Noesis 3 | 2000 La métaphysique d'Emmanuel Levinas Levinas, penseur juif ou juif qui pense David Banon Éditeur Centre de recherche d'histoire des idées Édition électronique URL : http://noesis.revues.org/7 ISSN : 1773-0228 Édition imprimée Date de publication : 15 mars 2000 ISSN : 1275-7691 Référence électronique David Banon, « Levinas, penseur juif ou juif qui pense », Noesis [En ligne], 3 | 2000, mis en ligne le 15 mars 2004, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://noesis.revues.org/7 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016. © Tous droits réservés Levinas, penseur juif ou juif qui pense Levinas, penseur juif ou juif qui pense David Banon 1 Emmanuel Levinas a toujours pris un soin extrême à distinguer entre son activité de philosophe et celle de "penseur juif" si tant est qu'il ait jamais revendiqué cette appellation. A cette question, il répondait même avec agacement - c'est rapporté ici ou là - qu'il était un juif qui fait de la philosophie et non pas un philosophe juif 1. Et pour éviter toute confusion, il confiait ses écrits juifs à une maison d'édition distincte de celles auprès desquelles il publiait ses écrits philosophiques - du moins jusqu'à ces dernières années. 2 Cela dit, il est indubitable qu'il y a corrélation entre philosophie et judaïsme dans la pensée de Levinas. Cette corrélation est en train d'être mise en question par une partie de ses disciples. Ou plus exactement, il convient de dire qu'un débat - pour l'instant sourd et souterrain, que d'aucuns cherchent à éviter, voire étouffer ou occulter en le maquillant de raisons extérieures à la philosophie - se noue autour de la réception de l'œuvre Levinassienne. De quelle nature est-elle ? A quelles sources puise-t-elle ? Quelle part accorder à Athènes et quelle autre à Jérusalem sachant que Levinas a traversé un siècle où se côtoyaient l'humanité la plus éclairée, mais aussi la plus cruelle et la plus inhumaine, tout en relevant le défi de répondre - en philosophe - à ce contraste effrayant entre créativité et destructivité humaines. A partir de quel lieu répond-il à cette exigence ? Comment conjoindre les deux démarches ? La philosophie est-elle irrémédiablement condamnée à l’immanence, comme le voulait Spinoza ? Est-elle incapable de penser la transcendance sans le secours de, ou le recours à la théologie ? Ou bien seule la subversion des concepts théologiques peuvent aider la philosophie à penser la transcendance ? C'est ce que nous nous proposons de montrer. 3 Certes Levinas prend ses distances à l'égard de l'ensemble de la philosophie occidentale qu'il définit comme “une philosophie de l'immanence et de l'autonomie, ou athéisme 2”. Et pourtant, paradoxe ?!, il continue de se réclamer de la philosophie et même de la philosophie occidentale. En la critiquant, bien sûr, mais en en développant certaines intentions. Sa “thèse de l'hétéronomie qui rompt avec une tradition très vénérable3”, se veut exclusivement philosophique. Noesis, 3 | 2004 1 Levinas, penseur juif ou juif qui pense Nous pensons, écrit Levinas, suivre une tradition au moins aussi antique... Contre les heideggeriens et les néo-hégéliens pour qui la philosophie commence par l'athéisme, il faut dire que la tradition de l'Autre n'est pas nécessairement religieuse, qu'elle est philosophique. Platon se tient en elle quand il met le Bien audessus de l'être...4 4 Or, il semble qu'il y ait, chez Levinas, deux lectures de Platon. D'un côté, bien sûr, celle de la célèbre formule de la République5, dont on retrouve une trace dans le titre de son second opus magnum : Autrement qu'être ou au-delà de l'essence. Mais que signifie cette notion lorsqu'elle sert de fondement à une autre pensée qui cherche à rompre avec la philosophie occidentale ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut se reporter à l'autre lecture de Platon dont l'œuvre est la cause du déficit essentiel de la philosophie européenne. C'est le Platon dont les enseignements classiques - théorie de la connaissance, des désirs, de l'amour - ont continuellement marqué l'histoire de la philosophie. Et Levinas reproche à ses enseignements d'avoir manqué le rapport fondamental de l'humain à l'autre, donc d'avoir ignoré la possibilité du bien et de l'éthique. 5 Ainsi la connaissance, pour Platon, est reconnaissance, anamnèse, réminiscence. L'art qui permet de mettre à flot cette connaissance, de se souvenir est la “maïeutique socratique”. Tout le savoir humain est donc débiteur de cette connaissance. Même l'autre - qu'il s'agisse d'Euryklès en nous ou de Socrate hors de nous - n'est jamais que l'occasion pour découvrir et ramener à soi-même la source proprement dite de la véritable connaissance. Toute connaissance, qu'elle porte sur un objet extérieur ou sur l'autre, finit par déchirer l'apparence d'altérité et engloutir l'autre. Si bien que la séparation d'où elle part ne saurait être qu'illusoire6. Elle s'égare jusqu'au point où le connaissant se reconnaît dans l'autre. Même le dialogue n'est en fin de compte qu'un monologue puisqu'il cherche à ramener tout à soi. A cette idée de la connaissance, répond la doctrine du désir humain, de l'Éros platonicien. 6 Or, pour Platon, le désir humain repose sur un manque. L'humain est par nature un être de besoin. Un être déficient, carencé. Ce qui manque proprement à l'humain, c'est qu'il a perdu originairement son autre moitié, son second et meilleur moi (cf. le mythe de l'androgyne dans le Banquet). De là vient que l'humain aspire à être complété. C'est pour cela aussi que surmonter la nature déficiente de l'humain n'est pas seulement une compensation, mais une tentative consciente ou inconsciente de retrouver son autre moi. Comme la connaissance, le désir n'est orienté, en fait, qu'à se trouver, ne vise, en fin de compte, que soi. En d'autres termes, ce que Levinas découvre dans ce Platon - dans sa doctrine de la connaissance et de l'amour, essence de la philosophie occidentale -, c'est le solipsisme : l'être de l'étant, c'est l'être-soi7. Narcissisme ou égologie. 7 Qu'oppose alors Levinas à ce solipsisme platonicien ? Bien entendu l'autre Platon, celui de la transcendance du bien comme le pôle aimantant l'intelligence humaine. Mais alors, comment penser ensemble et le solipsisme ontologique et la transcendance du bien ? Là se trouve le nœud de la métaphysique et de l'éthique Levinassiennes. Est-il possible d'en penser la connexion ? Poser une subjectivité absolue - en relation avec l'idée du bien revient à se constituer comme système de l'égoïsme absolu. Or, comment établir le primat de l'éthique sans que celle-ci n'arrive trop tard ? 8 Deux voies sont alors empruntées par Levinas. La première - la voie royale ? - est celle qui traverse Totalité et Infini et qui a recours à l'idée de l'infini chez Descartes pour briser le solipsisme de l'être-soi. La seconde est celle qui serpente à travers les Lectures talmudiques, Noesis, 3 | 2004 2 Levinas, penseur juif ou juif qui pense mais qui se fraye aussi un passage - souterrain ? - dans les ouvrages philosophiques. C'est celle qui convoque des théologoumènes transformés certes en philosophèmes ou qui prend appui sur les philosophies de Martin Buber, Hermann Cohen et Franz Rosenzweig 8 les unes et les autres pouvant être reconduites à leur source : la tradition juive biblique et/ou rabbinique9. Si bien que d'un côté, nous aurions la voie philosophique ; de l'autre, la piste juive. 9 C'est à une interprétation inaccoutumée de la troisième méditation cartésienne que Levinas nous convie. Ce n'est pas seulement le Descartes qui a donné l'occasion de penser radicalement la subjectivité humaine et comme être pensant - res cogitans - et comme lieu privilégié de la certitude et de la maîtrise de soi. C'est aussi celui qui laisse transparaître dans le jeu méthodique entre le doute et la certitude du doute quelque chose de l'absence de fondement de la pensée occidentale. C'est le Descartes de la transcendance. Celui pour qui le moi qui pense entretient avec l'infini une relation. Cette relation n'est ni celle qui rattache le contenant au contenu - puisque le moi ne peut contenir l'Infini ; ni celle qui rattache le contenu au contenant puisque le moi est séparé de l'Infini. Cette relation décrite aussi négativement - est l'idée de l'Infini en nous10. 10 Cet infini introduit11 en nous, fracture le système clos de la conscience de soi, nous mettant en relation avec l'extériorité, avec l'hétéronomie, avec l'Autre. Ce qui fait dire à Levinas que “ l'idée de l'infini est le rapport social12 ”. Cet autre n'est donc pas l'alter ego du platonisme. Cet autre n'est pas le Dieu caché, mais celui qui m'arrache à la certitude de soi et met en question ma propre justice. Celui qui me rencontre, qui m'aborde immédiatement, dans le face à face, qui m'adresse la parole, qui m'interpelle. Son épiphanie n'est pas simplement l'apparition d'une forme dans la lumière, sensible ou intelligible, mais déjà ce non lancé aux pouvoirs. Son logos est : “Tu ne tueras point”13. 11 Qu'en est-il, à présent, de l'autre piste ? Celle que nous avons qualifié de voie judaïque ? Que la démonstration philosophique précédente débouche sur un verset biblique élevé à la dignité de concept philosophique ne doit ni nous éblouir, ni empêcher la poursuite de l'investigation. 12 Levinas ne se contente pas de la relation à l'infini “ décrite aussi négativemen ”t. Il lui donne un contenu positif. Ce contenu prend souvent une coloration traditionnelle. Ainsi dans l'étude qui sert à notre argumentation, se présente “ tout naturellement ” sous sa plume un enseignement de Rachi14, exégète du moyen-âge, pour illustrer et/ou fonder philosophiquement l'infini comme mise en question de ma spontanéité de vivant, de “ force qui va ”. C'est par la force de rupture du contenu même de la tradition juive à l'égard de la tradition gréco-occidentale qu'il devient possible à Levinas d'interroger et de provoquer le logos philosophique, de le pousser dans ses retranchements. Et le contenu n'est ni un pur sentiment, ni une conception du monde particulière, mais un mode d'existence, à savoir une attitude concrète, une expérience absolue de l'infiniment autre. Ce que le judaïsme apporte au monde, ce n'est pas la générosité facile du cœur, ni des visions métaphysiques inédites, mais un mode d'existence guidé par la pratique des mitsvot-commandements15. 13 Grâce à l'expérience d'une existence régie par des obligations, le judaïsme peut se faire une conception absolue de l'éthique. En outre, l'ouverture à la transcendance l'hétéronomie - est au cœur de cette tradition par l'expérience vécue et continue du rite “ qui pénètre les gestes matériels de l'existence, détournés de leur finalité naturelle vers Noesis, 3 | 2004 3 Levinas, penseur juif ou juif qui pense le symbole16 ”. La “ cloison minime du rite ”, qui assure la pérennité historique du judaïsme, institue une distance, un temps de réflexion entre la spontanéité naturelle et la nature. C'est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne du juif intégral, dans le fameux joug de la loi - ressenti par les âmes pieuses comme joie - que réside l'aspect le plus caractéristique de l'existence juive. Il l'a préservée à travers des siècles. Il tient cette existence dans son être pourtant le plus naturel comme à distance de la nature. Mais peut-être, ainsi, comme présente au Plus-Haut 17 . 14 La référence au judaïsme permet de poser la question de la vérité18 en dépassant le schéma théorétique de la relation ontologique, et en privilégiant des significations et des structures éthiques. Ici, l'absolu ne se relativise pas dans la relation qui l'approche, l'en soi ne devient pas un pour nous. Ce dépassement du primat de l'ontologie permet de découvrir l'originalité et l'originarité de significations éthiques inconditionnées. Pour cela, il faut démentir l'indéracinable conviction de la philosophie occidentale d'après laquelle “ toute transcendance se pense comme savoir ” et “ ressort de l'intellect ” 19. Ce sont ces thèmes que Levinas a développés dans sa lecture talmudique intitulée “ La tentation de la tentation ”20 et consacrée à un texte tiré du traité Chabbat 88 a et b. 15 C'est la notion de révélation qui offre une véritable antithèse à la tentation de la tentation. La révélation permet de “ découvrir un ordre plus ancien que celui où s'installe une pensée tentée par la tentation ”21. Ici l'ordre de la connaissance n'est plus le préalable absolu, l'a priori incontesté. Ici, le danger à conjurer n'est plus le danger d'inconnu ; ici, la pensée libre trouve elle-même son préalable. La révélation ne se définit pas par les connaissances surnaturelles qu'elle apporterait, par la manifestation du divin, par le numineux ou le terrifiant : toutes “ choses ” qui font courir “ à celui qui les accueille le risque d'être le dupe du diable22 ”. La révélation est discours. Il faut pour accueillir la révélation un être apte à ce rôle d'interlocuteur, un être séparé. Un tu se laissant atteindre par la parole d'un je. Entendre la parole divine, ne revient pas à connaître un objet, mais à être en rapport avec une substance débordant son idée en moi, débordant ce que Descartes appelle son “existence objective”23. 16 Or, cette parole divine nous décentre de nous-mêmes, fissure notre moi pour nous tourner vers autrui et en cela constitue notre subjectivité. Cette relation avec la transcendance divine s'exprimant dans une parole - un commandement - ne s'accomplit pas dans l'ignorance des humains. Elle est sociale. 17 Plus encore, le propre de la révélation est un véritable renversement de l'ordre “ naturel ” de la connaissance : le don de la Torah est l'événement incomparable où “ on l'accepte avant de la connaître ”24. Par là même, face à la révélation, on est précisément dans l'impossibilité d'en refuser le don, dans l'impossibilité de ne pas être saisi par l'obligation. Cette impossibilité est indispensable à l'éthique. La révélation ouvre le champ de l'éthique antérieure à la connaissance, dans la mesure où l'on est dans l'impossibilité de connaître à l'avance et d'examiner ce qu'elle révèle, dans la mesure où elle n'ouvre pas à un savoir quelconque, mais aux commandements. 18 Ce qu'on accepte avant de connaître, avant même de pouvoir l'examiner - la révélation -, c'est une préalable alliance au vrai, laquelle se dessine en termes éthiques. C'est une préalable allégeance au bien. Non pas en termes de choix moral, mais bien en termes d'obligation irrécusable qui saisit le sujet au-delà de sa liberté. “ Faire avant d'entendre/ Noesis, 3 | 2004 4 Levinas, penseur juif ou juif qui pense na‘assé vénichma‘ ” : cette inversion est qualifiée par le Talmud comme le “ mystère des anges de service/raz chel mal’akhé hasharète ”. D'après Levinas, c'est “ un mode de savoir qui révèle une structure profonde de la subjectivité25 ”. Faire avant d'entendre signifie l'existence d'un ordre éthique au-delà de toute mise en question possible, à partir duquel surgit la seule authentique possibilité d'une relation à l'altérité transcendante. Le faire avant d'entendre n'est pas tant la marque d'une conduite irrationnelle, précipitée et hâtive, mais bien plutôt celle d'une subjectivité façonnée par l'absolu - renvoyée à l'autre que soi, transformant le pour-soi de la subjectivité en pour-l'autre. C'est en cela que l'éthique est une optique... Dans la relation impersonnelle qui y mène, le Dieu invisible, mais personnel, n'est pas abordé en dehors de toute présence humaine... La métaphysique se joue là où se joue la relation sociale -dans nos rapports avec les hommes... Ce sont nos relations avec les hommes... qui donnent aux concepts théologiques l'unique signification qu'ils comportent... Sans leur signification tirée de l'éthique, les concepts théologiques demeurent des cadres vides et formels 26. 19 Cette incurvation du théologique vers l'éthique est la marque indélébile de la tradition juive pour qui on ne saurait rien dire de Dieu 27, mais tout dire de la parole de Dieu qui commande et détourne le soi du moi en l'orientant vers et en le vouant à autrui. 20 L'hommage appuyé que Levinas rend à Franz Rosenzweig dans la Préface de Totalité et Infini n'a pas toujours permis de situer et de recentrer son œuvre. La situer non plus dans le cadre de la phénoménologie husserlienne ou de l'ontologie heideggerienne dont on sait comment il s'en démarque, mais dans celui de la philosophie juive du vingtième siècle : notamment celle de Hermann Cohen et de Martin Buber, contemporains et “ maîtres ” de Rosenzweig. S’il est permis - et même recommandé - de situer cette œuvre dans un tel cadre28, il convient d'ajouter immédiatement que Levinas se situe par rapport à lui, et se situe critiquement. Néanmoins on peut entrevoir des filiations ou mieux des idées-forces exprimées chez ces penseurs, chacun selon sa singularité propre et son style philosophique. Des idées qui sont chez les uns à l'état d'ébauche sont menées à leur terme chez l'autre, en même temps qu'elles se trouvent insérées dans sa problématique propre. Ainsi de la notion de révélation. 21 La signification générale de la révélation s'exprime, pour Hermann Cohen, dans le fait brut que “ Dieu entre en rapport avec l'homme ”29. Mais à ses yeux, le judaïsme présente l'insigne mérite de s'illustrer dans la révélation d'une loi - préceptes et sentences - plutôt que dans celle d'une doctrine30. La révélation n'est ni dévoilement de Dieu, ni union de Dieu avec l'homme : elle est donation de la Torah. La révélation ne porte donc pas sur des vérités historiques ou doctrinales, mais sur les seules lois de la raison, plus précisément de la raison pratique - de l'éthique. La connaissance de Dieu n'en trouve son expression la plus sûre et la plus éloquente que dans le service du prochain. “ Dieu n'est connaissable qu'à travers la notion de morale31 ”. Certes la corrélation entre Dieu et l'homme n'est pas (encore) expérimentée ou vécue comme une conscience de l'hétéronomie, mais comme une conscience de l'autonomie contractée dans un souci de sainteté - conscience religieuse -, distincte de celle contractée dans le souci du bien - conscience morale. Ces deux consciences ne s'en entremêlent pas moins dans une même vocation : la vocation éthique. “Pour la conscience juive, il n'y a aucune séparation entre religion et moralité 32 ”. Cette identité qui marque une éthicisation de la religion, représente un tournant dans la pensée juive du vingtième siècle. Elle met l'accent sur la religion sociale des prophètes d'Israël attentifs à préserver les droits des plus démunis, ceux de la veuve, du pauvre et de l'orphelin - au détriment de la religion nationale des Hébreux. Cette distribution d'accents est censée trouver son accom-plissement dans le monothéisme-éthique de Noesis, 3 | 2004 5 Levinas, penseur juif ou juif qui pense Hermann Cohen. L'autre homme est donc découvert dans cette éthique sociale des prophètes qui incite au souci du pauvre et de l'étranger - éthique exprimée en des termes qui annoncent Emmanuel Levinas33. Hermann Cohen a été le premier à incliner la relation verticale homme-Dieu et à la placer au plan horizontal homme-homme ou homme-autrui/ prochain. Dans cette incurvation, il met l'accent sur l'autre qui constitue ma propre subjectivité. C'est uniquement par le tu que le je pourra surgir. Voilà l'idée qui, chez tous les prophètes, est au fond rectrice34. 22 Cette courbure - aplatissement35 ?! - de la relation religieuse en relation morale maintient une distance entre Dieu et l'homme pour se garder contre toute forme de paganisme. 23 Martin Buber, quant à lui, va accentuer la convergence entre morale et religion, tout en récusant à la révélation un quelconque contenu. Elle n'est, pour lui, ni doctrine, ni loi, mais l'expérience humaine d'un sens de la présence de Dieu qui s'éprouve dans une communauté. L'humain ne témoigne de la Présence divine que dans et par sa relation au prochain (cette considération de la transcendance sur le mode de la présence sera, bien sûr, critiquée par Levinas). 24 La centralité de la Révélation, chez Franz Rosenzweig, saute aux yeux. C'est sur elle que repose l'impressionnant édifice de l’Etoile de la Rédemption36 - œuvre que l'auteur a tenu à publier dans une maison d'édition juive (J. Kaufmann Verlag, Frankfurt A.M., 1921). La “ pensée nouvelle ” se propose de “ réunir ” les trois éléments provenant de l'éclatement de la totalité, éléments irréductibles les uns aux autres, dans la trame d'un récit qui établirait entre eux des relations : entre Dieu et l'homme, la révélation ; entre Dieu et le monde, la création ; et, entre l'homme et le monde, la Rédemption. Pour Levinas, c'est là une audacieuse tentative de réhabiliter, contre la pensée ancienne, la religion comme source de sens. Dieu et le Monde,... Dieu et l'Homme..., l'homme et le Monde. Création, Révélation, Rédemption entrent ainsi dans la philosophie avec la dignité de “catégories” ou de “synthèses de l'entendement” pour parler un langage kantien. Dieu et l'Homme, c'est d'emblée Dieu dans la vie de l'Homme et l'Homme dans la vie de Dieu. La conjonction et désigne une jonction vécue, accomplie, et non pas une forme vide de liaisons constatables par un tiers dans un spectacle37. 25 Or, on sait que pour le judaïsme, tel qu'il est exposé par les penseurs juifs du vingtième siècle, la révélation ne se sépare pas du commandement. Ce n'est pas non plus le joug de la Loi auquel un nouveau message de révélation devrait substituer la charité. La loi est le harcèlement même de l'amour. Le judaïsme, tissé de commandements, atteste le renouvellement des instants de l'amour de Dieu pour l'homme, sans quoi l'amour commandé n'aurait pas pu être commandé. La mitsva - le commandement qui tient en haleine le Juif - n'est pas un formalisme moral, mais la présence vivante de l'amour... Notons, en passant, combien cette interprétation du prétendu “légalisme” juif est proche de l'expérience du rite dont l'incompréhension est, peut-être, le trait le plus caractéristique de la pensée chrétienne et même du judaïsme assimilé qui ignore à quel point ses réflexes se sont christianisés, même si sa pensée réfléchie se veut libre pensée38. 26 En donnant droit de cité à des concepts ostracisés hors du cercle de dignité philosophique, Levinas avance-t-il en théologien masqué ? A-t-il imprimé à la phénoménologie un religious turn comme il y a eu un linguistic turn en philosophie ? Dessine-t-il derrière la philosophie où la transcendance est toujours à réduire, les contours de la tradition judaïque et de l'inspiration prophétique ? Tout en œuvrant de la sorte, Levinas affirme malgré tout qu'il “ n'est pas entré dans les sables mouvants de Noesis, 3 | 2004 6 Levinas, penseur juif ou juif qui pense l'expérience religieuse39 ”. Si Levinas en appelle à l'inspiration prophétique, cette Visitation de l'infini, “ cette intrigue de l'infini où je me fais l'auteur de ce que j'entends ”, c'est parce qu'elle constitue le psychisme même de l'âme, la structure même de la subjectivité. Nous avons tendance à penser que, loin d'être une régression en deçà des acquis phénoménologiques, ce recours au judaïsme et à ses concepts traditionnels et/ou “ philosophiquement traités ” par des penseurs juifs attachés à l'autre parenté, est une tentative qui consiste à porter la diversion au cœur même de la philosophie dont les défaillances ont été, en ce siècle, si nombreuses pour qu'on puisse continuer à lui faire confiance. NOTES 1.. François Poirié, Emmanuel Levinas. Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1987. “Levinas : penseur juif ? “J'ai toujours été juif” répond Levinas avec l'ironie qui lui est coutumière, à une question sur ses rapports aux Ecritures. Plutôt que “penseur juif” disons que Levinas est un “juif qui pense”, et qui pense aussi le judaïsme.”, p. 13. / Ou encore le débat avec Levinas rapporté par Jean-François Lyotard et recueilli dans Autrement que savoir (Paris, éd. Osiris, 1988, p. 78). “ Vous dites “"non", ce n'est pas sous l'autorité de la Bible que ma pensée se met, mais sous l'autorité de la phénoménologie”. Je me souviens du reste qu'un jour, au téléphone, vous avez protesté près de moi en disant : “Mais vous faites de moi un penseur juif !” J'ai été surpris parce que, en effet, c'est ce que je fais de vous, et je dois vous dire que j'y tiens. Je m'explique. Est-ce que ce que vous pensez sous le nom de rencontre de l'autre, de rencontre d'autrui, et que vous qualifiez de merveille, est-ce que cela n'est pas précisément la relation même que l'on a avec la Révélation ?... Est-ce que la Révélation n'est pas nécessairement inscrite dans votre pensée à la différence de Husserl ? Qui, lui, est un vrai phénoménologue, si j'ose dire, c'est-à-dire quelqu'un pour qui la Révélation n'est pas proposée à reconnaissance -et c'est pourquoi, du reste, il n'arrive pas à élaborer la question de l'autre... Si bien qu'ici réside, je crois, une dimension de votre pensée qui est incontestable, et je suis toujours surpris et malheureux lorsque, pour une raison qui est la vôtre, vous essayez de la récuser.” 2.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, J. Vrin, 1974, p. 188. 3.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 175. 4.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit, p. 171. En bonne compagnie avec l’ancêtre grec, se trouve l’ancêtre latin, Descartes, avec “ l’idée de l’infini mis en nous. ” “ En dehors de ces deux anticipations, la tradition (philosophique occidentale) n’aurait jamais connu sous le nom d’infini que le “faux infini” ” (Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1968, p. 127, n°1, coll. “ Tel Quel ”), alors qu’il faut entendre l’idée d’infini s’annonçant à la pensée comme ce qui toujours, la déborde. / Il semblerait que par deux autres fois dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’idée de l’Infini aurait affleurée : à travers l’Un posé au-delà de l’Etre, chez Plotin (En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 189) et du fait de la raison pratique chez Kant (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, L.G.F, 1990, p. 225-227). Levinas relève une Noesis, 3 | 2004 7 Levinas, penseur juif ou juif qui pense sorte de parenté d’intuition avec sa propre décision philosophique de prendre en charge, mais à son commencement, l’idée d’altérité. Pour cette question, voir la belle étude de Guy Petitdemange, “ E. Levinas : Au dehors sans retour ” in Répondre d’Autrui, Emmanuel Levinas, Neuchâtel, La Baconnière, 1989, p. 82 et ss. 5.. Platon, République, VI, 509b, trad. et notes par Robert Baccou, Paris, GarnierFlammarion, 1966, p. 267 “ epékéina tes ousias : le bien ne soit point l'essence, mais fort au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance.” 6.. Ce n'est qu'une “étape que parcourt l'être séparé sur le chemin de retour vers sa source métaphysique, moment d'une histoire qui s'achèvera par l'union, la métaphysique serait une Odyssée et son inquiétude, une nostalgie.” E. Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 75. / De là proviendrait la distance prise à l’égard de la Kabbale dont certains concepts sont marqués par la doctrine platonicienne du retour à l’origine, à la source, comme l’âme qui aspire à revenir à l’origine, à quitter le monde de la multiplicité pour celui de l’unité de la simplicité. 7.. A partir de Platon, un chemin est tracé qui conduit à la philosophie hégélienne de la subjectivité absolue et, au-delà, à la doctrine husserlienne de la conscience absolue (transcendantale) et à la détermination, selon l'ontologie fondamentale de Heidegger, de l'être-là comme l'étant pour lequel il y va dans son être de cet être même. 8.. “L'opposition à l'idée de totalité nous a frappé dans le Stern der Erlösung de Franz Rosenzweig, trop souvent présent dans ce livre pour être cité.” E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. XVI. 9.. “Les versets bibliques n'ont pas ici pour fonction de faire preuve ; mais ils témoignent d'une tradition et d'une expérience. N'ont-ils pas droit à la citation au moins égal à celui dont bénéficient Hölderlin et Trakl ? ” E. Levinas, in Humanisme de l'Autre Homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 96. Ici le terme “tradition” outre qu'il renvoie aux commentaires classiques, médiévaux et contemporains de la Torah, détermine le lieu où se rapportent toutes les interrogations émanant du texte et confrontées au monde. 10.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 171-172. 11.. “ Elle a été mise en nous. Elle n'est pas une réminiscence. ” E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 172. Et ailleurs “ L'idée de l'Infini n'est ni l'immanence du je pense, ni la transcendance de l'objet. Le cogito s'appuie chez Descartes sur l'Autre qui est Dieu et qui a mis dans l'âme l'idée de l'infini, qui l'avait enseignée, sans susciter simplement, comme le maître platonicien, la réminiscence de visions anciennes. ” Totalité et Infini, op. cit., p. 58. 12.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 172. 13.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op.cit., p. 173. [Souligné par l'auteur] 14.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 176. 15.. Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1976, op. cit., p. 180. 16.. Noms propres, Paris, L.G.F, 1987, p. 18. 17.. Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1995, 2e éd., p. 45. [Nous soulignons.] 18.. “Toute philosophie recherche la vérité.” E. Levinas, in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 165. 19.. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 225. 20.. Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 67-109. 21.. Ibid., p. 79. 22.. Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 79. Noesis, 3 | 2004 8 Levinas, penseur juif ou juif qui pense 23.. Totalité et Infini, op. cit., p. 50. 24.. Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 50. 25.. Quatre lectures talmudiques, op. cit., p. 93. 26.. Totalité et Infini, op. cit., p. 51. [Souligné par l'auteur]. “ Ainsi, écrit Levinas, le langage théologique détruit la situation religieuse de la transcendance. L'Infini se présente “anarchiquement”; la thématisation perd l'anarchie qui, seule, peut l'accréditer. Le langage sur Dieu sonne faux ou se fait mythique, c'est-à-dire ne peut jamais être pris à la lettre.” Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 155, n. 25. 27.. Rappelons que Maïmonide, l'aigle de la synagogue, dans son Guide des Egarés [Lagrasse, Verdier, 1979, Coll. “Les Dix Paroles”] prend bien soin de distinguer entre attributs d'essence (Guide I, 50) et attributs d'actions (Guide I, 52). Alors qu'on ne saurait rien dire des premiers, Maïmonide engage à imiter les seconds dans la conduite envers autrui et le prochain. C'est, bien entendu, parce qu'on ne saurait rien dire des premiers que Maïmonide se voit dans l'obligation d'élaborer une théologie négative. 28.. Outre ce cadre “strictement” philosophique, il en existe un autre qui est le prolongement et l'aboutissement de ses lectures talmudiques, savoir celui que constitue l'ouvrage de Rabbi Hayim de Volozhine, l'Ame de la Vie [Lagrasse, Verdier, 1986, traduit, présenté et annoté par Benjamin Gross]. 29.. Hermann Cohen (1842-1918) a d'abord reçu une formation très poussée au Séminaire Rabbinique de Breslau (1857-1863) avant de devenir une des plus grandes figures philosophiques de l'Université allemande au tournant du siècle, en tant que chef de file de l'Ecole néo-kantienne de Marbourg. Les dernières années de sa vie (1912-1918) seront consacrées à des cours à l'École des hautes études des sciences du judaïsme de Berlin qui trouveront leur aboutissement dans son maître-oeuvre Religion de la Raison tirée des sources du judaïsme, publié pour la première fois en 1918. Traduit de l'allemand par Marc B. De Launay et Anne Lagny, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 105. 30.. Religion de la Raison, op. cit., p. 115. En cela, Cohen est proche de M. Mendelssohn, dont il discute l'idée, op. cit., p. 494 et ss. 31.. Id., ibid., p. 490. Les traducteurs ont rendu cette phrase “...l'on reconnaît dans le concept de Dieu le concept de la moralité”. Nous traduisons de l'hébreu, Dat Hatevouna miméqorot hayahadout, Jérusalem, Mossad Bialik, 1971, p. 379. 32.. Id. ibid., p. 54. [Souligné par l'auteur]. 33.. “L'indigent est ta propre chair. Ce que tu es toi-même, ce n'est pas ton corps, et ta femme, objet de ton amour sexué, n'est plus seule à être chair de ta chair, car c'est l'indigent qui devient ta propre chair. C'est lui qui te révèle autrui ; et autrui, en tant qu'indigent, est celui qui le premier amène aux hommes l'amour de Dieu, sous une juste lumière et dans une vraie intelligence.” Id., ibid., op. cit., p. 212. 34.. Id., ibid., p. 255. 35.. D'aucuns -dont Y. Leibovitz- raillent Cohen pour cet “aplatissement” de la relation JeAbsolu en relation je-tu. 36.. Traduit de l'allemand par Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1982, Coll. “Esprit/Seuil”. 37.. E. Levinas, Hors Sujet, Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 82-83. [Nous soulignons, sauf et]. 38.. Id., ibid., p. 84. 39.. De Dieu qui vient à l’Idée, Paris, J. Vrin, 1992, p. 124. Noesis, 3 | 2004 9