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SUR LÉVOLUTION DU PROBLÈME DE LA VITESSE DE LA LUMIÈRE DANS
LES THÉORIES CORPUSCULAIRE ET ONDULATOIRE AVANT FRESNEL
Partie I
Anne Sinquin 3 et 10 mai 2016
Au XVIIème siècle existent deux théories de la lumière. Nous allons voir que deux modes
de pensée, bien que chacun parfaitement construits et cohérents, ne se concilient pas et
conduisent à deux résultats contradictoires : une théorie corpusculaire conclut que la
lumière se propage plus vite dans un milieu plus dense que dans un milieu moins dense
tandis qu’une théorie ondulatoire conclut que la lumière se propage moins vite dans un
milieu plus dense que dans un milieu moins dense.
Ces deux résultats sont dus à Descartes (1596-1650) pour le premier et à Huygens
(1629-1695) pour le second. Ils s’inscrivent dans une longue évolution de la pensée depuis
l’Antiquité jusqu’à la Renaissance le débat ne s’est jamais éteint. D’un côté, la pensée
suivant Démocrite (460 -370 avant J. C.) prônait un univers vide dans lequel se meuvent
des particules de matière et de l’autre côté, la pensée suivant Aristote (384-322 avant J. C.)
voyait un univers plein d’une substance susceptible de conduire et d’accompagner le
mouvement des corps y étant plongés à la manière d’une vague se déplaçant dans l’eau ou
d’une perturbation se propageant dans l’air. Jusqu’à l’époque de Galilée (1564-1642) que
l’on considère comme celle de l’avènement de la physique moderne, ce débat évolue
essentiellement sur un plan philosophique. Il prend une autre tournure au XVIIème siècle sur
un plan théorique en se concentrant sur l’optique.
En l’absence d’une mesure expérimentale de la vitesse de la lumière alors hors
d’atteinte à l’époque et qui seule aurait permis de trancher entre Descartes/Newton et
Huygens, nous tenterons de comprendre comment évolue cette contradiction sur la vitesse
qui oppose ondes et corpuscules, espace plein et espace vide. Cette mesure expérimentale
est enfin réalisée en 1849 par Foucault et en 1850 par Fizeau : le résultat obtenu est que la
lumière se propage moins vite dans l’eau que dans l’air et la théorie ondulatoire sort
triomphante de ce long débat. La théorie corpusculaire est abandonnée au profit de la
théorie ondulatoire qui s’était déjà bien consolidée entre-temps grâce aux travaux de
Fresnel (1788-1827). La théorie ondulatoire connaît alors un succès éclatant. Mais un
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problème extrêmement grave qui sous-tend cette théorie ondulatoire subsiste : quel est ce
mystérieux milieu "éther" beaucoup trop complexe qui emplit l’espace et qui doit être à la
fois subtile et visqueux pour rendre compte du mouvement des planètes? Cet éther
constitue tout de même un argument fort et incompréhensible contre la théorie
ondulatoire. Les astronomes n’acceptent la théorie ondulatoire qu’à cause des résultats
incontestables de l’optique et tentent malgré eux d’adopter l’existence de l’éther.
Mécanique et lumière, corpuscules et ondes répondent désormais de théories
complètement séparées, les premiers évoluant dans le vide, les autres dans l’éther.
Torie corpusculaire et théorie ondulatoire
Dans une théorie corpusculaire, la lumière est composée de particules qui se meuvent
dans le vide indépendamment les unes des autres. Elles possèdent leur mouvement
propre. Les théories corpusculaires comme celles d’Alhazen (entre 1015 et 1021), de
Descartes (1637), du moins pour ce qui est de la réflexion et de la réfraction, de Boyle
(1627-1691), puis de Newton (1687 et 1721) sont appelées théories d’émission.
Dans une théorie ondulatoire, comme pour le son dans l’air et les vagues sur l’eau, la
lumière se propage dans un milieu au sein duquel des vibrations induisent sa
propagation. L’eau et l’air ont la faculté de transmettre le mouvement ou plus
précisément la quantité de mouvement. C’est cette analogie des processus qui est utilisée
en théorie ondulatoire de la lumière. Contrairement à ce qu’on peut observer dans une
théorie corpusculaire, il n’y a pas de transport de matière dans une théorie ondulatoire : il
n’y a que transmission d’énergie. Les théories ondulatoires ont été développées par
Grossetête (1168 ? 1175-1253)
1
, Roger Bacon (1214-1292)
2
, Thomas Hobbes (1588-
1679), Francesco Maria Grimaldi (1618-1663) dans son traité Physico mathesis de Lumine
publié en 1665, Robert Hooke (1635-1703) dans Micrographia de 1665, Isaac Barrow
(1630-1677), par Pardies (1636-1674) dans un manuscrit perdu écrit vers 1670
3
, enfin par
Huygens (1629-1695) dans son Traité de la lumière (présenen 1678 et publié en 1690).
Ces théories sont appelées théories des milieux. Plus tard, Euler (1707-1783) a été un
fervent défenseur de la théorie ondulatoire. Enfin, plus d’un siècle après Huygens, Young
(1773-1829) publie deux notes en 1802 et 1804 dans la revue Philosophical Transactions
traitant de phénomènes caractéristiques de la théorie ondulatoire comme la diffraction et
1
Une histoire de la lumière, B. Maitte, Editions du Seuil (2015) p. 44.
2
Op. cit., p.55.
3
A History of Optics, from Greek Antiquity to the Nineteenth Century, O. Darrigol, Oxford UP (2012), p. 60.
3
les interférences
4
. Puis Fresnel (1788-1827) présente sa théorie ondulatoire de la lumière
en 1818, théorie fondatrice de l’optique ondulatoire moderne.
La torie corpusculaire de Descartes
La Dioptrique, 1637.
L’attitude de Descartes est ambiguë. Le fait que la lumière soit formée « d’une matière
fort subtile et fort fluide qui s’étend sans interruption depuis les astres jusqu’à nous » et
l’utilisation du bâton pour servir d’intermédiaire à la perception des objets relève
effectivement d’une théorie ondulatoire
5
. Mais en ce qui concerne les aspects quantitatifs
de la lumière, Descartes adopte bien une description corpusculaire inspirée de la théorie
d’Alhazen : la réflexion et la réfraction sont modélisées grâce à une balle frappée par une
raquette dans un jeu de paume. Descartes procède donc par une analogie mécanique
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: les
lois du mouvement de la balle sont comparées au trajet de la lumière. Cependant, il y a
abstraction de la gravitation, le mouvement de la balle n’obéit pas aux lois des corps
pesants, mais à une "inclination à se mouvoir".
Intéressons-nous à la réfraction.
Une balle lancée en A pénètre en B dans de l’eau dans laquelle elle est ralentie. Sa
vitesse est décomposée selon deux directions
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horizontale et verticale. Le problème est de
décrire la trajectoire de la balle dans l’eau.
Pour être concret, Descartes prend comme exemple le cas cette dernière va deux
fois moins vite dans l’eau que dans l’air, ce qui se traduit par une composante verticale deux
fois plus petite dans l’eau que dans l’air comme on peut le voir sur la figure de droite ci-
dessous
8
. Quant à la composante horizontale du mouvement représentant la vitesse
horizontale, elle demeure inchangée pour les mêmes raisons que pour la réflexion : la terre
n’influe pas sur le mouvement horizontal car elle n’est pas rencontrée par la balle.
4
Histoire de la lumière, V. Ronchi, Éditions Jacques Gabay, 1956, p. 239.
5
Cité par B. Maitte, Une histoire de la lumière, 2015, Éditions du Seuil, p. 104. R. Descartes, La diotrique, 1637,
discours premier. La Dioptrique est disponible sur la toile. L’utilisation d’un bâton par un aveugle y est
également expliqué.
6
"Histoire du principe de moindre action" de F. MARTIN-Robine, Vuibert, 2006, p.28.
7
La décomposition du trajet de la lumière en deux composantes horizontale et verticale a été effectuée pour la
première fois par Alhazen. "Kepler’s near discovery of the sine law: A qualitative computational model”, Claudio
Delrieux & Javier Legris, (eds.) Computer Modeling of Scientific Reasoning, Universidad Nacional Del Sur.
EDIUNS, Bahia Blanca, Argentinia, 2003, pp. 93-102.
8
Fig. p. 108 de B. Maitte, op. cité.
4
Figure 6 du discours second
De la réfraction de La Dioptrique.
Dans sa figure 6, Descartes considère le point I de la trajectoire réfractée tel que
AB=BI. Ce point I définit complètement la trajectoire réfractée et le problème consiste à
déterminer ce point I.
On a    et  sont les temps respectifs de parcours de la balle pour aller
de en et de en ; B est le centre du cercle de rayon AB.
Descartes place le point F correspondant au mouvement horizontal : on a HF=2AH car la
balle ne rencontre pas la terre lors de ce mouvement et dans l’air la balle parcourt deux fois
plus de distance que dans l’eau puisque la composante horizontale de la vitesse est
inchangée. On trace les composantes verticales. L’intersection du cercle et de la verticale
passant par F donne le point I cherché.
Enfin, puisque HF=BE et AH=CB, on a BE=2 CB.
Regardons maintenant le problème optique. La lumière est "action" ou "inclination à
se mouvoir". L’analogue de la vitesse de la balle devient la "facilité" avec laquelle la lumière
se déplace et traverse un milieu. Appelons et les facilités respectives dans les milieux
incidents et émergents. A l’instar de la mécanique, on écrit (cas général, on remplace le 2
par
)


Avec  et , on obtient bien la loi usuelle de la réfraction.

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Cependant, Descartes ne manque pas de remarquer un problème important : comme
la balle ralentit dans l’eau,  , donc , la trajectoire réfractée de la balle
s’écarte de la normale. Or, c’est exactement le contraire qui est observé puisque le rayon
lumineux réfracté se rapproche de la normale lorsqu’il passe de l’air dans l’eau.
Si Descartes utilise une idée de conservation de quantité de mouvement  pour son
mouvement de balle, les historiens mentionnent que, de toute façon, toutes les règles sur
les chocs énoncées par Descartes ne concordent pas avec les expériences, ce qui ne posait
absolument aucun problème à Descartes
9
qui tente d’expliquer le phénomène.
Avec des métaphores sur les lois des chocs à cause desquels la balle subit frottements
et résistances sur son trajet, Descartes trouve des arguments justifiant que la lumière subit
elle aussi frottements et résistances, mais qui agissent de telle sorte que la lumière va plus
vite dans les milieux denses, tels le passage de l’eau des rivières entre des rochers. Le
raisonnement de Descartes est jugé cohérent par les historiens des sciences. C’est l’idée de
rigidité qui guide Descartes, un milieu rigide laissant passer plus facilement le son par
exemple. Descartes en conclut naturellement que l’eau ou le verre laissent plus facilement
passer la lumière que l’air
10
.
Descartes a des partisans, Leibniz (1646-1716) n’en est pas le moindre. Dans un milieu
dense, les obstacles successifs sont la cause d’une grande résistance au cheminement des
rayons lumineux ce qui entrave fortement leur diffusion. Par conséquent, ceux-ci se
resserrent tout en acquérant une plus grande vitesse.
Ainsi, pour expliquer l’écart à la normale prédit et non observé, Descartes développe
un raisonnement se rapprochant de la mécanique des fluides qui sera repris ensuite par
d’autres. Le débat historique entre les penseurs selon Démocrite et les penseurs selon
Aristote se poursuit donc avec Huygens qui soutient pratiquement à la même époque, que la
théorie des ondes établit bien le rapprochement de la normale du rayon réfracté.
9
Histoire de la mécanique, R. Dugas, Éditions Gabay(1996), p. 155 & 156.
10
Rappelons qu’Alhazen avait prouvé que la vitesse de la lumière est plus lente dans les corps les plus denses
que dans les corps les plus rares.
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