affinage, vente en Europe). Grâce à une véritable « politique industrielle à l’échelle
internationale », elle ne s’inscrit pas du tout dans une logique de système productif français,
liant seulement la Nouvelle-Calédonie et la Métropole, mais dans une logique européenne.
Elle s’appuie sur plusieurs usines en Europe (Ruhr, Birmingham) : ce pan d’empire colonial
est donc déjà « connecté » à l’économie mondiale. Pourtant, le patriotisme économique exige
que la compagnie investisse en France même, car les aciers spéciaux sont de plus en plus
considérés comme un enjeu stratégique qu’il ne faut pas abandonner à la seule Allemagne.
Cela explique l’ouverture d’une usine au Havre en 1892 (affinage, puis fonderie en amont),
puis d’un second site, juste avant la guerre, en 1912, en Nouvelle-Calédonie même, au port de
Thio-Mission, actif jusqu’en 1931. Y. Bencivengo permet de bien identifier ce qui constitue
l’une des bases de l’histoire d’entreprise, l’analyse de son portefeuille de savoir-faire. La
bonne gestion de la logistique entre la Nouvelle-Calédonie et l’Europe et ses diverses usines
plus ou moins complémentaires, un flux d’innovations permanentes, une bonne gestion des
achats du charbon pour les usines, une habileté à tenir bon face aux à-coups des marchés et
des cours du métal, et enfin une maîtrise des affrètements de voiliers puis de minéraliers à
vapeur à partir des années 1890, grâce à deux armateurs de Rouen et de Nantes. Mais, on l’a
dit, la cristallisation de ce capital de compétences est facilitée par la stabilisation du contrôle
capitalistique et stratégique, par la coalition nouée autour de Rothschild.
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De telles perspectives ouvrent la voie à la convergence de l’histoire économique et de
l’histoire coloniale. Y. Bencivengo analyse méticuleusement l’émergence en Nouvelle-
Calédonie d’une micro-économie et d’une micro-société autour du système du nickel. Tandis
que fleurissent des petits concurrents et un rival animé par la famille Ballande, Le Nickel
accapare finalement un tiers de la surface des concessions et les plus productives grâce à sa
capacité d’investissement en techniques d’extraction et de traitement modernes et en moyens
de transport efficaces sur une île sous-équipée.
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Une étude attendue était le traitement de l’enjeu des ressources humaines nécessaires à
l’exploitation minière. Or Y. Bencivengo mobilise des fonds d’archives riches qui lui
permettent une analyse précise de tous les aspects humains : recrutement, flux et reflux,
conditions de travail et de statut, revenus, conditions de vie, etc., en une histoire objective et
balancée. Elle aide à appréhender avec conscience les « bienfaits » (obtenir des revenus
relativement corrects) et les lacunes de la politique sociale de la firme qui n’offre, comme ses
consœurs du monde entier, que de dures et longues journées de labeur, ce qui explique
d’ailleurs l’instabilité de cette main-d’œuvre. Le Nickel recourt d’abord à la main-d’œuvre
pénale déportée en Nouvelle-Calédonie jusqu’en 1897, qui représente un tiers de la population
non canaque de l’île au début du siècle. Puis il faut faire venir des Chinois (à partir de 1884),
sans succès, des « engagés » japonais, donc des salariés recrutés, transportés et accueillis dans
le seul but de devenir mineurs (1892), puis aussi des Tonkinois, d’où un salariat composite,
autour d’un noyau de base d’un millier de travailleurs, grossi en période de bonne conjoncture.
Le Nickel devient ainsi le premier employeur privé de Nouvelle-Calédonie, aux côtés de deux
concurrents (Ballande et Le Chrome). Un thème-clé consiste dans l’étude des retombées de
cette micro-économie minière sur l’économie néo- calédonienne dans son ensemble. De
l’argent est réparti, qui contribue à la croissance locale, par le biais des investissements, des
chantiers d’équipements, des salaires, de l’édification d’infrastructures utiles à la fois à la
compagnie et au territoire. Mais Y. Bencivengo insiste sur la faible contribution fiscale de la
Compagnie à la Nouvelle-Calédonie, à cause des exemptions dont elle bénéficie, d’où un
bilan mitigé sur ce registre des retombées réelles.
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