Cours de philosophie de M.Basch – Le vivant
5
fondées, ce serait reconnaître ou bien qu'il n'y a pas de déterminisme possible des phénomènes de la vie, ce
qui serait nier simplement la science biologique ; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit être
étudiée par des procédés particuliers et que la science de la vie doit reposer sur d'autres principes que la
science des corps inertes. Ces idées, qui ont eu cours à d'autres époques, s'évanouissent sans doute
aujourd'hui de plus en plus ; mais cependant il importe d'en extirper les derniers germes parce que ce qu'il
reste encore, dans certains esprits, de ces idées vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la
médecine expérimentale. Je me propose donc d'établir que la science des phénomènes de la vie ne peut avoir
d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu'il n'y a sous ce rapport aucune différence
entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques.
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865
b) La spécificité de l’expérimentation biologique
Reprenant maintenant en détail les difficultés relevées par Auguste Comte et Claude Bernard, il convient
d'examiner, en s'aidant d'exemples, quelles précautions méthodologiques originales doivent susciter dans la
démarche expérimentale du biologiste la spécificité des formes vivantes, la diversité des individus, la totalité
de l'organisme, l'irréversibilité des phénomènes vitaux.
1° Spécificité. En biologie la généralisation logique est imprévisiblement limitée par la spécificité de l'objet
d'observation ou d'expérience. On sait que rien n'est si important pour un biologiste que le choix de son
matériel d'étude. Il opère électivement sur tel ou tel animal selon la commodité relative de telle observation
anatomique ou physiologique, en raison soit de la situation ou des dimensions des organes, soit de la lenteur
d'un phénomène ou au contraire de l'accélération d'un cycle. Or l'important ici est qu'aucune acquisition de
caractère expérimental ne peut être généralisée sans d'expresses réserves, qu'il s'agisse de structures, de
fonctions et de comportements, soit d'une variété à une autre dans une même espèce, soit d'une espèce à
une autre, soit de l'animal à l'homme
2° Individualisation. À l'intérieur d'une espèce vivante donnée, la principale difficulté tient à la recherche de
représentants individuels capables de soutenir des épreuves d'addition, de soustraction ou de variation
mesurée des composants supposés d'un phénomène, épreuves instituées aux fins de comparaison entre un
organisme intentionnellement modifié et un organisme témoin, c'est-à-dire maintenu égal à son sort
biologique spontané. Mais comment s'assurer à l'avant de l'identité sous tous les rapports de deux
organismes individuels qui, bien que de même espèce, doivent aux conditions de leur naissance une
combinaison unique de caractères héréditaires ?
3° Totalité. Est-il possible d'analyser le déterminisme d'un phénomène en l'isolant, puisqu'on opère sur un
tout qu'altère en tant que tel toute tentative de prélèvement ? Il n'est pas certain qu'un organisme, après
ablation d'organe (ovaire, estomac, rein), soit le même organisme diminué d'un organe. La raison en est que,
dans un organisme, les mêmes organes sont presque toujours polyvalents – c'est ainsi que l'ablation de
l'estomac ne retentit pas seulement sur la digestion mais aussi sur l'hématopoïèse [=production de cellules
sanguines] –, que d'autre part tous les phénomènes sont intégrés.
4° Irréversibilité. Si la totalité de l'organisme constitue une difficulté pour l'analyse, l'irréversibilité des
phénomènes biologiques, soit du point de vue du développement de l'être, soit du point de vue des fonctions
de l'être adulte, constitue une autre difficulté pour l'extrapolation chronologique et pour la prévision. Claude
Bernard notait que si aucun animal n'est absolument comparable à un autre de même espèce, le même animal
n'est pas non plus comparable à lui-même selon les moments où on l'examine. On voit enfin comment
l'irréversibilité des phénomènes biologiques s'ajoutant à l'individualité des organismes vient limiter la
possibilité de répétition et de reconstitution des conditions déterminantes d'un phénomène, toutes choses
égales d'ailleurs, qui reste l'un des procédés caractéristiques de l'expérimentation dans les sciences de la
matière.
Il a déjà été dit que les difficultés de l'expérimentation biologique ne sont pas des obstacles absolus mais
des stimulants de l'invention. À ces difficultés répondent des techniques proprement biologiques. »