Nous pensons, écrit Levinas, suivre une tradition au moins aussi antique... Contre
les heideggeriens et les néo-hégéliens pour qui la philosophie commence par
l'athéisme, il faut dire que la tradition de l'Autre n'est pas nécessairement
religieuse, qu'elle est philosophique. Platon se tient en elle quand il met le Bien au-
dessus de l'être...4
4 Or, il semble qu'il y ait, chez Levinas, deux lectures de Platon. D'un côté, bien sûr, celle de
la célèbre formule de la République5, dont on retrouve une trace dans le titre de son
second opus magnum : Autrement qu'être ou au-delà de l'essence. Mais que signifie cette
notion lorsqu'elle sert de fondement à une autre pensée qui cherche à rompre avec la
philosophie occidentale ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut se reporter à
l'autre lecture de Platon dont l'œuvre est la cause du déficit essentiel de la philosophie
européenne. C'est le Platon dont les enseignements classiques - théorie de la
connaissance, des désirs, de l'amour - ont continuellement marqué l'histoire de la
philosophie. Et Levinas reproche à ses enseignements d'avoir manqué le rapport
fondamental de l'humain à l'autre, donc d'avoir ignoré la possibilité du bien et de
l'éthique.
5 Ainsi la connaissance, pour Platon, est reconnaissance, anamnèse, réminiscence. L'art qui
permet de mettre à flot cette connaissance, de se souvenir est la “maïeutique socratique”.
Tout le savoir humain est donc débiteur de cette connaissance. Même l'autre - qu'il
s'agisse d'Euryklès en nous ou de Socrate hors de nous - n'est jamais que l'occasion pour
découvrir et ramener à soi-même la source proprement dite de la véritable connaissance.
Toute connaissance, qu'elle porte sur un objet extérieur ou sur l'autre, finit par déchirer
l'apparence d'altérité et engloutir l'autre. Si bien que la séparation d'où elle part ne
saurait être qu'illusoire6. Elle s'égare jusqu'au point où le connaissant se reconnaît dans
l'autre. Même le dialogue n'est en fin de compte qu'un monologue puisqu'il cherche à
ramener tout à soi. A cette idée de la connaissance, répond la doctrine du désir humain,
de l'Éros platonicien.
6 Or, pour Platon, le désir humain repose sur un manque. L'humain est par nature un être
de besoin. Un être déficient, carencé. Ce qui manque proprement à l'humain, c'est qu'il a
perdu originairement son autre moitié, son second et meilleur moi (cf. le mythe de
l'androgyne dans le Banquet). De là vient que l'humain aspire à être complété. C'est pour
cela aussi que surmonter la nature déficiente de l'humain n'est pas seulement une
compensation, mais une tentative consciente ou inconsciente de retrouver son autre moi.
Comme la connaissance, le désir n'est orienté, en fait, qu'à se trouver, ne vise, en fin de
compte, que soi. En d'autres termes, ce que Levinas découvre dans ce Platon - dans sa
doctrine de la connaissance et de l'amour, essence de la philosophie occidentale -, c'est le
solipsisme : l'être de l'étant, c'est l'être-soi7. Narcissisme ou égologie.
7 Qu'oppose alors Levinas à ce solipsisme platonicien ? Bien entendu l'autre Platon, celui de
la transcendance du bien comme le pôle aimantant l'intelligence humaine. Mais alors,
comment penser ensemble et le solipsisme ontologique et la transcendance du bien ? Là
se trouve le nœud de la métaphysique et de l'éthique Levinassiennes. Est-il possible d'en
penser la connexion ? Poser une subjectivité absolue - en relation avec l'idée du bien -
revient à se constituer comme système de l'égoïsme absolu. Or, comment établir le primat
de l'éthique sans que celle-ci n'arrive trop tard ?
8 Deux voies sont alors empruntées par Levinas. La première - la voie royale ? - est celle qui
traverse Totalité et Infini et qui a recours à l'idée de l'infini chez Descartes pour briser le
solipsisme de l'être-soi. La seconde est celle qui serpente à travers les Lectures talmudiques,
Levinas, penseur juif ou juif qui pense
Noesis, 3 | 2004
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