Les Européens doivent construire leur propre modèle de

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Dans la compétition face aux États-Unis
« Les Européens doivent
construire leur propre modèle
de marché »
Pierre de Lauzun
INTERVIEW
Délégué général
AMAFI
La surpuissance des établissements américains
dans les activités de banques d’investissement
et sur les marchés financiers s’est renforcée
depuis la crise. Pour y faire face, l’Europe doit définir
son propre modèle de financement, qui laisse
une place plus grande aux financements de marché
tout en tenant compte de ses spécificités.
■■La
finance américaine est-elle, selon vous, la gagnante
de la crise ?
Il est indéniable que la finance américaine, qui était
déjà potentiellement dominante avant la crise, se trouve
aujourd’hui dans une position encore plus forte. La raison principale est que leur modèle de financement dans
lequel les activités de marché ont un rôle très important,
est conforté par les décisions prises notamment au niveau
prudentiel. Celles-ci conduisent en effet à accroître en
Europe la part des financements de marché, à l’image du
modèle américain. Or les banques d’investissement américaines ont pu développer sur leur marché domestique,
une expertise et une taille qui les avantagent en Europe
dans la course au développement des activités de marché.
Pour autant, il faut aussi relativiser cette puissance des
banques américaines : rapporté à la taille de leur éco-
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nomie, leur poids n’est pas si lourd – en tout cas moins
lourd que celui des banques européennes rapporté à la
taille de leur économie nationale. Dans la liste des établissements systémiques au niveau mondial, la part des
Américains et celle des Européens sont comparables.
La surpuissance américaine est en outre réelle dans les
activités de gros et de marché, mais pas dans la banque
de réseau. Aux États-Unis, le marché de la banque de
détail reste très fragmenté, la FED bloquant les parts de
marché à 10 %, alors qu’en Europe, les établissements
européens se sont fortement concentrés au niveau national, voire pour certains d’entre eux, au niveau européen.
En revanche un facteur important mais qui n’est pas lié
à la crise, est le rôle du dollar. Comme on l’a vu dans
l’affaire des amendes imposées aux banques françaises
par les autorités américaines, celles-ci ont une capacité
à intervenir sur des établissements étrangers du fait du
rôle du dollar.
■■La
réglementation influe-t-elle sur cet équilibre entre
banques américaines et européennes ? Le ratio de levier
notamment n’est-il pas plus contraignant pour les banques
européennes qui financent encore sur leur bilan plus que
par les marchés ?
Sur le plan réglementaire, il n’est pas évident que la
législation américaine soit plus favorable ; par certains
côtés, la réglementation aux États-Unis est même plus
dure. Quant au ratio de levier, il pousse notamment à la
titrisation puisqu’il s’applique de façon non pondérée au
bilan. Les banques américaines qui supportent ce ratio
de levier depuis longtemps, titrisent énormément, grâce
en outre à l’intervention d’institutions comme Freddie
Mac et Fannie Mae. En Europe, le ratio de levier tel qu’il
est aujourd’hui calibré, ne mord pas de façon excessive
sur les banques. S’il était aligné sur les niveaux américains, il deviendrait beaucoup plus central et obligerait à des modifications du modèle européen de banque
bien plus fortes que celles observées jusqu’à présent.
Et tant que les modèles internes et les séries historiques
à la base des ratios pondérés n’auront pas été sécurisés,
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Supplément
LA FINANCE AMÉRICAINE ★ GRANDE GAGNANTE DE LA CRISE ?
un ratio de levier, au moins à titre de précaution, gardera une certaine justification aux yeux des régulateurs.
■■L’emprise
américaine ne se traduit-elle pas aussi dans le
poids des infrastructures de marché ?
Les infrastructures américaines sont plus importantes car
le marché financier américain est plus important et plus
concentré que le marché européen. En Europe, tout a été
fait pour organiser la concurrence entre infrastructures,
mais sans véritable politique industrielle en la matière ni
vision sur le modèle de marché dont nous avons besoin.
Ce qui a ouvert aussi le champ aux infrastructures américaines, d’autant plus qu’elles font face à des opérateurs
européens relativement moins concentrés. L’inverse existe
aussi mais la possibilité de pénétrer le marché américain
où des infrastructures surpuissantes sont déjà présentes,
est relativement faible. L’équation est la même que pour
les banques d’investissement.
■■L’évolution réglementaire européenne pousse aujourd’hui
à la désintermédiation bancaire : faut-il adopter en Europe
le modèle américain de financement par les marchés ?
Notons tout d’abord que l’accroissement du rôle des
marchés dans le financement de l’économie en Europe
et notamment en France, a démarré avant les initiatives
européennes. Mais il est regrettable d’avoir construit un
cadre qui conduit à donner un rôle plus grand aux activités de marché sans avoir réfléchi au modèle que l’on
souhaite avoir. Car pendant longtemps encore l’Europe
ne pourra pas fonctionner avec un rôle prépondérant
des marchés financiers comme aux États-Unis. En effet
il nous manque, partiellement ou totalement, des éléments essentiels au développement des marchés financiers : les fonds de pension par exemple qui sont des
acheteurs naturels à long terme de produits financiers
existent massivement aux États-Unis, mais en Europe,
ils ne sont significativement présents qu’en Grande
Bretagne et aux Pays-Bas. En outre, les acteurs économiques prêts à investir dans des opérations à risque
sur les marchés sont beaucoup moins nombreux de
ce côté-ci de l’Atlantique : rappelons que les collectivités locales américaines se financent en totalité sur les
marchés. Il faut également tenir compte du fait qu’il
existe en Europe une tradition d’accompagnement des
clients par les banques même pour les grands corporates. Dans ces conditions, il semble difficile de pousser
brutalement à des financements de marché sans créer
de grandes frustrations. En outre, le système financier
américain connaît des variations plus prononcées à la
hausse comme à la baisse, qui se traduisent directement
dans l’activité et l’emploi des établissements bancaires :
il n’est pas évident d’accréditer un tel système en Europe
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et ce n’est sans doute pas souhaitable. Nous devons
donc gérer un modèle différent sur de nombreux plans.
De ce point de vue d’ailleurs, l’insistance de la commission européenne pour l’inclusion de la finance dans le
TTIP, même si elle a peu de chances d’être acceptée, est
très surprenante. Si tel était le cas, il faudrait chercher
une harmonisation beaucoup plus grande de la finance,
qui se ferait forcément dans le sens du modèle américain puisqu’il est plus adapté au cadre prudentiel global.
■■Que
faut-il faire aujourd’hui pour donner une meilleure
chance à la finance européenne ?
Sur la banque d’investissement, la première condition
que je viens d’évoquer, est de déterminer notre modèle
de marché, au lieu d’être obsédé par la seule concurrence. Par exemple, l’AMAFI a toujours soutenu l’idée
qu’il était bon d’avoir des infrastructures au service des
marchés et qui ne sont pas seulement des instruments
de profit. Mais plus la concurrence est mise en avant,
plus elles se conduisent comme des chercheurs de profit. Et c’est légitime de leur point de vue.
La seconde condition est de réfléchir sur le rôle que
nous voulons donner aux intermédiaires financiers : il
est évident par exemple que si le projet de séparation
des activités des banques aboutissait – ce qui paraît
aujourd’hui peu vraisemblable –, tout en laissant le
champ libre aux banques d’investissement américaines
déjà surpuissantes, celles-ci domineront les marchés
financiers européens.
S’agissant de la banque de détail, il faut gérer les conséquences des nouvelles réglementations notamment
pour le crédit aux PME et aux particuliers. Il faut par
exemple faire un choix clair sur le crédit immobilier :
veut-on qu’il soit massivement titrisé comme aux ÉtatsUnis, ou modérément, ou se résigne-t-on à ce qu’il y
ait peu de titrisation ? La troisième hypothèse n’est pas
celle choisie dans le cadre de l’Union des marchés de
capitaux (UMC), mais elle risque pourtant de se produire car au stade actuel, les réformes proposées en
matière de titrisation dans le cadre de l’UMC n’aboutiront pas à un développement considérable de cette
technique de financement en Europe.
■■Précisément,
la mise en œuvre de l’UMC et l’achèvement de l’Union bancaire peuvent-ils être une réponse ?
L’achèvement de l’Union bancaire porte uniquement
sur la garantie européenne des dépôts et n’aura pas
d’incidence sur l’équilibre des activités financières
entre l’Europe et les États-Unis, en supposant que
cela se fasse puisque l’Allemagne y reste très opposée.
L’UMC peut être vu plus positivement s’il s’agit par
exemple de développer une titrisation de qualité mais
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cela suppose de la définir de façon beaucoup plus
rigoureuse, pour la rendre acceptable politiquement
et lui donner plus de chances de succès. Pour l’instant, l’accent a été mis sur la transparence, mais il
faut aussi avoir des exigences fortes sur la qualité des
actifs sous-jacents, par exemple concernant les ratios
entre le bien financé et le montant des financements,
ou entre les revenus et les mensualités. Ensuite, il faut
tirer les conséquences prudentielles pour pouvoir titriser d’une manière avantageuse. Idéalement, pour que
ce marché prenne véritablement son essor en Europe,
il faudrait enfin l’équivalent d’un Fannie Mae et d’un
Freddie Mac, mais ce n’est pas envisagé au stade actuel.
Un autre point essentiel serait de créer des fonds de pension dans les pays d’Europe où ils n’existent pas. Il faudrait enfin accroître le nombre d’acheteurs naturels d’actions et donc d’agir sur la fiscalité qui est défavorable aux
actions pratiquement partout en Europe. Mais la fiscalité
n’est malheureusement pas dans le champ de négociation européen.
■■L’éventualité d’un Brexit peut-elle avoir une incidence sur
ces équilibres, en ce sens que Londres reste souvent le point
d’ancrage européen des banques américaines ?
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Il est difficile d’évaluer les conséquences d’un Brexit, car
elles dépendront de l’accord qui serait négocié ensuite.
Néanmoins il est probable qu’un Brexit conduirait les
acteurs américains à réduire leur activité à Londres, et
donc aussi leur capacité à intervenir en Europe. Mais il
ne s’agirait probablement pas d’un mouvement massif, et le centre financier principal d’Europe devrait
rester Londres, un peu redimensionné, avec certaines
activités recentrées sur le continent. Cela atténuerait
vraisemblablement l’effet de surpuissance américaine
depuis Londres, mais pas nécessairement la surpuissance américaine globale.
■■Les perspectives semblent donc assez mitigées pour favo-
riser le rôle de la finance européenne ?
Les Européens doivent être plus ambitieux dans le réexamen de leur modèle financement. Le modèle actuel est
plutôt source de stagnation relative mais aussi de frustration politique. Nous ne devons pas nous contenter
d’un modèle de marché qui voudrait copier le modèle
américain, mais qui serait à la fois insuffisant dans
la compétition avec les États-Unis et ne tiendrait pas
assez compte des spécificités européennes. l
Propos recueillis par E. C.
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