24 Recherches Sociologiques, 2002/2 - L'anthropologue à l'épreuve du temps
tout des paysans. Cette posture de l'africanisme français qui alla jus-
qu'aux années 1940 fut, à juste titre, appelé indigénophile en ce qu'il cri-
tiqua moins le régime de l'indigénat qu'une colonisation qui, par la force
des choses, bouleversait trop rapidement une certaine authenticité africai-
ne.
À
cet égard, il est intéressant de rappeler que Maurice Delafosse,
grand africaniste s'il en fut, s'opposa vivement, durant la Première Guer-
re mondiale, au premier député africain à l'Assemblée nationale, Blaise
Diagne, lequel, non seulement était partisan de l'assimilation des Afri-
cains à la République, mais, de surcroît, eut les moyens de promouvoir
cette assimilation en jouant un rôle éminent dans le recrutement de la for-
ce noire au sein de l'armée française. Trente ans plus tard, à la fin de la
Seconde Guerre mondiale, Marcel Griaule, alors conseiller MRP à l'As-
semblée de l'Union française, s'opposera à un autre député africain qui
réclamait de la métropole une politique d'industrialisation de ses territoi-
res, comme si l'idée que des Dogon ou des Bambara devinssent des prolé-
taires lui était insupportable. Il s'agit là sans doute d'anecdotes, mais elles
montrent assez exemplairement combien un certain africanisme français
d'avant les années 1950 s'est entretenu d'une vision pour le moins tradi-
tionaliste de l'Afrique, refusant l'idée, surtout quand elle venait d'Afri-
cains, de changements qui, par imitation de l'Occident, ne pouvaient que
conduire à la destruction de leurs racines et de leurs valeurs.
Par rapport à cet africanisme-là, celui qui se développa dans les années
1950, spécialement autour des ouvrages de Georges Balandier, marqua
une incontestable rupture. Non que Balandier aurait nécessairement pris
le parti d'un Blaise Diagne militant pour la cause de l'assimilation, quitte
à y sacrifier quantité d'Africains au Chemin des Dames ou aux Damanel-
les. Mais il lui est apparu que le monde des colonisés ne saurait être pensé
à partir du seul point de vue de ceux qui prétendaient vouloir son bien;
que, contrairement aux conceptions d'un Delafosse ou d'un Griaule, ce
monde avait changé beaucoup plus vite que ce qu'ils n'osaient voir, que,
par-delà ce qu'il recelait comme antiques "civilisations négro-africaines",
comme trésors culturels, il se présentait aussi, et peut-être plus banale-
ment, comme un monde de citadins, de salariés, d'Africains scolarisés,
christianisés ou islamisés. Autrement dit, et c'est là où son œuvre a mar-
qué tout à la fois une rupture et un tournant, Georges Balandier a opposé
à la figure de l' ethnos valorisée par l'africanisme qui le précédait, la re-
connaissance d'un droit au socius. Plus précisément, il a opposé à l'eth-
nographie antérieure une sociologie qui devait rendre compte de la multi-
plicité des appartenances et des conditions sociales africaines. Mais je
voudrais immédiatement ajouter que lorsque, Balandier opéra cette ruptu-
re, nous n'étions plus dans le cadre striet de la situation coloniale telle
qu'elle avait prévalu jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Nous étions
dans le cadre de l'Union française où les colonies étaient devenues des
territoires disposant de quelque pouvoir législatif et où, surtout, les indi-
gènes ne l'étaient plus juridiquement (l'abolition du régime de l'indigé-
nat avait été votée au Parlement français en 1946), étant désormais des