L’affirmation de la science politique sur le plan intellectuel
soulève un débat d’une tout autre ampleur théorique, qui est d’abord
généalogique. Une conception longtemps influente l’inscrivait dans le
brillant héritage des grands philosophes politiques. Comme l’écrira
Bertrand de Jouvenel, « il faut retourner à Aristote, Saint Thomas,
Montesquieu. Voilà du tangible et rien d’eux n’est inactuel »
1
.Le
prestige de la philosophie politique, de Platon à Rousseau jusqu’à
l’idéalisme allemand du XIX
e
siècle (Fichte, Hegel) tend à une absorp-
tion pure et simple de la science politique dans un discours spéculatif
ou méditatif axé, selon la terminologie kantienne, sur la question du
Sollen (devoir être) plutôt que du Sein (ce qui est). Cette sensibilité, très
présente dans l’œuvre de Hannah Arendt, débouche chez Leo Strauss
sur une vision pessimiste de l’évolution occidentale de la réflexion
politique. L’abandon des fondements philosophiques de la pensée
grecque caractériserait selon lui « les trois vagues de la modernité »,
c’est-à-dire le rabaissement progressif de la question politique à une
question technique où le succès constitue le critère de vérité.
Cette manière de rapprocher intimement philosophie politique et
science politique méconnaît, on l’a dit, la profonde différence entre les
logiques intellectuelles d’un discours axé principalement sur les
jugements de valeurs et celles d’un discours orienté au contraire vers
l’élucidation des processus politiques effectifs. Sans doute est-il juste
de relever que certains ouvrages de la tradition philosophique recèlent
parfois des éléments d’analyse scientifique au sens moderne. Chez
Aristote par exemple, a fortiori chez Montesquieu, la discussion
purement spéculative n’exclut pas d’autres développements fondés sur
une observation empirique rigoureuse. Mais ce qui nous intéresse ici
c’est de souligner les exigences propres à chaque logique intellec-
tuelle
2
. L’éthique du savant dans l’analyse politique requiert la suspen-
sion des préférences morales ou idéologiques, à la fois parce qu’elles
peuvent introduire des biais supplémentaires dans l’analyse rigoureuse
des faits, et parce qu’elles ne doivent pas indûment mobiliser à leur
profit l’autorité de la science. Réciproquement, il est indispensable que
la question de l’éthique en politique soit soulevée en permanence et
largement débattue ; mais dans la clarté, c’est-à-dire sur le terrain des
convictions authentiques et des croyances affichées comme telles.
La conception dominante, aujourd’hui, s’inscrit dans une autre
perspective généalogique. Sans méconnaître l’importance d’influences
1. Bertrand de JOUVENEL,Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Paris,
Hachette, 1972, p. 510.
2. Pour un développement de l’argumentaire, v. Débat Ph. BRAUD/L. FERRY, « Science
politique et philosophie politique », in Pouvoirs 1983, n
o
26, p. 133 et sq.
Introduction 13