Revue historique, 2015/4, pages 171-177. (Hubert Bonin) Yann Bencivengo, Nickel. La naissance de l’industrie calédonienne, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Perspectives historiques », 2014, 472 p. 171 Les fantasmes sur le jeu de l’impérialisme minier ont animé nombre de cercles et d’experts anticolonialistes, prompts à dénoncer les initiatives spéculatrices, les ponctions sur les richesses naturelles des territoires surexploités et enfin les faibles retombées des profits effectués sur la société de ces derniers. Loin de reprendre ces polémiques, Yann Bencivengo fournit pourtant un excellent cas d’étude centré sur les gisements de nickel de NouvelleCalédonie, entre les années 1870 et la Première Guerre mondiale. On sait que le nickel devient l’un des métaux non-ferreux qui alimentent la révolution sidérurgique au sein de la deuxième révolution industrielle. En fait, le Canada (par exemple avec la firme Inco, créée en 1902) s’affirme comme le principal cœur des mines de nickel et dépasse la NouvelleCalédonie en 1905. Malgré cette concurrence, une crise mondiale de surproduction en 18951896 et les irrégularités du cours du nickel, la Nouvelle-Calédonie s’immisce dans la cour des grands producteurs. Cet ouvrage constitue un mélange d’histoire économique et d’histoire coloniale ; il tire parti de l’ouverture, depuis 1997, des archives de la firme Eramet, descendante de la Société Le Nickel (créée en 1880), encore fort active aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie. On peut donc l’utiliser à la fois pour mieux comprendre les racines de l’économie minière dans la Nouvelle-Calédonie actuelle et pour reconstituer un pan d’histoire ultramarine. 172 La première partie, nécessairement décousue, relate comment le nickel néo- calédonien devient un enjeu dans une sorte de course aux concessions minières, jouée par des dizaines de petits investisseurs portés par l’ambition et par quelques sociétés plus structurées. Après avoir participé au lancement de cette course lors du tout premier boum minier en 1873-1877, six hommes et un groupe métropolitain, mêlant talents techniques et talents financiers, décident de les fédérer dans une entreprise commune, Le Nickel, en 1880, menés par John Higginson jusqu’en 1885-1888, un symbole du capitalisme impérialiste minier. La différence entre petites spéculations et grand dessein entrepreneurial réside dans la volonté de pérennité et dans celle d’investir massivement dans l’ensemble de la filière du nickel. Cela explique l’entrée de la banque française Rothschild, dont l’un des métiers stratégiques est l’investissement minier et pétrolier, par un apport de capital en 1883, puis par la prise de contrôle entière en 1885. Mais les Rothschildne dominent pas la compagnie de façon hégémonique : avec discernement, car elle a besoin d’apports d’argent frais récurrents, ils accueillent comme partenaires la maison de Haute Banque Mirabaud, elle aussi impliquée dans une stratégie minière, le Comptoir national d’escompte de Paris et la Banque de l’Indochine, dont les prêts s’avèrent fort utiles, tout autant que leur capacité de placement des obligations émises à plusieurs reprises (dont la première en 1893) ainsi que d’actions. C’est ce soutien pluriel qui permet au Nickel de tenir le coup face aux soubresauts conjoncturels, aux pertes, surtout dans la période troublée entre 1894 et 1902, avant un boum dans l’avant-guerre (avec une production maximale de 80 000 tonnes en 1905-1907). 173 Comme l’analyse Y. Bencivengo, Le Nickel devient « une multinationale parisienne », engagée dans la deuxième révolution industrielle des aciers spéciaux, des alliages pour fabriquer des matériels. Elle supervise, par des participations ou des accords de partenariat, une filière du nickel complète, donc de l’amont (mine) à l’aval (première fusion, fonderie, affinage, vente en Europe). Grâce à une véritable « politique industrielle à l’échelle internationale », elle ne s’inscrit pas du tout dans une logique de système productif français, liant seulement la Nouvelle-Calédonie et la Métropole, mais dans une logique européenne. Elle s’appuie sur plusieurs usines en Europe (Ruhr, Birmingham) : ce pan d’empire colonial est donc déjà « connecté » à l’économie mondiale. Pourtant, le patriotisme économique exige que la compagnie investisse en France même, car les aciers spéciaux sont de plus en plus considérés comme un enjeu stratégique qu’il ne faut pas abandonner à la seule Allemagne. Cela explique l’ouverture d’une usine au Havre en 1892 (affinage, puis fonderie en amont), puis d’un second site, juste avant la guerre, en 1912, en Nouvelle-Calédonie même, au port de Thio-Mission, actif jusqu’en 1931. Y. Bencivengo permet de bien identifier ce qui constitue l’une des bases de l’histoire d’entreprise, l’analyse de son portefeuille de savoir-faire. La bonne gestion de la logistique entre la Nouvelle-Calédonie et l’Europe et ses diverses usines plus ou moins complémentaires, un flux d’innovations permanentes, une bonne gestion des achats du charbon pour les usines, une habileté à tenir bon face aux à-coups des marchés et des cours du métal, et enfin une maîtrise des affrètements de voiliers puis de minéraliers à vapeur à partir des années 1890, grâce à deux armateurs de Rouen et de Nantes. Mais, on l’a dit, la cristallisation de ce capital de compétences est facilitée par la stabilisation du contrôle capitalistique et stratégique, par la coalition nouée autour de Rothschild. 174 De telles perspectives ouvrent la voie à la convergence de l’histoire économique et de l’histoire coloniale. Y. Bencivengo analyse méticuleusement l’émergence en NouvelleCalédonie d’une micro-économie et d’une micro-société autour du système du nickel. Tandis que fleurissent des petits concurrents et un rival animé par la famille Ballande, Le Nickel accapare finalement un tiers de la surface des concessions et les plus productives grâce à sa capacité d’investissement en techniques d’extraction et de traitement modernes et en moyens de transport efficaces sur une île sous-équipée. 175 Une étude attendue était le traitement de l’enjeu des ressources humaines nécessaires à l’exploitation minière. Or Y. Bencivengo mobilise des fonds d’archives riches qui lui permettent une analyse précise de tous les aspects humains : recrutement, flux et reflux, conditions de travail et de statut, revenus, conditions de vie, etc., en une histoire objective et balancée. Elle aide à appréhender avec conscience les « bienfaits » (obtenir des revenus relativement corrects) et les lacunes de la politique sociale de la firme qui n’offre, comme ses consœurs du monde entier, que de dures et longues journées de labeur, ce qui explique d’ailleurs l’instabilité de cette main-d’œuvre. Le Nickel recourt d’abord à la main-d’œuvre pénale déportée en Nouvelle-Calédonie jusqu’en 1897, qui représente un tiers de la population non canaque de l’île au début du siècle. Puis il faut faire venir des Chinois (à partir de 1884), sans succès, des « engagés » japonais, donc des salariés recrutés, transportés et accueillis dans le seul but de devenir mineurs (1892), puis aussi des Tonkinois, d’où un salariat composite, autour d’un noyau de base d’un millier de travailleurs, grossi en période de bonne conjoncture. Le Nickel devient ainsi le premier employeur privé de Nouvelle-Calédonie, aux côtés de deux concurrents (Ballande et Le Chrome). Un thème-clé consiste dans l’étude des retombées de cette micro-économie minière sur l’économie néo- calédonienne dans son ensemble. De l’argent est réparti, qui contribue à la croissance locale, par le biais des investissements, des chantiers d’équipements, des salaires, de l’édification d’infrastructures utiles à la fois à la compagnie et au territoire. Mais Y. Bencivengo insiste sur la faible contribution fiscale de la Compagnie à la Nouvelle-Calédonie, à cause des exemptions dont elle bénéficie, d’où un bilan mitigé sur ce registre des retombées réelles. 176 Cet excellent livre d’histoire économique, d’histoire d’entreprise et d’histoire ultramarine permet de discerner comment une nouvelle technologie (la filière des aciers spéciaux et du nickel) diffuse ses effets sur la vie financière et bancaire (émission de titres, crédits bancaires, investissements capitalistiques), sur la vie minière, sur la vie d’une filière du métal amontaval reliant Nouvelle-Calédonie et Europe, enfin sur la vie sociale et économique d’un territoire. Certes, la Nouvelle-Calédonie minière et métallurgique n’atteint pas l’envergure de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie ; mais elle constitue un pan réussi de l’ouverture de l’empire français au développement minier, tout comme l’Afrique du Nord des phosphates notamment. Une petite société coloniale se constitue ainsi en une trentaine d’années, dont des cartes variées permettent de mieux mesurer l’impact territorial. Plus encore, Y. Bencivengo a réussi à dénicher un lot de quelques dizaines d’archives photographiques, ce qui permet de se rendre compte concrètement de l’émergence de cette Nouvelle-Calédonie minière autour de l’un de ses trois acteurs clés : le livre se termine donc par un véritable album patrimonial, mettant en valeur les retombées d’une histoire d’entreprise sur l’évolution du paysage de son champ d’activité. 177 Hubert Bonin