Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant Le vivant Introduction : l’énigme de la vie Qu'était-ce que la vie ? Personne ne le savait. Personne ne connaissait le point de la nature d'où elle jaillissait, où elle s'allumait. Rien n'était spontané dans le domaine de la vie à partir de ce point ; mais la vie elle-même surgissait brusquement. Si l'on pouvait dire quelque chose à ce sujet, c'était ceci : sa structure devait être d'un genre si évolué que le monde inanimé ne comportait aucune forme qui lui fût apparentée même de très loin. Entre l'amibe pseudopode et l'animal vertébré l'écart était négligeable, insignifiant, en comparaison de l'écart entre le phénomène le plus simple de la vie et de cette nature qui ne méritait même pas d'être appelée morte, puisqu'elle était inorganique. […] C'était une velléité secrète et sensuelle dans le froid chaste de l'univers, une impureté intimement voluptueuse de nutrition et d'excrétion, un souffle excréteur d'acide carbonique et de substances nocives de provenance et de nature inconnues. C'était la végétation, le déploiement et la prolifération de quelque chose de bouffi, fait d'eau, d'albumine, de sel et de graisses, que l'on appelait chair, et qui devenait forme, image et beauté, mais qui était le principe de la sensualité et du désir. Thomas Mann, La montagne magique (1924) I) Mythologies de la vie : ce que le vivant n’est pas La vie a toujours éveillé la curiosité des hommes ; mais comme toujours, avant de penser rationnellement l’objet qui l’intrigue, l’homme se laisse aller à son imagination foisonnante et invente des interprétations fausses plutôt que de reconnaître son ignorance. Plus encore que les phénomènes physiques, les phénomènes vitaux ont égaré les hommes ; et avant de se rappeler les grandes découvertes scientifiques qui ont permis de fonder la biologie scientifique moderne, il n’est pas inutile d’esquisser un rapide panorama des fausses représentations que les hommes se faisaient de la vie. a) La matière et la forme De l’Antiquité à la Renaissance, on concevait essentiellement la vie comme une combinaison particulière de matière et de forme. On croyait que la matière était constituée de quatre éléments inaltérables (l’Eau, la Terre, le Feu, l’Air) qui prenaient ensuite une forme particulière pour modeler les êtres vivants. Cette forme ne se constituait pas au hasard mais provenait de l’action divine et de forces occultes (par exemple l’âme) : Tout ce que font les parents, c’est d’être le siège des forces qui unissent la matière et la forme. Au-dessus des parents, il y a un Ouvrier plus puissant. C’est lui qui envoie la forme en soufflant le souffle. – Fernel (Médecin français du XVIe siècle) b) Génération spontanée Presque tout le monde, jusqu’aux découvertes célèbres de Pasteur au XIXe siècle, croyait à la génération spontanée, c’est-à-dire à la possibilité que des êtres vivants puissent apparaître dans certains milieux sans reproduction. Ainsi, Fernel parle de « serpents, sauterelle, vers, mouches, souris, chauves-souris, taupes et tout ce qui naît spontanément, non pas de semence, mais de matière putride et de fange. » c) L’hérédité des caractères acquis Les hommes n’ont jamais manqué d’observer la ressemblance frappante qui se manifeste entre les parents et leurs enfants, mais jusqu’aux travaux de Mendel (XIXe siècle), il était fréquent de penser que les traits de caractère acquis pendant l’existence se transmettaient aux enfants, ce qui étonnait quelqu’un comme Montaigne : 1 Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant Quel monstre est-ce que cette goutte de semence de quoi nous sommes produits, porte en soi les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensements [=pensées] et des inclinations de nos pères ? Cette goutte d’eau, où loge-t-elle ces ressemblances, d’un progrès si téméraire et si déréglé que l’arrière-fils répondra à son bisaïeul, le neveu à l’oncle ? Emile Zola croyait encore à l’hérédité des caractères acquis ; dans les Rougon-Macquart il décrit la généalogie d’une famille en montrant dans ses romans comment certains mauvais penchants acquis pendant une vie se transmettent de générations en générations ; on peut prendre comme exemple La bête humaine (1890) où Zola décrit la violence impulsive de Jacques Lantier, fils de deux parents alcooliques, Gervaise Macquart et Auguste Lantier dont l’histoire est narrée dans L’assommoir (1876). d) Vitalisme On a longtemps rechigné à l’idée de comprendre le vivant à la lueur de nos connaissances des phénomènes physico-chimiques ; on croyait à l’existence d’un principe vital à l’œuvre dans les espèces vivantes expliquant la spécificité irréductible des phénomènes vitaux par rapport aux autres phénomènes matériels. Cette conception du vivant fut tenace puisqu’elle était encore populaire au début du XXe siècle, comme en témoigne l’engouement que suscita l’ouvrage célèbre de Bergson sur la vie, L’évolution créatrice. Dans cet ouvrage, Bergson tente de montrer que la vie peut s’expliquer par un « élan vital », force créatrice source d’imprévisibilité et de liberté qui, en s’exerçant sur les espèces vivantes, les conduiraient à évoluer progressivement dans le sens d’une augmentation de la liberté des créatures jusqu’à l’apparition de l’Homme, la plus libre de toutes : Nous revenons ainsi à l’idée d’où nous étions partis, celle d’un élan originel de la vie, passant d’une génération de germes à la génération suivante de germes par l’intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d’union. Cet élan, se conservant sur les lignes d’évolution entre lesquelles il se partage, est la cause profonde des variations, du moins de celles qui se transmettent régulièrement, qui s’additionnent, qui créent des espèces nouvelles. […] L’élan de vie dont nous parlons consiste, en somme, dans une exigence de création. Il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté. […] Avec la vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. La vie est précisément la liberté s’insérant dans la nécessité et la tournant à son profit. e) Finalisme Encore aujourd’hui, nous peinons à nous débarrasser des conceptions fausses du vivant qu’induisent la croyance au finalisme, c’est-à-dire l’idée d’après laquelle tout dans la nature correspond à une certaine finalité, comme si l’évolution du vivant suivait un plan prédéterminé à l’avance (devinez par qui...). Cette doctrine est encore fréquemment défendue aux Etats-Unis du fait de l’influence des religieux créationnistes ; c’est ce qu’on appelle la théorie de l’intelligent design. Historiquement, le finalisme trouve sa source dans l’œuvre d’Aristote et son concept de causes finales. Comme illustration de cette doctrine, rien de mieux que les élucubrations naïves de Bernardin de Saint-Pierre : Dans nos climats tempérés, nous éprouvons une bienveillance semblable de la part de la nature. C'est dans la saison chaude et sèche qu'elle nous donne quantité de fruits pleins d'un jus rafraîchissant, tels que les cerises, les pêches, les melons ; et à l'entrée de l'hiver, ceux qui échauffent, par leurs huiles, tels que les amandes et les noix […] Il n'y a pas moins de convenance dans les formes et les grosseurs de fruits. Il y en 2 Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant a beaucoup qui sont taillés pour la bouche de l'homme, comme les cerises et les prunes ; d'autres pour sa main, comme les poires et les pommes ; d'autres beaucoup plus gros, comme les melons, sont divisés par côtés et semblent être destinés à être mangés en famille ; il y en a même aux Indes comme le jacq, et chez nous la citrouille, qu’on pourrait partager avec ses voisins. Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, (1784) II) Ce qu’est le vivant : les grandes découvertes de la biologie moderne a) La « Vie » n’existe pas ; il est préférable de parler du vivant Longtemps, savants et philosophes ont cherché à élucider la nature de la vie. L'idée suggérait l'existence de quelque substance ou de quelque force spéciale. On pensait que la "matière vivante", comme on disait alors, différait de la matière ordinaire par une substance ou une force qui lui donnait des propriétés particulières. Et pendant des siècles, on a cherché à découvrir cette substance ou cette force vitale. En réalité la vie est un processus, une organisation de la matière. Elle n'existe pas en tant qu'entité indépendante qu'on pourrait caractériser. On peut donc faire l'étude du processus ou de l'organisation, mais pas de l'idée abstraite de vie. On peut tenter de décrire, on peut tenter de définir ce qu'est un organisme vivant. On peut chercher à établir la ligne de démarcation entre vivant et non vivant. Mais il n'y a pas de « matière vivante ». Il y a de la matière qui compose les êtres vivants et cette matière n'a pas de propriété particulière que n'aurait pas ce qui compose les corps inertes. François Jacob, Qu'est-ce que la vie ? conférence prononcée le 1er janvier 2000 b) L’évolution darwinienne et les conséquences de la génétique : le vivant entre hasard et nécessité La théorie de l’évolution de Darwin permet d’expliquer la variation des espèces vivantes sans faire appel à un énigmatique « élan vital » ou un trop invraisemblable projet de Dieu : accaparés par la nécessité de la « lutte pour la vie » (« struggle for life »), seuls les membres d’une espèce ayant les caractéristiques héréditaires les plus favorables peuvent survivre et s’adapter à leur milieu : c’est la sélection naturelle. Le modèle darwinien mêle à la fois le hasard (les mutations engendrant des variations sont contingentes) et la nécessité (dans un environnement hostile, seuls survivent les plus aptes à s’adapter au milieu). Jacques Monod résume cet exploit dans la belle formule : « Le hasard produit des mutations, que la nécessité conserve. » Darwin, au XIXème siècle, ne pouvait pas comprendre les causes matérielles des mutations héréditaires ; à partir de la seconde moitié du XXème siècle, nous savons que c’est par les gènes, qui constituent un programme pour l’organisme, que les mutations s’opèrent. La finalité ne se trouve donc non pas dans un obscur dessein intelligent ou un projet providentiel trop beau pour être vrai, mais dans notre génome : Ce qui est transmis de génération en génération ce sont les "instructions" spécifiant les structures moléculaires. Ce sont les plans d'architecture du futur organisme. Ce sont aussi les moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système. Chaque œuf contient donc, dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son propre avenir, les étapes de son développement, la forme et les propriétés de l'être qui en émergera. L'organisme devient ainsi la réalisation d'un programme prescrit par l'hérédité. […] Longtemps le biologiste s'est trouvé devant la téléologie comme auprès d'une femme dont il ne peut se passer, mais en compagnie de qui il ne veut pas être vu du public. A cette liaison cachée, le concept de programme donne maintenant un statut légal. 3 Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant François Jacob, La logique du vivant, 1970 c) Le sexe et la mort au cœur du programme du vivant La sexualité semble être survenue tôt dans l’évolution. Elle représente d’abord une sorte d’auxiliaire de la reproduction, un superflu : rien n’oblige une bactérie à l’exercice de la sexualité pour se multiplier. C’est la nécessité de recourir au sexe pour se reproduire qui transforme radicalement le système génétique et les possibilités de variations. Dès lors que la sexualité est obligatoire, chaque programme génétique est formé, non plus par copie exacte d’un seul programme, mais par réassortiment de deux différents. Un programme génétique n’est plus alors la propriété exclusive d’une lignée. Il appartient à la collectivité, à l’ensemble des individus qui communiquent entre eux par le moyen du sexe. Ainsi se constitue une sorte de fonds génétique commun où, à chaque génération, est puisé de quoi faire de nouveaux programmes. C’est alors ce fonds commun, cette population unie par la sexualité qui constitue l’unité d’évolution. A l’identité que commande la reproduction stricte du programme, la sexualité oppose la diversité qu’apporte un réassortiment des programmes à chaque génération. Diversité si grande qu’à la seule exception des vrais jumeaux, aucun individu n’est exactement identique à son frère. La sexualité oblige les programmes à parcourir les possibilités de la combinatoire génétique. Elle contraint donc au changement. Que le sexe joue un tel rôle dans l’évolution, qu’il soit lui-même objet d’évolution, qu’il s’affine sans cesse, il suffit pour s’en convaincre de considérer les subtilités, les rites, les complications qui en accompagnent la pratique chez les organismes supérieurs. L’autre condition nécessaire à la possibilité même d’une évolution, c’est la mort. Non pas la mort venue du dehors, comme conséquence de quelque accident. Mais la mort imposée du dedans, comme une nécessité prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique même. Car l’évolution, c’est le résultat d’une lutte entre ce qui était et ce qui sera, entre le conservateur et le révolutionnaire, entre l’identité de la reproduction et la nouveauté de la variation. Chez les organismes se reproduisant par fission, la dilution de l’individu qu’entraîne la rapidité de la croissance suffi t à effacer le passé. Avec les organismes pluricellulaires, avec la différenciation en lignées somatiques et germinales, avec la reproduction par sexualité, il faut au contraire que disparaissent les individus. Cela devient la résultante de deux forces contraires. Un équilibre entre, d’un côté, l’efficacité sexuelle avec son cortège de gestations, de soins, d’éducation ; de l’autre, la disparition de la génération qui a fini de jouer son rôle dans la reproduction. C’est l’ajustement de ces deux paramètres sous l’effet de la sélection naturelle qui détermine la durée maximum de vie d’une espèce. Tout le système de l’évolution, chez les animaux du moins, repose sur cet équilibre. Les limites de la vie ne peuvent donc être laissées au hasard. Elles sont prescrites par le programme qui, dès la fécondation de l’ovule, fixe le destin génétique de l’individu. François Jacob, La logique du vivant, 1970 III) Epistémologie de la biologie a) La légitimité de l’expérimentation biologique Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers arguments pour s'élever contre l'expérimentation chez les êtres vivants. Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu'elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait spéciales et faisait de l'organisme un tout organisé auquel l'expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Ils ont même été jusqu'à dire que les corps bruts et les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de telle sorte que l'expérimentation était applicable aux uns et ne l'était pas aux autres. Si les objections précédentes étaient 4 Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant fondées, ce serait reconnaître ou bien qu'il n'y a pas de déterminisme possible des phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science biologique ; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la vie doit reposer sur d'autres principes que la science des corps inertes. Ces idées, qui ont eu cours à d'autres époques, s'évanouissent sans doute aujourd'hui de plus en plus ; mais cependant il importe d'en extirper les derniers germes parce que ce qu'il reste encore, dans certains esprits, de ces idées vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la médecine expérimentale. Je me propose donc d'établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu'il n'y a sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques. Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865 b) La spécificité de l’expérimentation biologique Reprenant maintenant en détail les difficultés relevées par Auguste Comte et Claude Bernard, il convient d'examiner, en s'aidant d'exemples, quelles précautions méthodologiques originales doivent susciter dans la démarche expérimentale du biologiste la spécificité des formes vivantes, la diversité des individus, la totalité de l'organisme, l'irréversibilité des phénomènes vitaux. 1° Spécificité. En biologie la généralisation logique est imprévisiblement limitée par la spécificité de l'objet d'observation ou d'expérience. On sait que rien n'est si important pour un biologiste que le choix de son matériel d'étude. Il opère électivement sur tel ou tel animal selon la commodité relative de telle observation anatomique ou physiologique, en raison soit de la situation ou des dimensions des organes, soit de la lenteur d'un phénomène ou au contraire de l'accélération d'un cycle. Or l'important ici est qu'aucune acquisition de caractère expérimental ne peut être généralisée sans d'expresses réserves, qu'il s'agisse de structures, de fonctions et de comportements, soit d'une variété à une autre dans une même espèce, soit d'une espèce à une autre, soit de l'animal à l'homme 2° Individualisation. À l'intérieur d'une espèce vivante donnée, la principale difficulté tient à la recherche de représentants individuels capables de soutenir des épreuves d'addition, de soustraction ou de variation mesurée des composants supposés d'un phénomène, épreuves instituées aux fins de comparaison entre un organisme intentionnellement modifié et un organisme témoin, c'est-à-dire maintenu égal à son sort biologique spontané. Mais comment s'assurer à l'avant de l'identité sous tous les rapports de deux organismes individuels qui, bien que de même espèce, doivent aux conditions de leur naissance une combinaison unique de caractères héréditaires ? 3° Totalité. Est-il possible d'analyser le déterminisme d'un phénomène en l'isolant, puisqu'on opère sur un tout qu'altère en tant que tel toute tentative de prélèvement ? Il n'est pas certain qu'un organisme, après ablation d'organe (ovaire, estomac, rein), soit le même organisme diminué d'un organe. La raison en est que, dans un organisme, les mêmes organes sont presque toujours polyvalents – c'est ainsi que l'ablation de l'estomac ne retentit pas seulement sur la digestion mais aussi sur l'hématopoïèse [=production de cellules sanguines] –, que d'autre part tous les phénomènes sont intégrés. 4° Irréversibilité. Si la totalité de l'organisme constitue une difficulté pour l'analyse, l'irréversibilité des phénomènes biologiques, soit du point de vue du développement de l'être, soit du point de vue des fonctions de l'être adulte, constitue une autre difficulté pour l'extrapolation chronologique et pour la prévision. Claude Bernard notait que si aucun animal n'est absolument comparable à un autre de même espèce, le même animal n'est pas non plus comparable à lui-même selon les moments où on l'examine. On voit enfin comment l'irréversibilité des phénomènes biologiques s'ajoutant à l'individualité des organismes vient limiter la possibilité de répétition et de reconstitution des conditions déterminantes d'un phénomène, toutes choses égales d'ailleurs, qui reste l'un des procédés caractéristiques de l'expérimentation dans les sciences de la matière. Il a déjà été dit que les difficultés de l'expérimentation biologique ne sont pas des obstacles absolus mais des stimulants de l'invention. À ces difficultés répondent des techniques proprement biologiques. » 5 Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, 1965 IV) Problèmes de bioéthique L’augmentation considérable de notre connaissance du vivant nous a conduit à développer des techniques abouties permettant sa manipulation, engendrant des problèmes bioéthiques qui sont encore loin d’être résolus. a) L’utilisation des animaux Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter ; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié d'autres. […] Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou par les objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées scientifiques ? […] Des faits identiques matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable. Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est l'idée qui dirige leur bras ? Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres vivants. Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée ? Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le Gallois, de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science ; la différence des idées explique tout. Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est un savant, c'est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit : il n'entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier horrible ; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d'horreur. D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes puissent jamais s'entendre ; et comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l'opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer de règle de conduite que de sa propre conscience. Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865 b) La transformation de l’homme par l’homme Le problème de l'expérimentation sur l'homme n'est plus un simple problème de technique, c'est un problème de valeur. Dès que la biologie concerne l'homme non plus simplement comme problème, mais comme instrument de la recherche de solutions le concernant, la question se pose d'elle-même de décider si le prix du savoir est tel que le sujet du savoir puisse consentir à devenir objet de son propre savoir. On n'aura pas de peine à reconnaître ici le débat toujours ouvert concernant l'homme moyen ou fin, objet ou personne. C'est dire que la biologie humaine ne contient pas en elle-même la réponse aux questions relatives à sa nature et à sa signification. 6 Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, 1965 7