans une action collective impliquant plus de quatre actionnaires, ce qui – compte tenu
notamment de la dispersion de la propriété des entreprises – limitait considérablement
leur capacité d’influence par rapport au pouvoir du management (Davis et Thompson,
1994). Désormais, les firmes qui ne répondent pas aux standards financiers sont
fréquemment sous-évaluées (Zuckerman, 1999), attaquées (Davis et Stout, 1992), ou
font l’objet de pressions manifestes de la part des investisseurs ou des analystes (Useem,
148
Pour une revue de littérature sur ces travaux, cf. Davis et Useem (2002).
398
1996). Pour faire face aux injonctions des actionnaires, note Davis (2005), les réponses
des firmes furent somme toute classique, i.e. elles adaptèrent à ces pressions nouvelles
les solutions depuis longtemps mises au jour par la sociologie des organisations : d’un
côté elles essayèrent de se plier à ces requêtes, sans toujours réellement y parvenir
(Zuckerman, 2000 ; Westphal et Zajac, 2001 ; Zajac et Westphal, 1995), d’un autre elles
découplèrent leurs fonctions pour tenter de neutraliser le pouvoir des actionnaires – Rao
et Sivamakur (1999) montrent comment les firmes mirent ainsi en place des bureaux de
relations avec les investisseurs pour installer des vis-à-vis face aux investisseurs
interventionnistes, tout en faisant en sorte que ces bureaux n’aient qu’une influence
opérationnelle limitée.
La dernière contrainte qui pèse sur la définition stratégique des firmes
sans lui être imposées, radicalement, de l’extérieur comme peuvent l’être (au moins de
prime abord) les lois ou les structures familiales est constituée par les clients de la firme.
Comme le soulignait Simmel, en effet, l’objectif de la concurrence est bien souvent (et,
dans le cas de la concurrence marchande, on serait tenter de préciser : toujours) de
triompher d’un vis-à-vis, certes, mais pour séduire un tiers. Il faut cependant se garder
de considérer qu’offre et demande se font face et qu’elles n’entrent en contact qu’au
moment de l’échange. C’est l’un des acquis de la sociologie économique française que
d’avoir mis en évidence que la concurrence entre les firmes passe par un travail
important de mise en forme de la demande qui leur est adressé. La très belle Histoire du
marketing analysée par Frank Cochoy montre ainsi comment, depuis les années 1920,
s’est constitué un corpus de savoirs et de techniques permettant de travailler la
demande, de l’informer (au double sens de lui communiquer des informations et de la
mettre en forme) et, diront certains, de la produire (Cochoy, 1999). Cette perspective
d’analyse ne se contente pas de décrire la construction d’un savoir sur le consommateur,
elle montre également comment ces techniques sont déclinées par les acteurs du marché
et comment ces acteurs contribuent, au plus près de l’échange, à produire la demande
qui leur est adressée. Cochoy (2002b) décrit ainsi la manière dont la grande distribution,
l’Etat, puis les entreprises de normalisation ont dessiné des figures contrastées du client :
un client stabilisé pour la grande distribution qui tente de se prémunir face aux aléas des
comportements erratiques du client quotidien ; un client de droit pour l’Etat qui cherche
à protéger les citoyens contre les abus potentiels des entreprises commerciales ; et un
client consommateur, désormais acteur direct et impliqué de la mise en forme de
399
l’espace marchand. De même, Barrey et al. (2000) s’attachent à mettre en évidence les
jeux complexes qui se font jour entre l’offre de la firme et la demande des clients – jeux
qui, dans le cas des supermarchés qu’ils étudient, impliquent des designers, des
packagers et des merchandisers. Ils montrent que ces acteurs interviennent dans le
processus de mise en marché en se fondant sur des représentations contrastées du
consommateur, et qu’ils agissent en des moments différents du processus – ce qui,
contribue à engendrer des conflits récurrents et à minorer l’efficacité des dispositifs
qu’ils élaborent.
B/ Les ressources de la lutte
La mise en œuvre de stratégies de lutte ou, pour parler comme Simmel,
« d’efforts parallèles » suppose évidemment que les acteurs puissent engager dans cette
lutte des ressources susceptibles de leur permettre de dépasser leurs concurrents. Ces
ressources peuvent être d’une grande diversité, et ce n’est souvent qu’en détaillant leur
nature et qu’en précisant le détail des avantages qu’elles peuvent fonder que l’on
parvient à expliquer des résultats qui, de prime abord au moins, peuvent parfois
surprendre. C’est ainsi, par exemple, que Brown (1995) peut expliquer que l’industrie
cotonnière allemande, pourtant plus chère que sa rivale britannique, parvient malgré
tout à accroître ses parts de marché durant la seconde moitié du XIXème siècle : d’après
Brown, les industriels allemands sont parvenus à compenser leur faible compétitivitéprix par une combinaison de ressources incluant notamment leur position géographique,
plus avantageuse, et des efforts de marketing soutenus durant toute la période. Nous ne
tenterons pas, ici, de donner un aperçu exhaustif des ressources pertinentes que les
firmes peuvent employer dans la lutte qui les oppose les unes aux autres, et nous nous
contenterons d’évoquer simplement trois d’entre elles : certaines stratégies passent par
une diminution des prix, d’autres reposent sur une gestion aussi fine que possible de
l’information, d’autres enfin, mobilisent ce qu’il est désormais convenu d’appeler leur
capital social149.
149 Ces stratégies peuvent évidemment se combiner entre elles, de même qu’elles peuvent s’appuyer sur
d’autres ressources que, par souci de place, nous n’évoquerons pas ici. Signalons simplement l’une d’elle,
abondamment documentée par les économistes et les géographes, la ressource spatiale, qui mériterait à
400
1. La concurrence par les prix
Les stratégies fondées sur des baisses de prix sont, à bien des égards, les
plus évidentes (ne sont-elles pas au cœur des modèles économiques). Une logique
économique élémentaire voudrait qu’elles reposent sur une baisse simultanée des coûts
de production. C’est par exemple ce que décrivent Angel et Engstrom (1995) dans
l’étude qu’ils consacrent à l’analyse de la concurrence sur le marché américains des
ordinateurs. Au cours des années 1980, la concurrence sur les prix s’y est intensifiée, à
mesure notamment que les ordinateurs se sont diffusés au sein de l’ensemble de
l’économie. Par conséquent, constatent-ils, les producteurs de PC ont recherché de
nouvelles sources d’avantages compétitifs durables. Ont ainsi proliféré des répliques à
bas-prix de PC références, ainsi que des stratégies visant à diminuer drastiquement les
coûts de production. Parallèlement, les firmes tentent de procéder à des innovations
technologiques susceptibles de déplacer les équilibres du marché. De telles stratégies de
baisse des coûts semblent cependant délicates à mener au point que, comme le souligne
Baumard (2000), les stratégies de guerre des prix sont loin d’être les plus fréquentes.
« Les guerres de prix, explique-t-il, sont des solutions de dernier recours : leurs effets
désastreux sur un marché (destruction des marges, perte de rentabilité) sont connus des
belligérants avant leur déclenchement » (Baumard, 2000, p. 80).
Différentes situations peuvent néanmoins porter tel ou tel acteur du
marché à se lancer dans une guerre des prix avec ses concurrents : il peut s’agir d’un
outsider placé dans une position intenable, qui déclenche une guerre des prix pour
casser la position du leader ; il peut s’agir aussi, comme le montre Slade (1990), d’une
stratégie punitive visant à faire respecter l’ordre au sein d’un oligopole, soit en faisant
rentrer dans le rang un producteur qui tentait de faire cavalier seul, soit, au contraire,
pour le faire sortir du marché – un nouvel entrant peut par exemple être évincé très
rapidement d’un marché en menant contre lui une guerre des prix ponctuelle et ciblée
(Kreps et Wilson, 1982). Le plus souvent cependant, ce n’est pas pour évincer un
concurrent particulier qu’une firme se lance dans une guerre des prix, mais pour écouler
une production trop importante (Scherer et Ross, 1990). Si, en effet, les firmes ne
elle seule de larges développements (nous renvoyons ici aux textes séminaux de Hotteling (1929), Losch
(1954) et Greenhut et Ohta (1975).
401
trouvent pas de marché « déversoir » (i.e., un marché qui puisse absorber l’ensemble de
la production de tous les producteurs sans qu’ils aient à s’affronter), alors elles peuvent
être tentées de baisser leurs prix afin de faire face à leurs difficultés financières. Il peut
enfin arriver que des guerres soient menées à leurs termes et provoquent finalement la
disparition du marché lorsqu’aucun des belligérants ne souhaite baisser sa garde en
premier, i.e. rendre les armes en quittant le segment, avec des pertes, avant les autres, et
que se produise par conséquent une escalade de l’engagement potentiellement fatale à
l’ensemble des acteurs concernés. Cette logique d’entraînement a d’autant moins de
chance de se produire que le marché est peu concentré : en effet, si le segment présente
une structure atomistique, le pouvoir est dispersé sur un grand nombre d’acteurs et il y
peu de chances que tous les belligérants acceptent de s’engager dans une escalade
conflictuelle (Heil et Helsen, 1999). Ce résultat a quelque chose de paradoxal : il montre
que contrairement à ce que prédisent les modèles de base de la concurrence parfaite des
économistes, c’est lorsque le marché est très peu concentré que les guerres de prix sont
les plus rares. Quoiqu’il en soit, il semble que les prix ne constituent, finalement, qu’une
ressource marginale dans la lutte que se livrent les concurrents : lorsqu’ils sont utilisés
comme ressource principale de la lutte concurrentielle, les belligérants, quels qu’ils
soient, n’en profitent que très rarement (Heil et Helsen, 1999).
2/ La gestion stratégique de l’information
Contrairement à ce qu’avancent les modèles économiques élémentaires,
par conséquent, la manipulation des prix ne constitue qu’une ressource relativement
marginale dans la lutte indirecte qui se déroulent entre les concurrents sur un marché.
Une autre ressource constitue l’un des ressorts privilégiés de la lutte entre les
concurrents : l’information. Si l’on adopte l’idée de White selon laquelle un marché est
une interface au sein de laquelle les producteurs s’observent les uns les autres afin de
prendre leurs décisions, on comprend sans mal que la capacité de repérer et d’interpréter
correctement les signaux qu’ils envoient soient l’une des principales ressources dont
disposent les concurrents sur un marché. Cette capacité à réceptionner correctement les
signaux s’accompagne d’une capacité à émettre des signaux à bon escient. En effet,
comme l’explique Baumard (2000), « la gestion des signaux concurrentiels est souvent
402
considéré comme un corollaire important de la mise en œuvre des mouvements
stratégiques. C’est en effet à travers les signaux du marché que les firmes avertissent
leurs rivales, les régulateurs, les clients et les observateurs des mouvements qu’elles ont
l’intention de mettre en œuvre » (Baumard, 2000, p. 199). L’émission de signaux
constitue d’ailleurs un instrument privilégié permettant de mettre sur pied des ententes
entre producteurs, sur une base largement informelle – ils sont à ce titre mobilisées
comme des indices par les autorités antitrusts et la police de la concurrence, comme le
rappellent Heil et Lagvardt (1994). Si le signal, en tant qu’il est délibérément
communiqué par telle ou telle firme, peut être l’outil permettant d’élaborer des ententes,
il peut aussi être mobilisé pour décourager des firmes concurrentes (Baumard, 2000, p.
208 et sq.). Autrement dit, la capacité qu’a une firme d’observer ses concurrentes et de
leur envoyer des signaux constitue l’une des principales ressources qu’elle peut
mobiliser.
Il reste que l’information pertinente pour les firmes, dans la lutte qui les
oppose, ne se résume pas à celle qui émane de leurs concurrents. Dans les industries
d’innovation en particulier, la capacité à disposer, avant les concurrents, d’informations
décisives constitue une ressource déterminante. De très nombreux travaux se sont ainsi
attachés à montrer que l’information constitue la ressource rare par excellence et qu’elle
est, à cet égard, l’un des principaux ressorts des luttes concurrentielles, qu’il s’agisse
d’obtenir une information a priori non disponible (Hansen, 1999), de transférer des
messages complexes (Zander et Kogut, 1995) ou de réduire la distorsion des messages
en cours de transmission (Shannon et Weaver, 1949). C’est cependant parfois moins
l’information en tant que telle qui constitue la ressource plus rare, que la capacité à la
traiter correctement. Pour Hansen et Haas (2001), la prolifération des informations est
désormais telle, au sein des économies contemporaines, que ce n’est pas la capacité à
obtenir une information qui est susceptible de conférer à tel ou tel un avantage décisif,
mais la capacité à lui donner (ou à lui refuser) l’attention qu’elle mérite. Dans une
situation où les informations sont abondantes et où chaque acteur est susceptible de se
trouver confronté à une immense quantité d’informations dont une petite partie
seulement peut lui être utile, toute la difficulté, pour un acteur, est de parvenir à
distribuer correctement son attention entre les informations qui lui parviennent.
403
3. Le capital social
La gestion de l’information est d’ailleurs directement liée à la dernière
ressource que nous voudrions ici brièvement évoquer : le capital social des acteurs
engagés dans une lutte concurrentielle. Nous avons évoqué au cours du précédent
chapitre une série d’études qui montrent à quel point la position occupée par un acteur
dans un réseau de relations est susceptible de constituer pour lui une ressource
déterminante ou un handicap rédhibitoire. Si l’on se concentre sur la seule question de
l’accès et de la gestion de l’information, le capital social s’avère être une ressource
décisive, en particulier sur les marchés caractérisés par une forte incertitude. Dans ce cas
en effet, estiment Powell et Smith-Doerr (2005), les sources d’expertise sont dispersées
et il est extrêmement risqué de faire dépendre ses prises de décision d’une seule source
d’informations. Les entreprises ont donc intérêt à multiplier les contacts pour diversifier
les points de prise d’information. Dans les industries d’innovation, par ailleurs, le savoir
pertinent est le plus souvent tacite. Il circule mal, par conséquent, en suivant les
procédures formelles de communication et s’avère difficilement transférable par la voie
des brevets. Ce savoir tacite trouve au contraire dans les réseaux informels une voie de
communication particulièrement adaptée. L’importance du capital dans la gestion
stratégique de l’information ne se joue pas seulement, toutefois, sur le seul plan de la
communication d’un savoir, mais aussi sur le plan de sa production : Powell et al. (1996)
et Stuart et Podolny (1999) ont ainsi montré que c’est en connectant des organisations
séparées que de nouveaux savoirs ont pu voir le jour, conférant à leur détenteur un
avantage compétitif. Dans le secteur des biotechnologies, de nombreux réseaux interorganisationnels ont ainsi vu le jour – et ce sont les firmes les plus centrales qui
disposent des ressources scientifiques les plus importantes et qui introduisent les
premières de nouveaux traitements (Powell et al., 1996 ; Stuart et al., 1999 ; Baum et al.,
2000).
404
C/ Les logiques d’action concurrentielles
1. Les équivoques de la lutte rationnelle
Dans un précédent chapitre, nous avons longuement discuté les
conditions sous lesquelles une action marchande pouvait être dite rationnelle en finalité,
i.e. dont les fins sont définies par une mise en balance explicite, informée et rationnelle,
et dont les moyens sont choisis pour ce qu’ils permettent d’optimiser les chances
d’atteindre cette fin. Ces conditions sont d’une double nature : logiques (nous avons
notamment contrasté le sens sociologique et le sens économique que l’on peut donner à
l’idée d’une rationalité de l’action marchande) et historiques (nous avons montré que la
capacité calculatoire et optimisatrice des acteurs économiques est le résultat d’un très
long processus d’apprentissage, dont nous avons donné quelques exemples).
Les actions qui portent les stratégies concurrentielles sont évidemment
susceptibles de faire l’objet des mêmes remarques. Leur rationalité optimisatrice, en
particulier, ne va pas de soi, et les moyens qu’elles mettent en œuvre ne s’imposent pas
d’évidence aux acteurs. Aussi, quand Cyert et March (1963) posent, comme un axiome,
que le comportement normal (au sens statistique comme au sens normatif) des
décisionnaires consiste à rapporter la performance de la firme au niveau que définissent
leurs aspirations, niveau espéré qui lui-même est fonction de la performance antérieure
de la firme et de la performance observable des concurrents, il faut sans nul doute
rappeler que le schéma comportemental qu’ils décrivent n’a rien de nécessaire ou
d’évident. Sans doute peut-on le voir à l’œuvre sur de nombreux marchés. Greve (1998,
1999) montre par exemple que les diffuseurs radiophoniques sont davantage enclins à
prendre des risques dans leur programmation lorsque les résultats qu’ils obtiennent sont
inférieurs à ceux qu’ils espéraient atteindre.
Plus généralement, l’histoire de certains marchés peut se lire comme une
succession d’adaptation optimisatrice à des conditions changeantes, les acteurs mettant
manifestement en œuvre, dans leurs stratégies de lutte concurrentielles, une démarche
rationnelle et un calcul d’optimisation de leurs ressources. L’évolution de la stratégie des
405
ranchers de Floride depuis le XIXème siècle peut sans nul doute se lire ainsi (Mealor et
Prunty (1976)). Entre les années 1830 et la fin des années 1940, les ranchers de Floride
maintinrent la stratégie d’élevage en open-range qui était progressivement abandonnée
dans le reste des Etats-Unis, profitant de l’existence d’un marché aux bestiaux à Cuba
qui leur était de facto réservé, de l’absence de mise en concurrence de cette forme
d’exploitation avec d’autres formes d’usage de la terre, et d’une série de variables
spécifiques à l’industrie (les ranchers de Floride élevaient une espèce de vache
spécifique, e.g.). Le déclin du marché cubain à partir des années 1920 contraint les
ranchers à chercher à écouler leurs viandes sur le marché domestique, mais la qualité
produite était trop faible pour rencontrer une demande. Les ranchers durent alors
changer d’espèces. Ce changement ne fut possible qu’après que des mesures sanitaires
furent prises, que la terre fut, comme ailleurs, parcellisée et qu’une partie du territoire fut
réorientée dans ses fonctions. L’open-range de Floride disparut officiellement en 1949, et
l’introduction de nouvelles espèces de vache se fit rapidement, au point que depuis les
années 1950, une quantité croissante de viande originaire de Floride a pénétré le marché
national américain.
L’histoire des stratégies d’élevage bovins en Floride semblent ainsi
correspondre, au moins grossièrement, à la chronique d’une optimisation rationnelle des
stratégies de lutte. De tels récits ne doivent pas occulter que ce que recouvre une
« optimisation » est loin d’être nécessairement univoque. En effet, le critère à l’aune
duquel on optimise ne va pas de soi. L’exemple le plus simple est sans doute fourni par
les organisations qui ne sont pas orientées vers le profit. Elles doivent, évidemment,
respecter des principes élémentaires de gestion économique si elles ne veulent pas
disparaître – mais les stratégies qu’elles mettent en œuvre ne sont pas nécessairement et
systématiquement orientées vers la maximisation de leurs profits. Barman (2002) montre
par exemple que les techniques fondamentales utilisées par les organisations non
tournées vers le profit ne sont pas nécessairement différentes de celles qui sont mises en
œuvre par des firmes classiques. En l’occurrence, les organisations qu’il étudie,
lorsqu’elles sont confrontées à un marché fortement encombré, i.e. lorsqu’elles sont
confrontées à une forte concurrence, mettent en œuvre des stratégies de différenciation.
Ces stratégies sont toutefois mises au service de la survie des organisations en question,
et non de la maximisation de leur profit. La lutte à laquelle se livrent les concurrents
406
pour capter des ressources rares peut n’être pas moins violente que celle qui se fait jour
sur un marché classique, mais elle n’a pas les mêmes enjeux.
Les perspectives longitudinales permettent de mettre au jour les
variations de logique d’action avec une évidence toute particulière. Ainsi, Thornton et
Ocasio (1999) montrent que les stratégies concurrentielles au sein du secteur de l’édition
de manuels universitaires ont changé radicalement entre la fin des années 1950 et le
début des années 1990. En début de période prévalaient une logique dite « éditoriale »,
fondée sur l’attention portée aux relations entre les auteurs et les éditeurs, sur la
croissance interne, et sur des successions directoriales déterminées par la taille et la
structure de l’organisation. A la fin des années 1980, c’est une logique « marchande » qui
s’est imposée : l’attention est principalement portée sur la concurrence pour les
ressources, la croissance est avant tout une croissance externe et les successions sont
décidées par deux marchés, le marché du livre universitaire et le marché financier.
2. Typifier les logiques d’action ? Efficacité et légitimité
L’hétérogénéité des logiques d’action doit donc être établie au cas par
cas, en fonction des données empiriques qui peuvent être collectées sur les différents
marchés concrets. On peut cependant distinguer, à côté de la logique d’optimisation
rationnelle des ressources et de maximisation du profit, une autre logique d’action, mise
en évidence par les auteurs néo-institutionnalistes. Si les organisations se ressemblent,
disent les économistes, c’est qu’un processus de sélection opère sur les marchés, et que ce
processus revient à trier entre les entreprises qui effectuent les choix les mieux
appropriés en termes économiques. Autrement dit, l’isomorphisme organisationnel
s’expliquerait avant tout parce que certaines organisations sont efficaces et que d’autres ne
le sont pas : c’est l’efficacité qui, dans ce cas, constitue le critère ultime décidant de l’issue
des luttes concurrentielles.
Pour DiMaggio et Powell (1983), il faut toutefois considérer un autre cas
de figure : celui dans lequel le problème n’est pas l’efficacité de telle ou telle stratégie,
mais celui de sa légitimité. Dans un article fondateur, John Meyer et Brian Rowan ont
proposé de considérer que certains choix organisationnels fondamentaux (tel celui de la
407
structure formelle de l’organisation) pouvaient être motivés non parce qu’ils devaient
garantir une plus grande efficacité de l’organisation, mais parce qu’ils devaient lui
permettre de gagner en légitimité face à ses concurrents (Meyer et Rowan, 1977). Cette
quête de légitimité n’est pas désindexée des luttes concurrentielles. D’abord, parce que
les gains de légitimité peuvent permettre aux firmes d’optimiser leurs positions sur
certains marchés, comme, par exemple, le marché des financements (Meyer et Rowan,
1977, p. 349, 351). Ensuite parce que les organisations sont non seulement pris dans des
rapports de concurrence marchande, mais aussi de concurrence qu’ils nomment
institutionnelle, i.e. dans une concurrence pour l’imposition de standards à l’aune
desquelles seront définies les légitimités relatives des uns et des autres. Cette
concurrence institutionnelle a d’ailleurs, à l’évidence, des incidences sur la concurrence
marchande, i.e. sur la capacité des firmes vainqueurs, sur un plan institutionnel à
améliorer leurs profits.
Les logiques d’action peuvent donc différer en ce qu’elles mettent en
leur principe une quête d’efficacité ou une quête de légitimité (étant entendu, cela va de
soi, que l’une peut être l’un des plus sûrs moyens d’accéder à l’autre, et inversement).
On peut d’ailleurs imaginer que certains marchés sont davantage susceptibles de mettre
au principe des luttes concurrentielles qui les traversent l’efficacité ou la légitimité.
DiMaggio et Powell (1983) soulignent ainsi que les secteurs où interviennent des
professionnels (au sens anglo-saxon) ont de fortes chances d’être davantage marqués par
des logiques institutionnelles que des secteurs où les professionnels sont moins
nombreux. De même, Nee (2005) rappelle que les premiers auteurs institutionnalistes
(on pense ici, notamment, à P. Hirsch et à P. DiMaggio) ont travaillé sur des
organisations culturelles qui, soit comme les industries culturelles étudiées par Hirsch
(1972) vendent des produits dont le statut symbolique est primordial, soit comme les
organisations non profitables étudiées dans DiMaggio (1991) (des musées, e.g.) voient
leurs financements moins directement soumis à de strictes logiques d’efficacité. Ces
quelques remarques pourraient bien sûr être étoffées par des enquêtes dont les résultats
pourraient être systématiquement agencés dans des typologies permettant de mieux
baliser l’hétérogénéité des logiques d’action que la seule distinction efficacité/légitimité.
Il reste que cette typologie (tout comme la distinction entre action lucrative et action
budgétaire chez Weber (1995a, p. 137 et 170, notamment) signale au moins l’existence
de cette hétérogénéité, et la possibilité de la cerner par un travail typologique.
408
Qu’on les approche par les contraintes qui pèsent sur elles, par les
ressources qui définissent leurs conditions de possibilité, par les logiques d’action qui les
portent, les stratégies de lutte concurrentielles peuvent être systématiquement décrites
dans une série de déclinaisons typologiques qui restent encore largement à construire.
Cette potentialité analytique n’est par ailleurs que le reflet d’une relative indétermination
empirique : les formes de lutte ne s’imposent pas aux concurrents sous un jour
univoque, et si certaines formes typiques se font jour dans tel ou tel secteur, à telle ou
telle époque et dans tel ou tel pays, elles peuvent être remodelées, modifiées, réagencées
par les acteurs. Signalons d’ailleurs, pour conclure ce point, que la définition de ces
stratégies ne s’effectue pas de manière isolée et qu’elle n’est évidemment pas le fait de
monades coupées les unes des autres et autonomes au point d’en être closes. La
littérature abonde en travaux mettant au contraire en évidence les différentes logiques –
mimétisme (Greve, 1995, 1996, 1998), influence, apprentissage (Haunschild et Beckman,
1998), etc. – par lesquelles les stratégies concurrentielles peuvent se diffuser sur un
marché ou d’un marché à l’autre. Dans une étude célèbre et séminale, Davis (1991)
montre ainsi que la diffusion rapide d’une technique de défense contre les OPA hostiles,
celle des pilules poisons, s’explique assez largement par l’existence de structures de
conseils d’administration croisées (cf. également Davis et Greve (1997)). Le partage ou
la migration des directeurs est d’ailleurs l’une des voies privilégiées par lesquelles passe
l’influence et qui supporte l’apprentissage : des choix aussi structurants que celui de
l’adoption de la forme multidivisionnelle au milieu des années 1960 (Palmer et al., 1993)
ou de la mise en œuvre de stratégies d’acquisition massives à la fin des années 1980
(Haunschild, 1993) s’expliquent ainsi en partie par la multi-appartenance de certains
dirigeants (cf. également Boeker, 1997 ; Rao et al., 2000). L’observation à distance des
stratégies des concurrents constitue également une ressource décisive. Les firmes de
production automobile japonaises décidèrent par exemple, au début des années 1980, de
venir s’installer au Canada et aux USA en raison des stratégies d’implantation d’acteurs à
qui ils étaient liés (leurs fournisseurs, notamment : cf. Martin et al., 1998). Parfois, les
comportements relèvent du pur et simple mimétisme : les firmes japonaises étudiées par
Henisz et Delios (2001), par exemple, définissent la localisation de leurs nouvelles usines
en calquant les stratégies des firmes multinationales qui les ont précédées, tout comme
les coalitions institutionnelles mises en place par les hôtels canadiens et américains, sur
409
les chutes du Niagara, s’inspirent l’une de l’autre (Ingram et Inman, 1996)). Ces
différents mécanismes (et d’autres, sans nul doute) expliquent que l’on ne puisse
analyser la mise en œuvre de stratégies concurrentielles comme émanant du seul calcul
d’optimisation d’acteurs isolés, mais qu’elles ne se comprennent au contraire qu’à être
replacées dans le réseau des influences et des carrières où elles se définissent.
3/ QUELQUES FORMES DE LUTTE
Nous venons de détailler certaines des variables susceptibles de peser sur
la dynamique des stratégies concurrentielles à l’œuvre sur un marché. Pour étoffer et
préciser l’acception simellienne de la concurrence que nous détaillions plus haut, nous
nous proposons maintenant de présenter quelques stratégies typiques que les
producteurs sont susceptibles de mettre en œuvre sur les marchés où ils interviennent.
De nombreux repérages typologiques, on s’en doute, sont possibles. Dixit (1988)
propose ainsi une alternative désormais classique entre l’affrontement et la passivité, là
où Koenig (1996, p. 221) décrit les interactions stratégiques qu’une firme peut entretenir
avec ses partenaires en utilisant le triptyque coopération/affrontement/évitement. Par
commodité, nous retiendrons trois grandes stratégies que la sociologie économique s’est
attachée à décrire au cours de ces vingt dernières : celles qui s’attachent à gérer
l’incertitude sur la qualité des biens ou des services échangés, celles qui ont en commun
de mettre en jeu des stratégies de clôture, celles enfin qui analyse l’entrepreneuriat comme
une stratégie concurrentielle.
410
A/ La qualité
1. De l’économie de la qualité…
Pour saisir les enjeux de ce que l’on peut nommer l’économie de la
qualité et la spécificité des stratégies concurrentielles qui s’y font jour on peut, avec
Baker et al. (1998), rappeler que la concurrence peut jouer le long de dimensions
multiples et hétérogènes : les prix, certes, mais aussi la qualité, les services attachés aux
biens achetés, les temps de livraison, etc. Comme nous le rappelions plus haut, les prix
ne constituent pas l’arme prioritairement mobilisée sur la plupart des marchés. C’est
lorsque les marchés concrets s’approchent le plus de la concurrence pure et parfaite que
la concurrence sur les prix a le plus de chances de se développer. Au contraire, notent
Baker et al. (1998), la concurrence entre les acteurs portera avant tout sur la qualité
lorsque les marchés sont marqués par trois caractéristiques : (1) lorsque les produits sont
complexes, uniques, et délicats à comparer ; (2) lorsque la notion même de qualité est
ambiguë et que le lien entre la qualité et la performance est ténu et difficile à mesurer ;
(3) et lorsque le marché est éloigné de la situation de concurrence parfaite. Comme le
soulignent Baker et al. (1998), le marché des services comme celui de la publicité
(Rutherford et al., 1992) ou celui de l’audit (Han, 1994) sont des exemples de marché où
la concurrence sur la qualité prend le pas sur la concurrence sur les prix au point, par
exemple, que le prix n’intervient pas dans la décision de maintenir ses auditeurs ou d’en
changer (Levinthal et Fichman, 1988 ; Seabright et al., 1992). Il n’est donc guère
surprenant que l’article fondateur de la réflexion sur cette forme de concurrence, en
France, soit issue d’une réflexion sur une profession de service, celle des avocats.
Le marché des avocats étudié par Lucien Karpik (1989) réunit plusieurs
traits soulignés par Baker et ses collègues. La concurrence ne peut que très difficilement
s’y établir sur les prix, ceux-ci étant, selon les termes de Karpik, « quasi-privés », i.e.
largement inconnus du public. Plus encore, ce n’est pas le prix qui guide le choix du
client, mais la qualité du service. Or, la qualité du service est elle aussi extrêmement
difficile à connaître, peut-être plus encore que le prix. Le client ne dispose ni des
compétences ni, le plus souvent, de l’expérience qui lui permettraient de cerner sans
risque de se tromper la qualité de celui à qui il va déléguer sa défense. La relation du
client et de son avocat est ainsi marquée au sceau d’une très forte asymétrie
411
d’informations qui, selon les résultats des économistes, rappelle Karpik, devrait mener à
la baisse de la qualité des services rendus et, finalement, à la disparition du marché
(Akerlof, 1970). Or, telle n’est pas l’évolution du marché des avocats, pas plus en France
qu’aux Etats-Unis. On peut donc légitimement conclure, estime Karpik, que les
hypothèses qui fondent la démarche des économistes ne parviennent pas à rendre
compte efficacement des dynamiques concurrentielles à l’œuvre sur le marché des
avocats. Pour Karpik, si les économistes sont impuissants, c’est qu’ils restent concentrés
sur une seule ressource concurrentielle, celle des prix. Pour comprendre les phénomènes
à l’œuvre sur le marché des avocats, il faut donc compléter l’économie des quantités
réglée par les prix dont parlent les économistes, par une économie des qualités dont
l’opérateur, pour Karpik, n’est plus le prix mais le jugement. La difficulté que cette
nouvelle « économie de la qualité » doit résoudre est double. Quels sont les mécanismes
qui vont permettre l’appariement de l’offre et de la demande, si les prix sont inconnus
de tous et s’ils ne peuvent, par conséquent, permettre à l’offre et à la demande de
s’adapter l’une à l’autre ? Comment expliquer que des clients puissent déléguer leur
défense à leurs avocats alors même qu’il existe une asymétrie telle entre eux, qu’il serait
très facile aux seconds d’abuser les premiers – et comment cette délégation parvient-elle
à avoir un prix, si ceux-ci ne sont pas issus de la rencontre de l’offre et de la demande ?
Trois mécanismes principaux sont au cœur de ce que Karpik va nommer
le « marché-jugement », qu’il oppose au « marché-prix » dans lequel les choix
s’effectuent en se fondant sur le prix du bien ou du service proposés. Le « réseauproducteur », d’abord, assure la circulation informelle de l’information sur les prix dont
les avocats ont besoin pour fixer leur « juste-prix ». Comme l’explique Karpik, « par suite
des multiples rencontres que provoque la concentration des chambres judiciaires et des
services de l’Ordre au Palais de justice, de l’importance des relations amicales entre les
avocats, de la participation aux nombreuses associations du Palais, des campagnes
électorales, etc., la profession est en effet parcourue par un système compliqué et très
extensif de relations interpersonnelles qui se cumulent, se chevauchent et au travers
desquelles ne cessent de circuler l’information et le jugement : on les nomme des réseauxproducteurs » (Karpik, 1989, p. 195, l’auteur souligne). Le « réseau-échange », ensuite,
permet à l’offre et à la demande ou, pour mieux dire, aux offreurs et aux demandeurs, de
se rencontrer. Lorsqu’un client cherche un avocat, en effet, il ne peut s’en remettre à un
système d’informations publiques qui n’existe pas, il s’adresse à ses connaissances, amis,
412
familles, collègues, qui lui conseillent de s’adresser à tel ou tel. L’importance de ces
réseaux-échanges est telle que les stratégies concurrentielles des avocats supposent,
comme l’explique Karpik, « une pratique constante de la présentation et de la
représentation sociale, elle[s] condui[sent] à la prolifération de délégués qui proposent
des noms et vantent des mérites, [leur] efficacité est tout autant certaine qu’impossible à
mesurer, elle[s sont] probablement, et surtout pour la clientèle des affaires, influencées
par la position sociale des avocats » (Karpik, 1989, p. 192). Mais cette rencontre
organisée par le biais des réseaux-échanges ne fonde une relation durable, estime
Karpik, que parce qu’elle est garantie par la confiance qui s’installe entre le justiciable et
son avocat. La confiance ne doit d’ailleurs pas se comprendre comme un strict lien
interpersonnel, bien au contraire. De nombreux garants de cette confiance existent,
autorités professionnelles et publiques qui se surimposent pour redoubler l’expérience
du client qui peut ainsi sans crainte déléguer sa défense. Plus encore, comme l’explique
Karpik, « les garants de la confiance ont pris la forme d’un ordre économique fondé sur
le désintéressement et maintenu par l’autorité professionnelle » (Karpik, 1989, p. 199).
Cet « arrangement institutionnel » (ibid.), fondé sur l’exclusion du négoce et des formes
capitalistes de concurrence, et sur l’insistance sur la générosité, fondent ce que Karpik a
nommé dans une heureuse formule une « économie de la modération » qui explique que,
malgré l’asymétrie d’information entre l’avocat et le justiciable, les prix demeurent
relativement raisonnables. Dans cette économie de la qualité, ce n’est pas le prix qui est
l’opérateur de la rencontre de l’offre et de la demande, pas plus qu’il n’est le nœud des
stratégies concurrentielles ; c’est le jugement, avance Karpik, qui joue ce rôle, jugement
« dont la validité dépend des mécanismes qui, comme le réseau et la confiance,
permettent de réduire l’incertitude de la qualité » (Karpik, 1989, p. 203).
2. …à l’économie des qualités ?
Pour Michel Callon, le dispositif conceptuel avancé par Karpik est tout
entier marqué par le point d’entrée qu’il se choisit pour aborder l’étude des marchés.
Pour Callon (2002), Karpik distingue les marchés où il existe un accord sur les biens de
ceux où cet accord fait défaut, puisque les caractéristiques de ces biens sont très
413
incertaines. En cela, estime Callon, le propos de Karpik n’est guère différent de celui
d’Akerlof ou de Stiglitz – leurs points d’entrée, du moins, sont partagés : lorsque
l’incertitude domine, la coordination des offreurs et des demandeurs est remise en cause.
A cette perspective analytique, Callon oppose celle qu’il fait remonter à Chamberlin
(1953) et qui pose que « toute transaction marchande implique l’individualisation
préalable du bien qui change de main. (…) Le bien qui a fait l’objet de la transaction est
un produit individualisé dont la qualité a été ajustée à son destinataire » (Callon, 2002, p.
262). Cette seconde démarche suppose, soulignent Callon et al. (2000), de distinguer
deux conceptions de ce qui est échangé sur un marché. Beaucoup d’économistes et de
sociologues s’intéressent aux biens, i.e. un ensemble stabilisé de caractéristiques ; Callon
et al. suggèrent au contraire de s’intéresser aux produits, i.e. au bien envisagé du point de
vue du processus de sa fabrication, des transformations successives dont il est l’objet,
durant sa production ou au cours de sa « carrière » qui le voit passer de mains en mains
sur un marché. Se concentrer sur le produit permet en effet de souligner que les
caractéristiques qui permettent de situer tel ou tel bien dans un espace de biens distincts
et comparables ne sont jamais figées une fois pour toutes, mais qu’elles sont au contraire
en permanence négociables et reconfigurables : c’est, autrement dit, se permettre de se
concentrer sur les processus qui définissent et qui provisoirement stabilisent les qualités
du bien, autrement dit sur les processus de qualification et de requalification du
bien. C’est en reconfigurant le bien que l’on rend possible un ajustement très fin entre ce
que propose le vendeur et ce que demande l’acheteur : dès lors, les échanges deviennent
possibles.
Si l’on admet qu’un bien, pour être échangé, doit être ajusté à son
destinataire i.e., dans le vocabulaire de Callon, qu’il doit être singularisé et qualifié, alors
l’étude des marchés doit partir des relations singulières qui s’établissent entre un offreur et
un demandeur particulier. L’analyse des marchés concrets part donc de l’étude de la
multitude des relations bilatérales que Callon suggère de nommer des monopoles,
puisqu’elles mettent en scène l’offreur et le demandeur qui, progressivement, ont
singularisé le bien qui sera finalement échangé. Comme l’écrit Callon (2002), « les
marchés réels s’analysent à partir des réseaux qui attachent un vendeur à ses acheteurs ».
Si donc on veut comprendre en quoi, sur ces marchés, consiste la concurrence, il faut
comprendre « pourquoi des biens individualisés peuvent être, au moins en partie,
substituables aux autres » (Callon, 2002, p. 263). C’est la singularisation et la qualification
414
des biens qui est au cœur de la lutte que se livrent les acteurs du marché, et « les
modalités de ce processus de qualification et de requalification, qui aboutit parfois à une
individualisation réussie, sont très variables. L’individualisation peut commencer dès la
conception des biens, notent Callon, s’opérer plutôt à travers les dispositifs de
commercialisation, ou enfin mobiliser les réseaux sociaux des clients ou des bénéficiaires
ainsi que l’ensemble des dispositifs ou des milieux critiques qui contribuent à la mise en
forme des demandes et à l’organisation de mises à l’épreuve des produits » (Callon,
2002, p. 263). Cette individualisation se traduit par un attachement du bien échangé à son
acheteur, et l’essentiel du travail concurrentiel consiste à stabiliser cet attachement, ou au
contraire à le rompre. Pour opérer ce détachement, notent Callon et al. (2000), il faut
amener le consommateur à requalifier les différents produits qui lui sont proposés, ce
qui l’amènera à se détacher des réseaux d’attachement construits par les concurrents.
Dans cette perspective, il est inutile d’opposer mise en marché et production, puisque
l’une et l’autre entrent dans un processus de singularisation des produits. Il est
nécessaire, par ailleurs, de repeupler la scène marchande, tant il est vrai que ce processus
de singularisation des produits peut impliquer de multiples acteurs.
M. Callon s’applique à se démarquer des approches qui l’ont précédé et à
montrer que le « changement de perspectives » qu’il promeut, selon ses termes, est
« total » (Callon, 2002, p. 264). Il semble bien, cependant, que plusieurs des révolutions
coperniciennes qu’il nous propose soient moins radicales qu’il ne pourrait sembler à
première lecture, et que les ruptures qu’il engage s’organisent le long de lignes de failles
dont le dessin est moins net qu’il ne le dit. Ainsi, par exemple, de cette idée selon
laquelle son approche des marchés porte à repeupler la scène marchande, en mettant au
jour la foule des intermédiaires et des acteurs de tous ordres qui y interviennent. On l’a
vu : ce repeuplement de la scène marchande, certes nécessaire, est l’un des topoi de la
sociologie des marchés que l’on peine, par conséquent, à ne penser possible qu’en
adoptant le changement de perspective « total » proposé par Michel Callon. De même,
certaines propositions, excessivement lapidaires, ne manquent pas de demeurer un peu
opaques. Ainsi de celles qui touchent la notion d’incertitude, dont les sciences sociales, à
l’en croire, pourraient toutes entières se passer dès lors qu’elles s’engageraient dans la
voie qu’il propose. Si l’on admet que tous les marchés sont construits à partir de biens
individualisés, écrit Callon, il n’y a pas lieu de les opposer en fonction de l’incertitude
415
plus ou moins forte qui s’y fait jour. Même si l’on admet que, pour être échangés, les
biens sont tous individualisés, ne peut-on concevoir que l’achat de certains de ces biens
soit plus incertain que d’autres ? L’achat d’une boite de petits pois n’est-il pas un peu
moins incertain que l’achat d’une œuvre d’art dans une galerie de la rue de Turenne ? De
même, on ne comprend pas bien la proposition – nulle part étayée – selon laquelle
« l’incertitude n’existe que lorsque l’on accepte la mise en scène classique d’une
rencontre entre un sujet (le consommateur) et un objet (le bien) » (Callon, 2002, p. 264).
On pourrait imaginer au contraire que l’incertitude tend à croître à mesure qu’augmente
le nombre d’acteurs et de biens en présence, que se complexifient leurs relations, que se
démultiplient leurs interdépendances – c’est, on peut prendre le risque de s’en souvenir,
l’un des constats les plus triviaux de la sociologie des organisations (Crozier et
Friedberg, 1977). On aimerait alors en savoir plus sur ce qui fonde les propositions
définitives de M. Callon, propositions qui n’ont rien d’anecdotiques puisqu’elles
viennent motiver son changement « total » de perspective.
Mais les refus de Michel Callon ne sont pas les seuls à être parfois
malaisément compréhensibles – c’est aussi le cas de certaines notions mises au cœur de
sa nouvelle perspective, comme celle d’attachement ou celle de qualification. La notion
de qualification est délibérément élargie à l’extrême par Michel Callon et ses collègues,
au point que l’on peine à discerner ce que pourrait être une pratique faisant intervenir un
bien qui ne puisse se décrire comme une activité de qualification ou de requalification. Si
tout ce qui arrive au bien au cours de sa carrière est susceptible de (re)qualifier un bien,
il est alors nécessaire de préciser la notion. Mais si ce n’est pas une hypothèse qui est
avancée, ou un mécanisme qui est décrit, on comprend mal ce qui justifie une
proposition aussi forte que celle selon laquelle « les modalités d’établissement de l’offre
et de la demande ainsi que les formes de compétition sont tout entières mises en forme
par les stratégies organisées que déploient les différents acteurs pour qualifier les biens »
(Callon et al., 2000, p. 222). Comment comprendre, en effet, une telle proposition ?
Dispose-t-on de mécanismes précis qui permettent d’en fonder la rigueur, ou au moins
d’engager sur des protocoles d’enquête qui permettent de les spécifier ? En définissant
de manière aussi large la notion de qualification et en n’avançant jamais aucune
direction, théorique ou empirique, susceptible d’en permettre la déclinaison en
mécanismes rigoureux, Callon et al. ne nous disent finalement guère plus que les
modalité d’appariement de l’offre et de la demande ou que les formes de compétition
416
dépendent des pratiques des acteurs – proposition dont on pourrait presque dire, en
reprenant une formule ancienne, qu’elle n’est même pas fausse. Il en va de même de la
notion d’attachement. Dire que tout travail concurrentiel consiste à attacher et/ou à
détacher un client d’un bien, n’est-ce pas simplement reformuler l’idée (qu’on pourra
juger un peu triviale dès lors qu’on la débarrasse du vocabulaire dont elle est affublée)
que le travail concurrentiel consiste à faire en sorte qu’un client achète tel bien, et si
possible régulièrement, plutôt que tel autre ? On a l’impression que Callon et al.
habillent d’un vocabulaire qui leur est propre des constats d’évidence, et l’on peine à
discerner ce que leur appareil « conceptuel » est susceptible d’engendrer de plus que de
simples descriptions – habillées, éventuellement, d’un lexique désormais bien connu
dont le rôle de marqueur masque mal le vide théorique.
3. Qualité et statut
Les propositions de Joël Podolny (1993, 2005), détachées des débats de
la sociologie économique française, touchent une question comparable à celle dont
traitent Karpik et Callon. En situation d’incertitude, s’interroge-t-il, sur quoi nous
fondons nous pour agir ? Sa démarche est une élaboration autour de l’hypothèse selon
laquelle pour agir en situation d’incertitude, nous nous appuyons sur des signaux,
signaux qui très souvent renvoient aux statuts des acteurs qui peuplent la scène où nous
tentons de circuler. La notion de statut, qui a une longue histoire en sociologie – de
Weber (1995a) à Blau (1964) en passant par Parsons (1963) et Merton (1968) – évoque,
pour Podolny, « l’image d’une hiérarchie de positions (…) dans laquelle la position d’un
individu au sein de la hiérarchie forme les attentes et les actions des autres à son égard et
par conséquent détermine les opportunités et les contraintes auxquelles il est confronté »
(Podolny, 2005, p. 11). Pour Podolny, le statut du producteur, i.e. la position qu’il
occupe dans un ordre hiérarchique, peut guider les actions des acteurs sur un marché
lorsqu’ils sont placés dans des situations d’incertitude, plus que sa réputation (qui
renvoie aux comportements passés de l’acteur). Pour lui, le statut est directement lié « à
l’ensemble des relations ou des affiliations dans lesquelles l’acteur choisit (ou non) de
s’engager » (Podolny, 2005, p. 13). En effet, souligne Podolny, le statut n’est pas figé une
417
fois pour toutes : il se construit au contraire au gré des associations que l’acteur parvient
à nouer et à rendre publiques. Plus précisément, pour Podolny, le statut circule dans ces
associations : pour le dire simplement, quand deux acteurs s’engagent dans une relation,
le statut de l’un affecte le statut de l’autre. La manière dont les statuts des parties de la
relation sont affectées par la relation dépend évidemment de la nature de cette relation
et notamment, souligne Podolny, du fait de savoir si la relation est une relation
d’échange, i.e. s’il s’agit d’une relation équilibrée, ou une relation asymétrique, i.e. une
relation de déférence. Elle dépend aussi du caractère plus ou moins stabilisé des statuts
en présence : le statut de ceux dont l’identité est stabilisé affecte davantage le statut de
ceux dont l’identité n’est pas stabilisée ; si les deux parties de l’échange ont des identités
stabilisées, et que ces parties ont des statuts différents, celui dont le statut est inférieur
connaît un accroissement de son statut, alors que celui dont le statut est supérieur
connaît un déclassement. Le statut, enfin, est susceptible de circuler d’un domaine à
l’autre de la vie sociale : des inégalités de statuts dans le domaine politique peuvent avoir
des implications dans le domaine économique, par exemple.
Lorsque les acteurs, sur un marché, ne sont pas assurés de la qualité des
biens qu’ils sont susceptibles d’acquérir, ils vont se fonder sur le statut de l’offreur. En
effet, note Podolny, il existe le plus souvent une relation stable et, en général, positive,
entre le statut d’un acteur et la qualité du bien qu’il propose. En effet, pour un acteur,
proposer des biens d’une qualité donnée peut engendrer des associations qui
maintiennent son statut. Par ailleurs, si la qualité du produit proposé par un producteur
est telle qu’elle amène d’autres producteurs à entrer avec lui dans des relations de
déférence, comme par exemple à imiter les caractéristiques du produit qu’il propose,
alors il existera une corrélation positive entre le statut et la qualité. Ces éléments
permettent à Podolny de conclure que, placé en situation d’incertitude au moment du
choix, le consommateur aura tendance à se fonder sur le statut du producteur pour
anticiper la qualité du bien qu’il envisage d’acquérir. Telle est donc l’hypothèse que
Podolny se propose de mettre à l’épreuve, et qu’il résume ainsi : « plus est grande
l’incertitude des membres du marché sur les qualités sous-jacentes du producteur ou du
produit du producteur, plus les membres du marché se fonderont sur le statut du
producteur pour faire des inférences sur cette qualité » (Podolny, 2005, p. 18).
Sur les marchés où les hypothèses de Podolny sont vérifiées, les jeux
concurrentiels sont de part en part déterminés par le rôle que joue le statut dans les
418
décisions des partenaires d’un échange. En empruntant à Merton l’idée selon laquelle les
acteurs les mieux dotés tendent à tirer un profit plus important d’un même effort
(relativement au profit retiré par les acteurs moins bien dotés), i.e. en reprenant à son
compte le mécanisme de l’effet Saint Matthieu, Podolny montre que, sur un marché où
la qualité est incertaine, les producteurs bénéficiant de statuts élevés peuvent proposer
des biens équivalents pour des prix plus élevés et, surtout, les produire pour des coûts
plus faibles. Autrement dit, le différentiel de statut constitue un ressort décisif dans la
lutte concurrentielle qui se joue sur des marchés où la qualité est incertaine. Mais on
peut alors s’interroger sur les mécanismes susceptibles de borner cet effet : pourquoi,
s’ils bénéficient de tels atouts, les producteurs dotés du statut le plus élevé n’éliminent-ils
pas les producteurs plus modestes ? L’économie avance en général l’argument des
déséconomies d’échelle : pour éliminer les producteurs modestes, les producteurs
prestigieux devraient augmenter la taille de leurs unités de production et, pris dans une
spirale de rendements décroissants, ils verraient leurs coûts augmenter et leurs avantages
se réduire. Pour Podolny, ce mécanisme joue beaucoup moins que celui que l’on peut
renvoyer à la dynamique des statuts. En effet, les stratégies de croissance externe
permettraient sans mal, selon lui, d’échapper aux déséconomies d’échelle. Si donc il
n’élimine pas les producteurs modestes, c’est parce qu’en proposant des produits de
qualité inférieure pour concurrencer les producteurs moins prestigieux, le producteur
jouissant d’un statut élevé ne pourrait maintenir son statut : il serait associé aux
producteurs dont il prend la place, et son statut diminuerait. La mécanique des statuts
décrite par Podolny tend par conséquent à instituer des segments de marché
relativement étanches les uns aux autres, et à prévenir l’instauration d’une concurrence
généralisée : « les fondements relationnels des statuts protègent les bas statuts des hauts
statuts autant qu’ils protègent les hauts statuts de leurs vis à vis de bas statuts. »
(Podolny, 2005, p. 34).
En s’appuyant sur des exemples empruntés à différents marchés –
notamment aux marchés financiers et au marché du vin – Podolny s’attache ainsi à
mettre en évidence, pour les dynamiques concurrentielles, les implications des propriétés
qu’il prête au statut : il montre ainsi en particulier que si le statut se transmet dans les
relations d’association, alors les jeux concurrentiels favorisent les relations homophiles,
et que cette homophilie augmente à mesure que croît l’incertitude sur la qualité des biens
échangés. La mécanique statutaire décrite par Podolny installe par ailleurs des relations
419
concurrentielles d’une relative stabilité. En effet, la disparité des coûts entre producteurs
de hauts et de bas statuts est telle qu’elle prévient le fait que des acteurs de statuts
médiocres proposent des biens d’une qualité donnée à un prix comparable à ceux des
statuts élevés. Par ailleurs, la disparité des prix permet de facto à un acteur de haut statut
de vendre plus cher que des acteurs de bas statut des biens de qualité équivalente.
L’homophilie de statut, enfin, a toutes les chances de se perpétuer et de laisser intactes
les hiérarchies – et en les laissant intactes, elle leur permet de continuer de jouer à plein.
B/ La clôture
1. Relations ouvertes, relations fermées
La seconde forme de stratégie concurrentielle (jouant au stade de la mise
en marché) que nous souhaiterions évoquer ici renvoie à ce que l’on peut nommer, avec
Weber, la stratégie de la clôture. Weber distingue en effet selon que les relations sociales
sont ouvertes ou fermées. Une relation est ouverte quand n’importe qui est susceptible d’y
prendre part. Weber note ainsi que « nous dirons d’une relation sociale (…) qu’elle est
« ouverte » vers l’extérieur lorsque et tant que, d’après les règlements en vigueur, on
n’interdit à quiconque est effectivement de le faire, et le désire, de participer à l’activité
orientée réciproquement selon le contenu significatif qui la constitue » (Weber, 1995a, p.
82). Lorsque la relation est une relation concurrentielle, l’ouverture désigne la situation
dans laquelle n’importe qui peut se mêler à la lutte concurrentielle : personne n’en est a
priori exclu. A ces relations ouvertes s’opposent les relations fermées auxquels certains
acteurs ne peuvent a priori participer : « nous dirons par contre, explique Weber, que [la
relation] est « fermée » vers l’extérieur tant que, et dans la mesure où, son contenu
significatif ou ses règlements en vigueur excluent, ou bien limitent, la participation, ou la
lient à des conditions » (Weber, 1995a, p. 82). Si les relations dont sont exclus tel ou tel
sont des relations concurrentielles, cette définition implique que tous les acteurs ne
peuvent se mêler à la lutte. On voit que si l’on fait de la concurrence une forme
particulière de lutte, alors la situation de monopole où un acteur parvient à interdire a
priori à tous ses concurrents potentiels d’entrer sur le marché (quelle que soit la base de
420
cette interdiction) n’est qu’un schéma de concurrence parmi d’autre. Dans le vocabulaire
de Weber, le monopole correspond en effet à une situation de fermeture complète d’une
relation concurrentielle : personne ne peut y entrer. Les objectifs de la fermeture
peuvent être variables, ses moyens peuvent l’être aussi – l’important, pour nous, est
ailleurs : il tient au fait que l’une des stratégies concurrentielles les plus simples (et qui
compte sans doute parmi les plus fréquentes) est celle qui revient à interdire à un acteur
de lutter pour des opportunités d’échange sur un marché.
La fermeture des relations concurrentielles peut profiter à un individu ou
à une organisation, elle peut aussi s’installer au profit d’un groupe d’individus ou
d’organisations. Dans ce dernier cas, l’enjeu est alors de clore le marché, i.e. d’empêcher
que de nouveaux entrants ne viennent encore accroître la lutte concurrentielle. La
question reste ouverte, cependant, de savoir comment sera régulée la concurrence entre
les membres du groupe qui est parvenu à imposer la clôture : sera-t-elle laissée libre, ou
va-t-elle être soumise à des conditions, autrement dit (au moins partiellement) fermée,
elle aussi ? On peut fort bien imaginer que la communauté protégée par une fermeture
externe laisse, en son sein, la lutte concurrentielle se dérouler librement – mais on peut
tout aussi bien concevoir l’inverse. Il faut donc conserver à l’esprit la distinction que
propose Weber entre clôture externe (qui potentiellement restreint la lutte pour les
chances d’échange à un groupe déterminé) et clôture interne (qui limite la concurrence
au sein de ce groupe) : « une caste fermée vers l’extérieur, une corporation ou encore
une communauté boursière peuvent laisser leurs membres se faire librement
concurrence à propos de toutes les chances monopolisées ou borner strictement chaque
membre à des chances appropriées, déterminées pour la durée de la vie ou de façon
héréditaire (notamment en Inde), ou avec droit aliénable, telles une clientèle ou une
affaire commerciale » (Weber, 1995a, p. 84-85).
La fermeture (ou la clôture) des relations constitue donc une forme
extrêmement générale de stratégie concurrentielle. La clôture n’est en effet que très
rarement donnée en nature, et suppose au contraire que soient mises en œuvre des
stratégies permettant d’exclure des concurrents potentiels. De même, cette fermeture
n’est jamais définitivement acquise. Elle doit, pour être reconduite, être perpétuellement
renforcée par des stratégies que l’on est fondé à analyser comme des formes de lutte,
puisqu’elles ne se comprennent que dans la lutte qui oppose ceux qui les mettent en
œuvre à ceux qu’ils travaillent à exclure. Dire qu’elle est une forme de lutte très générale
421
revient par ailleurs à souligner que la fermeture peut reposer sur des moyens très
différents. Il peut s’agir, par exemple, de moyens strictement commerciaux (baisser ses
prix de telle manière que personne ne puisse prétendre à des chances d’échange) ou de
moyens légaux (c’est le cas des professions disposant d’un monopole d’exercice reconnu
par l’Etat, comme la profession médicale). Pour tenter d’organiser la diversité des
stratégies de fermeture, nous ne ferons pas référence aux moyens qui la garantissent,
mais aux types de relations d’échange sur lesquelles la concurrence est susceptible
d’ouvrir : s’agit-il d’échanger le même bien de manière répétée dans le temps (comme
c’est le cas, par exemple, quand on achète des yaourts : chaque semaine, on peut acheter
les mêmes yaourts au supermarché), ou d’échanges des biens différents et liés les uns
aux autres, en un laps de temps très limité ?
2. Des échanges répétés dans le temps
La première situation est étudiée par Baker et al. (1998) dans un article
extrêmement stimulant consacré au marché des publicitaires. Wayne Baker et ses
collègues suggèrent d’étudier le marché comme « le mécanisme institutionnel qui
fabrique et qui brise les relations et qui, par nature, met les participants et leurs relations
dans une position risquée » (p. 148). Cette définition du marché comme processus
intertemporel insiste sur les mécanismes de réalisation et de cessation d’un échange et
leur permet de préciser une interrogation sur les conditions susceptibles de le rendre
possible ou de l’interrompre. Les relations marchandes qui se nouent sur le marché de la
publicité sont, en effet, remarquablement stables. Ils montrent en particulier que ce
marché s’est institué en favorisant les partenariats exclusifs (tel client travaille avec une
agence, et une seule) et loyaux (les collaborations entre les partenaires de l’échange sont
le plus souvent suivies dans le temps). En s’imposant, ces règles de l’échange définissent
les formes privilégiées de la lutte que se livrent clients d’un côté, agences publicitaires de
l’autre. Si, en effet, les liens sont exclusifs et stables, alors il est décisif de parvenir à
nouer un lien, car ce lien a toutes les chances, une fois installé, de perdurer et d’assurer
aux uns un revenu régulier et aux autres une prestation fiable. La concurrence, sur ce
marché, prend donc la forme privilégiée d’une clôture, au sens de Weber : en stabilisant
422
la relation d’échange, un publicitaire (ou son client) exclue ses concurrents des
opportunités d’échange.
La situation étudiée par Baker et al. (1998) est celle où le service échangé
est, grossièrement, constant dans le temps, et où ces échanges sont susceptibles de se
répéter. Si l’on parle de clôture, c’est donc que des échanges différents engagent les
mêmes acteurs au cours du temps. Tout l’intérêt de la contribution de Baker et de ses
collègues est certes de mettre en évidence cette stabilité dans le cas d’un marché
particulier, celui de la publicité (comme Eccles (1981) et Stinchcombe (1959) l’avaient
par exemple fait dans le cas du marché du bâtiment). Il est aussi de proposer une
clarification analytique des facteurs susceptibles de peser sur la clôture. La stratégie des
acteurs (qui peuvent soit tenter de renforcer ces liens, soit s’efforcer de les dissoudre
pour tenter d’en instituer de nouveaux), la morphologie de leur distribution (sont-ils
nombreux ou rares, comment se distribuent les revenus entre eux ? etc.), la distribution
du pouvoir dans la relation d’échange (le pouvoir revient-il au vendeur ou à l’acheteur ?),
la nature de l’environnement institutionnel (et notamment des pressions isomorphiques
qui s’y font jour) sont autant de facteurs que testent systématiquement les auteurs et qui
sont susceptibles de raffermir la clôture ou au contraire de la remettre en cause. Sans
doute cette contribution n’est-elle qu’une étape, et d’autres mécanismes renvoyant aux
mêmes facteurs ou en impliquant d’autres pourraient certainement être mis au jour. Elle
propose cependant un cadre de réflexion extrêmement pour décrire les stratégies de
clôture et leurs conditions de possibilité, lorsque les échanges qui sont l’enjeu de la lutte
concurrentielle sont répétés dans le temps et concernent des biens ou des services
équivalents.
3. Des échanges concentrés : l’économie de la captation
La stratégie de la clôture suppose que soient stabilisées des relations
d’échange entre un offreur et un demandeur. Elle suppose, autrement dit, que ces
échanges soient multiples ou répétés. On peut aussi envisager une autre situation : celle
où les biens (ou les prestations) susceptibles d’être achetés sont multiples, mais où ces
achats interviennent dans un délai ramassé. Dans un supermarché, par exemple, je suis
susceptible d’acheter des biens différents en l’espace de quelques minutes. Je peux aussi
aller acheter ailleurs ma viande ou mon poisson, tout en faisant le gros de mes courses
423
au supermarché. Dans ce cas, on est aussi susceptible de parler de clôture : lorsque des
achats divers, réalisables potentiellement auprès de plusieurs offreurs, sont effectués
auprès d’un seul en raison notamment de la stratégie de clôture qu’il met en œuvre. C’est
cette situation qu’étudie Pascale Trompette dans le cas du marché funéraire. Le client,
sur ce marché, est démuni : souvent en état de choc, il ne dispose a priori d’aucun
élément susceptible de l’orienter vers tel ou tel prestataire. Dans cette situation,
comment le client va-t-il choisir ? Tout l’argument de Trompette est de montrer que,
pour l’essentiel, le client ne choisit pas. Il va au contraire se laisser « conduire, canaliser,
guider, tout au long du parcours qui va le mener à une boutique de pompes funèbres »
(p. 242). Et s’il s’en remet ainsi à des rails qui l’amènent vers l’un plutôt que vers l’autre,
ce n’est pas tant parce qu’il serait dans une situation cognitive telle qu’il ne pourrait en
aucun cas recueillir des informations et procéder à un jugement informé ; c’est parce que
sont mis en place une série de « dispositifs sociotechniques déployés par les
entrepreneurs pour organiser son destin tracé » (p. 242).
Plus précisément, le phénomène de clôture (de captation, dans son
vocabulaire) que décrit Trompette repose sur deux éléments. D’abord, sur une
condition : la prestation des pompes-funèbres est formellement décomposable en une
série de prestations diverses, allant des soins apportés au corps à la vente du cercueil.
L’enjeu de la clôture est donc, pour l’entrepreneur de pompes funèbres, de faire en sorte
que toutes ces prestations soient fournies par un seul et même acteur. C’est ici
qu’intervient le second élément : les prestataires de service vont en effet mettre en place
une série de dispositifs tels que, une fois engagés auprès d’un prestataire, il sera très
difficile au client d’en choisir un autre. Une grande partie des dynamiques
concurrentielles se jouent, en l’occurrence, avec la captation du corps du défunt. En
effet, les règles de déplacement d’un cadavre d’une part, l’opacité entretenue par les
entrepreneurs sur le degré d’interdépendance entre les prestations d’autre part, sont
telles qu’une fois placé auprès d’un entrepreneur de services funéraires, le corps aura de
fortes chances d’y rester. Aussi Trompette décrit-elle par le menu les stratégies que
mettent en œuvre les entrepreneurs pour capter le corps le plus tôt possible après le
décès. Au début du siècle, lorsque l’on meurt encore chez soi, c’est la mairie qui est le
lieu privilégié où s’effectue la captation. A partir des années 1960, l’hôpital devient le lieu
où l’on décède le plus, et les croque-morts se déplacent pour récupérer les dépouilles et
les faire entrer dans leurs circuits – proximité gérée de manière beaucoup plus subtile
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lorsque les années 1990 voient se développer, à proximité des centres hospitaliers, des
chambres funéraires. C’est d’ailleurs l’accès à ces dernières qui jouent un rôle
déterminant : comme l’explique Trompette, « en déplaçant le portail d’entrée sur le
chemin de l’hôpital à la chambre funéraire, le gestionnaire a parcouru l’essentiel du
chemin qui le conduit à ses clients. Adossée à la chambre funéraire, l’enseigne de
pompes funèbres accueille immédiatement les familles venant reconnaître un corps ou
se recueillir auprès du défunt. Maître des lieux, il joue plus aisément sur la contiguïté des
espaces, l’interchangeabilité des rôles, la confusion des procédés de signalisation pour
réunifier les deux espaces professionnels, le funérarium et l’officine » (Trompette, 2005,
p. 257).
Si la clôture fonctionne, c’est que les clients sont progressivement engagés,
au sens qu’Howard Becker (1970) donne à ce terme, dans une séquence d’échanges dont
ils peuvent très difficilement sortir. Le mécanisme de l’engagement tel que l’entend
Becker vaut d’ailleurs pour de très nombreuses situations de clôture. Il repose sur l’idée
que l’espace des choix au temps (t+1) est modifié par le choix effectué au temps (t). Plus
précisément, l’acteur qui envisage d’effectuer un échange au temps (t+1) peut se trouver
engagé par un échange effectué au temps (t) dès lors que ce premier échange a eu
comme conséquence d’impliquer dans l’échange du temps (t+1) des éléments qui n’y
auraient pas été impliqués si celui du temps (t) n’avait pas eu lieu. L’espace des choix, au
temps (t+1), est donc modifié parce que l’échange, au temps (t), a eu lieu. L’acteur va
par conséquent être porté à effectuer en (t+1) une action placée dans la continuité de
celle qu’il a entreprise en (t) : il est engagé.
Cette technique de clôture par engagement successif déborde de
beaucoup le cas singulier (et fascinant) du marché funéraire. Les mécanismes visant à
installer un sentier de dépendance sont, on le sait, au cœur des stratégies mises en œuvre
dans les industries d’innovation (pour une synthèse, cf. Foray, 2000). Un nouveau bien
appelle l’achat d’un groupe de biens, comme, par exemple, lorsque l’heureux acquéreur
d’un i-pod se trouve progressivement porté à investir, pour l’ensemble de son matériel
informatique, dans une technologie Apple. C’est par ailleurs, également, un mécanisme
d’engagement qui est à l’œuvre lorsque la clôture n’engage plus l’achat de biens
différents auprès d’un même fournisseur, mais l’achat d’un même bien ou d’une même
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prestation à intervalles répétés, comme dans le cas du marché de la publicité (Baker et
al., 1998) ou de l’industrie du bâtiment (Eccles, 1981).
C/ L’entrepreneuriat
La figure de l’entrepreneur n’est pas une figure centrale de la sociologie
économique, même si des travaux de grande qualité lui ont été consacrés (Swedberg,
2000 ; Thornton, 1999). Si nous l’évoquons ici, c’est que des sociologues se sont
récemment appropriés les travaux autrichiens sur l’entrepeuneriat et se sont attachés à
leur donner une épaisseur sociologique qui tout à la fois les étoffe et les complète.
L’innovation et l’entrepreneuriat, dans cette tradition autrichienne, peuvent directement
se lire comme une forme particulière (d’aucun pourrait même dire, avec Kirzner : la
forme par excellence…) de stratégie concurrentielle. L’intuition générale qui innerve
cette perspective de recherche remonte à la définition que les économistes autrichiens –
Schumpeter (2000), Mises (2000) et Kirzner (1973) notamment – ont du profit. Le
profit, ici, n’est pas conçu comme une rémunération versée en contrepartie d’une
contribution quelconque, c’est un différentiel entre deux prix. Un bien est acheté, il subit
(ou non) certaines transformations, il est ensuite revendu, et la différence entre le prix
d’achat et le prix de vente constitue le profit. Dire de l’entrepreneur qu’il capte le profit,
c’est le désigner comme celui qui est capable d’acheter un bien pour le revendre (après
l’avoir éventuellement transformé) à un prix plus élevé : c’est donc celui qui est capable
de percevoir un différentiel entre deux prix, et d’en profiter.
De ce principe très simple, plusieurs questions découlent : d’où vient cet
écart ? et d’où vient, ensuite, que tel acteur plutôt que tel autre soit mieux à même d’en
profiter ? Les réponses à ces deux questions sont liées. Pour les économistes autrichiens,
s’il existe un différentiel de prix, c’est qu’entre le temps de l’achat et celui de la vente, il y
a eu innovation. Comme l’écrit Zalio (2005), « l’innovation est simplement une
combinaison différente, nouvelle (…) d’actifs qui, par nature existent déjà, propre à
créer sur le marché aval un écart de prix. L’entrepreneur introduit donc une
discontinuité » (p. 84). Mais qu’est-ce à dire ? Pour Schumpeter, la recombinaison des
biens au principe de l’innovation peut prendre bien des formes : il peut s’agir de
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l’introduction d’un nouveau bien, d’une nouvelle méthode de production, de l’ouverture
d’un nouveau marché, de l’accès à de nouvelles ressources, de l’élaboration d’une
nouvelle organisation de telle ou telle industrie. Mais quelles que soient les formes de
l’innovation, l’entrepreneur est ici conçu comme celui qui est capable de créer ou de
repérer des différentiels de prix dont il saura profiter. D’où vient donc cette capacité à
repérer ou à créer un différentiel de prix ?
Pour les économistes autrichiens, si certains y parviennent et que
d’autres y échouent, c’est que l’information parfaite dont sont censés disposer les agents
économiques de la théorie néo-classique est une fiction. Si tous les acteurs disposent de
la même information, en effet, on ne peut comprendre que certains parviennent à
profiter d’un différentiel de prix. Si l’on admet au contraire que certaines situations sont
marquées au sceau d’une incertitude radicale, au sens de Knight (1985), alors on peut
comprendre que certains en profitent et que d’autres n’en profitent pas. Mais le
problème, cependant, n’est que repoussé : quelles sont les qualités qui permettent aux
entrepreneurs de capter le profit ? Sur ces qualités, les économistes autrichiens sont
assez peu diserts. Au risque de simplifier leurs propos, on pourrait avancer que, pour
eux, c’est à leur talent que les entrepreneurs doivent de repérer ou de créer les
différentiels de prix qui échappent au commun. La capacité entrepreneuriale est comme
naturalisée. Et c’est sur ce point que les sociologues vont apporter leur pierre à l’édifice
de cette théorie de l’entrepreneur.
Dans l’analyse qu’il propose du marché aux puces de Saint Ouen, Hervé
Sciardet (2002) va ainsi insérer le raisonnement autrichien dans une épaisseur
sociologique qui va dénaturaliser le talent de l’entrepreneur. Le commerçant du marché
aux puces, explique Sciardet, est un entrepreneur au sens des économistes autrichiens :
que fait-il, sinon repérer l’écart de prix susceptible de se faire jour entre certaines scènes
d’échange (un vide-
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