Noesis
3 | 2000
La métaphysique d'Emmanuel Levinas
Levinas, penseur juif ou juif qui pense
David Banon
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/7
ISSN : 1773-0228
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 2000
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
David Banon, « Levinas, penseur juif ou juif qui pense », Noesis [En ligne], 3 | 2000, mis en ligne le 15
mars 2004, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://noesis.revues.org/7
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Levinas, penseur juif ou juif qui pense
David Banon
1 Emmanuel Levinas a toujours pris un soin extrême à distinguer entre son activité de
philosophe et celle de "penseur juif" si tant est qu'il ait jamais revendiqué cette
appellation. A cette question, il répondait même avec agacement - c'est rapporté ici ou là
- qu'il était un juif qui fait de la philosophie et non pas un philosophe juif1. Et pour éviter
toute confusion, il confiait ses écrits juifs à une maison ddition distincte de celles auprès
desquelles il publiait ses écrits philosophiques - du moins jusqu'à ces dernières anes.
2 Cela dit, il est indubitable qu'il y a corlation entre philosophie et judaïsme dans la pene
de Levinas. Cette corrélation est en train d'être mise en question par une partie de ses
disciples. Ou plus exactement, il convient de dire qu'un débat - pour l'instant sourd et
souterrain, que d'aucuns cherchent à éviter, voire étouffer ou occulter en le maquillant
de raisons exrieures à la philosophie - se noue autour de la ception de l'œuvre
Levinassienne. De quelle nature est-elle ? A quelles sources puise-t-elle ? Quelle part
accorder à Athènes et quelle autre àrusalem sachant que Levinas a traversé un siècle où
se côtoyaient l'humanité la plus éclairée, mais aussi la plus cruelle et la plus inhumaine,
tout en relevant le défi de pondre - en philosophe - à ce contraste effrayant entre
créativi et destructivité humaines. A partir de quel lieu répond-il à cette exigence ?
Comment conjoindre les deux marches ? La philosophie est-elle irrémédiablement
condame à l’immanence, comme le voulait Spinoza ? Est-elle incapable de penser la
transcendance sans le secours de, ou le recours à la théologie ? Ou bien seule la
subversion des concepts théologiques peuvent aider la philosophie à penser la
transcendance ? C'est ce que nous nous proposons de montrer.
3 Certes Levinas prend ses distances à l'égard de l'ensemble de la philosophie occidentale
qu'il définit comme “une philosophie de l'immanence et de l'autonomie, ou athéisme2”. Et
pourtant, paradoxe ?!, il continue de se réclamer de la philosophie et même de la
philosophie occidentale. En la critiquant, bien sûr, mais en en développant certaines
intentions. Sa “thèse de l'hétéronomie qui rompt avec une tradition très vénérable3”, se
veut exclusivement philosophique.
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Nous pensons, écrit Levinas, suivre une tradition au moins aussi antique... Contre
les heideggeriens et les néo-hégéliens pour qui la philosophie commence par
l'athéisme, il faut dire que la tradition de l'Autre n'est pas nécessairement
religieuse, qu'elle est philosophique. Platon se tient en elle quand il met le Bien au-
dessus de l'être...4
4 Or, il semble qu'il y ait, chez Levinas, deux lectures de Platon. D'un côté, bien sûr, celle de
la célèbre formule de la publique5, dont on retrouve une trace dans le titre de son
second opus magnum : Autrement qu'être ou au-de de l'essence. Mais que signifie cette
notion lorsqu'elle sert de fondement à une autre pensée qui cherche à rompre avec la
philosophie occidentale ? Pour tenter de pondre à cette question, il faut se reporter à
l'autre lecture de Platon dont l'œuvre est la cause du déficit essentiel de la philosophie
européenne. C'est le Platon dont les enseignements classiques - théorie de la
connaissance, des désirs, de l'amour - ont continuellement marq l'histoire de la
philosophie. Et Levinas reproche à ses enseignements d'avoir manqué le rapport
fondamental de l'humain à l'autre, donc d'avoir igno la possibilité du bien et de
l'éthique.
5 Ainsi la connaissance, pour Platon, est reconnaissance, anamnèse, réminiscence. L'art qui
permet de mettre à flot cette connaissance, de se souvenir est la “maïeutique socratique”.
Tout le savoir humain est donc débiteur de cette connaissance. Même l'autre - qu'il
s'agisse d'Euryks en nous ou de Socrate hors de nous - n'est jamais que l'occasion pour
couvrir et ramener à soi-même la source proprement dite de la véritable connaissance.
Toute connaissance, qu'elle porte sur un objet extérieur ou sur l'autre, finit par chirer
l'apparence d'altérité et engloutir l'autre. Si bien que la séparation d' elle part ne
saurait être qu'illusoire6. Elle s'égare jusqu'au point le connaissant se reconnaît dans
l'autre. Même le dialogue n'est en fin de compte qu'un monologue puisqu'il cherche à
ramener tout à soi. A cette idée de la connaissance, répond la doctrine du sir humain,
de l'Éros platonicien.
6 Or, pour Platon, le sir humain repose sur un manque. L'humain est par nature un être
de besoin. Un être déficient, carencé. Ce qui manque proprement à l'humain, c'est qu'il a
perdu originairement son autre moitié, son second et meilleur moi (cf. le mythe de
l'androgyne dans le Banquet). De vient que l'humain aspire à être complété. C'est pour
cela aussi que surmonter la nature ficiente de l'humain n'est pas seulement une
compensation, mais une tentative consciente ou inconsciente de retrouver son autre moi.
Comme la connaissance, le sir n'est orien, en fait, quse trouver, ne vise, en fin de
compte, que soi. En d'autres termes, ce que Levinas découvre dans ce Platon - dans sa
doctrine de la connaissance et de l'amour, essence de la philosophie occidentale -, c'est le
solipsisme : l'être de l'étant, c'est l'être-soi7. Narcissisme ou égologie.
7 Qu'oppose alors Levinas à ce solipsisme platonicien ? Bien entendu l'autre Platon, celui de
la transcendance du bien comme le pôle aimantant l'intelligence humaine. Mais alors,
comment penser ensemble et le solipsisme ontologique et la transcendance du bien ?
se trouve le ud de la métaphysique et de l'éthique Levinassiennes. Est-il possible d'en
penser la connexion ? Poser une subjectivité absolue - en relation avec l'idée du bien -
revient à se constituer comme système de l'égsme absolu. Or, comment établir le primat
de l'éthique sans que celle-ci n'arrive trop tard ?
8 Deux voies sont alors empruntées par Levinas. La première - la voie royale ? - est celle qui
traverse Totaliet Infini et qui a recours à l'idée de l'infini chez Descartes pour briser le
solipsisme de l'être-soi. La seconde est celle qui serpente à travers les Lectures talmudiques,
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mais qui se fraye aussi un passage - souterrain ? - dans les ouvrages philosophiques. C'est
celle qui convoque des théologoumènes transformés certes en philosophèmes ou qui
prend appui sur les philosophies de Martin Buber, Hermann Cohen et Franz Rosenzweig8 -
les unes et les autres pouvant être reconduites à leur source : la tradition juive biblique
et/ou rabbinique9. Si bien que d'un côté, nous aurions la voie philosophique ; de l'autre, la
piste juive.
9 C'est à une interprétation inaccoutue de la troisième méditation cartésienne que Levinas
nous convie. Ce n'est pas seulement le Descartes qui a donné l'occasion de penser
radicalement la subjectivité humaine et comme être pensant - res cogitans - et comme lieu
privilégde la certitude et de la maîtrise de soi. C'est aussi celui qui laisse transparaître
dans le jeu méthodique entre le doute et la certitude du doute quelque chose de l'absence
de fondement de la pensée occidentale. C'est le Descartes de la transcendance. Celui pour
qui le moi qui pense entretient avec l'infini une relation.
Cette relation n'est ni celle qui rattache le contenant au contenu - puisque le moi ne
peut contenir l'Infini ; ni celle qui rattache le contenu au contenant puisque le moi
est séparé de l'Infini. Cette relation décrite aussi négativement - est l'idée de l'Infini
en nous10.
10 Cet infini introduit11 en nous, fracture le système clos de la conscience de soi, nous mettant
en relation avec l'extériorité, avec l'héronomie, avec l'Autre. Ce qui fait dire à Levinas
que “ l'idée de l'infini est le rapport social12 ”. Cet autre n'est donc pas l'alter ego du
platonisme. Cet autre n'est pas le Dieu cac, mais celui qui m'arrache à la certitude de
soi et met en question ma propre justice. Celui qui me rencontre, qui m'aborde
imdiatement, dans le face à face, qui m'adresse la parole, qui m'interpelle.
Son épiphanie n'est pas simplement l'apparition d'une forme dans la lumière,
sensible ou intelligible, mais déjà ce non lancé aux pouvoirs. Son logos est : “Tu ne
tueras point”13.
11 Qu'en est-il, à présent, de l'autre piste ? Celle que nous avons qualifié de voie judaïque ?
Que la démonstration philosophique précédente débouche sur un verset biblique éleà
la dignité de concept philosophique ne doit ni nous éblouir, ni empêcher la poursuite de
l'investigation.
12 Levinas ne se contente pas de la relation à l'infini “ décrite aussi négativemen ”t. Il lui donne
un contenu positif. Ce contenu prend souvent une coloration traditionnelle. Ainsi dans
l'étude qui sert à notre argumentation, se présente “ tout naturellement sous sa plume
un enseignement de Rachi14, exégète du moyen-âge, pour illustrer et/ou fonder
philosophiquement l'infini comme mise en question de ma spontanéi de vivant, de
“ force qui va. C'est par la force de rupture du contenu même de la tradition juive à
l'égard de la tradition gco-occidentale qu'il devient possible à Levinas d'interroger et de
provoquer le logos philosophique, de le pousser dans ses retranchements. Et le contenu
n'est ni un pur sentiment, ni une conception du monde particulière, mais un mode
d'existence, à savoir une attitude concrète, une exrience absolue de l'infiniment autre.
Ce que le judaïsme apporte au monde, ce n'est pas la générosité facile du cœur, ni
des visions métaphysiques inédites, mais un mode d'existence guidé par la pratique
des mitsvot-commandements15.
13 Grâce à l'expérience d'une existence gie par des obligations, le judsme peut se faire
une conception absolue de l'éthique. En outre, l'ouverture à la transcendance -
l'hétéronomie - est au cœur de cette tradition par l'expérience vécue et continue du rite
“ qui pénètre les gestes mariels de l'existence, tournés de leur finalité naturelle vers
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le symbole16. La cloison minime du rite ”, qui assure la pérennité historique du
judsme, institue une distance, un temps de réflexion entre la spontaité naturelle et la
nature.
C'est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne du
juif intégral, dans le fameux joug de la loi - ressenti par les âmes pieuses comme joie
- que réside l'aspect le plus caractéristique de l'existence juive. Il l'a préservée à
travers des siècles. Il tient cette existence dans son être pourtant le plus naturel
comme à distance de la nature. Mais peut-être, ainsi, comme présente au Plus-Haut
17.
14 La référence au judaïsme permet de poser la question de la vérité18 en dépassant le
schéma théorétique de la relation ontologique, et en privilégiant des significations et des
structures éthiques. Ici, l'absolu ne se relativise pas dans la relation qui l'approche, l'en
soi ne devient pas un pour nous. Ce dépassement du primat de l'ontologie permet de
couvrir l'originalité et l'originarité de significations éthiques inconditionnées. Pour
cela, il faut mentir l'inracinable conviction de la philosophie occidentale d'après
laquelle toute transcendance se pense comme savoir et “ ressort de l'intellect ”19. Ce
sont ces thèmes que Levinas a développés dans sa lecture talmudique intitue “ La
tentation de la tentation 20 et consacrée à un texte ti du traiChabbat 88 a et b.
15 C'est la notion de révélation qui offre une véritable antithèse à la tentation de la tentation.
La révélation permet de “ découvrir un ordre plus ancien que celui s'installe une
pensée tene par la tentation21. Ici l'ordre de la connaissance n'est plus le préalable
absolu, l'a priori incontesté. Ici, le danger à conjurer n'est plus le danger d'inconnu ; ici, la
pensée libre trouve elle-même son préalable. La révélation ne se finit pas par les
connaissances surnaturelles qu'elle apporterait, par la manifestation du divin, par le
numineux ou le terrifiant : toutes “ choses qui font courir à celui qui les accueille le
risque d'être le dupe du diable22 ”. La révélation est discours. Il faut pour accueillir la
révélation un être apte à ce rôle d'interlocuteur, un être sépa. Un tu se laissant
atteindre par la parole d'un je.
Entendre la parole divine, ne revient pas à connaître un objet, mais à être en
rapport avec une substance débordant son idée en moi, débordant ce que Descartes
appelle son “existence objective”23.
16 Or, cette parole divine nous centre de nous-mêmes, fissure notre moi pour nous
tourner vers autrui et en cela constitue notre subjectivité. Cette relation avec la
transcendance divine s'exprimant dans une parole - un commandement - ne s'accomplit
pas dans l'ignorance des humains. Elle est sociale.
17 Plus encore, le propre de la révélation est un véritable renversement de l'ordre “ naturel
de la connaissance : le don de la Torah est l'énement incomparable on l'accepte
avant de la connaître ”24. Par même, face à la révélation, on est précisément dans
l'impossibilité d'en refuser le don, dans l'impossibilité de ne pas être saisi par l'obligation.
Cette impossibilité est indispensable à l'éthique. La révélation ouvre le champ de
l'éthique antérieure à la connaissance, dans la mesure l'on est dans l'impossibilité de
connaître à l'avance et d'examiner ce qu'elle révèle, dans la mesure où elle n'ouvre pas à
un savoir quelconque, mais aux commandements.
18 Ce qu'on accepte avant de conntre, avant même de pouvoir l'examiner - la révélation -,
c'est une préalable alliance au vrai, laquelle se dessine en termes éthiques. C'est une
préalable allégeance au bien. Non pas en termes de choix moral, mais bien en termes
d'obligation irrécusable qui saisit le sujet au-delà de sa liberté. Faire avant d'entendre/
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