SYNTHÈSE SCIENTIFIQUE Anatomie et pathologie de la tunique fibreuse de l’œil du Lapin domestique ° P. BARTHELEMY et °° L. MONNEREAU* ° Clinique Vétérinaire R. Deschamps et S. Vaqué, 22, avenue de Verdun, F-40130 Capbreton °° Unité Pédagogique d’Anatomie-Embryologie, École Nationale Vétérinaire de Toulouse, 23, chemin des Capelles, F-31076 Toulouse Cedex 3 * Auteur assurant la correspondance RÉSUMÉ SUMMARY La consultation d’ophtalmologie d’un Lapin domestique ne relève plus de la simple anecdote. Dans cette espèce, les principales affections du bulbe de l’œil auxquelles le vétérinaire est confronté concernent surtout la tunique fibreuse, et tout particulièrement la cornée. L’étude des caractéristiques anatomiques et histologiques de la tunique fibreuse de l’œil du Lapin constitue la première partie de cette revue. Celle-ci est ensuite consacrée à la pathologie. Ainsi, après avoir rappelé les principales malformations congénitales de la tunique fibreuse rencontrées chez le Lapin, les auteurs se proposent de faire le point sur les affections acquises de la cornée décrites dans cette espèce. Sont successivement abordées les kératites ulcéreuses, infectieuses, mycosiques et secondaires, ainsi que les dystrophies et dégénérescences cornéennes. Dans la mesure du possible, l’étiopathogénie, l’approche diagnostique et enfin le pronostic et le traitement font l’objet d’une brève synthèse. Anatomy and pathology of the fibrous coat of the eyeball of the rabbit. By P. BARTHELEMY and L. MONNEREAU. MOTS-CLÉS : sclère - cornée - Lapin - anatomie - kératites - dystrophies cornéennes - dégénérescences cornéennes - revue. KEY-WORDS : sclera - cornea - rabbit - anatomy - keratitis - corneal dystrophies - corneal degenerations review. Introduction La tunique fibreuse du bulbe est constituée d’une partie postérieure opaque, la sclère (Sclera), anciennement "sclérotique", et d’une partie antérieure transparente, la cornée (Cornea), qui se raccordent à hauteur du limbe cornéen (Limbus corneae). Chez le Lapin, la cornée représente 25 % de la surface totale du bulbe oculaire contre 7 % seulement chez l'Homme [20] ; elle est le siège de nombreuses atteintes, traumatiques en particulier. Ce sont les affections cornéennes qui dominent très largement la pathologie de la tunique fibreuse du Lapin. L’ophtalmologie du Lapin (Oryctolagus cuniculus), outre sa place importante en physiologie et pathologie comparées, prend depuis peu une importance croissante dans le cadre de la consultation des Lapins de compagnie. Chez ces derniers, les affections de la tunique fibreuse du bulbe (Tunica fibrosa bulbi) sont, après les atteintes des organes oculaires accessoires (Organa oculi accessoria), les affections les plus fréquentes et en tous cas les mieux décelées par le propriétaire. Elles constituent donc tout naturellement un motif de consultation de plus en plus courant. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 Ophthalmology examination of a domestic rabbit isn't just a routine task anymore. In this species, the main diseases of the eyeball met by veterinarians mainly affect the fibrous coat, especially the cornea. The first part of this review will study the anatomic and histology characteristics of the fibrous coat in the rabbit eye. Then, pathology will be considered. Therefore, after recalling the main congenital malformations of the fibrous coat of the rabbit eyeball, the authors will take stock of the diseases of the cornea for this species : successively ulcerative keratitis, infectious keratitis, keratomycosis, secondary keratitis, corneal dystrophys and degenerations. As far as possible, a brief synthesis will be made on aetiopathogeny and diagnosis as well as on prognosis and therapy. L’objet de cette revue est de présenter, dans cette espèce, l’anatomie de la tunique fibreuse du bulbe pour aborder 6 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) ensuite l’étude de la cornée pathologique. Les termes anatomiques et histologiques retenus dans cette synthèse ont été empruntés, dans la mesure du possible, à la nomenclature officielle [56, 101]. 1. Anatomie de la tunique fibreuse A) SCLÈRE La sclère du Lapin présente au plan anatomique très peu de particularités spécifiques ; en outre, elle n’est, à notre connaissance, le siège d’aucune pathologie propre. Aussi nous contenterons-nous de rappeler brièvement son organisation. a) Caractères généraux [3, 70, 91, 94, 96, 98, 100] ➝ La sclère du Lapin a une épaisseur variable : elle avoisine 0,5 mm à hauteur du limbe cornéen, 0,25 mm dans la région de l’équateur supérieur, 0,2 mm dans celle de l’équateur inférieur, et 0,18 mm au niveau du pôle postérieur [91]. ➝ Sa couleur dépend de son épaisseur et de sa pigmentation ; cette dernière étant liée à la pigmentation générale de l’individu, elle est par exemple de couleur blanche chez le Lapin blanc et chez le Lapin albinos. ➝ La sclère est percée de nombreux petits orifices livrant passage aux vaisseaux et aux nerfs qui gagnent ou quittent le bulbe de l’œil. En particulier, les fibres du nerf optique traversent sa paroi postérieure très amincie dans une région particulière : l’aire criblée de la sclère (Area cribrosa sclerae), anciennement "lame criblée de la sclère". b) Structure [70, 91, 100, 103, 107, 123-124] ➝ La sclère est constituée, de l’extérieur vers l’intérieur, des trois éléments suivants : la lame épisclérale (Lamina episcleralis), la substance propre de la sclère (Substantia propria sclerae) et la lamina fusca de la sclère (Lamina fusca sclerae). • La lame épisclérale est séparée de la gaine du bulbe (Vagina bulbi), anciennement "capsule de Tenon", par l’espace episcléral (Spatium episclerale), sauf à certains endroits où elle fusionne avec cette gaine. Constituée de tissu conjonctif lâche, très richement vascularisée, elle représente une structure nourricière pour la sclère, par ailleurs pratiquement avasculaire. • La substance propre de la sclère, communément appelée "stroma", contient tous les éléments rencontrés dans le tissu conjonctif, en particulier des protéoglycanes et des fibrilles de collagène. A hauteur de l’anneau scléral (Anulus sclerae), ces dernières sont intimement mêlées à celles des tendons des muscles oculomoteurs, assurant à ceux-ci un ancrage solide. • La lamina fusca de la sclère, d’organisation à peu près comparable à celle de la substance propre, est la structure sclérale la plus interne, en continuité avec la lame suprachoroïdienne (Lamina suprachoroidea) de la choroïde (Choroidea). C’est l’homologue de l’arachnoïde (Arachnoidea). ➝ Bien qu’elle soit le lieu d’entrée et de sortie des vaisseaux du bulbe de l’œil, la sclère est très faiblement vascularisée, sauf dans la lame épisclérale. Celle-ci est en effet perfusée par les artères épisclérales (Aa. episclerales) et contient de nombreuses anastomoses artério-veineuses [103]. La sclère se nourrit essentiellement par imbibition à partir de la choroïde sous-jacente. Son innervation est assurée par les nerfs ciliaires (Nn. ciliares) qui donnent en particulier de riches plexus nerveux autour des anastomoses artério-veineuses épisclérales. B) CORNÉE a) Conformation [3, 28, 70, 91, 94, 96, 98, 100] ➝ La cornée est enchâssée dans la sclère à la manière d’un verre de montre, à hauteur d’une zone de transition, le limbe cornéen (Limbus corneae), anciennement "limbe scléro-cornéen". Chez le Lapin, elle est saillante et relativement large. Elle ne présente quasiment pas de différence de courbure avec la sclère, et le sillon scléral (Sulcus sclerae), anciennement "sillon cornéo-scléral", est de ce fait très peu marqué [91]. ➝ Sa face antérieure (Facies anterior), convexe, est humidifiée en permanence par le film lacrymal précornéen. Elle a une forme elliptique marquée avec un diamètre horizontal moyen de 15 mm et un diamètre vertical compris entre 13,5 et 14 mm [28, 91]. Sa surface est donc proche de 2 cm2, soit 25 % de la surface oculaire totale [20, 47]. Sa face postérieure (Facies posterior), concave, est au contact de l’humeur aqueuse (Humor aquosus) contenue dans la chambre antérieure du bulbe (Camera anterior bulbi). Elle est presque circulaire car la cornée s’engage plus profondément dans la sclère par cette face. ➝ Le rayon de courbure cornéen varie de 7 à 7,5 mm [47]. L’épaisseur de la cornée, quasi constante quelle que soit la région, est en moyenne de 0,4 mm [28, 91]. Elle peut néanmoins être parfois légèrement plus faible 0,37 mm au niveau du sommet ou vertex (Vertex corneae) par rapport au limbe 0,45 mm [91]. L’épaisseur augmente durant les périodes où les paupières sont closes, suite à une hydratation importante de la cornée ; cette variation d’épaisseur diurne est de l’ordre de 3 % contre 8 % chez le Chat. b) Structure histologique [26, 28, 47, 59, 70, 78, 83, 89, 91, 96, 98, 100] ➝ Une coupe histologique de la cornée du Lapin montre (Cf. Photographie A), d’avant en arrière, les éléments suivants : l’épithélium antérieur de la cornée (Epithelium anterius corneae) avec à sa surface le film lacrymal précornéen, la lame limitante antérieure (Lamina limitans anterior), la substance propre de la cornée (Substantia propria cornea), la lame limitante postérieure (Lamina limitans posterior), et l’épithélium postérieur de la cornée (Epithelium posterius corneae). ➝ Le film lacrymal précornéen est composé de trois phases : une phase profonde muqueuse, une phase intermédiaire aqueuse et une phase superficielle lipidique. Il participe à la protection, à la nutrition et au maintien de la transRevue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE parence de la cornée. Maintenu en place par les microvillosités et microplis des cellules superficielles de l’épithélium antérieur, il est indispensable à cet épithélium dont il est physiologiquement indissociable. ➝ L’épithélium antérieur de la cornée (Cf. Photographies A et B), pavimenteux, stratifié, non kératinisé, est mis en continuité avec l’épithélium de la tunique conjonctive bulbaire (Tunica conjunctiva bulbi) par une zone de jonction, l’anneau conjonctival (Anulus conjunctivae). D’une épaisseur de 30 à 40 µm [91], cet épithélium est constitué de cinq à sept couches cellulaires réparties en trois assises parallèles : — une assise basale, constituée d’une couche monostratifiée de cellules cylindriques hautes, parfois qualifiées de "columineuses", reposant sur une fine membrane basale ; ces cellules assurent par mitose le renouvellement de l’épithélium et sont donc indispensables à son intégrité ; — une assise intermédiaire de deux à trois couches de cellules polygonales communément appelées "cellules à aile de Ranvier" ("wing cells") ; — une assise superficielle de deux à trois couches de cellules pavimenteuses, d’autant plus aplaties qu’elles deviennent plus superficielles [26], et dont la surface, hérissée de microvillosités et de microplis, retient le film lacrymal précornéen. ➝ La lame limitante antérieure (Cf. Photographies A et B), anciennement "membrane de Bowman", est une couche acellulaire, appliquée sans délimitation nette à la face interne de la membrane basale de l’épithélium antérieur. Elle ne dépasse quasiment jamais 2 µm d’épaisseur contre 8 à 14 µm chez l’Homme [91], ce qui explique que son existence chez le Lapin a été discutée par le passé. ➝ La substance propre de la cornée (Cf. Photographies A, B et C), anciennement "stroma cornéen", ne mesure jamais moins de 240 µm d’épaisseur [89, 91] ; elle représente environ les 9/10e de l’épaisseur totale de la cornée. C’est un tissu conjonctif dont la proportion des constituants et leur agencement original assurent la transparence de l’ensemble : on y trouve des fibrilles de collagène parallèles organisées en rubans et des kératocytes (fibroblastes de la cornée), agencés de façon très ordonnée dans une substance fondamentale faite de glycosaminoglycanes acides, de protéoglycanes et de glycoprotéines de structure. Les kératocytes se distribuent selon un gradient de densité décroissant dans le sens antéropostérieur [89]. Ces cellules produisent de façon préférentielle des protéines enzymatiques hydrosolubles, comme la transkétolase et l’aldéhyde déhydrogénase 1, qui semblent contribuer à la transparence cornéenne [58]. ➝ La lame limitante postérieure (Cf. Photographies A et C), anciennement "membrane de Descemet", est assez nettement séparée de la substance propre [78]. C’est une couche hyaline élastique, dont l’épaisseur moyenne de 7 à 8 µm [91] augmente avec l’âge et dans certains processus pathologiques (comme l’ulcération profonde de la substance propre de la cornée). Elle représente la membrane basale de l’épithélium postérieur de la cornée. Très résistante, c’est souvent la seule structure cornéenne à subsister en cas d’ulcère non perforant ; Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 elle représente en tout cas la dernière barrière mécanique de la cornée avant la rupture de la chambre antérieure. ➝ L’épithélium postérieur de la cornée (Cf. Photographies A et C), anciennement "endothélium de la chambre antérieure", est un épithélium simple, pavimenteux, fait de cellules pentagonales ou hexagonales régulièrement et étroitement arrangées [83]. Chez le Lapin, sa densité cellulaire évolue physiologiquement entre 1.800 et 3.500 cellules/mm2 [28, 83] ; elle diminue de façon significative chez les sujets âgés de plus de un an [28, 83] (notons que l’épithélium conserve son intégrité et ses fonctions avec seulement 300 cellules/mm2). L’épithélium postérieur de la cornée est en continuité avec celui qui revêt la face antérieure de l’iris ; il se trouve au contact direct de l’humeur aqueuse. Son intégrité est indispensable au maintien de la transparence cornéenne, car il régule de façon active et encore plus importante que l’épithélium antérieur le degré d’hydratation de la substance propre de la cornée [48, 96]. Toute altération de sa structure peut entraîner un œdème de la cornée. Chez le Lapin, l’épithélium postérieur de la cornée possède en outre une certaine capacité de régénération (Cf. § 3.E.a.). c) Vasculo-innervation [75-76, 78, 91, 96, 100, 121] ➝ La cornée est normalement avasculaire et se nourrit à partir du film lacrymal précornéen, de l’humeur aqueuse et des anses capillaires de la région du limbe cornéen. ➝ La cornée est, par contre, très richement innervée par les nerfs ciliaires qui constituent un plexus à sa périphérie. Les fibres nerveuses qui en procèdent pénètrent la cornée de manière centripète et se distribuent dans son épaisseur pour se terminer, chez le Lapin, au sein de l’épithélium postérieur [96]. • Cette innervation est essentiellement sensitive [75] et conduit des stimuli tactiles et nociceptifs, point de départ de nombreux réflexes (réflexe cornéo-palpébral de clignement, réflexes de larmoiement et de vaso-dilatation). La sensibilité thermique semble inexistante. On compte en moyenne pas moins de 6.000 terminaisons nerveuses sensitives par mm3 de cornée, inégalement réparties puisque l’épithélium antérieur en contient 20 fois plus que la substance propre. La cornée représente à ce titre un des tissus les plus sensibles de l’animal. Cette sensibilité est maximale en son centre et diminue progressivement jusqu’au limbe cornéen. • La cornée reçoit par ailleurs une innervation sympathique [75]. On pense que ces fibres adrénergiques jouent, au même titre que les fibres sensitives, un rôle important dans la trophicité cornéenne et dans les mécanismes de cicatrisation. Notons qu’une innervation parasympathique de la cornée a été récemment mise en évidence chez le Rat [76]. d) Limbe cornéen [91, 96, 100, 114] ➝ Le limbe cornéen est la zone de transition entre la cornée et la sclère. Il est large et taillé en biseau, la cornée s’insinuant sous la sclère comme un coin. Par rapport à la cornée proprement dite, il présente les principales caractéristiques structurales suivantes [96, 114] : 7 8 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) — l’épithélium antérieur est plus épais et contient des cellules pigmentaires dont l’ensemble constitue un anneau de pigmentation dont la densité varie avec celle de la pigmentation générale du Lapin ; — la lame limitante antérieure disparaît ; — la substance propre perd son arrangement caractéristique et devient beaucoup plus riche en cellules (fibroblastes, mélanocytes, macrophages, lymphocytes, plasmocytes) ; — la lame limitante postérieure disparaît ; — le limbe est richement vascularisé par en moyenne huit boucles artérielles issues des artères ciliaires antérieures (Aa. ciliares anteriores) ou des artères ciliaires postérieures longues (Aa. ciliares posteriores longae). ➝ Notons que, juste en arrière du limbe cornéen, se trouve le plexus veineux de la sclère (Plexus venosus sclerae) constitué de nombreux petits sinus veineux (Sinus venosus sclerae) localisés dans la profondeur de la sclère. Il reçoit l’humeur aqueuse filtrée à travers l’angle irido-cornéen (Angulus iridocornealis). 2. Malformations congénitales de la tunique fibreuse A) MICROCORNÉE [21, 23, 27, 67, 77, 84, 87, 100, 110, 118] La réduction de la taille de la cornée est en général liée à la microphtalmie (Microphthalmia) dont l’apparition spontanée est d’environ 4 pour 1.000 chez le Lapin [87]. La microcornée est parfois associée à d’autres anomalies oculaires incluant la cataracte congénitale (Cataracta congenitalis), les colobomes (Coloboma), la microphakie, la persistance de la membrane pupillaire (Membrana pupillaris persistens), la diminution de la taille des paupières ou de l’orbite. Dans de rares cas, un glaucome peut se développer secondairement. B) MÉGALOCORNÉE [2, 4-5, 12-13, 23, 28, 41, 60, 62, 64, 70, 77, 84, 88, 110, 117-118] Chez le Lapin, la mégalocornée est exceptionnellement isolée. Elle peut être plus couramment associée à une macrophtalmie (Macrophthalmia). Le plus souvent chez le Lapin, elle est la conséquence de la distension rapide de la tunique fibreuse du bulbe (buphtalmie ou hydrophtalmie) chez le très jeune Lapin atteint de glaucome congénital (Glaucoma congenitale) héréditaire. Cette anomalie se rencontre chez plusieurs souches de Lapins blancs néo-zélandais et occasionnellement chez des Lapins de compagnie de races apparentées [12]. L’anomalie est transmise héréditairement par un gène autosomal récessif à pénétrance incomplète. Son apparition spontanée est rare et serait de l’ordre de 1 pour 7.500 [110]. La distension cornéenne provoque des altérations irréversibles de la lame limitante postérieure ainsi que de l’épithélium postérieur de la cornée. Un œdème cornéen complique et opacifie ainsi souvent la mégalocornée. C) DERMOÏDE CORNÉEN [23, 84, 100, 117] Le dermoïde cornéen se présente chez le jeune animal sous la forme d’un lambeau cutané ectopique situé à la surface de la cornée. Cet îlot cutané en relief, plus ou moins rosé, circulaire, assez ferme, peut contenir plusieurs follicules pileux actifs. Cette affection congénitale rare est bien décrite chez le Chien et le Chat pour lesquels le dermoïde est souvent limbique. Chez le Lapin, l’anomalie semble exceptionnelle. WAGNER et al. font part d’un cas personnel (Cf. Photographie D) pour lequel ils pratiquèrent une exérèse totale du dermoïde suivie d’une kératectomie superficielle [117]. Ils conseillent pour la suite un traitement antibiotique local à base de chloramphénicol (Cf. Tableaux I et III). Si l’atteinte est plus profonde, une blépharorraphie doit suivre la kératectomie superficielle. PHOTOGRAPHIES A, B et C. — 1. Épithélium antérieur de la cornée ; 2. Lame limitante antérieure («membrane de Bowman») ; 3. Substance propre de la cornée («stroma cornéen») ; 4. Lame limitante postérieure («membrane de Descemet») ; 5. Épithélium postérieur de la cornée («endothélium de la chambre antérieure»). PHOTOGRAPHIE A. — Coupe histologique antéro-postérieure d’une cornée normale de Lapin (Hématoxyline et éosine, x 20). Vue d’ensemble. (Cliché aimablement prêté par I. RAYMOND). PHOTOGRAPHIE B. — Coupe histologique antéro-postérieure d’une cornée normale de Lapin (Hématoxyline et éosine, x 40). Détail de la partie antérieure. 6. Assise cellulaire basale ; 7. Assise cellulaire intermédiaire ; 8. Assise cellulaire superficielle. (Cliché aimablement prêté par I. RAYMOND). PHOTOGRAPHIE C. — Coupe histologique antéro-postérieure d’une cornée normale de Lapin (Hématoxyline et éosine, x 100). Détail de la partie postérieure. 9. Ruban de fibrilles de collagène ; 10. Kératocyte. (Cliché aimablement prêté par I. RAYMOND). PHOTOGRAPHIE D. — Dermoïde cornéen (indiqué par la flèche) sur l’œil d’un Lapin nain. (Cliché aimablement prêté par F. WAGNER [117]). PHOTOGRAPHIE E. — Ulcère cornéen perforant par pénétration d’un corps stranger végétal compliqué d’une uvéite antérieure aiguë sur l’œil d’un Lapin nain albinos. (Cliché aimablement prêté par F. WAGNER [117]). PHOTOGRAPHIE F. — Descemetocœle central sur l’œil d’un Lapin nain. Noter la néovascularisation superficielle centripète de la cornée.(Cliché aimablement prêté par F. WAGNER [117]). PHOTOGRAPHIE G. — Diagnostic d’un ulcère cornéen profond par fixation de la fluorescéine sur l’œil d’un Lapin nain. Noter l’œdème stromal en périphérie de la lésion et l’intense néovascularisation profonde de la cornée dans la région du limbe cornéen. (Cliché aimablement prêté par F. WAGNER [117]). PHOTOGRAPHIE H. — Abcès cornéen très étendu sur l’œil d’un Lapin. Noter la néovascularisation superficielle de la cornée et l’aspect luisant de la lésion qui traduit son épithélialisation. (Cliché aimablement prêté par J. DUCOS DE LAHITTE). PHOTOGRAPHIE I. — Kératoconjonctivite et blépharite chroniques compliquant une dacryocystite chronique à Pasteurella ssp. chez un Lapin. 11. Cornée (noter l’œdème stromal diffus et la néovascularisation superficielle) ; 12. Plis semi-lunaire de la conjonctive ou troisième paupière (noter la procidence, l’intense congestion vasculaire et l’épaississement) ; 13. Point lacrymal (noter l’épiphoora purulent) ; 14. Paupière supérieure (noter l’entropion cicatriciel et la dépilation liée à l’épipoora). (Cliché aimablement prêté par A. REGNIER). Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 9 10 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) 3. Kératites ulcéreuses La kératite ulcéreuse ou ulcère cornéen désigne une affection caractérisée par une perte de substance plus ou moins profonde de la cornée. A) ÉTIOLOGIE [2, 4-6, 17, 20, 43, 50-51, 60-66, 72-73, 85, 93, 95, 106, 115, 117-120] ➝ Chez le Lapin, les kératites ulcéreuses sont plus rares que chez les Carnivores domestiques. Elles ont souvent une origine traumatique comme la pénétration cornéenne de corps étrangers végétaux (Cf. Photographie E). La présence seule d'un corps étranger à la surface cornéenne peut initier une kératite. Parfois les blessures infligées à la cornée sont dues à des coups de griffes, automutilations consécutives à un prurit oculaire intense lors de conjonctivites aiguës ou de dacryocystites. Les kératoconjonctivites peuvent d'ailleurs conduire elles-mêmes à l'ulcération de la cornée jusqu'à sa perforation dans les cas extrêmes. ➝ D'autres kératites ulcéreuses peuvent être liées à une infection à Pseudomonas aeruginosa (bacille Gram négatif, aérobie strict, pyocyanique). C’est un agent pathogène opportuniste important dans les affections oculaires des Léporidés, responsable le plus souvent de conjonctivites aiguës purulentes. Le germe colonise parfois la surface cornéenne suite à un traumatisme oculaire, à la pénétration d’un corps étranger ou à une contamination iatrogène (Pseudomonas aeruginosa peut se développer par exemple dans une dose de fluorescéine collyre mal conservée). Cette bactérie pourrait, par le biais d'une cytotoxine, augmenter la perméabilité de l'épithélium antérieur de la cornée pour partiellement le détruire. Elle produit aussi une collagénase responsable d'une kératomalacie par désorganisation locale du stroma cornéen. L’infection induit aussi l’activation et la libération par les kératocytes et les leucocytes présents sur le foyer infectieux de nouvelles collagénases qui entretiennent et aggravent l’ulcère cornéen. Notons, par ailleurs, que l’intervention de ces collagénases cornéennes semble systématique dans l’évolution de toute ulcération cornéenne, quelle soit d’origine infectieuse ou pas, car leur libération et leur activation peut s’effectuer seulement à la faveur de la destruction de la substance propre de la cornée. ➝ Plus rarement des ulcères cornéens touchant l'épithélium antérieur voire le stroma superficiel de la cornée de jeunes Lapins peuvent apparaître à la faveur d'anomalies palpébrales telles que les entropions, les distichiasis ou encore les trichiasis. Enfin, toute altération du film lacrymal précornéen qu'elle soit quantitative (kératoconjonctivite sèche, rare chez le Lapin) ou qualitative (dacryocystites ou conjonctivites mucopurulentes, très fréquentes chez le Lapin) provoque à long terme une souffrance chronique de l'épithélium antérieur de la cornée qui se concrétise par des zones de désépithélialisation. De telles lésions peuvent également être la conséquence d’un étalement insuffisant du film lacrymal bien que ce dernier soit tout à fait normal. On observe ce type d’insuffisance lacrymale relative et partielle lorsque l’occlusion palpébrale ne peut être complète (situation d’ailleurs appelée lagophtalmie par allusion à la proéminence du bulbe de l’œil des Lagomorphes), en raison par exemple d’une anomalie ou d’un dysfonctionnement des paupières, d’une buphtalmie évoluée ou encore d’une exophtalmie marquée. B) CLINIQUE [2, 4-6, 20, 43-44, 50-51, 60-62, 64-66, 68, 72, 75, 93, 95, 117-118, 120-121] La richesse de l'innervation sensitive de la cornée (Cf. § 1.B.c.) fait des kératites ulcéreuses une affection particulièrement douloureuse. Cette sensibilité peut être localement annihilée au site de désépithélialisation pour une durée pouvant atteindre deux semaines suivant la blessure cornéenne [68]. Les marges de l'ulcère demeurent cependant extrêmement sensibles et cette vive douleur se manifeste par un blépharospasme, un intense épiphora et une rougeur oculaire par congestion des vaisseaux épiscléraux. On note également une procidence du pli semi-lunaire de la conjonctive ou troisième paupière (Plica semilunaris conjunctivae [Palpebra III), et une photophobie. L'atteinte de la cornée est quasi systématiquement associée à une conjonctivite qui accentue l’épiphora. La vasodilatation oculaire peut être généralisée avec notamment une congestion des vaisseaux de l’iris (Iris), définissant une uvéite antérieure (Cf. Photographie E). Lors de kératites ulcéreuses traumatiques et infectieuses aiguës, l'animal est abattu, anorexique. Il peut au contraire être très agité, manifestant un violent prurit oculaire à l’occasion surtout d’affections traumatiques superficielles de la cornée. C) DIAGNOSTIC [2, 4-5, 43, 51, 60-62, 64] ➝ La rougeur oculaire et le blépharospasme constituent les principaux signes d'appel des kératites ulcéreuses. L'examen rapproché de la cornée au biomicroscope ou à l'ophtalmoscope direct ( 20 D) est alors nécessaire à l'appréciation de son étendue et de sa profondeur. On s'affranchit de la douleur oculaire par l'instillation locale d'un collyre anesthésique à base de chlorhydrate de tétracaïne (TETRACAÏNE ophtadoses 1 %ND ; VT Doses TETRACAÏNEND) ou d’oxybuprocaïne (NOVESINEND ; CEBESINEND), 2 gouttes dans l'œil atteint 1 à 2 minutes avant l'examen renouvelable 3 à 5 minutes après la première administration. ➝ Les ulcères peuvent être ponctiformes, rectilignes, en "coup d'ongle". De même ils peuvent intéresser l'épithélium antérieur (érosion), le stroma superficiel (ulcère superficiel), le stroma profond (ulcère profond) voire atteindre la membrane limitante postérieure. Le fond de l'ulcère est défini dans ce dernier cas par une protrusion de la lame limitante postérieure de la cornée ou descemétocœle (Cf. Photographie F). La profondeur et l'étendue de l'ulcération sont appréciées en lumière blanche à l'aide d'un faisceau lumineux circulaire plein. ➝ L'examen en lampe à fente est indiqué dans l'étude des ulcères épithéliaux et superficiels chroniques et autorise l’appréciation des marges de l'ulcères. Dans le cas d'ulcères traumatiques récents, les marges de la lésion sont peu réactives. Seul un léger œdème stromal périphérique à l'ulcère peut être présent. L’œdème cornéen apparaît à l'inspection sous la Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE forme d'une couronne blanche bleutée (Cf. Photographie G) qui, au biomicroscope, revêt un aspect nuageux, et se traduit par un épaississement de l'image de la fente lumineuse. ➝ On affine l'étude de l'ulcère par le test à la fluorescéine (FLUORESCEINE 0,5 % ND) collyre unidose. Après rinçage de la surface oculaire avec une solution isotonique de chlorure de sodium, seules les zones désépithélialisées fixent le colorant et apparaissent vertes sous éclairage bleu cobalt (Cf. Photographie G). Pour les descemétocœles, le fond de l'ulcère n'est pas coloré, seules ses parois retiennent la fluorescéine. En cas d'ulcère perforant de petite taille, l'issue d'humeur aqueuse est visualisée grâce à une coulée verte à la surface cornéenne à partir du point d'ulcération (signe de SEYDEL). Ces plaies perforantes de petite taille sont également accompagnées d’une hypotonie du bulbe de l’œil appréciable à la palpation digitée comparée des deux bulbes. ➝ Les kératites ulcéreuses superficielles liées à une souffrance chronique de l'épithélium antérieur de la cornée (kératoconjonctivite chronique, entropion, distichiasis, trichiasis...) requièrent dans leur approche diagnostique et pronostique un test au Rose Bengale qui met en évidence toutes les cellules épithéliales dégénérées et mortes destinées à rapidement desquamer. Après instillation d’une goutte de Rose Bengale à 1 % (ROSE BENGALE 1 %ND), l’œil est lavé abondamment au sérum physiologique. La coloration apparaît alors sous forme de petites ponctuations ou de tâches rose soutenu. Il existe des réactions faussement positives notamment si le test a été précédé de l’administration d’un collyre anesthésique (irritation de l’épithélium antérieur de la cornée) ou de manipulations oculaires diverses comme en particulier la réalisation d’un test de SCHIRMER. D) PRONOSTIC [2, 4, 7, 11, 17, 24, 50-51, 60-66, 92-93, 118] En raison de la vive douleur oculaire liée à l'atteinte cornéenne et des possibilités d'automutilation qu'elle engendre, l’évolution des kératites ulcéreuses ne peut être négligée. Les ulcères superficiels traumatiques sont de bon pronostic. En revanche, tout ulcère perforant (en particulier par corps étranger) est de mauvais pronostic pour l'intégrité du bulbe de l'œil car les complications sont nombreuses, graves et quasi systématiques (Cf. Photographie E). En ce qui concerne les kératites ulcéreuses à Pseudomonas aeruginosa, le pronostic est sombre en raison de la pathogénicité propre de ce germe et des nombreuses résistances aux antibiotiques qu’il peut développer. E) TRAITEMENT Il est dans tous les cas nécessaire et urgent mais sa nature, médicale ou chirurgicale, et son importance dépendent de l'étiologie et de la gravité de l'ulcère cornéen. Il doit être avant tout étiologique pour être efficace et sans rechute : retrait des corps étrangers, chirurgie des anomalies palpébrales et ciliaires quand elles existent, correction d’une éventuelle lagophtalmie, traitement des anomalies du film lacrymal, traitement spécifique de la kératite ulcéreuse infectieuse. En fait, les traitements des ulcères cornéens du Lapin ne diffèrent que peu de ceux mis en œuvre chez le Chien ou Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 le Chat. Seules quelques particularités de la cicatrisation cornéenne chez le Lapin et les difficultés rencontrées dans les suivis postchirurgicaux de cette espèce sont source de variations. a) Modalités de la cicatrisation cornéenne chez le Lapin [19, 20, 28, 40, 42, 44, 47, 52, 55, 58-59, 83, 88-89, 111-112, 120-121, 123] ➝ Pour les lésions cornéennes superficielles, le comblement est rapide en raison de la vitesse de régénération cellulaire (migration et mitoses cellulaires) de l'épithélium antérieur de la cornée chez le Lapin. 48 à 96 heures sont nécessaires pour recouvrir la membrane basale de l’épithélium antérieur de la cornée. Il faut ensuite sept jours pour établir les fines liaisons existant entre cette membrane basale et les cellules de l’épithélium antérieur. ➝ Pour les ulcères intéressant les couches cellulaires les plus profondes de l'épithélium antérieur voire même le stroma, un comblement provisoire s'opère par glissement des cellules épithéliales des couches superficielles bordant les marges de l'ulcère. Dans un deuxième temps, les kératoblastes migrent vers le foyer lésionnel. Ce type de cicatrisation est souvent accompagné d’une néovascularisation de la surface de la cornée. La cicatrisation des ulcères cornéens profonds, des descemetocœles et des pertes de substances cornéennes étendues se solde par une perte localisée de la transparence cornéenne. Ces opacités cicatricielles ou taies de la cornée apparaissent sous la forme de taches blanches opalescentes non évolutives. Les néovaisseaux cornéens restent fonctionnels pendant quelques semaines puis disparaissent partiellement. Seule leur trame peut persister sous la forme de "vaisseaux fantômes". ➝ La cicatrisation des ulcères perforants est plus problématique car elle implique une réparation de l'épithélium postérieur de la cornée qui passe par un étalement et/ou une prolifération cellulaire. Chez le Chien et le Chat, seul l’étalement cellulaire peut permettre de combler l’espace vide lésionnel. Chez le Lapin, par contre, ce phénomène est complété par une réelle prolifération cellulaire [20]. b) Traitement médical Les ulcères cornéens du Lapin font l’objet de traitements médicaux locaux identiques à ceux mis en œuvre chez les Carnivores domestiques. En première intention on associe des collyres antibiotiques et des collyres anticollagénases. Les cycloplégiques, les anti-inflammatoires et les cicatrisants cornéens peuvent compléter cette association. Seul le traitement médical par voie générale diffère car il est spécifique des atteintes infectieuses de la cornée du Lapin. 1) Traitement médical local [2, 4, 8-10, 17, 25, 29, 31, 40, 42, 45, 46, 60, 62, 64, 66, 93, 108, 117-118, 119] N.B. : il semble opportun de privilégier ici les collyres par rapport aux pommades car ces dernières gênent l’oxygénation correcte de la cornée et freinent donc sa cicatrisation. ➝ Le traitement local commence par le nettoyage de la surface cornéenne qui permet d’éliminer du foyer lésionnel les éventuels corps étrangers et tous les débris nécrotiques afin de retrouver du tissu sain exclusivement. On réalise ce nettoyage grâce à une solution de rinçage oculaire stérile : poly- 11 12 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) vidone iodée diluée au 50ème, acide borique ou chlorure de benzalkonium. ➝ Lorsque la kératite infectieuse n’est pas la cause directe de l’ulcère, elle en est souvent la première conséquence. Un traitement antibiotique local sera donc systématiquement entrepris. Une liste des principales molécules utilisables chez le Lapin domestique est dressée dans les Tableaux I et II. Nous y distinguons les molécules que l’on administre en première intention, et les antibiotiques qu’il vaut mieux réserver aux cas plus sévères, aux échecs thérapeutiques dus aux résistances bactériennes ou aux récidives. Parmi les familles antibiotiques représentées, les Aminosides dont la gentamicine, notamment en raison de leur large spectre d’activité, occupent une grande place dans le traitement de première intention. La gentamicine est souvent prescrite dans le traitement des ulcères cornéens des Carnivores. Chez le Lapin, les concentrations supérieures à 0,3 % et son administration répétée ne sont pas conseillées, car la gentamicine serait un des antibiotiques possédant dans cette espèce l’effet qualitatif le plus toxique sur l’épithélium antérieur de la cornée, surtout lorsque celui-ci est défectueux [8]. ➝ Parmi les conséquences de la destruction de l'épithélium antérieur de la cornée et de l’afflux de polynucléaires neutrophiles et de kératocytes au foyer lésionnel, la libération et l'activation de collagénases cornéennes constituent les principaux facteurs limitants de la cicatrisation cornéenne. On luttera contre cette fonte enzymatique de la substance propre de la cornée par l'instillation 3 à 4 fois par jour d'un collyre contenant une anticollagénase comme la N-acétyl-cystéine (NAC COLLYREND, GENACND, MUCOMYSTND en préparation magistrale à 5 %) ou l’édétate disodique (éthylène diaminetétraacétique) ou E.D.T.A. (associé à des nucléosides dans le VT CICND). Cette activité semble s’exercer d’ailleurs plus à l’encontre des collagénases bactériennes (produites par Pseudomonas aeruginosa) que contre les collagénases libérées par l’épithélium cornéen lésé ou les leucocytes localement actifs. Selon WILSON [119], l’E.D.T.A., dans un premier temps, chélaterait les ions calcium du milieu, les empêchant ainsi d’activer les collagénases. Dans un second temps, il formerait des complexes avec les enzymes déjà activées par le calcium et les rendrait de cette manière inactives. Malheureusement, les cinétiques d’interaction collagène-collagénase, et l’apport continu de calcium à partir des larmes et de l’humeur aqueuse, rendraient l’inhibition définitive des collagénases in vivo impossible. C’est pourquoi l’administration de tels collyres doit être répétée le plus fréquemment possible dans la journée, jusqu’à toutes les heures pendant les premières 48 heures de traitement. Des résultats comparables pourraient être obtenus par l’administration d’héparine associée à la gentamicine en préparation magistrale (7,5 ml d’héparine CHOAYND + 1 ml de GENTALLINEND dans 6,5 ml de larmes artificielles). Enfin, les Tétracyclines, outre leur activité antimicrobienne, possèdent in vitro et in vivo des propriétés anticollagénases sur divers tissus humains et animaux [71]. Cependant, l’administration par voie locale oculaire de tétracycline chez le Lapin ne semble pas inhiber significativement l’activité d’une collagénase particulière, la métalloprotéase 1 de la matrice extracellulaire de la substance propre de la cornée [40]. ➝ Les mydriatiques cycloplégiques comme le tropicamide ou l’atropine sont des molécules parasympatholytiques qui dilatent la pupille en entraînant un relâchement du muscle sphincter de la pupille (M. sphincter pupillae). Ces substances bloquent aussi la contraction du muscle ciliaire (M. ciliaris), très peu développé chez le Lapin. Seul le sulfate d’atropine (ATROPINE COLLYREND 0,3 %, 0,5 % ou 1 %) est utilisé en thérapeutique. On réserve l’emploi de ces collyres aux kératites ulcéreuses extrêmement douloureuses. Leur utilisation est également incontournable lors de kératite ulcéreuse compliquée d’uvéite. Le traitement nécessite une administration très fréquente à savoir toutes les 2 heures pendant 24 heures maximum. De même lors d’ulcère perforant, en préambule au traitement chirurgical (Cf. § 3.E.c.), l’œil sera abondamment et très souvent traité à l’atropine pour éviter tout staphylome irien. La mydriase obtenue limite en effet les risques de protrusion de l’iris à travers la brèche cornéenne. Aucun effet systémique de l’administration en topique d’atropine n’a été démontré chez le Lapin. Toutefois, afin d’éviter une réaction locale on privilégiera en première intention la concentration de 0,3 %. ➝ Les cicatrisants cornéens constituent un vaste groupe hétérogène et controversé. Il regroupe les vitamines A (VITAMINE A DULCIS pommadeND ; VITAMINE A FAURE collyreND), B6 (CYSTINE B6ND), B12 (VITAMINE B12 DULCISND), C (VITAMINE C FAURE collyre 2 %ND), des anabolisants comme la nandrolone (KERATYLND), des nucléosides (VITACIC collyreND), et enfin des acides aminés (AMICICND). ➝ Lors de kératite ulcéreuse compliquée d’uvéite sévère, de forte congestion des vaisseaux conjonctivaux et épiscléraux ou lorsque la douleur oculaire reste réfractaire au traitement par l’atropine, on peut associer aux topiques précédemment décrits un collyre contenant un anti-inflammatoire non stéroïdien tel l’indométacine. On préférera la solution à 0,1 % à la suspension à 1 % (INDOCOLLYRE 0,1 %ND), 1 goutte 4 fois par jour pendant 24 à 48 heures. En ce qui concerne les anti-inflammatoires stéroïdiens, leur utilisation est, d’une manière générale, contre-indiquée dans le traitement des ulcères de la cornée. Chez le Lapin, l’application d’un collyre à la dexaméthasone serait sans conséquence nocive durant la première semaine suivant la formation de l’ulcère, mais serait en revanche très délétère durant la deuxième et la troisième semaine [8], vraisemblablement par activation des collagénases épithéliales et stromales et/ou inhibition de la régénération et de la migration des fibroblastes cornéens [8, 10, 25]. ➝ Les gels lacrymaux et les larmes artificielles assurent une protection mécanique, contribuent à l’épithélialisation cornéenne et sont indispensables dans le traitement adjuvant des sécheresses oculaires vraies (kératoconjonctivite sèche) ou relatives (lagophtalmie) (Cf. § 5.C.). 2) Traitement médical par voie générale [2, 4-7, 11, 22, 4, 43, 48, 50-51, 60, 62-65, 71, 74, 85, 92-93, 97, 105, 116-117] ➝ Un traitement antibiotique par voie générale s'impose lorsqu’un ulcère (kératite ulcéreuse infectieuse à Pseudomonas aeruginosa et ulcère perforant en particulier) menace l'intégrité du bulbe de l'œil, de l'orbite, ou encore la vie de Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE TABLEAU I. — Collyres antibiotiques et antibactériens utilisables en première intention dans le traitement des kératites ulcéreuses et/ou infectieuses du Lapin. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 13 14 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) TABLEAU II. — Collyres antibiotiques et antibactériens utilisables en seconde intention dans le traitement des kératites ulcéreuses et/ou infectieuses du Lapin. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE TABLEAU III. — Pommades et gels ophtalmiques antibactériens et antibiotiques utilisables dans le traitement des kératites infectieuses du Lapin. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 15 16 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) l'animal lui-même. Il convient de choisir un antibiotique à fort pouvoir de pénétration au sein même des milieux du bulbe de l’œil, c’est-à-dire une molécule capable de franchir les barrières hémato-oculaires : la barrière hémato-aqueuse pour le segment antérieur et la barrière hémato-rétinienne pour le segment postérieur. Les difficultés liées à l’antibiothérapie par voie générale chez le Lapin (risques d’entérotoxémie et d’entérite mucoïde iatrogènes) réduisent ce choix à quelques antibactériens (Cf. Tableau V). ➝ Parmi les Fluoroquinolones de troisième génération, l’enoxacine, active in vitro sur Pseudomonas aeruginosa, a fait l’objet d’une étude spécifique de son efficacité par voie locale et générale sur des kératites ulcéreuses expérimentales à Pseudomonas aeruginosa chez le Lapin [31]. Cette étude montre que l’administration par voie parentérale d’enoxacine complète l’efficacité de son administration locale mais sa pénétration intra-oculaire semble cependant limitée puisqu’elle ne pénètre pas dans le corps vitré (Corpus vitreum). Il n’existe actuellement aucune présentation de cette molécule utilisable par voie générale chez le Lapin. tiale). Une profondeur normale de la chambre antérieure indique l’étanchéité naturelle de la plaie. Le traitement médical sera ici suffisant. L’administration d’atropine est alors capitale dans la prévention de tout staphylome irien. La suture cornéenne est envisageable pour les ulcères cornéens profonds de faible diamètre (inférieur à 5 mm). Elle est obligatoire dans les ulcères perforants avec affaissement de la chambre antérieure et dans le traitement des staphylomes iriens. Elle requiert l’utilisation d’un matériel adapté : microscope opératoire, pinces MOSQUITO pour la fixation du bulbe de l’œil par des fils de traction, pinces de BONN, porte aiguille de CASTROVIEJO, porte lame de BARRAQUER, lames "Gillette" jaunes pour le parage éventuel des lèvres de la plaie cornéenne. La suture intéresse les 2/3 proximaux du stroma cornéen. Elle est pratiquée à l’aide d’un fil de Nylon 10/0. Si l’ulcère ou la plaie sont importants, on peut réaliser des points en U (posés en premier) alternant avec des points simples. La présence éventuelle d’un œdème cornéen diminue nettement la solidité de la suture. Une blépharorraphie est dans ce cas indiquée (vide infra). ➝ Il semblerait par ailleurs que toute ulcération cornéenne, infectieuse ou pas, puisse faire l’objet d’un traitement par voie générale à base de Tétracyclines. Seules les Tétracyclines de deuxième génération comme la doxycycline et la minocycline pénètrent efficacement dans l’œil mais leur utilisation n’est pas courante chez le Lapin. La tétracycline et l’oxytétracycline ne pénètrent pas dans l’œil mais se retrouvent en concentration efficace dans la tunique conjonctive. Plus que leur activité antibactérienne, c’est leur effet anticollagénase que l’on pourrait exploiter dans le traitement par voie générale des ulcères à Pseudomonas aeruginosa. En effet, bien qu’inactive in vivo contre ce germe, la tétracycline injectée par voie intramusculaire chez le Lapin (50 mg/kg/jour) diminue de façon significative l’incidence des perforations cornéennes dans un modèle expérimental d’étude de ce type de kératites [71]. ➝ La cautérisation chimique est indiquée pour le traitement des ulcères récidivants et des ulcères atones car elle stimule la néovascularisation et donc la cicatrisation cornéenne et assure une bonne détersion des foyers nécrotiques et/ou infectieux. Elle peut être réalisée sur un animal anesthésié ou vigile. Dans ce dernier cas, elle sera précédée de l’administration locale d’un collyre anesthésique à base de tétracaïne ou d’oxybuprocaïne. Les bords de l’ulcère sont parés par grattage au coton tige ou à la microsponge imbibés de polyvidone iodée diluée au 10e. Une kératotomie ponctuée ou quadrillée par (scarifications linéaires croisées) peut être également envisagée. Sa réalisation nécessite une anesthésie générale et l’utilisation d’un microscope opératoire. Elle consiste en la ponctuation ou en la scarification à l’aiguille très fine du tiers proximal du stroma cornéen sur la zone lésée et a pour but de favoriser les attaches de l’épithélium antérieur de la cornée sur un nouveau tissu cicatriciel plus solide. c) Traitement chirurgical [17, 51, 60, 62-63, 66, 93] ➝ Il s’avère indispensable pour les ulcères du stroma profond, urgent pour les descemétocœles, les ulcères perforants et les ulcères dus à un corps étranger intracornéen. Il constitue une alternative intéressante pour les ulcères récidivants, les ulcères atones ou les ulcères réfractaires au traitement médical. Enfin, il représente le traitement étiologique des ulcères par corps étranger ou dus aux malformations palpébrales telles que les entropions, les distichiasis et les trichiasis. ➝ Les corps étrangers cornéens superficiels non pénétrants sont retirés à l’aide d’un coton tige imbibé d’une solution antiseptique stérile. Les corps étrangers pénétrants accessibles sont extraits à l’aide d’une pince de PAUFIQUE. Les plus profonds sont dégagés par incision superficielle de la cornée, réalisée à l’aide du biseau d’une aiguille extrêmement fine (22 G). L’utilisation d’un système grossissant (loupe frontale) s’avère indispensable. ➝ Les plaies perforantes de petite taille (sans staphylome irien) sont rapidement oblitérées par un thrombus de fibrinefibronectine propre à l’humeur aqueuse seconde (humeur aqueuse néoformée suite à la fuite de l’humeur aqueuse ini- ➝ La tarsorraphie est une technique en théorie applicable chez le Lapin. Toutefois il vaut mieux l’éviter dans cette espèce car la troisième paupière est mobilisée par un muscle strié ("muscle de LIERSE") dont la position est transversale dans l’orbite. On lui préfère donc la blépharorraphie. Chez les Carnivores domestiques, la tarsorraphie complète généralement d’emblée la cautérisation chimique ou la kératotomie ponctuée. Elle consiste en l’application transitoire de la face bulbaire de la troisième paupière sur l’ensemble de la surface cornéenne et joue le rôle de "pansement biologique" pour la zone de la cornée en cours de cicatrisation. La blépharorraphie correspond à une occlusion palpébrale forcée, maintenue par des sutures cutanées transpalpébrales. Les temps chirurgicaux des deux techniques pour le Lapin sont en tous points identiques à ceux développés chez les Carnivores. On veillera surtout à l’absence de contact entre le fil et la cornée (risque important de cisaillement cornéen). Il est à remarquer que la troisième paupière, plus fragile chez le Lapin, ne doit subir aucune tension importante sous peine de se déchirer. Ce pansement biologique doit être maintenu 15 jours. Un carcan Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE de protection peut être installé autour du cou du Lapin afin de prévenir toute automutilation. Cependant, ce type de matériel n’autorise pas la cæcotrophie, vitale chez le Lapin. Aussi, il doit être retiré fréquemment, plutôt dans la matinée, toujours sous surveillance. Un apport en vitamines (B en particulier), par voie parentérale si possible, est indispensable. ➝ Enfin, l’autogreffe conjonctivale est en théorie possible chez le Lapin. Le matériel de microchirurgie est ici aussi indispensable. Un volet de tunique conjonctive bulbaire (Tunica conjunctiva bulbi) est disséqué pour être suturé aux marges de l’ulcère à l’aide de points simples Nylon 10/0. Ce volet doit conserver une attache naturelle avec le reste de la conjonctive bulbaire afin de lui assurer une vascularisation normale. Il comble l’ulcère définitivement, constitue son principal tissu cicatriciel et reste opaque. 4. Kératites infectieuses et mycosiques A) KÉRATITES INFECTIEUSES BACTÉRIENNES a) Etiopathogénie [2, 5-7, 11, 24, 43, 51-52, 60, 62, 64-65, 72, 74, 85, 88, 92-93, 97, 99, 104, 117-119] ➝ L’étude étiologique des kératites infectieuses du Lapin met en avant à ce jour différents agents bactériens comprenant Staphylococcus aureus, Pseudomonas aeruginosa et des bactéries du genre Pasteurella en (particulier Pasteurella multocida) qui pourraient être responsables de sérieuses atteintes cornéennes primitives. L’atteinte cornéenne est souvent liée ou consécutive à celle de la tunique conjonctive (conjonctivites à Staphylococcus aureus, à Pseudomonas ssp. ou à Pasteurella multocida) ou des voies lacrymales (dacryocystites dues à des germes du genre Pasteurella). ➝ L’approche des kératites à Pseudomonas aeruginosa s’inscrit complètement dans l’étude des kératites ulcéreuses d’origine bactérienne (Cf. § 3.A.). La pathogénie de cette affection est liée à l’action des collagénases et cytotoxines bactériennes sur la substance propre de la cornée. ➝ La kératite à Staphylococcus aureus (coque Gram positif aérobie-anaérobie facultatif) se caractérise par une infiltration neutrophilique du film lacrymal précornéen et de la substance propre de la cornée en périphérie du site infectieux. L’effet pathogène de la bactérie est donc lié à son fort chimiotactisme et à l’inflammation aiguë des zones infiltrées qui en résulte. ➝ Les infections à Pasteurella ssp. (bacilles Gram négatifs anaérobies facultatifs) sont très polymorphes chez les Lapins ; elles vont du coryza bénin à la septicémie foudroyante. Le germe est naturellement présent dans les culs-de-sac conjonctivaux (Fornix conjunctivae) de nombreux Lapins sains. A la faveur d’un stress ou de changements importants dans les facteurs environnementaux, une pasteurellose clinique peut se déclencher. Très souvent, une conjonctivite aiguë évolue simultanément à des signes respiratoires. Cependant une kératite à Pasteurella multocida peut apparaître seule d’emblée, par contamination de la surface oculaire à partir de la tunique conjonctive ou plus souvent des cavités nasales via les conduits naso-lacrymaux (Ductus Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 nasolacrimalis). Notons que Pasteurella multocida peut également causer des affections oculaires plus graves : uvéites, endophtalmies, panophtalmies, cellulites orbitaires, abcès orbitaires, dacryocystites obstructives ou atrophiantes. b) Clinique [2, 4-7, 11, 51, 60, 62, 64, 72, 93, 95, 104, 117, 119-120] ➝ Au site infectieux cornéen, la pathogénicité bactérienne s’exprime par une altération directe de l’épithélium antérieur de la cornée jusqu’à sa destruction ou même de la substance propre de la cornée. Il en résulte une perte locale de la transparence cornéenne qui apparaît sous la forme d’une tache opalescente blanchâtre le plus souvent, diffuse voire nuageuse. L’infiltration de la substance propre se caractérise par le développement d’un œdème cornéen, parfois d’un abcès stromal la cause initiale dans ce cas étant un corps étranger végétal ou un coup de griffe compliqué d’une infection. Ce dernier se présente sous la forme d’une opacification blanchâtre, localisée, ronde, de diamètre variable, épithélialisée et pouvant déformer la face antérieure de la cornée (Cf. Photographie H). ➝ Les kératites à Staphylococcus aureus s’accompagnent d’une très forte blépharite ainsi que d’une inflammation aiguë de la troisième paupière. Lors de kératites à Pseudomonas aeruginosa on rencontre des lésions cornéennes caractéristiques facilement identifiables. Le site infectieux apparaît sous la forme d’un magma jaunâtre assez fragile. La kératite à Pasteurella multocida n’est qu’exceptionnellement isolée et les signes ophtalmologiques sont souvent dominés par une conjonctivite purulente. c) Diagnostic [2, 4, 6-7, 24, 51, 60, 62, 64, 92-93, 117-118] Le diagnostic étiologique repose sur l’étude cytologique et/ou bactériologique à partir de grattages cornéens au site infectieux. L’examen bactériologique doit être complété par un antibiogramme. Le portage asymptomatique de Pasteurella multocida est fréquent chez le Lapin. L’isolement de ce germe nécessite toujours une interprétation prudente, à confronter aux signes généraux. d) Pronostic [2, 4-7, 11, 24, 51, 62, 64-65, 85, 92-93, 117118] Les kératites infectieuses du Lapin sont des affections sévères d’évolution souvent néfaste. Le pronostic est toujours réservé. Les lésions cornéennes dues à Staphylococcus aureus conduisent à une perte de transparence partielle ou totale de la cornée et parfois à des complications endoculaires telles que des uvéites. Les kératites à Pseudomonas aeruginosa évoluent rapidement et la kératomalacie autoentretenue peut provoquer une rupture cornéenne. e) Traitement Il est basé sur l’administration de collyres ou de pommades antiseptiques ou antibiotiques (Cf. Tableaux I, II et III). Les pommades assurent une action plus durable au cours de la journée. Les injections sous-conjonctivales d’antibiotiques sont indiquées dans les kératites bactériennes évoluées, chroniques ou très sévères, car la diffusion du principe actif est meilleure et mieux répartie dans le temps (Cf. Tableau IV). La précocité de la mise en place du traitement conditionne sa 17 18 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) TABLEAU IV. — Antibiotiques et antibactériens injectables par voie sous-conjonctivale dans le traitement des kératites infectieuses et/ou ulcéreuses du Lapin. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE réussite. Dans les kératites expérimentales à Staphylococcus aureus, les chances de stériliser la cornée infectée diminuent après la dixième heure suivant le début de l’infection [14]. L’isolement de la bactérie responsable et l’établissement d’un antibiogramme assureront les meilleurs résultats. 1) Traitement local [2, 4, 9, 14-16, 31, 45-46, 54, 62, 64, 69, 82, 116-118, 122] ➝ Le traitement anti-infectieux local est généralement suffisant pour les atteintes superficielles (Cf. Tableaux I, II et III). En premier lieu, on peut utiliser le sulfate de cuivre, antiseptique et astringent, bactéricide et fongicide local. On l’applique sous forme de pommade (CAMPHO-CUIVREND) 2 fois par jour pendant 5 jours. L’antibiotique de première intention est la gentamicine. En cas de résistance lors de kératite à Pseudomonas aeruginosa, la tobramycine représente l’alternative la plus intéressante. De nouvelles présentations, dans lesquelles la tobramycine serait véhiculée par un film protecteur de collagène, sont actuellement à l’étude [15]. Leur avantage repose sur une diminution de la fréquence d’administration pour une efficacité similaire voire supérieure. Parmi les Fluoroquinolones, la norfloxacine, l’ofloxacine et la ciprofloxacine se retrouvent en concentrations efficaces dans les larmes du Lapin cinq minutes après leur administration en collyre. Dans une étude expérimentale de kératite à Staphylococcus aureus réalisée chez le Lapin, la ciprofloxacine apparaît plus efficace que la tobramycine pour les stades précoces de l’infection et moins efficace pour les stades plus tardifs [16]. Toutefois son spectre d’action demeure plus large, notamment vis-à-vis des souches de Staphylococcus aureus résistantes à la méthicilline [14-16, 82]. D’autres antibiotiques ont fait l’objet ces dernières années d’étude pour le traitement local de kératites expérimentales à Staphylococcus aureus chez le Lapin. Ainsi, la minocycline, l’érythromycine, la vancomycine, la céphazoline et plus récemment la clarithromycine se sont toutes révélées efficaces mais aucune présentation en collyre de ces substances n’est actuellement commercialisée [14, 54]. ➝ Le traitement antibiotique local des kératites à Pseudomonas aeruginosa se verra complété par l’administration locale très fréquente d’anticollagénases (Cf. § 3.E.b.1.). Les parois des bactéries Gram négatif sont altérées sous l’action de l’E.D.T.A. Les germes deviennent ainsi plus sensibles aux antibiotiques. Une étude menée par WOOLEY et JONES tend à montrer la potentialisation de l’effet antibactérien de la gentamicine en présence d’E.D.T.A. [122]. Par ailleurs, in vitro, l’E.D.T.A. seul se révèle très actif sur Pseudomonas aeruginosa, entraînant sa lyse rapide [45]. Notons enfin qu’aucun effet anticollagénase des Tétracyclines n’a été montré lorsqu’elles sont administrées en topique. 2) Traitement par voie générale [4, 6-7, 11, 22, 24, 43, 5051, 64, 74, 85, 92, 97, 105, 117] Les kératites bactériennes sévères nécessitent un traitement antibiotique par voie générale. Ce traitement est impératif pour toute suspicion de kératite à Pseudomonas aeruginosa ou à Pasteurella multocida car l’affection n’est en principe pas limitée à l’œil. Les recommandations sont les mêmes que celles présentées dans le chapitre consacré aux kératites ulcéRevue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 19 reuses (Cf. § 3.E.b.2.). et Tableau V). L’antibiothérapie générale devrait comme la locale suivre l’antibiogramme établi. Dans une suspicion de pasteurellose, on peut utiliser l’enrofloxacine, les Tétracyclines ou la pénicilline G procaïne (60.000 UI/kg, IM 1 fois par jour pendant 10 jours). Ce dernier traitement doit être réalisé sous surveillance médicale car il peut provoquer une entérite mucoïde rapidement fatale pour le Lapin. Pour les kératites à Staphylocoques on administre du chloramphénicol, de l’érythromycine ou de la gentamicine. Enfin, le traitement général des kératites à Pseudomonas ssp. repose sur l’administration d’enrofloxacine ou à défaut de gentamicine. B) KÉRATITES INFECTIEUSES VIRALES [2, 8, 33-39, 80, 93, 118] Mc LEOD et LANGLINAIS ont décrit en 1981 sur un Lapin âgé de 10 mois une kératite à Poxvirus sans déterminer exactement son étiologie [80]. De façon générale, le Lapin domestique est susceptible de développer plusieurs infections à Poxvirus comme la myxomatose, le fibrome du Lapin, le fibrome de l’Ecureuil et enfin la variole du Lapin (infection par le virus pox du Lapin). La kératite décrite par Mc LEOD et LANGLINAIS, isolée et sans atteinte de l’état général de l’animal, était certainement causée par le virus du fibrome du Lapin ou de l’Ecureuil [80]. L’animal présentait au centre de la cornée droite une petite masse ferme, jaune pâle, arrondie, d’environ 75 mm de diamètre, constituée d’un amas de cellules sous-épithéliales. La plupart d’entre elles contenaient de nombreux groupes de particules virales de type Poxvirus sous forme d’inclusions intracytoplasmiques éosinophiles ou sans coloration. Les autres organes de l’animal ne présentaient aucun signe histologique d’une infection par un Poxvirus. Il n’existe aucun traitement spécifique des poxviroses chez le Lapin. Le traitement de cette kératite virale spontanée du Lapin n’est pas, à notre connaissance, documentée. C) KÉRATITES MYCOSIQUES [73] Un cas de kératite mycosique a été décrit sur un jeune Lapin de compagnie par MAHENDRA et al. [73]. La mycose n’était pas primitive mais compliquait un traumatisme cornéen souillé par des débris végétaux et traité par application locale d’antibiotiques et de corticostéroïdes. Grâce à la réalisation de grattages cornéens suivis d’une mise en culture, l’agent fongique étiologique fut identifié comme étant un champignon opportuniste, Cochliobolus lunatus. L’animal présentait un épiphora marqué, un ulcère et un œdème cornéens ainsi qu’un hypopion. Le traitement éventuel administré à ce Lapin n’a pas été communiqué. 5. Kératites de complication ou kératites secondaires A) KÉRATITES COMPLIQUANT UNE AFFECTION DES ORGANES OCULAIRES ACCESSOIRES [2, 4-5, 7, 24, 43, 51, 60, 62, 64, 85, 92-93, 95, 104, 117-118] Chez le Lapin, toute conjonctivite ou dacryocystite aiguë ou évoluée peut provoquer une contamination infectieuse 20 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) * IM : injection par voie intramusculaire ; SC : injection par voie sous-cutanée TABLEAU V. — Antibiotiques et antibactériens utilisables par voie générale dans le traitement des kératites ulcéreuses et/ou infectieuses du Lapin. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE * IM : injection par voie intramusculaire ; SC : injection par voie sous-cutanée TABLEAU V. (suite) — Antibiotiques et antibactériens utilisables par voie générale dans le traitement des kératites ulcéreuses et/ou infectieuses du Lapin. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 21 22 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) et/ou une infiltration inflammatoire de la cornée, donc une kératite (Cf. Photographie I). Les bactéries responsables de la contamination infectieuse appartiennent aux genres Pasteurella, Pseudomonas, Treponema (Treponema cuniculi en particulier, agent de la syphilis du Lapin), Chlamydophila ou Staphylococcus (Staphylococcus aureus en particulier). L’infiltration de la cornée par des cellules de l’inflammation peut faire suite à une conjonctivite virale (myxomatose ou variole) ou à des affections conjonctivales et palpébrales non infectieuses : traumatisme, poussières, mauvaises conditions d’entretien, malformations palpébrales (entropion, distichiasis, trichiasis). Le traitement doit être étiologique : traitement antibiotique, correction chirurgicale des anomalies palpébrales, maîtrise des conditions d’entretien... B) KÉRATITES POSTANESTHÉSIQUES [51, 118] Lors d’anesthésies, à la xylazine (ROMPUNND) et à la kétamine (IMALGENEND) en association notamment, les paupières du Lapin restent ouvertes. La surface cornéenne reste alors exposée au milieu extérieur et se dessèche en partie. L’administration peropératoire de gels ophtalmiques à haute viscosité à base de collagène ou de carbomère 934 P évite l’apparition d’une kératite sèche d’exposition postanesthésique. C) KÉRATOCONJONCTIVITE SÈCHE Chez le Lapin, la kératoconjonctivite sèche ne correspond pas, comme chez le Chien, à une affection oculaire spécifique pour laquelle une anormalité du film lacrymal précornéen apparaît spontanément. Elle définit en revanche l’ensemble du tableau anatomo-pathologique oculaire, et en particulier cornéen, consécutif à une sécheresse oculaire chronique ou xérophtalmie. Elle se développe secondairement à des atteintes locales ou générales. a) Etiopathogénie [5, 51, 62, 64, 79, 86, 88, 106, 118] ➝ Les dacryocystites chroniques se compliquent parfois d’atteintes infectieuses cornéennes. Le pus épais, émis en permanence, altère quantitativement et qualitativement le film lacrymal précornéen ce qui provoque des kératoconjonctivites chroniques, sèches le plus souvent. ➝ La lagophtalmie, qu’elle soit consécutive à un dysfonctionnement palpébral, à une buphtalmie ou encore à une exophtalmie, provoque une kératite voire une kératoconjonctivite sèche, localisée, par défaut d’étalement du film lacrymal précornéen. ➝ Une carence prolongée en vitamine A entraîne chez le Lapin une xérophtalmie très proche de celle développée par l’Homme dans les mêmes conditions, ce qui fait du Lapin un excellent modèle d’étude [115]. Cette carence, souvent alimentaire, peut aussi être secondaire à une affection hépatique chronique ou à une malabsorption intestinale des lipides. Une carence de quatre à six mois suffit pour provoquer l’apparition de signes de xérophtalmie. Celle-ci se manifeste principalement par une diminution voire une perte totale des cellules à mucus conjonctivales ainsi que par une kératinisation des cellules épithéliales conjonctivales et cornéennes, la vitamine A jouant un rôle essentiel dans la différenciation des épithéliums pavimenteux. La diminution du nombre de cellules à mucus provoque évidemment la réduction voire la disparition de la phase profonde muqueuse du film lacrymal précornéen, ce qui désorganise l’ensemble du film, y compris la phase aqueuse qui n’adhère pas correctement à la surface cornéenne. De plus, la carence en vitamine A semble également être directement associée à une diminution de la production de la phase aqueuse des larmes [106]. b) Signes ophtalmologiques [53, 79, 88, 95, 106, 115] Les signes oculaires de la kératoconjonctivite sèche du Lapin sont identiques à ceux observables chez le Chien. L’œil est sale, chassieux. La cornée prend un aspect terne dépoli, à facettes. Dans le cas de la xérophtalmie par carence en vitamine A, les premières lésions apparaissent au centre de la cornée. La perte de brillance est rapidement suivie (en sept à dix jours) par la formation de multiples érosions cornéennes ponctiformes qui progressivement confluent pour donner à la cornée un véritable aspect de "peau d’orange". L’épithélium antérieur de la cornée se kératinise peu à peu et, dans les cas évolués, prend une pigmentation brunâtre. Les carences sévères et prolongées se soldent par une kératinisation cornéenne complète, des ulcérations profondes voire une nécrose de la substance propre de la cornée. La sécheresse oculaire favorise le développement des kératoconjonctivites infectieuses. Dans certains cas, l’inflammation et les écoulements oculaires associés peuvent partiellement masquer voire pallier le processus de xérophtalmie. c) Diagnostic [1-2, 62, 64, 93, 118] Le diagnostic est essentiellement basé sur l’observation des signes ophtalmologiques évoqués précédemment. La sécheresse lacrymale peut être objectivée par le test de SCHIRMER bien qu’il soit de réalisation et d’interprétation difficiles chez le Lapin. Les valeurs normales chez le Lapin auraient pour moyenne 5,3 +/- 2,9 mm/min [1]. Cependant les valeurs observées admettent de nettes différences entre les individus, puisque des Lapins nains néo-zélandais peuvent présenter des valeurs exceptionnellement élevées : 12,0 +/- 2,5 mm/min [1], alors que d’autres sujets ont des valeurs très basses, voire nulles. Le test de SCHIRMER chez le Lapin serait en fait plus précieux dans l’appréciation d’un phénomène inflammatoire ou d’une irritation oculaire valeur élevée en raison de l’épiphora que dans le diagnostic d’une kératoconjonctivite sèche. d) Pronostic et traitement [51, 53, 79, 95, 106, 113, 118] ➝ La xérophtalmie par carence vitaminique est réversible. Peu évoluée, elle répond très bien à l’administration locale et générale de vitamine A. Localement on l’administre sous forme de pommade (VITAMINE A DULCISND) 2 fois par jour jusqu’à amélioration. Le traitement par voie générale est amorcé par injection intramusculaire d’un complexe vitaminique A.D3.E (COFAVIT 500ND) à la posologie de 10.000 à 20.000 U.I. de vitamine A/kg. Le relais est pris ensuite par voie orale à raison de 100.000 U.I. de vitamine A Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE par litre d’eau de boisson et par jour (COFAVIT 100ND). L’adminis-tration par voie systémique de vitamine A semble être efficace à elle seule. Les lésions cornéennes disparaissent avant même la régénération des cellules à mucus conjonctivales. 6. Dystrophies et dégénérescences cornéennes ➝ La protection de la cornée sèche passe aussi par l’administration très fréquente 2 gouttes 6 fois par jour de collyres à faible viscosité sensés remplacer ou suppléer la phase aqueuse du film lacrymal défaillant : NaCl isotonique (LARMES ARTIFICIELLES MARTINETND), dextran (DIALENSND), alcool polyvinylique (LIQUIFIMND). Les gels ophtalmiques à haute viscosité garantissent une action prolongée sur la cornée et sont administrés à raison de 1 goutte 3 à 4 fois par jour : collagène (HUMISCREENND), polyvinyle pyrolidone (DULCILARMESND), carbomère 934 P (OCRYGELND), chondroïtine sulfate (LACRYPOPSND), acide polyacrylique (LACRIGELND), méthylcellulose (METHYLCELLULOSEND). Un collyre antibiotique à large spectre peut s’avérer indispensable afin d’éviter toute complication bactérienne de la xérophtalmie( Cf. Tableau I). Un gel ophtalmique à base d’acide fusidique (FUCITHALMICND) peut être également indiqué en raison de son action antibactérienne et de son effet mouillant (Cf. Tableau III). ➝ De façon courante, les deux termes sont à tord confondus même si la confusion des signes ophtalmologiques demeure souvent légitime. Les différences théoriques sont pourtant significatives. Etymologiquement et d’une manière générale, la dystrophie (du Grec τροϕειυ : nourrir) désigne une modification de la forme et du fonctionnement d’un organe à la suite d’une nutrition déficiente. En ce qui concerne la cornée, la déficience nutritionnelle est rarement mise en évidence et la dystrophie répond plus souvent à une anomalie de développement. Elle désigne donc une affection primitive, spontanée, en principe non associée à une maladie systémique. L’atteinte est initialement non inflammatoire (cornée avasculaire), bilatérale, symétrique et peu évolutive. Les premiers signes apparaissent chez le jeune Lapin puisque certaines dystrophies cornéennes sont repérables dès l’âge de deux semaines. ➝ Les kératinisations étendues et les pigmentations cornéennes sont irréversibles. Les pigmentations sans ulcère peuvent être atténuées par l’administration d’un collyre à la dexaméthasone (MAXIDEXND) 2 fois par jour pendant 7 jours. Les pigmentations étendues à l’ensemble de la cornée peuvent être corrigées par kératectomie superficielle, qu’on ne peut entreprendre que lorsque la sécheresse oculaire est convenablement contrôlée. D) KÉRATITES CONSÉCUTIVES AUX DYSTROPHIES ET AUX DÉGÉNÉRESCENCES CORNÉENNES [2, 5, 13, 18, 28, 55, 88, 95, 111, 118] Il existe chez les Lagomorphes, comme chez les Carnivores domestiques, des dégénérescences et des dystrophies cornéennes (Cf. § 6.) responsables de remaniements structuraux cornéens plus ou moins importants. Il peut s’agir, pour certaines dégénérescences, de dépôts minéraux ou lipidiques concernant la substance propre de la cornée. Dans les dystrophies et les autres dégénérescences, on peut rencontrer une désorganisation de l’agencement des cellules épithéliales antérieures, des fibres de collagène et/ou des kératocytes de la substance propre de la cornée, ou encore de l’épithélium postérieur de la cornée. L’ensemble de ces modifications peut être à l’origine d’un chimiotactisme local et par conséquent d’une infiltration vasculo-cellulaire ou œdémateuse des différentes couches de la cornée. Le traitement dépend de la nature du remaniement cornéen responsable de la kératite. On utilise le plus souvent des anti-inflammatoires non stéroïdiens comme l’indométhacine (INDOCOLLYREND), en l’absence d’hémorragie locale. Les topiques à base de corticostéroïdes comme la dexaméthasone (MAXIDEXND) peuvent être utilisés en l’absence d’ulcère cornéen ou de glaucome congénital. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 A) DÉFINITIONS [18, 30, 81, 90, 110] ➝ La dégénérescence cornéenne désigne une modification structurale pathologique acquise de la cornée correspondant à une perte de ses qualités intrinsèques, qu’elles soient anatomiques ou physiologiques, secondaire à une affection locale ou générale préexistante. Ainsi, une dégénérescence cornéenne peut apparaître à la faveur d’une affection systémique infectieuse ou métabolique, d’un traumatisme local profond, d’un acte de chirurgie oculaire ou secondairement à n’importe quelle atteinte oculaire grave. En outre, la dégénérescence cornéenne peut suivre, accompagner ou déclencher une inflammation locale qui se manifeste par une infiltration vasculo-cellulaire de la cornée, une mélanose ou un œdème in situ. La dégénérescence cornéenne est uni- ou bilatérale, pas forcément symétrique. Sa vitesse et sa durée d’évolution dépendent de l’affection primitive et de son contrôle . Elle concerne plus généralement les Lapins adultes âgés de plus d’un an. Ainsi, suivant le stade d’évolution de l’atteinte cornéenne et pour peu qu’une dystrophie soit compliquée d’une kératite inflammatoire, dégénérescence et dystrophie cornéennes peuvent être effectivement difficiles à distinguer cliniquement dans certains cas. B) DYSTROPHIES CORNÉENNES a) Dystrophies de l’épithélium antérieur de la cornée [2, 5, 81, 90, 118] ➝ Ces affections cornéennes sont couramment décrites chez l’Homme ainsi que chez le Chien. Elles se manifestent le plus souvent par une opacification cornéenne progressive marquée et par la formation d’ulcères cornéens épithéliaux douloureux et récidivants. Les dystrophies épithéliales primitives du Lapin de compagnie ou de laboratoire sont à ce jour très peu documentées. PORT et DODD ont rapporté en 1983 le cas de deux Lapins blancs néo-zélandais femelles âgées de quatre mois présentant des opacités cornéennes unilatérales [90]. Une dystrophie de l’épithélium antérieur cornéen a également été décrite chez le Lapin American Dutch Belted par MOORE et al. en 1987 [81]. Dans tous les cas, l’anomalie 23 24 BARTHELEMY (P.) ET MONNEREAU (L.) semble héréditaire mais les modalités de transmission demandent de plus amples explorations. ➝ Les opacités se présentent sous la forme d’une pellicule limbique lisse, en relief, qui progresse irrégulièrement vers le centre de la cornée de façon à former une véritable couronne tout autour de celle-ci. L’examen au biomicroscope montre que les lésions sont épithéliales et sous-épithéliales, focales, curvilignes, linéaires ou en plaques. La densité optique de ces opacités varie du piqueté granuleux à la tache opaque. Elles peuvent évoluer en huit jours seulement, sans aucune manifestation inflammatoire locale ou loco-régionale associée. ➝ A l’histologie, l’épaisseur de la membrane basale de l’épithélium antérieur de la cornée est souvent diminuée en regard de la zone affectée. Dans les aires cornéennes intensément touchées, les fibres de collagène de la substance propre sont désorganisées. Pour les cas les plus graves, les cellules basales de l’épithélium antérieur se détachent localement de leur membrane basale. ➝ Aucun traitement de cette affection cornéenne n’est possible. Seule la prévention par le retrait de la reproduction des adultes porteurs semble primer à ce jour. Remarque L’étude de la dystrophie cornéenne antérieure du Lapin présente un double intérêt. D’une part, sa connaissance et sa maîtrise sont indispensables à la bonne interprétation des résultats des études expérimentales de toxicologie oculaire. D’autre part, la dystrophie de l’épithélium antérieur de la cornée du Lapin American Dutch Belted est morphologiquement unique. Elle est toutefois, sur le plan biomicroscopique et histologique, très proche de celle connue chez l’Homme pour lequel elle représente une des premières causes d’ulcères cornéens récidivants. Ces Lapins représentent donc des modèles clés dans l’étude des mécanismes de formation de la membrane basale de l’épithélium cornéen et des relations qu’elle entretient d’une part avec le stroma et d’autre part avec les cellules basales de l’épithélium antérieur de la cornée. b) Dystrophies de la substance propre de la cornée ou dystrophies stromales [30] Une dystrophie stromale profonde héréditaire a été décrite en 1998 chez le Lapin néo-zélandais albinos par DURANDCAVAGNA et al. [30]. Les modalités exactes de la transmission et l’héritabilité de cette anomalie n’ont pas été précisément déterminées. Elle se traduit, en avant de la lame limitante postérieure, par l’apparition spontanée et isolée de discrètes opacités focales ou multifocales au centre ou en périphérie de la cornée. Les lésions sont observables dès l’âge de deux semaines. La microscopie montre dans les régions opacifiées de minuscules agrégats cellulaires linéaires "pré-descemétiques" constitués de cellules ectopiques de l’épithélium postérieur de la cornée. Cette affection bénigne n’évolue presque pas et n’affecte pas la vision. Aucun traitement n’est nécessaire mais il convient évidemment d’écarter les animaux affectés de la reproduction. A notre connaissance, la dystrophie stromale profonde du Lapin blanc néo-zélandais demeure actuellement le seul modèle décrit dans cette espèce. C) DÉGÉNÉRESCENCES CORNÉENNES a) Dégénérescences cornéennes épithéliale et sous-épithéliale antérieures consécutives aux kératites chroniques [18, 79, 110, 115, 118] Il s’agit, comme chez les Carnivores domestiques, de dégénérescences pigmentaires compliquant les souffrances cornéennes chroniques comme celles rencontrées dans la xérophtalmie, les kératites chroniques par malformations palpébrales (pigmentation mélanique en regard de la zone de frottement), et les dacryocystites chroniques (colonisation de la surface cornéenne par des cellules conjonctivales). Il n’existe pas de traitement spécifique de ce type de dégénérescence ; il faut soigner la kératite chronique. b) Dégénérescence lipidique de la cornée ou lipidose cornéenne 1) Etiologie [2, 32, 49, 51, 57, 62, 88, 102, 109, 117-118] Si la lipidose cornéenne héréditaire a déjà été décrite chez le Lapin [62], la cause alimentaire semble cependant dominer. En effet, une alimentation quotidienne trop riche en cholestérol et autres matières grasses peut être à l’origine de lipidoses cornéennes chez le Lapin de compagnie. Le type de régime alimentaire (2 % de cholestérol, 6 % d’huile de noix pendant 3 mois) spécifiquement mis en place pour les modèles expérimentaux dans les études sur l’athérosclérose [32], peut être accidentellement reproduit pour l’entretien d’un Lapin domestique. Une corrélation a pu être établie entre une forte cholestérolémie (10 mmol/l contre un taux normal inférieur à 2,27 mmol/l) et l’observation de lésions de lipidose cornéenne chez des Lapins d’expérimentation [102]. Notons que la lipidose cornéenne a également été décrite chez des Lapins nourris avec un régime alimentaire contenant 10 % de poisson [102]. De même, une lipidose oculaire bilatérale a été diagnostiquée sur un Lapin à queue de coton (Sylvilagus florida) apprivoisé qui avait reçu une alimentation lactée pendant 20 mois [49]. 2) Signes ophtalmologiques et diagnostic [32, 49, 57, 102, 109] Les lésions oculaires sont bilatérales symétriques et se présentent sous la forme d’opacités cornéennes épithéliales blanchâtres ou cristallines, localisées ou diffuses, semi-circulaires en périphérie de la cornée. Parfois le dépôt se réalise dans la substance propre de la cornée où il prend une forme arrondie. La lipidose peut se compliquer d’une uvéite antérieure car les dépôts lipidiques peuvent infiltrer l’iris ; ils apparaissent alors sous la forme de rayons granuleux blancs à la face antérieure (Facies anterior) de celui-ci. La sclère peut être également concernée par ces dépôts. La cornée, la choroïde, l’iris et le corps ciliaire (Corpus ciliare) sont infiltrés de macrophages chargés de lipides. Le diagnostic différentiel doit prendre en compte les lymphosarcomes oculaires ou autres néoplasmes, les kératites chroniques, les uvéites traumatiques et les inflammations granulomateuses dues à une mycose systémique, une mycobactérie atypique ou une infestation par Encephalitozoon cuniculi. Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 ANATOMIE ET PATHOLOGIE DE LA TUNIQUE FIBREUSE DE L’ŒIL DU LAPIN DOMESTIQUE 3) Pronostic et traitement [18, 32] Ces lésions sont irréversibles mais le changement alimentaire s’impose toutefois. Toute inflammation oculaire simultanée à la lipidose cornéenne (kératite, uvéite) nécessite un traitement local à l’aide d’un anti-inflammatoire stéroïdien comme par exemple la dexaméthasone (MAXIDEXND) à raison de 1 goutte 2 fois par jour pendant 7 jours. Les opacités cornéennes trop étendues peuvent justifier une kératectomie superficielle. c) Dégénérescence de l’épithélium postérieur de la cornée associée au glaucome [2, 4-5, 12-13, 18, 23, 41, 51, 59, 62, 77, 93, 110, 117-118] ➝ Dans l’évolution d’un glaucome congénital, l’augmentation du diamètre cornéen due à la buphtalmie et l’hypertension oculaire détruisent tout ou partie de l’épithélium postérieur de la cornée. Apparaissent alors un œdème cornéen diffus (par hyperhydratation cornéenne) et des stries isolées ou dendritiques sur la lame limitante postérieure. Si la pression intra-oculaire se normalise (suite à l’atrophie des corps ciliaires), l’œdème peut s’atténuer mais les stries persistent. Si la pression intra-oculaire demeure élevée de façon prolongée, la cornée peut partiellement ou totalement se nécroser. Une rupture cornéenne est alors à craindre. ➝ Le pronostic est plus lié à l’évolution du glaucome qu’à la dégénérescence cornéenne elle-même. Il est toujours très sombre car, chez le Lapin, le glaucome est souvent héréditaire et ne répond véritablement à aucun traitement médical. La buphtalmie est irréversible et la vision très vite perdue. L’opacification cornéenne n’est alors que secondaire et son contrôle relève plus de l’esthétique que du souci fonctionnel de l’organe. ➝ L’œdème peut être atténué par administration locale de collyres hyperosmotiques à base de sérum glucosé à 30 %, de glycérine anhydre ou, pour les traitements au long cours, à base d’octyl-phénol polyoxyéthylène ou polysilane (OPHTASILOXANE collyreND), 2 gouttes 5 à 6 fois par jour, puis 2 instillations quotidiennes quelques jours plus tard. La formation des stries sur la lame limitante postérieure est irréversible et n’admet aucun traitement. Quand elle existe, la nécrose cornéenne impose l’énucléation. d) Dégénérescence de l’épithélium postérieur de la cornée consécutive à une uvéite antérieure [2, 5, 51, 60, 117118] Les uvéites antérieures du Lapin domestique ont des causes aussi variées que des traumatismes oculaires, des infections systémiques (pasteurellose, staphylococcie), et des ruptures de la partie antérieure de la capsule du cristallin (Capsula lentis), qu’elles soient d’origine traumatique ou parasitaire (infestation à Encephalitozoon cuniculi). Les uvéites sévères peuvent se compliquer d’une atteinte voire de la destruction de l’épithélium postérieur de la cornée qui entraîne la formation d’un œdème stromal dense, diffus et permanent. Bien que l’épithélium postérieur de la cornée du Lapin se distingue par sa capacité de régénération suite à une altération légère (Cf. § 3.E.a.), une destruction massive ne bénéficie en revanche d’aucune cicatrisation. Dans tous les cas, il faut Revue Méd. Vét., 2001, 152, 1, 5-28 impérativement traiter l’uvéite, en s’attachant à son étiologie précise. e) Dégénérescence cicatricielle de la cornée [18] La cicatrisation des kératites ulcéreuses profondes conduit à une perte locale de transparence de la cornée (taie cornéenne) par désorganisation de sa substance propre. f) Dégénérescences cornéennes iatrogènes Toute chirurgie nécessitant une incision cornéenne perforante (chirurgie de l’iris, du cristallin) peut se compliquer d’une destruction partielle de l’épithélium postérieur de la cornée ou d’une désorganisation des fibres de collagène de sa substance propre le long de l’incision. Des opacités cicatricielles ou des œdèmes cornéens postchirurgicaux peuvent alors apparaître secondairement. Remerciements Les auteurs tiennent à adresser leurs plus vifs remerciements à : — Madame Yvette GRAS (E.N.V.T.1) pour son aide précieuse dans la réalisation de la planche photographique ; — Monsieur Franck WAGNER (Tierärztliche Hochschule, Hannovre) pour le prêt de photographies [117] ; — Mademoiselle Isabelle RAYMOND (E.N.V.T.), Messieurs Jacques DUCOS DE LAHITTE (E.N.V.T.) et Alain RÉGNIER (E.N.V.T) pour le prêt de photographies. Bibliographie 1. — ABRAMS K.L., BROOKS D.E., FUNK R.S. et al. : Evaluation of the Schirmer tear test in clinically normal rabbits. Am. J. Vet. Res., 1990, 51, 1912-1913. 2. — BAGLE, L.H. et LAVACH D. : Ophthalimic diseases of rabbits. Calif. Vet., 1995, 49, 7-9. 3. — BARONE R., PAVAUX C., BLIN P.C. et al. : Atlas d’Anatomie du Lapin. Paris, Masson & Cie, 1973, 219 pages. 4. — BAUCK L. : Ophthalmic conditions in pet rabbits and rodents. Comp. Cont. Educ. Pract. Vet., 1989, 11, 258-268. 5. — BELHORN R.W. : Laboratory animal ophthalmology. In : GELATT K.N. 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